21
Les ouvrages de mathématiques dans l’Histoire Entre recherche, enseignement et culture Les auteurs du présent livre proposent de parcourir ces frontières afin de questionner aussi bien l'existence des ouvrages, leur production et leur matérialité, que les visées de l'auteur, les attentes de ses destina- taires et les réceptions des lecteurs. Les vingt-deux contributions rassemblées ici explorent l’histoire des mathématiques, depuis l’Anti- quité avec les Éléments d’Euclide jusqu’au XX e siècle avec la réforme des « maths modernes », en passant par les travaux qui ont diffusé l’algèbre à la Renaissance, les idées de Leibniz, de Newton, d’Euler ou de Bourbaki dans les siècles suivants. ___________________________________________________________________________ Évelyne BARBIN, professeure d’histoire des mathématiques à l’université de Nantes, est responsable de la commission inter-IREM « épistémologie et histoi- re des mathématiques ». Ses recherches concernent l’histoire des mathémati- ques du XVII e au XIX e siècle et les relations entre histoire et enseignement. Marc MOYON est maître de conférences en histoire des mathématiques à l’uni- versité de Limoges (IUFM du Limousin). Ses travaux portent sur les mathéma- tiques médiévales arabes et latines et sur l’introduction d’une perspective his- torique dans l’enseignement des mathématiques. _________________________________________________________________________ En couverture : Manuels anciens du fonds patrimonial de l’IUFM du Limousin. ISBN : 978-2-84287-563-3 27 Les ouvrages de mathématiques dans l’Histoire Entre recherche, enseignement et culture Coordonné par Évelyne BARBIN & Marc MOYON Savoirs scientifiques & pratiques d’enseignement Coordonné par Évelyne BARBIN & Marc MOYON Les frontières qui séparent les ouvrages de mathématiques, qu'ils soient destinés à la recherche, à l'enseignement ou à la culture, sont poreuses. En effet, l'auteur d'un texte destiné à la recherche doit se faire comprendre, surtout s'il propose des notions inédites. L'auteur d'un manuel d'enseignement voit parfois des questions d'enseignement devenir des problèmes mathématiques. Un écrit destiné à la culture mathématique accumule les difficultés : diffuser des idées nouvelles à un public non averti.

L’Introduction à l’analyse des lignes courbes algébriques de Gabriel Cramer : Newton pour les débutants ?

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Article paru dans les actes du colloque CII Histoire & Epistémo Limoges 2012 aux Presses universitaires de LimogesVoir http://www.pulim.unilim.fr/index.php?option=com_booklibrary&task=view&id=750&Itemid=9&catid=0

Citation preview

  • Les o

    uvra

    ges d

    e m

    ath

    m

    ati

    qu

    es d

    an

    s lH

    isto

    ire

    E

    ntr

    e r

    ech

    erc

    he, en

    seig

    nem

    en

    t et

    cu

    ltu

    re

    Les auteurs du prsent livre proposent de parcourir ces frontires afin de questionner aussi bien l'existence des ouvrages, leur production et

    leur matrialit, que les vises de l'auteur, les attentes de ses destina-

    taires et les rceptions des lecteurs. Les vingt-deux contributions

    rassembles ici explorent lhistoire des mathmatiques, depuis lAnti-quit avec les lments dEuclide jusquau XXe sicle avec la rforme des maths modernes , en passant par les travaux qui ont diffus lalgbre la Renaissance, les ides de Leibniz, de Newton, dEuler ou de Bourbaki dans les sicles suivants.

    ___________________________________________________________________________

    velyne BARBIN, professeure dhistoire des mathmatiques luniversit de Nantes, est responsable de la commission inter-IREM pistmologie et histoi-

    re des mathmatiques . Ses recherches concernent lhistoire des mathmati-ques du XVIIe au XIXe sicle et les relations entre histoire et enseignement.

    Marc MOYON est matre de confrences en histoire des mathmatiques luni-versit de Limoges (IUFM du Limousin). Ses travaux portent sur les mathma-

    tiques mdivales arabes et latines et sur lintroduction dune perspective his-torique dans lenseignement des mathmatiques. _________________________________________________________________________

    En couverture : Manuels anciens du fonds patrimonial de lIUFM du Limousin.

