8
Vendredi 27 mars 2009 CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 27 MARS 2009, N O 19959. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT I l y a tout juste cinquante ans, le 26 mars 1959 mourait Ray- mond Chandler. Il laissait derrière lui Philip Marlowe, son personnage récurrent, deve- nu l’archétype du dur à cuire des romans noirs américains : le détective privé qui fume comme un pompier, soigne ses migraines au whisky et encaisse les coups avec une remarquable constance. Avec le Sam Spade de Dashiell Hammett, Marlowe est sans doute le héros qui a le plus contribué à l’image du « privé » américain. Tout le monde se sou- vient de son incarnation, sous les traits d’Humphrey Bogart, dans Le Grand Sommeil, de Howard Hawks, en 1946, mais en fait, la quasi-totalité de ses aventures ont été portées à l’écran. Raymond Chandler a peu écrit : une demi-douzaine de romans, vingt-cinq nouvelles et quelques scénarios pour Hol- lywood. La parution en un seul volume de l’intégrale de ses nou- velles, à l’occasion du cinquantiè- me anniversaire de sa disparition, est un événement à plus d’un titre. Si Chandler a toujours rêvé d’être d’écrivain, publiant articles et poèmes dès son plus jeune âge, c’est seulement à 45 ans qu’il a écrit sa première nouvelle policiè- re. « Les maîtres chanteurs ne tirent pas », paru dans la revue Black Mask, marqua le début de sa véritable carrière. L’ensemble des nouvelles qu’il publiera pendant les dix années suivantes constitue- ra à la fois son laboratoire stylisti- que et la véritable matrice de son œuvre. L’élaboration de l’intrigue n’est pas le point fort de Raymond Chandler, et le lecteur a parfois du mal à s’y retrouver. Dans sa préfa- ce à ce volume, Alain Demouzon rappelle l’anecdote célèbre surve- nue pendant le tournage du Grand Sommeil. Howard Hawks avait envoyé un télégramme à Ray- mond Chandler pour lui deman- der quelques éclaircissements. Il voulait savoir, en particulier, qui avait bien pu balancer au fond de l’eau le chauffeur de maître et sa limousine. Réponse de Chandler : « Je ne sais pas. » On y a vu une boutade, une manière désinvolte d’affirmer que l’intrigue n’était pas l’élé- ment essentiel des romans. La vérité c’est aussi que Raymond Chandler peinait à élaborer des histoires qui tiennent la route. Aussi s’est-il largement servi de ses nouvelles pour écrire ses romans, les condensant, les mélangeant parfois, les réécrivant tout simplement sous une autre forme avec la perspective « d’ac- quérir de la finesse sans perdre la puissance ». « Pulps magazines » Ces nouvelles publiées dans des pulps, ces magazines populai- res et bon marché, obéissaient à des critères bien précis. Le format était imposé ; l’action, parfois sommaire, devait avant tout être efficace ; les longs développe- ments étaient interdits. Après avoir fait ainsi ses gam- mes, il était naturel que Ray- mond Chandler ait envie de reprendre ce matériau d’une manière plus élaborée. « La Dame du lac », paru en 1939 dans le Dime Detective Magazine, devint ainsi, en 1943, un roman portant le même titre. La base de l’intrigue restait la même, les per- sonnages ayant changé de nom. Le détective qui s’appelait John Dalmas devenait Philip Marlowe mais la plupart des descriptions restaient identiques. L’auteur ajoutait plusieurs intrigues secon- daires qui venaient se greffer sur le canevas principal. On peut pré- férer l’efficacité brute de la nouvel- le ou les développements plus sub- tils et plus confus du roman, la comparaison entre les deux n’en est pas moins passionnante. Ceux qui rencontraient Ray- mond Chandler pour la première fois s’étonnaient souvent du déca- lage entre l’aspect de l’auteur et celui de son personnage favori. Avec ses airs timides et ses petites lunettes à monture d’écailles, Chandler ressemblait moins à un dur à cuire qu’à un comptable, ce qu’il fut effectivement pendant une bonne partie de sa vie profes- sionnelle. Né en 1888 à Chicago dans une famille d’origine irlandaise, Chan- dler n’a que 8 ans lorsque sa mère, après son divorce, décide d’aller s’établir en Angleterre, où vivait sa famille. C’est là que grandit l’auteur, dans une atmosphère étriquée où son entourage lui fait sentir qu’il est une sorte de parent pauvre, recueilli par charité. L’influence d’Hammett Après des études classiques à l’université, il tâte de divers bou- lots et collabore à des revues avant de décider, à 23 ans, de rentrer dans son pays d’origine. Sur le bateau qui le ramène aux Etats- Unis, il fait la connaissance de Warren Lloyd, un magnat du pétrole, qui va jouer pour lui un rôle de mécène. Il lui fournira en particulier un poste d’expert- comptable dans l’une de ses entre- prises. Chandler y fera d’ailleurs une carrière assez brillante avant de traverser, sur le coup de la qua- rantaine, une crise qui lui donne- ra le sentiment d’avoir raté sa vie. Et qui le pousse à changer radica- lement de cap pour se tourner vers le roman noir. Raymond Chandler a souvent évoqué l’influence de Dashiell Hammett, son contemporain, qui commença à publier des nouvel- les une dizaine d’années avant lui. Mais on pourrait aussi évoquer celle de Saki, l’un des maîtres de l’humour noir britannique. Dans un essai de 1950 publié en annexe de ce volume, Raymond Chandler a théorisé cette rupture radicale entre le roman policier anglais et le nouveau roman réalis- te. « Hammett, écrit-il, a restitué le meurtre à ceux qui le commettent pour de vraies raisons, non pour fournir un cadavre à l’auteur (…). Il a couché ces êtres sur le papier tels qu’ils étaient, les a fait parler et pen- ser dans la langue dont ils se ser- vaient normalement. » Les nouvelles de Chandler, magnifiques illustrations de cette nouvelle approche, permettent d’assister en direct à la naissance d’un mythe. a Gérard Meudal Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard Donovan... p. 3, 4 et 5 Essais : Klaus Mann, un exil de combat contre la barbarie p. 7 Rencontre : Belinda Cannone, à l’écoute des sons de la planète p. 8 Des nouvelles de Raymond Chandler Saskia Sassen sociologue « globale » Hongkong. Image extraite de la série « Ma petite Amérique »/Patrick Messina C onnue pour ses travaux sur les « villes globales » – Londres, New York et Tokyo – où bat le pouls humain et financier de la mon- dialisation, Saskia Sassen enseigne à l’université Columbia (New York) et à la London School of Economics (Londres). Aller à la rencontre de cette gran- de figure de la sociologie contempo- raine, c’est faire connaissance avec une intellectuelle cosmopolite, invi- tée à siéger dans les plus grands concours internationaux d’urbanis- me, et qui ne se départit jamais de la distance amusée propre à ceux qui sont, le mot est d’elle, « partout chez eux et partout des étrangers ». Née en 1949 dans une famille polyglotte, éduquée à Buenos Aires et à Rome, entrée aux Etats-Unis illé- galement avant d’y poursuivre ses études, Saskia Sassen se définit elle- même comme une « excentrique ». Le parcours de cette intellectuelle engagée, dont le premier manuscrit fut refusé par treize maisons d’édi- tion, est fait de chemins de traverse. Traversée des savoirs, entre socio- logie, économie et sciences politi- ques. Traversée de son objet lui- même, cette globalisation qu’elle s’obstine à saisir par chacune de ses facettes, livre après livre : les par- cours des migrants, les échanges monétaires entre entreprises, les structures des villes et, aujourd’hui, le destin ambigu des Etats. A rebours, à la fois, de l’essayisme des experts et du « radical chic » hyper- critique, deux postures fréquentes dans ce champ d’études, Sassen n’ambitionne rien moins, dans son dernier livre, La Globalisation, une sociologie, que d’inscrire ce processus dans l’histoire des sciences sociales. Gilles Bastin Lire la suite page 6 Les ennuis, c’est mon problème de Raymond Chandler Omnibus, 1 200 p., 29 ¤.

Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard ...sjs2/PDFs/LeMondeLiveres20090327_LIV.pdfadoss eaugroupeAlph e. Pourquoiselancerquandlacri-se se manifeste ? Comment esp -rent-ils

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard ...sjs2/PDFs/LeMondeLiveres20090327_LIV.pdfadoss eaugroupeAlph e. Pourquoiselancerquandlacri-se se manifeste ? Comment esp -rent-ils

Vendredi 27mars 2009

CAHIER DU « MONDE »DATÉ VENDREDI 27 MARS 2009, NO 19959. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

I lya tout juste cinquante ans,le26mars1959mouraitRay-mond Chandler. Il laissaitderrière lui Philip Marlowe,

son personnage récurrent, deve-nu l’archétype du dur à cuire desromans noirs américains : ledétective privé qui fume commeun pompier, soigne sesmigrainesau whisky et encaisse les coupsavec une remarquable constance.

Avec le Sam Spade deDashiell Hammett, Marlowe estsans doute le héros qui a le pluscontribué à l’image du « privé »américain. Tout le monde se sou-vient de son incarnation, sous lestraits d’Humphrey Bogart, dansLe Grand Sommeil, de HowardHawks, en 1946, mais en fait, laquasi-totalitéde ses aventuresontété portées à l’écran.

Raymond Chandler a peuécrit : une demi-douzaine deromans, vingt-cinq nouvelles etquelques scénarios pour Hol-lywood. La parution en un seulvolume de l’intégrale de ses nou-velles, à l’occasion du cinquantiè-me anniversaire de sa disparition,estunévénementàplusd’un titre.

Si Chandler a toujours rêvéd’être d’écrivain, publiant articleset poèmes dès son plus jeune âge,c’est seulement à 45 ans qu’il aécrit sa première nouvelle policiè-

re. « Les maîtres chanteurs netirent pas », paru dans la revueBlackMask,marqua ledébutde savéritable carrière. L’ensemble desnouvelles qu’il publiera pendantlesdixannéessuivantesconstitue-ra à la fois son laboratoire stylisti-que et la véritable matrice de sonœuvre.

L’élaboration de l’intriguen’est pas le point fort deRaymondChandler, et le lecteur aparfois dumal à s’y retrouver. Dans sa préfa-ce à ce volume, Alain Demouzonrappelle l’anecdote célèbre surve-nue pendant le tournage duGrand Sommeil. Howard HawksavaitenvoyéuntélégrammeàRay-mond Chandler pour lui deman-der quelques éclaircissements. Il

voulait savoir, en particulier, quiavait bien pu balancer au fond del’eau le chauffeur de maître et salimousine.Réponse deChandler :« Je ne sais pas. »

On y a vu une boutade, unemanière désinvolte d’affirmerque l’intrigue n’était pas l’élé-ment essentiel des romans. Lavérité c’est aussi que RaymondChandler peinait à élaborer deshistoires qui tiennent la route.Aussi s’est-il largement servi deses nouvelles pour écrire sesromans, les condensant, lesmélangeantparfois, les réécrivanttout simplement sous une autreforme avec la perspective « d’ac-quérir de la finesse sans perdre lapuissance ».

« Pulps magazines »Ces nouvelles publiées dans

des pulps, cesmagazines populai-res et bon marché, obéissaient àdes critères bien précis. Le formatétait imposé ; l’action, parfoissommaire, devait avant tout êtreefficace ; les longs développe-ments étaient interdits.

Après avoir fait ainsi ses gam-

mes, il était naturel que Ray-mond Chandler ait envie dereprendre ce matériau d’unemanière plus élaborée. « LaDamedu lac », paru en 1939 dansle Dime Detective Magazine,devint ainsi, en 1943, un romanportant le même titre. La base del’intrigue restait la même, les per-sonnages ayant changé de nom.Le détective qui s’appelait JohnDalmas devenait Philip Marlowemais la plupart des descriptionsrestaient identiques. L’auteurajoutaitplusieurs intriguessecon-daires qui venaient se greffer surle canevas principal. On peut pré-férer l’efficacitébrutede lanouvel-leou lesdéveloppementsplussub-tils et plus confus du roman, lacomparaison entre les deux n’enest pasmoins passionnante.

Ceux qui rencontraient Ray-mond Chandler pour la premièrefois s’étonnaient souventdudéca-lage entre l’aspect de l’auteur etcelui de son personnage favori.Avec ses airs timides et ses petiteslunettes à monture d’écailles,Chandler ressemblait moins à undur à cuire qu’à un comptable, ce

qu’il fut effectivement pendantune bonne partie de sa vie profes-sionnelle.

Né en 1888àChicagodans unefamilled’origine irlandaise,Chan-dlern’aque8 ans lorsquesamère,après son divorce, décide d’allers’établir en Angleterre, où vivaitsa famille. C’est là que granditl’auteur, dans une atmosphèreétriquée où son entourage lui faitsentir qu’il est une sorte de parentpauvre, recueilli par charité.

L’influence d’HammettAprès des études classiques à

l’université, il tâte de divers bou-lots et collaboreàdes revuesavantde décider, à 23 ans, de rentrerdans son pays d’origine. Sur lebateau qui le ramène aux Etats-Unis, il fait la connaissance deWarren Lloyd, un magnat dupétrole, qui va jouer pour lui unrôle de mécène. Il lui fournira enparticulier un poste d’expert-comptabledans l’unedesesentre-prises. Chandler y fera d’ailleursune carrière assez brillante avantde traverser, sur le coupde la qua-rantaine, une crise qui lui donne-

ra le sentiment d’avoir raté sa vie.Et qui le pousse à changer radica-lementdecappourse tournerversle roman noir.

Raymond Chandler a souventévoqué l’influence de DashiellHammett, son contemporain, quicommença à publier des nouvel-lesune dizained’années avant lui.Mais on pourrait aussi évoquercelle de Saki, l’un des maîtres del’humour noir britannique.

Dansunessaide1950publié enannexe de ce volume, RaymondChandler a théorisé cette ruptureradicale entre le roman policieranglaiset lenouveauromanréalis-te.« Hammett, écrit-il, a restitué lemeurtre à ceux qui le commettentpour de vraies raisons, non pourfournirun cadavreà l’auteur (…). Ila couché ces êtres sur le papier telsqu’ils étaient, lesa faitparler etpen-ser dans la langue dont ils se ser-vaient normalement. »

Les nouvelles de Chandler,magnifiques illustrations de cettenouvelle approche, permettentd’assister en direct à la naissanced’unmythe.a

Gérard Meudal

Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard Donovan... p. 3, 4 et 5Essais : Klaus Mann, un exil de combat contre la barbarie p. 7Rencontre : Belinda Cannone, à l’écoute des sons de la planète p. 8

Des nouvelles de Raymond Chandler

Saskia Sassensociologue « globale »

Hongkong. Imageextraite de la série « Mapetite Amérique »/PatrickMessina

Connue pour ses travaux sur les« villes globales » – Londres,NewYork et Tokyo – où bat le

pouls humain et financier de lamon-dialisation, Saskia Sassen enseigneà l’université Columbia (NewYork)et à la London School of Economics(Londres).

