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Université d’Etat “B. P. Hasdeu” de Cahul Gheţivu Oxana Support de cours Cahul

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Université d’Etat “B. P. Hasdeu” de Cahul

Gheţivu Oxana

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Cahul

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Histoire de la Littérature française du Moyen Âge

I. Le Moyen Âge. Présentation générale. Présentation de la période historique.............................................2 Présentation du Moyen Age littéraire. Les Genres littéraires...9

II. Le spectacle théâtral médiéval: du mystère à la farce La farce de maître Pathelin (vers 1465)........................................18 Mystères de la Passion......................................................................26 Arnoul Gréban (vers 1425 - vers 1495)...........................................26 Jean Michel (mort en 1501 Le mystère de la passion (1486).........28

III. Les Récits légendaires La chanson de geste : La chanson de Roland.................................31 La légende : Tristan et Iseut.............................................................36 Le roman courtois : Chretien de Troyes.........................................43

IV. Les recits satiriques et moraux Le Roman de Renart.........................................................................48

V. La poésie didactique et allégorique le Roman de la Rose ........................................................................56

VI. La Poésie lyrique

Guillaume de Machaut (vers 1300 - 1377).....................................62 Charles D'orléans (1394-1465)........................................................65 Christine de Pizan (vers 1364 - vers 1431).....................................69

François Villon (1431-1463?)...........................................................73

VII. Les Chroniques Jean Froissart (1337- après 1404)......................................................81 Philippe de Commynes (1447-1511).....................................................86

VIII. BIBLIOGRAPHIE.................................................................................90

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LE MOYEN AGE. PRÉSENTATION GÉNÉRALEPrésentation de la période historique

I- Introduction: Le Moyen Âge français est une période longue de près de mille ans, comprise entre lafin de l'Empire romain d'Occident (476) et la restauration du pouvoir royal en France, vers lafin du XIe siècle. Cette période est caractérisée par le morcellement du royaume en clansrivaux, la montée en puissance de l'Église romane et la domination d'une classe de nobles surla vaste majorité de la population. Même si le latin est largement utilisé à travers l'Europe parl'élite intellectuelle qui enseigne dans les grands centres universitaires de France (Paris,Toulouse, Montpellier), c'est la langue romane qui domine, un mélange de latin, de celte etde germain. Dès le XIe siècle, les oeuvres littéraires sont le fait de poètes voyageurs sedéplaçant de châteaux en châteaux pour y produire leurs chansons de geste. Les trouvèreschantent en langue d'oïl, constituée par les dialectes du nord de la Loire, alors que lestroubadours s'expriment en langue d'oc (dialectes du Sud). Ces oeuvres célébraient d'abordles exploits guerriers des seigneurs puis peu à peu, s'inspirant des moeurs courtoises de lacour, les poèmes ont chanté l'amour et les devoirs d'hommage du chevalier envers sa dame. LeMoyen Âge laisse aussi un extraordinaire héritage architectural avec la multiplication desvilles souvent entourées de fortifications, ainsi qu'avec l'épanouissement de l'art roman versle 10e siècle, puis de l'art gothique à partir du 13e siècle.

II- Les Mérovingiens: Les Francs, qui occupent un royaume dans le nord de la Gaule, couronnent en 481leur nouveau roi Clovis (465-511), qui n'a que 15 ans. Avec lui, ils fondent la dynastiemérovingienne, du nom d'un de leurs ancêtres, Mérovée. C'est aussi avec ce nouveau roi ques'amorce la lente reconstruction de l'unité de l'ancienne Gaule romaine et du futur royaume deFrance. L'ambition de Clovis est de former un grand royaume qui englobe tous les peuplesgermaniques qui se sont installés en Gaule. Il combat ainsi et soumet les armées de Syagrus,dans le centre et l'ouest de la Gaule, puis les Alamans dans la vallée du Rhin et enfin lesWisigoths en Aquitaine. Converti au christianisme en 496 à la suite de son mariage avecClotilde, le roi Clovis ajoute à son domaine celui des Burgondes, dont son épouse estl'héritière. Clovis parvient de cette façon à réaliser vers la fin de son règne une certainecohésion territoriale et culturelle du pays en réunissant sous son contrôle des Gallo-Romains,au nord de la Loire et des Germains, au sud. C'est aussi pendant cette période que Paris,l'ancienne Lutèce, devient la capitale du royaume franc, prenant la place de Lyon, la préféréede Rome. Clovis représente dans l'histoire de France la première étape de la fusion progressivedes civilisations originaires de l'Europe de l'est et de l'héritage gallo-romain qui coexistentdans le pays à cette époque.

À la mort de Clovis au début du VIe siècle, bien que l'unité culturelle qu'il a construiterésiste, ses héritiers entrent dans des querelles de rivalités qui conduisent à des partages duroyaume dans une confusion qui durera 250 ans. En dépit de ces divisions, certains rois, telsque Clotaire II, Dagobert et Childeric II parviennent à préserver une cohésion au royaume.Avec les rois mérovingiens qui se succèdent, certaines régions émergent et dominent : au sud,l'Aquitaine, la Provence et la Bourgogne; au nord, la Neustrie et l'Austrasie. Mais l'imageprincipale qui reste de cette époque est une succession de rois fantoches et décadents (les roisfainéants) dépourvus de réel pouvoir, manipulés d'une part par les maires qui contrôlentl'administration du palais et d'autre part une aristocratie de province dont la montée enpuissance provient de leur détention de vastes domaines partout dans les provinces.

III- Les Carolingiens:

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En 732, Charles Martel, un Austrasien, chef de Neustrie, repousse avec succès uneinvasion arabe (les Sarrasins) à Poitiers. Cette victoire lui permet de consolider son pouvoir etd'étendre son influence dans toutes les régions de l'ancienne Gaule. Son fils Pépin III, dit Pépinle Bref, se fait élire roi des Francs en 751 à Soissons dans une cérémonie réunissant les noblesdu royaume et au cours de laquelle il reçoit la bénédiction des évêques. Trois ans plus tard,Pépin est à nouveau sacré, par le pape cette fois, à Saint Denis, près de Paris. Ces sacrementsont une signification particulière pour l'avenir de la royauté en France, car ils illustrent lanouvelle personne sacrée du roi, désormais investie de l'autorité divine qui lui est donnée parles représentants de l'Eglise, associés ainsi à l'autorité royale. Avec le sacrement de Pépin leBref, c'est aussi une nouvelle dynastie qui commence, celle des Carolingiens.Charlemagne hérite du pouvoir à la mort de Pépin le Bref. Il renforce l'unité du payscommencée sous le règne de son père tout en créant un empire dont le territoire s'étend bien au-delà du royaume franc, jusqu'au Danube et dans l'Italie du nord. Allié des papes, de qui il reçoitla bénédiction en 800 lorsqu'il est sacré empereur à Rome, il intervient personnellement dansle nord de l'Italie contre les Lombards, en Espagne contre les musulmans, en Saxe contre lespaïens et en Bavière contre les descendants des Huns. Entre temps, Charlemagne le pieux"invente" l'école, selon la mythologie française, en créant des écoles monastiques pour lesenfants. Il répartit son empire en royaumes qui sont subdivisés en comtés et en diocèses. Lespremiers sont administrés par des comtes et les seconds supervisés par des évêques quel'empereur nomme lui-même. Ces entités territoriales jouissent d'une certaine autonomie maisdoivent suivre les directives religieuses émises par l'Etat. Durant le long règne de Charlemagne, de 768 à 814, l'empire des Francs chrétiensatteint une apogée, il constitue la force dominante en Europe occidentale. Cette époque estparticulièrement brillante et féconde pour les arts, à telle point qu'elle a été nommée larenaissance carolingienne. Mais l'empire se morcelle à nouveau après la mort deCharlemagne, il ne résiste pas aux querelles de ses héritiers. En 843, par un accord entériné àVerdun, ses trois petits-fils se partagent l'empire; c'est probablement dans ce partage quecommence véritablement l'histoire du royaume de France: Charles le Chauve règne sur laFrancia Occidentalis (Aquitaine et Neustrie); Louis le Germanique sur la Francia Orientalis(de la Saxe au nord jusqu'à la Bavière au sud); enfin, Lothaire s'arroge un royaume situé entreles deux précédents, la Lothargie, qui comprend la Lorraine, la Bourgogne, la Provence et laLombardie. Ce royaume intermédiaire fera l'objet d'incessants combats entre la future France, àl'ouest, et la future Allemagne, à l'est. Par ailleurs, de nouveaux envahisseurs venus du nord, les Vikings, appelés aussi lesNormands, font de fréquentes incursions dans le royaume, comme partout en Europe. Leursdrakkars, de longs navires à fond plat, leur permettent une grande mobilité en mer et sur lesfleuves. Ils menacent Paris deux fois, en 845 puis en 885, lorsqu'ils en font le siège durant uneannée avec 20 000 hommes, se retirant finalement contre une forte rançon. Les Vikingss'installent définitivement dans la partie nord-ouest de la France vers la fin du IXe siècle. Ceterritoire deviendra en 911 le duché de Normandie, après la signature d'un traité de paix entreCharles III, roi de Francia Occidentalis depuis 898 et Rollon, chef normand, à qui le roi offresa fille en mariage, selon la tradition. Rollon a un illustre descendant, Guillaume deNormandie, qui conquiert l'Angleterre en 1066 et en devient le premier roi.IV- Les Capétiens: En 987, à la mort de Louis V, dernier roi carolingien, Hugues Capet accède au trône. Ilest le premier monarque de la longue dynastie des Capétiens directs, qui durera près de 350ans, jusqu'au début du XIVe siècle. Par ses différentes branches, la lignée capétienne continuerajusqu'au 19e siècle, avec Charles X, dernier roi de France. L'ère nouvelle qui débute avec lepremier des Capétiens est marquée par son organisation de type féodal, déjà mûrie sous lesCarolingiens. Dans ce système, chaque sujet est un vassal qui jure fidélité et soutien à un

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seigneur plus important, le suzerain, qui lui offre en échange sa protection et une terre,nommée le fief (lat. feodum, d'où l'adjectif féodal). Cette organisation pyramidale d'autorité etde subordination réciproques remonte jusqu'au roi, qui siège au sommet de la hiérarchie, sansque ce dernier ait à se mêler des échelons inférieurs. L'une des conséquences majeures de lamise en place d'un tel système a été le développement sans précédent des terres cultivées àl'intérieur du royaume, ainsi que la multiplication des villes, témoignant de l'essor économiquedes régions. Par ailleurs, les Capétiens instaurent la monarchie héréditaire, par laquelle le filsaîné hérite automatiquement du trône de France. Les autres fils reçoivent un apanage, c'est-à-dire un territoire vassal mais indépendant qui leur appartient en droit et qu'ils transmettent àleurs héritiers. L'apanage représente un grand danger pour le roi, car ce système fragmente leroyaume et certaines provinces peuvent se retourner contre lui, comme cela a été le cas au XIVe

siècle pour la puissante Bourgogne. Le XIe siècle marque aussi le début des Croisades, dont la première a lieu en 1095. Àl'appel du pape, les chrétiens d'Occident se mobilisent pour se rendre à Jérusalem et en chasserles Turcs qui occupent la ville sainte depuis vingt ans. Des foules massives venues de toutes lesrégions d'Occident se dirigent vers le lieu mythique de la naissance du Christ. Malgré lalourdeur des pertes humaines qu'entraînent les nombreuses batailles et les périls du voyage, lesChrétiens parviennent à libérer Jérusalem en 1098. Cette croisade provoque un fort sentimentd'unité à travers tout le monde chrétien, sept autres croisades auront lieu au cours du XIIe et duXIIIe siècles. En 1137, Louis VI, dit le Gros, cinquième des rois capétiens, trouve la mort. Quelquessemaines plus tôt, il a arrangé le mariage de son fils le dauphin Louis, 17 ans, à la belleAliénor, 15 ans, comtesse du Poitou et seule héritière du vaste duché d'Aquitaine. Cettealliance, avant tout politique, permet au royaume capétien d'élargir pour la première fois soninfluence au sud de la Loire. Aliénor, sensible et cultivée, est malheureuse dans ce mariage, quila contraint à vivre parmi les chevaliers du Nord qui ne pensent qu'à la guerre. Pire, elle neconçoit pas d'enfant pour la succession du roi. En 1147, alors qu'elle accompagne son épouxLouis VII pour la seconde croisade, on la soupçonne même d'adultère. Au retour de la croisade,qui lui a fait connaître Byzance, Antioche et Jérusalem, Aliénor donne enfin naissance à unenfant, mais c'est une fille... Louis VII décide alors en mars 1152 de répudier la reine et dedivorcer. Aussitôt le concile terminé, Aliénor rentre en Aquitaine et épouse peu après son jeuneet bel amant, Henri Plantagenêt, duc de Normandie et de Bretagne, comte d'Anjou, deTouraine et du Maine et, désormais, duc d'Aquitaine. Deux ans plus tard, à l'âge de 21 ans,Henri Plantagenêt devient roi d'Angleterre et contrôle plus de la moitié du royaume de France.Henri Plantagenêt, vassal du roi, est en fait bien plus puissant que Louis VII, son suzerain.Quant à l'Aquitaine, perdue pour les Capétiens par un mauvais mariage, elle restera sous ladomination anglaise pendant trois siècles. En 1200, Aliénor, reine d'Angleterre, décide de renouer les liens avec le royaume deFrance dans l'espoir de mettre un terme aux hostilités entre les deux pays. Elle parvient àconclure le mariage de sa petite-fille, Blanche de Castille avec Louis, fils de Philippe Auguste(1180–1223). Cependant, si cette union réussit cette fois au plan sentimental, elle échoue auplan politique : Philippe Auguste, septième des rois capétiens, fils de Louis VII, est décidé àreconquérir le territoire perdu aux Anglais. Sous son règne, le royaume s'élargit à nouveau, ilinclut désormais la Normandie, le Poitou, la Touraine et l'Anjou. Philippe Auguste remporteune victoire décisive à Bouvines (1214) contre les alliés de Jean Sans Terre (1167-1216), roid'Angleterre, fils d'Henri II Plantagenêt et d'Aliénor, et frère de Richard Coeur de Lion, sonprédécesseur sur le trône.V- Saint Louis: Le petit-fils de Philippe Auguste devient roi à l'âge de 12 ans, en 1226, son père ayanttrouvé la mort au cours d'une croisade, trois ans après le début de son règne. Louis IX est sacré

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à Reims, alors que la cathédrale est encore en construction. Sa mère, Blanche de Castille, assurela régence jusqu'à la majorité du jeune roi, qui sera célèbre sous le nom de Saint Louis, aprèssa canonisation en 1297. Le long règne de Louis IX, qui prend fin en 1270, lorsqu'il meurt dutyphus devant Tunis, marque l'apogée de l'ère capétienne. Ce roi à la fois aimé et craint de sessujets renforce le pouvoir royal autour de la personne du roi, tout en créant un système parlequel chaque sujet peut porter plainte directement à la cour royale contre les abus des autoritésseigneuriales locales. Cette procédure remet en cause les structures essentielles du systèmeféodal, selon lesquelles le peuple est à l'extrêmité de la chaîne du pouvoir. Cette initiative a faitde Saint Louis un roi plus proche de ses sujets dans l'imagination populaire en même tempsqu'elle renforçait sa position d'arbitre suprême. À Paris, un collège pour les pauvres est fondéen 1257, qui deviendra plus tard un des principaux centres du savoir en Europe, l'Université dela Sorbonne. Saint Louis acquiert une réputation de roi chrétien en participant à deux croisades et enexigeant de son peuple une ferveur sans concession, à la mesure de sa propre dévotion. C'estdurant son règne que s'épanouit l'art gothique, avec la construction de la Sainte Chapelle àParis, ainsi que celle des cathédrales de Reims, de Chartres et d'Amiens, chefs-d'oeuvre del'art gothique. Son règne apporte aussi la paix au pays, et une certaine prospérité économique.En revanche, les guerres ne sont pas absentes durant cette période, le Traité de Paris en 1259met fin aux hostilités avec l'Angleterre, par lequel plusieurs provinces du sud-ouest de la Francesont remises à Henri III. Faute d'héritier mâle, la dynastie des Capétiens s'achève en 1328, à la mort de CharlesIV, l'un des arrières-petits-fils de Saint Louis. La loi salique, publiée en 1316, interdit en effetaux femmes la succession au trône. La couronne de France passe ainsi à la branche des Valois,représentée par Philippe VI, fils de Charles de Valois, lui-même fils cadet de Philippe III(1245-1285), le successeur de Saint Louis.VI- La guerre de Cent Ans (1337 - 1453): Ce changement de dynastie coïncide avec l'une des périodes les plus sombres del'histoire de France. L'ennemi est désormais l'Angleterre et lorsqu'il arrive au pouvoir, PhilippeVI veut reprendre au royaume d'Outre Manche les territoires du sud-ouest qui ont été concédéssous le règne de son père. Toutefois, les armées des chevaliers du roi de France ne parviennentjamais à être à la hauteur des soldats d'Henri III. Il s'ensuit des défaites catastrophiques desFrançais contre les Anglais, d'abord à Crécy (1346), puis à Calais (1347). Peu après, une graveépidémie de peste noire sévit sur le pays. Apparue en 1347 à Marseille, elle s'étend rapidementsur tous le pays et fait des millions de victimes, que l'on estime à un tiers de la population deFrance. La catastrophe est telle et les médecins si impuissants qu'elle provoque descomportements extrêmes parmi la population, tels que le massacre de populations juives(Strasbourg, 1349), accusées d'être à l'origine du mal. D'autres épidémies au cours du 14e siècleajouteront encore au désastre démographique et économique qui a frappé le royaume. À la mort de Philippe VI, Jean Le Bon accède au trône (1356) et engage à nouveau laguerre contre l'Angleterre, sans plus de succès que son père toutefois. Ses défaites successives,en particulier à Poiters en 1356 lorsqu'il est fait prisonnier, conduisent à la paix de Calais(1360), par laquelle la France concède à l'Angleterre la ville de Calais et surtout, l'ensemble dusud-ouest du royaume. Charles V (1364–1380), fils de Jean le Bon, entreprend avec plus de succès unereconquête du royaume a lieu et vers la fin de son règne, les Anglais ne possèdent plus quequelques villes, dont Bordeaux, Brest, Calais et Cherbourg. Toutefois, la situation se renverse ànouveau au cours du règne de Charles VI (1380-1422), son successeur. Deux facteursessentiels contribuent à ce retournement: d'une part, les crises de démence fréquentes deCharles VI, qui l'empèchent de gouverner le royaume; d'autre part, un climat de guerre civileest provoqué par la grave scission entre Armagnacs, à l'ouest du pays et en Ile de France, et

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une nouvelle puissance, celle des Bourguignons, à l'est et au sud. Ces derniers sont conduitspar le duc de Bourgogne, Jean sans Peur. Henri V, roi d'Angleterre, profite de ce conflit etenregistre une victoire éclatante sur les armées de Charles VI à la bataille d'Azincourt (1415),au cours de laquelle 5000 Français trouvent la mort, dont de nombreux nobles de la cour. Cettevictoire décime l'armée française et entraîne d'autres succès militaires de l'Angleterre, quireprend finalement la Normandie, passée sous le contrôle de la France depuis deux siècles.La situation devient désespérée lorsque Jean sans Peur est tué en 1419 par le dauphin Charles etle clan des Armagnacs. Son fils et successeur Philippe le Bon s'allie alors avec Henri V dans lebut d'affaiblir les Valois. En raison de la maladie mentale qui empêche Charles VI degouverner, c'est la reine Isabeau de Bavière qui préside la régence; face à ces ennemispuissants, elle ne peut résister longtemps et consent finalement à signer le Traité de Troyes, en1420. Selon les termes de cet accord, Catherine de France, la fille de Charles VI et d'Isabeau,est donnée en mariage au roi d'Angleterre. Par ailleurs, le dauphin Charles est déshérité et lacouronne de France doit revenir à Henri V à la mort du roi. Le royaume de France est ainsiremis aux Anglais. Même si ce plan ne réussit pas complètement en raison de la mort d'Henri Ven 1422 (la même année que celle de Charles VI), ce traité marque une date sinistre de l'histoirede France, il signifie la fin de la cohésion nationale construite lentement par les Capétiens et lesValois. Il semble que le pays est ramené à une situation comparable à celles qu'il a déjà connuesau premier siècle avant notre ère avec la conquête romaine, ou au Ve siècle avec les invasionsbarbares.VII- Jeanne d'arc (1412 - 1431): Le rôle et le symbolisme de Jeanne d'Arc, dite la Pucelle d'Orléans, sont cruciaux àla fois pour l'histoire de France et pour l'imaginaire collectif français. Son histoire est unmélange d'héroïsme et de magie: cette fille de paysans de Lorraine, profondément pieuse et quientend des voix divines lui demandant de remettre le dauphin Charles sur le trône de France,incarne le renouveau de l'esprit de nation parmi le peuple français contre l'envahisseur d'OutreManche. Au moment où Jeanne commence sa mission qui lui est commandée par Dieu, laFrance est sous la régence du duc de Bedford, le frère d'Henri V, roi d'Angleterre. Charles ledauphin, personnage faible et sans charisme, n'est reconnu comme roi que dans certainesprovinces du Centre et du Sud de la France, ce qui lui vaut le surnom moqueur du "roi deBourges". Après plusieurs tentatives pour rencontrer le roi, Jeanne est finalement amenée aupalais. Méfiant, Charles se déguise et se cache parmi la foule des courtisans tandis qu'un autreprend sa place. Pourtant, Jeanne, qui n'a jamais vu le dauphin, se dirige aussitôt vers Charles etlui fait part de son intention de délivrer Orléans, ville favorable aux Valois mais assiégée parles Anglais. Après d'autres épreuves qui lui permettent finalement de gagner la confiance de lacour, elle reçoit une armée, un drapeau et des armes pour accomplir sa mission. Partie à la têtedes troupes du dauphin à l'assaut d'Orléans, elle parvient à délivrer la ville en 1429. Son secondobjectif est de faire couronner Charles à Reims, une ville située en territoire bourguignon, afind'assurer la légitimité du prétendant au trône de France. Quelques semaines plus tard, elleréussit, le dauphin est enfin couronné et devient le nouveau roi de France, Charles VII. Ce sacre est important, mais la reconquête du royaume de France est encore pluscruciale. Charles VII hésite, et cette hésitation conduit finalement à la capture de Jeanne d'Arcpar les Bourguignons à Compiègne, près de Paris, en 1430. Vendue aux Anglais, Jeanne esttransférée à Rouen où elle est jugée. Le procès la déclare hérétique, et elle est brûlée en 1431sur une place de Rouen. Au milieu des flammes, Jeanne criait encore le nom de Jésus. La mortde Jeanne d'Arc pourtant ne stoppe pas le processus de reconquête. Pour combattre plusefficacement les occupants anglais, Charles VII s'allie finalement à Philippe le Bon, duc deBourgogne, par le Traité d'Arras (1435). Même si le traité laisse d'énormes concessionsterritoriales et politiques au duc de Bourgogne (il n'est plus désormais un vassal), cette allianceretrouvée reconstitue l'unité des Français. Les Anglais sont chassés de Picardie, puis plus tard,

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de Normandie (1450) et finalement, tout le sud-ouest est reconquis en 1453, y compris laGuyenne (autour de Bordeaux) où les Anglais étaient installés depuis trois siècles. Ces victoiresmarquent la fin de la guerre de Cent Ans. L'unité du royaume de France est achevée par Louis XI, le successeur de Charles VII en1461. Le nouveau roi engage immédiatement la lutte contre les anciens alliés de l'Angleterre,représentés désormais par Charles le Téméraire (1433-1477), duc de Bourgogne. LorsqueCharles prend en 1467 la succession de son père Philippe le Bon, le territoire qu'il héritecomprend non seulement la Bourgogne et la Franche Comté, mais aussi le Luxembourg, laBelgique et la Hollande. Cette puissance représente une menace considérable pour Louis XI,qui sait que Charles rêve d'un état indépendant encore plus grand qui rivalise avec le royaumede France. Pendant dix ans, Louis XI et Charles le Téméraire s'affrontent dans des batailles. Enjanvier 1477, à Nancy, Charles est finalement tué au combat et ses armées se dispersent. Samort marque la fin de l'Etat bourguignon: les héritiers de Charles remettent la Bourgogne et laPicardie à Louis XI. Quand ce dernier meurt à son tour, en 1483, les Valois ont encore réunisous leur autorité l'Anjou, le Maine et la Provence. Le XVe siècle a été une période difficile pour le royaume de France, la rivalité entreArmagnacs et Bourguignons aurait pu lui être fatale. Pourtant, la France sort renforcée de cesiècle d'affrontements, et elle entre alors dans une nouvelle période, la Renaissance, largementsuscitée par son attrait pour le voisin du sud, l'Italie.

Le Moyen Age historique est la période qui s'étend de la chute de l'Empire romain en 476jusqu'à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Le Moyen Age littéraire quant à lui nedébute qu'au milieu du XIe siècle avec les premières Chansons de Geste. C'est pendant cettelongue période d'instabilité que naissent notre langue et notre littérature...

La littérature du Moyen Age est avant tout de tradition orale. Les troubadours ( poètes etjongleurs qui s'exprimaient en langue d'oc, c'est-à-dire en dialecte du sud de la France) et un peuplus tard, les trouvères ( poètes et jongleurs qui s'exprimaient en langue d'oïl, c'est-à-dire endialecte du nord de la France), parcouraient les campagnes et les villes pour psalmodier ( chantersur un ton monocorde sans accompagnement d'un instrument de musique) les chansons degestes, chanter des poèmes lyriques ( avec accompagnement d'un instrument de musique) ouréciter des textes narratifs (romans).

Certes il y avait des manuscrits mais seuls leurs auteurs ou les moines copistes les avaienten leur possession. Lire était réservé à une petite élite et même la plupart des grands seigneursféodaux étaient illettrés. La tradition écrite n'est donc pas au moyen âge un mode d'accès à laconnaissance des textes. Par ailleurs, troubadours et trouvères étaient le plus souventaccompagnés de jongleurs qui mimaient les scènes racontées ou chantées. Cette "théâtralité" despoèmes et des récits avait pour but premier de retenir l'attention du public et selon ses réactions,il n'était pas rare que le troubadour insiste sur tel ou tel aspect du texte. Aussi les textes originelssont-ils assez souvent accommodés à la mode du récitant.

Précarité des manuscrits, d'autant plus que l'érosion du temps a souvent rendu leur"déchiffrage" difficile, transmission orale "déformée", sont autant d'éléments qui rendent difficilel'accès à la littérature du moyen âge. Enfin, la langue du moyen âge est très éloignée du françaisque nous pratiquons. L'ancien français, variant au gré des régions et des dialectes, nécessited'être traduit pour que le lecteur moderne puisse comprendre les textes et comme toutetraduction, cela pose le problème des "approximations" inévitables (surtout si la graphie estaltérée). En dépit de ces inconvénients, la littérature du moyen âge est une étape nécessaire pour

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appréhender les œuvres postérieures, de plus, elle nous a donné de grands héros qui, tels, Roland,Lancelot, Tristan et Yseut ..., font partie du patrimoine culturel de tous.

On peut distinguer une littérature " sérieuse " et une littérature d'imagination.La littérature " sérieuse " regroupe les traités scientifiques, théologiques et philosophiques(catégorie revivifiée aux XIIe et XIIIe siècles par la redécouverte d'Aristote et de sescommentateurs arabes, et qui revêtit souvent la forme de poèmes didactiques), l'histoire (quis'exprima en langue vulgaire pour la première fois en Normandie, au XIIe siècle), l'hagiographie(récits de vies de saints), certaines formes de poésie (poésie liturgique : séquences, tropes ;poésie de lamentation: les planctus) et de théâtre (les Passions).

La littérature d'imagination avait disparu avec l'effondrement du monde antique ; le Xesiècle la réinventa. Elle comprend en premier lieu la poésie lyrique, en latin (en vers classiquesou dans une création originale du Moyen Âge, les vers rythmiques) ou dans les langues vulgaires; elle est représentée par les troubadours occitans, apparus au XIe siècle (ils influencèrent l'ItalienDante Alighieri), les trouvères français, les Minnesänger allemands, et les grands poètes lyriquesdes XIVe et XVe siècles : Guillaume de Machaut, Alain Chartier, Christine de Pisan, FrançoisVillon.QUELQUES REPÈRES

Evénement politique et social Evénement littéraire

987 Hugues Capet 1070 La chanson de Roland

1085 première croisade à Jérusalem

1091 prise de Jérusalem

1147 deuxième croisade à Jérusalem 1155 Tristan de Thomas

1187 reprise de Jérusalem 1170 Le roman de renard ( auteur anonyme)

1180-1223 règne de Philippe Auguste 1170 Le roman de Tristan de Béroul

1226-1270 règne de Saint Louis 1170 Lancelot de Chrétien de Troyes

Evolution de la langue - Avant le XIe siècle, la langue littéraire était le latin et n'étaitpratiquée que par les clercs (hommes lettrés qui faisaient partie du corps ecclésiastique mais quin'étaient ni prêtres ni moines, qui avaient la tonsure) et s'adressait essentiellement aux grandsseigneurs féodaux. A partir du XIème siècle, le public s'élargit : la bourgeoisie des villes prendde plus en plus d'importance et veut accéder à la littérature. Par ailleurs, le nombre des auteurs etdes conteurs se multiplie grâce à l'usage de la langue vulgaire (dialectes de France par oppositionau latin). La langue d'oc (oc signifie oui au sud de la France) et la langue d'oïl (oïl signifie oui aunord de la France) commencent à s'imposer en poésie. Les dialectes (ou langue vernaculaire) telsle picard, le normand, le francien, sont eux aussi au service de la tradition écrite. Au XIIèmesiècle, les textes de l'antiquité latine sont traduits en roman, langue vulgaire commune à tous leslaïcs. Le terme "roman" désignera ensuite toute production littéraire écrite dans cette langue.

PRÉSENTATION DU MOYEN AGE LITTÉRAIRE .

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LES GENRES LITTÉRAIRESLe théâtre religieux et profane

Comme dans la Grèce antique, le théâtre français a une origine religieuse. À partir duXème siècle, on représente, à l'intérieur des églises et en latin, de brefs drames liturgiques, dont lesujet est tiré de la Bible. Il avait été oublié sous les Mérovingiens et les Carolingiens et renaît auMoyen Age en s'inspirant de la vie liturgique. La liturgie dramatise le mystère sacré; elle lereprésente et donne naissance au drame liturgique, partie intégrante de l'office. Autour de l’anmille, les tropes font leur apparition. C’est, à l’office de Pâques, le dialogue des saintes femmeset de l’ange (un enfant en robe blanche debout sur un podium dressé au milieu du chœur): Quicherchez-vous dans le sépulcre? – Jésus de Nazareth. – Il n’est plus ici. Il est ressuscité..., ou, àla veille de Noël, sur le jubé, le défilé des prophètes annonçant la venue du Sauveur.

A l'extérieur des églises, camelots, vendeurs de drogues, arracheurs de dents, acrobates,escamoteurs, montreurs de bêtes curieuses ameutent les badauds par leurs bonimentsemphatiques (tel le Dit de l’herberie , de Rutebeuf), comme le font de leur côté les "jongleurs",qui sont des conteurs ambulants. Ce théâtre de la rue coule dans un moule littéraire le parlercommun. Dès la fin du XIIème siècle, s'accomplit un changement radical : avec le Jeu d’Adam etÈve, la plus ancienne pièce de théâtre qui a pour objet de raconter la mésaventure d’Adam auparadis, composée en français par un moine anglo-normand, la pièce se joue sur le parvis, enlangue vulgaire (le drame sacré s’émancipe du latin), avec des acteurs laïcs et un décor multiple(le Paradis, Jérusalem, l'Enfer). C'est le drame semi-liturgique, qui prend le nom de miraclequand son argument provient de la Vie des Saints (le Jeu de saint Nicolas). Il et se déploie sur leparvis de l’église, au grand jour de la place publique.

Le clergé garde la haute main sur les représentations; c’est lui qui dirige le travail desnombreux corps de métiers (confrérie) qui construisent les décors et les machines. Il règle lamise en scène, l’exécution musicale, et y tient même certains rôles. Mais les éléments profanes,par le biais des intermèdes bouffons qui tiennent en haleine le menu peuple, prendront dans lespectacle une place de plus en plus importante.

L’apparition d’écrivains professionnels, même s’ils remplissent, comme Rutebeuf, desfonctions cléricales, accentue le processus de laïcisation. C’est le cas de deux trouvèresarrageois, Jean Bodel (1210) et Adam le Bossu (1290): de l’un, le Jeu de saint Nicolas traite ladonnée hagiographique en roman d’aventures corsé de scènes de taverne; du second, le Jeu de lafeuillée , sorte de revue d’intérêt local, et le Jeu de Robin et de Marion , divertissement de cour,sont d’inspiration tout à fait profane.

Et pourtant le théâtre religieux s’enrichit de deux thèmes nouveaux : la Fête-Dieu,instituée en 1264, se célèbre en juin par des processions; aux reposoirs, des estrades sontdressées, où des tableaux vivants remémorent des scènes de l’Écriture et les "miracles de Notre-Dame", d’une spiritualité plus tempérée, plus bourgeoise. La vogue durable des deux genres estattestée par de nombreux recueils qui nous en sont parvenus.

Le terme de mystère n’est guère usité avant le XVème siècle. Il s’applique plusspécialement aux "passions", succédanés dramatiques de poèmes narratifs en latin dont le plusancien remonte à la fin du Xe siècle. La plupart déroulent comme une immense tapisserie (de15 000 à 45 000 vers) la vie du Christ, de l’Annonciation à la Résurrection puis plus tard, les viesde saints.

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Par le sujet, la farce de Maître Pathelin est encore un fabliau; par les rebondissements del’intrigue (découpée en trois actes dans des versions ultérieures) et surtout par le relief descaractères, c’est déjà une comédie. La sotie, elle aussi, pouvait comporter un développementétoffé. Les sots, ce sont les "fous" de cour. Aux mains de leur "prince", une marotte à grelotstient lieu du fouet de la satire. C’est le sceptre de la Folie, laquelle, en principe, a licence de toutdire. En fait, le pouvoir contrôle ce franc-parler ou l’utilise à son profit.

CHANTEFABLE : jeu dramatique médiéval, où les parties narratives en prose alternentavec des passages versifiés chantés. La composition la plus connue de ce type est Aucassin etNicolette (env.1200). Le genre littéraire de la chantefable a survécut jusqu’à la fin du XIVème

siècle mais sans porter le même nom.AUCASSIN ET NICOLETTE : récit anonyme du nord de la région picarde datant de

1200; le plus ancien récit de ce type écrit, pour l’essentiel, en prose. D'une forme unique, l’auteurl'appelle "chantefable", mot qui ne désigne aucun genre littéraire connu. C'est un texte charmant,tendre et ironique, coloré, qui est l’un des plus parfaits de cette époque.

Le texte est constitué d'une alternance régulière de 21 parties en vers, destinées au chantdont le manuscrit nous indique la mélodie et de 20 parties en prose. La longueur moyenne desparties versifiées est de 15 à 20 vers, groupés en laisses assonancées d’heptasyllabes à vers finalorphelin. Les parties en prose sont de même longueur donnant à l’ensemble un rythme rapide.Monologues, dialogues, passages narratifs ou descriptifs se répartissent indifféremment entrevers et prose. On y trouve les signes annonciateurs de la nouvelle : brièveté, concentration del’intérêt sur la situation, éléments de décors de la vie quotidienne, intention moralisante ouironique. C'était un spectacle mimé, dont les parties récitées et les parties chantées étaient jouéesavec accompagnement de gestes par deux jongleurs qui se partageaient les rôles.

Le thème principal pourrait provenir du roman Flore et Blancheflor (1170 env.). Ilraconte les amours contrariées de deux adolescents, qui, après diverses aventures, se marient -comme dans les romans dits idylliques. Le cadre géographique est méditerranéen. Aucassin estfils du comte de Beaucaire, Nicolette est une captive sarrasine, fille du roi de Carthage.L’auteur s’attache avec désinvolture à narrer les pittoresques aléas des conflits internes del’amour. Aucassin possède la jeunesse, le beauté, le charme et la séduction qui le font aimer;mais, dans l’adversité, c’est un pleurnichard, sa passion lui fait oublier tous ses devoirs; c’est un"fol", dont les pensées et les gestes vont sans cesse à rebours de l’héroïsme qu’exige l’amourcourtois. Nicolette, en revanche, mène le jeu; c’est en elle que s’incarne la toute-puissance del’amour; c’est sa seule initiative qui provoque le dénouement heureux. Les rôles de l’homme etde la femme vont ainsi à l’inverse de la tradition littéraire courtoise. La parodie a d’autant plusde vigueur que les figures d’Aucassin et de Nicolette se détachent d’un groupe de personnagessecondaires qui, même caricaturés, représentent une humanité médiocre et sage: compères defabliaux, comme le comte de Beaucaire ou son ennemi Bougar; types plus nuancés, comme levicomte, maître de Nicolette; paysans bourrus et terre à terre.