    ISBN : 978-2-84287-563-3 27

    Les ouvrages de mathmatiques

    dans lHistoire

    Entre recherche, enseignement et culture

    Coordonn par velyne BARBIN & Marc MOYON

    Savoirs scientifiques & pratiques denseignement

    Co

    ord

    on

    n p

    ar

    vely

    ne B

    AR

    BIN

    & M

    arc

    MO

    YO

    N

    Les frontires qui sparent les ouvrages de mathmatiques, qu'ils

    soient destins la recherche, l'enseignement ou la culture, sont

    poreuses. En effet, l'auteur d'un texte destin la recherche doit se

    faire comprendre, surtout s'il propose des notions indites. L'auteur

    d'un manuel d'enseignement voit parfois des questions d'enseignement

    devenir des problmes mathmatiques. Un crit destin la culture

    mathmatique accumule les difficults : diffuser des ides nouvelles

    un public non averti.

  • Les ouvrages de mathmatiques dans lhistoire

    Entre recherche, enseignement et culture

  • Presses universitaires de Limoges, 2013

    39C, rue Camille Gurin 87031 Limoges cedex France Tl : 05.55.01.95.35 Fax : 05.55.43.56.29

    E-mail : [email protected]

    http ://pulim.unilim.fr

  • Les ouvrages de mathmatiques dans lhistoire

    Entre recherche, enseignement et culture

    Coordonn par velyne BARBIN & Marc MOYON

  • Savoirs scientifiques & Pratiques denseignement

    Collection dirige par Marc MOYON & Stphane VINATIER

    La collection Savoirs scientifiques et Pratiques denseignement des Presses Universitaires de Limoges entend explorer les champs de lenseignement et de la diffusion des sciences. Elle est aussi ouverte aux travaux plus gnraux en histoire

    de lducation. Elle sattache valoriser et diffuser des travaux de recherche fondamentale ou applique et des travaux de synthse. Ses ouvrages sadressent aux enseignants de lcole luniversit, aux professionnels de lducation et de la formation et plus largement tous les lecteurs curieux.

    Peuvent tre soumis au conseil scientifique de la collection divers types de

    travaux, de prfrence en langue franaise, qui intressent tant le praticien que le

    chercheur : des monographies, des recueils darticles, des actes de colloques ou de journes dtude mais aussi des exposs dactivits et dexprimentations en classe ralises dans le rseau des Instituts de Recherche sur lEnseignement des Mathmatiques (IREM) ou encore des supports de cours qui privilgient une

    rflexion sur lobjet enseign.

    La collection a vocation senrichir des travaux mens en Limousin tout en envisageant des contacts nationaux et internationaux, en particulier avec les

    partenaires de lUniversit de Limoges. La frquence de publication envisage est de deux trois titres par an.

    Comit scientifique de la collection :

    Michle ARTIGUE (universit Paris Diderot-Paris 7) ; Paolo BIANCHINI

    (universit de Turin) ; Christian BRACCO (universit Sofia-Antipolis) ; Ren CORI

    (universit Paris Diderot-Paris 7) ; Jean-Paul DELAHAYE (universit Lille 1) ;

    Yves DUCEL (universit de Franche-Comt) ; Renaud DENFERT (If-ENS Lyon) ; Marc MOYON (universit de Limoges) ; Abdelkader NECER (universit de

    Limoges) ; Jean-Claude PONT (universit de Genve) ; Sophie REMY (Lyce Gay-

    Lussac, Limoges) ; Galle SALADIN (universit de Limoges) ; Danielle TROUTAUD

    (universit de Limoges) ; Jean-Claude VAREILLE (universit de Limoges) ;

    Stphane VINATIER (universit de Limoges)

  • Les ouvrages de mathmatiques dans lhistoire, p. 87-99.

    LIntroduction lanalyse des lignes courbes algbriques de Gabriel Cramer :

    Newton pour les dbutants ?

    Thierry JOFFREDO IREM de Rennes et Archives Poincar, Universit de Lorraine

    Gabriel Cramer (1704-1752) fait paratre en 1750 Genve son

    trait intitul Introduction lanalyse des lignes courbes algbri-ques, rest clbre chez les lycens et leurs enseignants pour un

    court appendice prsentant ce que lon appellera plus tard la mthode des dterminants pour la rsolution des systmes

    linaires. Dans ce trait Cramer poursuit et prolonge le travail de

    classification des courbes algbriques dordre 3 propos par Newton dans son numration des lignes du troisime ordre (publi en

    1704 mais crit en 1668-69)1.

    Aprs avoir bross un rapide portrait du savant genevois et de

    son uvre, jexaminerai comment son trait sinscrit dans le corpus des tudes sur les courbes algbriques au XVIIIe sicle, en

    tablissant la gnalogie qui le relie luvre de Newton sur les courbes algbriques. Je mattacherai ensuite illustrer sur un exemple la mthode du triangle analytique de Cramer, directement

    hrite du paralllogramme analytique de Newton. Enfin, aprs

    avoir mis en vidence les ambitions du trait et voqu sa

    1 Cet expos sappuie sur le mmoire que jai soutenu sous la direction

    dOlivier Bruneau en juin 2011 pour le Master dhistoire des sciences et des techniques de luniversit de Nantes, intitul LIntroduction lanalyse des lignes courbes algbriques : Gabriel Cramer, hritier de Newton.

