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Armand Colin SIMENON ET LA DÉVIANCE Author(s): Jacques Dubois Source: Littérature, No. 1, LITTÉRATURE, IDÉOLOGIES, SOCIÉTÉ (FEVRIER 1971), pp. 62-72 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704966 . Accessed: 15/06/2014 04:57 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.96 on Sun, 15 Jun 2014 04:57:47 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LITTÉRATURE, IDÉOLOGIES, SOCIÉTÉ || SIMENON ET LA DÉVIANCE

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Armand Colin

SIMENON ET LA DÉVIANCEAuthor(s): Jacques DuboisSource: Littérature, No. 1, LITTÉRATURE, IDÉOLOGIES, SOCIÉTÉ (FEVRIER 1971), pp. 62-72Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704966 .

Accessed: 15/06/2014 04:57

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Jacques Dubois, Liège.

SIMENON ET LA DÉVIANCE

Le mélange entre l'habitude et l'aventure devint encore plus intime , car Kupérus fit alors les gestes qu'il aurait dû faire le lendemain .

(L'Assassin, p. 375.)

Sur l'œuvre de Simenon, on n'est jamais sûr d'avoir la prise qui convient. Qui traite cette œuvre en pure combinatoire narrative y découvre un art du récit. Qui y guette les affleurements d'une mythologie à bon marché y surprend une connaissance profonde de l'homme. Mais qui vou- drait y discerner une vision du monde est déçu par la pauvreté idéolo- gique. Et pourtant, l'œuvre est là, abondante et multiple, singulière et si présente, peu soumise à l'investigation critique jusqu'ici.

Notre étude portera sur un fragment de ce vaste ensemble. Comme on le sait, il est fréquent qu'une même situation dramatique et qu'un même thème psychologique servent dans plusieurs romans de Simenon, comme si l'écrivain éprouvait le besoin de manier jusqu'à l'usure un même canevas. Ce serait même une des premières tâches à remplir par la critique que de délimiter ces séries dans l'ensemble. Pour notre part, nous avons tenté d'en isoler une et nous avons soumis à l'examen les cinq ou six titres qui la constituent. Ces romans narrent tous un cas typique de déviance. Ils le font avec une science consommée des ressorts dramatiques et avec un sens certain du pathétique humain. L'aventure qu'ils font vivre à des bourgeois d'âge mûr ne manque ni de vérité ni de grandeur. Cependant, il faut convenir que le tissu psychologique et sociologique dans lequel le roman se découpe est parfois grossier. Ainsi le milieu de classe moyenne où se joue l'action n'est que l'image trop prévisible et trop schématique de ce milieu. La critique des normes bourgeoises est si superficielle, si conventionnelle qu'elle dévalorise le drame. Ceci étant dit, et devant l'être encore, notre étude pariera toutefois sur la qualité et la profondeur des œuvres analysées.

Le terme de déviance, qui vient de servir à désigner l'action centrale des romans, est emprunté aux sociologues. Le déviant est celui qui, sur le plan pratique ou sur le plan idéologique, choisit de transgresser les normes du groupe auquel il appartient et qui provoque ainsi les réactions hostiles

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de la majorité de ce groupe. Le révolté et le rebelle sont des déviants, mais aussi le clochard. De la sorte, tout roman policier est l'histoire d'une déviance. Cependant les romans de Simenon qui vont nous occuper ne sont pas des policiers ou ne le sont qu'accessoirement. Quant au déviant dont ils font un héros, il est, apparenté au clochard, un « fuyard », celui qui rompt avec le groupe et s'en évade. Cas singulier de transgression, mais somme toute assez pur.

Le recours à un concept propre à la sociologie, tel que déviance , n'est pas accidentel. Nous voudrions, dans le cadre de cet article, faire d'une telle pratique une expérience de méthode. C'est ainsi que, plus loin, nous définirons et utiliserons la notion de rôle social , notion-pivot de la psycho- logie sociale. Il nous paraît, en effet, que la « socio-critique » se tient d'or- dinaire trop à l'écart du mouvement de pensée sociologique. Comme l'a noté Leo Lowenthal1, entre l'esprit des littéraires et la mentalité des sociologues, la communication se fait mal. On comprend que le critique redoute de faire usage d'un savoir qui reste extérieur à lui. Mais lorsqu'il cherche à déchiffrer le discours social qui se dissimule dans le discours littéraire, peut-il ignorer le code adéquat au premier, à savoir l'ensemble de concepts et de théories qu'a développés le savoir sociologique? Il devrait d'autant moins le faire que certaines notions s'acclimatent aisé- ment dans le langage littéraire parce qu'elles y ont déjà une assise. Son- geons à communication et à idéologie, à aliénation et à rôle. Simenon va précisément nous permettre de mettre à l'épreuve semblables passerelles entre deux territoires. Mais avant d'inaugurer cette expérience et de faire intervenir des éléments interprétatifs, il convient de présenter, et même avec quelque détail, le groupe des romans qui sont en jeu.