Aller à la rencontre de cette gran-de figure de la sociologie contempo-raine, c’est faire connaissance avecune intellectuelle cosmopolite, invi-tée à siéger dans les plus grandsconcours internationaux d’urbanis-me, et qui ne se départit jamais de ladistance amusée propre à ceux quisont, le mot est d’elle,« partout chezeux et partout des étrangers ».

Née en 1949 dans une famillepolyglotte, éduquée à Buenos Aireset à Rome, entrée aux Etats-Unis illé-galement avant d’y poursuivre sesétudes, Saskia Sassen se définit elle-même comme une« excentrique ».Le parcours de cette intellectuelleengagée, dont le premiermanuscritfut refusé par treizemaisons d’édi-tion, est fait de chemins de traverse.

Traversée des savoirs, entre socio-logie, économie et sciences politi-ques. Traversée de son objet lui-même, cette globalisation qu’elles’obstine à saisir par chacune de sesfacettes, livre après livre : les par-cours desmigrants, les échangesmonétaires entre entreprises, lesstructures des villes et, aujourd’hui,le destin ambigu des Etats. Arebours, à la fois, de l’essayisme desexperts et du « radical chic »hyper-critique, deux postures fréquentesdans ce champ d’études, Sassenn’ambitionne rienmoins, dans sondernier livre,LaGlobalisation, unesociologie, que d’inscrire ce processusdans l’histoire des sciences sociales.

Gilles BastinLire la suite page 6

Les ennuis, c’est mon problèmede RaymondChandler

Omnibus, 1 200 p., 29 ¤.

Page 2: Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard ...sjs2/PDFs/LeMondeLiveres20090327_LIV.pdfadoss eaugroupeAlph e. Pourquoiselancerquandlacri-se se manifeste ? Comment esp -rent-ils

2 0 123Vendredi 27 mars 2009

Retrouvez « Le Monde des livres »,l’émission présentée chaque semainesur LCI par Florence Noiville. Invitéde la semaine : Cécile Guilbert pourWarhol Spirit (Grasset). Diffusion :jeudi 26 mars à 13 h 40. Rediffu-sions : vendredi 27à 15heures, same-di 28 à 16 h 30 et dimanche 29 à13 h 10. Aussi accessible sur Lemon-de.fr et Lci.fr (l’intégrale des émis-sions est consultable surwww.wat.tv/explorer/2000960).

0123 des LivresSur LCI

26-29 marsLatin-grec. ANantes, le 5eFes-tival européen latin-grec aurapour thème : « Barbares, métè-ques, frontières : l’autre ». Auprogramme : conférences, lectu-res, ateliers d’écriture…Maison des associations (ex-Manufacture)10 bis, boulevard de Stalingradwww.festival-latin-grec.eu

26-29 marsPassa Porta. « Lemonde esten chantier » : tel sera le thèmede la deuxième édition du festivalPassa Porta, qui se tient à Bruxel-les. Plus d’une centaine d’auteurssont attendus, parmi lesquels le

Hongrois PéterNadas, invitéd’honneur cette année.www.passaporta.be

27-29 marsPolar. Lyon accueille, pour lacinquième année consécutive, lefestival Quais du polar. Au pro-gramme : conférences, exposi-tions, projections de films, et ren-contres avec une cinquantained’auteurs de littérature et de ban-des dessinées policières.Palais du commerce, place de la Boursewww.quaisdupolar.com

27-29 marsJacques Hassoun.AParis, uncolloque rend hommage à ce psy-chanalystemort en 1994, auteurde nombreux ouvrages sur l’expé-rience de l’exil et les liens entrelanguematernelle et identité.Ecole normale supérieure45, rue d’Ulm, 75005 ParisRés. : [email protected]

Le SeuilOnze suppressions de postes auservice éditorial du Seuil, deux auservice de presse et à la directionartistique, dix postes d’éditeurschez La Martinière, les détails duprojet du plan social annoncé enjanvier ont plongé les salariés dugroupe d’édition dans l’inquiétu-de. Au total, ce sont 44 emploissur environ 230 que LaMartiniè-re envisage de supprimer. La pre-mière phase du plan se fait sur labase du volontariat, avec l’ouver-tured’unguichetdépartspendantsix semaines, à partir du 1er avril.

PanamaLes candidats à la reprise des édi-tions Panama avaient jusqu’aumercredi 25 mars pour déposerleur dossier auprès du tribunal decommercedeParis.Parmi les can-didats figurent déjà Olivier Pou-belle, le propriétaire du Bataclan,associé à Antoine Gallimard.L’éditeur Max Milo est aussi surles rangs.C’est le tribunal de com-merce de Paris qui choisira lerepreneur des éditions Panamaqui ont été placées le 22décembre2008 en redressement judiciaire.

AnatoliaPour réaliser des économies, VeraMichalski, présidente du groupeLibella (Phébus, Buchet Chastel),cesse sa collaboration avec l’édi-teur Samuel Brussell et se séparede la marque Anatolia qu’elleavait reprise en 2007. Fondées en1992 par Samuel Brussell, les édi-tions Anatolia sont à l’image deleur créateur : littéraire éclecti-que et inclassable. Il avait décou-vert L’Eloge des femmes mûres, deStephenVizinczey.

BD & cinémaLa bande dessinée Esthétiques etfilature, scénarisée par Lisa Man-del et dessinée par Tanxxx(éd. KSTR), a été couronnéepar lePrix de la meilleure BD adaptableaucinéma,au8eForuminternatio-nal cinéma et littérature deMonaco. Cette BD a aussi reçu leprix Artemisia. Le Prix dumeilleurromanadaptableauciné-ma a été attribué à Ritournelle dela faim, de J.M.G. LeClézio (Galli-mard).

/ a c t u a l i t é s

C’est une singularité fran-çaise : chaque année, depetites maisons d’éditionsecréent,provoquantsou-

vent l’agacement des « grandes »,qui accusent ces nouvelles venuesd’encombrer les tables des librai-ries. Toutes ne survivent pas, maiscertainess’installentdanslepaysa-geéditorial,commeSabineWespie-ser, Au Diable Vauvert, Les Equa-teurs, Quidam, Finitude, Galaade,Amsterdam, Les Prairies ordinai-res…Contre toute attente, cemou-vement de création ne s’est pasralenti avec la crise, il s’est mêmeplutôt amplifié.

En ce printemps, les nouvellesfleurs de l’édition française ontpour nomLeBruit du temps, Atti-la,HéliumouKoutoubia.Cesqua-treprojets ont en commund’avoirété longuement mûris par leursconcepteurs. Ce sont des structu-res indépendantes, leur anima-teur ayant gardé la majorité ducapital – excepté pourKoutoubia,adossée au groupe Alphée.

Pourquoise lancerquand lacri-se se manifeste ? Comment espè-rent-ils vivre ? D’abord, tous ontadopté des stratégies de niche.Animée par le reporter photogra-phe Erick Bonnier, Koutoubia apour originalité de publier deslivres liés à une zone géographi-que. De l’art de vivre aux romanshistoriques (L’Espionne ottomane,d’Alain de Savigny), en passantpar l’actualité ou la spiritualité(Soufisme, de Zakia Zouanat),tous les livres concernent le mon-de musulman. « L’islam sert detransversale », explique le respon-sable qui entend augmenter le

rythme des parutions (5 titres parmois à partir de septembre).

« L’édition n’aime pas la vites-se », rappelle Antoine Jaccottet,traducteuretex-éditeurchezGalli-mard (collection « Quarto ») quiasauté lepas,à l’âgede55ans,grâ-ce à un héritage. Avec Le Bruit dutemps, son ambition est de faireredécouvrir des grands textes dupatrimoine littéraire tombés dansl’oubli. Il a placé sa maison sousles auspices du poète britanniqueRobert Browning. L’Anneau et leLivre, écrit en vers, fut unbest-sel-ler dans l’Angleterre du XIXe siè-cle,admiréparHenryJames,Virgi-nia Woolf, André Gide, et traduitune seule fois en 1959, chez Galli-mard. Jaccottet le propose dans

uneversionbilingue, cequi donneunpavé de 1 424 pages, au prix de39 ¤.

Parifouassurément,« maisl’ac-cueil que j’ai reçu des libraires meconfirmequ’il yade laplacepourdespetites maisons comme lamienne »,dit l’éditeur. Il publiera des textes,plus courts, d’Ossip Mandelstam,Isaac Babel, D. H. Lawrence ouHenry James, et ne dépassera pasdix titresparan.Avantdese lancer,il a choisi un diffuseur adapté à saproduction, Les Belles Lettres.

Autre argument pour se lanceren période de récession : misersur la légèreté de la structure etsur sa réactivité. C’est le calculqu’ont fait les créateurs d’Attila,maison née de la rencontre entre

deux trentenaires, FrédéricMartinetBenoîtVirot.Lepremiera travaillé sept ans aux côtés deVivianeHamy,contribuantausuc-cès de L’Art de la joie, de GoliardaSapienza ; le second a commencépar des études de journalisme.Comme on lui promettait uneannéedechômage, il apréféré fon-der, avecdes amis, une revue litté-raire, Le Nouvel Attila. « Le virusde l’édition est venu par nécessité »,dit Benoît Virot.

«Danslespetitesstructures, letra-vaild’un éditeurcommence làoùil setermine dans les grandesmaisons »,noteFrédéricMartin.Enrésumé, ilfauttoutsuivredelafabricationàlarelation avec les libraires. Chaquelivre doit être défendu pour attein-

dre son potentiel de ventes, ce quiincite les responsables à ne pasdépasserdixlivresparan.Leurmai-son sera littéraire, mais ils se refu-sent à définir une ligne, prenantcomme modèle l’éditeur Jean-Jac-ques Pauvert. Leur premier coupde cœur concerne l’œuvre d’EdgarHilsenrath, un écrivain allemandinclassable, « un branleur degénie »âgéde83 ansdont ilsédite-ront trois livres, à commencer parFuckAmerica, récemment paru.

Un graphisme soignéLa facilité à créer des cellules

autonomes et dynamiques per-met auxpetits éditeurs de semon-trer confiants. « Par avis de grostemps, la coquede noix se révèle sou-vent l’embarcation la plus fiable »,noteSophieGiraud,directriceédi-torialed’Héliumquia fait sesclas-ses chez Albin Michel jeunesse,puis chez Naïve. Cette nouvellemaisonpubliedesouvragesdejeu-nesse, et des livres objets et desbeaux livres. Pas plus de 15 titrespar an. Elle a pu présenter à laFoire de Bologne ses premierstitres : La petite bête qui monte, deDelphineChedruetOups !,deJean-Luc Fromental et Joëlle Jolivet, lesauteurs des 365 Pingouins, vendus150 000 exemplaires dans 12pays.

« L’avenir est au livre très soigné,car celadoit être aussi un bel objet »,indique Sophie Giraud. Les créa-teurs de ces nouvelles maisonscultivent tous le souci du détail etune grande attention au graphis-me.Danslapériodeactuelle, l’ima-ge que renvoie une maison appa-raît comme essentielle.a

Alain Beuve-Méry

Oliver Gallmeister : « Les livres, on les vend un par un »

APRÈS dix ans de procédure, letribunal de grande instance(TGI) de Paris a, jeudi 19 mars,donné raison sur le fond àMichaël Levinas, dans le conflitqui l’opposait à sa sœur SimoneHansel, quant à la préservation età l’exploitation des archives deleur père, le philosophe Emma-nuelLevinas,morten1995.La jus-ticeareconnu lavaliditédes testa-ment et codicile faits par le pen-seur en 1990 et en 1994, par les-quels il attribuait le droit moralsur son œuvre à son fils MichaëlLevinas. Les archives Levinasétaient jusqu’à présent endépôt àl’IMEC (Institut mémoires del’édition contemporaine) où cefondsaété intégralementnuméri-sé. Les éditions Grasset vontdésormais pouvoir publier lesŒuvres complètes du philoso-phe. Le premier tome doit paraî-tre en octobre.a A. B.-M.I ls sont les alliés les plus soli-

des, les plus fidèles, les plusefficaces de la petite édition :

les libraires.Réaliséepour le Salondu livre, une étude du Motif(Observatoire du livre et de l’écriten Ile-de-France)met en évidencela répartition des ventes de livresselon les différents circuits (librai-ries, enseignes culturelles, typeFnac, Virgin, grandes surfaces ali-mentaires et vente en ligne).

Cette analyse vient démontrerl’intuition qui était celle de Jérô-meLindon, l’ancienet très respec-té patron des éditions de Minuit :la librairie est la seule garante deladiversitééditoriale, àParis com-me ailleurs. Là où les grandesenseignes se contentent de suivreles tendances, les librairies, elles,

jouent un rôle de tête chercheuse.Elles sont les premières à repérerdes titres dont le succès serarelayé et amplifié par les autres.

L’étude passe au peigne fin lavie commercialede38 titresde lit-térature générale (poésie, poli-ciers, littérature étrangère…).Avec des résultats éloquents pourla période 2004-2008 : pour cer-tains titres, lesuccèspasseentière-ment par la librairie, à l’exclusionde tous les autres réseaux de ven-te. Un exemple parmi d’autres : leroman Train de nuit pour Lisbon-ne, de Pascal Mercier, un auteursuisse allemand, édité par MarenSell (« Le Monde des livres » du8 septembre 2006) s’est écoulé à20 000 exemplaires, dont plusdes trois quarts en librairie.

Selon le classement établi danscette sectionde l’étude, les quatrepremiers titres les plus vendus enlibrairie (parmi lesquels Le roivient quand il veut, de PierreMichon, chez Albin Michel) sontaussi les quatre derniers titres dela liste des enseignes culturelles.A Paris, les ventes dans lesmaga-sins culturels ressemblent deplus en plus à celles des grandessurfaces alimentaires (17 titres encommunsur20).Uneconséquen-ce, peut-être, de la centralisationdes achats. A la Fnac, par exem-ple, le choix des libraires maisona été court-circuité par la mise enplace d’un système de sélection àl’échelle du groupe.a

A. B.-M.www.lemotif.fr

L es mêmes amis qui lui ontreproché de « surfer sur lamode écolo », en créant une

maison consacrée au nature wri-ting (« littérature de la nature »),l’ont gentiment chambré lors dulancementd’« Americana » :sor-tie en janvier, cette collectionregroupe des textes sur l’Améri-que à contre-jour, comme DasKapital, de Viken Berberian. Cet-te fois-ci, il collait à la mode desromans liés aux soubresauts de lafinance internationale. Mais, enédition, pour arriver à point,mieux vaut avoir anticipé de dix-huitmois.

« Il faut accepter que les chosesaillent lentement », constate Oli-verGallmeister, 39 ans, fondateurde la maison portant son nom etqui a publié ses premiers livres enjanvier 2006 : Vingt-cinq ans desolitude, de John Haines, le récitd’un trappeur en Alaska, et Le

Gangde la clef àmolette,d’EdwardAbbey, un polar écologiste.

Ancien contrôleur de gestionchez Hachette Distribution, Oli-ver Gallmeister voulait créer unemaison qui traite « de la littératu-rede l’Ouest [desEtats-Unis] et desgrands espaces. » Amoureux de lanature, pêcheur à la mouche, illisait avec passion les écrivainspubliés par Christian Bourgois,Actes Sud et la collection « Terred’Amérique », chez AlbinMichel.Sonambitionétaitde« faire cequeMichel Le Bris a réussi avec les écri-vains voyageurs, il y a vingt ans ».