Au XVème siècle, le mystère, mise en scène de la Passion du Christ, attire des foulesénormes, car il est un enseignement autant qu'une confession de la foi rassemblant les croyants.Les origines de la comédie sont plus controversées. D'apparition plus tardive, elle nuit sans doutede l'introduction d'éléments profanes, souvent comiques, dans le drame religieux, pour s'affirmerprogressivement comme un genre autonome au XIIème siècle. Puis elle évolue sous la doubleinfluence de la comédie antique, familière aux clercs, et des "dits" ou monologues lyriques des

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jongleurs. Le Jeu de Robin et Marion, ancêtre de la pastorale, met déjà en oeuvre divers procédéslittéraires commue l'allusion, la transposition, la parodie. Le genre le plus fécond, qui perdurerajusqu'au XVIIème siècle, sera la farce, intermède bouffon dont en "farcit"' le drame religieux.Tournant en ridicule maris bernés, moines paillards ou trompeurs trompés, elle plaît pu sonréalisme et sa causticité.

Les récits légendairesLes récits les plus anciens sont les chansons de geste (du latin gesta : pluriel neutre du

participe passé de gerere qui signifie faire ), récits qui relatent les hauts faits guerriers de hérosexemplaires pour défendre la chrétienté au cours des croisades. La plus connue est "La chansonde Roland". Il s'agit de longs poèmes épiques organisés en laisses (strophes de longueur inégalequi comportent chacune une unité narrative) ; le mètre utilisé est le plus souvent le décasyllabe ;les vers étaient assonancés, c'est-à-dire que le dernier son vocalique de chaque vers(indépendamment des consonnes qui encadrent ce son) était le même à l'intérieur de toute lalaisse. Le poème était psalmodié par un jongleur qui s'accompagnait d'un instrument de musique;des saltimbanques mimaient les scènes racontées. De tradition orale d'abord, "la chanson deRoland" a été transcrite au début du XIème siècle.

Dans les dernières années du XIe siècle apparaissent à peu près simultanément deuxformes littéraires très différentes, mais qui toutes deux rompent nettement avec les modèles quepouvaient offrir les lettres latines, et qui toutes deux allaient constituer pour un temps lesmanifestations essentielles de la littérature romane : la chanson de geste en langue d'oïl et lapoésie Lyrique des troubadours en langue d'oc. La plus ancienne chanson de geste, La chansonde Roland dans la version du manuscrit d'Oxford, date sans doute des alentours de 1098 et lepremier troubadour, le comte de Poitiers et duc d'Aquitaine Guillaume IX, a vécu de 1071 à1127.

Les chansons de geste sont des poèmes narratifs chantés - comme leur nom l'indique - quitraitent de hauts faits du passé - comme leur nom l'indique également. Le mot geste est issu duparticipe passé au neutre pluriel du verbe «gerere » qui signifie « faire ». Ainsi, le terme « gesta» signifie « les choses faites », d’où les « exploits ».

Ces poèmes ont une forme particulière : ils sont composés de laisses (strophes delongueurs irrégulières) homophones et assonancées. Le mètre employé est le décasyllabe àcésure mineure (4/6) ou, moins souvent, majeure (6/4). Vers la fin du XIIe, la mode del'alexandrin concurrencera le décasyllabe. Mais au XVIe siècle encore le décasyllabe est senticomme le mètre épique par excellence, puisque c'est lui que choisit Ronsard pour sa Franciade.

Le mot laisse à lui seul peut donner une première idée de ce qu'est l'esthétique deschansons de geste. Ce dérivé du verbe laissier, venant du bas latin laxare, signifie "ce qu'onlaisse" et revêt à partir de là des sens variés : celui de 'legs, donation" aussi bien que celuid'"excrément". Dans le domaine littéraire, il désigne d'une façon générale un morceau, unparagraphe, une tirade d'un texte ou d'un poème, qui forme un ensemble, s'étend d'un seul tenant,est récité ou chanté d'un seul élan, sans interruption. La composition épique en laisses impliqueainsi une suite d'élans successifs, séparés plus qu'enchaînés.

Il n'y a pas de pure narrativité dans la chanson de geste, pas de linéarité du récit, commesi l'intérêt n'était pas au premier chef de savoir ce qui va se passer ensuite. Elle paraît jouer d'unperpétuel mouvement de ressac et se plaît aux répétitions et aux échos : successions de laissesrépétitives, qui ne diffèrent que par l'assonance et par d'infimes variations de point de vue ou de

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contenu, selon le procédé dit des laisses parallèles ; reprises incessantes de formules couvrant unhémistiche ou parfois un vers entier ; effets de refrain comme le fameux Halt sunt li pui... de Lachanson de Roland ; effets de symétrie - toujours dans La chanson de Roland, celle entre ladésignation de Ganelon comme ambassadeur, puis de Roland comme chef de l'arrière-garde...

L'autre trait caractéristique des chansons de geste est leur contenu. Elles traitent de sujetsessentiellement guerriers qui ont la particularité de se situer généralement à l'époquecarolingienne, le plus souvent au temps de Charlemagne ou de son fils Louis le pieux.

Un grand nombre de chansons furent composées ou remaniées au XIIe siècle.Pourquoiles jongleurs et les trouvères exécutent-ils ces oeuvres ? Le public écoutait volontiers leschansons de geste. Sinon, comment les jongleurs auraient-ils pu espérer se faire payer pour leursrécitations ? Ils interrogent : "voulez-vous ouïr bonne chanson et avenante ?" Mais ils se taisentsur les qualités littéraires de leur oeuvre, si ce n'est pour nous assurer qu'ils connaissent mieuxleur matière que les autres. Leur but principal est d'intéresser par des histoires. N'est-ce pas le butde tout conteur ?

Dès qu'un histoire est bien connue, et c'est le cas de la plupart des chansons de geste àl'époque, "suivre l'histoire, c'est moins enfermer les surprises ou les découvertes dans lareconnaissance du sens attaché à l'histoire prise comme un tout qu'appréhender les épisodes eux-mêmes bien connus comme conduisant à cette fin. Une nouvelle qualité du temps émerge decette compréhension".

Chantant l'exploit individuel en lui donnant un retentissement collectif, l'épopée étaitfortement marquée par une vision oligarchique du monde. Elle a ainsi pu fournir à l'aristocratieun appui non négligeable dans sa recherche d'histoires fondatrices et légitimantes.

A partir de 1150, un nouveau genre littéraire s'impose : le roman ; texte écrit en langueromane, en octosyllabes rimés (et non assonancés comme dans la chanson de geste), dont lecontenu reflète la vie et les préoccupations des cours princières, des grands seigneurs féodauxmais aussi du peuple. Les sujets sont empruntés à la matière de Bretagne c'est-à-dire auxlégendes celtiques (les différents sujets d'inspiration au moyen âge sont regroupés en troisgrandes catégories :1) la matière antique : sujets empruntés à l'antiquité grecque telle la guerre de Troie, puis à

l'antiquité latine ;2) la matière de France : sujets empruntés aux croisades et aux grandes batailles pour défendreLa France ;3) la matière de Bretagne : le merveilleux et le vraisemblable se côtoient. Les chevaliers de latable ronde et le roi Arthur, rendus célèbres par les romans de Chrétien de Troyes, Tristan etYseut et le roi Marc, restent les figures emblématiques de la production littéraire de cette époque.

Un roman courtois est un long récit écrit au Moyen Âge (XIe et XIIe siècle) en versoctosyllabiques ou en prose. Il met en scène des chevaliers qui combattent pour leurs dames. Lesromans courtois représentent la notion d'amour courtois.Contrairement aux chansons de geste qui s'inspiraient de la matière de France, le roman courtoisprend pour inspiration la matière de Rome ou la matière de Bretagne.

Le roman est un récit, en langue romane (d'ou le nom de genre), écrit d'abord en versoctosyllabiques, puis en prose, où dominent les aventures fabuleuses et galantes. Ses sources nesont pas françaises. Dès la fin du XIe siècle, des copistes remanient au goût du jour, sans soucid'anachronisme, des légendes antiques ou bretonnes, comme par exemple Le Roman

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d’Alexandre, Le Roman de Troie ou les récits sur les exploits du roi Arthur et des Chevaliers dela Table Ronde. Ces œuvres remaniées représentent, en quelque sorte, la transition entre lachanson de geste et le roman courtois.

Dans les romans courtois tous les exploits chevaleresques ont pour but de plaire à laDame du cœur et de faire valoir les qualités individuelles du héros. L'adjectif « courtois », formésur le mot cour, permet de comprendre le contexte aristocratique du récit. Le parfait héroscourtois est toujours partagé entre l'aventure et l'amour. Le merveilleux chrétien et le surnatureloccupent une grande place dans le récit et en sont les éléments permanents. La nature et certainspersonnages sont décrits en détails. La vie matérielle y est présente aussi: la description deschâteaux, des tenues, des tournois, des cérémonies, représentent une nouveauté par rapport aurécit épique.

Au cours de la deuxième moitié du XIIe siècle, les auteurs les plus renommés sont :Béroul (Tristan), Thomas (Tristan), Chrétien de Troyes (Tristan, Lancelot, Le chevalier au Lion,Perceval). Leur vers préféré est celui de douze syllabes, employé dans Le Roman d’Alexandre,d’où son nom, l’alexandrin.

Le Roman de la Rose occupe une place particulière dans la littérature courtoise. C'est uneœuvre de visée didactique, composée de deux parties, écrites à une quarantaine d'annéesd'intervalle au XIIIe siècle par deux auteurs différents, Guillaume de Lorris et Jean de Meung. Ceroman va à la recherche de l'Amour et de la Vérité. C'est un songe, ordonné autour du symbolede la Rose, emblème de la féminité qu'il faut conquérir. À la suite du succès du roman, l'allégoriedevient l'un des principaux moyens de s'exprimer en littérature à travers des songes et des récitsd'aventures.

Avec la littérature courtoise on passe progressivement de la littérature transmise debouche à oreille et anonyme à la littérature écrite et signée d'auteur.Exemples de romans courtoisMatière de Rome :Le Roman de Thèbes (vers 1150).Le Roman d'Énéas (vers 1160).Le Roman de Troie (vers 1160).Matière de Bretagne :Tristan et Iseut (1170-1190).Les romans de Chrétien de Troyes (1135-1181)

Les récits satiriques et moraux

Fabliau est le diminutif de fable (on a dit aussi fableau, terme que d'aucuns jument mêmepréférable), ou de flabel, dérivé de fabula. Les fabliaux sont des contes en vers (le plussouvent en vers de huit syllabes rimant deux à deux) qui ont eu au Moyen âge, en France etdans tous les pays d'Europe, une vogue considérable. Même on peut dire qu'après les grandeschansons de geste, et pendant les XIIIe et XIVe siècles, ils ont été une des formes les plusimportantes et les plus personnelles de la littérature française. Il convient de distinguer dufabliau une foule de poésies légères qu'on a souvent, à tort, confondues avec lui et qui ont uncaractère tout particulier - tels sont les miracles et contes dévots, les lais, les dits, les débats,les moralités, les chroniques historiques rimées - et d'adopter pour eux la définition si nette deAnatole de Montaiglon :« Le fabliau est un récit plutôt comique d'une aventure réelle ou possible, même avec desexagérations, qui se passe dans les données de la vie humaine moyenne. »

C'est, en tout cas, un produit typique de la littérature française, l'expression la plus

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ancienne et la plus populaire de l'esprit satirique qu'elle a pu manifester à diverses époques; letrait le plus caractéristique de fabliaux est de s'attaquer à toutes les conditions sociales.« Le petit vers des fabliaux, écrit Taine, trotte et sautille, comme un écolier en liberté, àtravers toutes les choses respectées ou respectables, daubant sur les femmes, l'Église, lesgrands, les moines.» Il se gausse de la paillardise des évêques, de la gourmandise des curés, de leurignorance, de leur friponnerie, de leur grossière galanterie; il flagelle la gloutonnerie desmoines, le libertinage des religieuses, leur avidité, leur convoitise du bien d'autrui qui leur faitassiéger le lit des malades pour capter les héritages. Il n'ose attaquer aussi vivement la vieprivée des seigneurs : mais il souligne avec malice les caprices bizarres de certains chevalierset barons, leurs aventures amoureuses et la conduite assez légère des châtelaines. Parexemple, il traite sans le moindre ménagement les bourgeois et les vilains; ils ont tous lesdéfauts avarice sordide, fourberie, ruse, grossièreté, ingratitude; ils sont outrageusementtrompés par leurs femmes qui n'ont ni pudeur ni retenue; ils passent le plus clair de leur tempsen querelles de ménage et en discussions d'intérêt. En somme, c'est un tableau, sinon tout àfait fidèle, du moins très complet des moeurs du temps.

Le fabliau aborde tous les tons, depuis la raillerie caustique jusqu'aux grâces les plustouchantes. Il a du naturel, de l'abondance, de la facilité, de l'enjouement, un esprit vif etlibre. Il est dépourvu en général des délicatesses de la forme et des élégances de la poésie. Lestyle en est souvent aussi négligé que la rime. Mais le comique n'y fait jamais défaut : Il vajusqu'à la grossièreté, jusqu'à la licence. Mais c'est encore de la licence franche et naïve etpoint du tout cette recherche d'obscénité ou se complaisent les conteurs italiens. Quelques-unsont la prétention de moraliser et se terminent, pour bien frapper l'auditeur, par une morale, unproverbe connu, ou même des réflexions philosophiques dans le genre de celles-ci :Par ce tieng je celui a folQui trop met en fance sa cure;Fame est de trop foible nature,De noient rit, de noient pleure,Fame aime et het en trop poi d'eure;Tost est ses talenz remuezQui fame croist, si est desvés.

Abordant des sujets concrets, souvent grossiers voire obscènes, le fabliau s'oppose ainsià la tradition courtoise qui dominait alors la littérature médiévale. Pour justifier ce contrasteentre la liberté de ton et de thème des fabliaux et l'évocation des grands sentimentsqu'exaltaient les romans courtois, on a cru un temps que les deux genres n'étaient pas destinésau même public : le fabliau aurait ainsi été la forme littéraire des « petites gens », paropposition à la courtoisie que visait la noblesse. Pourtant, d'autres études ont montré que cetteopposition n'est pas fondée et que les fabliaux appartenaient bien au même répertoire que lesautres genres médiévaux : ils s'adressaient donc probablement au même public maisproposaient, en jouant sur l'aspect parodique, une approche différente de la littérature.

Souvent anonymes, les fabliaux sont attribués à des jongleurs ou des ménestrels ; on saitcependant que Gautier Le Leu, Henri Andély, le poète Rutebeuf, Jean Bodel et Jean de Condéen ont laissé plus d'un. Il nous reste environ 150 fabliaux, qui sont le plus souvent d'alertes

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contes en vers. La grande majorité d'entre eux date du XIIIe s. Le plus ancien, la scabreusehistoire de Richent, qui remonte à 1160, relate les mésaventures d'une fille publique quicherche à faire endosser la paternité de son fils à trois hommes différents : un prêtre, unchevalier et un bourgeois. Des œuvres plus longues, telles le Roman de Renart, procèdentégalement du fabliau. Parmi les plus célèbres fabliaux, il faut citer : le Vilain Mire, dontMolière s'inspira pour écrire le Médecin malgré lui, le Curé qui mangea des mûres ou lePrêtre qui fut mis au lardier, qui tournent le clergé – une des cibles favorites des fabliaux – enridicule, le Chevalier au barizel ou la Bourse pleine de sens, d'un souffle plus moralisateur, ouencore les Trois Aveugles de Compiègne et le Cuvier. Genre médiéval, le fabliau s'éteintaprès le XIVe s. mais son influence reste encore sensible chez Rabelais, Molière, La Fontaineou Voltaire. "Le Roman de Renart", écrit en prose et décomposé en "branches" (à chaque "branche"correspond une aventure différente) , fait la satire des comportements humains en se servantd'animaux dont "Goupil" qui depuis a fait une longue carrière .

La Poésie

La poésie lyrique domine la production littéraire du début du XIIème siècle : lestroubadours et les trouvères chantent des chansons d'amour. L'amour et la nature sont les thèmesprivilégiés de ces poèmes composés de quatre ou cinq strophes isométriques. Bientôt, le thèmede la fin'amor (amour courtois) dominera la quasi totalité de la poésie. Nombre des auteurs sontinconnus, on retiendra : Chrétien de Troyes et Canon de Béthune

[...] extrait d'un poème de Chrétien de TroyesDame, de ce que vostre hon sui,Dites-moi, se gre m'an savez ?Nenil, se j'onques vos connui,Ainz vos poise, quant vos m'avez.Et puis que vos ne me volez,Donc sui je vostre par ennui ;Mes se ja devez de nuluiMerci avoir, si me sofrez,Car je ne puis servir autrui.

A Partir du treizième siècle, les romans se multiplient, et traitent de sujets très divers. Lesplus connus sont : "Le Roman de la Rose" de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun,évocation sur le mode allégorique des vices et des vertus de l'être humain.

Au quatorzième siècle, c'est à nouveau le grand retour de la poésie. Le thème de l'amourcourtois est délaissé au profit d'un lyrisme plus personnel, comme en témoigne la poésie de

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Charles d'Orléans (1394-1465), qui en quelque sorte annonce déjà la poésie lyrique duseizième siècle. François Villon, met en vers toute sa révolte contre la société et l'ordre établi. Ilse démarque de l'écriture poétique canonique en ayant recours à un langage familier, voirevulgaire. "La ballade des Pendus" et "la Ballade des Dames du temps Jadis" sont ses poèmes lesplus retenus.

«Automne du Moyen Âge», le XVe siècle pourrait se définir comme le siècle de laMélancolie. Il ne s'agit pas (encore) du sentiment de vague tristesse et d'ennui de vivre, maisplutôt d'une prise de conscience de la dimension tragique de la condition humaine et d'unenouvelle sensibilité au temps. Car le temps sous tous ses aspects, date, durée, fêtes, rites, devientun sujet majeur du lyrisme. Ubi sunt est un thème qui traverse la poésie à la fin du Moyen Âge,de Deschamps à Villon. Le temps trop lent, la «longue attente» tue l'espoir de Charles d'Orléanset le transforme en mérencolie ou en nonchaloir. Le temps, qui revêt parfois le masque de laFortune pour marquer l'instabilité de la condition humaine, use et conduit immanquablement à lavieillesse et à la mort. Ce dernier thème, si présent dans l'oeuvre de Villon, insiste sur ladécomposition, sur le regret des jouissances passées.

Dans un monde miné par le temps, guetté par la mort et par la destruction, la vérité dupoème se fonde de plus en plus sur le «sentiment», sur le moi. À travers le je devenu lieu de lapoésie, la lyrique à la fin du Moyen Âge traduit un nouveau rapport du poète à lui-même et à laréalité. C'est cette transformation du je en moi que traduisent la poésie de Charles d'Orléans oucelle de François Villon. Au je énonçant du grand chant courtois, je universel et intransitif,selon l'expression de Paul Zumthor, succède un je dialogique, qui s'adresse à un interlocuteur, lecrée au besoin. Le mythe de la Belle Dame sans merci, mis en oeuvre par Alain Chartier dit latransformation de la dame courtoise inaccessible en interlocutrice. Le Débat du coeur et du corpsde Villon situe le dialogue à l'intérieur de l'être même, le dédoublant mais l'exaltant à la fois.

À la fin du Moyen Âge le lyrisme a donc changé de modèle. «Son héros n'est plusNarcisse, figure de la parole intransitive, il n'est plus Orphée, incarnation du chant, mais il estcelui qui crée de ses mains et qui crée l'autre: Pygmalion» (J. Cerquiligni). De la métaphore à lamétamorphose, de la joie à la mélancolie, du charme de la voix à la fascination des bellesformes, du plaisir immédiat de la musique au plaisir différé de l'écriture, tel est le trajet queparcourt la poésie lyrique à la fin du Moyen Âge.

Les ChroniquesSi, écrire l'histoire signifie encore pour les chroniqueurs des XIVe et XVe siècles relater de

façon détaillée les événements dans leur succession chronologique pour en détacher la valeurexemplaire, les malheurs des temps - épidémies, famines, calamités de toute sorte mais surtout laGuerre de Cent Ans - modifient sensiblement le discours historique.

Le conflit entre Français et Anglais, aggravé au début du XVe siècle par la guerre civileentre Armagnacs et Bourguignons, assigne souvent aux chroniques une dimension polémique enmême temps qu'il développe le sentiment national et la réflexion sur les relations entre État etsociété.

La conscience de vivre des circonstances d'une gravité exceptionnelle détermine desimples particuliers à tenir des «journaux», échos des événements qui les ont marqués mais aussi

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sources précieuses d'informations sur la mentalité commune et sur la vie quotidienne du XVesiècle.

Les revers subis pendant la guerre, la crise qu'ils ont engendrée suscitent des nostalgies.On se tourne vers le passé récent pour fixer dans les mémoires une image idéale des figureshéroïques de la Guerre de Cent Ans. C'est à cette intention que répond la Chanson de BertrandDu Guesclin, composée en laisses épiques par le clerc Jean Cuvelier vers 1380-1385.

Mais l'historiographie se double de plus en plus d'une réflexion morale et politique,mettant en question le système des valeurs féodales traditionnelles. Si, dans ses Chroniques,Froissart se propose d'exalter la chevalerie et ses valeurs en célébrant la Prouesse et sesmanifestations, la réflexion parfois cynique de Commynes sur la duplicité universelle met enquestion et même détruit les mythes chevaleresques et courtois.

Qu'il exalte en un effort sublime des valeurs appartenant au passé ou qu'il sonne le glas denormes et d'attitudes jugées anachroniques, le chroniqueur devient de plus en plus historien,porteur d'une réflexion politique. Parce que, si écrire une chronique, c'est montrer Dieu dans sesoeuvres, ce Dieu maître de l'histoire qui est cause des événements et dispensateur des châtimentsou des récompenses selon la justice, c'est aussi «rechercher des règles de conduite pour lesgénérations et les temps à venir, proposer des modèles» (C. Marchello-Nizia). Destinés le plussouvent à des princes, ces ouvrages sont donc aussi un manuel de bon gouvernement.

CONCLUSIONPériode intermédiaire entre l'Antiquité et la Renaissance, le Moyen Age , par son

appellation, semble être une période peu importante tant d'un point de vue historique que d'unpoint de vue littéraire. Il est vrai que les manuels d'histoire et de littérature lui accordent unemoindre importance et que, selon l'opinion entretenue, la culture se fonde davantage sur les écritsde l'antiquité et sur ceux de l'époque moderne. Quoiqu'il en soit, que justice lui soit rendue : lemythe de Tristan et d'Yseut est de taille à rivaliser avec celui d'Electre.

La littérature médiévale a une réputation médiocre aux XVIe et XVIIe siècles. Au coursde la Renaissance par exemple, elle est traitée de « ténébreuse », d'« obscurantiste », de « barbare». Au XIXe siècle, les Romantiques la redécouvrent, et l'apprécient à sa juste valeur. Aujourd'huielle continue d'être lue et réinterprétée. Les mythes qu'elle a créés sont toujours sourced'inspiration, comme par exemple celui de Tristan et Iseult, fondateur de la conception del'amour occidental.

LE SPECTACLE THÉÂTRAL MÉDIÉVAL:DU MYSTÈRE À LA FARCE

À la fin du Moyen Âge le théâtre atteint son apogée. Le XIVe siècle est dominé par le genredu miracle, qui met en scène selon la formule posée déjà au XIIIe siècle (voir ch. V)l'intervention spectaculaire d'un saint ou surtout de la Vierge en faveur des mortels. La popularitédu genre est attestée par les 40 Miracles de la Vierge, composés entre 1339 et 1382 et réunisdans un receuil, constituant probablement le répertoire d'un puy, association littéraire-religieuse.

Les mystères sont des pièces qui représentent dans sa totalité la vie d'un saint ou, surtout,qui restituent l'histoire du Christ depuis l'Incarnation jusqu'à la Résurrection - il s'agit alors desMystères de la Passion -, remontant jusqu'aux origines de l'humanité et ouvrant sur la perspectivedu Jugement dernier. De dimensions modestes, les Passions du XIVe siècle (la Passion duPalatinus ou la Passion dite de Sainte Geneviève) se limitent à la dramatisation des événementsde la Semaine Sainte (depuis le Dimanche des Rameaux jusqu'à la Résurrection), en s'inspirant

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pour l'essentiel des évangiles. Le genre atteint toutefois sa pleine maturité au XVe siècle, avecles Passions d'Eustache Mercadé (1420, plus de 25000 vers), d'Arnoul Gréban (1452, 35000 versenviron) et de Jehan Michel (1486, 30000 vers). Leurs amples dimensions, ambitionnant derestituer la totalité du temps chrétien, depuis la Création du monde, exigent une représentationqui s'étend sur plusieurs journées. Le Mystère des Actes des Apôtres (1460-1470) des frèresArnoul et Simon Gréban propose une synthèse de l'histoire sainte, alors que le Mystère de laDestruction de Troie de Jacques Milet se tourne vers la mythologie païenne pour y découvrir lesorigines de la nation française et que le Mystère du Siège d'Orléans est un écho de l'histoirecontemporaine.

Située à mi-chemin entre le théâtre religieux et le théâtre profane, la moralité fait recoursaux personnages allégoriques afin de donner une leçon, de moraliser. La Moralité de Bien Aviséet de Mal Avisé (Rennes, 1439) illustre le thème des deux voies que peut emprunter l'homme,vers le bien et vers le mal. La Condamnation de Banquet (1507) de Nicolas de La Chesnaye estun plaidoyer ingénieux pour la tempérance.

Anticipée par le dialogue dramatique, dont le Dialogue de Messieurs de Malepaye et deBaillevent (seconde moitié du XVe siècle) représente le chef d'oeuvre, la sotie, pièce de 300 à500 octosyllabes environ, s'inspire volontiers de l'actualité, dénonçant à travers le rire grinçant lafolie du monde et lui opposant la «sagesse» des sots, personnages spécifiques du genre, avatarsprobables des célébrants de la Fête des Fous. Représentée d'habitude par des confréries, tels lesCornards de Rouen ou les clercs de la Basoche de Paris, rattachés au Palais de Justice, la sotie,genre intellectuel par excellence, va de la satire jusqu'à la contestation politique, comme dans leJeu du Prince des Sots (1512) de Pierre Gringore, qui ne craint pas de ridiculiser le Pape Jules II,alors en conflit avec François Ier .

De dimension réduites (300 à 500 octosyllabes), comportant un nombre restreint depersonnages définis par leur état (le mari trompé, la femme rusée, l'amoureux) ou par leur statutsocial (le valet, le soldat, le vilain, le prêtre), les farces, insérées à l'origine entre les journées desmystères, d'où leur nom dérivé du verbe farcir, sont destinées à faire rire au moyen d'une intriguerudimentaire et d'un comique peu élevé. Un de ses sujets de prédilection est la critique desfemmes et du mariage (Farce du Gentilhomme et de Naudet, Farce du Cuvier). Le chef d'oeuvredu genre est sans conteste la Farce de Maître Pathelin, composée entre 1456 et 1469, dont lesdimensions trois fois supérieures à la moyenne et la complexité de l'intrigue ne font que releverle thème central du «trompeur trompé» et de la ruse qui mène le monde.

Théâtre religieux et théâtre profane ont toutefois en commun la dimension de fête.Spectacle inséparable de l'espace urbain et de la sensibilité qui y est attachée, le théâtre à la findu Moyen Âge réunit la communauté en un «cercle magique» (H. Rey-Flaud), autour de lagrand-place de la cité, pour moraliser ou divertir, satiriser ou émouvoir, pour rendre enfin cettecommunauté solidaire d'elle-même et de ses valeurs, en perpétuant les Événements qui l'ontfondée à la «plénitude des temps».

LA FARCE DE MAÎTRE PATHELIN (vers 1465)

Chef d'oeuvre du théâtre comique médiéval, la Farce de Maître Pathelin (1470 vers, troisfois plus que la plupart des farces), combine avec adresse plusieurs intrigues, exploite avec un

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instinct dramatique sûr les divers ressorts du comique, tout en évitant la vulgarité de ton et leschématisme souvent présents dans les autres farces, pour camper un monde dominé par l'astuceet l'hypocrisie.

Avocat depuis longtemps sans procès, Pathelin trouve un moyen ingénieux de se procurer ledrap dont il a besoin sans payer: par des propos flatteurs il convainc le drapier à lui donner sixaunes de drap et à venir récupérer l'argent à la maison et dîner en même temps. Lorsque lemarchand se présente chez l'avocat, celui-ci, secondé par sa femme, Guillemette, joue lacomédie du mourant, qui n'a pas quitté son lit depuis des semaines.Une étrange agonieLE DRAPIER... Il couvient rendre ou pendreQuel tort vous fais je se je vienici ceans pour demander le myen?que, bon gré saint Pierre de Romme..

Il faut rendre ou bien c'est la pendaison!Quel tort vous fais-je en venantréclamer mon dû? Bon gré saint Pierrede Rome...

GUILLEMETTEHelas! tant tormentez cest homme!Je voy bien a vostre visaige, tourmenter cethomme?certes, que vous n'estes pas saige:vous estes trestout forcené!

Hélas! Comment pouvez-vous tantJe vois bien àvotre visage, certes, que vous n'avez pasvotre bon sens! Vous êtes fou à lier!

LE DRAPIERJ'enrage de n'avoir pas mon argent. argent. Helas! j'enraige que je n'ay Hélas!GUILLEMETTEHa, quel niceté!Seignez vous! Benedicite!

Ah! Quelle bêtise!Signez-vous! Benedicite!

(elle fait sur lui le signe de la croix)Faictes le signe de la croix. Faites le signe de la croix!LE DRAPIER

Or regni je bieu se j'acroix Eh bien!de l'annee drap! Quel malade!

Je renie Dieu si, de toutel'année je donne du drap à crédit! Quelmalade!

PATHELINMere de Dieu, la coronade,par ma fye, y m'en vuol anar,Or regni biou, oultre la mar!Ventre de Diou! z'en dis gigone!

Mère de Dieu la couronnée!ma foi, je veux m'en aller -ou je renie Dieu - outre-mer!Ventre de Dieu! J'en dis flûte!

(indiquant le drapier)Çastuy ça rible et res ne done.Ne carrilaine! fuy ta none!Que de l'argent il ne me sone!

Celui-là vole et ne donne rien.Ne carillonne pas! Fais ton somme!Qu'il ne me parle pas d'argent!

(au drapier)Avez entendu, beau cousin? Avez-vous compris, beau cousin?GUILLEMETTE, au drapierIl eust ung oncle lymosin, Son oncle était limousin, un frère de

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qui fut frere de sa belle ante:c'est ce qui le fait, je me vante,gergonner en limosinois.

sa belle-tante. C'est ce qui le fait,j'en suis certaine, jargonner en limousin.

LE DRAPIERDea! il s'en vint en tapinois,atout mon drap soubz son esselle.

Diable! Il s'en est allé en tapinois, avecmon drap sous le bras.

PATHELIN, à GuillemetteVenez ens, doulce damiselle.Et que veult ceste crapaudaille?Alez en arriere, merdaille!

Entrez, chère demoiselle, mais que veutce tas de crapauds? Arrière, merdaille!

(il s'enveloppe dans sa couverture)Sa! tost! je vueil devenir prestre.Or sa! que le dyable y puist estre,en chelle vielle presterie!Faut-il que le prêtre rieQuant il dëust chanter sa messe?

Vite! Je veux devenir prêtre. Que lediable y soit en ce vieux nid de prêtres!quand il devraitEt faut il que le prestre riedire la messe?

GUILLEMETTEHelas! helas! l'heure s'apressequ'il fault son dernier sacrement.

Hélas, hélas! L'heure approche où illui faut le dernier sacrement.

LE DRAPIERMais comment parle il proprementpicart? dont vient tel cocardie?

Mais comment parle-t-il courammentpicard? D'où vient une telle farce?

GUILLEMETTESa mere fust de Picardiepour ce le parle il maintenant[...]

Sa mère était picarde. Aussi parle-t-ilmaintenant picard.

PATHELINSont il ung asne que j'os braire?Alast! alast! cousin a moy,ilz le seront, en grant esmoy,le jour quant je ne te verré.Il couvient que je te herrécar tu m'as fait grande trichery;ton fait, il sont tout trompery [...]Huis oz bez ou drone nos badoudigaut an tan en hol madouempedif dich guicebnuanquez queuient ob dre douch amanmen ez cahet hoz bouzeloueny obet grande canoumaz rehet crux dan hol conso ol oz merueil grant naconaluzen archet epysyhar cals amour ha courteisy

Est-ce un âne que j'entends braire?Qu'il s'en aille! Qu'il s'en aille! Moncousin! Ils le seront en grand émoi lejour où je ne te verrai pas! Il est justeque je te haïsse car tu m'as fait grant,tromperie. Tous tes faits sont tromperie.

-Puissiez-vous avoir des étourdissementsla nuit durant. Avec les lamentations.Priant pour vous à l'envie. Tous vosparents par crainte que vous ne rendiezvos entrailles. En faisant de grandeslamentations. À tel point que vous ferezpitié aux chiens qui meurent de faim.Vous aurez l'aumône d'un cercueil.Contre beaucoup d'amour et decourtoisie.

LE DRAPIER, à Guillemette

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Helas! pour Dieu, entendez-y.Il s'en va! Comment il guergouille![...]Par le corps Dieu, il barbeloteses motz tant qu'on n'y entent rien!Il ne parle pas crestïen,ne nul langaige qui apere.

Hélas, pour l'amour de Dieu, veillez surlui! Il s'en va! Comme il gargouille!Par le corps de Dieu, c'est le cri ducanard! Les mots sont incompréhensi-bles. Il ne parle pas chrétien ni nullangage compréhensible.

GUILLEMETTECe fut la mere de son pere,qui fut attraicte de Bretaigne.Il se meurt: cecy nous enseignequ'il fault ses derniers sacremens.

La mère de son père était originairede Bretagne. Il se meurt! Ceci nousapprend que nous devons veiller auxderniers sacrements.

PATHELIN[...] Et bona dies sit vobis,magister amantissime,pater reverendissime.Quomodo brulis? Que nova?Parisius non sunt ova;quid petit ille mercator?Dicat sibi quod trufator,ille qui in lecto jacet,vult ei dare, si placet,de oca ad comedendum.Si sit bona ad edendum,pete tibi sine mora.

Bonjour à vous, maître très aimé, pèretrès vénéré! Comment brûles-tu? Qu'ya-t-il de nouveau? Il n'y a pas d'oeufsà Paris. Que demande ce marchand? Ilnous a dit que le trompeur, celui quiest couché au lit, veut lui donner, s'ilvous plaît, de l'oie à dîner. Si elle estbonne à manger, demandes-en sanstarder!

GUILLEMETTE, au drapierPar mon serment, il se mourratout parlant. Comment il latime!Vëez vous pas comme il estimehaultement la divinité?El s'en va, son humanité:or demourray je povre et lasse.

J'en fais serment, il va mourir tout enparlant. Comme il dit du latin! Voyezcomme il révère hautement la divinité!Elle s'en va, sa vie! Et moi, je demeu-rerai, pauvre malheureuse!

LE DRAPIER, à partIl fust bon que je m'en alasseavant qu'il eust passé le pas [...]

Il serait bon que je parte avant qu'il nene meure.

(à Guillemette)Pardonnez-moy, car je vous jureque je cuidoye, par ceste ame,qu'il eust eu mon drap. A Dieu, dame:pour Dieu, qu'il me soit pardonné!

Je vous demande pardon! Je vous jure,sur mon âme, qu'il avait mon drap.Adieu, madame! Pour l'amour de Dieu,pardonnez-moi!

Pour préparer l'étude du texte:- Relevez les formes du comique mises en oeuvre dans cette scène.- En quoi Pathelin se montre-t-il un comédien consommé?- Quel est l'effet produit par les «langages divers» parlés par Pathelin?

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Le drapier part, croyant avoir rêvé la vente de drap à Pathelin. Rencontrant son berger,Thibault Aignelet, il l'accuse de lui voler ses moutons et le traîne au tribunal. Thibault prendPathelin pour avocat, qui lui indique un moyen sûr de ne pas se faire condamner: à toutes lesquestions du juge il répondra «Bée!». Voyant plaider le «mourant», la confusion du drapieratteint le comble: il confond sans cesse vente de drap et vol des moutons.

Un procès embrouilléLE JUGE - Puisque vous êtes en présence tous deux, présentez votre cause!LE DRAPIER - Voici donc ce que je lui demande: monseigneur, c'est la vérité que, pour

l'amour de Dieu et par charité, je l'ai elevé quand il était enfant. Quand je le vis assez fort pouraller aux champs, bref je fis de lui mon berger. Et je le mis à garder mes bêtes. Mais, aussi vraique vous êtes là assis, monseigneur le juge, il a fait un tel carnage de mes brebis et de mesmoutons que sans faute...