* * *

De 1934 à 1948, chez Gallimard, Georges Simenon publie à un rythme soutenu des romans à dominante psychologique. Plusieurs d'entre eux présentent un cas similaire, celui d'un homme d'âge mûr qui, englué dans la vie routinière, décide de rompre avec son milieu ou, en tout cas, se laisse dévier par rapport à ce milieu et qui s'engage dans une aventure singulière. Le même thème sera encore repris plus tard, comme dans Lettre à mon juge ou Le Temps ď Anais (tous deux édités aux Presses de la Cité), mais avec des modifications considérables. Par exemple, le héros du Temps ď Anais est un homme jeune, qui s'installe à peine dans la vie. Nous avons retenu six titres, qui s'étagent sur neuf ans si l'on tient compte des dates de composition plutôt que de publication. Les quatre premiers se suc- cèdent d'année en année et couvrent l'immédiat avant-guerre; les deux derniers voient le jour à la fin de la guerre et après que l'auteur eut conçu Pédigrée, œuvre-jalon dans sa vie. Précisons que La Fuite de Monsieur Monde , bien qu'appartenant à la « période Gallimard », fut publié aux éditions de la Jeune Parque. Voici les six romans :

1. L. Lowenthal, « Literature and Sociology », dans Relations of Literary Study : Essays on Interdisciplinary Contributions , New York, Éd. J. Thorpe, M.L.A.A., 1967, p. 89-110.

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L'Assassin (composé en 1935, publié en 1937). L'Homme qui regardait passer les trains (1936-1938). Le Bourgmestre de Fumes (1938-1939). Les Inconnus dans la maison (1939-1940). Le Bilan Malétras (1943-1948). La Fuite de Monsieur Monde (1944-1945) 2.

Faisons connaissance avec les héros à la veille de leur aventure. Trois Flamands précèdent trois Français. Hans Kupérus est médecin à Sneek (Pays-Bas); Kees Popinga est fondé de pouvoir à Groningue (Pays-Bas); Joris Terlinck est petit industriel et bourgmestre à Furnes (Belgique); Hec- tor Loursat est avocat à Moulins; Jules Malétras est un industriel retraité au Havre; Norbert Monde est entrepreneur à Paris. Tous sont donc bons bourgeois de la classe moyenne. Tous vouent un culte à l'habitude : avec eux, la routine devient rituel. Le premier trio vit au sein d'un milieu qui le confirme dans son ordre et dans ses rites. C'est, fortement souligné, le provincialisme traditionnel des villes flamandes; ce sont aussi, pour ces trois personnages, des épouses falotes et mesquines. Les personnages fran- çais, eux, ont déjà vu le « désordre » traverser leur existence. Malétras est veuf d'une femme qui buvait; Monde comme Loursat ont été abandonnés par la leur et, si le premier s'est remarié, le second, désespéré, vit depuis lors en rupture de société : déviant déjà quand commence le roman, il représente un cas spécial.

Si l'on en vient maintenant aux aventures des six héros, on s'aperçoit qu'elles correspondent toutes à un même schéma, schéma qui peut s'abstraire en six points :

a) à la faveur d'un événement, le héros rompt avec ses habitudes, ses fonctions et les normes de son milieu;

b) sa rupture est consacrée par un crime; c) il connaît l'évasion, l'aventure et un certain envers des choses

dans un monde trouble; d) sa « libération » est consacrée par une rédemption; e) il échoue, soit qu'il devienne fou, soit qu'il revienne au départ

avec une impression de néant; f) toutefois, le héros a conquis, en cours d'expérience, une sorte de

lucidité et il a dressé un bilan de soi.