Pendant dix-huit mois, il nes’est pas payé. Avec sa famille, ils’est installéàVannes,maisdispo-se d’un pied-à-terre à Paris.« Devenir éditeur, c’est possible, lerester est moins évident », souli-gne-t-il. De fait, l’immobilisationen capital est dix fois moins élevépour créer une maison d’édition

(de l’ordre de 30 000 ¤), quepour une librairie.

Dans sonmétier, il n’y a pas dejournée type. Mais « quand vousvous lancez, l’aspect commercialcompte autant que l’aspect édito-rial », observe-t-il. Certainsjours, il passe huit heures d’affi-lée à relire unmanuscrit, mettantunsoin jalouxà laqualitéde la tra-

duction. Cette semaine était plusconsacrée à la promotion : mardi24mars, il était à Laval, dans unemédiathèque pour présenter seslivres et jeudi 26, à la librairieActes Sud d’Arles, pour un débat.

Trois ans après sa création, ilcompte vingt-trois titres à soncatalogue et son programme deparutions est bouclé pour lesdeux années à venir. Pour l’ins-tant, son meilleur score de venteconcerneun romanpolicierCascoBay, deWilliamG. Tapply, dont ila écoulé près de 10 00 exemplai-res. « Les livres, on les vend un parun. Un vrai libraire ne prend pasvingt exemplaires d’un coup. S’ilvend cinq titres, il n’en commande-ra à nouveau que trois. »

Avant de se jeter à l’eau, il avaitbienpréparé sonprojet. Il a confiéà la graphiste Valérie Renaud lesoin de dessiner son emblème,une patte d’ours, entouré d’un

ovale blanc. Il a bénéficié d’unaccueil bienveillant de la partd’éditeurs comme Anne-MarieMétailié, ou encore Laurent Bec-caria (LesArènes)qui l’aparrainéauprès de la CDE et de la Sodis,les diffuseur et distributeur deGallimard. « On ne choisit pas sondistributeur, c’est lui qui vous coop-te », souligne-t-il.

L’accueil des représentants etdes libraires a aussi été détermi-nant. Le Square àGrenoble, Cam-ponovoàBesançon,LaGriffenoi-re à Saint-Maur, 1 000 Pages àVincennes, Le Divan à Paris, fontpartie, entre autres, des points devente qui lui ont permis de décol-ler. La presse a elle aussi aidé.

Ildispose, enfin,d’unsite Inter-net remis à jour chaque mois,mais il estime qu’« il est trop petitpour qu’Internet joue un rôle essen-tiel pour son développement ».a

A. B.-M.

Roman policier, récit historique, évangile apocryphe, le livre le plus férocement drôled’Eduardo Mendoza.

© U

lf A

nder

sen

Archives Levinas :le filsdu philosophegagne son procès

Malgré la crise, des éditeurs se lancentAvec des moyens réduits, de jeunes entreprises ont su trouver une « niche »

Un ami efficace et fidèle, le libraire

LaurentMonlaü/Rapho

Page 3: Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard ...sjs2/PDFs/LeMondeLiveres20090327_LIV.pdfadoss eaugroupeAlph e. Pourquoiselancerquandlacri-se se manifeste ? Comment esp -rent-ils

0 123>Vendredi 27 mars 2009 3l i t t é r a t u r e s /

Lesvacances en famille tien-nent souvent au tempsqu’ilfait. A l’origine du romande

BenjaminBerton,AlainDelon estune star au Japon, il y a unconcours de circonstances à la foismétéorologique et télévisuel. Cetété-là,« il faisaitmoche et il y avaitde vieux films avec AlainDelon surle câble », explique le jeune écri-vain, né en 1974.Curieusement, cemêmeété, sur sa table de nuit, il ya aussi un romandeMurakamiRyû,mais ce n’est qu’en rentrantqu’il fait le lien–quand il est tom-bé sur une interview évoquant larelationparticulière de l’acteuravec le Japon et les Japonais.« C’est là que l’idée a commencé àvenir. Le personnage est devenu fasci-nant, avec son côté si romanesque,agaçant, sûr de lui. Jeme suismis entête d’écrire undernierDelon, unDelon vieillissant, un peu comme onpourrait imaginer écrire la dernièreaventure d’un personnage decomics : Batman, par exemple. »

On ledevine, le romann’est pasune énièmebiographie, autoriséeoupas, de l’acteur. Pour son cin-quième livre, BenjaminBertonavait besoin commed’habituded’un« personnage souche » autourduquel construire son texte.«Nor-

malement, je dessine ce personnaged’après quelqu’un que je connaisbien. Ensuite, je vois comment il sedébrouille au contact de l’intri-gue. »La seule différence, c’estque, cette fois, Berton choisit unpersonnagepublic, un« fantasmegénérationnel », AlainDelon–qu’il fera kidnapper par un couplede ses admirateurs japonais. Ils ledétiendront dansunemaison iso-

lée, enCreuse, et ils le soumettrontàun test depaternité. A la fin,AlainDelonmourra. Voilà toutson scénario originel.

BenjaminBerton comprendrapidement qu’avecAlainDelon,« il faut être un peu attentif quandmême. Il ne peut pas faire n’importequoi etmontrer soudain son zizi »,dit-il enhochant la tête. Sauf à vou-loir unprocès, bien sûr. Il ne s’ap-puieraque surdesmatériaux auto-risés : biographies, pagesWikipe-dia, site officiel, articles. AlainDelon, selonBerton, c’est une icô-

nedepapier glacé, parfaitementcaricaturale, aux gestes saccadéset sans surprise. Pour sonpremierchapitre, l’écrivain récupère sesinformationsdansunvieuxParis-Match. En s’inspirant de la légen-deplaquée orde l’acteur, le roman-cier, amateurde JackLondon, faitun romand’aventure délibéré-ment« pop » et« léger ».

La construction en feuilletondeson roman,Berton la revendique.De toute façon, son rythmede tra-vail le pousse à écrire de cettemanière, des petits chapitres de 10à 15pages. Responsable informati-queà la caisse régionale d’assuran-ce-maladiedeParis, il habiteauMans. Il profite de ses trajets entrain et de ses raresmoments deloisir pour écrire.« J’ai une écritu-re que je travaille beaucoup »,lâche-t-il avant d’ajouter avec unsourire timide :« Notamment auboulot. »Quand le chapitre estmûr, il s’en« débarrasse en deux outrois heures ». Et s’il n’était queromancier, il écrirait différem-ment :«Ma technique se calque surmonmode de vie. »

Dès les premières lignes, il avouluque ce roman-là soit un livredifférent desquatre précédentspubliés chezGallimard. Sans faus-se pudeur, il le reconnaît :«Mesautres livres étaient plus touffus,plus complexes, ils partaient unpeudans tous les sens. Jeme laissais aspi-rer par les séquences du récit. Parréaction, j’ai voulu une narrationbeaucoupplus linéaire, avec undébut et une fin. »Pourtant, au fil

de l’écriture, le texte qui commen-ce commeune équipée sauvageralentit et s’arrête presque.« Ildevient quasiment unhuis clos àtrois personnages, admet-il. Jem’ensuis sorti commeau théâtre, en intro-duisant des éléments perturbateurs :le père yakusa du jeune japonais, undouble rustique d’AlainDelon, uncouple d’enseignants. »Onpenseau cinémaplutôt qu’au théâtre. Lepersonnagedescendde l’écran

commedansun rêve demidinetteoud’enfant.Dans ce jeuparodi-que si dangereuxpour beaucoupd’écrivains,BenjaminBerton évo-lue avec une liberté et unegrâceinsolente qui rappellent cellesd’AlainDelon, justement.

Méticuleux,Berton a corrigé saconclusion entre les épreuves etl’impression. Il lui a donnéunpeud’air, commeun fondu blancpourfinir. Tantmieux, car elle tombait

à plat. Il remarque :«Mon travails’apparente parfois à celui d’unmon-teur de cinéma : je coupe, je choisis.Je rêvais par exemple d’une scène dekaraoké oùDelon chante avec sesravisseurs,mais j’ai dû l’enlever. »Il évoque aussi une séquence éroti-que avecunDelon cryogénisé,mais il n’endirapas beaucoupplus, à notre grand regret, car ilménage sonacteur principal.a

Nils C. Ahl

C’est l’histoire des Atrides.Electre, Egisthe, Clytem-nestre. Un enfant qui tuel’amant de sa mère. Du

moins, c’est ce que l’on croit devi-ner dans les premières pages, par-ce qu’on n’est jamais sûr de rienavec Ruth Rendell. La petite Hea-ther a-t-elle vraiment donné lecoup de grâce à l’infâme Guy ?Etait-ce matériellement possible,étant donné l’âge de la fillette ? Etsi oui, pourquoi l’aurait-elle fait ?Il y a d’autres parallèles avec lemythe : une histoire de baignoire(commecelle qui sera fatale àAga-memnon), deux sœurs très diffé-

rentes (comme Electre et Iphigé-nie), des personnages tourmentésjusqu’à la folie (comme Oreste) etpuis l’empreinte inguérissable dece qui a été commis et que l’onappelle communément le destin.

« Le destin ? Je dirais plutôt lehasard », corrige Ruth Rendell.Assise dans un sofa profond, latrès britannique reine du crimecaresse distraitement un de seschats.« Le destin, c’est l’idée que leslignes de nos vies sont écrites paravance. Le hasard, au contraire,c’est... comme dans le film de SteveRhodes, Sliding Doors, que j’aimebeaucoup : cette succession de faitsanodins qui peuvent retourner nosexistences, à condition que noussachions lesmettre à profit. »

Jouer, perdre en apparence,

mais pour mieux gagner…, Dieusait si elle a su le faire pour elle-même,RuthRendell. A 18 ans, ellecommence comme journaliste auChigwell Times, un modeste jour-nalde l’Essex.Un jour, elle est cou-vre l’assemblée générale d’un clubde tennis local et écrit un brillantpapier sans même y assister. Leproblème, c’est que, ce jour-là, leprésident du club meurt en pleineséance, une mort – la seule peut-être – queRuthRendell n’a pas vuvenir et que son article, évidem-ment, nementionne pas.

Renvoyée, elle décide de ne pasabandonner l’écriture et proposeunroman,unecomédiedemœurs,à diversesmaisons d’édition.« Onme l’a refusé partout. Mais, lehasard, vous voyez… Juste avant quejequitte sonbureau, l’undeséditeursm’a demandé si je n’avais pas autrechose. J’ai dit si, un polar… C’étaitun polar écrit comme ça, pourm’amuser, et qui sommeillait dans

un tiroir. » Le livre deviendra Unamour opportun, où apparaît pourla première fois l’inspecteur-chefReginaldWexford.

Et l’eau devint sang est le62e roman policier de Ruth Ren-dell, qui a reçu quatre prix GoldDagger de l’Association britanni-que des auteurs de thrillers et unDiamondDagger « pour sa contri-butionexceptionnelleàcegenre litté-raire ». Sans doute n’aurait-ellepas imaginé cela en sortant dubureau de son premier éditeur.Sansdouten’aurait-ellepas imagi-né non plus qu’elle serait faite pairdu royaume (en 1996) et nomméebaronne de Babergh, nom souslequel elle siège à la Chambre deslords comme député du Parti tra-vailliste.

Depuis cette date, RuthRendellest devenue schizophrène. Lematin (après s’être levée à 5 h 45,avoir nourri ses chats et fait saculture physique), elle écrit sans

unehalte.L’après-midi, elleestà laChambre haute où elle se passion-nepour lesquestionsdesantéetdedroitsdes femmes.« Je suisunani-mal politique », dit-elle, visible-ment ravie de concilier ces deuxactivités qui parfois n’en fontqu’une(certainsdeses livres, com-me Le Cadeau d’anniversaire, sepassent à Westminster, dans lecadre animé de la Chambre descommunes).

Un portrait de l’AngleterreRuth Rendell voudrait que ses

ouvrages,mis bout à bout, compo-sent « un portrait complet de l’An-gleterre ». Pour un prochainroman, elle songe d’ailleurs à uneintrigueautourdelacriseéconomi-queetsociale,desbataillonsdechô-meurs qui,« au nord de l’Angleter-re, ont tout perdu, travail, maison,dignité ». AvecEt l’eau devint sang,elle est encore dans sa veine habi-tuelle : lepolarpsychologique, l’ex-ploration minutieuse du paysagemental de ses personnages, qu’ilssoientbourreauxouvictimes,chas-

seurs ou chassés, vieux ou jeunes.Une meurtrière de 13 ans ?« J’aime qu’il y ait des enfants dansmesintrigues,reconnaît-elle.Larai-son en est simple : ils sont encore àl’âge où ils ne cherchent ni à êtrepolis ni à se couler dans un moule,encore moins à jouer un rôle dans lacomédie sociale. Ils sont straight-forward [“francs”]. Ils sont encorede vraies personnes. »

Heather a-t-elle noyé Guy ?Etait-ce un accident ? Mais alorspourquoi la fillette est-elle descen-due, ce jour-là, de la salle de bainsavec une robe toute mouillée ?L’histoire procède par va-et-viententre le passé et le présent, entreune sœur et une autre, entre deuxappartements jumeaux (mais oùon a fait disparaître la salle debains), entre le fond et la surface.La structure du livre est calquéesur leprocessusde lamémoirequi,avec ses allers-retours, constitue levrai sujet du livre. Comment fonc-tionne le souvenir lorsqu’il seconfond avec unmensonge insup-portable ? Peut-on enfouir un

secret au point que la vérité nerefasse jamais surface ? Quicon-que veut noyer le passé n’est-il pascondamné à le revivre ? C’est ceque suggère le rêve d’Ismay, obsé-dée par un corps mort dans un lacvitreux. Entre cette image premiè-reetcelledutsunamidesdernièrespages, Ruth Rendell distille lesmétaphores aquatiques, de tellesorteque la vérité éclateprogressi-vement,commedesbullesd’oxygè-ne remontant lentement depuis lavase de la conscience.

Enanglais, le livre s’appelleTheWater’s Lovely. « C’est la phraseconsacrée quandon sebaigne ici, surles plages de la Manche. On dit :“Elle est bonne, délicieuse !” En fait,la mer est parfaitement glaciale,mais il faut faire comme si… » Leroman est à cette image : une eauqui vous saisit jusqu’aux os, vouspétrifie. Pourtant, lorsqu’on y atrempé un pied, on brûle de s’yplonger tout entier. Et d’y entraî-ner les autres. « Come, the water’slovely ! »a

Florence Noiville

l’atelier d’écriture

La romancière britannique RuthRendell explorelesméandres du souvenir et dumensongedans un polar à la fois glaçant et délicieux…

« Il s’écoulait des semainessans qu’Ismay y songe. Ensuite lachose resurgissait, ou cela luirevenait en rêve. Ce rêve débutaittoujours de lamêmemanière. Samère et ellemontaient lesmar-ches vers ce qui se trouvait del’autre côté, et ce n’était pas unesalle de bains dans le rêve, nonplutôt un caveau, le sol dallé, les

murs demarbre. Aumilieu s’éten-dait un lac vitreux. La présenceblanche flottait dans l’eau, ellevenait vers elle le visage immergéet samère prononçait cesmotsridicules : “Ne regarde pas !” Par-ce que cette présencemorte étaitun homme, et cet homme étaitnu, et elle une jeune fille de quin-ze ans. Et pourtant si, elle avaitregardé (…)Elle avait regardé cet-te facemorte, et si elle oubliaitquelquefois ce qu’elle avait vu,cela lui revenait sans relâche, cet-te peur demeurée inscrite dansces yeuxmorts, les narines dila-tées, inhalant de l’eau et pas del’air. »

Benjamin Berton écrivain-cinéaste pour la dernière d’Alain Delon

Extrait« Et l’eau devint sang »,

page 7.