LE JUGE - Mais voyons! N'était-il point votre salarié?PATHELIN - Bien sûr! Car, s'il s'était amusé à le garder sans salaire...LE DRAPIER - Puissé-je Dieu désavouer si ce n'est vous! C'est vous, sans faute!LE JUGE - Comment? Vous tenez la main haute? Avez-vous mal aux dents, maître Pierre?PATHELIN - Oui, elles me font une telle guerre que jamais je n'ai senti pareille rage. Je

n'ose lever le visage. Pour l'amour de Dieu, n'interrompez pas le débat!LE JUGE, au drapier - Allons! Achevez votre plaidoirie! Vite! Concluez clairement!LE DRAPIER, à part - C'est lui, pas un autre! Par la croix où Dieu s'étendit! (à Pathelin).

C'est à vous que j'ai vendu six aunes de drap, maître Pierre!LE JUGE, à Pathelin - Que dit-il de drap?PATHELIN - Il perd le fil. Il pense revenir à son propos et ne s'y retrouve plus, parce qu'il a

mal appris son histoire.LE DRAPIER, au juge - Que je sois pendu si un autre me l'a pris, mon drap, par la

sanglante gorge!PATHELIN - Comme le méchant homme va chercher loin les inventions qu'il forge à

l'appui de sa cause! Il veut dire - quel entêtement! - que son berger avait vendu la laine (je l'aicompris!) dont est fait le drap de ma robe; il affirme en effet que son berger le vole et lui asubtilisé la laine de ses brebis.

LE DRAPIER, à Pathelin - Dieu me frappe de malheur si vous ne l'avez!LE JUGE - Paix! Que diable! Vous bavardez! Eh! Ne pouvez-vous revenir à votre propos

sans arrêter la cour par de tels bavardages?PATHELIN, riant - Je souffre, et il faut que je rie. Il est déjà si empêtré qu'il ne sait où il en

est resté. Il faut que nous le ramenions à son propos.LE JUGE, au drapier - Allons! Revenons à ces moutons! Qu'en fut-il?LE DRAPIER - Il en prit six aunes de neuf francs.LE JUGE - Sommes-nous simples d'esprit ou comédiens? Où vous croyez-vous?PATHELIN - Pasambleu! Il vous fait paître! Est-il homme de bien à juger pas sa mine!

Mais je suggère qu'on examine un peu sa partie adverse.LE JUGE - Vous avez raison. Il s'entretient avec lui. Certainement il le connaît. Approche!

Parle!THIBAULT AIGNELET - Bée!

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LE JUGE - Quel casse-tête! Que signifie ce «bée»? Suis-je une chèvre? Parle-moi!THIBAULT AIGNELET - Bée!LE JUGE - Puisse Dieu te donner sanglante fièvre! Te moques-tu?PATHELIN - Croyez qu'il est fou, ou stupide, à moins qu'il ne s'imagine être parmi ses

bêtes!LE DRAPIER - Je renie Dieu, maintenant, si vous n'êtes celui, non un autre, qui m'a pris

mon drap! Ah! Vous ne savez, monseigneur, par quelle malice...LE JUGE - Taisez-vous donc! Êtes-vous idiot? Laissons ce détail, et venons à l'essentiel.LE DRAPIER - Sans doute, monseigneur, mais l'affaire me concerne: cependant, par ma

foi, aujourd'hui je n'en dirai plus mot... (Une autre fois, il en ira comme il pourra. Il me fautavaler sans mâcher). Or j'exposais les circonstances dans lesquelles j'avais donné six aunes... jeveux dire, mes brebis... Je vous en prie, sire, pardonnez-moi! Ce gentil maître... Mon berger,quand il devait être aux champs... Il me dit que j'aurais six écus d'or quand je viendrais... Il y atrois ans de cela, dis-je, mon berger s'est engagé à garder mes brebis loyalement, sans dommageni vilenie... Et maintenant il nie tout net et drap et argent. (à Pathelin) Ah! Maître Pierre,vraiment... (le juge fait un geste d'impatience). Le ribaud que voici me volait la laine de mesbrebis et toutes saines les faisait mourir et périr en les assommant et les frappant à grands coupsde bâtons sur la tête... Quand il eut mon drap sous son bras, il partit à vive allure, et me demandad'aller chercher chez lui, dans sa maison, six écus d'or.

LE JUGE - Il n'y a rime ni raison en tout ce rabâchage. Qu'est-ce que c'est? Vous mêleztout! En somme, pasambleu, je n'y vois goutte: il marmotte de drap, puis babille de brebis, à tortet à travers. Ce qu'il dit ne se tient pas.

Pour préparer l'étude du texte:- Qu'est ce qui fait le comique et le dynamisme de cette scène?- Relevez les traits de satire de la justice.Le Juge, n'ayant rien compris, pense que le drapier est fou et absout Thibault. Pathelin a

donc gagné le procès, Mais au moment de se faire payer par son client...Le trompeur trompé

PATHELIN, au bergerDy, Aignelet. Dis donc, Aignelet!LE BERGERBée! Bée!PATHELINVien ça, vienTa besongne est elle bien faicte?

Viens ça, viens! Ton affaire est-ellebien réglée?

LE BERGERBée! Bée!PATHELINTa partie s'est retraicte;ne dy plus «bee»; il n'y a force.Luy ay je baillé belle estorse?T'ay je point conseillé a point?

Ton adversaire s'est retiré. Ne dis plus«Bée!» Ce n'est plus la peine! L'ai-jeentortillé? Mes conseils n'étaient-ilspas opportuns?

LE BERGER

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Bée! Bée!PATHELINHé dea! on ne t'orra point;parle hardiment; ne te chaille.

Eh! Diable! On ne t'entendra pas: parlehardiment! Ne t'inquiète pas!

LE BERGERBée! Bée!PATHELINIl est temps que je m'en aille:paye moy!

Il est temps que je m'en aille: paie-moi!

LE BERGERBée! Bée!PATHELINA dire veoir,tu as tresbien fait ton devoir,Ce qui luy a baillé l'avance,c'est que tu t'es tenu de rire.

À dire vrai, tu as bien tenu ton rôle,et ton attitude a été bonne. Ce qui luia donné le change, c'est que tu t'esretenu de rire.

LE BERGERBée! Bée!PATHELINQuel «bee»? Ne le fault plus dire.Paye moy bien et doulcement!

Qu'est-ce que ce «Bée»? Il ne faut plusle dire! Paie-moi bien et gentiment!

LE BERGERBée! Bée!PATHELINQuel «bee»? Parle saigementet me paye; si m'en yray.

Qu'est-ce que ce «Bée»? Parleraisonnablement! Paie-moi et je m'en irai.

LE BERGERBée! Bée!PATHELINSez tu quoy? je te diray:je te pry, sans plus m'abaier,que tu penses de moy payer.Je ne vueil plus de ta beerie.Paye tost!

Sais-tu? Je te dirai une chose: je te priesans plus me bêler après, de songer àme payer. J'en ai assez de tes «Bée!»Vite! Paie!

LE BERGERBée! Bée!PATHELINEsse mocrie?Esse quant que tu en feras?Par mon serment, tu me pairas,entens tu? se tu ne t'en voles.Sa! argent!

Est-ce moquerie? Est-ce tout ce que tuen feras? Je te le jure, tu me paieras,entends-tu? à moins que tu ne t'envoles!Allons! L'argent!

LE BERGERBée! Bée!

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PATHELINTu te rigolles!Comment? N'en auray je aultre chose?

Tu te ris! Comment! N'en aurais-je autrechose?

LE BERGERBée! Bée!PATHELIN

Tu fais le rimeur en prose!Et a qui vends tu tes coquilles?Scez tu qu'il est? Ne me babillesmeshuy de ton «bee», et me paye!

Tu fais le rimeur en prose.Et à qui vends-tu tes coquilles?Sais-tu ce qu'il en est? Ne me rebatsplus désormais les oreilles de ton «Bée!»et paie-moi!

LE BERGERBée! Bée!PATHELINN'en auray je aultre monnoye?A qui te cuides tu jouer?Je me devoie tant louer louerde toy! or fais que je m'en loe.

N'en tirerai-je autre monnaie? De quicrois-tu te jouer? Je devrais tant mede toi! Eh bien! Fais donc que jem'en loue!

LE BERGERBée! Bée!PATHELINMe fais tu mengier de l'oe? Me fais-tu manger de l'oie? Maugrebleu!

(à part)Maugré bieu! ay je tant vescuqu'ung bergier, ung mouton vestu,ung villain paillart me rigolle?

Ai-je tant vécu qu'un berger, un moutonhabillé, un vilain paillard, me bafoue?

LE BERGERBée! Bée!PATHELINN'en auray je aultre parolle?Se tu le fais pour toy esbatre,dy le, ne m'en fays plus debatre.Vien t'en soupper a ma maison.

N'en tirerai-je pas un autre mot? Si c'estpour te divertir, dis-le! Ne me fais plusdiscuter! Viens t'en souper à la maison!

LE BERGERBée! Bée!PATHELINPar Saint Jehan, tu as raison:les oisons mainnent les oes paistre!

Par saint Jean, tu as raison. Les oisonsmènent paître les oies. Je croyais être

(à part)Or cuidoye estre sur tous maistre,des trompeurs d'icy et d'ailleurs,des fort coureux et des bailleurs

maître de tous les trompeurs d'ici etd'ailleurs, des aigrefins et bailleurs deparoles à tenir le jour du jugement, et

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de parolles en payement,a rendre au jour du jugement,et ung bergier des champs me passe!

un berger des champs me surpasse!

(au berger)Par saint Jaques! se je trouvasseung sergent, je te fisse prendre!

Par saint Jacques, si je trouvais un bonofficier de police, je te ferais arrêter!

LE BERGERBée! Bée!PATHELINHeu, «bee»! L'en me puisse pendrese je ne vois faire venir pas venirung bon sergent! Mesadvenirluy puisse il s'il ne t'enprisonne!

Heu! Bée! Qu'on me pende si je ne faisun bon officier! Malheur à luis'il ne te met pas en prison!

LE BERGER, s'enfuyantS'il me treuve, je luy pardonne! S'il me trouve, je lui pardonne!

Pour préparer l'étude du texte:- Le dénouement était-il prévisible?- Comment Pathelin apparaît-il dans cette dernière scène? Est-il en accord avec le

personnage que nous avons vu jusqu'à présent?- En vous appuyant sur les fragments cités, essayez de dégager les principes sur lesquels

repose la farce médiévale.

MYSTÈRES DE LA PASSION

ARNOUL GRÉBAN (vers 1425 - vers 1495)Le Mystère de la Passion (vers 1450)Le Mystère de la Passion d'Arnoul Gréban, représenté pour la première fois à Paris, vers

1450, est à juste titre le plus célèbre du genre. Maître ès arts et bachelier en théologie, Grébanfait preuve d'un grand talent poétique et dramatique. L'oeuvre monumentale (près de 35000 vers)comporte un prologue et quatre journées (équivalents approximatifs de l'acte, comportant lenombre de vers susceptibles d'être récités en une journée de représentation), l'action allant de «lacréation du monde» jusqu'à la Nativité, à la Passion et à la Résurrection de Jésus-Christ.

Jésus et sa mèreNOTRE-DAME

Pour ôter cette mort dolenteQui deux coeurs pour un occirait,Il m'est avis que bon seraitQue sans votre mort et souffranceSe fît l'humaine délivrance;Ou que, s'il vous convient mourir,Que ce soit sans peine souffrir;Ou, si la peine doit vous nuire,

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Consentez que première je meure;Ou, s'il faut que mourir vous voie,Comme pierre insensible sois.Fils, humblement vous ai servi:Si n'ai pas vers vous deservi*, *méritéChose par quoi deviez débattre* *hésiterÀ m'octroyer l'un de ces quatre,Car tous sont en votre puissance.

JÉSUSMa mère et ma douce alliance,* *parenteÀ qui obéissance dois,Ne vous déplaise cette foisS'il faut que je désobéisseEt votre requête escondisse:* *repousseCes quatre ne vous puis passer,Non pas l'une; et devez penserQue l'Écriture ne ment point.Et, pour répondre au premier pointQue requérez, que sans mourirLes humains doive secourir,Mourir me convient par envie,* *de mon plein gréEn adverissant* Isaïe *confirmantQui en ses très saints devis* *parolesA dit de moi: «Sicut ovisAd occidendum ducitur».

NOTRE-DAMEO fils, que ce parler m'est durEt mal savourant* à merveille! *désagréableJÉSUS[...] Le second point, mère bénigne,Auquel requérez que je meureSans peine qui me puisse nuireForce est que ja* ne l'obteniez; *jamaisCar, comme tous ceux d'Adam nésOnt péché jusqu'à vous et moi,Moi, qui humanité reçois* *qui suis devenu hommePour tous les humains délivrer,Dois sur tout mon corps endurerExcessive peine et amère; [...]

NOTRE-DAMEO dolente mère pleine d'angoisse!Oh pitié, oh compassion!Pourras-tu voir telle passionSur ton cher fils exécuter?

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O deuil ineffable à porter,Quel coeur te saura soutenir?

JÉSUSLe tiers ne pouvez obtenir,Ni jamais permettre ne doisQue mort vous prenne avant moi,Car votre âme faudrait descendreLà-bas au limbe et moult attendreEn plainte et lamentationJusques à mon ascension,Qui serait chose moult obscure* *très triste, pénibleEt semblerait que n'eusse cure* *je ne me soucierais pasDe votre bien et votre honneur.Du quart ne puis être donneurNonobstant qu'il me fût possible,Il ne serait pas pertinentQue mère, qui si tendrementAime son fils, vît telle pitiéEt son fils à telle mort traictié* *soumisEt de sa dure passionN'eût en son coeur compassion.Mais sur ce point vous confortez,Ma mère, et constamment portez* *supportez avec constanceCar du deuil de votre penséeSerez du tout récompenséeEn joie et exultationAprès ma résurrection:Car alors vous visiteraiEt votre coeur conforteraiDe joie et parfaite lumière.

NOTRE-DAMECher fils, quoi que vous requière,Pardonnez ma simplicité;Puisqu'il est de nécessité,Votre bon vouloir en soit fait.

JEAN MICHEL (mort en 1501 Le Mystère de la Passion (1486)

Originaire d'Angers où il exerce la profession de médecin, Jean Michel y fait représenterson Mystère de la Passion en 1486 (joué à Paris également en 1490, 1498 et 1507). L'auteurdéclare ouvertement n'apporter que des «additions et corrections» au texte d'Arnoul Gréban et,effectivement, ses emprunts sont presque littéraux (il s'agit surtout des journées II et III duMystère de Gréban). Moins savant que son devancier, moins «théologien» surtout, Jean Micheln'en est pas moins lyrique: ses efforts visent à émouvoir les gens simples et ignorants; c'est

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pourquoi il insiste sur des aspects plaisants ou profanes qui font mieux comprendre lecomportement des personnages. Le texte qui suit est un exemple du travail de remaniement queMichel fait subir au texte de son prédecesseur.

NOTRE-DAMEPuisque ne m'avez accordéDe mes trois pétitions* aucune, *demandesAu moins, par prière importune,Vous plaise m'octroyer la quarte.C'est, s'il faut que mort vous départe* *sépareD'avec moi, et que moi, mèreVous voie souffrir mort amèrePour sauver l'homme, je vous prieQue je sois comme ravieEt soit ma triste âme suspense* *privéePour lors de toute connaissance,Durant votre si grief tourment,Sans avoir aucun sentimentDes douleurs qu'aurez si grandes.C'est la quarte de mes demandes,Que je vous requiers de bon coeur.

JÉSUSCe ne serait pas votre honneurQue vous, mère tant douce et tendre,Vissiez votre doux fils étendreEn la croix et mettre à grief* mort *cruelleSans en avoir aucun remort* *morsureDe douleur et compassion.Et aussi le bon SiméonDe vos douleurs prophétisa,Quand entre ses bras m'embrassa,Que le glaive de la douleurVous percerait l'âme et le coeurPar compassion très amère.Pour ce, contentes-vous*, ma mère, *résignez-vousEt confortez en Dieu votre âme:Soyez forte car oncques* femme *jamaisNe souffrit tant que vous ferez;Mais en souffrant mériterezLa lauréole* de martyre. *couronne de laurier

NOTRE-DAMEO mon fils, mon Dieu et mon sire,Je te mercie très humblementQue tu n'as pas totalementObéi à ma volonté.

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Excuse ma fragilité,Si par humaines passionsAi fait telles pétitionsQui ne sont mie* recevables. *pointTes paroles sont raisonnablesEt tes volontés sont hautaines*, *supérieuresEt les miennes ne sont qu'humaines;Pour ce, ta divine sagesseExcuse l'humaine simplesseDe moi, ton indigne servante,Qui, d'amour maternel fervente*, *brûlantAi fait telles requêtes vaines.

JÉSUSElles sont douces et humaines,Procédant de charité:Mais la divine volontéA prévu qu'autrement se fasse.

NOTRE-DAMEAu moins veuillez, par votre grâce,Mourir de mort brève et légère!JÉSUSJe mourrai de mort très amère.

NOTRE-DAMENon pas fort vilaine et honteuse!

JÉSUSMais très fort ignominieuse.

NOTRE-DAMEDonc bien loin, s'il est permis!

JÉSUSAu milieu de tous mes amis.

NOTRE-DAMESoit donc de nuit, je vous prie!

JÉSUSMais en pleine heure de midi.

NOTRE-DAMEMourrez donc comme les barons!

JÉSUSJe mourrai entre deux larrons.

NOTRE-DAMEQue ce soit sous terre, et sans voix!

JÉSUSCe sera haut pendu en croix.

NOTRE-DAMEVous serez au moins revêtu?

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JÉSUSJe serai attaché tout nu.

NOTRE-DAMEAttendez l'âge de vieillesse!

JÉSUSEn la force de ma jeunesse.

NOTRE-DAMENe soit votre sang répandu!

JÉSUSJe serai tiré et tenduTant qu'on nombrera* tous mes os; [...] *dénombrera

NOTRE-DAMEÀ mes maternelles demandesNe donnez que réponses dures.

JÉSUSAccomplir faut les Écritures.

Pour préparer l'étude des textes:- Comparez les deux textes. Relevez les ressemblances et les différences. À quoi ces

dernières tiennent-elles? Quel en est l'effet?- En quoi réside, selon vous, l'intérêt de chaque texte?

LES RÉCITS LÉGENDAIRES

LA CHANSON DE ROLANDLa chanson de Roland est le modèle le plus parfait des chansons de geste. Elle est formée

de 4002 décasyllabes regroupés en laisses assonancées (les dernières syllabes des verscomportent la même voyelle), et nous est parvenue en dialecte anglo-normand par le manuscritd'Oxford. Elle est si habilement composée, qu'elle est certainement l'oeuvre d'un seul artiste,peut-être l'énigmatique Turold mentionné au dernier vers de l'oeuvre : "Ci falt la geste queTurold declinet". Il s'agit en tous cas d'un homme cultivé, artiste de métier maîtrisantparfaitement son art.

DATE DE PARUTION : Aux alentours de 1060RÉSUMÉ :

PREMIERE PARTIE, TRAHISON DE GANELON : Charles mène campagne enEspagne depuis sept ans. La ville de Saragosse seule lui résiste, dirigée par le roi Marsile quitient conseil pour tenter de faire partir le roi franc. Blancardin lui suggère d'envoyer présents,otages et de promettre sa conversion pour l'inciter à rentrer. Le voilà parti, escorté de sessarrasins, pour soumettre sa demande.

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Charles hésite, et les opinions divergent. Roland et son beau-père Ganelon s'opposent.L'un appelle au combat et la vengeance des messagers décapités, tandis que l'autre prône laconciliation. L'heure est venue de désigner un messager. Roland se porte en vain volontaire, puisdésigne son "parâtre", qui prend cet honneur pour un traquenard, et se voit contraint d'accepterune mission périlleuse. Sa haine attisée par ses compagnons et par Blancardin, il se fait lapromesse de tuer Roland.

A la cour de Marsile, Ganelon s'acquitte de sa mission, puis se laisse entraîner par sahaine et la ruse de ce dernier vers la trahison. Il élabore une stratégie qui conduira à la mort deRoland, envoyé à l'arrière-garde. Au retour de sa mission, Ganelon désigne son beau-fils pourcommander l'arrière-garde, ce qu'il accepte par orgueil et amour du danger, malgré les craintesde tous.

DEUXIÈME PARTIE, LA BATAILLE DE RONCEVAUX : Roland est à la tête del'arrière-garde. L'armée pénètre en Gascogne, et les Français sont émus à la vue de la doulceFrance. Cependant, les sarrasins chevauchent à leur poursuite. Ils sont aperçus par Olivier, quiconjure Roland de sonner du cor pour avertir Charlemagne. Mais ce dernier refuse et préfèremourir que perdre son honneur. L'Archevêque Turpin exhorte les troupes, leur promettant uneplace au paradis.

La bataille s'engage. Deux assauts successifs sont lancés, conformémentaux conseils de Ganelon. Cent mille hommes conduits par le neveu de Marsile et douze hautsseigneurs s'abattent sur les Français. Ils sont défaits, mais les pertes françaises sont lourdes ;l'armée de Marsile s'élance ensuite, et la mêlée est l'occasion pour le poète de décrire lesprodiges guerriers et le sang coulant à flot. Les combats se ressemblent, commençant par desapostrophes injurieuses, des coups extraordinaires dont les dégâts causés sont abondammentdépeints, et finissant par une invective du vainqueur. Cependant, en France se lève une tempêtedémesurée qui frappe tout le pays. Constatant les dégâts, Roland mande Olivier et décide desonner du cor pour avertir Charles. A Olivier de refuser, soucieux de préserver l'honneur : il esttrop tard pour remporte la bataille. Roland fait sonner son olifant. Olivier est frappé par traîtrise,et sa mort nous vaut la scène la plus émouvante et la plus humaine de la chanson, entre lui etRoland qui se confient leur estime mutuelle et leur amitié.

Roland et Turpin restent seuls devant les Maures qui s'enfuient. Roland aligne les corpsde ses barons devant l'archevêque qui les bénit et rend l'âme. Sentant ses forces l'abandonner, iltente en vain de briser son épée Durendal, craignant de la voir tomber aux mains des païens. Il secouche sous un pin. "Il a tourné sa tête vers la gent païenne : il veut que Charles dise, et toute sonarmée, qu'il est mort, le gentil comte, en conquérant." Il expire, tendant à Dieu son gant droit.Saint Gabriel et ses anges descendent sur lui et l'emportent au paradis.

TROISIÈME PARTIE, LE TRIOMPHE DE CHARLEMAGNE : A Roncevaux,l'empereur se lamente sur le sort de ses vassaux, mais sans attendre pourchasse les fuyards, qui,acculés à L'Erbre, grâce à l'intervention divine qui suspend le jour, se noient à l'exception deMarsile. Ce dernier, de retour à Saragosse est secouru par l'émir de Babylone Baligant, qui jurede le venger. Charles ayant regagné le champ de bataille, pleure ses morts, et cherche sonneveu.

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La bataille finale s'engage entre les deux camps, dont l'énumération n'est pas sansrappeler les épopées homériques. Au soir, Charles affronte l'Emir, et, chancelant, requiertl'intervention divine pour se reprendre, l'achever, et remporter la victoire. Les rescapés s'enfuientet Marsile, abattu, expire. Saragosse tombe, convertie. Rapatrié en France, les corps sontinhumés à Blaye. La belle Aude, fiancée à Roland, tombe morte à la nouvelle de son trépas.

Ganelon est jugé à Aix-la-Chapelle. Invoquant pour sa défense une querelle de famille, ilaffirme n'avoir pas voulu trahir l'empereur. Trente de ses parents le défendent dont l'un, Pinabeldéfit quiconque optera pour la mort. Thierry d'Anjou se plie au jugement de Dieu et vainc.Ganelon est écartelé, ses parents pendus.

THÈME PRINCIPAL :Le héros épique, idéal chevaleresque :

L'âme de la chevalerie féodale constitue l'essence de l'oeuvre. Le poète y met en scènel'archétype de l'idéal chevaleresque, et tous ses attributs :

Roland et tous ses pairs sont avant tout des preux. Leur vaillance au combat estremarquable, et, face à l'ennemi, ils font fi de la fatigue, de la peur et du danger. Leur bravoureest sans borne, et ils n'hésitent pas à engager une bataille contre les sarrasins, bien supérieurs ennombre.

Ils sont guidés par un sentiment de l'honneur, qui les rend conscients de leur devoir.Ainsi, l'honneur féodal subordonne les guerriers à leur suzerain Charles, et pousse Ganelon àservir se dernier en allant comme messager à Saragosse, puis à se venger de Roland sans trahirson souverain (il dissuade Marsile d'attaquer le gros des troupes françaises). De même Turinprépare les soldats à mourir pour leur empereur, et tous ses barons combattent les païens pour leslui soumettre. Ils sont soucieux de conserver l'honneur familial, en se montrant dignes etsolidaires de leur lignage : Roland ne veut tout d'abord pas sonner du cor pour ne pas déshonorersa famille, puis Pinabel soutient son parent Ganelon, et subit avec lui et toute sa famille lechâtiment imposé. Enfin, l'honneur national les rend désireux de se dévouer corps et âme à leurpatrie, la "doulce France", qui leur tire les larmes des yeux quand ils pénètrent en Gascogne. Cetamour de la patrie les pousse à combattre pour sa gloire, par patriotisme, et les exalte, en contréeétrangère.

Enfin, la foi qui les anime les plie à la volonté divine, et les incite à décimer les infidèlespour la victoire de la chrétienté. Luttant pour la bonne cause, ils peuvent ainsi mourir l'esprittranquille, dans l'espérance d'acquérir, au paradis, la place promise par l'archevêque Turpin.

AUTRES THÈMES :Le merveilleux chrétien : Les aventures héroïques de Roland sont empreintes de

merveilleux. Ainsi, la petite arrière-garde française résiste face aux 400 000 sarrasins qui sontdécimés, grâce aux coups prodigieux qu'assènent Roland et ses pairs. Durendal, et les reliquesqu'elle contient ("Ah ! Durendal, comme tu es belle et sainte ! Dans ton pommeau doré, il y abeaucoup de reliques : une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile et des cheveux deMonseigneur de saint Denis, et du vêtement de sainte Marie.") ne sont pas étrangères à cesexploits. S'y ajoutent des prodiges rappelant ceux qui suivirent la mort du Christ : une tempêtemêlant grêle, vent et pluies diluviennes s'abat d'un bout à l'autre de la France à la mort deRoland. De même, Charlemagne est soutenu par saint Gabriel grâce à qui il obtient de Dieu la

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halte du soleil, ce qui lui assure la victoire. Puis, il est habité par un rêve prémonitoire où il sevoit secouru par un lévrier contre trente ours. Enfin, c'est par l'intermédiaire d'un autre rêve queGabriel lui enjoint d'aller défendre la cité d'Imphe assiégée.

FORCES AGISSANTES : L'honneur guide toutes les actions des héros : Roland eût subi un tout autre destin, s'il

n'avait accepté son poste au commandement de l'arrière-garde. De même, convaincu de sa mortprochaine, il se refuse à demander l'aide de l'empereur sous peine de déshonorer sa famille.Aussi, le drame qui se joue n'est pas dû à la fatalité, mais à la volonté des protagonistes.

Charlemagne est un héros légendaire, respecté et estimé de tous ses sujets, même dutraître Ganelon, qui loue ses qualités à Marsile : "Quiconque le voit et sait le connaître dit quel'empereur est un preux. J'aurais beau le vanter et le louer : il y a en lui plus d'honneur et de vertuque je ne saurais dire. Sa grande valeur, qui pourrait la conter ? Dieu l'a illuminé de tant denoblesse qu'il aimerait mieux mourir que d'abandonner ses barons." (laisse XL). Il est sage, segardant d'envoyer un des douze pairs en ambassadeur à Marsile. C'est avant tout un ferventchrétien combattant pour son Dieu, qui a fait de lui le défenseur de la chrétienté . Cependant,c'est également un humain avec ses faiblesses : il a peur pour les siens, et redoute d'envoyerRoland à l'arrière-garde. Par ailleurs, il pleure abondamment ses barons, et prend conscience desa vulnérabilité, une fois privé de feu son neveu.

Roland est l'archétype du preux chevalier, mû par son courage et sa vaillance au combat.Son intrépidité face à la mort ne fait qu'accroître sa valeur face aux "gloutons" et "félons" quesont les païens. Son grand sens de l'honneur et son orgueil lui est fatal, l'astreignant à combattrel'infidèle, pour préserver sa loyauté vis-à-vis de son suzerain et empereur, de sa lignée, et de sapatrie. Il est néanmoins lié à Olivier par forte une amitié, qui n'est pas sans rappeler celle quiunissait Achille et Patrocle. C'est un fervent chrétien, qui réunit les cadavres de ses pairs pour lesfaire bénir par l'archevêque, et qui demande pardon à Dieu avant de rendre l'âme.

Olivier n'est pas moins vaillant que son compagnon, mais il est de surcroît sage, et saitdiscerner la limite à accorder à l'honneur, qu'il pense compatible avec la raison : il incite Rolandà faire appel à Charlemagne quand il voit le sort de l'armée en jeu.

Turpin allie la sagesse du prêtre et la bravoure du soldat. Il se montre un fin harangueur,en poussant les chevaliers au combat, tout en leur promettant une place au paradis et en lesabsolvant. Ces coups ne sont pas vains, et il meurt en achevant sa tâche de prêtre : bénir etabsoudre les morts, et avec le charitable dessein qu'il a de porter de l'eau à Roland.

Ganelon est un vassal loyal envers son empereur, qu'il admire et qu'il sert. Le différendqu'il a avec son neveu, le malentendu où il croit voir son orgueil blessé, ainsi que sescompagnons qui attisent sa haine, le poussent à la félonie, tout en essayant de ne point trahirCharlemagne. Cependant, sa haine a mis toute l'armée en péril.

Egarons nous sur le chemin du temps pour remonter au source d'un mythe fameux, apréscelui de Pyréne : Roland. Il fait partie de la poésie épique que l'on a scindé en trois cycles ; lecycle français (chansons de geste : Chanson de Roland, poémes sur les croisades...), le cyclebreton ( légende d'Arthur, romans de la table ronde, Chrestien de Troyes...) et le cycle antique(roman d'Alexandre...).En 778, Charlemagne, récent vainqueur des Aquitains et des Lombards, engage deux arméesdans le nord de l'Espagne, tenu par les musulmans (émirat de Cordoue). Après avoir subi un

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revers sous les murs de Sarragosse (pour déloger le roi infidéle Marsile), les armées franquesrepassent les Pyrénées. Lorsque l'arrière-garde pénétre dans le défilé de Ronceveaux, lesguerriers basques, montagnards irrascibles et jaloux de leur indépendance, attaquent. Cetteembuscade coûte la vie à Roland, gouverneur de la Marche de Bretagne, l'un des plus fidéleslieutenants de Charlemagne dont la légende fera le neveu et bras droit (le destre braz del cors).Voilà la réalité mais la légende a auréolé ce simple combat donnant naissance dés le XIe siécle, àl'une des plus grandes oeuvres de l'Europe médiévale : La Chanson de Roland. Longue de 4002vers, distribués en 291 laisses assonancées d'inégale étendue, cette chanson de geste, oeuvre d'unpoéte anonyme, fait des musulmans les meurtriers de Roland, tombé entre leurs mains àcaused'une trahison (celle de Ganelon). La figure de Roland ne sonnant de l'olifant que lorsque qu'ilest sur le point de succomber, permettant ainsi à son roi de fuir tout danger, incarne le hérosvertueux, fidéle à la fois à son seigneur et au Christ.

Depuis, chacun situe Ronceveaux chez soi, cite son passage dans sa vallée... jusqu'à lacélèbre et magnifique brêche de Roland à Gavarnie ; formidable entaille faite d'un coup deDurandal, son épée. Tous les Pyrénéens se doivent de connaître cette épopée.La Chanson de Roland (extraits)

Roland a mis l'olifant à sa bouche ;L'enfonce bien, sonne avec grande force.Hauts son les monts et la voix porte loin :A trente lieues se répéte l'écho.Charles l'entend et tous ses compagnons.Le roi dit "Nos hommes livrent bataille !"Répond Ganelon : "Qu'un autre l'eût dit,Ces paroles sembleraient grand mensonges".Roland, à grand-peine et à grand effort,A grande douleur, sonne l'olifant.Et de sa bouche jaillit le sang clair,Et de son crâne la tempe se rompt.Du cor qu'il tient, le son porte fort loin :Charles l'entend, lui qui passe les ports.Naimes l'entend avec tous les Français.Le roi dit "J'entends le cor de Roland.N'en sonnerait, s'il ne livrait bataille."Répond Ganelon : "De bataille, point !Vous êtes vieux, tout fleuri et tout blanc :Par vos paroles semblez un enfant.Vous savez le grand orgueil de Roland :C'est merveille que Dieu le souffre encore ...Pour un seul liévre, il va sonnant du cor ;Devant ses pairs doit encor s'amuser...Comte Roland à la bouche sanglante.De son crâne la tempe sest rompue.Sonne l'olifant à grande douleur.

Charles l'entend et ses Français l'entendent.Le roi dit : "Ce cor a bien longue haleine !"Répond Naimes : "Un baron y prend peine !C'est bien une bataille, j'en suis sûr.L'a trahi, qui vous en veu détourner.Armez-vous et criez le ralliementEt secourez votre noble maison :Assez oyez que Roland se lamente !"L''empereur sitôt fait sonner ses cors.Les Français mettent pied à terre et s'armentDe hauberts, heaumes, épées ornées d'or.Ont des écus, de grands et forts épieux,Des gonfanons blancs et vermeils et bleus.Tous les barons montent leurs destriers .Eperonnent au long des défilés.D'eux tous, pas un seul qui ne dise à l'autre :"Si nous voyions Roland encore vivant,Avec lui nous donnerions de grands coups."Mais à quoi bon ? Ils ont trop attendu.Roland repart, pour parcourir le champ.Son compagnon Olivier il retrouve.Contre son coeur étroitement le serre.Comme il peut, il revient vers l'archevêque.Sur un écu il étend Olivier,Et l'archevéque le signe et l'absou.Lors redoublent le deuil et la pitié ;Roland dit : "Beau compagnon Olivier,Olivier, étiez fils du duc RenierQui tient la marche du val de Runers

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Pour rompre lance et briser les écus,Pour vaincre et abattre les insolents,Soutenir, conseiller les hommes sages.Pour les malfaisants vaincre et écraser,En nul lieu ne fut meilleur chevalier."Le comte Roland, quand voit ses pairsmorts,Parmi eux, Olivier qu'il aimait tant,S'en trouve ému et se met a pleurer.Son visage a perdu toute couleur.Si grand son deuil qu'il ne peut rester droit ;Le veuille ou non, tombe à terre, pamé.Turpin (l'archevêque) dit : "Baron, c'est pitiéde vous !"L'archevêque, quand vit Roland pamé,Ressent de sa vie la plus grande douleur,Il étend la main et prend l'olifant.A Ronceveaux se rencontre une eau vive :Veut y aller, en donner à Roland.

A petits pas il s'en va chancelant,Mais est si faible qu'il ne peut avancer ;Force lui manque, trop a perdu de sang ;Avant qu'il ait pu franchir un arpent,Tombe, défaille, la tête en avant,Et le gagne sa mort par dure angoisse.Comte Roland revient de pâmoison.Se dressent debout mais agrand douleur.Regarde en aval, regarde en amont,Sur l'herbe verte, auprès ses compagnons,Il voit là gisant le noble baron,L'archevêque, représentant de Dieu,Qui crie sa coulpe ; il a levé les yeux ;Vers le ciel a tendu ses mains jointes,Prie Dieu qu'il lui donne le paradis.Voici mort Turpin, le guerrier de Charles,Par grandes batailles et par beaux sermons,Contre les paiens il fut son champion,Dieu lui ait sainte bénédiction...

Autre légende liée à cette expédition militaire menée par Charlemagne en Espagne :l'apparition de l'apôtre saint Jacques au roi franc. Grâce à son intercession, les Francs auraientvaincu les Maures à Pampelune. C'est en 829, à l'époque où l'on découvrit le corps de saintJacques que fut construit à Compostelle, en Galicie le sanctuaire tant vénéré.

LA LÉGENDE : TRISTAN ET ISEUTL’histoire de Tristan et Iseut (ou Iseult, Yseut, Yseult) a traversé les siècles pour intégrer

la littérature. D’origine celtique, ce sont les poètes normands qui en ont fait les premièresrédactions qui nous sont conservées.

Issue de la tradition orale, la très populaire histoire de Tristan et Iseut fait son entrée dansla littérature écrite au XIIe siècle. Plusieurs textes différents ont vu le jour, dont les célèbresversions de Béroul et de Thomas d'Angleterre, certains ont été malheureusement perdus commecelui de Chrétien de Troyes, aucun de ceux qui nous sont parvenus ne sont intégraux.