On se doute que ce modèle connaît d'une œuvre à l'autre des réalisa- tions variées. Or, ces variations ne sont pas anarchiques et elles appa- raissent même comme si bien réglées qu'elles permettent une distribution « en chaîne » des romans. Autrement dit, les six récits paraissent s'engen- drer, chacun étant comme une transformation du précédent. Reste que la chaîne n'est pas aisée à reconstituer. La succession de ses unités se conçoit différemment selon que nous mettons l'accent sur l'un ou sur l'autre des six points cardinaux de l'action : rupture /crime /déviation /rédemption/

2. Pour ces dates, nous nous fions à celles fournies par Gilbert Sigaux dans les Œuvres complètes , aux Éditions Rencontre. C'est d'après la même édition que les citations seront faites, avec, chaque fois, référence au numéro du volume.

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échec/bilan. Voir ce qu'il en est en fonction de chacun, ce sera pousser plus avant l'analyse descriptive et préparer pour l'interprétation sociolo- gique une constellation significative des six œuvres.

La rupture et le crime. L'Assassin et L'Homme sont des romans à crime et à suspense, tout proches encore d'une certaine lignée policière. Un homme tue; ici il est suspecté, là il est traqué; nous partageons ses difficultés et ses angoisses. Mais une différence notable s'introduit entre les deux cas. Tandis que, dans le premier, la rupture ne s'accomplit qu'une fois le crime commis et peu à peu, dans le second, elle est à l'origine du meurtre. Dans Malétras également, le héros tue; mais c'est encore un troisième degré. Intimement mêlé à la rupture, le crime échappe ici à l'attention du groupe social et par conséquent à toute recherche, - d'où son caractère irréel. Dans Monsieur Monde,, ni meurtre ni poursuite (comme résidu, un suicide manqué qui orientera l'action), mais une rup- ture sui generis . Dans cette suite progressive, qui va d'un roman où le crime est à la source à un roman de la rupture autonome, où trouvent place Le Bourgmestre et Les Inconnus? Ni Loursat ni Terlinck ne sont des criminels au sens clair. Mais ils favorisent l'un un suicide, l'autre un assas- sinat. D'autre part, leur comportement suscite une réaction du groupe social, de nature plutôt politique que policière (Terlinck en butte aux attaques de ses rivaux politiques, Loursat opposé à la bourgeoisie régnante au cours d'un procès). Cette présence d'une interaction avec le milieu situe donc les deux romans avant Malétras et, a fortiori, avant Monsieur Monde, où, pour l'essentiel, la rupture se joue chez le seul individu et subit un traitement psychologique. L'ordre suivi par l'écrivain se confirme donc et il semblerait que, en cours de création, le thème de la rupture se soit progressivement fortifié et purifié pour atteindre bientôt à l'autono- mie.

La déviation. Il y aurait beaucoup à en dire puisque nous sommes au cœur du drame. Mais limitons-nous à ses deux composantes majeures, l'évasion et l'installation dans un milieu équivoque, voire interlope. A nouveau, Kupérus et Monde sont aux deux extrêmes. Tandis que celui-ci fuit Paris et les siens pour s'installer dans une nouvelle vie à Nice (il tra- vaille dans une boîte de nuit et partage le lit d'une danseuse), celui-là vit une évasion avant tout mentale et sa maigre débauche reste domestique (il partage le lit de sa servante et noue des relations avec l'amant de celle-ci, un mauvais garçon). Cette fois, par contre, il faut inverser les positions de L'Homme et de Malétras. Kees Popinga fuit à Paris, passe de prostituée en prostituée, se lie avec un gang de voleurs. Malétras, après Kupérus, connaît une aventure plus intérieure que physique : il devient bizarre, se coupant mentalement des autres. Lui, toutefois, trouve épiso- diquement refuge dans des endroits louches. Comme nous le savons, Lour- sat est déjà un déviant lorsque nous commençons Les Inconnus. Mais le crime commis chez lui, près de sa « tanière », va l'entraîner à faire comme Malétras, à découvrir une vie secrète de sa ville (cf. vol. 13, p. 314). Enfin, Le Bourgmestre de Furnes adopte à nouveau une formule mixte et une position intermédiaire. Terlinck est à deux doigts de « commencer une seconde vie », mais il en reste à des escapades répétées à Ostende et, plutôt que d'épouser la jeune et compromettante Lina, il finit par se marier avec

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sa belle-sœur, restaurant ainsi Tordre de façon caricaturale. A noter qu'ici l'auteur a construit une figure subtile d'opposition entre les villes d'Os- tende et de Furnes : l'ordre de Furnes masque une déviation au moins symbolique (Terlinck a un enfant de sa servante et, de sa femme, une fille folle) et le désordre d'Ostende recèle une sorte d'innocence (c'est pla- toniquement que le Baas aime l'insouciante Lina).