  • Thierry JOFFREDO

    88

    rception, japporterai des lments de rponse la question pose par le prsent ouvrage, en tentant de rattacher ce livre lune des trois grandes catgories : recherche, culture ou enseignement.

    Lhomme et luvre

    Gabriel Cramer voit le jour le 31 juillet 1704 Genve. En 1724,

    g d peine vingt ans, il est nomm co-titulaire de la chaire de Mathmatiques de lAcadmie de Calvin avec son ami Jean-Louis Calandrini2.

    Figure 1 : Portrait de Gabriel Cramer par Robert Gardelle (dtail).

    Jacob Vernet3 nous dcrit un enseignant fort estim de ses

    lves et de ses collgues :

    Il [Cramer] ne tarda pas se montrer un grand Matre dans lArt denseigner ; assidu, rgulier, affable, simplifiant les principes, observant la gradation des ides, ayant lexpression juste, ne disant ni trop ni trop peu, mettant de lvidence dans tout ce qui en est susceptible, avertissant du point o lvidence cesse, & des sujets o on ne doit pas la chercher ; pesant alors & combinant les degrs de

    vraisemblance & les diverses probabilits avec une prcision singu-

    lire, ramenant au calcul des choses mmes qui semblent ny pas tre

    2 Physicien genevois (1703-1758), auteur dune dition commente des

    Principia de Newton parue en 1739. 3 Thologien genevois (1698-1789), connu pour tre lditeur de lEsprit

    des lois de Montesquieu, qui a crit un loge de Cramer en 1752.

  • LIntroduction de Gabriel Cramer : Newton pour les dbutants ?

    89

    sujettes ; ingnieux prsenter le mme objet sous diverses faces,

    tout claircir par des exemples ; & trouver des tours nouveaux pour

    faire entrer la lumire dans les esprits4.

    En 1727-1728, Cramer parcourt lEurope savante : il sjourne Ble chez les Bernoulli, puis voyage en Angleterre, en Hollande et

    enfin en France o il noue de solides amitis parmi les membres de

    lAcadmie des Sciences de Paris5. Il entretient une correspondance nourrie avec de prestigieux homologues (Stirling, les Bernoulli,

    Euler, dAlembert, Buffon, Dortous de Mairan) et apparat comme un savant trs estim de ses pairs. Il est lu membre de lAcadmie de Berlin (1746) et de la Royal Society de Londres (1749) mais

    choue plusieurs fois se faire lire Paris.

    Fin 1751, sa sant se dgrade. On lui conseille de passer lhiver dans le sud de la France. Parti de Genve le 21 dcembre 1751, son

    tat de sant saggrave brutalement durant le voyage et il steint le 4 Janvier 1752 dans le Gard, Bagnols-sur-Cze, prs de Nmes.

    Daniel Bernoulli crira aprs avoir appris la mort de son ami :

    Jai perdu un ami intime ; votre ville et notre Suisse ont perdu un de leurs plus beaux ornements et toute lEurope un savant de premier ordre, n pour augmenter et perfectionner les sciences. Ctait non seulement un illustre, mais encore un aimable savant6.

    Une part importante de lactivit de Gabriel Cramer a t celle dditeur et de commentateur des uvres mathmatiques de cer-tains de ses contemporains, notamment les Opera Omnia de Jean I

    Bernoulli (1742, 4 vol.), les Opera de Jacques Bernoulli (1744, 2

    vol.) ou la Correspondance entre Leibniz et Jean Bernoulli (1745, 2

    vol.).

    Cramer commence crire son trait sur les courbes vers 1740.

    Il sera finalement publi en 1750. Cette vritable somme de 700

    pages7 runit de trs nombreux rsultats sur les courbes algbri-

    4 Jacob VERNET, loge historique de M. Cramer, professeur de

    philosophie & de mathmatiques Genve , Nouvelle Bibliothque

    Germanique [] Janvier, Fvrier & Mars 1752, X, Amsterdam, Pierre Mortier, 1752, p. 363.

    5 Il se liera notamment Dortous de Mairan, qui en sera le secrtaire

    perptuel de 1740 1743. Cramer reviendra Paris pour un sjour dun an, en 1748-49 o il se liera avec dAlembert.