Le Roman de Tristan est l'œuvre du Normand Béroul. Les critiques diffèrent sur la datede sa rédaction. La version communément admise est que la première partie (jusqu'au réveil dansle Morrois) date de 1170, et que la deuxième partie a été rédigée plus tardivement. Incomplet, lemanuscrit conservé est une copie de la fin du XIIIe siècle. Il constitue ce qu'on appellegénéralement la « version commune » de la légende de Tristan.

Le Tristan de Thomas d'Angleterre date de 1175. On l’a baptisé « version courtoise », enraison de la profondeur du développement de la psychologie des personnages. Cependant, lamatière même du mythe de Tristan fait que cette version s’inscrit en opposition avec nombre decodes de la tradition courtoise.

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Deux manuscrits racontent un épisode où Tristan s’est déguisé en fou pour revoir Iseut ;ils s’appellent tous deux Folie Tristan. La Folie Tristan d’Oxford est généralement rattachée auroman de Thomas et la Folie Tristan de Berne à la version dite commune de Béroul.

L’origine de l'histoire est incertaine ; Tristan serait à la base un héros picte d’Écosse, lemot Drust (Drostan), dans cette langue pouvant signifier « impétueux », mais la légende seraitpour une bonne partie due aux apports de différents peuples celtes (dont les Gallois, lesCornouaillais, les Bretons armoricains) de l’aire culturelle brittonique. Certains critiques commeBédier, Golther situent le texte initial de la légende dans la première moitié du XIIe siècle,d’autres comme Carney le font remonter au VIIIe siècle. Cependant, l’existence même d’unpremier récit unique et complet à la base de ceux qui nous ont été conservés est sujette à caution.La légende ne s'est probablement pas constituée en une seule fois, mais développéeprogressivement de manière orale et transmise de génération en génération, puis au fil desréécritures, des réinterprétations, et d’enrichissements ou déformations culturels ougéographiques. En se fondant notamment sur les éléments les plus archaïques de la légende, onpeut cependant supposer que les bardes gallois, à l'origine des premiers écrits connus sur Tristan(les triades), se sont eux-mêmes inspirés d'une légende de la littérature celtique, qui a pourprotagonistes les amoureux Diarmaid et Grainne. Nombre de motifs présents dans cette légendese retrouvent dans les récits de Tristan. On a aussi pu donner comme autre source du mythe lalégende de Deirdre et de Noise.

Même si les motifs de Tristan sont directement liés à ceux de mythes celtiques, il estpossible d’établir des relations entre les romans antiques et les romans de Tristan, notammentcelui de Thomas. En effet, les caractéristiques les plus originales de ce dernier par rapport à laversion commune, comme la multiplication des monologues et des commentaires au détrimentdu récit pur, semblent empruntées au roman antique. Elles sont la base d’une réflexion surl’amour au sein même du roman qui se rapproche des préoccupations de certains romansantiques. Surtout, et ici de façon plus générale, les romans de Tristan, même si aucun n'estcomplet, retracent le parcours du héros de sa naissance jusqu’à sa mort. Ils se caractérisent par ceque Baumgartner appelle dans son étude Tristan et Iseut : de la légende aux récits en vers une« structure biographique » qui calque « le temps du récit sur le modèle du temps humain ». Cettestructure est héritée en droite ligne des romans antiques.

La présence du terme de fin'amor dans le manuscrit de Béroul comme celle d’un véritablediscours sur l’amour chez Thomas peuvent induire en erreur et amener à rapprocher troprapidement les romans de Tristan du genre du roman courtois. La différence majeure tient à ceque dans la tradition courtoise, le désir est unilatéral (de l’homme vers la femme objet de désir)et est absolument maîtrisé et canalisé dans le but de produire le discours amoureux qui constituela matière même de l'œuvre. Or ce qui fonde les romans de Tristan et au-delà la légende mêmede Tristan et Iseut, c'est l’incapacité des deux amants à maîtriser leur désir. Quand le désir dansla tradition courtoise est fécond parce qu’il n'est jamais réalisé et permet au poète de chanter sonamour, le désir dans les romans de Tristan, en raison du philtre, est toujours déjà réalisé, etconstitue une source d’angoisse plus qu’un sujet d’exaltation. Au culte du désir de la traditioncourtoise les romans de Tristan substituent l’image d'un désir destructeur, qui constitue même uncontre-modèle dont on doit détourner les jeunes générations. Le récit de cette passion funestedoit chez Thomas prévenir les nouveaux amants ; on peut également voir dans la mort desamants la réalisation suprême d’un amour qui dépassait nécessairement les bornes du monde des

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hommes. Il reste que le désir dans les romans de Tristan est, contrairement à sa position dans lesromans courtois, à la fois réciproque et impossible à maîtriser.

" Amie, qu'est - ce donc qui vous tourmente ? "Elle répondit :

" L'amour de vous "Alors il posa ses lèvres sur les siennes.

Adaptation de J. BEDIER

Dans ce roman le thème de l'amour tient une place primordiale.Il s'agit ici de l'amour clandestin d'une jeune reine et de son neveu par alliance. Nous avons puconstater que ce thème de l'amour a été fortifié par la présence du merveilleux. En effet lesamants, Tristan et Iseut, s'aiment d'un amour sincère mais qui a débuté par la puissance d'unphiltre d'amour ou " boire amoureux " qui les a unis passionnément pendant trois ans selonBEROUL et les a liés durablement selon les auteurs.

De plus par la force de cet amour Tristan et Iseut déjouèrent les plans machiavéliques desquatre félons qui désiraient leur mort.

Cet amour était tel qu'ils surmontèrent tous les dangers (comme la colère du roi Marc etles pièges des quatre Félons) dans le seul but de s'aimer réellement.

Après des années passées dans le coeur de la forêt du Morois, où les amants vécurentavec Gorvenal de chasses, de pêches et sans aucun confort, Tristan sacrifia son bonheur de voirIseut pour que celle-ci puisse profiter des honneurs dus à son rang.

Malgré la fin du sortilège, les deux amants souffrirent de l'absence de l'être aimé croyantque celui-ci avait oublié cet amour magnifique.

Toujours par pur amour pour Iseut, Tristan ne put consommer son mariage avec Iseut auxblanches mains qui lui rappelait son amour pour Iseut la blonde.Enfin, le roman évoque la mort d'amour des amants inséparables :" Amis Tristan, quand mort vus veiPar raisun vivre puis ne dei.Mort estes pur la meie amur,Et jo muer, amis, de tendrur "Tristan de ThomasAlors," Pendant la nuit, de la tombe de Tristan, jaillit une ronce verte et feuillue, aux forts rameaux,aux fleurs odorantes, qui, s'élevant par-dessus la chapelle, s'enfonça dans la tombe d'Iseut. "adaptation de J. BEDIER

Les personnages :TRISTAN : preux chevalier au service du roi MARC et neveu de celui-ci. Il a le sens del'honneur. Il est rusé, intelligent, valeureux, noble et courageux. Il possède une grande culturelittéraire et artistique : il est poète, chanteur et musicien. Il est l'amant d'Iseut la blonde et luivoue un amour indestructible. Tristan est aimé du peuple de Cornouailles.ISEUT LA BLONDE : c'est la femme du roi Marc. Elle représente la beauté, la sensibilité et laraison de vivre de Tristan pour qui elle éprouve un amour très fort, sans limites. Elle ne ressentque de l'amitié et de la tendresse pour le roi Marc qui l'aime . Elle ne vit que pour Tristan. De

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plus Iseut, guérisseuse a sauvé Tristan de la mort. Comme Tristan elle est aimée du peuple deCornouailles .MARC : prince apprécié du peuple de Cornouailles, il est le mari aimant d'Iseut la blonde. Il estgénéreux, juste et parfois naïf mais peut être capable de cruauté. Il est souvent influençable,indécis et aveugle.GORVENAL : ami fidèle de Tristan, il représente l'affection pour celui-ci et le considère commeun fils. Gorvenal est le complice des deux amants.BRANGIEN : c'est la servante et amie d'Iseut. elle lui est entièrement dévouée. Elle a beaucoupd'affection pour Iseut. Comme Gorvenal, Brangien est la complice des deux amants.LES QUATRE FELONS : ce sont les quatre barons au service de Marc. Ils sont jaloux deTristan et influencent le roi Marc pour que celui-ci reconnaisse l'infidélité d'Iseut et la trahisonde Tristan. Ils représentent la félonie, la conscience et la raison de Marc face à l'amour des deuxamants.

Le merveilleux dans Tristan et Iseut est présent à différentes reprises, se manifestant pardes actions extraordinaires.Tristan est un preux chevalier qui se bat contre des adversaires terrifiants (ex: Morholt/Dragon)qu'il tue toujours. Il survit aux blessures de ses combats par la magie des plantes guérisseusesd'Iseut.

Un philtre d'amour aux pouvoirs extraordinaires unit la vie de nos deux héros commedeux cordes qui se nouent pour l'éternité. Ce boire sera la cause de nombreux actes étonnants quiont un côté étrange. Ainsi, Tristan accomplit un saut vertigineux du haut d'une chapelle. Lepeuple va faire preuve d'un soutien extraordinaire pour nos deux héros, et ce tout au long de leurvie. Tristan et Iseut vécurent deux ans dans la forêt du Morois vivant "d'amour et d'eau fraîche".

Après leur séparation, Tristan se marie avec Iseut aux blanches mains et meurt par safaute. Iseut rejoint sa couche, s'étend près de lui et meurt à son tour. Deux lianes poussent deleurs tombeaux et s'entrelacent, symbole de leur amour éternel.Tous ces exploits magiques sont les témoignages de la sincérité des sentiments de nos deuxamants.

Ce résumé n’est qu'une courte synthèse tant la légende connaît de versions et dedéveloppements différents, parfois contradictoires.

Résumé du récit

Rivalen, le roi de Loonois vient combattre en Cornouailles aux côtés du roi Marc pourl'aider à se défaire de ses ennemis. Il tombe amoureux de Blanchefleur, la soeur du roi. Lemariage de Rivalen et Blanchefleur est célébré à Tintagel. Mais Rivalen doit retourner se battresur ses terres. Les jeunes mariés arrivent en Loonois. Rivalen met Blanchefleur, enceinte, ensécurité et part au combat. Il meurt avant la naissance de leur enfant. Trois jours aprèsBlanchefleur meurt à son tour de chagrin en mettant au monde un fils, Tristan, qui doit sonprénom à ce jour de tristesse. Tristan est élevé par Gouvernal qui lui donne une très bonneéducation et lui apprend le maniement des armes, la chasse et le chant.

Un jour, le jeune Tristan est enlevé par des marchands norvégiens qui l'abandonnent enCornouailles. Recueilli à la cour du roi Marc, son adresse et ses talents musicaux lui valent d'être

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remarqué par le roi. Gouvernal, à la recherche de son élève, se rend en Cornouailles. Lorsque leroi Marc apprend que ce jeune garçon est le fils de sa sœur, il décide de le prendre sous saprotection.

Chaque année, le royaume de Cornouailles est soumis à un lourd tribut : C'est le géantMorholt qui chaque année se rend en Cornouailles et vient chercher son dû. Aucun des baronsn'est prêt à se battre pour faire cesser cette injustice. Tristan, lui, se propose de lutter contre legéant. Il demande à son oncle de le faire chevalier pour qu'il puisse affronter le Morholt. Lecombat est long et surhumain. Finalement Tristan parvient à terrasser le géant, mais il a étéblessé par l'épée de son ennemi. L'arme du géant étant empoisonnée, Tristan semble condamné àune mort certaine. Il embarque seul dans une barque avec sa harpe et ses armes. Sans voile etsans rame, il laisse sa barque dériver, espérant, soit trouver une mort libératrice, soit uneguérison inespérée.

La barque accoste en Irlande. La reine du pays entend un musicien jouer de la harpe. Elleest séduite par sa musique . Elle indique à Tristan qu'elle est disposée à le soigner , s'il consent àenseigner son art à sa fille Iseut. Tristan sait que la reine qui se propose de le sauver n'est autreque la soeur du Morholt , le géant qu'il vient de tuer . Il décide donc de changer d'identité et sefait passer pour Tantris. Guéri, il rentre en Cornouailles. Il doit alors affronter la jalousie desbarons de son oncle. Craignant que le roi Marc ne fasse de Tristan son héritier, ceux-ci pressentle roi de se marier pour donner à son royaume un descendant. Le roi Marc accepte d'épouser laplus belle du monde, celle dont un cheveu blond a été déposé par une hirondelle sur sa fenêtre.

Soucieux de se débarrasser de ce neveu encombrant, les barons s'arrangent pour que cesoit Tristan qui soit chargé d'aller demander la main de la jeune fille pour son oncle. Tristan , quia reconnu le cheveu d'Iseut , accepte de se rendre en Irlande.

Il débarque en Irlande déguisé en marchand. Il apprend alors qu'un dragon enlève chaquejour une jeune fille et que la reine a promis la main de sa fille à celui qui tuera le dragon. Tristantente l'aventure et parvient à terrasser le dragon. Il lui coupe la langue pour prouver son exploit.Assoiffé, il va se désaltérer à un point d'eau , non loin de là. Malheureusement la langue dudragon est empoisonnée et dégage des "vapeurs" nocives. Tristan s'évanouit.

Pendant ce temps, un autre chevalier amoureux d'Iseut coupe la tête du dragon et se faitpasser pour le héros. Connu pour sa lâcheté, ce chevalier ne parvient à convaincre ni la cour, niIseut. Elle décide, en compagnie de sa servante Brangien, de se rendre sur les lieux du combat.Elle y découvre Tristan inanimé. Une nouvelle fois, elle le soigne et le sauve.

La langue du dragon que possède Tristan montre que c'est bien lui le vainqueur dudragon. Le chevalier qui s'attribuait cet exploit était un imposteur.En nettoyant les affaires de Tristan , Iseut découvre la brèche dans son épée et la compare aufragment extrait du crâne de son oncle. Elle comprend que Tristan est le meurtrier du Morholt.Elle se jette sur lui avec l'épée, mais Tristan parvient à la convaincre, en lui rappelant que sonduel avec le Morholt était régulier, de l'épargner. Hésitante, Iseut, qui ne veut surtout pas épouserl'autre prétendant lui laisse la vie sauve.

L'assemblée des barons irlandais se réunit. La langue du dragon que possède Tristan estla preuve de son exploit. Le chevalier imposteur renonce à un duel avec Tristan et abandonneIseut à son rival. C'est alors que Tristan explique au roi d'Irlande qu'il souhaite la main d'Iseut,non pour lui mais pour son oncle, le roi Marc et que ce mariage scellera la paix entre les deuxroyaumes ennemis. Iseut, elle, est inquiète d'avoir été conquise pour un autre.

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Tourmentée pour l'avenir d'Iseut, sa mère confie à Brangien, la suivante de sa fille, unbreuvage magique. Ce philtre d'amour à destination du roi Marc et d'Iseut, a pour but de susciterun amour réciproque et éternel entre les deux époux : ceux qui le boiront s'aimeront de tous leurssens et de toute leur pensée, à toujours dans la vie et dans la mort.

Sur le bateau qui les ramène en Cornouailles, afin d'apaiser la soif de Tristan et d'Iseut,Brangien, par erreur, leur fait boire le philtre d'amour. Désespérée, Brangien jette le flacon vide àla mer. Bientôt apparaissent les premiers signes de l'effet du philtre. Par loyauté pour son oncle,Tristan tente de combattre ce sentiment qui s'empare de lui. C'est Iseut, la première, qui avoue saflamme. Voyant Tristan et Iseut prêts à succomber à leur passion, Brangien leur confessel'origine de leur amour et les met en garde contre son caractère irréversible. En vain. Les deuxjeunes gens, dès le troisième jour de la traversée, cèdent à la passion et deviennent amants.

Arrivée en Cornouailles, Iseut est accueillie avec tous les honneurs par le roi Marc. Oncélèbre le mariage royal . Mais, pour la nuit de noces, Iseut convainc Brangien de sacrifier savirginité et de prendre sa place dans le lit conjugal. A la cour personne ne soupçonne encorel'amour qu'éprouvent Tristan et Iseut l'un pour l'autre, mais Iseut craignant que Brangien ne lesdénonce veut la faire assassiner. Elle paie deux serfs et leur demande d'emmener Brangien dansla forêt pour la tuer. Iseut ordonne alors à Brangien d'aller cueillir des herbes médicinales dans laforêt. Emus par la bonté de la jeune fille, les deux serfs désobéissent et lui laissent la vie sauve.Finalement Brangien et Iseut se réconcilient, et les deux femmes se promettent une amitiééternelle.

Pendant plusieurs mois Tristan et Iseut vivent leur passion sans être inquiétés. Maisbientôt le nain Frocin et les quatre barons jaloux découvrent le sentiment qui unit Tristan et Iseut.Malgré la crainte que leur inspire le neveu du roi marc, ils décident d'alerter leur souverain. Marcse refuse à les croire, mais peu à peu il commence à douter. Il impose alors à Tristan unepremière épreuve en lui demandant de s'éloigner quelque temps de Tintagel. Mais Brangienorganise alors des rendez vous clandestins pour les deux amants. Le roi Marc est à nouveaualerté par les barons félons. Sur les conseils du nain Frocin, il fait croire à son entourage qu'ils'absente quelques jours en forêt pour chasser. En fait il vient se cacher près du grand pin, lieusupposé des rendez-vous galants de Tristan et Iseut

Lorsque Tristan arrive, il aperçoit le visage de son oncle dans le reflet de la fontaine.Iseut, elle aussi, devine le piège qui leur est tendu. Les deux amants abusent le roi en tenant despropos anodins. Rassuré et convaincu de leur innocence, Marc permet à Tristan de revenir à lacour et laisse son neveu et Iseut se voir en toute liberté.

Les quatre barons et le nain Frocin ne désarment pas. Ils souhaitent, plus que jamais,confondre les deux amants. Frocin imagine un autre piège. Il demande à nouveau au roid'éloigner Tristan du château en lui confiant une mission. Il est persuadé que Tristan souhaitera,avant son départ, s'entretenir une dernière fois avec la reine. Le soir, Frocin répand autour du litd'Iseut de la farine. Il est sûr de retrouver le lendemain matin les empreintes de Tristan. Tristanqui a suivi la scène rend visite à Iseut, et décide de sauter jusqu'à son lit. Hélas pour lui, uneancienne plaie à la jambe se déchire et il laisse des traces de sang dans le lit d'Iseut et sur lafarine qui l'entoure.

Lorsque le roi et les barons rentrent dans la chambre, Tristan n'est plus aux côtés d'Iseut,mais les tâches de sang l'accusent. Tristan et Iseut sont condamnés à mort. Tristan, pendant qu'onle conduit au bûcher, convainc ses gardes de le laisser se recueillir dans une chapelle située au

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sommet d'une falaise surplombant la mer. Il parvient miraculeusement à s'échapper en sautantpar la fenêtre.

Des lépreux persuadent alors le roi de punir Iseut par une peine plus lente et plus cruelleque le bûcher : leur remettre Iseut. Le roi Marc accepte. La reine est emmenée par ce groupe delépreux. Mais Tristan veille. Il parvient grâce à l'aide de son ami Gouvernal à libérer Iseut. Lesdeux amant s'enfuient .

Tristan et Iseut vivent dans la forêt de Morrois un exil difficile, mais leur amour leurpermet d'affronter cette vie d'errance. Un jour, un homme du roi Marc surprend près d'une huttede feuillage, Tristan et Iseut endormis. Il s'empresse de prévenir son souverain. Dès qu'il le peut,Marc se rend dans la forêt à l'endroit qui lui a été indiqué. Il aperçoit les amants endormis, l'épéede Tristan entre eux deux, preuve de leur innocence. Il les épargne, mais souhaite tout de mêmelaisser une trace de son passage. Il échange son anneau avec celui d'Iseut et son épée avec cellede Tristan. Lorsqu'ils se réveillent Tristan et Iseut prennent peur et s'enfuient en direction dupays de Galles.

L'attitude chevaleresque du roi Marc a ému les deux amants. Tristan implore l'aide deDieu pour qu'il lui donne la force de laisser Iseut retrouver le roi Marc. De son côté, Iseut songeavec nostalgie à la vie agréable qu'elle menait à la cour de Cornouailles. Les deux amantsdécident de consulter l'ermite Ogrin pour qu'il les conseille sur l'attitude à tenir. Ce dernierrecommande à Tristan de rendre Iseut à son mari et de s'exiler. L'ermite assure le roi Marc de lapureté d'Iseut. Le roi accepte que sa femme revienne à la cour. Avant de se séparer, les amantss'échangent des preuves de leur amour. Iseut garde Husdent, le chien de Tristan, tandis qu'elle luioffre un anneau de jaspe vert. Iseut est reçue avec les honneurs à la cour et est applaudie par lepeuple de Cornouailles.

Les barons félons continuent de douter d'Iseut. Ils jettent de nouveau le trouble etparviennent à convaincre le roi Marc de la soumettre à un serment solennel devant les autoritésde Cornouailles. Il lui faut affirmer qu'elle n'a jamais entretenu de relations coupables avecTristan. Iseut accepte de se soumettre à cette épreuve qui se déroulera devant le roi Marc, sa couret l'ensemble des barons. Elle demande également au roi Arthur et à sa cour d'assister à cetteépreuve, afin qu'ils puissent témoigner, si ensuite, on venait encore à la soupçonner. Iseut envoiealors un message à Tristan pour qu'il assiste, déguisé en lépreux, à cette épreuve.

Le jour du serment, pour se rendre au lieu dit, le "Mal Pas" Iseut doit faire appel à unpèlerin pour qu'il l'aide à traverser un gué. Cet individu n'est autre que Tristan déguisé enlépreux. Elle traverse donc le gué juchée sur les épaules de Tristan. C'est ensuite qu'elle fait leserment : hormis Marc et ce pèlerin, aucun homme ne l'a jamais tenue dans ses bras.

Tristan peut rentrer à la cour et les amants peuvent s'aimer à nouveau. Toujours surveilléspar les félons, Tristan se venge de plusieurs d'entre eux en les tuant. Un jour, le roi surprend lesamants endormis dans un verger. Cette fois-ci, l'épée de Tristan ne sépare pas leurs corps. Le roi,persuadé de leur culpabilité, chasse Tristan.

Tristan part en exil et erre de royaume en royaume. Il traverse les mers et finit pars'arrêter en Petite Bretagne (la Bretagne actuelle). Il aide le roi Hoël et son fils Kaherdin à sedéfaire de leurs ennemis. Kaherdin et Tristan se lient d'amitié. Ce dernier lui présente sa sœur,Iseut aux Blanches mains. Attiré par la jeune fille en raison de sa beauté et surtout du nom qu'elleporte, Tristan compose de beaux poèmes d'amour. Pour le remercier de son aide, le roi Hoël offreà Tristan la main de sa fille. Celui-ci accepte de l'épouser. Le soir des noces, pris de remords, il

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se refuse à consommer le mariage, car il ne peut se résoudre à tromper son premier et uniqueamour. Iseut aux Blanches mains s'étonne de l'indifférence de Tristan. Ce dernier justifie sonattitude en prétextant que suite à une bataille gagnée grâce à l'aide de la Vierge Marie, il a fait levœu d'un an de chasteté. Un jour, Kaherdin découvre, vexé, que le mariage de Tristan et de sasœur n'a jamais été consommé. Il est tellement furieux qu'il envisage de tuer Tristan pour vengerl'honneur de sa sœur. Mais Tristan fait à Kaherdin le récit de sa vie. Il lui avoue qu'il aime uneautre Iseut, bien plus belle qu'Iseut aux Blanches. Emu et compatissant, Kaherdin pardonne à sonami.

Kaherdin et Tristan se rendent clandestinement en Cornouailles. Plusieurs malentendusempêchent Tristan et Iseut de se retrouver. Puis Tristan retourne une nouvelle fois enCornouailles. Cette fois il parvient à se déguiser et à pénétrer dans le château de Marc. Grâce àson chien Husdent et à l'anneau de jaspe vert, Iseut le reconnaît. Tristan et Iseut réussissent à sevoir clandestinement pendant plusieurs jours. Mais des soupçons pèsent sur lui. Tristan doit ànouveau s'enfuir. Il fait ses adieux à Iseut et lui promet de revenir bientôt

De retour en Bretagne, Tristan aide Kaherdin à combattre un nouvel ennemi. Il estgrièvement blessé au cours d'un combat par une lance empoisonnée. Seule Iseut La Blonde et sesdons de guérisseuse peuvent lui sauver la vie. Il demande à Kaherdin d'aller chercher Iseut enCornouailles. Son beau-frère accepte. Tous deux conviennent d'un code : s'il parvient à ramenerIseut, la voile sera blanche, si l'entreprise échoue, alors elle sera noire. Mais Iseut aux BlanchesMains a entendu cette conversation et elle connaît maintenant la véritable cause de la chasteté deTristan. Kaherdin parvient à convaincre Iseut la Blonde de se rendre en Bretagne sauver la vie deTristan. Pendant la traversée, le bateau essuie un dangereux orage, puis c'est le calme plat. Iseutaux Blanches Mains aperçoit le navire qui s'approche de la côte. Dévorée par la jalousie, elleannonce à Tristan que la voile est noire. A ces mots Tristan meurt de chagrin. Sitôt débarquée,Iseut la Blonde apprend la mort de son amant. Elle se rend auprès de lui, s'allonge à ses côtes etle rejoint dans la mort.

Quelques temps après, le roi Marc ramène les deux corps en Cornouailles. il les faitenterrer dans la même chapelle. " Mais pendant la nuit, de la tombe de Tristan jaillit une ronceverte et feuillue, aux forts rameaux, aux fleurs odorantes, qui, s'élevant par dessus la chapelle,s'enfonça dans la tombe d'Iseut. Les gens du pays coupèrent la ronce : au lendemain elle renaît,aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace, et plonge encore au lit d'Iseut la Blonde. Par trois fois, ilsvoulurent la détruire; vainement. Enfin, ils rapportèrent la merveille au roi Marc: le roi défenditde couper la ronce désormais."

LE ROMAN COURTOIS : CHRETIEN DE TROYESChrétien de Troyes (v. 1135 – v. 1183) est un écrivain du Moyen Âge, considéré comme

le premier grand romancier français. Il est né à Troyes.Chrétien de Troyes naît aux environs de 1130. Il écrit de nombreux romans

chevaleresques en vers octosyllabiques. S'inspirant des légendes bretonnes et celtes autour du roiArthur et de la quête du Graal, Chrétien de Troyes produit Lancelot ou le Chevalier de lacharrette (1177), Yvain ou le chevalier au lion (vers 1176), ou encore Perceval ou le Conte duGraal (vers 1180). Ces aventures mythiques sont parfaitement réadaptées dans le cadre de lalittérature courtoise. Les héros sont souvent confrontés à un choix difficile entre leur amour etleur devoir moral de chevalier.

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Sa source d’inspiration se trouve dans la tradition celtique et les légendes bretonnes (lamatière de Bretagne). Mais il leur confère une dimension chrétienne nouvelle, fortementimprégnée par les Chansons de geste en langue d’oïl de la seconde moitié du XIIe siècle. Lesecret de son art réside dans sa capacité à opérer, selon ses propres mots, la bonne conjointure,c'est-à-dire l'alliage savamment dosé entre la matière et le sens. Considéré comme un despremiers auteurs de romans de chevalerie

Sa principale œuvre est celle des romans de la table ronde avec pour représentant le roiArthur. Ce personnage, a priori principal, n'est pourtant pas au centre des quêtes qu'inventeChrétien de Troyes. A l'inverse, on y trouve des chevaliers inconnus comme Yvain ou Lancelot,dont la ligne de conduite réside dans la courtoisie. La base de ses romans est bien souvent laquête implicite du personnage vers la reconnaissance et la découverte de soi, comme vers ladécouverte des autres, à l'image d'une intégration à la cour et de l'amour de la reine Guenièvre. Al'inverse de la chanson de geste, dont le thème est patriotique (histoire de Charlemagne parRoland par exemple) et dont la quête est dite "collective", le roman du XIIIe siècle propose unequête personnelle du chevalier, quasi-intime.

La cour du roi Arthur est un lieu fixe dans tous les romans de Chrétien de Troyes. Cettedernière est bien sûr imaginée par l'auteur, qui se base sur des croyances populaires celtes etanglo-normandes. La cour est un point de repère idéal pour les romans de la table ronde, elle estle lieu de la plénitude où règnent la grande vie et les biens en abondance. Les aventures de latable ronde trouvent leur source d'existence dans la femme, dans l'être aimé. On peut penser queces œuvres ont ouvert à la littérature le monde de l'Amour avec un grand A. Chrétien de Troyesoppose déjà cet Amour à la Raison, et c'est ce symbole (plutôt que signe) qui marqueradurablement la littérature française. Si le thème de la courtoisie disparaitra peu à peu de l'histoirelittéraire, au fil de l'avancement des mœurs populaires; le thème de l'amour, lui, s'y ancrera trèsprofondément.OuvragesTristan et Iseult (perdu) ;Érec et Énide, vers 1170 ;Cligès, vers 1176 ;Lancelot ou le Chevalier à la charrette, roman de Lancelot, vers 1175-1181 (inachevé) ;Yvain ou le Chevalier au lion, roman d'Yvain, vers 1175-1181 ;Perceval ou le Roman du Graal ou roman de Perceval, vers 1182-1190 (inachevé).Gros plan sur Le Conte du Graal (1181):

Le dernier roman de Chrétien, Le Conte du Craal, reste inachevé, semble a priori trèsdifférent de ses œuvres précédentes: l'amour n'est qu'une étape sur le parcours de Perceval leGallois, le chevalier naïf, appelé à étre le héros rédempteur qui résoudra l'énigme du Graal.D'ailleurs, la carrière de Perceval et celle de Gauvain, le neveu du roi Arthur, qui est racontée encontrepoint, ne suivent pas les schémas « classiques ». L'élément révolutionnaire de ce roman estprécisément cet objet merveilleux, dont on ne sait s'il vient tout droit des traditions celtiques ous'il appartient à l'espace chrétien. Le Graal va hanter toute la littérature romanesque pendant plusd'un siècle, sans que personne puisse en donner une explication satisfaisante; Chrétien lui-mêmesemble avoir eu des difficultés avec le sujet ambitieux qu'il avait choisi, à moins quel'inachevement de son roman soit dû à sa propre disparition.Synopsis du Conte du Graal:

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Aux premiers jours du printemps, un jeune homme inexpérimenté que sa mèere a tenu àl'écart du monde chevaleresque rencontre une troupe de chevaliers; fasciné par leurs armes, ildécide de se rendre à la cour du roi Arthur, le « roi qui fait les chevaliers ». Il rencontrera uncertain nombre d'aventures, au cours desquelles il manifeste sa « naïveté » et son ignorance descodes en vigueur. À la cour d'Arthur, un chevalier « vermeil » vient de lancer un défi au roi; lejeune homme se lance à la poursuite de l'intrus, le tue d'un coup de javelot et s'empare de sesarmes. Devenu à son tour « chevalier vermeil », il poursuit son errance. Il est successivementhébergé par un « vavasseur », puis par une demoiselle déshéritée. Il arrive enfin à un châteaumystérieux, où il est reçu par un curieux personnage, le Roi Pêcheur. Au cours du dîner, unétrange cortège formé de deux jeunes filles, dont l'une porte un « graal » (vase), et d'un jeunehomme portant une lance ensanglantée passe devant lui, mais le chevalier ne pose aucunequestion. Le lendemain, il rencontre alors une demoiselle « hideuse » qui lui reproche sonsilence. À cette occasion, il « devine » par instinct son nom: il est Perceval le Gallois. Il jure den'avoir de cesse de retrouver le château du Graal pour réparer sa faute.

La rédaction du Perceval, ou le Conte du Graal, de Chrétien de Troyes, peut être datéeentre 1180 et 1190. L'oeuvre est dediée à Philippe, comte de Flandres, qui a vécu entre 1143 et1191. Elle comprend neuf mille deux cent trente-quatre vers octosyllabes et n'a pas été achevéepar Chrétien. Elle a donné lieu à quatre continuations totalisant plus de soixante-dix mille vers(qui sont attribuées à Wauchier de Denain, Gerbert de Montreuil et Manessier}, à une adaptationen vers, le Roman de l'histoire du Graal, attribuée à Robert de Boron (vers 1200} et à une proseanonyme, Perlesvaus ( vers 1215). Par ailleurs, l'oeuvre de Chrétien s'intègre au cycle arthurienen prose connu sous le nom de Vulgate arthurienne (vers 1215-1235).

Le Conte du Graal se divise en deux parties: la première est consacrée à l'initiationchevaleresque et courtoise de Perceval; la seconde suit les quêtes de Gauvain, neveu d'Arthur(Artu), roi des Bretons. Il s'agit du premier texte en ancien français ou apparaisse le mot "graal"(qui dérive du bas latin cratale ou gradale ) dont la fortune littéraire a été immense. A la foisroman d'initiation, reflexion sur le sens de la chevalerie, réécriture christianisante de mythesceltiques, méditation sur l'art d'écrire, le Conte du Graal est l'oeuvre la plus complexe et la plusénigmatique de Chrétien de Troyes.

A l'ouverture du récit, Perceval, jeune "valet" (fils de maison noble qui n'a pas encoreété adoubé chevalier), vit dans l'ignorance du monde chevaleresque et courtois (il est "nice": sot,ignorant). Sa mère, la "Veuve Dame", l'a isolé dans la "gaste forêt", image du monde naturel,mais d'un monde naturel qui a été frappé de stérilite par une mystérieuse malédiction. Selon laVeuve Dame, la chevalerie serait responsable de la mort du père de Perceval et de celle de sesdeux frères. C'est ainsi que, dès le liminaire du conte, le monde des armes est associé à la mort.Aussi, décidée à cacher à son fils les tentations mortelles de la chevalerie, la Veuve Dame lui a-t-elle substitué une éducation qui s'enracine exclusivement dans la Bible.

Le décor sylvestre de ce début evoque la Natura médiévale, conçue comme le livre dessignes créés par Dieu et que doit déchiffrer celui qui veut pénétrer la volonté divine; il renvoieaussi à une écriture qui serait policée par la simplicité évangélique et non par la rhétoriquecourtoise; par ailleurs, depuis Quintilien, on identifiait sous le nom de sylva ("forêt") le stylenaturel d'une "ébauche" rédigée dans "la chaleur et l'élan de l'inspiration" (De lnstitutioneoratoria).

Pourtant, dès l'ouverture du conte, Perceval ne veut rien savoir de " l'ensaing " maternel(enseignement, sagesse, v. 119) Lorsque cinq chevaliers, perturbant le décor naturel, fontirruption dans la forêt, les injonctions de la Veuve Dame sont sans effets et il succombeimmédiatement à une fascination profonde pour la chevalerie: une "nature" seconde, celle qu'il ahéritée de son père chevalier, vient de se révéler en lui. Perceval commence par prendre leschevaliers pour des diables, puis, ébloui par le scintillement de leurs armes, il les prend pourDieu et ses anges. Cet épisode, comme beaucoup d'autres passages du Conte du Graal, thématise

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un problème d'interprétation des signes: c'est parce que sa lecture se détourne de l'enseignementmaternel que Perceval est conduit à une confusion presque blasphématoire. Le "valet" s'enquiertalors de l'origine de cette apparition merveilleuse et apprend qu'elle vient de la cour d'Arthur, "leroi qui fabrique les chevaliers" (v. 333), comme il lui est dit dans une formule qui associe lachevalerie à l'ars ("art"), c'est-à-dire à l'artifice.

Dans le contexte culturel de Chrétien de Troyes, la Bretagne, terre des merveilles et desmaléfices, est la source énigmatique des récits qui composent la "matière de Bretagne". C'est leterritoire privilégié de la fiction, royaume d'un souverain passif, Arthur, dont l'occupationprincipale consiste à se délecter des récits d'aventures que lui rapportent ses chevaliers. C'estainsi que tous les vaincus lors des combats du Conte du Graal sont soumis à l'obligation d'allerraconter leur défaite à la cour. La chevalerie arthurienne est par-dessus tout, selon l'expression deJean de Meung dans le Roman de la Rose (vers 1275) , une "chevalerie de letreiire", unechevalerie littéraire où le combat des armes est la métaphore d'une joute rhétorique (et vice versa); l'ultime enjeu est la production d'un beau récit.

La découverte de la chevalerie s'accompagne ainsi d'une transition vers la rhétoriqueromanesque qui règne à la cour et dont l'artificialité s'oppose de manière radicale àl'enseignement théocentre de Natura dont la mère de Perceval s'est fait l'intermédiaire auprès delui. Cette opposition joue sur plusieurs niveaux. Elle a notamment une dimension religieuse quioppose le monde chrétien et le monde paten. D'une façon générale, en effet, l 'ars arthurientrouve sa source dans les mythes celtiques (celui de l' Autre Monde, ceux de la bonne ou de lamauvaise fée) qui constituent au XIIème siecle une référence délibérément païenne et identifiéecomme telle par tous. La fascination que Perceval éprouve pour la chevalerie est l'antithèse de ceque symbolise la Veuve Dame. D'ailleurs, Perceval, en quittant sa mère, provoquera sa mort.