La rédemption. Le thème n'est d'abord qu'esquissé sous forme d'un intérêt pour une fille déchue : Dostoïevski, sans la grandeur et le sacré. Kupérus traite sa servante comme si elle était sa femme; Popinga se sent compris de Jeanne Rozier, la prostituée et, à sa manière, il s'attache à elle; Malétras aimait d'un noble sentiment sa victime, la minable Lulu. Le rachat se précise avec Le Bourgmestre de Furnes . Puisqu'il a contribué à l'abandon de Lina par les siens, Terlinck recherche la jeune fille puis devient comme son protecteur. Dans La Fuite de Monsieur Monde , nous assistons à un double sauvetage. Après avoir empêché le suicide d'une jeune dévoyée et avoir pris celle-ci en charge, le héros retrouve sa première femme en pleine déchéance et il assure sa sauvegarde. Dans Les Inconnus , enfin, le lamentable Loursat se métamorphose en justicier. Rétablissant la vérité par son enquête et sa plaidoirie, il fait acquitter un innocent... Dernier terme d'une évolution et tendance de la perspective à s'inverser, le déviant rentrant dans le groupe en justicier héroïque.

L'échec et le bilan. Pas plus que le crime et la rupture, ils ne peuvent être disjoints et, de même que les deux premiers motifs, ils relèvent d'une structuration qui confirme l'ordre suivi par l'écrivain. Kupérus et Popinga finissent fous, mais la folie n'est-elle pas le prix qu'ils payent pour avoir tenté de comprendre et surtout de se comprendre? Popinga s'est même acharné à tenir le journal de sa fuite, consignant des détails, de menues réactions, de simples gestes, comme s'il prévoyait qu'il serait bientôt aux mains des psychiatres. Lorsque le lecteur quitte Terlinck et Loursat, il laisse deux épaves; au moins savent-ils qu'il est autre chose, une exis- tence meilleure qu'ils auraient pu mener. Malétras comme Monde, eux, reviennent au départ, taciturnes envers leurs proches, comme vidés d'énergie, mais habités d'une lucidité singulière; ils continuent à vivre ou à faire semblant.

En première conclusion, constatons que cinq des six romans forment une série en chaîne assez nettement structurée. De L'Assassin à La Fuite de Monsieur Monde en passant par L'Homme qui regardait passer les trains , Le Bourgmestre de Furnes et Le Bilan Malétras , on voit le thème de la déviance gagner en plénitude, en autonomie et désigner un comportement de plus en plus délibéré et de plus en plus conscient. Au point que Monde, type le plus accompli de la série, y perd de sa réalité et apparaît comme une sorte de héros désincarné. Popinga, qui, par sa fuite, préludait à Monde, était d'une autre étoffe, lui qu'un crime sexuel jetait dans l'errance et emportait vers la folie. Somme toute, la combinaison des motifs connaît son plus haut degré d'équilibre et de subtilité dans le personnage de Ter- linck du Bourgmestre de Furnes . Quant aux Inconnus dans la maison, il s'intègre mal à la série. S'il se trouve retenu dans le groupe, c'est qu'il présente ce cas révélateur d'un premier projet, le roman de la déviance, qui, en cours de route, s'inverse en roman policier et en roman du justicier.

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Ce cas, comme les autres, appelle maintenant l'éclairage psycho-sociolo- gique.

* * *

La déviance qui est au centre du schéma décrit est donc celle ďun individu qui cesse de respecter les normes de la collectivité, celle d'un être qui refuse de continuer à remplir les fonctions que lui assigne la société. D'un coup, il rompt avec les modèles de comportements auxquels il se conformait jusque-là. Ainsi nous pouvons nous reporter à la conception que se font du rôle social les spécialistes. Le rôle, notion qui, depuis George Herbert Mead, a fait l'objet de nombreux travaux et débats, se définit de manière fort générale 3 comme « un modèle organisé de conduites, relatif à une certaine position de l'individu dans un ensemble interactionnel 4. » Autrement dit, l'individu occupe, en société, une position ou statut (il est père, employé de bureau, membre d'un parti, etc.). Ce statut implique des fonctions, des devoirs, des droits. L'ensemble de ceux-ci dessine le rôle social, ou encore le modèle, fixé par le consensus des membres du groupe, des conduites que l'on est en droit d'attendre d'une personne lors- qu'elle occupe tel statut. Ajoutons que l'un des aspects difficiles de la définition du rôle est de fixer ses rapports avec la personnalité. Rôle et personnalité s'opposent d'une certaine manière, comme s'opposent les contraintes imposées au moi par la vie en groupe et la spontanéité libre et créatrice. Mais ils sont aussi étroitement liés, et Mead a montré que c'est par une « internalisation » des rôles d'autrui que la personnalité consciente prend naissance chez l'individu.