“Des récits secrets qui harponnent tout un chacun. (…) Un écrivainmajeur, un chef-d’œuvre.”

Antoine Perraud, Mediapart

© P

atri

ck L

escu

re

Alain Delonest une star au Japonde BenjaminBerton

Hachette Littératures, 282 p., 17,50 ¤.En librairie le 1er avril.

La mémoireen eau trouble

Et l’eau devint sang(The Water’s Lovely)de Ruth Rendell

Traduit de l’anglaispar Johan-FrédérickHel Guedj,éd. des Deux Terres, 368 p., 22, 50 ¤.

FranckCourtès/AgenceVU

Page 4: Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard ...sjs2/PDFs/LeMondeLiveres20090327_LIV.pdfadoss eaugroupeAlph e. Pourquoiselancerquandlacri-se se manifeste ? Comment esp -rent-ils

4 0 123Vendredi 27 mars 2009

D ans son Journal amoureux,Dominique Rolin notait :« Ecrire, c’est aimer, aimer

c’estécrire. »Asamanière,pleinedegrâce, de douceur et de délicatesse,LaurenceTardieusemblefairesien-necetteprofessiondefoidansl’écri-tureet l’amour.Unsentimentqu’el-le ne cesse d’explorer avec acuité,depuis ses débuts, à travers desvariationsà la lignemélodique tou-jours plus vives, plus intenses. Quel’onpensenotamment aupoignantPuisque rien ne dure ou plus récem-

ment àRêve d’amour (Stock, 2006,2008),dansladroite lignedesquelsse placeUn temps fou. Unmonolo-gue vertigineux, tant dans l’écritu-re, irisée d’attente, de désir et derêves, que dans la construction oùse dessine, dans les entrelacs dutemps, l’histoire d’une passion sin-gulière,complexe.Maisaussietsur-tout celle d’une femme qui renaît àla vie.

C’est làdureste,auxprémicesdecette renaissance – formulée dansun rêve – que l’on découvreMaud,la narratrice, romancière de sonétat. Mariée et mère d’une petite

fille qu’elle chérit tendrement,Mauds’est laisséepeuàpeuglisser,puis figer, dans une vie conjugalemorne et sans contours. Au pointde ne plus parvenir à écrire.«Monimpuissance allait de pair avec uneforme de sécheresse : j’étais devenuecreuse, vidée de toute substance, detout passé, de tout souvenir. J’avaisperdu le lien avec mon enfance, avecmesrêves,avecmesdésirs.J’étaisdeve-nue un désert. »Ou presque, car aufond d’elle est demeuré intactl’éclat d’un souvenir, devenu pres-que irréel à force d’être ressassé : larencontre avec Vincent, l’hommequi « l’a désarmée ». Au moins letempsd’unesoirée,rempliedecom-plicité, de silences, de désirs inas-souvis… Car, au terme de la nuit,Vincentestparti.Maud,alors,aten-té d’effacer toutes traces de cetterencontre. En vain. « On n’oublierien de ce qui vous a traversé. »

Aussi, lorsque, après six ans desilence et d’attente nourrie d’ima-ges et de rêveries, Vincent l’appellepour la revoir et luiparler d’unpro-jet de film, Maud vacille sous lecoup de cette réapparition, de cet« éblouissement ». Soudain, le voilebrumeux qui jusqu’alors la tenaiten lisière de l’existence se déchire,laissant affluer en elle doutes,peurs, interrogations. « D’où vientl’amour ? (...)Duprésent, ou dupas-

sé ?De ce que le corps éprouve et dontil est irradié, ou de ce dont il a man-qué et après quoi il ne cesse de cou-rir ? » Ses souvenirs reviennent, laramenant à son enfance – làmêmeoù se sont fondés son désir maiségalement sa peur d’aimer et devivre.

Libérée, rendue à elle-mêmeet àl’écriture, Maud se laisse envahirpeuàpeuparundésirviolent, impé-tueux, palpable à chaque page, àchaque ligne. Bien plus que lesmots, ce sont les silencesqui se fontétreintes dans cette longuemontéedu désir que dépeint admirable-mentLaurenceTardieu.Dans cettevalse lente et impatiente, où, au filderendez-vousdansunParismiroi-tant de neige, Maud et Vincent seretrouvent, se frôlent, éprouventd’un regard, d’un baiser, d’unecaresse fugitive, l’évidence dudésir, d’un lien secret.

Sitôt cette « première fois »voluptueusement esquissée enquelquesmotsfiévreux,lerécits’ac-célère. Un an, deux ans, dix ans,quinze ans… « Avec vous j’ai com-pris que le sentiment d’éternité nes’inscrit pas dans l’avenir,mais dansdans la profondeur et la défaillancevertigineuse du présent. » C’est là,précisément, dans ce temps fou, ceprésent vertigineux fait d’attente,de ruptures, de retrouvailles, de

fêlures etdemeurtrissures, dehon-te, de duperie, de tromperie, maisaussi de réminiscences heureusesoudouloureusesqueLaurenceTar-dieu inscrit le second acte de cettepassion. Ou plutôt de cette quêteamoureuse dans laquelle elle s’in-

terroge sur la naissance du désir,sur le bonheur d’aimer, de vivre etd’écrire.Atraverslemurmurecares-sant d’une voix qui enveloppe,étreint et résonne intimement bienaprès la lecture.a

Christine Rousseau

Les livres de deuil possèdentun statut très particulier.Qu’ils soientécritsau lende-

main de la mort ou plus long-temps après, ces récits se ratta-chent à la littérature d’une seulemain : celle qui, précisément,entreprend de faire le deuil.L’autre tient le mouchoir, écraseles larmes, cherche encore la tracede l’être aimé dans le creux d’unfauteuil ou dans les plis d’un lit.

De cette tensionpeuvent surgirdes livres mièvres et d’autres trèsbeaux, très justes, comme l’estcelui de Xavier Houssin. Ecrivainet journaliste littéraire, collabora-teur du « Monde des livres »,XavierHoussindonne le récit sim-ple, précis et extrêmement émou-vant de lamort de samère.

« Tout remonte », indique lefils, qui s’adresse à samère encorevivante. Prisonnière de cetteinconscience fébrile qui, souvent,précède lamort, la vieille dameest

allongée sur un lit d’hopital. Prèsd’elle, attendant que « ça passe »,son fils unique se souvient de leurvie, de la complicité qui les unis-sait, des lieux qu’elle aimait. Encette « fin du dernier voyage », ilplante pour elle quelques dra-

peaux, quelques images sur lesendroits qui lui importaient. Etretrace, avec infiniment d’amour,des moments partagés, des pas-sions, des douceurs.

Empreint d’une indispensableetmagnifiquedélicatesse, son tex-te suggère le renversement desrôles : il est devenu celui qui veillesur l’autre, dans cette bulle oùsont enfermés l’enfant et sa mère,aumomentde lanaissanceet,par-fois, à celuide lamort.C’est luiqui

chante les comptines. Lui quiparle doucement, lui qui rassure,lui qui s’inquiète de savoir s’il faittrop froid, trop chaud, dans cettechambre de passage.

Et lui qui s’occupe, une fois lamortsurvenue,desderniersprépa-ratifs.Dans les familles, la prise encharge des détails matériels revêtune importance considérable.Nonseulementparcequecesréali-tés (choix du cercueil, cérémoniereligieuse ou pas, etc.) possèdentuncaractèresymbolique,maispar-ce qu’elles absorbent, à tous lessens du terme. C’est exactementl’effet que produit la descriptionde ces arrangements post-mor-tem,si rarementévoquésenlittéra-ture. Ils absorbent de la douleur,ils permettent à la vie d’émerger,sans rien nier du chagrin. Et leurévocation, qui les rend presquelégers, contribue elle aussi à faireavancer le travail de deuil. a

R. R.

/ l i t t é r a t u r e s

Un dîner parisien… Cen’estpas follementorigi-nal. C’est moins origi-nal, en tout cas, que le

précédentromandePierreAssouli-ne, Le Portrait (Gallimard, 2007),dans lequel la narratrice n’étaitpas la baronne Betty de Roths-child, mais son portrait, peint parIngres. Le plaisir de lecture est lemême, pourtant. Avec un œil toutaussi aiguisé, l’auteur observe lecharmediscret de la bourgeoisie –et, dans la foulée, de la« beurgeoi-sie », puisque le personnage cen-tral du livre est une jeune musul-manequi n’avait aucune raison dese retrouver parmi les convives decette soirée agitée.

SophieduVivier,diteMadame-du, organise des dîners, dans sonriche appartement du 7e arrondis-sement, comme des œuvres d’art.Rien n’est laissé au hasard, cette

« providence des faibles ». La maî-tresse de maison mesure elle-même la distance séparant lesassiettesdescouverts, et sesarchi-ves lui permettent d’éviter lesimpairs, les doublons et les fauxpasculinaires.Quandellepréparesonplande table, avecdesbristols

portant chacun le nom d’un invi-té, elle semble « s’adonner à uneréussite ». Elle sait qu’une erreurde placement peut vous valoir unennemi pour la vie.

Ce soir-là, justement, un grainde sable va venir perturber « lamachine à réceptions ». La défec-tion d’un invité enclenche le dra-me. « Combien sommes-nous fina-

lement ? », demande quelqu’un.« Quatorze, selon les organisateurs,treize, selon la police », dit unevoix. Catastrophe ! Pas questionde se résigner à ce chiffre porte-malheur. Dans l’urgence, faute demieux, c’est la bonne – une Arabede surcroît, portant unnomàcou-cherdehors–quioccupera laqua-torzième place…

Pierre Assouline ne cesse detourner autour de la table, pournous offrir une savoureuse etcruelle galerie de portraits. VoiciSybil Corbières, personnage insi-gnifiant, abonnée à la chirurgieesthétique : « Elle était ainsi faiteet refaite quemême ses cordes voca-lessonnaient commeunpianoaccor-dé de la veille. » Voici Dandieu,l’écrivain, membre de l’Académiefrançaise,quisegargarisedephra-ses creuses : « Il se voulait si répu-blicain qu’il se disait laïque et obli-

gatoire tout en regrettantdenepou-voir être également gratuit. » EtMarie-Do, l’épouse de l’ambassa-deur au placard,« celle qui dit touthaut ce que tout le monde n’osaitmême pas penser plus bas, encoreque labassesse soit égalementparta-gée ». Quant à maître Le Chate-lard, spécialiste des divorces (« Ilavait le génie de la séparation »),c’est un bavard impénitent. Aécouter les silencesde sonépouse,« on comprenait vite qu’elle avaitplusieurs fois divorcé de lui sansmême qu’il s’en aperçoive ».

Le cruel Assouline n’y va pasavec le dos de la cuillère. Parmoments, il donne l’impressionde forcer inutilement le trait. Lesconvives, à deux ou trois excep-tions près, mériteraient d’êtrejetés par la fenêtre, alors que lacharmante – trop charmante ? –Sonia, aliasOumelkheir BenSaïd,

nous éblouit par sa finesse. Ellen’est pas spécialiste du couscous,mais termine une thèse de docto-rat à la Sorbonne sur un mouve-ment architectural assez comple-xe qui s’était épanoui en Europeau début du XVIIIe siècle…

Ce monde n’est pas le sien,mais, à force de l’observer, elle enconnaît les codes et les usages.Ayant « le goût des autres », ellen’arrive pas à détester cette faune.QuoiquenéeàMarseille,elle reste-ra toujours en France « une invi-tée ». Comme les juifs, finale-ment, remarque Pierre Assouli-ne : ils ont derrière eux un tel pas-sé d’exclusion, de persécution etde nomadisme « que ce sont eux,les invités permanents, en dépit desapparences »… Le titre du roman,qui paraissait bien banal, prendsoudain une autre dimension.a

Robert Solé

L’enfant qui veilleLe récit du dernier voyage d’une mère aimée

Des romans historiques, il yen a foule. Mais les livresqui montrent comment

l’histoire s’écrit, s’oublie et se réé-crit,quellestracessedéposentdanslesmémoiresaulongdecesproces-sus, ces livres-là sont beaucoupmoins nombreux. Aussi lit-on

L’Hommebarbeléavecunesurpriseet un intérêt qui vont croissant, àmesure qu’il apparaît que l’enjeuva bien au-delà du sujet initial, lavieet le caractère singuliersdeFer-dinandBouvier,mort en 1945, l’undes aïeuxde l’auteur.

Les premiers chapitres tiennentde l’enquête familiale : peu depapiers, les récits des quatreenfants, desdécorationsmilitaires,quelques témoignages indirects. Ilapparaît vite que Bouvier a été unhéros de la première guerre mon-diale et que, résistant sous l’Occu-pation, il a été arrêté et torturé parla Gestapo, puis déporté ; et qu’ilest l’undes centaines demilliersdemortsdeMauthausen.Parailleurs,ilestétabliqu’il aétéunmari féroceetunpèredétestable.Etqu’ilnepar-la jamaisde lui : tel est lepoint cen-tral, ce silence sur lui-même, sur cequ’ilavu, faitetenduré.Desesqua-tre ans de guerre dans l’infanterie,pas un souvenir. De ses activitésclandestines, pas le moindre aveu.Le « capitaine Bouvier » détestaitautantsevanterqueseconfesser. Ilseméfiait desmots.

Cedevoir demutismes’est éten-du à ses enfants, qui ne livrent quedes fragments impossibles à recol-ler. A son tour, Béatrice Fontanels’interdit toute reconstitution, toutlyrisme. Elle s’en tient aux faitsassurés, si rares, et, quand ils sontconfus ou incertains, elle en faitétataussitôt.Ellenerecomposepasunebiographieetserefuselescom-modités de la fiction historique,alors même que les occasions nemanqueraient pas. L’auteur relateles interviews et leurs lacunes, lesjournées aux archives des arméeset leurs frustrations, les recherchesdans les atlas et sur les lieuxmêmes, où tout a changé ou pres-que. Du passé de Bouvier, il nedemeurequedes indications insuf-fisantes,unerumeur,des légendes,des erreurs. L’oubli est un tra-vailleur irrésistible contre lequelles chances de l’emporter sontréduites.