Dans l'épisode au cours duquel Perceval, en route pour la cour d'Arthur, se fait initieraux subtilités du code chevaleresque et courtois par Gornemant de Gohort, ce dernier accepte del'adouber à condition que le jeune homme cesse d'évoquer sa mère et qu'il retire les vêtementsgrossiers que celle-ci lui a donnés au moment de son départ. Perceval doit abjurer l'enseignementmaternel pour accéder à la culture chevaleresque. Tel est le prix à payer pour etre admis dansl'univers viril de la chevalerie, l'univers de son père défunt dont sa mère lui a interdit l'accès.Tout dans le Conte du Graal souligne l'antagonisme profond qui oppose les mondes maternel etpaternel, bien que l'opposition entre nature et art ne suffise pas à elle seule à rendre compte detous ses aspects. Doteé par l'adoubement de cette seconde "nature" -ou nature paternelle -Perceval apprendra sans aucune peine le maniement des armes.

La contradiction de ces deux mondes est accentuée de façon éclatante dans l'épisode duGraal proprement dit. Perceval, cherchant à revenir auprès de sa mère, arrive au chateau du Roipêcheur, dont on apprendra plus tard qu'il est son oncle maternel. Selon un procédé courant dansle roman médiéval, les relations de parenté signalent une affinité symbolique: le chateau du Roipêcheur participe ainsi de l'univers maternel, celui dont la chevalerie lui a fait renierl'enseignement. Perceval y reçoit une épée couverte d'inscriptions et destinée à se briser en deuxau premier combat, symbole d'une chevalerie spirituelle qui connait les limites de son pouvoir etobéit aux prescriptions divines. Surgit alors le cortège du Graal: en tête, une lance dont la pointesaigne (réminiscence de la lance de Longin qui a percé le flanc du Christ), suivie de deuxchandeliers en or, portés comme la lance par des "valets", puis le Graal porté par une jeune fille.L'éclat du Graal éclipse celui des vingt chandelles (nous apprendrons plus tard qu'il contient unehostie consacrée) : "Tenant un graal de ses deux mains une demoiselle s' avançait avec les jeunes gens, belle,

gracieuse et élégamment parée. Quand elle fut entrée avec le graal qu'elle tenait, il s'en dégageaune si grande clarté que les chandelles en perdirent leur éclat comme les étoiles et la lune aulever du soleil [ ...] .Le graal, qui se presentait en tête du cortège, était de l'or le plus pur et sertide toutes sortes de pierres précieuses, les plus riches et les plus rares qui soient sur terre ou

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dans les mers. Elles avaient, sans nul doute, plus de valeur qu'aucune autre, ces pierres quiornaient le graal » (le Conte du Graal, p. 70).

Cette scène célèbre qui a frappé les successeurs et les commentateurs de Chrétien estempreinte de mystère. En dépit d'une indéniable coloration religieuse, il ne faut pas l'isoler deson contexte narratif. A la vue du cortège, Perceval, se rappelant que Gornemant de Gohort luiavait conseillé de ne pas trop parler, s'abstient de poser des questions: il assiste à la scène sansdemander pourquoi la lance saigne et à qui est servi le Graal. Comme si un sort lui avait été jeté,son silence lui ferme à jamais les portes du mystère . Cet échec est une condamnation implicitede l'enseignement (anti- maternel) de Gornemant qui avait promis au chevalier la maitrise dusens par le langage et la rhétorique. Cette interprétation est confirmée le lendemain. Après qu'il aquitté le chateau désormais vide, sa cousine germaine lui révèle que c'est parce qu'il s'estdetourné de la sagesse maternelle qu'il n'a pas pu parler. En même temps, elle lui révèle son nom,Perceval le Gallois (v. 3575). Son baptème coïncide donc avec son échec devant le Graal.Pourtant, sourd à la leçon de cet échec qui aurait dû le mettre en garde contre le codechevaleresque, Perceval retourne à la cour d'Arthur où Gauvain, le neveu d'Arthur, lui donne unerobe qui signifie son intégration définitive dans le monde de la fiction arthurienne. Une féeaveugle et malveillante apparait ici, pour relancer le récit. Elle propose diverses quêtes auxchevaliers. A Perceval, elle rappelle son échec. C'est ainsi que Gauvain va devoir sauver unevierge pour laver son honneur, sali par l'accusation d'avoir assassiné le roi d'Escavalon. Quant àPerceval, il cherchera a découvrir la vérité de la lance et du Graal.

A ce point, le récit bifurque: il suit les aventures de Gauvain, puis, après mille quatrecents vers, insère un épisode avec Perceval, avant de revenir à la quête de Gauvain. Lorsque lerécit retrouve sa trace, il y a cinq ans que Perceval erre, mettant a l'épreuve sa valeur de chevaliermais dans l'oubli total de Dieu. Pourtant, lorsque dans un désert il rencontre des pénitents quis'apprètent à célébrer la pâque, il assiste à un sermon qui le rappelle à ses devoirs de chrétien.Les pénitents l'envoient auprès d'un ermite, un autre oncle maternel, renforçant une fois de plusle lien entre le lignage maternel de Perceval et la religion chrétienne. L'ermite lui répète lescauses de son échec: "Ton pêché t'a coupé la langue", dit-il (v. 6409), en lui rappelant qu'il avaitabjuré l'enseignement maternel. L'ermite révèle aussi à Perceval que son autre oncle, le RicheRoi Pêcheur, est celui à qui est servi le Graal. Il lui apprend enfin une prière qui contient lesnoms secrets de Dieu à n'utiliser qu'en cas de danger extrême. Apres s'être confessé, Percevalreçoit la communion et réintègre la communauté chrétienne. Alors le récit de Chrétien de Troyesquitte définitivement Perceval pour revenir à Gauvain.

Les aventures de Gauvain sont, à première vue, l'opposé de celles de Perceval:motivées par le désir de laver son honneur souillé, elles relèvent des valeurs profanes de lachevalerie. Gauvain s'oppose aussi a Perceval par son habileté rhétorique; il est accusé de"vendre ses mots", d'avoir ramené Perceval à la cour non à la suite d'un combat singulier, maisen le convainquant par des mots: "Manifestement vous avez l'art de rendre payant votre beaulangage" (vv. 4384-4385). Le thème du langage mercantile reparait lorsque, à Tintagel, Gauvainest pris pour un marchand. Pour finir, le chevalier Greoras l'accuse d'etre un "fableor", un"jongleur" (vv. 8679-8680). Ainsi, à coté de Perceval resté silencieux parce qu'il a oublié lefondement originel du langage, Gauvain incarne le stade ultime de cet oubli. Le langage, tel qu'ille pratique, n'a plus de rapport avec la verite. Gauvain, qui sera accuse d'être un menteur tout aulong de sa quête symbolise la part de mensonge impliquée dans l'élaboration de la fiction et dansla maitrise de la rhétorique, en particulier dans l'exploitation de la matière de Bretagne: pour lesécrivains du Moyen Age, l'adjectif "breton" est souvent synonyme de "menteur". Les divers défisque Gauvain relève, chemin faisant, sont autant d'occasions de vérifier les mensonges de lafiction bretonne.

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Apres avoir triomphé de différentes épreuves matérielles, Gauvain arrive à lafrontière de Galvoie, pays dont le nom ressemble étrangement au sien. La borne de Galvoie n'estautre que le royaume des morts, auquel on parvient grace aux services d'un passeur qui évoqueCharon, le nocher des Enfers. y règnent deux souveraines, Ygerne, la mère du roi Arthur, mortedepuis quatre-vingts ans et la mère de Gauvain, morte depuis vingt ans. Le palais des Reinespossède deux portes, l'une d'ivoire, l' autre d'ébène; dans le droit fil d'une tradition homérique etvirgilienne familière aux ecrivains médiévaux, elles indiquent que Galvoie est aussi le pays desrêves, riche en enchantements créés par un "clerc, sage en astronomie" (v. 7458). Contrastant trèsfortement avec la forêt de l'enfance de Perceval, ce domaine représente l'artifice dans lequel lafiction bretonne prend sa source, au voisinage de l'inconscient et de la mort. Mais Gauvain n'apas de peine à maîtriser ses pièges : comme l'Orphée de Gérard de Nerval, il a "deux foisvainqueur traversé l'Acheron"; il est le seul chevalier à être revenu du royaume des ombres, etbien entendu à en faire le récit. Les errances de Gauvain dans le monde celtique et païen desrêves et de la mort le placent à l'opposé de la doctrine chrétienne et du personnage de Perceval.Pourtant, le récit met en place une série de similitudes et de répétitions qui atténuent cetteopposition: (1) le chateau du Roi pêcheur (dans la partie du conte consacrée à Perceval) estséparé du territoire arthurien par une rivière, comme le palais des Reines, son lieu antithétique(dans la partie consacrée a Gauvain), l'est de la borne de Galvoie; (2) le Roi pêcheur, nautonierde l'épisode de Perceval, est repris comme passeur de la frontière de Galvoie (dans l'episode deGauvain); (3) la fascination de Perceval pour la chevalerie arthurienne se résume dans sa soifd'amitié pour Gauvain, amitié qui est emblématique de cette chevalerie. Toutes ces similitudesportent à voir dans Perceval un double de Gauvain. Il y a, en effet, un élément profondémentambigu dans le Conte du Graal, suggérant que l'écriture bretonne s'érigerait sur l'oubli desorigines et de Dieu. Gauvain, miroir de Perceval, représente un art de la mort et du néant (dont lesuffixe "vain" est l'écho), un art dont la vacuité se dissimule sous la splendeur de sonornementation rhétorique, l'abondance de sa décoration et la luxuriance de ses dorures. Toutesfigures qui sont déjà présentes dans l'apparence du Graal avec son or serti de gemmes. Le Graaldevient alors le symbole paradoxal de la littérature arthurienne dont, au premier abord, il avaitsemblé contredire la vacuité; il sert d'écrin à l'hostie consacrée (le signe de la transsubstantiationdu Christ), suggérant ainsi que l'Eucharistie et l'ensemble de la théologie chrétienne dépendentd'un signifiant imaginaire. Le coeur secret de la rhétorique de Bretagne, enclos dans les syllabesdu nom de son roi (Art-tu), est la transformation cachée mais violente d'une écriture ancrée dansle Verbe christique par une fiction antithéologique. De la à dire, plus généralement, que lalittérature, même au Moyen Age, est en conflit radical avec la théologie, il n'y a qu'un pas, un pasque l'immense corpus des suites en vers et en prose né du roman de Chrétien nous invite afranchir .

LES RECITS SATIRIQUES ET MORAUX

LE ROMAN DE RENART Le Roman de Renart rassemble 26 branches, récits indépendants en octosyllabes à rimes

plates, comptant les aventures d'un goupil. A l'origine autonomes, ces branches, composées entre1175 et 1250 par des auteurs différents, s'inspirent de fabulistes latins (Phèdre, Esope), detraditions populaires (contes de nos provinces et plus rarement de l'étranger), et de certainesoeuvres comme l'Ysengrinus du flamand Nivard (vers 1152). Pierre de Saint-Cloud composa lespremières branches (II et V), et leur succès retentissant en inspira d'autres (la branche IX est duprêtre de la Croix-en-Brie, la XII de Richard de Lison). Les auteurs des autres branches noussont inconnus. Au XIIIème siècle, ces différentes branches sont regroupées dans un recueil quiprend le nom de Roman de Renart. Elles se succèdent sans logique ni chronologie.

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DATE DE PARUTION : Entre 1175 et 1250RÉSUMÉ :

BRANCHE II : Renart se faufile par une ouverture de la clôture dans le dans la ferme demessire Constant des Noues. Les poules l'ayant entr'aperçu s'enfuient, mais Chantecler le coqvient les rassurer. S'étant endormi sur son tas de fumier, il rêve qu'un animal l'oblige à revêtirune pelisse rousse. S'éveillant tout effrayé, il consulte Pinte la poule qui lui affirme que le goupilrode, mais néglige son avertissement. Il se rendort, et Renart saute sur l'occasion pour happer lecoq, qui l'esquive. Renart feint l'amitié et lui remémore la voix fabuleuse de Chanteclin son père,qui fermait les yeux en chantant. Après une hésitation, Chantecler tente de l'imiter, Renartbondit, l'attrape et s'enfuit. Alors que Pinte se lamente, l'alarme est donnée et les vilainspoursuivent l'animal. Chantecler, dans sa gueule, devant les insultes des poursuivants, inciteRenart à lancer un trait ironique, ce que ce dernier par amour propre s'empresse de faire. Le coqse dégage, le trompeur est trompé.

Renart, ayant aperçu la mésange, la salue et lui réclame un baiser, lui annonçant queNoble le lion vient de proclamer la paix éternelle entre les animaux. Méfiante, elle refuse delaisser ses oeufs, et Renart doit s'engager à fermer les yeux. L'oiseau effleure alors sesmoustaches avec des feuilles, manque d'être happé et souligne sa perfidie. Feignant laplaisanterie, Renart l'invite à un nouvel essai, et la manque encore. Entendant le cor deschasseurs, Renart file sous les railleries du volatile lui rappelant la paix universelle.

Rencontrant Tibert le chat, Renart, affamé, renonce à sa première intention en voyant lesdents et les griffes du félin, et lui propose une alliance contre Ysengrin. Tentant de pousser soncompagnon dans un piège, Renart est surpris par un fermier et ses chiens. En fuyant, Tibert lepousse dans le piège. Renart, coincé, s'échappe, meurtri suite à une maladresse du vilain.

Tiecelin le corbeau a dérobé un fromage. Renart qui l'a vu le salue et, lui remémorant sonpère, flatte la beauté de sa voix. Le corbeau chante, et sous les louanges reprend de plus belle,"Et li fromage chiet a terre". Renart dédaigne le fromage, convoitant l'oiseau. Il supplie l'animalde venir le débarrasser de cette puanteur, expliquant que, blessé, il ne peut se mouvoir. Hésitant,le corbeau s'aventure, échappe de peu à la ruse du goupil, et s'en va sans demander son reste.Renart avale le fromage qu'il trouve maigre, s'introduit dans une caverne qui s'avère être lademeure d'Ysengrin. Sa femme, dame Hersent l'accueille aimablement, se laisse courtiser parRenart, qui, avant de partir, souille et injurie les louveteaux. A son retour Ysengrin enrage, et auterme d'une course effrénée, Renart outrage dame Hersent, dont la décision de porter plainteparvient seule à calmer son époux.

BRANCHE V : Ysengrin se présente devant le roi Noble, et porte plainte contre Renart.Noble rassemble ses sujets pour rendre un jugement équitable. Alors que Baucent le sanglier seméfie du loup, Brichemer le cerf, lui, lui donne raison, ainsi que Brun l'ours, qui narre unemésaventure dont il a été la victime : l'ayant alléché par un prétendu gâteau de miel, Renart l'aattiré chez un fermier, pensant bien que s'ils étaient pris la main dans le sac, c'est sur Brun queles vilains se jetteraient, ce qui n'a pas manqué de se produire lorsque le rongeur s'est emparéd'une poule qui a donné l'alerte, et a pris la fuite. L'ours s'en est tiré tant bien que mal, et rappelletous les crimes qu'a commis Renart à ce jour. A son tour, Baucent propose d'entendre l'accusé,mais devant l'indignation de l'ours, la décision du cerf d'obtenir du goupil un dédommagementest acceptée. Grimbert le Blaireau se charge d'aller quérir l'accusé pour s'entendre avec Ysengrin,Mais ce dernier complote et tente de l'attirer dans un piège : Rooenel le chien feignant le mort,canonisé, fait office de relique. Renart doit jurer sur sa dent, mais, avec la complicité de sesamis, parvient à rentrer indemne.

Renart est surpris par Ysengrin, qui, tenant là sa revanche bondit et laisse l'animal sansmouvements. Pris de remords, il se lamente, et Renart se redresse. Apercevant un fermier et sonjambon, il s'allie avec le loup qui le devance et dévore seul le jambon. Renart s'esquive, et, alors

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qu'il tentait d'avaler un grillon, les chiens des chasseurs arrivent, et au comble de sa joie,s'occupent du loup.

BRANCHE XV : Renart rencontre Tibert, et, garde une dent contre le chat du piège danslequel il l'a poussé, fait mine de lui pardonner, ce à quoi répond le félin. Ils se jurent amitié etfidélité, et, chemin faisant, dénichent une andouille. Renart se l'accapare, tout en promettant sapart au chat. Ce dernier s'indigne de la façon dont il la traîne et la salie. Sous prétexte de luimontrer comment la tenir, il s'en empare et court se loger sur une croix. Renart, berné, le prie delui envoyer sa part. Tibert se récrie, scandant que "l'andouille bénite" doit être mangée sur unecroix ou dans un moutier, et achève son repas. Alors que Renart déconfit, fait le sermentd'assiéger la croix pendant sept ans, une procession le fait décamper. Deux prêtres arrivent qui,se disputant la peau du chat, finissent par s'entendre, mais sont griffés par Tibert, qui s'éclipse.

BRANCHE III : En quête de nourriture, Renart, ayant perçu des marchands ramenanttoutes sortes de poissons, se couche en travers du chemin et fait le mort. Alors que les marchandsl'ont découvert, le chargent, et épiloguent sur le bénéfice qu'ils pourront en tirer, Renart se régaleet s'échappe, plusieurs colliers d'anguilles au cou, non sans avoir railler les marchands, qui lepoursuivent en vain. De retour en son château, Renart et sa maisonnée font cuire les victuailles,ce qui ne manque pas d'attirer Ysengrin qui demande le gîte. Renart annonce qu'il héberge deschanoines, et encleint son compère à rentrer dans les ordres pour avoir droit à sa part du festin.En guise de tonsure, il lui verse de l'eau brûlante sur le crâne, et selon la règle, le soumet à unenuit d'épreuves. Parvenu à un vivier, Renart attache à la queue du loup un seau, et la plonge dansun trou du lac gelé. Pris dans la glace, surpris à l'aube par les chasseurs, Ysengrin s'enfuit aprèsun rude combat où il perd sa queue.

BRANCHE IV : S'étant introduit dans une abbaye, Renart avale deux gélines et endérobe une autre. Avisant un puits, il s'y penche et prend son reflet pour Hermeline, qu'il appelle.Il s'empêtre dans le seau qui descend, et il se retrouve à l'eau. Arrive Ysengrin qui aperçoitRenart. Ce dernier l'abuse, lui contant qu'il est mort, et se trouve au paradis, où il a nourriture àfoison. Lui montrant le seau resté en haut, il lui fait croire qu'il s'agit du plateau du bien et du malqui seul fait accéder le bien au paradis. Après s'être confessé, Ysengrin saute dans le seau, ce quifait remonter Renart. Ysengrin, pris au piège, est maltraité par les moines et leurs chiens, venuschercher de l'eau. Il s'en va tant bien que mal. Son fils le retrouve et le soigne.

BRANCHE XIV : Dans un cellier, Tibert et Renart découvre un pot au lait, que le chats'empresse de boire sans prêter attention au goupil. En voulant filer, Tibert a la queue coupée parle couvercle, et en rend Renart responsable. Il prend sa revanche au poulailler, où Renart estassailli par le vilain et ses chiens.

En fuyant, il aperçoit des hosties, qu'il avale, et, rencontrant Primaut, le frère d'Ysengrin,lui propose de se rendre au moutier pour en dénicher d'autres. Ils y trouvent des victuailles, etRenart enivre son compère, qu'il ordonne prêtre, tond et pousse à sonner les cloches, avant des'enfuir, non sans reboucher le troue d'arrivée. Le loup, voyant les moines se ruer sur lui, parvienttout de même à s'esquiver, et accuser Renart de l'avoir séquestré, mais ce dernier se disculpe.

Primaut tente la ruse que Renart lui a révélée pour berner des poissonniers (cf III), maisreçoit des coups en guise d'anguilles.

Renart l'entraîne dans une ferme où ils dévorent force jambons, mais Primaut a tellementgrossi qu'il ne peut sortir par le pertuis, malgré les efforts du goupil qui le meurtrit pour l'en tirer.Il se fait surprendre par le fermier. Après sa fuite, Renart lui a indiqué un troupeau d'oies.Primaut y est reçu par des mâtins.

Le loup s'irrite de la tromperie et s'en prend à Renart qu'il maltraite et finit par pardonner.Le goupil l'invite à prêter serment de fidélité sur la tombe d'un ermite. Primaut y reste coincé parun pied, et Renart l'abandonne.

BRANCHE I : Le roi Noble tient cour plénière, et tous les animaux sont rassemblés, àl'exception du goupil. Ysengrin, soutenu par plusieurs, réitère sa plainte contre ce dernier. Le roi

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hésite, et finit, pour complaire et maintenir la paix, par condamner Renart à l'amende pour sonabsence. Cependant, arrivent Chantecler, Pinte et la gent volatile qui se lamentent sur le corps dedame Copée, victime de Renart. A ces plaintes, Noble jure de punir le coupable. Les funéraillesde la géline sont célébrées, puis Brun est envoyé quérir Renart. Pendant ce temps, Couard lelièvre est guéri de ses fièvres après avoir dormi sur la sépulture de Dame Copée, qui prenddésormais le nom de sainte Copée. De même, Ysengrin est remis d'un mal à l'oreille, en lacollant contre la tombe.

Parvenu à Maupertuis, Brun est embobiné par le goupil qui, prétextant une ruche, coincel'ours dans un chêne fendu, et détale. Les vilains ameutés contraignent Brun à s'arracher lemuseau pour leur échapper et regagner la cour. Noble, furieux, dépêche Tibert, qui, alléché parles souris, se laisse prendre dans un lacet, avant d'être assommé par un prêtre et de pouvoirdéguerpir. Grimbert le blaireau compagnon de Renart, à son tour se rend dans la tanière dugoupil, et, lui présentant un pli scellé du roi, l'exhorte à obéir, écoute sa confession, et le mène àla cour. Malgré une habile plaidoirie, il est condamné à la pendaison. Un moment en danger,Renart demande de se croiser et de faire pèlerinage en terre sainte. Séduit par Grimbert, le roi estsaisi de pitié, et accepte. Après s'être revêtu de la croix, et avoir demandé, en chevalier courtois,l'anneau de la reine, Renart monte sur un tertre, d'où il raille l'assemblée.

Furieux d'avoir été bafoué, Noble lance tous ses gens et finit par assiéger Maupertuis.Raillée par le perfide, l'armée maintient six mois durant ses positions, devant le châteauimprenable. Une nuit, Tentant d'attacher les animaux, Renart est surpris par Tardif le limaçon, etescorté devant le roi. De nouveau devant la potence, Renart demande en vain à devenir moine.L'arrivée d'Hermeline et des renardeaux, pourvus d'une rançon convainc le roi de le gracier, maisle meurtre du rat Pelé vient d'être découvert, et le goupil s'esquive après avoir blessé sonsouverain d'une pierre.

Maintenant hors la loi, Renart tente de couper à tout tête-à-tête. Quêtant quelque gibier, ilentre chez un teinturier, choit dans une cuve, et en ressort tout jaune, déguisement inattendu !Face à face avec Ysengrin, Renart se fait passer pour un jongleur Anglais, Galopin. Le loup luipropose d'aller quérir une vielle chez un vilain. Ysengrin pénètre dans la ferme donne la vielle augoupil qui l'enferme, et s'en va. Mordu par le chien, il parvient à s'échapper.

Renart passe quinze jours dans la forêt à apprendre la vielle, au terme desquels ilrencontre sa femme en compagnie d'un cousin de Grimbert, Poincet, avec lequel elle veut semarier, croyant avoir perdu son mari que Tibert affirme avoir vu pendu. Songeant à unevengeance, Renart est convié à chanter lors des noces. Le repas terminé, les invités s'en vont, etRenart engage le marié à veiller une nuit sur le tombeau de sainte Copée, pour qu'il puisseengendrer un fils, ce qu'il accepte. Il est pris dans un piège qu'avait disposé Renart, et trépasse.De retour à Maupertuis, Renart chasse Hermeline et Hersent qui était restée. Ces deux dernièrescommence à se quereller, quand Hersent se vante d'avoir fauté avec Renart. Un pèlerin lesréconcilie, et Hermeline rentre chez son mari.

BRANCHE X : Une nouvelle fois absent de la cour, Renart y est convoqué par Rooenelle chien et Brichemer le cerf, qui se font tour à tour prendre dans un lacet et attaquer par deschiens. Les deux messagers parviennent à s'en tirer. Pendant ce temps, Grimbert, soucieux defaire rentrer Renart dans les grâces de Noble, fait part à Renart de la maladie du roi. Ce dernierse rend auprès du lion, prétendant avoir fait le tour de l'Italie pour y rapporter de merveilleuxremèdes. Il est prié de le soigner. Le rusé, afin de se venger de ses diffamateurs, demande pource faire la peau du loup et la corne du cerf. Les deux bêtes sont mutilées malgré leursprotestations, et se retirent. Avec ces ingrédients et quelques herbes médicales ramassées enchemin, Renart guérit le roi, et rentre chez lui, escorté.

BRANCHE VI : A la cour, Renart brille une fois de plus par son absence, mais on le voitarriver, hésitant, entraîné par son ami Grimbert. Noble lui rappelle tous ses méfaits, et lecondamne à la pendaison. Mais Renart argumente sa défense, rappelant qu'il a beaucoup voyagé

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pour guérir le roi. Afin de se justifier et de se laver des calomnies, il se dit prêt à se soumettre aujugement de Dieu. Après avoir plaider sa cause, Ysengrin défie officiellement Renart, et le roireçoit les gages. Quinze jour plus tard, après avoir juré leur bonne foi sur un reliquaire, les deuxcombattants engage la lutte. Menant au départ, Renart succombe. Il réclame un confesseur. FrèreBernard réussit à convaincre Noble de lui confier le goupil, pour qu'il entre au couvent. Appeléfrère Renart, notre moine assidu ne peut s'empêcher de commettre plusieurs larcins, qui, une foisdécouverts, le font chasser du couvent.

BRANCHE VIII : S'étant décidé à mener une vie honorable, Renart rencontre un vilain àqui il fait part de son intention de se confesser pour être pardonné. Il le mène à un ermite quiécoute sa confession et l'envoie à Rome où seul le Pape peut l'absoudre. Renart s'y résigne ets'affuble de l'échappe et du bourdon, attributs du pèlerin. Il rencontre Belin le mouton, qui aprèss'être plaint du sort qui l'attendait, convoité pour sa peau, l'accompagne. Sur le chemin, ils sontrejoints par l'archiprêtre du roi, l'âne Bernard. A la nuit, les trois pèlerins s'attablent dans latanière de Primaut absent, et chantent. Primaut, qui gardait rancune à Renart (XIV), le sommed'ouvrir la porte. Il parvient à rentrer sa tête, mais est rossé par Belin. Hersent donne l'alerte etrameute une centaine de loups qui se lancent à la poursuite des pèlerins. Bernard traînant lajambe, Renart les fait monter dans un arbre. Epuisés et découragés, les loups se couchent sousl'arbre. Belin et Bernard, en changeant de place, tombent, et écrasent plusieurs loups, tandisqu'en rusé, Renart simule une attaque et les exhorte. Les canidés détalent, et les troiscompagnons renoncent au pèlerinage.

BRANCHE XII : En quête de nourriture pour son fils Rovel, Renart rencontre Tibert, quimal le reçoit, et pour ce, décide de se venger en l'emmenant dans sa quête de nourriture. Ils sontpoursuivis par des chasseurs, et Renart abandonne le chat. Assailli par un moine venu à larescousse, et qui convoitait son pelage, Tibert parvient à fuir, emportant sa monture et ses livres,et retrouve le fuyard. Avec Renart il décide d'endosser la chasuble, et, d'administrer la cure deSaint-Martin-de-Blagny. Après avoir chanté les vêpres, ils négocient la part des bénéfices, puisse régalent qui d'un vieux fromage, qui d'un mou. Renart qui a écopé du vieux, désire se venger,et, prétendant sonner les cloches pour les vêpres, l'amarre à un noeud coulant, et le laisse servirde proie aux vilains.

BRANCHE VII : Après s'être échappé d'une abbaye où, dévorant un chapon il avait étéassailli par les moines, Renart s'endort sur une meule non sans avoir béni les larrons et maudit lesreligieux. Au matin, alors que Renart, pris sur une île flottante à cause de la montée des eaux dufleuve, se lamente, Hubert le milan se pose et écoute ses confessions. Il lui reproche d'aimerHersent, qu'il traite de tous les noms. Renart médite une vengeance pour châtier le délateur. Al'annonce du meurtre d'un de ses filleuls, Hubert recule, épouvanté, mais, alors que Renart feintde se pâmer, manque d'être happé. Hubert s'indigne et se signe. Pour se faire amnistier d'avoiravalé ses quatre fils, Renart propose au milan de devenir son vassal, et feignant de sceller lepacte par un baiser, le croque.

BRANCHE XI : Après une course folle contre Renart, Ysengrin s'endort sous un chêne.Renart l'attache à l'arbre et file. Un vilain passe, s'en prend au loup, mais s'enfuit. Le goupilsurvient, délie son compère qui l'invite à dîner. S'étant régalé, Renart rencontre Rooenel, battupar un vilain, et s'apprête à le pendre quand Noble arrive et libère le chien qui accuse Renart deson traitement. Renart dévore quatre milans dans leur nid, avant d'être mis en déroute par lesparents qu'il finit par étrangler. Epuisé, il s'allonge, lorsqu'un chevalier le croyant mort envoieson garçon prendre sa peau. Mais le goupil le mord et file.

Sur son chemin, Renart trouve des herbes qui referment ses plaies causées par les milans.Sous un cerisier, il demande à Droïn le moineau de lui jeter quelques fruits, ce à quoi consent levolatile. Il lui demande en échange de bien vouloir guérir ses petits. Renart, médecin et prêtre,lui réplique qu'il faut les baptiser, et les dévore. Droïn, accablé, cherche vengeance et convainc lemâtin Morhout à l'aider, moyennant un jambon et du vin pris dans des charrettes. Attiré dans un

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buisson, Renart est déchiré, et laissé pour mort sous les railleries de Droïn, enfin vengé, puisrecueilli et vengé par Ysengrin.

S'étant gavé de trois canards grâce à un faucon dérobé à un écuyer, Renart rencontre sonennemi Tardif le Limaçon qu'il assomme et achève. Désespéré à l'annonce de la mortd'Hermeline, il est mandé par Noble au sujet d'une guerre, et se rend à la cour accompagné de sestrois fils qu'il veut faire adouber. Noble lui explique que les païens ont envahi le pays. Ysengrinpropose Renart pour remplacer le porte enseigne Tardif que l'on a vu assommé, mais Noble priece dernier de rester garder le royaume en son absence, après avoir fait ses trois fils chevaliers.Tous les barons lui jurent fidélité.

Sur le champ de bataille, l'archiprêtre Bernard confesse et exhorte les combattants. Aprèsun assaut mémorable où tous les chevaliers font preuve de prouesse, mais où Chantecler trouvela mort, les Sarrasins, buffles et scorpions menés par le chameau, sont réduits à néant. Les mortssont ensevelis, et l'armée rentre. Cependant, Renart, résolu à usurper le trône, corrompt unsergent qui, feignant de rentrer de guerre, annonce la mort de Noble et remet une lettreenjoignant à Dame Fière d'épouser Renart. Cette dernière, éprise du goupil, obéit, tandis queRenart distribue le trésor royal en s'en gardant la majeure partie, et se prépare à soutenir le longsiège de Noble à Maupertuis.

Au retour de l'armée, Renart se barricade et s'affirme comme seul roi. Noble, enragé,assiège sa forteresse. Au cours d'une mêlée, Rovel, fils de Renart, est pris. Suivant le conseil dela reine, Renart menace de pendre Brun et Bruyant le taureau, qui avaient été pris en otage. Lesplaintes des deux condamnés achèvent de convaincre Noble d'échanger les détenus. Cette batailleainsi que d'autres voient la mort de Tibert, Bruyant, Belin le mouton et Malebranche, autre fils deRenart. Une nuit, Renart qui tentait d'égorger Noble est pris, puis pardonné par le roi après lerappel de sa guérison. Renart regagne ses pénates et vie en bonne entente avec tous.

BRANCHE IX : Le vilain Liétart est à sa charrue, et blâme le boeuf Rogel, qui traîne lapatte, en le menaçant de le donner au loup ou à l'ours. Brun, qui a tout écouté, se réjouit et vientréclamer au vilain son dû. Liétart, terrifié, obtient à force de prières, un délai d'un jour. Brunparti, le vilain se lamente. Renart qui passait lui offre ses services pour le tirer de ce mauvais pas,moyennant pour salaire un coq et des poulets. Mis au courant de l'affaire, le goupil élabore sonplan qui ne manque pas de réussir : le lendemain, en demandant son boeuf, Brun se croit perduen entendant l'imitation d'une chasse à courre par Renart, et demande à Liétart de le cacher, enrenonçant à Rogel. Dissimulé sous le sillon, Brun est assommé, saigné, déterré, dépecé et salé.

Lorsque Renart vient en vain réclamer salaire, il menace de se venger et est reçu par troismâtins que la femme du vilain lui a conseillé de lâcher. De retour à Maupertuis, constatant lafaillite de sa loyale entreprise, il se jure de demeurer désormais fourbe. Comme vengeance, ildérobe des courroies d'attelages oubliées. Alors que Liétart se plaint de cette perte, l'âne Timerlui propose de berner Renart. Il s'allonge, comme mort, devant Maupertuis. Hermeline lui attacheles courroies et y passe son cou malgré les soupçons de Renart. Timer se redresse, et ramèneHermeline à Liétart, qui, brandissant son épée pour achever sa proie, tranche maladroitement lapatte de l'âne, qu'Hermeline ramène à son époux. Renart va réclamer son coq, les poulets et lamort des trois chiens, sous peine de dénoncer le braconnage de l'ours au comte. Effrayés à l'idéed'être pendus, le vilain et sa femme coopèrent, lui offrant même le gîte et le couvert.

BRANCHE XVI : A la recherche de nourriture, Renart s'introduit dans la ferme deBertaud, se jette sur Chantecler et les poules avant de se faire prendre dans le filet du vilainalerté. Tentant de mater l'animal, Bertaud se fait saisir un pied et une main par la gueule dugoupil, et, à force de plaintes, convainc Renart de l'épargner en contrepartie de son servage.L'animal demande Chantecler, et acquitte le vilain, une fois exaucé. En se lamentant, le coqparvient à faire chanter Renart pour le consoler, et s'échappe de sa gueule, non sans railleries.

Furieux et affamé, le goupil rencontre Ysengrin et Noble, et enjoint les deux ennemis à sedonner le baiser de la paix. Sur ce, ils partent à la chasse, et trouvent un taureau, une vache et un

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veau. Renart, envoyé en éclaireur, aperçoit un vilain assoupi qu'il force à aller se laver dans unfossé après l'avoir recouvert d'ordures. L'ayant poussé à l'eau, le goupil lui jette des pierres etl'envoie par le fond. Ysengrin l'ayant vu sautiller devant le fossé, et le croyant en train des'amuser au lieu d'exécuter son rôle, le dénonce au roi. Semoncé, Renart se défend et narre lesmanoeuvres accomplies pour se défaire du vilain, puis est félicité. Noble propose de partagerjustement le butin et en charge Ysengrin, qui préconise le taureau et la génisse pour le roi et lareine, et le veau pour lui, conseillant ainsi à Renart "d'aller chercher pâture ailleurs". Noble, quivoulait tout, blesse fortement le loup, et s'adresse au goupil, qui propose de tout lui accorder.Devant le refus de Noble qui veut un partage, Renart décide de remettre le taureau au roi, lavache à la reine, et le veau au lionceau. Noble, qui se voit ainsi maître du butin, loue de son sensdu partage Renart, qui tente tout de même de se réserver le veau, en faisant semblant del'accorder au loup en consolation de sa blessure. Le roi, clairvoyant, s'en va en riant del'effronterie du goupil. Feignant l'indignation, Renart quitte son compère, non sans lui avoirpromis de lui venir en aide pour se venger du roi.