Un premier constat à propos des six romans : la figure du héros s'y dessine moins en traits de caractère qu'elle ne prend forme au gré des rôles que ce héros assume. Moyen bourgeois de Groningue, âgé de 40 ans, fondé de pouvoir, époux et père, membre du cercle d'échecs, c'est tout Kees Popinga. Norbert Monde se définit d'emblée par ses 48 ans, ses rap- ports avec sa seconde femme et avec son fils homosexuel, sa réussite profes- sionnelle. Mieux, lorsque la personnalité est puissante, comme chez Malé- tras ou Terlinck, elle vient à la rescousse du rôle et le consolide, plutôt que de faire preuve d'indépendance. Dès lors, le rôle personnel sature le rôle social. Terlinck est si bien « le bourgmestre de Furnes » qu'il est « le Baas » et qu'il est le Baas partout, et d'abord chez lui. Un tel inves- tissement du rôle pourrait passer pour une enviable plénitude. Simenon a tôt fait de le donner pour un hyperconformisme. Et de souligner les rites et manies qu'engendrent les rôles. Les six premières pages du Bourgmestre de Furnes enregistrent les gestes minutés que Terlinck accomplit chaque soir à la fin de ses occupations.

Cet hyperconformisme est une des formes que peut prendre l'aliéna- tion dans le domaine des relations de l'être avec la société, - aliénation

3. Anne-Marie Rocheblave-Spenlé, La Notion de rôle en psychologie sociale , Paris, P.U.F., 1962, p. 153.

4. Il est un peu gênant de s'en tenir à un aperçu aussi rapide et aussi sommaire de la question, mais les limites de cet article nous y contraignent.

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dont une autre forme serait, presque à l'opposé, l'absence de critères5. Victime de la tyrannie moderne du On (l'État, le système, les autres), l'hyperconformiste tend à si bien coller à son rôle qu'il se perd en lui. De la sorte, sa personnalité est étouffée, comme l'est celle du doux Popinga, comme l'est même celle du vigoureux Malétras dont toute la force s'est investie en actes fonctionnels. Il est sans doute surprenant que sous cet aspect Simenon dépeigne non des membres de l'appareil bureaucratique mais des représentants d'une moyenne bourgeoisie indépendante. Il est vrai qu'entre 1935 et 1945, en France ou en Hollande, cette partie de la classe moyenne devait se sentir menacée dans son indépendance, vouée à une prochaine standardisation et devait percevoir que son style d'être était mis en question. Partant, certains de ses membres peuvent trouver refuge dans une attitude rigide, conformiste et ne pas hésiter à se dépossé- der de leur moi par une adhésion immodérée aux droits et devoirs qui s'attachent aux rôles traditionnels. De tout ceci, Georges Simenon fut peut-être plus conscient qu'on ne croirait, puisqu'il donne au Bourgmestre de Fumes une timide dimension politique en nous montrant le Baas en défenseur d'un ordre ancien contre ceux qui « spéculent sur les terrains du bord de mer ».

Quoi qu'il en soit, les héros de Simenon vivent une crise au cours de laquelle ils rejettent l'hyperconformisme et les conventions. Ils entre- prennent de s'abstraire ou de s'absenter de leur rôle, et c'est au prix d'une rupture plus ou moins violente : scandale, fuite, crime. Perpétré dans trois cas sur six, le crime est tout à la fois manière de rendre flagrante la déviance et procédé pour attirer sur elle la réaction, voire la condamna- tion du groupe. Mais, en fin de compte, le déviant sort-il victorieux de son aliénation? Il est intéressant de relever que, dans une certaine mesure, l'écrivain héroïse la « libération ». Brisant avec sa position, le héros semble poser un acte d'autant plus beau qu'il est pur : il part, sans raison précise et sans trouble. De plus, son évasion est parée des prestiges de l'aventure et de cette façon elle s'idéalise. Objectivement toutefois, la déviance que l'on nous donne à voir est un suicide social comparable à celui des clo- chards et dont il ne résulte qu'une liberté illusoire. Finalement, et Simenon l'a vu, c'est de folie qu'il s'agit, et, avec la déviance, avec la fuite, nous entrons dans la phase pathologique de l'aliénation.