    6 Rudolf WOLF, Biographien zur Kulturgeschichte der Schweiz, vol. 3,

    Zurich, Orell Fssli, 1860, p. 226. 7 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse des lignes courbes

    algbriques, Genve, Frres Cramer et Cl. Philibert, 1750. Une copie

    numrise de bonne qualit de ce trait est tlchargeable sur la page

  • Thierry JOFFREDO

    90

    ques et leurs lments caractristiques, accompagns dexemples nombreux et gradus et de planches richement illustres. Dans sa

    prface, Gabriel Cramer affirme que son propos est de distribuer

    les Courbes en Ordres, Classes, Genres et Espces : ce qui, comme

    dans un Arsenal o les armes sont bien ranges, met en tat de

    choisir, sans hsiter, celles qui peuvent servir dans la Rsolution

    dun Problme propos 8.

    Un appendice rest clbre prsente ce que lon appelle aujourdhui la mthode des dterminants pour la rsolution des systmes dquations linaires. Cet aspect de luvre de Cramer est fort bien tudi par ailleurs9, nous nen parlerons pas davantage ici.

    LIntroduction : gnalogie dune uvre

    Gabriel Cramer, ds la prface, situe lui-mme de manire trs

    explicite son trait dans une filiation directe avec un texte publi

    quelques quarante-six ans plus tt par Newton, intitul

    Enumeratio linearum tertii ordinis, dont le propos est la

    classification des courbes algbriques du troisime ordre. Il cite

    ensuite le commentaire livr par Stirling en 1717, intitul Lineae

    Tertii Ordinis Neutonian avant dvoquer les Usages de lanalyse de Descartes crits par labb De Gua de Malves en 1740. Non cite, bien que largement utilis, La mthode des fluxions et des sries

    infinies de ce mme Newton, dans sa traduction en franais donne

    par Buffon (proche ami de Cramer) expose les principales

    mthodes algbriques utilises par Cramer pour tablir ses

    rsultats : le paralllogramme analytique et la mthode des sries.

    Ces quatre textes constituent autant de jalons dans la

    conception du trait de Cramer : il leur emprunte leurs propos,

    leurs mthodes ou leurs outils, tout en sautorisant un regard critique, pour construire la somme de prs de 700 pages que

    constitue lIntroduction.

    http://www.e-rara.ch/doi/10.3931/e-rara-4048, une autre sur Google Books

    ladresse http://books.google.fr/books?id=HzcVAAAAQAAJ (consultes le 6 janvier 2013).

    8 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., prface, p. viii.

    9 Liliane ALFONSI, tienne Bzout : Analyse algbrique au sicle des lumires , Revue dHistoire des Mathmatiques, 14, 2008, p. 211-287.

  • LIntroduction de Gabriel Cramer : Newton pour les dbutants ?

    91

    LEnumeratio de Newton

    En 1704, Newton fait publier, en annexe de son trait doptique intitul Opticks : or, a treatise of the reflexions, refractions,

    inflexions and colour of light, un court texte intitul Enumeratio

    linearum tertii ordinis (autrement dit, numration des lignes du

    troisime ordre). Ce texte prsente sur une trentaine de pages

    seulement (dont six planches dillustrations) des rsultats sur les courbes algbriques du troisime ordre que Newton a tablis

    quelques trente ans plus tt.

    Newton y dfinit dabord quelques notions (genre et ordre dune courbe algbrique, centre, diamtre, sommet, axe, asymptote, bran-

    che infinie) en gnralisant aux courbes dordres suprieurs le vocabulaire propre aux coniques. Puis il rduit quatre le nombre

    de formes canoniques que peut prendre lquation dune ligne du troisime ordre. Chacun de ces quatre cas est alors tudi spar-

    ment, permettant une classification des courbes du troisime ordre

    en classes, genres et espces. Newton distingue au final pas moins

    de 72 espces diffrentes, toutes finement reprsentes sur les

    planches accompagnant le texte. Il aurait d en compter 78 au

    total : 4 espces seront ajoutes par Stirling en 1717, une par

    Franois Nicole en 1731 et une dernire par Nicolas Bernoulli en

    1733.

    Lorigine du projet de Cramer se trouve donc dans la lecture de lEnumeratio, comme le genevois lcrit lui-mme :

    Cest lIllustre Mr NEWTON que la Gomtrie est sur-tout redevable de cette distribution. Son numration des Lignes du troisime

    Ordre est un excellent modle de ce quil faut faire en ce genre, & une preuve convaincante que ce grand Homme a pntr jusquau fonds de ce que la Thorie des Courbes a de plus dli & de plus

    intressant10.