Aussi le livre finit-il parunvoya-geenfamillesurlesbordsduDanu-be, là où a disparu Bouvier, là oùétaient les carrières de granit deMauthausen, les Lager, leurs bara-quements, leurs crématoires. Iln’en reste à peu près rien, pour leplusgrandconfortdes consciencesautrichiennes, comme ailleurs,d’autres horreurs, il ne reste quequelquesstèlesetquelquescimetiè-res qui font désormais partie dupaysage quotidien et que l’on peutmêmetrouverpoétiques.Commen-cé comme la recherche d’un hom-meperdu, leroman–si tantestquece terme convienne encore – sedéveloppe comme une réflexionsur l’effacement. C’est un livred’une remarquable justesse.a

Philippe Dagen

Ce hérosn’aimaitpas la paix

Laurence Tardieu au vertige de l’amourUne quête amoureuse où le désir et le temps se mêlent dans une valse fiévreuse

Grain de sable rive gaucheUne Beurette invitée surprise d’un dîner mondain. Pierre Assouline s’amuse

Les Invitésde Pierre Assouline

Gallimard, 208 p., 17, 90 ¤.

La Mort de ma mèrede Xavier Houssin

Buchet Chastel, 120 p., 12 ¤.

L’Homme barbeléde Béatrice Fontanel

Grasset, 298 p., 17 ¤.

Un temps foude Laurence Tardieu

Stock, 326 p., 17 ¤.

StéphaneLavoué/MYOP

Page 5: Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard ...sjs2/PDFs/LeMondeLiveres20090327_LIV.pdfadoss eaugroupeAlph e. Pourquoiselancerquandlacri-se se manifeste ? Comment esp -rent-ils

0 123>Vendredi 27 mars 2009 5

enmarge

AVECVertiges, publié en 1990,Sebald a acquis une réputationinternationale. Avec deux livres, ilalimentait déjà les colloques et lesétudes. A trois, on a commencé àparler de lui pour le prix Nobel delittérature. Après son quatrième,Austerlitz (Actes Sud), il a disparu– tué dans un accident de voiture,aumois de décembre 2001, prèsdeNorwich, en Angleterre, où ilhabitait. Il avait 57 ans. Depuis,on ne cesse de penser avec regretà ce qu’il aurait encore pu écrirepour continuer à nous enchanter.Ami-chemin entre la fiction etl’autobiographie, Sebald n’a cer-tes pas inventé un genre nouveaumais il l’a porté à un tel pointd’excellence et de singularité qu’ilnous permet presque de le croire.Ses livres dégagent une atmo-sphère qui oscille entre lamélan-colie sereine et laméditation tragi-que, résistance contre lesviolences faites à la raison età la sensibilité.AvecCampo Santo, qui veut direcimetière en italien, la joie semâti-ne vite de déception, car ce n’estpas véritablement un ouvrage deSebald : plutôt unmontage dequa-tre fragments qui devaient consti-tuer l’ébauched’un livre sur laCor-se. A peine cinquante pages com-plétées par une série d’essais etd’articles qui nous révèlent leSebald universitaire et chercheur,attentif à l’histoire de sonpays(qu’il avait définitivement quittéen 1970) et à la littérature desautres, deNabokov àChatwin.Le premier texte relate une excur-sion à Ajaccio, où semêlent lesévocations deNapoléon et deFlaubert. Le deuxième récit, leplus ample, et qui donne son titreà l’ouvrage, part d’une réflexionsur le cimetière de Piana et suggè-re que, pour Sebald, la frontièreentremorts et vivants n’estjamais étanche. Les deux dernierstextes, beaucoup plusminces,nous emmènent dans la forêt deBavella et dans la cour d’uneancienne école. Bien sûr, nousavons droit à tout ce qu’a écritSebald,mais la frustration est pro-portionnelle au plaisir de la lectu-re. Ces quatre textes, justement etpudiquement appelés « Petitesproses » par l’éditeur gardent,leur secret : on ne saura jamais cequ’aurait été l’œuvre aboutie quidonnera certainement lieu,mal-gré tout, à des colloques, des glo-ses et des journées d’études– bavardage qui ne couvrira pasla tristesse et le silence de la perte.Le gros du livre est constitué parla partie nommée « Essais », quirassemble des réflexions deSebald sur la littérature. On yretrouve l’immense intelligencedu cœur et de l’esprit de cetauteurmais pas le charme de sa« prose narrative », pour repren-dre une de ses expressions, évo-quée dans L’Archéologue de lamémoire, livre qui rassemble desinterviews et trois essais.L’auteur de ce recueil, la roman-cière et traductrice américaineLynne Sharon Schwartz, parletrès bien dans sa préface de cesentiment de trahison provoquépar lamort prématurée deSebald,« chasseur de fantômes ».Ne prenons pas son rôle.a

Pierre DeshussesCampo Santo, deW. G. Sebald.Traduit de l’allemand parPatrick Charbonneau et SibylleMuller,Actes Sud, 266 p., 21 ¤.L’Archéologue de la mémoire.Conversations avec W. G. Sebald,de Lynne Sharon Schwartz.Traduit de l’anglais par Delphine Chartieret Patrick Charbonneau,Actes Sud, 188 p., 20 ¤.

L ’étrange projet que MagdaSzabó caressa une vie durantet mit à exécution dans sa

maturité ressemble beaucoup àceux de Marguerite Yourcenar,avec son Hadrien, et de VirginiaWoolfavecsonOrlando.Laroman-cière hongroise, révélée en FrancegrâceàLaPorte (prixFeminaétran-ger 2003) et disparue il y a deuxans,à90ans, justeaprèsavoirobte-

nu le Prix européen des Cévennespour Rue Kathalin, s’identifie eneffet à un personnage de l’Antiqui-té et construit un nouveau mytheandrogyne : elle imagine que cen’est pas Enée qui a fondé Rome,mais Créüse, sa femme, travestieenhomme.Elleprocèdedoncàunereconstitution transfigurée de

L’Enéide. Sa connaissance profon-de de l’histoire antique, son empa-thie pour le monde des dieux, saréinterprétation moderne et inso-lente de l’imaginaire occidental luipermettent d’écrire un long poèmelyrique, éruditmais fluide.

La lecture du Vieux puits, quiparaît enmême temps, renseignerale lecteur sur le monde intérieur del’écrivain, à partir de ses souvenirsd’enfance, qui sont plutôt un hom-mage à sa famille : sa mère et sonpère étaient, en effet, des écrivainspotentiels et frustrés, dont lesœuvres n’ont pas été publiées, maisqui ont communiqué à leur fille unegrande capacité de fabulation. Ele-vée sous le stalinisme, habituée àcontraindre longtemps sa liberté depenser, Magda Szabó est un écri-vain concentré, incisif, insolent.

Dans ses Mémoires, elle analyseavec subtilité cette fonction fabula-trice :« Je lisais énormément, un peude tout, et un jour je m’aperçus quej’étais amoureuse d’un héros de meslectures. Je n’avais plus à chercherquel était ce sentiment. J’étais tou-jours aussi incapable d’exprimer ce

que c’était, mais à présent je le vivais.Jeme sentais liéeà tel ou tel personna-ge de la littérature, fébrilement, avecjalousie, en tremblant et en haïssantcelle que le héros épousait à ma placedansle romanoulapiècedethéâtre. »La lecture n’est pas un apprentissa-ge intellectuel, mais une école d’in-trospection où la vie est expérimen-tée avant d’être vécue. Cette convic-tion orientera le futur écrivain dansson travail, en l’incitant à rivaliser,parl’écrit,aveclavie.Etc’est lepara-doxedesonstyleprécis,de sanarra-tion concise et nette et de son lyris-meauxvastesdimensions,quiéton-ne dans sa « Créüside », épopée deforme contemporaine, qui rappelleégalement un autre livre singulierde femme, l’Artemisia de la roman-cière italienneAnnaBanti.

Dans L’Instant, Magda Szabós’interroge sur une incohérence deL’Enéide, qui est le remariaged’Enée, veuf de Créüse. Selon elle,c’est lui qui est mort et c’est ellequi, armé de la cuirasse de sonmari tué lorsde laprise deTroie, sesubstitue à lui et part sur les mers.Letonqu’elleadoptepoursonEnéi-

de travestie est tour à tour prosaï-queetdirect, avecquelquesmoder-nismesvolontaires (commedures-te y recourait Yourcenar dans LesMémoires d’Hadrien, qui n’a riend’un pastiche de littérature anti-que), et profondément inspiré etvisionnaire (avec quelques fantai-sies lexicales issues d’une languephrygienne imaginaire). Le styleest admirablement rendu par satraductrice, Chantal Philippe.

Celivresingulier,danssapréfaceexplicative, Magda Szabó le charged’unefonctionconsolatrice.Lemon-de s’est dépeuplé dans sa vieillesse :sasolitudeautorisealors l’écrivainàentrer sans réserve dans un universde mots. « Lorsque tous ceux quim’étaient chers eurent disparu, lors-que je compris que jedevrais vivre jus-qu’à la fin demes jours dans un totaldésespoir, j’entrepris d’édifier l’histoi-re qui depuis des décennies occupaitma conscience aussi bien que moninconscient. »

Il s’agit, bien entendu, d’un livreaussi politique que mythologique.Magda Szabó, à travers l’histoired’Enée devenu femme, raconte un

destinquibrassenonseulementdesrapports individuels,mais aussi desguerresetdesquêtesdepouvoir. Il ya, dans ces pages, une réflexion surl’Anankégrecque,chèreàHugo.« Ilfautaussi,ditCréüse-Enée,unedivi-nitépour lesmal-aimés,pourceuxquidèsleurnaissanceviventunevied’inu-tiles. » Ces « inutiles », précisé-ment, figurent dans cette épopée,comme dans les autres romans deMagdaSzabó.

Undesmomentsfortsdulivreestconstitué par la rencontre de Lavi-niaà laquelle,quoiquefemme,Enéeva devoir s’unir et se dérobe. Com-prisesansl’êtreparcelleàlaquelle laconduit son destin, Créüse lui don-ne des leçons de pouvoir et de ruse,avant de disparaître et retourner àTroie. Quant à l’épisode carthagi-nois et à l’amour de Didon, ils neseront évoqués que comme uneréminiscence. Le livre IV de L’Enéi-de, qui connut une extraordinairefortune dans l’imaginaire euro-péen,apparaîtdans lesbrumesd’unregret et n’en gagne pas moins deforce.a

René de Ceccatty

Comme son héros, JuliusWinsome, Gerard Dono-van vit seul avec sonchien, « non dans le Mai-

ne, que j’ai donné pour cadre à monroman, précise-t-il, mais dans uncoin assez désert de Long Island ».Cet Irlandais d’une quarantained’années, qui, même à Paris, nedéroge pas à son jogging quoti-dien, sedit« lassédesEtats-Unis,del’esprit de ce pays, du politiquementcorrect excessif »etveutrevenirversl’Europe, « peut-être en France »,

où on vient de le traduire pour lapremière fois.

« L’histoirede JuliusWinsome sepasse entre un 30 octobre et un5novembre,et j’aiessayédel’écrireentemps réel, après avoir longtempsréfléchi au sujet. Tout est parti d’unincident arrivé à mon voisin. On atirésursongroschien,quiaétégrave-mentblessé. Jemesuisdemandécom-ment j’auraisréagi sionavait tiré surmon chien. Je suis arrivé à la conclu-sion que je n’aurais probablementrien fait. Et j’ai créé un personnagequi réagit autrement. »

JuliusWinsomeestunquinqua-génaire pacifique qui vit seul dansun chalet duMaine duNord, là où« novembre arrive porté par un ventcinglant qui souffle du Canada (…).Le lieu est solitaire, non seulement enautomne et en hiver, mais d’un boutde l’année à l’autre. Le temps est griset rude, les espaces sontvastes etdéso-lés, et le vent dunord balaie tout sanspitié, vous arrachant même parfoiscertaines syllabesde labouche ». Leshommes là-bas sont rudes aussi,virils, chasseurs. Winsome, lui, nechasse pas, il n’a qu’un vieux fusilLee-Enfield ayant appartenu à songrand-pèrebritanniquependant lapremière guerremondiale.

Sonpère luiaapprisà tirer,maislui a surtout légué sa bibliothèque,ses 3 282 livres. Une femme, Clai-re, est entrée par hasard, commepar effraction, pour quelque tempsdanssavie.Elleaperturbésasolitu-deplusqu’ellene l’a égayée.Elle l’aemmené un jour chercher unchien, qu’il a baptisé Hobbes. Puis

elleestpartie.UnmatinJuliustrou-ve Hobbes « allongé parmi lesfleurs, en sang ». On lui a tiré des-sus.Il respireencore,mais levétéri-naireneparviendrapasà le sauver.Rentré chez lui, Julius fait l’expé-rience de ce « moment terrible oùl’on saisit le sens de l’expression“disparu à jamais”. Elle signifie queplus personne ne vous regarde vivre,ne voit ce que vous faites ».

Grand lecteur, mais n’écrivantjamais,Juliusprendpourtantlapei-ne de fabriquer une affiche qu’ilappose sur lemur du supermarchéoù il va faire ses courses : « Chienabattud’un coupde fusil. Le30octo-bre entre les lacs Wallagrass et lemont McLean. Récompense pourtout renseignement. » En dessousfigure l’adressedu bureaudeposteoù Julius va chercher son courrierchaque semaine, parfois moins.Quand il ressort du supermarché,

quelqu’un a écrit sur l’affiche :« Bye-bye le chien », puis : « Etalors ? Un chien de moins. Oublie-le », le tout suivi de points d’excla-mation. Julius se souvient que sonpère détestait ce signe de ponctua-tion,« béquillepour soutenirunmotfaiblard ». Il détache son affiche etrepart.

Cette cruauté ne l’étonne pas.Mais rentré chez lui, il voudrait lireet n’y parvient pas. Alors, avec sonunique fusil, arme de guerre qui aune grande rapidité de recharge-ment, il part dans la forêt et tue lespremiers chasseurs qu’il rencon-tre. Ilsneserontpas les seulesvicti-mes de sa vengeance calme et froi-de. Et la grande réussite de GerardDonovan, dans un style poétique,est de mettre le lecteur totalementdu côté de Julius, de lui faire parta-ger sa déambulation dans cetterégiondont il décrit si bien labeau-

té et l’âpreté. Comme lui, le lecteuradesdoutessurlapersonnedeClai-re, sur son petit ami policier. Etcomprend l’indifférence de Juliusdevant ceux qu’il a probablement« injustement occis », comme sonamour pour Shakespeare – dont ilemploie le langage en parlant à sesvictimesmourantes, quine le com-prennentpas.