Ce qui prive malheureusement cette folie de toute grandeur, c'est le contexte où elle s'inscrit et les connotations dont elle se charge. Simenon cultive le mythe trivial qui veut que l'expérience par excellence de la vie soit celle que l'on retire de la fréquentation d'un certain monde souterrain et de ses vices. Certes, il prend ses distances envers cette fable, puisque de son voyage le héros ne ramène qu'un « vide vertigineux ». Il reste que l'image qu'on nous propose d'une tentative libératrice est celle de messieurs mûrs qui jettent leur gourme lors d'escapades vers les lieux interdits du plaisir facile. Par ailleurs, la déviance, telle qu'elle est conçue, s'accom- mode mal de cette rédemption qui apparaît peu ou prou, et elle s'en trouve comme affaiblie ou dénaturée. Deux formules romanesques, l'une

5. Cf. Menachem Rosner, « Aliénation, fétichisme, anomie », dans L'Homme et la Société , 11, 1969, p. 81-107.

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ancienne et l'autre moderne, entrent ainsi en concurrence, au risque de se contredire. Dans le roman populaire façon xixe siècle, un héros s'installait à brûle-pourpoint dans un rôle qui n'était pas le sien pour le remplir mais en le dépassant, en le sublimant : justiciers d'Eugène Sue, explorateurs de Jules Verne. Ce type héroïque trouve encore à s'exprimer aujourd'hui, mais non sans une forte dose d'artifice et d'invraisemblance. Pour nos contemporains, les grands rôles sont tellement institutionalisés ou encore tellement encombrés que le rêve héroïque consiste à s'en évader et à instaurer dans l'errance une apparente liberté, une innocence inédite. Ainsi naît le personnage déviant. Or, Simenon qui lui donne vie reste tenté par l'ancien modèle et finit par combiner les deux types. On peut invoquer ici son sens du romanesque et son souci de fabricant astucieux qui multiplie les ressorts dramatiques pour satisfaire tous les goûts, comme on peut songer à une contradiction idéologique. Toujours est-il que, dans les romans de la déviance, la figure du sauveur ou du justicier fait retour à travers cette rédemption qui, si elle n'est pas partout marquée, est partout présente. Monde relève les filles perdues. Loursat disculpe l'inno- cent. Des Inconnus dans la maison , on passe sans heurt au Voyageur de la Toussaint , écrit peu après, où un errant, un sans-rôle s'introduit dans un milieu clos pour y rétablir ordre et justice. Ce glissement progressif d'un projet à l'autre nuit à la vérité des romans. Au conflit « réel » entre rôle et personnalité se substitue un conflit mythique entre deux fonctions romanesques. Le héros se retrouve tiraillé entre un « rôle » de déviant sans doute typique du roman noir contemporain et un « rôle » de justicier hérité de l'ancien roman populaire. Le drame humain se perd dans la fantasmagorie.

* * *

En dépit de ces « mensonges », le drame garde pourtant sa vérité, mais à un niveau en dessous, qui est celui de l'analyse des comportements et même de la texture stylistique. C'est pourquoi il faut en revenir à la déviance et la scruter dans son mécanisme intime. Simenon serait tenté de la faire accepter pour le résultat d'un conflit entre deux tendances ou, mieux, entre deux couches de la personnalité, dont l'une reliée à l'en- fance 6. Mais voici sans doute qui' est plus justement accordé à la réalité de l'œuvre :

Le portier du Carlton le prenait pour un fon, parce qu'il ne se fâchait pas en le surprenant en train de fouiller ses poches; Jeanne Rozier, elle, l'avait pris pour un marchand de cocaïne. Au fond, c'était très bien ainsi. Il s'était donné assez de mal, pendant quarante ans, pour qu'on le prît pour Kees Popinga et pour qu'aucun de ses gestes ne fût différent de ce qu'il devait être (vol. 9, p. 386).