    Mais la concision et la clart du texte de Newton ont leur

    contrepartie : lauteur se contente de dlivrer une liste de rsultats sans jamais se proccuper de donner voir les mthodes utilises

    ni de produire de dmonstrations, ce qui rend ardue la tche de ses

    lecteurs. La critique de Cramer sur ce point est pour le moins

    explicite : Il est fcheux que Mr. NEWTON se soit content dtaler ses dcouvertes sans y joindre les Dmonstrations, & quil ait prfr le plaisir de se faire admirer celui dinstruire 11.

    10 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., prface, p. viii. 11 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., prface, p. ix.

  • Thierry JOFFREDO

    92

    Il faut sans doute y voir lune des lignes de force de la dmarche de Cramer : rcrire et prolonger les travaux de Newton en expli-

    citant de manire dtaille les mthodes algbriques luvre, afin de les rendre accessibles au lecteur non averti.

    Le commentaire de Stirling

    Lcossais James Stirling (1692-1770) est le premier, en 1717, satteler cette tche dexplicitation des mthodes utilises par Newton dans lEnumeratio en publiant un ouvrage intitul Lineae Tertii Ordinis Neutonianae. Il y reprend les rsultats noncs par

    Newton tout en mettant en vidence les mthodes algbriques

    utilises par Newton, notamment la mthode des sries, et

    complte la classification de Newton en y ajoutant quatre espces.

    Cramer a rencontr Stirling lors de son voyage en Angleterre en

    1728, et ils ont entam une correspondance au dbut des annes

    1730. Il tmoigne de lapport de Stirling cette entreprise :

    Ces lgres inadvertences nont pas chapp Mr. STIRLING, qui a dvelopp les Principes & la Mthode de Mr. NEWTON, dans lexcel-lent Commentaire quil nous a donn sur son Livre. On y voit quil ne manquoit presque rien Mr. STIRLING pour donner une Thorie

    complette des Courbes, & quil nauroit laiss que peu de choses dire, sil ne stoit pas attach avec trop de scrupule ne point scarter de son Auteur12.

    Les Usages de De Gua de Malves

    Labb Jean-Paul de Gua de Malves (1712-1786) publie, en 1740, un trait intitul Usages de lanalyse de Descartes. Dans la prface de ce trait, De Gua dplore lui aussi, mais de manire

    plus nuance, labsence de dmonstrations dans lEnumeratio :

    On doit cependant en excepter quelques lgres traces quil a eu soin de laisser sur son passage aux endroits qui avoient mrit quon sy arrtt plus long-tems. Ces endroits au reste sont presque toujours

    assez distants les uns des autres. Si lon se propose donc de suivre la mme carrire, on est oblig de se guider soi-mme dans de longs

    intervalles ; &, lorsquon essaye de le faire, on trouve bientt quil nest gure possible dy russir qu laide de lAnalyse de Descartes, porte mme un degr de perfection que le seul M. Newton parot

    avoir connu13.

    12 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., prface, p. ix.

    13 Jean-Paul DE GUA DE MALVES, Usages de lAnalyse de Descartes pour dcouvrir, sans le secours du calcul diffrentiel, les proprits ou affections

    principales des lignes gomtriques de tous ordres, Paris, Briasson, 1740,

    p. iii.

  • LIntroduction de Gabriel Cramer : Newton pour les dbutants ?

    93

    Lorsque Cramer prend connaissance du trait de labb De Gua, il a dj commenc la rdaction de son propre ouvrage :

    Cet Essai toit peu prs fini, quand Mr. lAbb DE GUA fit parotre lUsage de lAnalyse de DESCARTES pour dcouvrir les proprits des Lignes gomtriques de tous les Ordres. La substitution quil y fait du Triangle algbrique au paralllogramme de NEWTON est une ide

    heureuse, dont jai profit avec reconnoissance, aussi bien que de quelques autres penses ingnieuses de cet Auteur : mais je nai pas cru devoir le suivre dans la mprise o il est tomb sur les Branches

    infinies des Courbes & sur leurs Points multiples, pour avoir nglig

    lusage des Sries infinies, ou pour avoir voulu juger dune Srie entire par son seul premier terme14.

    De Gua a donc une dmarche proche de celle de Cramer, mais

    elle reste, selon le genevois, imparfaite et entache derreurs.

    La mthode des fluxions et des sries infinies de Newton

    La mthode des sries, principalement mise en avant par

    Stirling pour expliquer et dmontrer les rsultats de lEnumeratio, sappuie sur un outil dvelopp par Newton la fin des annes 1660, dsign sous le nom de paralllogramme analytique par

    Cramer, qui en fait un usage important dans lIntroduction.

    Figure 2 : Le paralllogramme analytique de Newton15.