BRANCHE XVII : A la cour, l'on célèbre la fête de sainte Copée. Des jeux succèdent aufestin. Aux échecs, Renart s'oppose à Ysengrin, perd tout sa fortune, et sa peau qu'il a mise enjeu. Après s'être confessé, il s'évanouit, et passe pour mort. Après avoir prévenu sa famille etGrimbert, Noble, affligé, fait chanter les vigiles, dans le palais illuminé de mille cierges par lessoins de Dame Fière. Avec l'archiprêtre Bernard, tous le barons chantent tour à tour les neufleçons, répons et versets. Les jeux de la nuit font place à la cérémonie au moutier, pendantlaquelle le mort est loué. Mis solennellement dans la fosse, Renart reprend connaissance aumoment où Brun commence à le recouvrir de terre, s'échappe en emportant au passageChantecler. Furieux, le roi et ses sujets se lancent à sa poursuite. Ramené, Renart se défend etaffirme avoir failli être enterré vivant sans doute par le coq. Un combat s'engage entre Renart etChantecler, au cours duquel, en mauvaise posture, le goupil fait le mort. Renart arrache la cuissedu corbeau Rohart qui s'acharnait sur son cadavre, et se réfugie à Maupertuis. Grimbert convaincle roi de l'envoyer en messager. Renart lui dit de transmettre à Noble que le corbeau l'a blessé àmort et qu'il gît dans une tombe, ce que son cousin le blaireau exécute. Noble en est affligé.

BRANCHE XIII, XXIII, XXIV, XXVI, XXV : Ces dernières branches s'inspirent trèslargement des thèmes des précédentes, et Renart ne figure même plus dans les quatre dernières:

BRANCHE XXI : Dispute d'Ysengrin et d'un ours pour un jambon, dont le propriétaire,un vilain reprend possession grâce à une astuce de sa femme.

BRANCHE XVIII : Pour empêcher le loup de dévorer ses brebis, le prêtre Martin apréparé une fosse dissimulée où il l'appâte. Ysengrin se prend au piège. Tentant de l'assommeravec sa massue, Martin tombe dans la fosse, et permet au loup de s'en tirer en sautant sur sondos.

BRANCHE XIX : Ayant rencontré la jument Raisant, Ysengrin lui propose de s'allieravec lui, ce à quoi consent la jument, s'il lui arrache une épine du sabot. En s'approchant,Ysengrin est assommé, et se lamente sur son sort.

BRANCHE XX : Pris comme arbitre par deux béliers qui se disputent une terre, Ysengrindoit juger leur course, mais termine broyé entre leurs cornes, maudissant sa bêtise.THEME PRINCIPAL : La satire des moeurs moyenâgeuses :

Les animaux mis en scène dans ce roman sont à l'image de la société féodale de l'époque(cf. forces agissantes), et forment un cadre propre à caricaturer les institutions et usages d'antan.Cette satire n'est aucunement une menace, mais vise plutôt à faire rire.

La justice est mise en cause à plusieurs reprises dans le roman, lorsque Noble tient courplénière : à travers les attitudes du souverain qui fait office de magistrat suprême, c'est la justicequi est visée. Elle est changeante et influençable comme le montrent les sentences irrésolues etimpulsives du Lion qui, ayant tout d'abord acquitté Renart, revient sur sa décision après la plainte

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disproportionnée de Pinte. Ensuite, elle est impuissante, malgré la crainte générale générée parNoble. Ce dernier se fait berner comme tout le monde et laisse Renart impuni. Enfin, elle estinéquitable : après une chasse (branche XVI), le roi s'empare de toutes les proies. L'autoritéabusive des grands seigneurs est ainsi attaquée.

La vie religieuse n'échappe pas à la satire : une simple poule ("Sainte Copée") estcanonisée et son tombeau est désormais le siège de miracles guérisseurs (branche I). Ainsi, lesrites, croyances et les superstitions que la religion peut provoquer sont à plusieurs reprisesl'objectif de la verve du conteur : ainsi, la "sainte andouille", tradition comique, que s'accapareTibert, ne peut être mangée que sur une croix ou dans un moutier (branche XII). Bien souvent,les prêtres qui apparaissent aux cours des péripéties sont cupides, interrompant leur processionpour ne s'intéresser qu'au pelage de Tibert le chat et au bénéfice qu'il pourrait représenter(branches XII et XV). Dans la branche XII, le prêtre est taxé d'ignorant, et sèche lamentablementdevant "les questions de grammaire, de sophistique et de droit" que lui pose Tibert : "Il ignoraittout, hors de son livre, autant le mal que le bien. Tout ce qu'il sait, il l'a appris par coeur, et c'estbien pour cela qu'il emporte son livre." Cependant, les moines ne sont pas toujours cupides etincultes : à la branche I, Hersent et Hermeline sont réconciliées grâce aux bons soins d'unpèlerin, "car c'était un saint homme et un prêtre".

Le conteur s'attaque également aux croisés, qui s'expatrient sous couvert d'un pieu motifnon pas pour expier leurs fautes ni pour servir la chrétienté mais pour échapper à unecondamnation, ou devenir riche en pillant, comme le montre Renart à la branche I (cf à ce sujetla quatrième croisade, dont le but initial fut détourné pour prendre la riche Constantinople, villechrétienne).

S'ingéniant à faire rire, les auteurs parodient la chanson de geste : tous les animaux sontdes barons qui chevauchent des destriers. Cette parodie va même jusqu'à mettre en scène unevéritable croisade contre les païens incarnés par des animaux exotiques tels les scorpions. Lerêve prémonitoire de Chantecler (branche II), n'est pas sans rappeler les visions répétées deCharlemagne. Les lamentations de Pinte évoquent celles de l'empereur à la mort de son neveuRoland. De même qu'on avait attribué à l'empereur, notamment à sa mort en 814, de nombreusesguérisons miraculeuses, Pinte est rendue responsable d'autant de miracles. Le roman courtois estégalement de la partie : Renart imite le chevalier courtois en demandant à la reine de lui remettreson anneau, pour lui porter chance (cf Tristan et Iseult : l'anneau donné à Tristan par Iseult luiremémore sans cesse sa mie).

FORCES AGISSANTES : La société animale du Roman de Renart est calquée sur le monde humain, et s'organise

comme lui. Chaque animal a un nom propre, qui reflète sa caractéristique principale (Renart le

goupil, Noble le lion, Tardif le limaçon, Couard le lièvre, Brun l'ours, Bruyant le taureau,Roussel l'écureuil ... ).

Ces animaux appartiennent tous à un lignage, et sont responsables d'une famille :Chantecler descend de Chanteclin son père, est l'époux de Pinte, et a une descendancenombreuse. Ysengrin est le mari de Hersent, a des louveteaux et un frère Primaut. Renart, cousinde Grimbert, et sa femme Hermeline ont trois enfants : Malebranche, Percehaie et Rovel qui sefont sacrer chevaliers par le roi.

Toute cette société est organisée autour du roi Noble et de sa reine dame Fière. Ysengrinson connétable, Brun son messager, Bernard l'âne, l'archiprêtre figurent au haut de la hiérarchie,tandis que le petit peuple est incarné par les autres. Tous respectent la loi et la justice rendue parle roi, à l'exception de Renart, qui seul bafoue son autorité, et sème la pagaille dans les foyers. Ilincarne la revanche à prendre par le peuple sur la noblesse écrasante : par sa ruse, il triomphe desplus grands, mais est le plus souvent berné par les petits.

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Agissant et parlant comme des hommes, ils en ont tous les attributs : ce sont des baronschevauchant des destriers. Renart vit dans son château de Maupertuis, véritable forteresse àl'image des châteaux féodaux du Moyen Age, avec sa barbacane, sa herse et son donjon.

Cependant, sous leur apparence humaine transparaît certains caractères bestiaux : ainsi,les fureurs soudaines de Noble le lion, le goût de Brun et de Tibert pour le miel et les souris ...Cette alliage de deux mondes ne fait que renforcer le charme et l'humour de cette "épopéeanimale".

LA POÉSIE DIDACTIQUE ET ALLÉGORIQUE

LE ROMAN DE LA ROSE

Le monumental Roman de la Rose (22000 vers) est dû à deux auteurs: Guillaume de Lorris(un peu plus de 4000 vers) et Jean de Meun (presque 18000 vers), qui se relaient à quarante ansde distance. Bien que Jean de Meun affirme vouloir mener à terme le projet de son prédecesseur,que la mort à empêché d'achever son oeuvre, rien n'est plus différent que la tonalité et l'intentiondes deux auteurs. Si Guillaume de Lorris transpose dans le cadre romanesque procédés et figuresallégoriques, en une construction ingénieuse exaltant le système de valeurs courtoises, Jean deMeun, clerc et maître ès arts, lié avec les milieux universitaires, tout en gardant le montageallégorique et le schéma général offre plutôt qu'une «continuation» une relecture critique del'oeuvre de Guillaume, en y dénonçant les impasses de la fin'amors.

GUILLAUME DE LORRIS (1210?-1237?)Le Roman de la Rose (vers 1225-1230)

Se servant de la fiction du songe, Guillaume se propose d'écrire un art d'aimer. Il nousraconte un «rêve» qu'il avait fait à l'âge de vingt ans: il arrive devant le verger de Déduit, qui

abrite, près de la fontaine de Narcisse, le bouton de rose dont il va tomber amoureux. Lesfigures allégoriques s'ordonnent en adjuvants et opposants de l'Amant. Bel-Accueil, symbolisant

la dimension de l'être féminin favorable à l'amour, est son plus fidèle allié, mais Jalousie etDanger enferment la Rose et Bel-Accueil dans un château, au grand désespoir de l'Amant.

PrologueAu vuintieme an de mon aage,Ou point qu'amours prent le peageDes joenes gens, couchier m'aloieUne nuit si com je soloie,Et me dormoie mout forment.Si vi un songe en mon dormantQui mout fu biaus et mout me plot.Mes en ce songe onques riens n'otQui trestout avenu ne soit,Si com li songes devisoit.Or vueil cest songe rimoierPour noz cuers faire agussier,Qu'amours le me prie et commande.Et se nuls ne nule demande

L'année de mes vingt ans,à ce moment où Amour fait payer lepéage aux jeunes gens, j'étais alléme coucher une nuit, comme d'habitude,et je dormais d'un sommeil profond.C'est alors que je fis en dormant unbeau rêve qui me plut bien.Or, dans ce rêve, il n'y eut rien quine fût arrivé tout à fait de la mêmemanière que le rêve le décrivait.Je veux maintenant mettre en vers cerêve, pour stimuler nos coeurs,car c'est Amour qui m'en prie et me lecommande, et si quelqu'un - homme ou

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Commant je vueil que li romanzSoit apelez que je coumanz,Ce est li romanz de la rose,Ou l'art d'amours est toute enclose.La matiére est bone et nueve:Or doint dieus qu'an gre le reçoiveCele pour cui je l'ai empris.C'est cele qui tant a de prisEt tant est digne d'estre ameeQu'ele doit estre rose clamee.

femme - demande quel titre je veuxdonner à l'oeuvre que je commence:je réponds que c'est le Roman de laRose, qui contient tout l'art d'aimer.Le sujet en est bon et neuf.Puisse Dieu accorder qu'il soit bienaccueilli par celle pour qui je l'aientrepris! C'est celle qui a tant de prixet qui est à ce point digne d'être aimée,qu'on doit l'appeler «rose».

Pour préparer l'étude du texte:- Analysez dans le prologue le processus de démultiplication du sujet.Le Verger de Déduit

J'entrai alors sans plus dire un mot par la porte qu'Oiseuse m'avait ouverte. Je fus content,gai et joyeux quand je fus à l'intérieur du verger et sachez que j'imaginai pour de vrai être enparadis terrestre: cet endroit était si plein de délices qu'il paraissait surnaturel, car à ce qu'il mesemblait alors, en aucun paradis on ne se serait senti mieux que dans ce verger qui tant meplaisait. Il y avait profusion d'oiseaux chanteurs, en troupes à travers tout le verger [...]. Le chantqu'ils chantaient semblait venir d'anges du ciel, et sachez bien qu'en l'entendant ma joie fut trèsvive car jamais si douce mélodie ne fut entendue d'homme mortel; il était si beau et doux, cechant, qu'il ne semblait pas être un chant d'oiseaux, mais qu'on aurait pu le comparer aux chantdes sirènes de mer, que l'on appelle ainsi à cause de leur voix qu'elles ont claire et sereine. Lesoisillons faisaient tous leurs efforts pour chanter: ce n'étaient pas des apprentis ni des ignorants,et sachez que lorsque j'entendis leur chant et que je vis le lieu verdoyant, je devins très gai, à undegré tel que je ne l'avais encore jamais été: comme l'endroit était extrêmement délectable, unegrande gaîté m'envahit, et je sus bien alors, et je le vis, qu'Oiseuse m'avait rendu grand service enme mettant dans un tel état de joie.

Dans ce cadre paradisiaque, Déduit, Courtoisie, Liesse, Beauté, Richesse, Largesse,Jeunesse et le Dieu d'Amour dansent une carole.

Amour avait à son service un jouvenceau qu'il faisait rester là, à côté de lui: il s'appelaitDoux Regard. Ce jeune homme regardait les caroles et par ailleurs gardait pour le dieu d'amourdeux arcs. L'un des deux arcs était taillé dans un bois dont le fruit a une saveur détestable. Il étaittout plein de noeuds et de bosses par dessous et par dessus, cet arc, et plus noir que mûre. L'autrearc était fait d'une tige d'arbuste assez longue et de belle forme: il était bien fait et bien aplani, etde plus il était très bien orné. On y avait peint des dames de toutes manières et des jeunes gensaimables autant que gracieux. Et ces deux arcs, Doux Regard les tenait, qui n'a pas l'air d'un valetde bas étage. Il portait dix flèches, reçues de son maître: il en tenait cinq dans sa main droite etces cinq flèches avaient les empennes et les encoches fort bien faites, et elles étaient entièrementrecouvertes de peinture dorée. Leurs pointes étaient fortes et tranchantes, et effilées pour bienpercer, mais il n'y avait ni fer ni acier; il n'y avait rien qui ne fût en or sauf les empennes et latige de bois, car elles étaient garnies de carreaux à pointes d'or barbelées. La meilleure, la plusrapide et la plus belle de ces flèches, celle où l'on avait planté les meilleures empennes, s'appelait«beauté». L'une de celles qui blessent le plus, d'autre part, avait pour nom «simplicité». Il y en

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avait une qui s'appelait «franchise»; ses empennes étaient de valeur et de courtoisie. Le nom dela quatrième était «compagnie»: sur elle était fixée une pointe très lourde et elle n'était pas prêted'aller loin, mais si on avait voulu la tirer de près, on aurait pu faire de gros dégâts. La cinquièmeavait pour nom «beau semblant»: c'était vraiment la moins pénible, et pourtant elle provoque unetrès large plaie, mais celui qui est atteint de cette plaie aura droit à une très grande pitié; ainsi ilsupporte bien ses souffrances, car il peut en attendre rapide guérison, et cela rend sa douleurmoindre.Pour préparer l'étude du texte:

- Analysez la transposition des thèmes et motifs de la fin'amors.- Quelle est la fonction des flèches? Comment l'allégorie joue-t-elle dans la description des

flèches?L'Amant continue sa promenade et arrive à la fontaine de Narcisse.La Fontaine de Narcisse

Je m'approchais de la fontaine: quand je fus à proximité, je me baissai pour voir l'eau quicoulait et le gravier qui se montrait, du fond, plus brillant que de l'argent pur. Voici ce qu'il en estde la fontaine - dans le monde entier il n'y en avait d'aussi belle: elle est toujours fraîche etrenouvelée, l'eau qui nuit et jour jaillit à grands flots par deux conduites au creux profond. Toutautour pousse une herbe rase que l'eau rend épaisse et drue et qui ne peut mourir en hiver, pasplus que l'eau ne peut disparaît.

Au fond de la fontaine, tout en bas, il y avait deux pierres de cristal, que je contemplaitrès attentivement. Mais il y a une chose que je vous dirai, que vous prendrez, je le crois, pourune merveille aussitôt que vous l'entendrez: quand le soleil qui tout regarde darde ses rayonsdans la fontaine, et que la clarté pénètre jusqu'au fond, c'est alors qu'apparaissent dans le cristalplus de cent couleurs, et le soleil le fait devenir jaune, bleu et vermeil.

Voilà quelle était la vertu de ce cristal merveilleux: l'endroit tout entier, arbres, fleurs ettout ce qui fait l'ornement du verger, s'y reflète bien en ordre. Et pour vous faire comprendrel'affaire, je veux vous donner un exemple: de la même façon que le miroir montre les choses quisont devant lui et que l'on y voit sans voile aussi bien leur couleur que leur forme, tout à fait de lamême manière, je vous le dis pour de vrai, le cristal, sans tromper, révèle tout l'agencement duverger à ceux qui s'amusent à regarder dans l'eau, car toujours, en quelque lieu qu'ils se trouvent,ils voient l'une des moitiés du verger, et s'ils font immédiatement le tour, ils peuvent voir le reste.Et il n'existe pas de détail, aussi caché ou enfermé fût-il, qui ne soit manifesté comme s'il étaitdessiné dans le cristal.

C'est le miroir périlleux dans lequel Narcisse l'orgueilleux mira son visage et ses yeuxbrillants: pour l'avoir fait, il tomba à la renverse et resta étendu, mort. Celui qui se regarde dansle miroir ne peut trouver de protecteur ni de médecin pour éviter à ses yeux de voir ce qui l'a missur la voie de l'amour. Ce miroir a fait périr maint homme de valeur, car les plus sages, les plusvaillants et les mieux éduqués y sont guettés et vite pris au piège. [...].

À ce moment là il me plut de rester à regarder dans la fontaine et dans les cristaux, quime montraient et faisaient apparaître cent mille choses. Mais c'est pour mon malheur que je m'ysuis miré: hélas! j'en ai tant soupiré depuis lors! Ce miroir m'a trompé: si j'avais su d'avancequelle était sa force et son pouvoir, jamais je ne me serais précipité sur elle, car immédiatementje suis tombé dans les rets où maint homme a été capturé et trahi.

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Dans le miroir, entre mille autres choses, j'aperçus des rosiers chargés de roses qui setrouvaient en un lieu retiré, complètement entourés et enfermés par une haie, et une envie sigrande me prit alors, que je n'aurais renoncé ni pour Pavie ni pour Paris d'y aller, à l'endroit où jevoyais le massif le plus important. Quand cette rage dont maint autre homme a été saisi me futtombée dessus, je me suis aussitôt dirigé vers le rosier, et sachez bien que, lorsque je fus près, leparfum suave de la rose me pénétra jusqu'aux entrailles au point que, même si j'avais étéembaumé, ce n'eût été rien à côté. Et si je n'avais craint d'être agressé et maltraité, j'en auraiscueilli au moins une, que j'aurais tenue dans ma main, pour en sentir le parfum; mais j'eus peurd'avoir à m'en repentir car la chose aurait facilement pu être désagréable au seigneur du verger.

Des roses, il y en avait une grande masse: il n'y avait de plus bel amas sous le ciel; il yavait des petits boutons fermés, et d'autres un peu plus gros, et il y en avait encore d'une autretaille qui arrivaient à maturité et étaient prêts à s'épanouir: ces derniers ne sont pas à mépriser.[...] Ces boutons me plurent beaucoup: mes yeux n'en avaient jamais vu d'aussi beaux. Celui quipourrait s'emparer de l'un d'eux, il devrait le chérir beaucoup: si j'avais pu m'en faire unecouronne, je l'aurais aimée plus qu'aucun trésor. Parmi les boutons j'en choisis un d'une trèsgrande beauté: en comparaison, je n'accordai aucun prix à tous les autres, à partir du moment oùje l'eus bien regardé, car une couleur l'illumine qui est la plus extraordinaire et la plus parfaiteque Nature pouvait faire.

Aussitôt l'Amant est blessé par les cinq flèches à connotation positive et prête hommage audieu d'Amour qui lui a décoché les flèches, se constituant son «vassal».

Pour préparer l'étude du texte:- Montrez comment l'objet du désir se fixe progressivement. Quels sont les relais du désir?

- Analysez le symbole de la Fontaine de Narcisse. Renferme-t-il une dimension «littéraire»?Laquelle?

JEAN DE MEUN, dit aussi CLOPINEL (1250?-1305?)Le Roman de la Rose (1275-1280)

Clerc érudit (il a traduit en français, entre autres, la Consolation de Philosophie de Boèce etHistoria calamitatum d'Abélard), Jean de Meun se propose de continuer l'oeuvre de son

prédécesseur. La prolifération des discours (de Raison, Ami, Faux Semblant, la Vieille, Nature etGénius), qui prennent le pas sur la narration, font de la «continuation» de Jean de Meun un

poème scientifique et philosophique, somme didactique du savoir de son temps, où l'amour, loinde l'éthique compliquée de la fin'amors, ne se soumet qu'aux lois de Nature.

Les Conseils d'AmiAprès le discours de Raison, qui tente de consoler l'Amant désespéré et de l'exhorter à la

sagesse, c'est le tour d'Ami de prodiguer ses conseils.Si ces dames ont besoin de vous, servez-les selon vos possibilités: vous devez vous montrer

courtois avec elles, c'est quelque chose que l'on apprécie beaucoup, mais à condition qu'elles nepuissent s'apercevoir que vous avez envie de les tromper. Voilà comment il vous faudraprocéder: c'est en lui passant le bras autour du cou que l'on doit mener, pendre ou noyer sonennemi, en le cajolant et en le caressant, si on n'en arrive pas autrement à bout. Mais je puis bienjurer et garantir qu'en l'occurrence il n'y a pas d'autre méthode, car la puissance de ces gens est

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telle, que si on les attaquait ouvertement, on manquerait son but, à mon avis.Après, vous vous conduirez ainsi, lorsque vous en arriverez aux autres portiers, si vous

pouvez aller jusque-là: les cadeaux que vous m'entendrez énumérer ici, couronnes de fleurstressées sur des éclisses, aumônières ou voilettes, ou d'autres menus joyaux gentils, jolis et bientravaillés, offrez-les leur pour les apaiser, si vous en avez les moyens sans vous mettre à la ruine.Ensuite, lamentez-vous sur les malheurs, les souffrances et les peines que vous inflige Amourqui vous conduit là. Et si vous ne pouvez faire de cadeau, il vous faut parler par promesses:promettez beaucoup sans hésiter, et ne vous souciez pas du paiement; jurez fermement etengagez votre foi avant de repartir à bout d'arguments. Implorez-les de vous porter secours. Et sivos yeux devant eux se mettent à pleurer, cela vous sera d'un très gros avantage: pleurez! ce seraagir sagement; mettez-vous à genoux devant eux, les mains jointes, et dans cette position,mouillez vos yeux de chaudes larmes, qui vous coulent sur le visage de telle façon qu'ils puissentbien les voir tomber: c'est un spectacle qui fait bien pitié à voir; les larmes ne sont pasméprisables, en particulier pour des gens miséricordieux.

Et si vous n'arrivez pas à pleurer, prenez en cachette, sans attendre, un peu de votresalive, ou exprimez du jus d'oignon ou d'ail, ou prenez quelque autre liquide, il en existe maint,pour en enduire vos paupières; si vous agissez ainsi, vous pleurerez toutes les fois que vousvoudrez. C'est ainsi que l'ont fait nombre de rusés trompeurs qui depuis furent de parfaitsamants; les dames voulaient les prendre dans les pièges qu'elles avaient l'intention de leur tendre,mais elles ont fini, sous l'effet de la compassion, par leur enlever du cou la corde; et maintsautres ont pleuré par semblable supercherie, qui jamais n'ont aimé d'amour, mais trompaient lesjeunes filles par leurs larmes et leurs mensonges.

Sous le prétexte de la description d'un mari jaloux à qui il feint de donner la parole, Amis'adonne à une cruelle satire des femmes et du mariage.

Ah, si j'avais cru Théophraste, jamais je n'aurais pris femme: il ne tient pas pour un hommesensé celui qui prend en mariage une femme, belle ou laide, pauvre ou riche, car il affirme etsoutient dans son noble livre de l'Auréole que le mariage est une existence pénible, remplie desouffrances et de peine, de disputes et de scènes, à cause de l'orgueil et de la sottise des femmes,pleine aussi de difficultés et de reproches qu'elles font ou profèrent de leur bouche, de requêtes etde plaintes qu'elles trouvent à tout propos. De plus, le mari a bien de la peine à les garder, pourempêcher leurs caprices insensés. Et celui qui veut prendre pour épouse une femme pauvre, ildoit mettre ses efforts à la nourrir, à la vêtir et à la chausser. Et si son idée est de s'élever jusqu'àprendre une très riche, il souffre beaucoup pour la supporter, tant il la trouve orgueilleuse, fière,hautaine et arrogante. Si elle est belle, tous y accourent, tous la poursuivent de leurs assiduités,tous s'empressent, tous se battent pour elle, tous se donnent du mal, tous viennent frapper à laporte, tous bataillent autour d'elle, tous s'évertuent à la servir, tous tournent autour d'elle, tous luifont la cour, tous y perdent leur temps, tous la désirent; et ils finissent par l'obtenir à force de s'yappliquer, car une tour assiégée de tous les côtés n'échappe que difficilement à la prise.

Si elle est laide, elle veut plaire à tout le monde. Et comment pourrait-on garder unecréature que tous assaillent, ou qui veut tous ceux qui la voient? Si on déclare la guerre à tout lemonde, on ne peut plus vivre sur terre. [...]

L'avantage qu'ont toutes les femmes, c'est d'être maîtresses de leur volonté. On ne peut pasvous changer le coeur par les coups et les mauvais traitements. Mais celui qui pourrait vous lesfaire changer, celui-là aurait le pouvoir sur les corps.Mais laissons ce qui ne peut être!

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Pour préparer l'étude du texte:- Comment jugez-vous les conseils d'Ami? Sur quoi devrait reposer la stratégie de

l'amoureux?- Quelle perspective de la femme et de l'amour ces propos dévoilent-ils? Est-elle compatible

avec l'éthique de la fin'amors?Discours de la VieilleAprès Faux-Semblant qui déploie toute une stratégie de l'hypocrisie, c'est le tour de la

Vieille d'instruire Bel Accueil.Tous les hommes trompent les femmes et trichent avec elles, tous sont des vauriens, et ils se

fixent partout: aussi faut-il les tromper de la même façon et ne pas fixer son coeur en un seul.Elle est folle, la femme qui l'a ainsi placée: non, elle doit avoir plusieurs amis et faire en sorte, sielle en est capable, qu'elle plaise à tous au point de les faire tous souffrir durement. Si elle nepossède pas naturellement des grâces, qu'elle les acquière, qu'elle soit toujours plus cruelleenvers ceux qui prendront le plus de peine à la servir pour mériter son amour et qu'elle s'efforced'accueillir ceux qui ne font aucun cas de son amour. Si elle n'est pas belle, qu'elle se fasseélégante: que la plus laide ait les plus beaux atours! [...]

La femme doit toujours prendre soin de ressembler à la louve qui part dérober des brebis; eneffet, afin qu'elle ne puisse manquer complètement son coup, pour en avoir une, elle veut enattaquer mille, car elle ne sait laquelle elle prendra avant de l'avoir capturée. C'est de la mêmefaçon qu'une femme doit partout tendre ses filets pour y prendre tous les hommes car, dans lamesure où elle ne peut pas savoir de qui elle pourrait obtenir les faveurs, pour en attirer au moinsun à soi, elle doit planter son croc dans tous. Et si elle en accroche plusieurs à la fois, il fautqu'elle fasse attention à la façon dont elle gèrera son affaire, et qu'elle ne fixe pas deux rendez-vous à la même heure, car les galants se prendraient pour des dupes en venant à plusieurs à lafois et ils pourraient bien la délaisser; cela pourrait lui faire grand tort, car au minimum elleperdrait le cadeau que chacun apporterait. Elle ne doit jamais rien leur laisser dont ils puissents'engraisser, il faut au contraire qu'elle les réduise à un tel état de pauvreté qu'ils meurent dans lamisère et les dettes tandis qu'elle, elle demeure riche, car tout ce qui leur reste est pure perte pourelle. Qu'elle ne se soucie pas d'aimer un homme pauvre, car un homme pauvre n'a aucune valeur;même s'il était Ovide ou Homère il n'aurait pas la valeur de deux gobelets. [...]

Et quand elle entendra la requête de son soupirant, qu'elle veille à ne pas accorder sonamour tout entier; elle ne doit pas non plus le lui refuser intégralement, mais le tenir en balance,pour qu'il ait à la fois peur et espérance. Et lorsqu'il se fera plus pressant et qu'il lui offrira avecplus d'insistance son amour qui l'enchaîne si violemment, il faut que la dame prenne garded'arriver à ce résultat, par son ingéniosité et sa fermeté [...]. Celle qui dès lors s'accorde avec sonsoupirant et qui est si experte en ruses et dissimulations, doit alors jurer sur tous les saints et lessaintes qu'elle n'a jamais eu l'intention d'accorder ses faveurs à aucun homme, quelle que fûtl'insistance de ses prières, et dire: «Seigneur, voilà l'essentiel, par la foi que je dois à saint Pierrede Rome, c'est par pur amour que je me donne à vous, car je ne le fais pas à cause de voscadeaux. Il n'y a pas d'homme au monde pour qui je le fasse pour un don, si grand fût-il. J'airefusé maint homme de valeur, car ils sont nombreux à avoir tourné beaucoup autour de moi. Jesuis donc convaincue que vous m'avez ensorcelée et que vous m'avez chanté un chant funeste!»

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Alors elle doit l'enlacer étroitement et l'embrasser pour lui faire mieux perdre la tête. Mais si elleveut revecoir mon conseil, elle ne doit viser à rien d'autre qu'à l'argent. [...].

D'autre part, les femmes sont nées libres: c'est la loi qui leur a imposé certainesconditions, les arrachant à la liberté dans laquelle la nature les avait placées, car la nature n'estpas si sotte qu'elle fasse naître Marotte uniquement pour Robichon, ni Robichon pour Marotte.Au contraire, elle nous a fait, n'en doutez pas, toutes pour tous et tous pour toutes, chacunecommune à chacun, si bien que lorsqu'elles sont engagées, prises dans les liens légaux et mariéesafin d'éviter les dissensions, les querelles et les meurtres, et pour aider à l'éducation des enfantsdont les conjoints ont la charge ensemble, elles s'efforcent de toutes les façons possibles deretourner à leur liberté originelle, les femmes, quelles qu'elles soient, laides ou belles.

Pour préparer l'étude du texte:- Comparez le discours de la Vieille aux conseils d'Ami: les deux textes se correspondent-

ils?- Quelle perspective sur l'amour les propos de la Vieille dévoilent-ils?- La revendication de liberté traduit-elle une attitude «féministe»?

LA POÉSIE LYRIQUE

GUILLAUME DE MACHAUT (vers 1300 - 1377)

Un des plus grands poètes du Moyen Âge, Guillaume de Machaut est la figure dominantede la lyrique du XIVe siècle. Clerc, il est attaché à plusieurs grands seigneurs (le roi de Bohême,le roi de Navarre, le duc de Berry), situation caractéristique du nouveau statut du poète et del'institution du mécénat dont il dépend. Son oeuvre littéraire se partage essentiellement entre ledit et la poésie lyrique. Les quelque quatre cents pièces lyriques, la plupart formes fixes(ballades, rondeaux, virelais), qui doivent à Machaut leur structure définitive, relèvent presquetoutes de l'inspiration courtoise mais leur intérêt réside dans la virtuosité technique. Machautinnove aussi dans la façon dont il conçoit le dit: récit à prétention «autobiographique», où semêlent des réflexions d'ordre général et des pièces lyriques, censées «commenter» le récit. Parmiles dits les plus connus, il faut citer le Remède de Fortune (1341), le Dit du Lion (1342), leJugement du Roi de Navarre (1349), le Confort d'Ami (1357), la Fontaine amoureuse (vers1361). Son chef d'oeuvre est sans conteste Le Voir Dit (1364), à la fois art d'aimer et artpoétique. Vers la fin de sa vie, Machaut compose un Prologue à l'ensemble de son oeuvre,véritable art poétique. Dernier «poète-musicien», Machaut est également auteur d'une oeuvremusicale importante, qui a contribué de façon décisive au développement de la polyphonie.

Le Voir-Dit (1364)Oeuvre maîtresse de Machaut, le Voir-Dit ou Dit «véridique» prétend raconter l'histoire

d'amour entre le poète vieillissant et une jeune admiratrice, Péronne d'Armentières. Le texte estconstitué du récit proprement dit, en vers octosyllabes, où sont insérées soixante-trois pièceslyriques, la plupart des formes fixes, et quarante-six lettres en prose, attribuées tantôt au poète,tantôt à sa «dame», l'écriture du livre et le déroulement de l'aventure devenant ainsiconcomittantes.

Dans cet extrait, situé au début du poème, Machaut expose ses intentions poétiques.

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Et si quelqu'un me reproche,Ou se tienne pour mal payé,Que je mette ici nos écritures,Aussi bien les douces que les amères,Que l'on doit appeler épîtres(C'est leur vrai nom et leur vrai titre),Voilà ce que je réponds à tous:Que c'est sur le doux commandementDe ma dame qui m'y invite;J'ai donc bien raison de m'y appliquer,Et de faire son doux plaisir,Pour l'amour de son doux visage.Je ne sais qui en parlera,Mais, pour autant, il n'en sera pas [autrement,Mais tout sera conforme aux ordonnancesDe celles en qui git mon espérance.Et si certaines choses sont dites

Deux fois en ce livre, ou écrites,Mes seigneurs, n'en soyez pas étonnés,Car celle sur qui l'Amour veille,Veut que je mette en ce Dit VéridiqueTout ce que pour elle j'ai fait et dit,Et tout ce qu'elle a fait pour moi,Sans rien dissimuler de ce qui s'y [rapporte.Dit Véridique je veux qu'on appelleCe traité que je fais pour elle,Car je n'y mentirai en rien.Je vous parlerai des autres morceaux:Si vous les cherchez avec soinVous les trouverez sans faille,Avec les pièces notéesEt les ballades non chantéesÀ propos desquelles j'ai eu de [nombreusesidéesQue tout le monde ne connaît pas.

Pour préparer l'étude du texte:- Quel est le projet littéraire annoncé dans ce «prologue»? En quoi diffère-t-il de celui de la

poésie d'amour traditionnelle?- Est-ce qu'une nouvelle relation s'installe entre le poète et son public? Laquelle?- À quelle mutation fondamentale du langage poétique renvoie la distinction entre «pièces

notées» et «ballades non chantées»?Le baiserLes amants se sont retrouvés pour quelques jours. Ils se trouvent dans un jardin, espace

privilégié de la courtoisie, favorable à l'amour.

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Là, maintes paroles déismesQue je ne vueil pas raconter,Car trop long seroit à conter;Mais sur mon giron s'enclinaLa belle, qui douceur fine a.Et quant elle y fu enclinée,Ma joie fu renouvelée.Je ne say pas s'elle y dormi,Mais un peu sommeilla sur mi.Mes secretaires qui fu làSe mist en estant, et alaCueillir une verde fueillette,Et la mist dessus sa bouchette:Et me dist: «Baisiés cette fueille.»Adont Amours, vueille ou ne vueille,Me fist en riant abaissierPour cette fueillette baisierMais je n'i osoie touchier,Comment que l'éusse moult chier.Lors Desirs le me commandoit,Qu'à nulle riens plus ne tendoit;Et disoit que je me hastasse,Et que la feuillette baisasse:

Mais cils tira la fueille à li,Dont j'eus le viaire[92] pali;Car un petit fus paoureusPar force du mal amoureus.Nonpourquant à sa douce boucheFis lors une amoureuse touche;Car je y touchay un petiot,Certes, onques plus fait n'i ot[93]:Mais un petit me repenti.Pour ce que quant elle sentiMon outrage et mon hardement,Elle me dist moult doucement:«Amis, moult estes outrageus:Ne savés-vous nuls autres jeus?»Mais la belle prist à sourireDe sa tres-belle bouche, au dire;Et ce me fist ymaginer,Et certainement espererQue ce pas ne li desplaisoit,Pour ce qu'elle ainsi se taisoit.

Pour préparer l'étude du texte:- La situation dans laquelle se trouvent les personnages est-elle représentative pour la

tradition de l'amour courtois? Y a-t-il un écart par rapport à cette tradition? En quoi?- Quel est le ton du passage?Ballade

Dame, de qui toute ma joie vient,Je ne vous puis trop aimer ni chérir,N'assez louer, si com il apartient,Servir, douter, honorer n'obéir;Car le gracieux espoir,Douce Dame, que j'ai de vous voirMe fait cent fois plus de bien et de joieQu'en cent mille ans desservir* ne pourrais. *mériter.Ce doux espoir en vie me soutientEt me nourrit en amoureux désir,Et dedans moi met tout ce qui convientPour conforter mon coeur et réjouir;N'il ne s'en part* matin ni soir, *sépareAinçois* me fait doucement recevoir *au contrairePlus des doux biens qu'Amour aux siens octroie,Qu'en cent mille ans desservir ne pourrais.

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Et quand Espoir qui en mon coeur se tientFait dedans moi si grande joie venir,Lointain de vous, ma Dame, s'il advientQue votre beauté voie, que moult désire,Ma joie, si comme j'espère,Imaginer, penser ni concevoirNe pourrait nul, car trop plus en auraisQu'en cent mille ans desservir ne pourrais.