Nous comprenons qu'être Kees Popinga ne signifie pas ici se former une personnalité, mais être conforme, dans telle position ou telle autre,

6. A cet égard, un rêve que fait Terlinck dans Le Bourgmestre de F urnes (deuxième partie, ch. III) est fort significatif.

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à ce que les gens attendent de vous, répondre à leurs expectations (avoir des conduites de grand frère quand on est grand frère et de fondé de pouvoir quand on est fondé de pouvoir). Or ces expectations forment l'une des faces du rôle et Parsons, notamment, définit ce dernier comme « une série complémentaire d'expectations et les actions devant être exécutées en accord avec ces interactions 7 ». C'est en tout cas par ce côté que Simenon aborde de préférence la problématique des rôles, transcrivant des attentes et surtout les gestes qui comblent ou déçoivent ces attentes. De Kupérus à Monde, le déviant manifeste sa rupture par une attitude contraire aux prévisions d'autrui. Au cinquième chapitre du Bourgmestre , Terlinck, qui reçoit des personnalités à sa table, pose une série de gestes inhabituels et incongrus : cette scène est comme le tournant de sa vie 8. Par la suite, l'idéal du déviant sera d'éviter jusqu'à l'apparence du rôle, d'échapper à toute définition, de devenir un « homme sans qualités ». De là, ces notations telles que : « une fois hors de la gare, ils n'avaient plus l'air de voyageurs » (vol. 21, p. 78). A cet égard, le cas de Popinga est le plus subtilement traité. Recherché par la police, le Hollan- dais doit se garder d'être reconnu et, pour cela, « ne pas devenir l'homme à la mallette » (vol. 9, p. 449) ou bien l'homme au cigare. C'est ainsi qu'il développe une philosophie de l'incognito, qui dépasse la simple circons- tance et qui précise la critique des rôles. Le sens profond de la déviance est, pour ce personnage, d'échapper à l'investigation sociale qui vous classe d'après vos gestes, qui vous identifie selon vos rôles. On voit quelle valeur symbolique prend, dans ce contexte, l'enquête policière, - figure hyperbolique de la machine sociale. On voit aussi quel relief peuvent y gagner le geste et l'attitude.

Et, en effet, Simenon fait du gestuel de ses personnages la trame même de ses récits 9. Le geste est d'abord la preuve tangible du conformisme; il se fait langage du rituel et des habitudes tatillonnes :

Cinq heures moins deux. Joris Terlinck, qui avait levé la tête pour regarder l'heure à son chronomètre, qu'il posait toujours sur le bureau, avait juste le temps devant lui.

Le temps d'abord de souligner au crayon rouge un dernier chiffre et de refermer un dossier dont le papier bulle portait la mention : (...)

Le temps ensuite de repousser un peu son fauteuil, de prendre un cigare dans sa poche, de le faire craquer et d'en couper le bout à l'aide d'un joli appareil nickelé qu'il tira de son gilet.

(Premières lignes du Bourgmestre de Fumes , vol. 12, p. 351.)

Ensuite, le geste ou l'attitude servent à marquer la fracture dans l'harmonie de ce rituel :

7. Cité par Rocheblave-Spenlé, La Notion de rôle, p. 117. 8. « Alors il arriva, et Meulebeck le remarqua, que Terlinck, qui ne buvait jamais

que de la bière, vida plusieurs fois son verre de vin, restant toujours aussi grave, mais regardant autour de lui d'un œil qui devenait rêveur » (vol. 12, p. 423).

9. Ici sans doute, mais aussi un peu partout dans son œuvre. Le statut du geste dans le roman appelle d'ailleurs une étude comme celle que Claude Duchet a réservée au statut de l'objet (« Roman et objets : l'exemple de Madame Bovary », dans Europe , sept.-nov. 1969) : Simenon pourrait en être le point de départ.

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« Je parie qu'elle va pleurer! » songea-t-il en l'entendant rester immo- bile sur le palier.

C'était assez déroutant d'être là, dans son lit, à pareille heure, sans être malade, sans que ce soit dimanche. Frida partit à son tour et, dès lors, il vécut, de la maison, des heures qu'il n'avait jamais vécues.

{L'Homme qui regardait passer les trains , vol. 9, p. 357.)