    Cette mthode a t expose dans divers crits de Newton,

    notamment dans la Mthode des fluxions et des suites infinies,

    traduit en franais par Buffon, par ailleurs proche ami de Cramer.

    14 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., prface, p. xi.

    15 Isaac NEWTON, La mthode des fluxions et des suites infinies, traduit par Buffon, Paris, Debure lan, 1740, p. 10.

  • Thierry JOFFREDO

    94

    Le paralllogramme analytique est en fait un tableau permet-

    tant de reprer les coefficients non nuls des monmes de lquation dune courbe algbrique. Il est introduit par Newton dans le but dobtenir les dveloppements en sries de en fonction de proximit de lorigine (ce quil appelle la rsolution des quations affectes en espces16).

    la suite de De Gua, Cramer en adopte une version simplifie

    quil nomme triangle analytique :

    Figure 3 : Le triangle analytique de Cramer17.

    Le triangle analytique sert identifier les termes prpon-

    drants de lquation lorsque lune des deux variables est suppose infiniment petite ou infiniment grande :

    Si dans une quation indtermine, on suppose une des variables x

    ou y infinie ou infiniment petite, cette supposition rend certains

    termes de lquation infiniment plus grands que les autres. On peut donc retrancher ceux-ci sans scrupule, parce quils ne sont rien en comparaison des plus grands, qui forment seuls toute lquation. [...] Il ne sagit que davoir une Rgle pour discerner dans une quation

    16 Cette mthode est mettre en relation directe avec lalgorithme

    permettant de calculer une valeur approche des racines relles dune quation numrique, formul par Newton et amlior par Raphson. ce

    propos, on lira avec profit Jean-Luc CHABERT et al., Histoire dalgo-rithmes : du caillou la puce, Paris, Belin, 1994, p. 193-226.

    17 Cette reprsentation se trouve dans Gabriel CRAMER, Introduction

    lanalyse, op. cit., p. 6.

  • LIntroduction de Gabriel Cramer : Newton pour les dbutants ?

    95

    propose, quels sont les termes que la supposition dx ou dy infiniment grande ou infiniment petite, rend infiniment plus grands

    que tous les autres18.

    Le triangle analytique en action

    Examinons, titre dexemple, la manire dont Cramer utilise le triangle analytique pour tudier, proximit de lorigine, les branches de la courbe dquation19

    La mthode est dcrite par Cramer dans le chapitre VII de

    lIntroduction, intitul Dtermination des plus grands termes dune quation :

    Ayant trac le Triangle analytique ; on placera chaque terme de

    lquation dans la Case qui lui est propre. Ou, ce qui dans la pratique est plus commode, on formera le Triangle avec des points

    disposs en quinconce, & on en changera en une toile, ou en une

    petite croix, chaque point qui tient la place dun des termes de lquation. [] Si lon suppose ou infiniment petite, on cherchera, avec la Rgle, quelles sont les Cases pleines par le centre desquelles

    peut passer une Droite, sans laisser au-dessous delle aucune Case pleine. Cette Droite, ou ces Droites, car il peut y en avoir plus dune, se nommeront des Dterminatrices infrieures, parce quelles dterminent les plus grands termes de lquation : ce sont ceux qui occupent les Cases par le centre desquelles elle passe20.

    Commenons donc par situer les coefficients de lquation de cette courbe sur le triangle analytique ; il existe une unique

    dterminatrice infrieure, qui porte les termes en , et :

    18 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., p. 148. 19 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., p. 590. 20 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., p. 165-166

  • Thierry JOFFREDO

    96

    Cette dterminatrice fournit donc lquation :

    qui se rsout aisment en

    Le premier terme du dveloppement en srie de en fonction de proximit de lorigine est donc

    .

    Ecrivons alors

    et effectuons la substitution dans lquation de dpart ; aprs quelques calculs nous obtenons une nouvelle quation en et :

    Portons cette nouvelle quation sur le triangle analytique ; nous

    distinguons une dterminatrice infrieure :

    Cette dterminatrice porte les termes en et , et fournit une nouvelle quation :

    Dans le cas o est positif, cette quation a pour solutions

    La srie se scinde en deux sries distinctes ds le second terme, ce

    qui indique deux branches distinctes lorigine.

  • LIntroduction de Gabriel Cramer : Newton pour les dbutants ?

    97

    En continuant les calculs, on obtient :

    Ces deux branches forment un rebroussement en bec lorigine , comme on peut le voir sur la figure ci-dessus21.