« Jevoulaiséprouverdelacompas-sion, mais la compassion me filaitentre les doigts », dit Julius Winso-me.« Soudain, pour Julius, le langa-ge des armes apris le pas sur celui deslivres, explique Gerard Donovan.Maispourcomprendrecequis’estpas-sé au moment du premier meurtre,que je signaleaumilieud’unephrase,comme en passant, il faut que le lec-teur revienne en arrière, s’interroge,s’arrête. C’est ce qu’il faut faire pourapprécier vraiment un livre ».a

Josyane Savigneau

Autres électricités(Other Electricities)d’Ander MonsonDe la traduction de ce premiertexte de l’étonnant écrivain amé-ricain AnderMonson, il faudraretenir un certain goût de l’acro-batie narrative – pour laquelle ilest doué, c’est évident. Il donneainsi du corps et du liant à sesexpériences de langage, commeà sa collecte d’anecdotes toutesperdues dans la neige et l’ennuiduMichigan, auprès d’une peti-te communauté d’hommes et defemmes coincés entre la frontiè-re canadienne et les GrandsLacs. L’électricien AnderMon-son a le talent d’inventer des déri-vations et des raccordementspoétiques là où on ne s’y attendpas. Dans le blizzard, une jeuneétudiante se fait assassiner, et samort se propage dans toute lacommunauté, comme l’échod’une violente décharge. L’intri-gue progresse par agglutination,mettant bout à bout (presque)tout ce qu’elle trouve.Mais celane gâche pas le plaisir, car, à l’évi-dence, derrière les jeux et lesexpérimentations, il y a l’étincel-le d’un vrai écrivain.a

Nils C. AhlTraduit de l’anglais (Etats-Unis) parBarbara Schmidt, Le ChercheMidi,« Lot 49 », 188 p., 15 ¤.

Gloire(Ruhm)de Daniel KehlmannCet auteur a remporté naguèreun gros succès en rapprochantdans un roman deux savants alle-mands : le géographeHumboldtet lemathématicienGauss. Il ten-te aujourd’hui ce qu’il appelleun roman en neuf histoires : uneséries de nouvelles de factureclassique,mais dans lesquellescertains personnages réapparais-sent, avec leurs caractéristiques,dans des situations différentes.Si bien que le lecteur devrait per-cevoir une trame unique progres-sant vers un final calamiteux.On lira tour à tour les tracasd’un homme avec son portable,qui pourrait bien appartenir àquelqu’un d’autre ; et, ailleurs,les désordres d’un service télé-phonique où les erreurs semulti-plient. On partagera les angois-ses d’un acteur célèbre dépossé-dé par son sosie, celles d’unevieille femmemalade qui a déci-dé d’opter pour l’euthanasie enSuisse. Et celles d’aumoins deuxécrivains. Les nouvelles sontbrillantes, leur amalgame n’ajou-te rien.a

Jean SoublinTraduit de l’allemand par Juliette Aubert,Actes Sud, 176 p., 18 ¤.

l i t t é r a t u r e s /

Une gâchette littéraireGrand lecteur, solitaire, un homme bascule dans la folie meurtrièreaprès la mort de son chien. Un récit haletant de Gerard Donovan Sebald,

le météore

Julius WinsomedeGerardDonovan

Traduit de l’anglais (Irlande)par Georges-Michel Sarotte,Seuil, 250 p., 19,50 ¤.

Le rêve androgyne de Magda SzabóLa romancière hongroise disparue livre une poétique réécriture de « L’Enéide »

UlrichLebeuf /MYOP

L’Instant ou La Créüside(A Pillanat)et Le Vieux Puits (Ókút)deMagda Szabó

Traduits du hongrois par Chantal Philippe,éd. VivianeHamy, 360 p., 22,50 ¤et 264 p., 21,50 ¤.

Page 6: Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard ...sjs2/PDFs/LeMondeLiveres20090327_LIV.pdfadoss eaugroupeAlph e. Pourquoiselancerquandlacri-se se manifeste ? Comment esp -rent-ils

6 0 123Vendredi 27 mars 2009/ e s s a i s

On se souvient du choc quereprésenta la diffusion àuneheuredegrandeécoute

de la série Corpus Christi, deGérardMordillat et JérômePrieur.Les réalisateurs ont récidivé pardeux fois, et la dernière série,

L’Apocalypse, a été diffusée peuavant Noël sur Arte. Sans nier lesqualités d’un tel travail, Jean-Marie Salamito, spécialiste duchristianisme antique, contesteavec vigueur sa pertinence. Carl’apparencescientifiquedupropos

masque un a priori idéologiquequi, montre-t-il, se résume dansuneaffirmationplusieursfoisrépé-tée : « Jésus annonçait le royaume,et c’est l’Eglise qui est venue. »Cettecitation du grand historien AlfredLoisy (1857-1940) prouverait,selon les réalisateurs, que l’Eglises’estmontréepluspréoccupéed’as-seoir sonpouvoirquedeprécipiterlaréalisationdumessageévangéli-que. Ainsi Mordillat et Prieurdéfendraient-ils une thèse résolu-mentantichrétienne,celledelatra-hisonde Jésus par les siens.

L’ennui, souligne Salamito, estque la citationest utilisée à contre-sens par Mordillat et Prieur. CarLoisy affirme au contraire qu’en-tre le discours de Jésus et l’Eglisedenotretemps, iln’yapasderuptu-re, mais simplement le travail dutemps, donc des adaptations auxnécessitésdumoment.Sans l’Egli-se, la prédication du Galiléenaurait sombré dans l’oubli commecelles de tant d’autres prophètesde lamême époque.

L’argumentaire de Mordillat etPrieur est ici soumis à une critiquequi fait mouche. La méthoded’abord : a-t-on assez remarquéque la quarantaine de savantsinterrogés répondait à des ques-tions que le spectateur ignore ?Seul lien entre ces monologues,unevoixoffquiconduit l’argumen-

tation.Unequestion fait-elledébatentre les spécialistes ?Aucunedis-cussion entre savants ne vientl’éclairer. Salamito aurait pu ajou-ter que le fait de ne pas distinguerle discours des historiens et celuides théologiens ajoute à la confu-sion.

Le livrequi accompagne la sérietélévisée, Jésus sans Jésus (Seuil),n’estpas le texte intégral des inter-views,mais une élaboration à pré-tention historique des seuls Mor-dillatetPrieur,bénéficiant indirec-

tement de la caution apportée parles savants présents dans l’émis-sion. Salamito insiste sur les partispris, anachronismes et erreursmanifestesdont l’ouvrageabonde.

Deux exemples suffiront. Lanotion chrétiennedumartyre s’in-tègremalàlavisionhostileà l’Egli-se que développent Mordillat etPrieur. Ils entreprennent de la dis-qualifierenusantd’unvocabulairepéjoratif, allant jusqu’à établir unparallèle entre les martyrs chré-tiens et ceux qu’un certain islam

politique nomme aussi martyrs :or même un examen superficielmontre que tout oppose la mortsubie – quoique acceptée – deschrétiens et le suicide mortifèredesmilitants islamistes. Mordillatet Prieur se trompent lourdementen considérant les récits demarty-res comme des témoignages sansvaleurhistorique,alorsquel’histo-rien américain Glen Bowersock etd’autres ont prouvé qu’il s’agissaitsouvent des minutes mêmes duprocès ou de textes rédigés àchaud.Enfaisantdesmartyrschré-tiens des « kamikazes » ou des« masochistes », les auteurs pas-sent complètement à côté de lasignification historique du phéno-mène.

Fausse routeDemême,lemonachismes’intè-

gre mal au schéma d’ensemble deMordillat et Prieur. Ces derniersveulentyvoirunmouvementd’op-positionà l’Egliseofficielle,preuvesupplémentaire que, dès l’origineou presque, certains auraient prisconscience de sa trahison. Person-ne ne nie qu’il y ait eu parfois desérieux conflits entre lesmoines etles évêques,mais réduire lemona-chisme à une protestation contrela « collaboration » entre l’Egliseet l’Empire,c’estévidemment fairefausse route.

En ce sens, le livre de Salamitose révèle doublement indispensa-ble.D’abordparcequ’il sort lespec-tateur de l’état quasi hypnotiqueoù le plongent les séries de Mor-dillat et Prieur. Ensuite parce qu’iln’est pas inutile de rappeler quel’histoireresteunescienceexigean-te,quiobéitàdesrèglesméthodolo-giques strictes dont nul ne peuts’affranchir.Certes, l’histoiren’ap-partient pas aux historiens, maissans eux et leur expertise l’analyserisque de se réduire à l’expressiond’une opinion sans fondementscientifique.

Dans ces pages rigoureuses etdenses, Salamito exerce au mieuxson double devoir d’universitaire,celui de chercheur et d’ensei-gnant.a

Maurice Sartre

Pour une mondialisation des sciences sociales

Descente aux enfers pour « L’Apocalypse » de Mordillat et PrieurL’historien Jean-Marie Salamito dénonce les partis pris et les erreurs d’une série télévisée à succès

Saskia Sassen. SarahLee/TheGuardian

La globalisation dont il estquestion dans ce livre estpareille à « un animal qui

rôde avec une vigueur et une vitessecroissante ». Il fautdoncdel’entraî-nement pour partir à la chassed’unebêtepareille, etde l’entraîne-ment, Saskia Sassen en a plus qu’iln’est nécessaire. La méthode de lasociologue est simple : d’abord,choisir les individus et les structu-res sociales « heuristiques »,c’est-à-dire ceuxquiportenteneuxune histoire plus ample en forma-tion ; puis les suivre dans le grand« désassemblage » – de territoireset de droits – que nous appelonsglobalisation.

La ville fut longtemps le labora-toire principal – la « loupe », dit-elle – de ce processus. C’est dans

l’urbainquese trouvait engerme leparadoxe de la globalisation, sonironie et son espoir : à savoir, écrit-elle, « la possibilité que nous puis-sions voir unmarché internationali-

sédutravailàbassalairepourlestra-vailleurs manuels ou qu’il y ait unenvironnementd’affaires internatio-nalisé dans de nombreuses commu-nautés d’immigrants ». Désormais,la ville n’est plus le seul laboratoirede ce processus. Dans ce livre, parexemple, les réseauxd’information

numérisée entrent en jeu, impo-sant aux Etats une « lex informati-ca » bien cruelle, qui rend chaquejour plus visible leur incapacité àcontrôler les données bancairescomme les slogans des mouve-ments activistes.

C’est sans doute que l’Etat lui-mêmedoitentrer,commeunacteurordinaire, dans le tableau de la glo-balisation. Un acteur en voie de« dénationalisation »,d’autantplustenté de surinvestir le champ de lasouveraineté territoriale, en Euro-pe et auxEtats-Unis, qu’il a partici-pé à émietter des pans entiers deson autorité formelle comme dansle domainedesdroits sociaux.

Telle est la leçon majeure de celivretouffuquisepropose« dedessi-ner une problématique conceptuelle

plutôt que de fournir les réponses » :les sciences sociales auront leurmot à dire dans la globalisation sielles sont capables de dépasser lescadresnationauxquilesontvucroî-tre jusqu’ici. S’il s’agit, en effet, demettreàdistance l’Etat (dénationa-lisé), de le comprendre commeacteur d’une mondialisation qu’ilprétend combattre ou dont onattend parfois naïvement qu’il pro-tège ses ressortissants, les sciencessociales doivent inventer de nou-veaux concepts, de nouvelles don-nées, de nouvelles méthodes. Ensomme,seglobaliserellesaussi.a

G. BnSignalons la parution à venir du dernierlivre de Saskia Sassen, Territory, Authority,Rights : FromMedieval to Global Assembla-ges aux éditions Démopolis.

Suite de la première page

On imagine Saskia Sassen enintellectuelle « globale » et désin-carnée,courantdejuryenconféren-ce autour de la planète : elle est enFrance, ces jours-ci, pour êtreconsultée sur le « Grand Paris »,commeelleétaitàSéoulhieret seraà Berlin demain. Elle habite unmonde démultiplié, mais celui-ciest tissé du fil ininterrompude sondébat d’idées. Les honneurs nesont pour elle que des sujets deconversation parmi d’autres. Plusdrôles, peut-être, que les autres,tant le rireestchezelleunesecondenature. Lui arrive-t-il de s’ennuyerenavion ?, suggère-t-onpourenta-merlaconversation.« C’estunespa-ce merveilleux, répond-elle avecmalice.Les longsvoyagespermettentde trouver un espace pour penser.C’est un désert, et j’aime ça. Dansl’avion, on peut se séparer de sonmilieu, se désarticuler. »

Pour ce qui est de son milieud’origine,onconnaît lecosmopoli-tisme éclairé de parents hollan-dais expatriés en Amérique duSud puis à Rome, et aussi les cinqlangues parlées à la maison –

« sept, précise-t-elle, en comptantle latin et le grec ».

Mais c’est une autre expériencequirefaitsurfacequandSassenévo-que sa formation : la contestationfamiliale de l’Eglise catholique.« Un jour, mon grand-père est venunous rendre visite à Buenos Aires,raconte-t-elle. Il était très catholi-que. Pour la première fois, nousavons dû aller à l’Eglise ! Mon père,lui, s’est contentéd’installeruncruci-fix sur la porte d’entrée, et il nous adonné des petits livres qui ressem-blaient à des bibles, en fait desromans pleins d’histoires de meur-tres… » Les premiers rapports deSaskia Sassen avec une institutionglobale furent donc marqués parl’ironie et la résistance passive.

L’expérience de la misère desquartiers pauvres de Buenos Airesasansdoute renforcécette disposi-tionà larésistance,etnourriencoresa vocation de sociologue. « Lecanon,ensociologie, estassez flexible,dit-elle. Cette discipline nous offredes instruments pour expliquer lepouvoiroupourle justifier,maisaus-si pour le contester. »Dans son cas,ce sera la lutte, par le meilleurmoyen dont elle dispose : ce savoir

qu’elleaffûtapartout,aucontactdeceuxqui luioffraient laplusgranderésistanceà l’air du temps.CommeàPoitiers, oùelle choisit d’aller sui-vre, dans les années 1970, les coursdeJacquesd’Hondtpourcompren-dre Marx avec les concepts hégé-liens. Ces mêmes concepts que

conspuaient, du haut de l’amphi-théâtre, des étudiants massive-ment convertis à la « rupture épis-témologique »althussérienne.

Afin demener à bien ce combat,SaskiaSassens’astreintàune« dis-cipline »:« Pourmoi, l’analyseradi-cale, c’est décrire, montrer, théoriser

le système producteur des injustices,confie-t-elle. C’est trop facile d’êtrehorrifié. »De là sans doute un stylevolontairement sans emphase nifioritures, et une grande aptitude ànuancer ses propres arguments.

De làaussi cemalentenduqui fitd’elle, un temps, une théoriciennedunéolibéralisme.N’avait-elle pasminutieusement observé, au toutdébut des années 1990, les échan-ges financiersdont la « ville globa-le »est le centre, ainsi que l’activitédes cadres internationaux qui ensont la chair ? Après avoir travaillésur les migrations de travailleurspauvres, ne délaissait-elle pas la« mondialisation par le bas » pours’intéresser à celle qui, « par lehaut », commençait à être la cibledetantdemouvementsdecontesta-tion ?

C’était négliger qu’à ses yeux lesdeux notions n’ont aucun sens :dans le processus de globalisation,le haut et le bas se confondent ; ilssont en interaction permanente.Lesmigrants illégauxmettent cha-que jour davantage en relief l’inca-pacité des Etats à s’imposer com-me des acteurs souverains d’unepolitique territoriale. Et les tra-vailleurs immigrés clandestins

sont, comme les traders, les pre-miers acteurs globaux de notremodernité.