Enfin, en cours d'aventure, doués d'une présence neuve, ils entrent dans le champ de la conscience, qui les met en question, qui les interroge :

(1) Il fumait une cigarette. Il avait conscience de la fumer, de la tenir entre ses doigts, de souffler la fumée devant lui, et c'était cela qu'il y avait de déroutant, de vertigineux même : il avait conscience de tout, il lui arri- vait sans cesse de se voir sans avoir besoin du truchement d'un miroir, il surprenait un de ses propres gestes, une de ses attitudes, et il avait la quasi- certitude de les reconnaître.

(2) Il s'agissait d'une scène qu'il avait souvent vue avec d'autres acteurs, d'une scène, sans doute, qu'il avait si violemment désiré vivre en personne que maintenant...

Cette façon de se retourner vers le compartiment, cette satisfaction qui devait se lire sur son visage, quand il voyait sa compagne endormie...

Et ce geste interrogateur de la femme (...) (3) Elle chuchotait. Dans le coin d'en face, un homme d'un certain âge,

aux cheveux déjà blancs, était endormi, et sa femme, vieille aussi, veillait sur lui comme sur un enfant. Il devait être malade, car une fois déjà elle lui avait fait avaler une petite pilule verdâtre. Elle les regardait, Julie et M. Monde. Et M. Monde était honteux, parce qu'il se doutait de ce qu'elle pensait d'eux.

(4) C'étaient des autres, dix fois, cent fois, qu'il avait vus dans cette posture. Il avait essayé d'imaginer leurs impressions et voilà que mainte- nant il était un des acteurs, c'était lui qu'un jeune homme, debout dans le couloir - il avait dû monter à Toulon - regardait en collant son visage à la vitre.

(La Fuite de Monsieur Monde , vol. 21, pp. 75-78. La numérotation des fragments est nôtre.)

Ce dernier long passage, tissé d'attitudes et de postures, de regards et de mouvements, mérite une attention particulière. Il dénote, à l'égard du geste, une fascination chez le personnage et une sorte de fétichisme chez l'écrivain. Par cette étrange fixation, on dirait la vie ramenée, de faisceau d'actes qu'elle était, à cette surface de simples signes que sont les gestes et attitudes. Mais que disent ces signes? Au plan du récit et de l'intrigue, ils signifient peu. Ils relèvent de ces catalyses dont parle Roland Barthes 10 et qui ont pour fonction d'assurer une « tension sémantique » qui annonce la venue du sens. Toutefois, dans les romans de la déviance et par l'effet d'un certain style, les catalyses se lestent d'un poids que n'y obtiennent pas toujours les fonctions cardinales du récit. Le geste est ainsi doué d'une épaisseur, est entouré du mystère d'un sens qui, le plus souvent, ne sera pas révélé. Mais, précisément, dans la dernière citation, Simenon questionne ce sens à la faveur d'un montage subtil d'attitudes,

10. Cf. « Introduction à l'analyse structurale des récits », dans Communica- tions, 8, 1966, p. 8-11.

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de regards, de réflexions où : (1) Monde se voit faire un geste; (2) il se voit jouer une scène que jadis il voyait jouée par d'autres; (3) il voit son attitude perçue par un tiers; (4) il voit un tiers le regarder jouer une scène qu'il voyait jouer aux autres. Que révèlent ce montage et cette réflexion? Tout d'abord une conscience ironique de son statut chez un homme qui s'efforce d'échapper à la « comédie sociale ». Alors qu'il assume, avec angoisse ou avec délectation, de nouveaux rôles, le personnage se saisit lui-même, à travers gestes et attitudes, comme un acteur. Cette lucidité est décevante, car Monsieur Monde apprend que, si l'on peut à la rigueur se débarrasser d'un rôle, on est toujours prisonnier du gestuel social et l'on est toujours pris pour quelqu'un . Mais le héros déviant découvre par la même occasion le sens de sa fuite et la liberté qu'elle comporte. Il devient celui qui, ayant depuis l'enfance assumé intérieurement les rôles des autres, peut enfin les jouer sans s'y laisser enfermer. Monde prend ainsi le vêtement de ceux qu'il devinait et enviait naguère, l'amant protecteur, le voyageur fuyard : « Il avait essayé d'imaginer leurs impres- sions, et voilà que maintenant il était un des acteurs. » Cette faculté, cette jouissance sont celles-là mêmes auxquelles aspire par excellence le héros le plus illustre de Simenon et qui lui seront toujours refusées : Maigret devra toujours se contenter de se mettre en imagination dans la peau d'un autre.

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