    LIntroduction : ambitions et rception

    Les ambitions pdagogiques de Gabriel Cramer, lorsquil dbute la rdaction de son trait, sont pour le moins claires, comme

    il lannonce lui-mme dans sa prface :

    Tel est le Plan que je me suis propos dans cet Essai. Cest mes Lecteurs juger si je lai rempli. Jai tant de graces leur demander, que je ne leur ferai point dexcuses, ni sur le style, o je nai cherch que la clart ; ni sur certains dtails, que jai cr ncessaires aux jeunes Gomtres en faveur desquels jcris ; ni sur la longueur de cet Ouvrage, dont je suis moi-mme surpris. Elle

    vient principalement du nombre dExemples que japorte pour illustrer les Rgles que je donne. Je sens fort bien que les Savans en

    voudroient moins, mais en change les Commenans en dsireroient

    peut-tre davantage. Je puis dire aux uns, que je ne crois pas avoir

    plac un seul Exemple sans quelque raison particulire ; & jose assurer les autres que je ne pense pas quils trouvent dans les Rgles aucune difficult qui ne soit claircie par quelque Exemple22.

    21 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., planche XXVI,

    p. 600. 22 Gabriel CRAMER, Introduction lanalyse, op. cit., p. xxiii.

  • Thierry JOFFREDO

    98

    une poque o le calcul diffrentiel se diffuse trs largement

    et se montre dune efficacit redoutable pour ltude des courbes, le trait de Cramer a la particularit de proposer une approche

    totalement algbrique, en se basant sur les travaux de Newton en

    la matire. Les mthodes algbriques en action dans le trait de

    Cramer sont systmatiquement exposes et accompagnes dexem-ples progressifs, afin de permettre au lecteur mme dbutant de

    suivre les calculs et de sassurer de lui-mme du bien-fond des rsultats exposs et des raisonnements qui y conduisent. Et cest en cela que Cramer prend le contrepied de son modle, qui stait content de livrer une suite de rsultats sans indication aucune sur

    les voies quil avait suivies.

    Le trait des courbes de Cramer a t lu bien aprs la mort de

    son auteur; les gomtres de la fin du XVIIIe et du XIXe sicle,

    comme les historiens des mathmatiques, sen font lcho. De Montucla23 Chasles24, en passant par Laplace25, nombreux sont

    ceux qui accordent lIntroduction une place centrale dans lhistoire des courbes algbriques.

    Laissons pour finir la parole lhistorien des mathmatiques Carl B. Boyer, qui rend un bel hommage au trait de Cramer :

    One of the best-known single-volume textbooks of the period,

    however, variantly and effectively maintained, free from reference to

    the calculus, the tradition of Fermat, Newton and Euler against that

    of Descartes, LHospital and Guisne. This was the Introduction a lanalyse des lignes courbes of Gabriel Cramer (1704-1752) which appeared in 1750 [...]. Cramers Introduction is the work of an expert on the subject. It includes almost 700 pages of exposition and hun-

    dreds of illustrations - a worthy successor to Newtons Enumeratio26.

    Cette dernire phrase accrdite lide que le genevois est parvenu ses fins : crire un ouvrage de rfrence sur les courbes,

    qui en fasse un digne successeur de Newton.

    23 Jean-Etienne MONTUCLA, Histoire des mathmatiques, dans laquelle

    on rend compte de leurs progrs depuis leur origine jusqu nos jours..., Volume 3, Paris, Henri Agasse, 1802, p. 63-85.

    24 Michel CHASLES, Aperu historique sur lhistoire et le dveloppement des mthodes en gomtrie, Bruxelles, Hayez, 1837, p. 152.

    25 Pierre-Simon DE LAPLACE, Leons de mathmatiques donnes lcole Normale, en 1795, par M Laplace , Journal de lcole Poly-technique publi par le conseil dinstruction de cet tablissement, II, 7e et 8e cahiers, Paris, Imprimerie Impriale, 1812, p. 122-123.

    26 Carl B. BOYER, History of analytic geometry, New York, Dover

    Publications, 2004, p. 193-194, soulign par nous.

  • LIntroduction de Gabriel Cramer : Newton pour les dbutants ?

    99

    En conclusion

    On voit que Gabriel Cramer, avec cet ouvrage, ralise dabord une synthse du savoir sur les courbes algbriques au mitan du

    XVIIIe sicle, explicitant totalement tout en le dpassant le texte publi par Newton au dbut du sicle. Qui sont les destinataires de

    son texte ? Il sadresse manifestement un public non averti, lexcluant a priori de la famille des ouvrages de recherche (mme si la nouveaut constitue par le passage sur les dterminants a d

    attirer lil des savants contemporains et ultrieurs). On peut donc le ranger sans hsitation avec les ouvrages de culture math-

    matique. Javance galement quil se rapproche fortement dun ouvrage denseignement : de prochaines recherches en archives me permettront de rechercher des lments de mise en relation entre

    le contenu du trait de Cramer et les enseignements de

    mathmatiques quil prodiguait Genve.