Pour préparer l'étude du texte:- Étudiez l'usage qui y est fait des personnifications allégoriques. Y a-t-il des différences par

rapport au fonctionnement traditionnel de l'allégorie?Si par amour n'aimiez

Si par amour n'aimiez autrui ni moi,Ma grief douleur en serait assez mendre* *moindreCar m'espérance aroye* en bonne foi, *mettraisSi par amour n'aimiez autrui ni moi.Mais quant amer autre, et moi laissier vois,C'est pis que mort. Pour ce vous fais entendreSi par amour n'aimiez autre ni moiMa grief douleur en serait assez mendre.

Pour préparer l'étude du texte:- Quelle pourrait être la signification de la prédilection de Machaut pour la forme fixe?

CHARLES D'ORLÉANS (1394-1465)Fils de Louis d'Orléans, frère de Charles VI, Charles d'Orléans est promis par sa naissance à

un brillant destin. L'assassinat de son père sur ordre du duc de Bourgogne, Jean sans Peur, en1407 le jette dans le drame de la guerre civile. Fait prisonnier à Azincourt, en 1415, il seraemmené en Angleterre où il sera retenu jusqu'en 1440. De retour en France, il échoue à jouer unrôle politique et, de plus en plus déçu et gagné par le nonchaloir, il se retire dans son château deBlois, occupé à rassembler en un livre les pièces composées pendant la captivité, auxquelless'ajoutent de nouveaux poèmes. Se moulant parfaitement au cadre allégorique, dominée par lahantise du temps qui s'écoule inéluctablement, sa poésie exprime une émotion disciplinée parl'artifice (le prince-poète a une vraie prédilection pour les formes fixes) et une consciencepréoccupée d'elle-même, dominée de plus en plus par la Mélancolie et l'Ennui.

«En la forest d'Ennuyeuse Tristesse...»En la forest d'Ennuyeuse Tristesse,Un jour m'avint qu'a par moy cheminoye*, *j'allais seulSi rencontray l'Amoureuse DeesseQui m'appella, demandant ou j'aloye.Je respondi que par Fortune estoyeMis en exil en ce bois, long temps a,Et qu'a bon droit appeller me povoyeL'omme esgaré qui ne scet ou il va.En sousriant, par sa tresgrant humblesse,Me respondy: «Amy, se je savoye

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Pourquoy tu es mis en ceste destresse,A mon povoir voulentiers t'ayderoye;Car, ja pieça*, je mis ton cueur en voye *il y a longtempsDe tout plaisir, ne sçay qui l'en osta;Or me desplaist qu'a present je te voyeL'omme esgaré qui ne scet ou il va.- Helas! dis-je, souveraine Princesse,Mon fait savés, pourquoy le vous diroye?C'est par la Mort qui fait a tous rudesse,Qui m'a tollu*celle que tant amoye, *enlevéEn qui estoit tout l'espoir que j'avoye,Qui me guidoit, si bien m'acompaignaEn son vivant, que point ne me trouvoyeL'omme esgaré qui ne scet ou il va.»Aveugle suy, ne scay ou aler doye;De mon baston, affin que ne forvoye,Je vais tastant mon chemin ça et là;C'est grant pitié qu'il couvient que je soyeL'omme esgaré qui ne scet ou il va!

Pour préparer l'étude du texte:- Quel est le thème de la ballade? En quoi est-il traité de manière originale?- Analysez les métaphores de l'errance et de l'aveuglement.«En regardant vers le païs de France...»

En regardant vers le païs de France,Un jour m'avint, a Dovre sur la mer,Qu'il me souvint de la doulce plaisanceQue souloye* oudit pays trouver; *j'avais l'habitudeSi commençay de cueur a souspirer,Combien certes que grand bien me faisoitDe voir France que mon cueur amer doit.Je m'avisay que c'estoit non savance* *manque de sagesseDe telz souspirs dedens mon cueur garder,Veu que je voy que la voye commenceDe bonne paix, qui tous biens peut donner;Pour ce, tournay en confort mon penser.Mais non pourtant mon cueur ne se lassoitDe voir France que mon cueur amer doit.Alors chargeay en la nef d'EsperanceTous mes souhaitz, en leur priant d'alerOultre la mer, sans faire demourance,Et a France de me recommander.Or nous doint Dieu bonne paix sans tarder!Adonc auray loisir, mais qu'ainsi soit,De voir France que mon cueur amer doit.Paix est tresor qu'on ne peut trop loer.Je hais guerre, point ne la doy prisier;Destourbé* m'a longtemps, soit tort ou droit, * empêchéDe voir France que mon cueur amer doit!

Pour préparer l'étude du texte:- Quels sont les sentiments exprimés par le poète et comment s'enchaînent-ils?

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- Quel est le rôle du refrain?

«Je meurs de soif en couste la fontaine...»Je meurs de soif en couste* la fontaine, *auprès deTremblant de froit ou feu des amoureux;Aveugle suis, et si les autres maine;Povre de sens, entre saichans* l'un d'eulx; *parmi les gens sensésTrop negligent, en vain souvent songneux*; *songeurC'est de mon fait une chose faie,En bien et mal par Fortune menee.Je gaingne temps, et pers mainte sepmaine;Je joue et ris, quant me sens douloureux;Desplaisance j'ay d'esperance plaine;J'atens bon eur en regret engoisseux;Rien ne me plaist, et si suis desireux;Je m'esjoïs, et cource* a ma pensee, *me courruceEn bien et mal par Fortune menee.Je parle trop, et me tais a grant paine;Je m'esbays, et si suis couraigeux;Tristesse tient mon confort en demaine;Faillir ne puis, au mains a l'un des deulx;Bonne chiere je faiz quant je me deulx;Maladie m'est en santé donnee,En bien et mal par Fortune menee.

Prince, je dy que mon fait maleureuxEt mon prouffit aussi avantageux,Sur ung hasart j'asserray* quelque annee, *je jouerai aux désEn bien et mal par Fortune menee.

«Je n'ay plus soif, tarie est la fontaine...»Je n'ay plus soif, tarie est la fontaine;Bien eschauffé, sans le feu amoureux;Je voy bien cler, ja ne fault qu'on me maine;Folie et Sens me gouvernent tous deux;En Nonchaloir resveille* sommeilleux; *je veilleC'est de mon fait une chose meslee,Ne bien, ne mal, d'aventure menee.Je gaigne et pers, m'escontant par sepmaine;Ris, Jeux, Deduiz, je ne tiens conte d'eulx:Espoir et Dueil me mettent hors d'alaine;Eur*, me flatent, si m'est trop rigoreux; *chance, fortuneDont vient cela que je riz et me deulz?Esse par sens ou folie esprouvee?Ne bien, ne mal, d'aventure menee.Gueredonné suis de malheureuse estraine;En combattant, je me sens couraigeux;Joye et Soucy m'ont mis en leur demaine;Tout desconfit, me tiens au rang des preux;Qui me saroit desnoer tous ses neux?

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Teste d'assier y fauldroit, fort armee,Ne bien, ne mal, d'aventure menee.Veillesse fait me jouer a telz jeux,Perdre et gaingner, et tout par ses conseulx;A la faille j'ay joué ceste annee,Ne bien, ne mal, d'aventure menee.

Pour préparer l'étude des textes:- Comparez les deux ballades. Quelles sont les différences entre les deux et quelle en est la

signification?- Quel sentiment trahit le refrain de la deuxième ballade? S'agit-il d'un motif récurrent dans

l'oeuvre de Charles d'Orléans?- Essayez de définir à partir de ces deux ballades la notion de nonchaloir.«Escollier de Merencolie..»

Escollier de Merencolie,A l'estude je suis venu,Lettres de mondaine clergieEspelant a tout ung festu,Et moult fort m'y treuve esperdu.Lire n'escripte ne scay mye,Dez verges de Soucy batu,Es derreniers jours de ma vie.Pieça, en jeunesse fleurie,Quant de vif entendement fu,J'eusse apris en heure et demyePlus qu'a present; tant ay vescuQue d'engin je me sens vaincu;On me deust bien, sans flaterie,Chastier, despoillié tout nu,Es derreniers jours de ma vie.Que voulez vous que je vous die?Je suis pour ung asnyer* tenu, *conducteur d'ânesBanny de Bonne Compaignie,Et de Nonchaloir retenuPour le servir. Il est conclu!Qui vouldra, pour moy estudie:Trop tart je m'y suis entendu,Es derreniers jours de ma vie.

Se j'ay mon temps mal despendu,Fait l'ay par conseil de Follye;Je m'en sens et m'ens suis sentEs derreniers jours de ma vie!

«Alez vous en, alez, alés...»Alez vous en, alez, alés,Soussy, Soing, et Merencolie,Me cuides vous, toute ma vie,Gouverner, comme fait avés?Je vous prometz que non ferés,Raison aura sur vous maistrie.

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Alez vous en, alez, alés,Soussy, Soing et Merencolie!Se jamais plus vous retournezAvecques vostre compaignie,Je pri a Dieu qu'il vous maudie,Et ce par qui vous revendrés:Alez vous en, alez, alés,Soussy, Soing et Merencolie!

Pour préparer l'étude des textes:- Définissez la notion de mélancolie telle qu'elle se dégage des deux textes.- Que désignent plus exactement «Soussy, Soing et Merencolie»? Renvoient-ils à un

«ennemi» plus précis?- Précisez le rôle du refrain. Que peut-on en conclure sur le genre du rondeau?«Puis qu'Amour veult que banny soye...»

Puis qu'Amour veult que banny soyeDe son hostel, sans revenir,Je voy bien qu'il m'en fault partir,Effacé du livre de Joye.Plus demourer je n'y pourroye,Car pas ne doy ce mois servir.Puis qu'Amour veult que banny soyeDe son hostel, sans revenir,De confort ay perdu la voye,Et ne me veult on plus ouvrirLa barriere de Doulx Plaisir,Par Desespoir qui me guerroye,Puis qu'Amour veult que banny soye.

Pour préparer l'étude du texte:- Étudiez l'emploi que le poète fait de l'allégorie. Comment la confidence s'exprime-t-elle à

travers la convention allégorique?«Le temps a laissié son manteau...»

Le temps a laissié son manteauDe vent, de froidure et de pluye,Et s'est vestu de brouderie,De soleil luyant, cler et beau.Il n'y a beste, ne oyseau,Qu'en son jargon ne chante ou crie:Le temps a laissié son manteau!Riviere, fontaine et ruisseauPortent, en livree jolie,Gouttes d'argent d'orfavrerie,Chascun s'abille de nouveau:Le temps a laissié son manteau.

Pour préparer l'étude du texte:- Étudiez le thème du renouveau. S'apparente-t-il encore à l'exorde printanier de la lyrique

courtoise?«Le monde est ennuyé de moy...»

Le monde est ennuyé de moy,Et moy pareillement de lui;

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Je ne cognois rien au jour d'uiDont il me chaille que bien poy.

Dont quanque* devant mes yeulx voy, *de tout ce quePuis nommer anuy sur anuy;Le monde est ennuyé de moy,Et moy pareillement de lui.Cherement se vent bonne foy,A bon marché n'en a nulluy*; *personneEt pour ce, se je sui celluiQui m'en plains, j'ay raison pour quoy:Le monde est ennuyé de moy.

Pour préparer l'étude du texte:- Définissez la notion d'ennui. S'agit-il d'un sens moderne?- Quel est le sens de l'opposition moi/monde? Quelle nouvelle dimension assigne-t-elle à la

parole poétique?

CHRISTINE DE PIZAN (vers 1364 - vers 1431)

Fille de Tommaso da Pizzano, astrologue du roi Charles V, épouse du gentilhomme ÉtienneCastel, secrétaire du roi, Christine va perdre dans l'intervalle de quelques années son père et sonmari. Elle se retrouve à l'âge de vingt-cinq ans veuve, avec trois jeunes enfants à la charge. Àforce d'étude et de talent, elle triomphera de son destin, forçant l'admiration des puissants de sontemps et l'estime de ses confrères, obligés à reconnaître en elle une égale. Première femme-écrivain professionnel de la littérature française, Christine est l'auteur d'une oeuvre vaste etvariée, où se mêlent poésie lyrique (Ballades du veuvage - 1394, Cent ballades d'amant et dedame - 1409-1410, des «jeux à vendre», et des pièces indépendantes, la plupart formes fixes) etlittérature «sérieuse», historique, morale ou religieuse (Livre du chemin de long estude - 1402-1403, Livre de la mutation de Fortune - 1400-1403, L'Avision Christine - 1405, Livre de la Citédes Dames - 1404-1405, Livre du corps de policie - 1404-1407, Lamentation sur les maux deFrance - 1410, inspirée par le désastre de la guerre civile, Le Livre de la paix - 1412-1414, leDitié de Jehanne d'Arc, dernière oeuvre de l'écrivain, 1431).

Reconnaissante à la Fortune pour l'avoir changée, de son propre aveu, en «homme», chef defamille et écrivain, Christine ne cessera de prendre la défense des femmes: elle intervient en leurfaveur contre Jean de Meun dans le Dit de la Rose (1402) et surtout dans la Cité des Dames,«manifeste du féminisme» avant la lettre.

Seulette suis...Seulette suis et seulette veux être,Seulette m'a mon doux ami laissée,Seulette suis, sans compagnon ni maître,Seulette suis, dolente et courroucée.Seulette suis en langueur mesaisiée*, *malheureuseSeulette suis plus que nulle égarée,Seulete suis sans ami demeurée.Seulette suis à huis ou à fenêtre,Seulette suis en un anglet muciée*, *tapie dans un coinSeulette suis pour moi de pleurs repaître,Seulette suis, dolente ou apaisée,Seulette suis, rien n'est qui tant me sied,

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Seulette suis en ma chambre enserrée,Seulette suis sans ami demeurée.Seulette suis partout et en tout être.Seulette suis où je voise ou je siee,Seulette suis plus qu'autre rien* terrestre, *créatureSeulette suis de chacun délaissée,Seulette suis durement abaissée,Seulette suis souvent toute épleurée,Seulette suis sans ami demeurée.Prince, or est ma douleur commencée:Seulette suis de tout dueil* menacée, *douleurSeulette suis plus tainte que morée*, *livide que mûreSeulette suis sans ami demeurée.(ortographe modernisée)

Pour préparer l'étude du texte:- Analysez la valeur de l'anaphore «seulette suis».- Relevez la part de rhétorique et celle de sincérité.De triste coeur...

De triste coeur chanter joyeusementEt rire en deuil, c'est chose fort à faire,De son penser montrer tout le contraireN'yssir doux rire de dolent sentiment.Ainsi me faut faire communément,Et me convient, pour cela mon affaire,De triste coeur chanter joyeusement.Car en mon coeur porte couvertementLe deuil qui soit qui plus me peut déplaire,Et si me faut, pour les gens faire taire,Rire en pleurant et très amèrementDe triste coeur chanter joyeusement.

Pour préparer l'étude du texte:- Quel nouveau statut de l'écrivain ce rondeau dévoile-t-il?

Cent ballades d'amant et de dame (1409-1410)Ce recueil adopte la forme originale du dialogue entre un amant et sa dame: l'organisation

des ballades raconte une histoire d'amour selon les exigences de la courtoisie, leurre dont lesfemmes sont victimes.

La Dame (LXXXVI)Beau doux ami, je ne peux plus me taire,Mais je vous trouve tout changé, ce me semble.Ne sais si vous voulez de moi retraire*, *vous retirerTelle peur en ai, que tout le coeur me tremble,Qu'est-ce a dire, quel achoison* vous meut? *motifCar ne vous vois fors à trop grand donger*, *refus, résistanceEt si ne tient qu'à vous, le cuer m'en deut*. *me fait malJe crois qu'ainsi me voulez étranger*. *éloigner de vousEt mon message a toujours tant a faireÀ vous trouver, et que soyons ensemblePetit vous chault*, ains d'avoir autre affaire *peu vous importeVous excusez; quand d'entre les gens m'emble* *je me dérobe

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Alors être, si n'en faut point songer;Ailleurs vous tient autrement qu'il ne seult*, *que d'habitudeJe crois qu'ainsi me voulez étranger.Et on m'a dit qu'en un certain repaire* *demeure, maisonAllez souvent, c'est ce qui nous dessemble*, *sépareAu moins je crois, si ne m'en doit pas plaire.S'ainsi était plus que feuille de trembleSeriez léger, qui au vent se remeut,Mais je m'en doute par ce que tout changerVous vois vers moi, ne sais qui vous racueut*, *prend en échangeJe crois qu'ainsi me voulez étranger.Je ne sais pas si délaisser me veutVotre coeur, mais il m'est vis que de légerVous passeriez de moi, dont dueil m'acuelt,Je crois qu'ainsi me voulez étranger.

L'Amant (LXXXVII)Or suis je vers vous venu,Belle dame, aurai-je la paix?Et ce qui m'en a retenuSi longuement, ce n'est jamaisQue pour votre honneur sans faille,Autre chose ne me retient.Mais il vous semble que [je] failleSi de votre honneur me tient*. *si je me soucieCar maint mal est avenuPour telle cause, et pour ce laisseÀ y venir; maintenuMe suis tellement que maisN'est parole qui en saille*, *m'échappeAinsi faire il appartient.Mais il vous semble que [je] failleSi de votre honneur me tient.Et votre coeur s'en est tenuMal content, je n'en puis mais,Car a vous garder tenuJe serai a toujours mais*. *constant, fidèleNe cuidiez* que pour ce baille** *ne pensez pas; **j'accordeAilleurs mon coeur, ne m'en tient.Mais il vous semble que [je] failleSi de votre honneur me tient.

À Dieu, il faut que m'en aille,La nuit s'en va, le jour vient,Mais il vous semble que [je] failleSi de votre honneur me tient.

Pour préparer l'étude du texte:- Quels éléments de la fin'amors retrouve-t-on dans ces deux ballades? Quelle différence y

a-t-il entre la perspective de la Dame et celle de l'Amant?- Comment Christine se situe-t-elle par rapport à l'éthique courtoise?

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Livre de la Cité des Dames (1404-1405)

Inspiré du De claris mulieribus de Boccace, le Livre de la Cité des Dames est construit sousla forme d'un dialogue entre Christine et trois vertus, Raison, Droiture et Justice, qui luienjoignent de bâtir une cité pour les femmes illustres du passé, mais aussi du présent et del'avenir. L'extrait suivant exprime la subtilité des idées féministes de Christine.

Chapitre XIV. Échanges et débats entre Christine et Raison«Vous dites bien vrai, ma Dame, et mon esprit se plaît à vous entendre. Mais quoi qu'il en

soit de l'intelligence féminine, chacun sait que les femmes ont un corps faible, délicat etdépourvu de force et qu'elles sont naturellement peureuses. Voici ce qui diminue terriblement lecrédit et l'autorité du sexe féminin auprès des hommes, car ils affirment que l'imperfection ducorps entraîne la diminution et l'appauvrissement du caractère. Par conséquent, les femmesseraient moins dignes d'éloge.»

Elle me répondit: «Ma chère enfant, cette conclusion est vicieuse et ne peut être soutenue.On voit souvent que, quand Nature n'a pas réussi à donner à deux corps un même degré deperfection - ayant créé l'un difforme ou infirme ou déficient à quelque égard, soit par sa forme oupar sa beauté -, elle compense ce défaut en lui accordant quelque chose de bien plus important.On dit par exemple du très grand philosophe Aristote qu'il était fort laid, qu'il louchait, et que sonvisage était étrange; mais s'il est vrai que son corps fut disgracieux, Nature a plus que réparé enlui donnant de grandes facilités d'esprit et de jugement, comme on peut le voir par l'autorité deses écrits. Et il valait mieux qu'il ait reçu ce don de suprême intelligence que le corps d'Absalonou de sa beauté. [...]

Je te promets, chère enfant, qu'un physique puissant et vigoureux ne fait pas l'âmecourageuse et forte, car cela vient d'une force naturelle de caractère, don que Dieu permet àNature d'accorder à certaines de ses créatures raisonnables plus qu'à d'autres; son siège se cachedans le coeur et la conscience, car le courage ne réside point en la force du corps ou desmembres. On voit en effet que beaucoup d'hommes grands et forts sont lâches et veules, alorsque d'autres, petits et faibles de corps, sont hardis et entreprenants. Il en est de même des autresqualités, mais quant à la hardiesse et la force physique, Dieu et nature ont rendu service auxfemmes en leur accordant la faiblesse; grâce à cet agréable défaut, elles n'ont point à commettreces horribles sévices, ces meurtres ou ces grandes et cruelles exactions que Force physique a faitfaire et continue à entraîner ici-bas; elles ne subiront donc pas les foudres que ces actes attirent.Et il aurait mieux valu pour l'âme de bien des hommes forts avoir fait leur pèlerinage sur cetteterre dans un faible corps de femme.

Pour préparer l'étude du texte:- En quoi Raison «réhabilite»-t-elle les femmes?- Relevez et discutez les idées «féministes» de Christine de Pizan.

FRANÇOIS VILLON (1431-1463?)

Nous avons si peu de données historiquement vérifiables sur la vie du «dernier poète duMoyen Âge et premier poète des temps modernes» que nous sommes naturellement portés à faireconfiance aux textes, en oubliant que l'«autobiographie» était un genre quasi-inexistant àl'époque médiévale.

Les seules informations que nous possédions sur la vie de Villon relèvent des inscritsuniversitaires ou des archives judiciaires et elles dessinent une biographie qui tient en quelquesdates. François de Montcorbier ou des Loges (voilà une première incertitude!) est né à Paris,probablement pendant l'été de 1431. Orphelin de bonne heure, il est confié par sa mère au

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chanoine Guillaume Villon, dont il emprunte le nom. Son tuteur lui fait suivre des études àl'Université de Paris. Maître ès arts en 1452, il est toutefois entraîné sur une mauvaise pente. En1455 il tue un prêtre au cours d'une rixe; en 1456 il participe à un vol au Collège de Navarre et ilest obligé de fuir la capitale. C'est la même année qu'il compose le Lais ou Petit Testament.Après un bref séjour à Blois, à la cour de Charles d'Orléans, il est à nouveau emprisonné en 1461à Meung-sur-Loire. Gracié par Louis XI, il revient à Paris pour y être bientôt incarcéré. Pendantl'hiver 1461-1462 il compose son oeuvre maîtresse, le Testament. De nouveau mis en prison auChâtelet, en novembre 1463, ses antécédants le font condamner à être «pendu et étranglé»: dansces circonstances il écrit sa célèbre Ballade des pendus. Il fait appel et le Parlement commue sapeine en bannissement pour une période de dix ans. À partir de l'hiver 1463, on perd toute tracedu poète. Ses deux recueils, auxquels s'ajoute un groupe de Poésies diverses, font entendre unevoix poétique nouvelle qui, tout en se coulant parfaitement dans le moule de la poésie médiévale,en subvertit de l'intérieur les artifices rhétoriques, exprimant une personnalité singulière etcontradictoire.

Le Lais (1456)Héritant de la tradition des Congés du XIIIe siècle, le Lais, composé de quarante huitains

d'octosyllabes, se présente comme une suite de legs ironiques, vraies satires à l'intention desdestinataires.

I.Mil quatre cens cinquante et six,Je, François Villon, escolier,Considérant, de sens rassis,Le frain aux dents, franc au collierQu'on doit ses oeuvres conseiller, [...]

II.En ce temps que j'ay dit devant,Sur le Noël, morte saison,Lorsque les loups vivent de vent,Et qu'on se tient en sa maison,Pour le frimas, près du tison:Cy me vint vouloir de briserLa très amoureuse prisonQui souloit* mon cueur despriser. *avait l'habitudeV. Le regard de Celle m'a prinsQui m'a esté felonne et dure;Sans ce qu'en riens aye mesprins*, *sans avoir méfait en rienVeult et ordonne que j'endureLa mort, et que plus je ne dure.Si n'y voy secours que fuir.Rompre veult la vive souldure,Sans mes piteux regrets ouïr!VI. Pour obvier* à ses dangiers, *résisterMon mieulx est, ce croy, de partir.Adieu! je m'en voys à Angiers,Puisqu'el ne me veult impartirSa grace, ne me departir*. *ni m'en donner une partPar elle meurs, les membres sains;Au fort*, je meurs amant martir, *en faitDu nombre des amoureux saints!

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Pour préparer l'étude du texte:- Sincérité ou convention? Quels éléments dans le texte empêchent de croire à l'aveu de

«l'amant-martyr»?Le Testament (1461-1462)De structure plus complexe (186 huitains d'octosyllabes interrompus par quelques ballades)

le Testament utilise le prétexte des dispositions testamentaires pour revenir sur le passé et sur soimême, regretter le temps passé et la jeunesse perdue mais surtout évoquer le spectre de la mortqui l'obsède et évoquer, souvent sur le mode ironique, une personnalité contradictoire.

XXII. Je plaings le temps de ma jeunesse,Ouquel j'ay plus qu'autre gallé,Jusque à l'entrée de vieillesse,Qui son partement m'a celé.Il ne s'en est à pied allé,N'à cheval; las! et comment donc?Soudainement s'en est volléEt ne m'a laissé quelque don.XXIII. Allé s'en est, et je demeure,Pauvre de sens et de sçavoir,Triste, failly*, plus noir que mûre, *désemparéQui n'ay ne cens, rente, n'avoir;Des miens le moindre, je dy voir,De me desadvouer s'avance,Oublyans naturel devoir,Par faulte d'un peu de chevance. [...]XXVI. Bien sçaiy, se j'eusse estudiéOu temps de ma jeunesse folle,Et à bonnes meurs dedié,J'eusse maison et couche molle!Mais quoy? je fuyoye l'escolle,Comme faict le mauvays enfant...En escrivant ceste parolle,A peu que le cueur ne me fend. [...]XXXV. Pauvre je suys de ma jeunesse,De pauvre et de petite extrace*. *origineMon père n'eut oncq grand richesse,Ne son ayeul, nommé Erace.Pauvreté tous nous suyt et trace.Sur les tumbeaulx de mes ancestresLes ames desquelz Dieu embrasse,On n'y voyt couronnes ne sceptres.XXXVI. De pouvreté me guermentant*, *me lamentantSouventes foys me dit le cueur:«Homme, ne te doulouse tantEt ne demaine tel douleur;Se tu n'as tant qu'eust Jacques Cueur,Myeulx vault vivre soubz gros bureauxPauvre, qu'avoir esté seigneurEt pourrir soubz riches tumbeaulx!»

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Pour préparer l'étude du texte:- Étudiez les sentimens exprimés par Villon. Comment l'aveu personnel traduit-il des

considérations générales sur la condition humaine?- Étudiez la diversité des rythmes et des tons.Le spectre de la mort

XXXIX. Je congnoys que pauvres et riches,Sages et folz, prebstres et laiz*, *laïcsNoble et vilain, larges et chiches,Petitz et grans, et beaulx et laidz,Dames à rebrassez colletz*, *hauts collets plissésDe quelconque condicion,Portant atours et bourreletz,Mort saisit sans exception.XL. Et meure Paris et Helène,Quiconques meurt, meurt à douleur.Celluy qui perd vent* et haleine, *souffleSon fiel se crève sur son cueur,Puys sue Dieu sçait quelle sueurEt n'est qui de ses maulx l'allège:Car enfans n'a, frère ne soeur,Qui lors voulsist estre son pleige.XLI. La mort le faict fremir, pallir,Le nez courber, les veines tendre,Le col enfler, la chair mollir,Joinctes* et nerfs croistre et estendre. *jointures, tendonsCorps feminin, qui tant es tendre,Polly, souef*, si précieux, *douxTe faudra-t-il ces maulx attendre?Ouy, ou tout vif aller ès cieulx.

Ballade des dames du temps jadisDictes-moy où, n'en quel pays,Est Flora, la belle Romaine;Archipiade, ne ThaïsQui fut sa cousine germaine;Echo, parlant quand bruyt on maineDessus rivière ou sus estang,Qui beauté eut trop plus qu'humaine?Mais où sont les neiges d'antan?Où est la très sage* Heloïs, *savantePour qui chastré fut et puis moynePierre Abélard à Sainct-Denys?Pour son amour eut cest essoyne*. *épreuve, malheurSemblablement, où est la royneQui commanda que BuridanFust jetté en ung sac en Seine?Mais où sont les neiges d'antan?La royne Blanche comme lisQui chantoit à voix de sereine,Berthe au grand pied, Bietris, Allys,Harembourgis, qui tint le Mayne,

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Et Jehanne, la bonne Lorraine,Qu'Anglois bruslèrent à Rouen;Où sont-ils, Vierge souveraine?Mais où sont les neiges d'antan?Prince, n'enquerez de sepmaineOù elles sont, ne de cest an,Que ce refrain ne vous remaine:Mais où sont les neiges d'antan?

Pour préparer l'étude des textes:- Quelles perspectives de la mort se dégagent des strophes citées et de la ballade? Sont-elles

concordantes?- Quelle est la valeur du refrain de la Ballade des Dames du temps jadis?Le legs du pauvre

LXXV. Premier, je donne ma pauvre âmeA la benoiste Trinité,Et la commande* à Nostre-Dame, *recommandeChambre de la divinité;Priant toute la charitéDes dignes neuf Ordres des cieulx,Que par eulx soit ce don portéDevant le Trône precieux.

LXXVI. Item*, mon corps j'ordonne et laisse *de mêmeA nostre grand mère la terre;Les vers n'y trouveront grand gresse:Trop lui a faict faim dure guerre.Or luy soit delivré grand erre*: *le plus tôt possibleDe terre vint, en terre tourne.Toute chose, se par trop n'erre,Voulontiers en son lieu retourne.LXXVII. Item, et à mon plus que père,Maistre Guillaume de Villon,Qui m'a esté plus doulx que mèreA enfant levé de maillon*. *levé du maillotDejetté m'a de maint bouillon,Et de cestuy pas ne s'esjoye,Si luy requiers à genoillon,Qu'il n'en laisse toute la joye.

LXXIX. Item, donne à ma bonne mèrePour saluer nostre Maistresse,Qui pour moy eut douleur amère,Dieu le sçait, et mainte tristesse;Autre chastel ou forteresseN'ay où retraire* cors et âme, *retirer, mettre à l'abriQuand sur moy cours male destresse,Ne ma mère, la povre femme!

BALLADEQue Villon fait a la requeste de sa mèrepour prier Nostre Dame

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Dame du ciel, régente terrienne,Emperière des infernaulx palux*, *palus: maraisRecevez-moy, vostre humble chrestienne,Que comprinse soye entre voz esleuz,Ce non obstant qu'oncques rien ne valuz.Les biens de vous, ma dame et ma maistresse,Sont trop plus grans que ne suis pecheresse,Sans lesquelz biens âme ne peult merir* *mériterN'avoir les cieulx, je n'en suis jengleresse*. *menteuseEn ceste foy je vueil vivre et mourir.A vostre Filz dictes que je suis sienne;De luy soyent mes pechez abolus*: *abolisPardonnés moi comme à l'Égyptienne,Ou comme il feit au clerc Theophilus,Lequel par vous fut quitte et absoluz*, *absousCombien qu'il* eust au diable faict promesse. *bien qu'il...Preservez-moy, que point ne face ce;Vierge portant sans rompure encourirLe sacrement qu'on celebre à la messe.En ceste foy je vueil vivre et mourir.Femme je suis povrette et ancienne,Ne riens ne sçay; oncques lettre ne leuz,Au moustier voy dont suis parroissienneParadis painct, où sont harpes et luths,Et ung enfer où damnez sont boulluz*: *bouillis, brûlésL'ung me faict paour, l'autre joye et liesse.La joye avoir fais-moy, haulte Deesse,A qui pecheurs doivent tous recourir,Comblez de foy*, sans faincte ne paresse. *pleins de foiEn ceste foy je vueil vivre et mourir.Vous portastes, Vierge, digne princesse,Jesus regnant, qui n'a ne fin ne cesse.Le Tout-Puissant, prenant nostre foiblesse,Laissa les cieulx et nous vint secourir;Offrist à mort sa très chère jeunesse;Nostre Seigneur tel est, tel le confesse:En ceste foy je vueil vivre et mourir.

Pour préparer l'étude des textes:- Que pensez-vous des «legs» de Villon?- Relevez dans la Ballade pour prier Notre-Dame ce qui fait l'expression d'une foi naïve.

Retrouvez les indices qui expriment la personnalité du poète.Poésies diversesCe groupe inclut une dizaine de pièces, pour la plupart des ballades, dont l'Épitaphe Villon

est la pièce maîtresse.Ballade du concours de Blois

Je meurs de soif auprès de la fontaine,Chauld comme feu, et tremble dent à dent*, *je claque des dentsEn mon païs suis en terre loingtaine;Lez* un brazier friçonne tout ardent; *près de

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Nu comme ung ver, vestu en president;Je ris en pleurs et attens sans espoir;Confort reprens en triste desespoir;Je m'esjouys et n'ay plaisir aucun;Puissant je suis sans force et sans povoir;Bien recueilly, debouté de chascun.Rien ne m'est seur* que la chose incertaine *sûrObscur, fors* ce qui est tout évident; *saufDoubte ne fais, fors en chose certaine;Science tiens à soudain accident;Je gaigne tout, et demeure perdant;Au point du jour, diz: «Dieu vous doint bon soir!»Gisant envers, j'ay grant paour de cheoir;J'ay bien de quoy, et si n'en ay pas un*. *pas un souEschoicte attens, et d'homme ne suis hoir;Bien recueilly, debouté de chascun.

De riens n'ay soing, si metz toute ma paineD'acquerir biens, et n'y suis pretendant;Qui mieulx me dit, c'est cil qui plus m'attaine*, *me blesseEt qui plus vray, lors plus me va bourdant*; *me trompeMon ami est qui me fait entendantD'ung cygne blanc que c'est ung corbeau noir;Et qui me nuyst croy qu'il m'aide à povoir*. *autant qu'il peutBourde, verté au jour d'uy m'est tout un.Je retiens tout, riens ne sçay concepvoir;Bien recueilly, debouté de chascun.Prince clement, or vous plaise sçavoirQue j'entends moult, et n'ay sens ne sçavoir;Parcial suis, à toutes loys commun.Que sais je plus? Quoy? Les gaiges ravoir*, *récupérer mes gagesBien recueilly, debouté de chascun.

Pour préparer l'étude du texte:- Comparez cette ballade à celle de Charles d'Orléans. Qu'est-ce qui distingue les deux

textes?- Comment la figure du «poète mauvais garçon» est-elle présente ici?- Cette pièce semble-t-elle correspondre à une inspiration sincère ou n'être qu'un exercice de

rhétorique (rimer sur un motif obligé donné par le premier vers)?Ballade des menus propos

Je congnois bien mouches en laict;Je congnois à la robe l'homme;Je congnois le beau temps du laid;Je congnois au pommier la pomme;Je congnois l'arbre à veoir la gomme;Je congnois quand tout est de mesme;Je congnois qui besongne ou chomme*; * qui travaille ou chômeJe congnois tout, fors que moy-mesme.Je congnois pourpoinct au collet;Je congnois le moyne à la gonne*; * tunique, frocJe congnois le maistre au varlet;

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Je congnois au voyle la nonne;Je congnois quand pipeur jargonne;Je congnois folz nourriz de cresme;Je congnois le vin à la tonne;Je congnois tout, fors que moy-mesme.Je congnois cheval du mulet;Je congnois leur charge et leur somme,Je congnois Bietrix et Bellet*; * Béatrice et IsabelleJe congnois gect* qui nombre et somme, * jeton servant à compterJe congnois vision en somme;Je congnois la faulte des Boesmes;Je congnois le pouvoir de Romme,Je congnois tout, fors que moy-mesme.Prince, je congnois tout en somme;Je congnois coulorez et blesmes;Je congnois mort qui tout consomme;Je congnois tout, fors que moy-mesme.

Pour préparer l'étude du texte:- En quoi le vers du refrain est-il significatif pour le ton de la ballade?- Comment, au delà de la contrainte rhétorique, la ballade prétend-elle à l'expression

authentique d'une subjectivité?Le débat du cueur et du corps de Villon

Qu'est-ce que j'oy? - Ce suis-je. - Qui? - Ton cueur,Qui ne tient mais qu'à ung petit filet;Force n'ay plus, substance ne liqueur,Quant je te voy retraict ainsi seuletCom povre chien tappy en recullet.- Pourquoy est-ce? - Pour ta folle plaisance.- Que t'en chault-il? - J'en ai la desplaisance.- Laisse m'en paix! - Pourquoi? - J'y penseray.- Quand sera-ce? - Quant seray hors d'enfance.- Plus ne t'en dis. - Et je m'en passeray.- Que penses-tu? - Estre homme de valeur.- Tu as trente ans: c'est l'aage d'un mulet;Est-ce enfance? - Nennil. - C'est donc foleurQui te saisit? - Par où? - Par le collet.- Rien ne congnois. - Si fait. - Quoi? - Mouche en laict;L'ung est blanc, l'autre est noir, c'est la distance.- Est-ce donc tout? - Que veulx-tu que je tance*? *réprimandeSe n'est assez, je recommenceray.- Tu es perdu! J'y mettrai resistance.- Plus ne t'en dis. - Et je m'en passeray.J'en ay le dueil; toy le mal et douleur.Se fusses ung povre idiot et folet,Encore eusses de t'excuser couleur:Si n'as tu soing, tout t'est ung, bel ou let.Ou la teste as plus dure qu'ung jalet*, *galetOu mieulx te plaist qu'onneur ceste meschance!Que respondras a ceste consequence?- J'en serai hors quand je trespasseray.