« Je crois que je fais le type de tra-vail queMarx apprécierait », confiepresque en passant celle qui appli-qua systématiquement cette lectu-re décloisonnée de la mondialisa-tion, d’abord aux migrationshumaines, puis aux entreprisesmultinationalesetauxplacesfinan-cières,avantdelaretournermainte-nant contre l’Etat, sans doute à larecherche d’une plus nette traduc-tion politique de son travail. « Enfin de compte, remarque-t-elle, jeprends conscience que je suis vrai-ment hollandaise, pas latino-améri-caine. Il a fallu beaucoup de ténacitéet de systématicité aux Hollandaispourmaintenir ce pays au-dessus duniveaude lamer !Quant àmoi,monpremier livreétaitunprototypequejen’ai ensuite jamais cessédereprodui-re. »

« Il faut continuer de creuser ! »Danscetteentrepriseintellectuel-

le, si l’on y songe, c’est aussi uneétrange division du travail qui s’estorganisée avec celui qui partage savie depuis vingt ans, le sociologueaméricain Richard Sennett. A ellel’économiepolitiquedelaglobalisa-tion, ses flux internationaux, son« système » ; à lui les conséquen-cesculturellesetpsychologiquesduprocessus, lapertede lacivilitéetducaractère quimenacent ceux que lemouvement du capitalisme mon-dial emporte. Le versant« externe »etleversant« interne »d’un même processus, en somme,comme aurait pu dire MaxWeber(1864-1920), le premier grandsociologueducapitalisme.

Bientôt, de retour dans un vollongcourrierversNewYork–savil-le préférée –, Saskia Sassen seremettra au travail, au livre encours,àlaconférenceàvenir.Lalut-te, toujours, pour continuer à don-ner une chance à ceux qui ne sontpas les vainqueurs de la globalisa-tion. Pour eux, que le regard sur-plombantignore, il fautencoreaffi-ner l’analyse. « Il y a des choses quisont globales par nature, comme leFMI ou l’OMC, conclut-elle. Maisc’est tellement évident. Lamondiali-sation est une catégorie transparen-te. L’Etat-nation aussi.Moi je creusedans la pénombre de ces catégoriesdominantes. Ceux qui n’ont pas lepouvoir font aussi l’histoire, maisleur temporalité est plus longue. Ilfaut continuer de creuser ! »a

Gilles Bastin

Depuis plus de 20 ans, comme beaucoup d’autres petits éditeurs, viviers des grands auteurs de demain, nous nous sommes battus pour faire connaître les œuvres de ceux que nous estimions être de grands et vrais créateurs.

Depuis plus de 20 ans, nous nous sommes heurtés au silence et à l’indifférence absolus des bunkers médiatiques des monopolesapatrides de l’édition et de la diffusion des“produits” du marketing marchand.

“Il n’y a plus de littérature de création en France”, titrait récemment la revue américaine Time Magazine.

C’est pourquoi, n’acceptant pas cesdérives, nous avons décidé de mettre en ventenotre maison d’édition et son fonds.

communiquent

FRANÇOIS DEBOUCHAUD ÉDITEURFax : 05 24 84 18 79 - Email : [email protected]

publient denouveaux auteursService ML - 11 cours Vitton69452 Lyon Cedex 06Tél: 04 37 43 61 75http://www.editions-baudelaire.com

Pour vos envois de manuscrits :

ÉCRIVAINS

Les Chevaliers de l’Apocalypse.Réponse à MM. Prieuret Mordillatde Jean-Marie Salamito

Lethielleux/Desclée de Brouwer162 p., 12 ¤.

La globalisation, une sociologiede Saskia Sassen

Traduit de l’anglais parPierreGuglielmina, Gallimard,« NRFEssais », 348 p., 23 ¤.

Sociologue« globale »

Page 7: Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard ...sjs2/PDFs/LeMondeLiveres20090327_LIV.pdfadoss eaugroupeAlph e. Pourquoiselancerquandlacri-se se manifeste ? Comment esp -rent-ils

0 123>Vendredi 27 mars 2009 7

Q uelquesmois après la chuteduMur,Berlin semblait tou-jours éventréepar une fron-

tière qui n’existait plus. La villerestait écorchée par les marquesdu temps : cicatrices de la guerreet des années de déchirement,plaies encore ouvertes d’unerévolution en cours, et sailliesdes chantiers qui laissaient ima-giner un paysage urbain à venir.Pris dans ce feuilletage des tem-poralités, les Berlinois voyaientleur conceptiondu temps se redé-finir.

De ses déambulations dans lacapitale allemande, peu aprèsnovembre 1989, l’historienFran-çois Hartog dit ainsi avoir conçuet formalisé une notion nouvelle,celle de « régime d’historicité »,

afin d’analyser comment chaquesociété se situe dans le temps ets’inscrit dans un rapport spécifi-que aux passé, présent et futur.

Le volume collectif Historici-tés revient sur ce cheminementintellectuel en proposant unbilanpluridisciplinaire et bienve-nud’unenotion aujourd’hui fon-damentale pour les sciencessociales. Il retrace ainsi unegénéalogie intellectuelle quiemprunte en particulier à PaulRicœuret à l’historien et philoso-phe allemand Reinhart Kosel-leck.

Ce dernier, à qui les auteursd’Historicités rendent ainsi hom-mage, avait déjà forgé uneréflexion fondamentale en lamatière. « C’est la tension entre

l’expérience et l’attente, écrivait-il, qui suscite de façon chaque foisdifférente des solutions nouvelleset qui engendre par là le temps his-torique. »

Ainsi, pour comprendre lesrapports au temps, invitait-il àmettre en perspective le« champ d’expérience » (lamanière dont les hommes consi-dèrent leur passé) avec les« hori-zons d’attente » (celle dont ilsenvisagent le futur à venir).

Manière d’être au mondeS’inspirant de ces analyses,

les auteurs d’Historicités mon-trent à quel point les expériencesdu temps n’ont rien d’universelni de naturel, mais relèvent aucontrairede conceptionsdistinc-tes selon les époques et les espa-ces considérés.

Loin d’un nouvel emballagesavant du vieil adage « autrestemps, autres mœurs », le tra-vail d’historicisation révèle com-bien la relationau tempsdétermi-ne lamanière d’être aumonde et,plus généralement, les pratiquessociales dans leur ensemble.

Christian Delacroix, FrançoisDosse et Patrick Garcia poursui-vent ainsi une œuvre collectivedéjà riche (lire notamment LesCourants historiques en France,Armand Colin, 2005, rééd.« Folio histoire », 2007), parlaquelle ils s’efforcent de penserles pratiques des historiens.

Cette tendance des sciencessociales contemporaines, enpar-ticulier en France, à produire,parallèlement à de nouveauxobjets, une littérature qui en ana-lyse les enjeux, oblige justementles chercheurs, et de façon salu-taire, à s’interroger sur leurmanière de travailler et à enexplorer les impensés.a

Claire Judde de Larivière

e s s a i s /

Septembre 1930. Cent septdéputés nazis sont élus auReichstag. Ils n’étaient quedouzeaucoursdela législa-

tureprécédente.Cettepercée,aussispectaculaire qu’inattendue, trou-ble la plupart des observateurs.Même les plus lucides s’égarent. Al’instard’unStefanZweigqui,dansun article publié au lendemain desélections, analyse le succès desnazis comme« une révolte de la jeu-nesse, une révolte peut-être pas trèshabile, mais finalement tout à fait àencouragercontrelalenteuret l’indé-cisionde la “haute’’ politique ».

Une« révolte de la jeunesse (…) àencourager » ? Un homme, aumoins, n’est pas de cet avis. Il s’ap-pelleKlausMann, vientde fêter ses24ans,etn’hésitepasàfairepartdeson désaccord au grand écrivainautrichien :« Il y auneprétentionàtout comprendre, une sorte de com-plaisance à l’égard de la jeunesse quiva trop loin. Tout ce que fait la jeu-nesse ne nous montre pas la voie del’avenir. La plupart des gens demonâge (…) ont fait, avec l’enthousiasmequi devrait être réservé au progrès, lechoixde la régression.C’estune chosequenousne pouvons sousaucunpré-texte approuver. (…) La psychologiepermetde tout comprendre,mêmelescoups de matraque. Mais cette psy-chologie-là, je ne veux pas la prati-quer. Je ne veux pas comprendre cesgens-là, je les rejette. »

Admirable de sagacité, cette let-tre fait partiedes soixante-sept tex-tesdeKlausMann,principalementdes articles et des conférences, quiparaissent aujourd’hui sous le titre

Contre la barbarie. Rédigés pour laplupart entre 1933 et 1945, jamaistraduitsenfrançaisà l’exceptiondequelques-uns, ils ne représententcertes qu’une petite partie desécrits politiques de Klaus Mann.Mais leur publication est double-ment importante : d’abord parcequ’ils rappellent que le fils de Tho-mas Mann, en plus d’avoir été unexcellentromancieretunmémoria-listedegénie, fut aussi unessayistebrillant et prolifique ; ensuite par-ce qu’ils permettent de prendre lamesuredes deuxqualitésqui ne lui

firent jamais défaut : un discerne-mentétonnammentprécoceet uneintransigeance absolue.

Rien ne laissait présager, pour-tant, que ce jeune dandy devien-drait, dès ledébutdesannées 1930,l’un des esprits les plus clair-voyants de la jeunesse allemande.Fêtard invétéré, toxicomane etdépressif (il se suicidera à Cannesen 1949), auteur à l’âge de 20 ansd’un premier roman dans lequel ilrévélait à demi-mot son homo-sexualité, Klaus Mann aurait pu,comme beaucoup d’enfants de sa

générationdevenus adultes à la finde la République deWeimar, som-brer dans la hainede ladémocratie« bourgeoise »pourensuiteaccep-ter servilement l’ordre hitlérien.Ou bien quitter l’Allemagne etcontinuer de mener à l’étrangerunevie debâtonde chaise.

Or c’est une troisième optionqu’il choisit : l’exil, certes, mais unexildecombat, toutentierconsacré

à la lutte contre ce qu’il appelait le« néonationalisme hystérique » du« baratineur à petite moustache ».Et c’est justement la chronique decet exil – lui-mêmepréférait parlerd’« exode » pour rendre compted’un phénomène de masse, quiconcerna près de 10 000 artistes etintellectuels allemands – queracontent les textes réunis dans cevolume :desPays-Bas,oùildirigeade septembre 1933 à août 1935 laprestigieuse revue Die Sammlung(LeRassemblement),àlaquellecol-laborèrentGide,Einstein,Cocteau,Huxley, Brecht ou Trotski, jus-qu’aux Etats-Unis, où il vécut de1936à1945,enpassantparlaFran-ceet laSuisse,où il séjournaauprèsdes membres de sa famille quiavaient également quitté l’Allema-gnedès 1933.

Ceux qui ont lu Mephisto et Le

Volcan, les deux romans queKlausMannécrivit dans les années 1930,ou Le Tournant, l’autobiographiequ’ilrédigeaauxEtats-Unis,retrou-veront ici la plupart des thèmesdéveloppés dans ces trois livresmagnifiques : son mépris totalpour ceux qui « plièrent l’échine »– comme le poète Gottfried Benn,dont il n’eut de cesse de brocarder« l’avilissement » (1) – ; la solitudedes émigrés, considérés commedes« lâches » par les opposants del’intérieur et regardés avecméfian-ce dans leurs pays d’accueil ; ouencore la douloureuse questionqueseposèrentbeaucoupd’antina-zis non communistes : l’antifascis-me justifie-t-il de faire cause com-mune avec le stalinisme, au risquede donner un blanc-seing à celui-ci ? Une question à laquelle KlausMann répondit là encore avec uneremarquable honnêteté, en plai-dant ardemment pourune allianceavec les communistes sans jamaisrenoncer à dénoncer leurs crimes.Ce qui fait de ce « socialiste huma-niste » l’un des premiers représen-tants d’une pensée « antitotalitai-re »que la gauche européenne, par« anti-anticommunisme », mit desdécennies à faire sienne.a

Thomas Wieder(1) La controverse entreMann et Benn, quiprit ses distances avec le régime nazi dès l’été1933, fait l’objet d’un dossier dansLaRevuedesDeuxMondes (mars 2009, 192 p., 13¤).Signalons aussi la réédition en poche d’A tra-vers le vastemonde, récit plein d’humour dulong voyage que firentKlausMann et sa sœurErika en 1927-1928 (Petite BibliothèquePayot, 206 p., 8,50¤).

Ô m

ajus

cule

«Voilà que Jean-Luc Barré, en train de se situer parmi les meilleurs historiens de notre littérature et de notre société,

nous offre le premier tome d’une Biographie intimede François Mauriac qui a des chances d’être à peu près définitive.»

Jean d’Ormesson, de l’Académie française, Le Figaro

«Une biographe magistrale. Une enquête fouillée, nourrie de sources inédites.»

François Dufay, L’Express

«Un modèle de biographie à la française, qui raconte une vie, analyse une oeuvre, fait revivre un homme

d’une formidable complexité – le tout avec style et élégance.»Jean-Claude Perrier, Livres Hebdo

«Un travail minutieux et magistral.»Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche

«Remarquable!»Jacques Nerson, Le Nouvel Observateur

fayardwww.editions-fayard.fr

Jean-Luc Barré

LORSQU’ONOUVRE L’Art duhaïku, les choses se passent de lamanière suivante. On lit quel-ques textes de cette anthologie,et on croit d’abord avoir comprisce qu’est le haïku : un poèmebref de la littérature japonaise,tiré au cordeau le long de lapage, composé de trois unitésmétriques (classiquement 5, 7puis 5 pieds), et destiné à captu-rer la beauté d’un instant, lalumière de la lune sur un bocalrempli de poulpes, l’ombre d’unarbre, presque rien.Puis on en écrit un à son tour,par curiosité : choisissez, à votreguise, un cerisier en hiver ou unKleenex au printemps. Et on serend compte que l’on n’avait riencompris. On jette le résultat à lapoubelle ou, pour plus de sûreté,on l’avale. On relit alors l’ensem-ble du livre, la préface de PascaleSenk et l’introduction de VincentBrochard, qui détaille de maniè-re passionnante l’histoire de cet-te forme littéraire, en se focali-sant sur trois figures tutélaires,Matsuo Bashô (1644-1694),Kobayashi Issa (1763-1827) etMasaoka Shiki (1867-1902).Curieuse forme, vraiment, quecelle du haïku dont toute la philo-sophie se résume dans le plon-geon d’une grenouille. Celle deBashô, théoricien du « fûkyô »(folie poétique) qui, nous dit Vin-cent Brochard, révolutionna lapoésie par ces trois vers :

Vieille mareune grenouille plongebruit de l’eau

Refus de l’ornementation,dépouillement des apparats lyri-ques de la poésie japonaise clas-sique, nudité absolue du réel,« retour vers le bas », l’ordinai-re, le dérisoire : tout l’art duhaïku est là. Rien de plus diffici-le que cette simplicité totale. Lacomparaison est classique : ondoit écrire un haïku comme lemaître zen tire à l’arc, lorsque levide s’est emparé de l’esprit. Legeste s’accomplit alors de lui-même : le poème vous trouve ets’écrit, trace laissée par l’indici-ble à la surface du langage. Aveclamême tension aussi que la cor-de de l’arc. Tension bien sûrentre l’instant que le poème déta-che sur la trame du quotidien, etl’éternité pour laquelle il le fixe ;mais aussi entre la solennité etl’humour : le haïku sait être à lafois une célébration des splen-deurs infimes de l’instant et unrire grinçant face à l’absurditéd’exister ; il est capable de chan-ter, dans unmême souffle, lapureté virginale d’une fleur et saforte odeur d’urine :Un effluvede pisse/ils exhalent aussi/les chry-santhèmes.Poésie de vagabonds, car il fauterrer pour saisir la mobilité nua-geuse des choses et leur imper-manence (Kerouac a écrit quel-ques haïkus splendides), pour sedécentrer de soi-même et,conformément à l’intuitionbouddhiste, anéantir le soi. Ils’agit de n’être plus qu’une puresensation où s’abolit toute dis-tinction entre celui qui ressent etla chose qui l’affecte, pour que lepoème – dont le battement ryth-mé se synchronise à celui despas – devienne, comme le dit joli-ment Vincent Brochard, « unepulsation [qui] s’accorde au phra-sé des éléments ».a

Stéphane LegrandBashô, Issa, Shiki. L’art du haïku : pourune philosophie de l’instant,textes présentés par Pascale Senket Vincent Brochard, Belfond,« L’esprit d’ouverture », 235 p., 18 ¤.