  • Les ouvrages de mathmatiques dans lhistoire.

    Table des Matires

    velyne BARBIN & Marc MOYON, Avant-propos ..................................... 7

    PREMIRE PARTIE : Des ouvrages hritiers d'Euclide

    Odile KOUTEYNIKOFF, Franois LOGET & Marc MOYON, Quelques

    lectures renaissantes des lments dEuclide ................................... 13

    Odile KOUTEYNIKOFF, Les lments dEuclide au service dune algbre du XVIe sicle ........................................................................................ 29

    Thomas PRVERAUD, Destins croiss de manuels franais en Amrique

    (1819-1862) : lexemple des lments de gomtrie dAdrien-Marie Legendre .............................................................................................. 43

    velyne BARBIN, Marta MENGHINI & Amirouche MOKTEFI, Les

    dernires batailles dEuclide : sur lusage des lments pour lenseignement de la gomtrie au XIXe sicle................................... 57

    DEUXIME PARTIE : Des ouvrages pour initier de nouvelles

    mathmatiques

    Sandra BELLA, LAnalyse des infiniment petits pour lintelligence des lignes courbes : ouvrage de recherche ou denseignement ? .............. 73

    Thierry JOFFREDO, LIntroduction lanalyse des lignes courbes algbriques de Gabriel Cramer : Newton pour les dbutants ? ........ 87

    Andr STOLL, Une initiation la lecture des Principes mathmatiques

    de la philosophie naturelle de Newton ............................................. 101

    velyne BARBIN, Le genre ouvrage dinitiation : lExpos moderne des mathmatiques lmentaires de Lucienne Flix (1959-1961) ... 117

    TROISIME PARTIE : Des ouvrages pour promouvoir des math-

    matiques

    Jean-Pierre LUBET, Faut-il tudier le calcul aux diffrences finies

    avant daborder le calcul diffrentiel et intgral ? Un tat de la question dans la seconde moiti du XVIIIe sicle ............................. 133

  • 340

    Mahdi ABDELJAOUAD, Limportance des manuels de Bzout dans le transfert des mathmatiques europennes en Turquie et en gypte

    au XIXe sicle ...................................................................................... 149

    Andr-Jean GLIRE, La rvolution conceptuelle accomplie par

    Hermann Hankel propos des quantits ngatives dans sa Thorie

    des systmes de nombres complexes .................................................. 161

    Franois PLANTADE, Comment Jules Houl a rdig la partie Les

    fonctions elliptiques de son Cours de calcul infinitsimal avec laide de Gsta Mittag-Leffler .................................................................... 173

    QUATRIME PARTIE : Des ouvrages et des rformes d'enseigne-

    ment

    Valrie LEGROS, Des Exercices de calcul Larithmtique en riant. Les mathmatiques dans lenseignement primaire : programmes et manuels sous la IIIe Rpublique ...................................................... 189

    Rudolf BKOUCHE, De la modernit dans lenseignement des mathmatiques .................................................................................. 205

    Herv RENAUD, Les Leons dArithmtique thorique et pratique de Jules Tannery (1894) : enseigner les nombres comme fondements des

    mathmatiques .................................................................................. 217

    Arnaud CARSALADE, Franois GOICHOT & Anne-Marie MARMIER,

    Architecture dune rforme : les mathmatiques modernes ........... 229

    CINQUIME PARTIE : Des ouvrages, des pratiques et des instru-

    ments

    Sophie COUTEAUD, Mise en perspective de Larithmetique par les gects de Pierre Forcadel de Bziers (1558) ............................................... 247

    Frdric MTIN, Les livres de fortification aux XVIe & XVIIe sicles : le

    Papier, le Sang et la Brique .............................................................. 261

    Patrick GUYOT & Frdric MTIN, La Gomtrie de Marolois, pilier du

    fortificateur, ressource du professeur .............................................. 273

    Pierre AGERON, Le Trait de fabricomologie ou ergastice du point ... 287

    Anne-Marie AEBISCHER & Hombeline LANGUEREAU, Gomtrie et

    artillerie au dbut du XIXe sicle : Franois-Joseph Servois dans son

    temps ................................................................................................. 305

    Dominique TOURNS, Les cours dAndr-Louis Cholesky lcole spciale des travaux publics, du btiment et de lindustrie............ 319

    Index des noms propres .................................................................. 333

    Index des auteurs ............................................................................. 338

    Table des Matires ............................................................................ 339