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- Dieu, quel confort! Quelle sage eloquence!Plus ne t'en dis. - Et je m'en passeray.Dont* vient ce mal? - Il vient de mon maleur. *d'oùQuant Saturne me feist mon fardelet,Ces maulx y meist, je le croy. - C'est foleur;Son Seigneur es, et te tiens son varlet.Voy que Salmon escript en son rolet:«Homme sage, ce dit-il, a puissanceSur planetes et sur leur influence.»- Je n'en croy rien; tel qu'ilz m'ont faict seray.- Que dis-tu? - Des! certes, c'est ma créance.- Plus ne t'en dis. - Et je m'en passeray.- Veulx-tu vivre? - Dieu m'en doint la puissance!- Il te fault... - Quoy? - Remors de conscience,Lire sans fin. - En quoy? - Lire en science,Laisser les folz! Bien, j'y adviseray.- Or le retiens. - J'en ay bien souvenance.- N'attends pas tant que tourne a desplaisance.Plus ne t'en dis. - Et je m'en passeray.

Pour préparer l'étude du texte:- Que signifie ce «débat» du coeur et du corps?- En quoi cette ballade exprime-t-elle la personnalité du poète dans son «authenticité»?L'épitaphe Villon

Frères humains qui après nous vivez,N'ayez les cuers contre nous endurcis,Car, se pitié de nous povres avez,Dieu en aura plus tost de vous mercis.Vous nous voiez cy attachez cinq, six:Quant de la chair, que trop avons nourrie,Elle est pieça* devoree et pourrie, *déjàEt nous, les os, devenons cendre et pouldre.De nostre mal personne ne s'en rie;Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!Se freres vous clamons, pas n'en devezAvoir desdaing, quoy que fusmes occisPar justice. Toutesfois, vous scavezQue tous hommes n'ont pas bon sens rassis*; *ferme, fixéExcusez nous, puis que sommes transis*, *trépassésEnvers le fils de la Vierge Marie,Que sa grace ne soit pour nous tarie,Nous preservant de l'infernale fouldre.Nous sommes mors, âme ne nous harie*; *ne nous insulteMais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!La pluye nous a debuez* et lavez, *lessivésEt le soleil dessechiez et noircis;Pies, corbeaulx, nous ont les yeux cavez*, *creuséEt arrachié la barbe et les sourcis.Jamais nul temps nous ne sommes assis;Puis ça, puis là, comme le vent varie,A son plaisir sans cesser nous charie,

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Plus becquetez d'oyseaulx que dez a couldre.Ne soiez donc de nostre confrairie;Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!Prince Jhesus, qui sur tous a maistrie*, *seigneurieGarde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie:A luy n'ayons que faire ne que souldre*. *payerHommes, icy n'a point de mocquerie;Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

Pour préparer l'étude du texte:- Qu'est-ce qui fait l'originalité de cette ballade?- Comment la solidarité entre les pendus et leurs «frères humains» s'exprime-t-elle? Quelle

en est la portée?- Relevez les traits où se manifeste le réalisme de l'expression; quels effets produit-il?- Y a-t-il une troisième instance présente dans la ballade? Laquelle et où se manifeste-t-elle

avec plus de pregnance?

LES CHRONIQUES

JEAN FROISSART (1337- après 1404)

La carrière littéraire de Froissart est représentative pour le nouveau statut de l'écrivain à lafin du Moyen Âge. Successivement au service de Philippa de Hainaut, épouse du roi Édouard IIId'Angleterre, du duc Wenceslas de Brabant ou du comte de Blois, il accumule des bénéfices quiassureront son indépendance. Sa création variée comprend, outre deux recueils de poèmeslyriques à forme fixe, des dits d'inspiration courtoise (Le Paradis d'Amour - 1361-1362, Le Ditde la Marguerite - 1364, L'Horloge amoureuse - 1368), des poèmes plus amples où l'allégorie seteinte d'une coloration autobiographique (L'Espinette amoureuse - 1369, La Prison amoureuse -1371-1372, Le Joli Buisson de Jeunesse -1373), un roman arthurien en vers (Meliador - 1365-1380). Pourtant, c'est à ses monumentales Chroniques (quatre livres composés entre 1370 et1400) qu'il doit sa gloire. Couvrant trois quarts du XIVe siècle (de 1325 à 1400), relevant d'unesprit chevalersque et courtois dont Froissart subit la fascination, les Chroniques ne restent pasmoins, par le souci de l'information, par l'effort constant de dégager le sens des événements, unedes sources capitales pour l'histoire de la Guerre de Cent Ans ainsi que pour celle de l'EuropeOccidentale au XIVe siècle.

Chroniques (1370-1400)Prologue

Afin que les grans merveilles et li biau fait d'armes qui sont avenu par les grans guerres deFrance et d'Engleterre et des royaumes voisins, dont le roy et leurs consaulz [conseillers] sontcause, soient notablement [dûment] registré et ou temps present et a venir veü et cogneü, je mevoel ensonniier de [me charger de] l'ordonner et mettre en prose selonch le vraie information quej'ay eü des vaillans hommes, chevaliers et escuiers, qui les ont aidié a acroistre, et ossi de aucunsrois d'armes et leurs mareschaus, qui par droit sont et doivent estre juste inquisiteur et raporteurde tels besongnes.

Or ai je mis ou premier chief de mon proeme [prologue] que je voel parler et trettier degrans mervelles. Voirement se poront et deveront bien tout chil qui ce livre liront et verontesmervillier des grans aventures qu'il y trouveront; car je croi que, depuis la creation dou mondeet que on se commença premierement a armer [porter armes], on ne trouveroit en nulle hystoretant de merveilles ne de grans fais d'armes, selonch se quantité, comme il sont avenu par les

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guerres dessus dittes, tant par terre com par mer, et dont je vous ferai en sievant [dans ce qui suit]mention. Mais ançois [avant] que j'en commence a parler, je voel un petit tenir et demener[traiter] le pourpos [sujet] de proece, car c'est une si noble vertu et de si grant recommendationque on ne le doit mies passer trop briefment, car elle est mere materiele et lumiere des gentilzhommes, et si com la busce [bûche] ne poet ardoir sans feu, ne poet li gentilz homs venir aparfaite honneur ne a le glore [gloire] dou monde sans proëce.

Or doient donc tout jone gentil homme qui se voellent avancier avoir ardant desird'acquerre le fait et le renommee de proëce, par quoi il soient mis et compté au nombre despreus, et regarder et considerer comment leur predecesseur, dont il tiennent leurs hyretages etportent, espoir, les armes, sont honnouré et recommendé par leurs biens fais [hauts faits]. Je suiseürs que, se il regardent et lisent en ce livre, que il trouveront otant de grans fais et de bellesapertises d'armes [exploits militaires], de durs rencontres, de fors assaus, de fieres batailles et detous autres maniëments d'armes, qui se descendent des membre de proëce [qui composent autantde membres de la prouesse], que en nulle hystore dont on puist parler, tant soit anchiienne nenouvelle. Et ce sera a yaus [yeux] matere et exemples de yaus encoragier en bien faisant [à fairede belles actions], car la memore des bons et li recors des preus atisent et enflament par raisonles coers des jones bacelers [jeune homme aspirant à devenir chevalier], qui tirent et tendent atoute perfection d'onneur, de quoi proëce est li principaus chiés et li certains ressors [dont laprouesse est la source et l'aboutissement].

Si ne voel je mies que nulz bacelers soit excusés de non li armer et sievir les armes[suivre la carrière des armes] par defaute de mise et de chavance [faute de moyens], se il a corpset membres ables [habiles] et propisses [aptes] a ce faire, més voel qu'il les aherde [s'y attache]de bon corage et prende de grant volenté. Il trouvera tantost de haus signeurs et nobles quil'ensonnieront [se chargeront de lui], se il le vaut [s'il en est digne], et le aideront et avanceront,se il le dessert [s'il le mérite], et le pourveront selonch son bien fait [...]. Li noms de preu est sihaus et si nobles, et la vertu si clere et si belle que elle resplendist en ces sales et en ces places ouil a assamblee et fuison [où se réunissent] de grans signeurs, et se remoustre dessus [s'élève audessus] tous les autres, et l'ensengne on [on le montre] au doi et dist on: «Vela cesti qui mistceste cevaucie [qui mena cette chevauchée] ou ceste armee sus, et qui ordonna ceste bataille sifaiticement et le gouverna si sagement, et qui jousta de fier de glave se reddement [qui jouta duglaive si rudement], et qui tresperça les conrois [rangées] de ses ennemis par deus ou par troisfois, et qui se combati si vassaument [courageusement], ou qui entreprist ceste besongne sihardiëment, et qui fu trouvès entre les mors et les bleciés navrés [frappés] moult durement, et nedaigna onques fuïr en place ou il se trouvast.»

Pour préparer l'étude du texte:- Selon le Prologue, quelle serait l'intention première du chroniqueur? Quels seraient les

destinataires des Chroniques?- Quelles sont les valeurs élogiées par Froissart?Mort héroïque de Jean de LuxembourgLe premier Livre des Chroniques rappelle les causes de la Guerre de Cent Ans et le début

des opérations. La bataille de Crécy (1346) est un désastre pour l'armée française. C'est la quetrouve la mort Jean de Luxembourg, roi de Bohême.

Le vaillant et noble roi de Bohême, qui s'appelait messire Jean de Luxembourg car il étaitfils de l'empereur Henri de Luxembourg, apprit par ses gens que la bataille était engagée; carquoiqu'il fût là en armes et en grand appareil guerrier, il n'y voyait goutte et était aveugle.

Informé par ses gens du cours désastrueux que prend la bataille pour les Français, le vieuxroi se décide d'intervenir.

Alors le vaillant roi adressa à ses gens des paroles très valeureuses: «Seigneurs, vous êtesmes hommes, mes amis et mes compagnons. En cette présente journée, je vous prie et vousrequiers très expressément que vous me meniez assez avant pour que je puisse donner un coup

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d'épée.» Et ceux qui étaient auprès de lui, songeant à son honneur et à leur avancement, luiobéirent. Il y avait là, tenant son cheval par le frein, Le Moine de Basèle, qui jamais ne l'eûtabandonné de son plein gré; et il en était de même de plusieurs bons chevaliers du comté deLuxembourg, tous présents à ses côtés. Si bien que, pour s'acquitter [de leur mission] et ne pas leperdre dans la mêlée, ils se lièrent tous ensemble par les freins de leurs chevaux; et ils placèrentle roi leur seigneur tout en avant, pour mieux satisfaire à son désir. Et ils marchèrent ainsi àl'ennemi.

Il est trop vrai que, sur une si grande armée et une telle foison de nobles chevaliers que leroi de France alignait, bien peu de grands faits d'armes furent accomplis, car la bataillecommença tard, et les Français étaient très las et fourbus dès leur arrivée. Toutefois les hommesde coeur et les bons chevaliers, pour leur honneur, chevauchaient toujours en avant, et aimaientmieux mourir que de s'entendre reprocher une fuite honteuse. Il y avait là le comte d'Alençon, lecomte de Blois, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le comte d'Harcourt, le comte de Saint-Pol, le comte de Namur, le comte d'Auxerre, le comte d'Aumale, le comte de Sancerre, le comtede Sarrebruck, et un nombre infini de comtes, barons et chevaliers. Il y avait là messire Charlesde Bohême, qui se faisait appeler et signait déjà «roi d'Allemagne» et en portait les armes, quivint en très belle ordonnance jusqu'à la bataille. Mais quand il vit que l'affaire tournait mal poureux, il s'en alla: je ne sais pas quelle route il prit.

Ce ne fut pas ainsi que se conduisit le bon roi son père, car il marcha si avant sus euxennemis qu'il donna un coup d'épée, voire trois, voire quatre, et se battit avec une extrêmevaillance. Et ainsi firent tous ceux qui l'escortaient; et ils le servirent si bien et se jetèrent si avantsur les Anglais que tous y restèrent. Pas un seul n'en revint et on les trouva le lendemain, sur laplace, autour du roi leur seigneur, leurs chevaux tous liés ensemble.

Pour préparer l'étude du texte:- L'intérêt de ce texte est-il purement historique? En quoi les considérations morales et

esthétiques se mêlent-elles aux considérations historiques?- Y a-t-il une correspondance entre ce récit et les idées exprimées dans le prologue?Les six bourgeois de CalaisC'est peut-être le fragment le plus célèbre des Chroniques de Froissart. Après la victoire de

Crécy, Édouard III met le siège devant Calais. Au bout d'une courageuse résistance de onzemois, les assiégés sont réduits à négocier. Le roi fait connaître ses conditions: il épargnera laville à condition que les six principaux bourgeois de la cité lui en apportent la clé, vêtus d'unesimple chemise et la corde au cou.

Alors messire Jean de Vianes quitta les créneaux, gagna la place du marché et fit sonnerla cloche pour assembler les gens de toute condition dans la halle. Au son de la cloche ils vinrenttous, hommes et femmes, car ils désiraient vivement savoir les nouvelles, comme des gens siaccablés par la famine qu'ils étaient à bout de forces. Quand ils furent tous venus et assembléssur la place, hommes et femmes, messire Jean de Vianes leur communiqua, le moins brutalementpossible, les conditions, dans les termes mêmes où elles ont été exprimées ci-dessus, et leur ditbien que c'était la seule issue et qu'ils eussent à délibérer et à donner prompte réponse à ce sujet.Quand ils entendirent ce rapport, ils se mirent tous à crier et à pleurer, si fort et si amèrementqu'il n'aurait pu se trouver coeur assez dur au monde pour les voir et les entendre se lamenter dela sorte sans les prendre en pitié; et ils furent sur le moment hors d'état de répondre et de parler.Et messire Jean de Vianes lui-même était si apitoyé qu'il en pleurait avec grande affliction.

Un moment après, le plus riche bourgeois de la ville, qu'on nommait sire Eustache de Saint-Pierre, se dressa et parla ainsi devant eux tous: «Seigneurs, ce serait grande pitié et grandmalheur de laisser périr une si nombreuse population, par famine ou autrement, quand on y peuttrouver remède. Et au contraire ce serait grande charité, et grand mérite devant Notre-Seigneur,si on pouvait la préserver de pareille calamité. Pour ma part, j'ai si grande espérance de trouvergrâce et pardon auprès de Notre-Seigneur, si je meurs pour sauver cette population, que je

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m'offre le premier. Et je me remettrai volontiers, vêtu seulement de ma chemise, nu-tête, nu-pieds et la corde au cou, à la merci du noble roi d'Angleterre.» Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut prononcé ces mots, chacun alla l'entourer d'une vénération attendrie, et plusieurshommes et femmes de se jeter à ses pieds en pleurant à chaudes larmes; c'était grande pitié d'êtreprésent, et de les entendre et regarder.

Cinq autres bourgeois s'offrent à leur tour. Ils se mettent tous dans la tenue exigée par leroi.

Quand ils furent dans cet appareil, messire Jean de Vianes, monté sur une petite haquenée[jument], car il pouvait à grand'peine aller à pied, se mit en tête et prit la direction de la porte. Envoyant alors les hommes et leurs femmes et leurs enfants pleurer, se tordre les mains et pousserde grands cris de détresse, il n'est coeur si dur au monde qui n'eût été pris de pitié. Ils avancèrentainsi jusqu'à la porte, escortés de plaintes, de cris et de pleurs.

Les bourgeois sortent de la ville pour se présenter devant le roi d'Angleterre.Le roi se trouvait à cette heure dans sa chambre, en grande compagnie de comtes, barons et

chevaliers. Il apprit alors que ceux de Calais arrivaient dans la tenue qu'il avait expressémentprescrite; il sortit donc et parut sur la place, devant son logis, avec tous ses seigneurs derrière lui;il y vint en outre une grande foule, pour voir les gens de Calais et comment les choses allaienttourner pour eux. Et la reine d'Angleterre en personne suivit le roi son seigneur. Or voici venirmonseigneur Gautier de Mauni et avec lui les bourgeois qui le suivaient; il descendit de chevalsur la place, s'en vint vers le roi et lui dit: «Monseigneur, voici la délégation de la ville de Calais,selon votre volonté.» Le roi ne dit pas un mot mais jeta sur eux un regard plein de fureur, car ilhaïssait terriblement les habitants de Calais pour les grands dommages et les contrariétés que, parle passé, ils lui avaient causé sur mer.

Nos six bourgeois se mirent sur-le-champ à genoux devant le roi et parlèrent ainsi enjoignant les mains: «Noble sire et noble roi, nous voici tous les six, d'ancienne bourgeoisie deCalais et importants négociants. Nous vous apportons les clés de la ville et du château de Calaiset vous les rendons pour en user à votre volonté; nous-mêmes nous nous remettons, en l'état quevous voyez, à votre entière discrétion, pour sauver le reste de la population de Calais; veuillezdonc avoir de nous pitié et merci dans votre haute magnanimité».

Certes il n'y eut alors sur la place seigneur, chevalier ni homme de coeur qui se pût retenirde pleurer de franche pitié, ou qui pût parler d'un long moment. Le roi fixa sur eux un regard trèsirrité, car il avait le coeur si dur et en proie à un si grand courroux qu'il ne pouvait parler; etquand il parla, ce fut pour ordonner qu'on leur coupât la tête sur-le-champ. Tous les barons etchevaliers présents priaient le roi en pleurant, et aussi instamment qu'ils le pouvaient, de vouloirbien avoir d'eux pitié et merci; mais il ne voulut rien entendre.

Alors parla messire Gautier de Mauni, disant: «Ah! noble sire, veuillez refréner votreressentiment. Vous avez renom et réputation de souveraine noblesse et magnanimité. Gardez-vous donc à présent de faire chose par laquelle ce renom serait tant soit peu diminué; qu'on nepuisse rien dire de vous qui ne soit à votre honneur. Si vous n'avez pas pitié de ces gens, tout lemonde dira que ce fut grande cruauté de faire périr ces honorables bourgeois qui, de leur proprevolonté, se sont remis à votre merci pour sauver les autres.» Sur ce, le roi se mit en colère et dit:«Messire Gautier, n'insistez pas; il n'en sera point autrement: qu'on fasse venir le coupe-tête. Lesgens de Calais ont fait mourir tant de mes hommes qu'il est équitable que ceux-ci meurentaussi.».

Alors la noble reine d'Angleterre intervint avec beaucoup d'humilité; et elle pleurait avec une sichaude pitié qu'on ne pouvait rester insensible. Elle se jeta à genoux devant le roi son seigneur etdit: «Ah! noble sire, depuis que j'ai fait la traversée en grand péril, vous le savez, je ne vous aiadressé aucune prière ni demandé aucune faveur. Mais à présent je vous prie humblement etvous demande comme une faveur personnelle, pour l'amour du Fils de Sainte Marie et pourl'amour de moi, de bien vouloir prendre ces hommes en pitié.»

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Le roi attendit un instant avant de parler et regarda la bonne dame, sa femme, qui, toujours àgenoux, pleurait à chaudes larmes. Son coeur en fut touché, car il eût été peiné de la chagriner. Ildit donc: «Ah! Madame, j'eusse mieux aimé que vous fussiez ailleurs qu'ici. Vous me priez siinstamment que je n'ose vous opposer un refus, et, quoique cela me soit très dur, tenez, je vousles donne: faites-en ce qu'il vous plaira». La bonne dame dit: «Monseigneur, très grand merci.»Gentilhomme chargé par Édouard III de faire connaître ses conditions aux habitants deCalais.Alors la reine se leva, fit lever les six bourgeois, leur fit ôter la corde du cou et lesemmena avec elle dans sa chambre; elle leur fit donner des vêtements et servir à dîner, bien àleur aise; ensuite elle donna six nobles à chacun et les fit reconduire hors du camp sains et saufs.

Pour préparer l'étude du texte:- Relevez l'art du récit. Qu'est-ce qui le rend particulièrement saisissant?- La tonalité des deux derniers paragraphes est-elle différente de celle du reste du texte?

Quel en est l'effet?Journal d'un bourgeois de Paris (milieu du XVe siècle)

Récit d'événements passés entre 1405 et 1449, ce Journal formé de brèves notations quiprend la forme d'une chronique au quotidien, oeuvre d'un clerc plutôt que d'un bourgeois, offrede précieuses informations sur les atrocités de la guerre civile entre Armagnacs, partisans du roide France, et Bourguignons, favorables aux Anglais, autant que sur les détails de la viequotidienne (prix des denrées, variations climatiques, etc).

Les malheurs de Paris en 1420 et 1421

[ 1420] Décembre passa, puis janvier, février, sans que le roi et la reine vinssent à Paris,mais ils étaient toujours à Troyes et les Armagnacs couraient toujours autour de Paris, pillant,volant, mettant le feu, tuant. Et à dix lieues autour de Paris personne ne restait aux villages, maistous fuyaient dans les bonnes villes et quand ils emportaient quelque chose, vivres ou autres, toutleur était enlevé par les gens d'armes, qu'ils fussent Bourguignons ou Armagnacs, chacun faisaitbien son personnage et ainsi, la plupart, femmes et hommes, quand ils arrivaient dans les bonnesvilles, y arrivaient dépouillés de tous biens, et il fallait que les villes fournissent à tous lesvillages. C'est pouquoi le pain enchérit tant...

À ce moment-là, on ne faisait pas de pain blanc, et on n'en trouvait pas à moins de huitdeniers parisis la pièce, si bien que les pauvres gens n'en pouvaient trouver et les plus pauvres nemangeaient que du pain de noix...

Ainsi le pain enchérit tant, avant qu'il fût Noël, que celui qui valait quatre blancs, coûta septblancs et nul n'en pouvait trouver s'il ne venait avant le jour chez les boulangers et payait pinteouchopine aux maîtres ou aux valets pour en avoir. Et il n'y avait pas de vin à ce moment qui necoutât douze deniers la pinte au moins; mais celui qui pouvait en avoir ne regrettait pas sonargent, car après huit heures, il y avait si grande presse à la porte des boulangers que nul ne lecroirait s'il ne l'a pas vu. Et les pauvres créatures dont les maris étaient aux champs et dont lesenfants mouraient de faim à la maison, quand elles n'en pouvaient pas avoir, par faute d'argent ouà cause de la foule, vous entendiez dans Paris leurs piteuses plaintes, piteux cris et lamentationset les petits enfants criaient: «Je meurs de faim.» Et sur les fumiers de Paris, en 1420, vous auriezpu en trouver ici dix, ici vingt ou trente enfants, garçons ou filles, qui là mouraient de faim et defroid, et il n'était si dur coeur qui les entendant la nuit crier: «Hélas! je meurs de faim», n'en aiteu grande pitié, mais les pauvres ménagers ne pouvaient les aider, car on n'avait ni pain, ni blé,ni bûche, ni charbon...

Pour préparer l'étude du texte:- Quel est l'intérêt historique du Journal d'un bourgeois de Paris?- En dépit de la sècheresse des notations, le texte fait-il preuve de qualités littéraires?

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Lesquelles?- L'auteur fait-il preuve d'objectivité?

PHILIPPE DE COMMYNES (1447-1511)

Issu d'une famille de fonctionnaires bourguignons, Commynes entre très jeune au servicedes ducs de Bourgogne, arrivant à jouer un rôle de premier ordre auprès de Charles le Téméraire.C'est en cette qualité qu'il participe à l'entrevue de Péronne (1468) entre son maître et son grandennemi, le roi de France Louis XI. Flatté et acheté par le roi, il trahira le duc. Récompensé parson geste, il pourra jouer en outre un rôle politique de premier ordre auprès de Louis XI. Après lamort du Téméraire, jugé comme «suspect», il connaîtra une demi-disgrâce, en dépit des quelquesmissions diplomatiques qu'on lui confie. Après la mort de Louis XI il perdra ses privilèges etsera écarté des affaires publiques.

Commynes entreprend d'écrire ses Mémoires à la demande de l'archevêque de Vienne,Angelo Cato. Les six premiers livres portent sur le règne de Louis XI. Les livres VII et VIII sontconsacrés à l'expédition de Charles VIII en Italie. Fondant sa démarche sur la connaissanceintime de Louis XI et sur sa participation directe à l'histoire, Commynes porte un regard lucidesur les événements, qui met en question les mythes chevaleresques et propose un nouveau«modèle» de souverain, préfigurant le Prince de Machiavel.

Mémoires (1489-1497)Prologue

Monseigneur l'archevêque de Vienne, pour satisfaire à la requête qu'il vous a plu me fairede vous écrire, et mettre par mémoire ce que j'ai su et connu des faits du feu roi Louis onzième, àqui Dieu fasse pardon, notre maître et bienfaiteur, et prince digne de très excellente mémoire, jel'ai fait le plus près de la vérité que j'ai pu et su avoir la souvenance.

Du temps de sa jeunesse ne saurais parler, sinon pour ce que je lui en ai ouï parler et dire:mais depuis le temps que je vins en son service, jusques à l'heure de son trépas, où j'étais présent,ai fait plus continuelle résidence avec lui, que nul autre de l'état à quoi je le servais, qui pour lemoins ai toujours été des chambellans, ou occupé en ses grandes affaires. En lui et en tous autresprinces, que j'ai connu ou servi, ai connu du bien et du mal: car ils sont hommes comme nous. ÀDieu seul appartient la perfection. Mais, quand en un prince la vertu et bonnes conditionsprécèdent les vices, il est digne de grande louange: vu que tels personnages sont plus enclins enchoses volontaires qu'autres hommes, tant pour la nourriture et légères réprimandes qu'ils ont euen leur jeunesse, que pour ce que, arrivés à l'âge d'homme, la plupart des gens tâchent à leurcomplaire, et à leurs complexions et conditions.

Et pour ce que je ne voudrais point mentir, se pourrait faire qu'en quelque endroit de cetécrit se pourrait trouver quelque chose qui du tout ne serait pas à sa louange; mais j'ai espéranceque ceux qui liront considéreront les raisons dessus dites. Et tant osai-je bien dire de lui, à salouange, qu'il ne me semble pas que jamais j'aie connu nul prince, où il y eut moins de vicesqu'en lui, à regarder le tout. Si ai-je eu autant connaissance des grands princes, et autant decommunication avec eux, que nul homme qui ait été en France de mon temps, tant de ceux quiont régné en ce royaume, que en Bretagne, et en ces parties de Flandres, Allemagne, Angleterre,Espagne, Portugal, et Italie, tant seigneurs spirituels que temporels, que de plusieurs autres dontje n'ai eu la vue, mais connaissance par communication de leurs ambassades, par lettres, et parleurs instructions par quoi on peut assez avoir d'information de leurs natures et conditions.Toutefois je ne prétends en rien, en le louant en cet endroit, diminuer l'honneur et bonnerenommée des autres; mais vous envoie ce dont promptement m'est souvenu, espérant que vousle demandez pour le mettre en quelque oeuvre, que vous avez intention de faire en langue latine,

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dont vous êtes bien familier. Par laquelle oeuvre se pourra connaître la grandeur du prince dontvous parlerai, et aussi de votre entendement.

Pour préparer l'étude du texte:- Quel est le projet explicite de Commynes? Établissez un parallèle avec le Prologue de

Froissart et relevez les différences.- Quel jugement Commynes porte-t-il sur Louis XI? Qu'est-ce qu'il y a de nouveau dans

cette attitude?- L'auteur apparaît-il dans ce texte? Comment? Se soucie-t-il de sa réputation d'écrivain?

Le premier Livre des Mémoires rappelle les circonstances de la guerre du Bien Public(1465), révolte des grands féodaux contre Louis XI. Commynes interrompt son récit au chapitreX pour présenter ses réflexions sur le caractère du roi.

Portrait moral de Louis XI

Entre tous ceux que j'ai jamais connus, le plus avisé pour se tirer d'un mauvais pas en tempsd'adversité, c'était le roi Louis XI, qui se donnait le plus de peine pour gagner un homme quipouvait le servir ou qui pouvait lui nuire. Et il ne se dépitait pas d'être rebuté tout d'abord par unhomme qu'il travaillait à gagner, mais il persévérait en lui promettant largement et en lui donnanten effet argent et dignités qu'il savait de nature à lui plaire; et ceux qu'il avait chassés etrepoussés en temps de paix et de prospérité, il les rachetait fort cher quand il en avait besoin, etse servait d'eux sans leur tenir nulle rigueur du passé.

Il était par nature ami des gens de condition moyenne et ennemi de tous les grands quipouvaient se passer de lui. Personne ne prêta jamais autant l'oreille aux gens, ne s'informad'autant de choses que lui, et ne désira connaître autant de gens. Car il connaissait tous leshommes de poids et de valeur d'Angleterre, d'Espagne, du Portugal, d'Italie, des états du duc deBourgogne, et de Bretagne, aussi à fond que ses sujets. Et cette conduite, ces façons dont il usait,comme je viens de le dire, lui permirent de sauver sa couronne, vu les ennemis qu'il s'était faitslui-même lors de son avènement au trône.

Mais ce qui le servit le mieux, ce fut sa grande largesse, car s'il se conduisait sagementdans l'adversité, en revanche, dès qu'il se croyait en sûreté, ou seulement en trêve, il se mettait àmécontenter les gens pas des procédés mesquins fort peu à son avantage, et il pouvait àgrand'peine endurer la paix. Il parlait des gens avec légèreté, aussi bien en leur présence qu'enleur absence, sauf de ceux qu'il craignait, qui étaient nombreux, car il était assez craintif de sanature. Et quand, pour avoir ainsi parlé, il avait subi quelque dommage ou en avait soupçon etvoulait y porter remède, il usait de cette formule adressée au personnage lui-même: «Je sais bienque ma langue m'a causé grand tort, mais elle m'a aussi procuré quelquefois bien du plaisir.Toutefois il est juste que je fasse réparation.» Jamais il n'usait de ces paroles intimes sansaccorder quelque faveur au personnage à qui il s'adressait, et ses faveurs n'étaient jamais minces.

C'est d'ailleurs une grande grâce accordée par Dieu à un prince que l'expérience du bienet du mal, particulièrement quand le bien l'emporte, comme chez le roi notre maître nommé ci-dessus. Mais à mon avis, les difficultés qu'il connut en sa jeunesse, quand, fuyant son père, ilchercha refuge auprès du duc Philippe de Bourgogne, où il demeura six ans, lui furent trèsprofitables, car il fut contraint de plaire à ceux dont il avait besoin: voilà ce que lui appritl'adversité, et ce n'est pas mince avantage. Une fois souverain et roi couronné, il ne pensa d'abordqu'à la vengeance, mais il lui en vint sans tarder les désagréments et, du même coup, du repentir;et il répara cette folie et cette erreur en regagnant ceux envers qui il avait des torts.

Pour préparer l'étude du texte:- Comment procède Commynes pour nous faire connaître le roi? Le jugement qu'il porte sur

le souverain vous semble-t-il impartial? Rapportez- vous, pour la comparaison, au portrait de

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Louis IX par Joinville.- Étudiez la conception du pouvoir royal selon Commynes.Le Livre II accorde une large place à l'entrevue de Péronne entre Louis XI et Charles le

Téméraire (octobre 1468), grave imprudence selon Commynes, puisque le roi n'avait prisaucune précaution et s'est trouvé à la merci de son grand ennemi. À cette occasion l'auteur selivre à des considérations sur les enseignements qu'un prince peut tirer de l'histoire.

Les leçons de l'histoire

Grant folie est à ung prince de se soubmettre à la puissance d'un autre, par especial quant ilzsont en guerre, et est grand advantaige aux princes d'avoir veü des hystoires en leur jeunesse,èsquelles voyent largement de telles assemblées et de grans fraudes et tromperies et parjuremensque aucuns des anciens ont fait les ung vers les autres, et prinz et tués ceulx qui en telles seüretézs'estoient fiéz. Il n'est pas dit que tous en ayent usé, mais l'exemple d'ung est assez pour en fairesaiges plusieurs et leur donner vouloir de se garder.

Et est, ce me semble (ad ce que j'ay veü par experience de ce monde, où j'ay esté autourdes princes l'espace de dix huit ans ou plus, ayant clère congnoissance des plus grandes etsecrètes matières qui se soient traictées en ce royaulme de France et seigneuries voysines), l'ungdes grandz moyens de rendre ung homme saige, d'avoir leü les hystoires anciennes et apprendreà se conduyre et garder et entreprendre saigement par les hystoires et exemples de nozpredecesseurs. Car nostre vie est si briefve qu'elle ne suffit à avoir de tant de choses experience.

Traduction: C'est une grande folie pour un prince de se mettre sous la puissance d'un autre,spécialement quand ils sont en guerre, et pour les princes c'est un grand avantage d'avoir lu dansleur jeunesse des histoires où l'on parle longuement de telles assemblées, des grandes fraudes,tromperies et parjures que certains anciens ont commis les uns envers les autres en prenant et entuant ceux qui s'étaient fiés à de telles sûretés. Je ne dis pas que tous l'aient fait, mais l'exempled'un seul suffit à en rendre sages plusieurs et à leur donner l'idée de se garder. Et (d'après ce que j'ai vu, par expérience du monde où j'ai vécu dans l'entourage desprinces pendant plus de dix-huit ans, ayant claire connaissance des plus grandes et secrètesmatières qui aient été traitées dans ce royaume de France et seigneuries voisines), il me sembleque l'un des grands moyens de rendre un homme sage est de lui faire lire les histoires ancienneset de lui apprendre à se conduire, à se garder et à agir avec prudence, grâce aux histoires et auxexemples de nos prédécesseurs. Car notre vie est si brève qu'elle ne suffit pas à nous donnerl'expérience de tant de choses.

(Suite de la traduction)

Ajoutez aussi que nous vivons moins longtemps et que la vie des hommes est plus courtequ'autrefois, que les corps sont moins vigoureux; de plus, nous avons moins de confiance et deloyauté les uns envers les autres. Et je ne saurais dire par quel lien on pourrait s'assurer les unsles autres, et spécialement quand il s'agit des grands, qui sont assez enclins à faire leur volontésans s'arrêter à d'autre raison. Ce qui est pis, c'est qu'ils sont le plus souvent entourés de gens quin'ont l'oeil à autre chose qu'à complaire à leurs maîtres et à louer tout ce qu'ils font, bon oumauvais. Et s'il y en a un qui veuille faire mieux que les autres, tout se trouvera brouillé.

Je ne puis même pas me retenir de blâmer les seigneurs ignorants. Autour de tous cesseigneurs, se rencontrent volontiers quelques clercs et gens de robe longue, ce qui est normal, etc'est très bien quand ils sont bons, mais c'est bien dangereux dans l'autre cas. À tout propos, ilsont une loi au bec ou une histoire et la meilleure qu'on pourrait trouver viendrait bien mal àpropos. Mais les sages, ceux qui ont lu, ne s'y laisseraient pas prendre et ces gens-là nepourraient pas si facilement leur faire admettre des mensonges [...].

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Je ne veux pas dire que tous les princes se servent de gens de mauvaise condition; mais laplupart de ceux que j'ai connus n'en ont pas toujours été dépourvus. En cas de nécessité, j'ai vuque des sages ont bien su utiliser les plus remarquables et les chercher sans rien épargner.

Et parmi tous les princes que j'ai connus, le roi, notre maître, a su le mieux honorer etestimer les gens de bien et de valeur. Il était assez lettré. Il aimait à s'enquérir de tout et à toutentendre et il avait le sens naturel parfaitement développé, ce qui vaut mieux que toutes lessciences qu'on peut apprendre dans ce monde. Et tous les livres qu'on a faits ne serviraient à rien,si ce n'était à remettre en mémoire les choses passées. En effet, on voit dans un seul livre, en unmois, plus que n'en sauraient voir de leurs yeux ou connaître par expérience, vingt hommes,vivant les uns après les autre.

Ainsi, pour conclure cet article, il me semble que Dieu ne peut envoyer plus grande plaieà un pays qu'un prince peu entendu. Car de là viennent tous les autres maux. D'abord en viennentla division et la guerre, car, celui-là laisse toujours son autorité aux mains d'un autre alors qu'ildevrait vouloir la garder plus que toute autre chose. Et de cette division, procèdent les famines etles épidémies et les autres maux dont la guerre est cause. Or, pensez quelle douleur peuventressentir les sujets d'un prince en voyant que ses enfants sont mal élevés et confiés à des gens demauvaise condition.

Pour préparer l'étude du texte:- En quoi Commynes fait-il oeuvre de moraliste autant que d'historien?- Étudiez l'implication de l'auteur dans son texte. Quel rôle se donne-t-il? Est-il compatible

avec le statut de chroniqueur?- Comparez ce texte avec l'éloge de la vraie noblesse dans Le Roman de la Rose de Jean de

Meun (voir ch. VII) Relevez les ressemblances et les différences.

BIBLIOGRAPHIE OBLIGATOIRE

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