Trois fois rien

Les usages du tempsUn bilan pluridisciplinairede la notion d’« historicité »

aparté

Historicitéssous la direction deChristianDelacroix,François Dosse et Patrick Garcia

LaDécouverte,« Armillaire », 304 p., 24 ¤.

Klaus Mann l’intransigeantUn recueil de textes politiques, chroniques d’un exil de combat contre le nazisme

Contre la barbarie (1925-1948)de KlausMann

Traduit de l’allemand par DominiqueLaureMiermont et CorinnaGepner,préface deMichel Crépu,Phébus, 366 p., 23 ¤.

Klaus Mann en 1926. Thea Sternheim

Page 8: Littératures : Ruth Rendell, Laurence Tardieu, Gerard ...sjs2/PDFs/LeMondeLiveres20090327_LIV.pdfadoss eaugroupeAlph e. Pourquoiselancerquandlacri-se se manifeste ? Comment esp -rent-ils

8 0 123Vendredi 27 mars 2009/ r e n c o n t r e

Livia Saavedra pour« LeMonde »

Belinda Cannone faitpartie de ces gens(pas si nombreux)sur qui le mondeproduit un effet ter-rible. C’est ainsi : le

journal télévisé, chaque soir, luiferait presque venir des « san-glots »–tropdechoses contradic-toires, tropdeviolence.Commesitous les échos de la planète luiarrivaient amplifiés cent fois,

dans un gigantesque fatras desons et d’images. Rien à faire. Ouplutôt, si : transformer en livrescette hyperacuité qui la pousse àcapter trop nettement les émo-tions, les tensions, les désirs, leschagrins environnants. Entre lesbruits, son dernier roman, est unemanièred’incarner, dansdesper-sonnages de fiction, cette formede présence très particulière.

Lapremière« nouvelle dumon-de » dont elle ait eu connaissan-

ce, elle s’en souvient, l’avaitboule-versée.« Chezmoi, on ne lisait pasde journaux, raconte-t-elle. Unjour, un de mes oncles, que jen’aimais pas, en a apporté un.Dans la colonne des faits divers, il yavait cette information : une banded’enfants avait trouvé une portéede chats dans une cave et s’étaitamuséeà lesmassacrer. »Elle s’ar-rête. Toute l’intensité de sa per-sonne semble concentrée dansses yeux, qu’elle a sombres. Legenre de regard qui ramasse lamise : après coup, vous ne voussouvenez pas de la manière dontelle étaithabillée, oucoiffée–seu-lement de ça. « Ce jour-là, je mesuis dit : voilà ce que font mes sem-blables. »

L’épisode, qui se retrouve indi-rectement dans Entre les bruits,où les chatons sont remplacés pardes renardeaux, représente unesorte de « noyau brûlant » pourBelinda Cannone. C’est à partirde là que s’est constituée sa façonde voir le monde. Et de l’enten-dre. Exactement comme Jeanne,la fillettedont elle a fait l’unde sespersonnages principaux, dansEntre les bruits, et qui pourraitêtre un double de l’enfant boule-versée d’autrefois.

Car Jeanne entend tout,c’est-à-direvraiment tout.Attein-te d’hyperacousie, autrement ditd’une formed’audition complète-ment démesurée, elle prétendmême, en poussant un peu, pou-voir entendre « pousser les ron-ces ». Et métaphorise, du coup,cette curieuse position qui est lanôtre : « On entend trop, affirmeBelinda Cannone. Nous sommes

dans un moment de l’histoire dumondeoùonestassaillis d’informa-tion, avec les difficultés que celaengendre. »

Pour démêler tous ces sonsenchevêtrés (pour « débruiter »,en somme, comme le fait Jodel,l’« ingénieur de physique duson » qui est l’autre personnagecentral d’Entre les bruits), Belin-da Cannone dispose de « deuxvoix ». Celle du roman, « la plusimportante » (par exemple, Lentdelta, chez Verticales en 1998, etL’Homme qui jeûne, à L’Olivier en2006) et celle de l’essai, qui lui afait concevoir des textes trèsécrits surLe Sentiment d’impostu-re (Calmann-Lévy, 2005, et Folion˚ 515) ou sur la bêtise (La bêtises’améliore, Stock, 2007). Sanscompter une troisième manière,qui l’a menée vers la critique etl’esthétique, avec notamment des

livres consacrés à la musique auXVIIIe siècle (notamment LaRéception des opéras de Mozart,chez Klincksieck, en 1991).

L’autre façonde« débruiter »,consiste à s’immerger dans lanature, où Belinda Cannone sesent « faire partie du monde »encoremieux qu’ailleurs. Dans lamaison du Cotentin, où elle écritavec une très grande régularité

(« J’aime, dit-elle, les choses qui sefont dans la durée »), elle éprouve« un sentiment de plénitude exis-tentielle et de nostalgie, à cause decette impression très poignantequ’on est en traindeperdre lanatu-re ». Est-ce pour cela que les des-criptions de forêts, de sous-bois,de plantes sont si belles dansEntre les bruits ? Le « petit crirond » d’un moineau, la palpita-

tion de la nuit, « fraîche et trans-parente », le « babil merveilleuxd’unmerle » ?Tous ces sons, ceuxde la nature et ceux des voix déve-loppées dans le roman, permet-tentd’échapper auxbruits parasi-tes dumonde. BelindaCannone asu les isoler avec un certain bon-heur d’écriture et une forme trèsassurée de joie.a

Raphaëlle Rérolle

Débutmars, la clientèle atrouvéporte close. Le res-taurantmadrilèneNicolas

est fermé.Définitivement. La crisea eu raisonde cet établissementqui fut unhaut lieu littéraire de lacapitale espagnole. Les livres d’or,accumulésdepuis un quart de siè-cle par sonpropriétaire, racontentses riches heures, quand les PrixNobel de littératureDario Fo,GabrielGarciaMarquez ouOrhanPamuk fréquentaient cette table,dontMarioVargas Llosa était aus-si un habitué.

C’est en 1984que le poète etécrivain espagnol JuanAntonioMendez aouvert son restaurant,d’aborddans unminuscule localdu centre-ville, puis calle deVilla-lar, à deuxpasde laPuerta deAlca-la. Il abandonnait une activitéd’éditeur pour semettre aux four-neaux. Tout en régalant plusieursgénérationsd’intellectuels et d’ar-tistes, il traduisait des auteurs fran-çais et italiens, dont Pier PaoloPasolini.

Etrangement, la récession quiétrangle le commerce de bouchene semble pas affecter lesnourritu-

res intellectuelles. EnEspagne,pourun restaurant fermé, com-biende librairies ouvertes ? Ainside l’inauguration récente par leministre espagnol de la culture,CesarAntonioMolina, d’unelibrairie de 1 500 m2 àBarcelone,dansunquartier du centre qui encomptait déjà une douzaine. Pourles uns, l’ouverture de la librairieportugaiseBertrandmarque seule-ment un acte de guerre dugroupeallemandBertelsmann, propriétai-re depuis peude l’enseigne lisboè-te, sur le terrain dugéant catalanPlaneta, dont laCasa del Llibreoffre 1 200m2 àdeux pas.Maispour la plupart des profession-nels, cet investissement témoignede la bonne santé générale du livreenEspagne.

Lenombredes titres publiés en2008 (75 933) a augmenté de19,8 %par rapport à l’année précé-dente. Au total, 255,5millionsd’exemplaires ont été édités.Même si les tirages ont diminuéd’environ5 % (3 000 exemplairesenmoyenne), tous les éditeurs sefélicitent de voir le livre résister àla crise« parce que c’est un loisir

bonmarché ». Selon une étuderécente de la Fédération des édi-teurs (FGEE), lesEspagnols lisentdeplus enplus : la proportiondeceuxqui le font« fréquemment »,c’est-à-dire aumoins deux fois parsemaine, est passée de 36 %à41 %depuis 2000.

Un rapport duministère de laculture indique que le nombredespersonnes inscrites dans les biblio-thèquespubliques a augmenté de53 %entre 2001 et 2005.On estpasséde 1,49 visite parhabitant etpar an à 1,98 ; et les prêts de 31,7 à49,7millions. Cesdonnées specta-culaires sont toutefois à relativi-ser, puisque la fréquentationmoyennedes bibliothèques enEurope est de 4,9 visites. Par sonretard, l’Espagne reste unmarchépotentiel de première importan-ce :« Les pays du centre et du nordde l’Europe ont réussi l’alphabétisa-tion complète de leur population jus-qu’à 16 ans aumilieu des années1950, l’Espagne depuis quatre ansseulement », rappelait récemmentAntonioMariaAvila, directeur dela FGEE.

Lesecteurde la littérature enfan-tine et jeunesse connaît des haus-sesde ventes àdeux chiffres d’uneannée sur l’autre (+ 15,5 %en2008). LesEspagnolsde 13 anslisent enmoyennehuit livres paran, d’après les statistiques de laFGEE.Mais à 25 ans, pas plus dequatre. Lepassageà vide est enco-

replusnet entre 15 et 20 ans. Pourl’écrivainRafaelChirbes, qui parti-cipe régulièrement àdes atelierslecturedans les lycées, la raison estsociale :« Pour les enfants, les livressont unmondede fantaisie,maisquand ils arrivent à l’adolescence, ilsse trouvent confrontés à la réalité deleur environnement. Alors, ils sedemandentpourquoi lire ; pourdeve-nir des chômeurs plus cultivés ? »

Programmes scolaires en causeD’autresmettent en cause les

programmes scolaires. Se heurterbrutalement à l’austéritémédiéva-le duMester de Clerecia ou plussimplement àDonQuichottepeut être dissuasif, même pour dejeunes élèves portés sur la lecture,estimeCarolinaOtero, jeune écri-vain et professeur dans le secon-daire :« Il faudrait faire le contrai-re, dit-elle.Commencer par le plusproche, le contemporain, pour allerensuite en approfondissant. »

La lecture et les longsmoments de solitude qu’ellerequiert ne seraient pas en phaseavec le rythme de vie d’une jeu-nesse sollicitée en permanencepar lesmoyens audiovisuels, letéléphone portable ou leMP3.C’est la thèse d’Antoine Compa-gnon, de passage enmars à l’Insti-tut français deMadrid :« L’ennuistimule la lecture, a confié le pro-fesseur au Collège de France.Nous nous souvenons tous des longs

étés de notre adolescence quandnous lisions de grands romans.Aujourd’hui, il semble qu’il soitinterdit de s’ennuyer. »

Une enquête duministère de laculture sur les habitudes et lespratiques culturelles des Espa-gnolsmontre que trois jeunes surquatre, entre 15 et 19 ans, lisent

essentiellement des ouvrages enrelation avec leurs études. Enrevanche, entre 20 et 24 ans, prèsde deux sur trois (62,7 %) s’éva-dent du« lire utile » pour satisfai-re des goûts plus personnels.C’est l’âge du retour à la lectureplaisir.a

Jean-Jacques Bozonnet

Une façon de “débruiter”,

consiste à s’immerger

dans la nature, où l’auteur

se sent “faire partie dumonde”

encoremieux qu’ailleurs

L a « rumeur du monde » estune chose bien encombran-te : un monstrueux éche-

veaudesignauxquinousparvien-nent tous en même temps, sansque nous soyons forcément capa-bles de les identifier, puis de lesorganiser. C’est autour de cetteidée que se développe le beauroman de Belinda Cannone, dontles personnages sont doués d’undon particulier d’audition. A tra-vers eux, Belinda Cannone explo-re à la fois notre rapport au son, àl’environnement, mais aussi aumonde en général.

Jodel, l’ingénieur du son, et

Jeanne, la fillette « sur-entendan-te », sont deux grands « écou-teurs ». Lui par profession, quimetses compétencesauservicedela police dans des enquêtes crimi-nelles, elle par nature.

Ayant fait connaissance deJeanneparhasard(il y abeaucoupde coïncidences, vraies ou faus-ses, dans ce texte qui s’apparenteàune fable, à la fois par sa structu-re et par son climat), Jodel entre-prend de lui apprendre à identi-fier lesbruitsqu’elleentend.Adis-séquer tousces sons« intéressantsmais si nombreux » :« Des claque-ments, des clappements, des crisse-

ments, des froissements, des glisse-ments » – de quoi vous épuiser.

Comment peut-on définir dessons ? Par quels mots ? Au-delàdes problèmes de vocabulaire, laquestion s’étend à notre situationdans l’univers.CarBelindaCanno-ne ne se contente pas de l’aspectpoétique des rencontres entreJeanne et Jodel.

La construction du roman, quifait alterner ces épisodes avecl’écoute des bandes fournies parla police, inclut aussi des visitesdans un lieu étrange, baptisé« zone de chute ». Là se retrouventdes individus plus oumoins mar-

ginaux, plus ou moins inquié-tants, tous venus des endroits lesplus éloignés. « A la périphérie dumonde », peut-être, mais en pleincentre aussi, puisqu’ils viennentde partout. Et portent à l’échellegéopolitique(il estbeaucoupques-tion de mondialisation), la« rumeur » que l’on perçoit dumonde : d’où on l’entend et dequelle façon,mais aussi commentl’onpeut s’en défaire, pour attein-dre ce merveilleux « Grand Silen-ce »promis à Jeannepar Jodel.a

R. R.Entre les bruits, de Belinda Cannone,éd. de L’Olivier, 270 p., 20 ¤.

lettre de Madrid

DOMINIQUE SYLVAIN

iviane amy V H

Chemins Nocturnes

POLICIER

LA NUITDE GERONIMO

Le grandretour

de LouiseMorvan !

BelindaCannone« On entend trop »La romancière, impressionnée par la rumeur du monde,fait de ses héros d’« Entre les bruits » des décrypteursde sons. Pour mieux s’affranchir des parasites

Franchir le mur des sons pour atteindre le « Grand Silence »

C’est la crise : les restaurants ferment, les librairies ouvrent