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    Politique de la valeur financire Les stress tests bancaires entre indtermination et coups de force

    Frdric Lordon (CNRS, CSE)

    [email protected]

    Rsum : Alors que la thorie noclassique de la finance a toujours proclam lexistence dune valeur fondamentale des actifs financiers, aussi bien les arguments keynsiens de lincertitude radicale que des arguments tirs dune approche spinoziste en conomie politique conduisent lide oppose dune indtermination fondamentale ex ante et dun dfaut essentiel dobjectivit de la valeur financire. Cette indtermination est leve par des processus sociaux de valorisation. Ceux-ci peuvent tre de lordre de la formation dune croyance collective. Ils peuvent galement revtir un caractre plus ouvertement politique lorsque se crent des situations o la valeur a tre dcide , loccasion de quoi des groupes dagents sefforcent de ltablir au mieux de leurs intrts. Cest particulirement le cas dans la crise financire, qui a vu une rsurgence de lindtermination, et dont les suites ont engendr de multiples conflits de valorisation. Les stress tests auxquels ont t soumises les principales banques amricaines donnent voir ces luttes ouvertes constitutives dune politique de la valeur.

    The politics of financial value Banking stress tests between indeterminacy and struggles

    Abstract : Whereas the neoclassical theory of finance has always claimed that financial assets had a fundamental value, keynesian arguments about radical uncertainty as well as arguments drawn from a spinozist approach in political economy rather lead to the opposite conclusion of a fundamental indeterminacy in financial value. This indeterminacy is lifted through social processes, such as the building up of collective beliefs. These processes however may take a more overtly political tone, whenever arise situations where the value has to be decided. Agents or groups may then strive in a conflicting way to set the value in their best interests. It is typically the case during financial crises where indeterminacy, suddenly returning, gives way to multiple valuation conflicts. US banking stress tests straightforwardly show these struggles such as they are part of what could be called a politics of value.

    Frdric Lordon: directeur de recherch au CNRS, chercheur au CSE. Ses travaux portent sur le capitalisme financiaris sous ses multiples aspects : valeur actionnariale, fonds de pension, marchs financiers. Il a publi deux ouvrages sur la crise financire : Jusqu quand ? Pour en finir avec les crises financires (Raisons dagir, 2008) ; La crise de trop (Fayard, 2009). Il dveloppe par ailleurs un programme de recherche spinoziste en sciences sociales : LIntrt souverain. Essai danthropologie conomique spinoziste (La Dcouverte, 2006), Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme (dir.) (Presses de Sciences-Po, 2008), avec Y. Citton (dir.), Spinoza et les sciences sociales (Amsterdam, 2008)

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    De toutes les valeurs de lconomie dont la thorie noclassique ne cesse de proclamer lobjectivit, condition sine qua non ses yeux pour faire science , la valeur financire est peut-tre voulue la plus indfectiblement objective. Elle serait la plus efficacement traque et la plus fidlement exprime par les prix dans des marchs de capitaux supposs raliser au plus prs le double idal-type du march walrassien et de la rationalit des agents, combinaison qui ferait deux un instrument de pricing quasi parfait. Cest l dailleurs trs exactement le sens de cette affirmation souverainement assne par Michael Jensen qu il nest pas de proposition en conomie plus srement vrifie que lhypothse defficience des marchs financiers 1 par dfinition des marchs efficients ont pour proprit que toute linformation pertinente y est disponible, connue des agents, rationnellement intgre leurs dcisions dachat et de vente, et par suite incorpore dans les prix qui cernent la valeur fondamentale au plus juste. Depuis les modles mathmatiques dvaluation des actifs, dont la sophistication peut nourrir aussi bien la passion des formalisateurs que la fascination confuse du grand public, jusquaux images mdiatiques complaisamment diffuses des salles de march dans le dploiement de leur appareil technique multiples crans, prolifration des donnes, courbes mystrieuses cest tout un continuum smiotique qui donne croire lobjectivit de la science financire en tant quelle repose sur le primat du nombre, donc du quantifiable, du lgalisable et du formalisable, portant au plus haut lidal pistmologique galilen dont la science conomique en gnral fait sa caractristique absolument distinctive, et la certitude de sa scientificit suprieure au sein des sciences sociales. Cette affirmation dune partie lie avec lobjectivit par le truchement du nombre est pourtant mise mal au cur de la crise financire o, prcisment, seffondre la possibilit mme de rpondre llmentaire question combien vaut ceci ? Lincapacit valoriser les produits structurs drivs des crdits hypothcaires et par suite identifier de nouveaux prix dquilibre , demeurera comme le fait frappant, quoique en fait formellement commun toutes les crises financires, de lpisode subprime2 : pendant des mois, les oprateurs,

    1 Jensen M., Some anomalous evidences regarding market efficiency , Journal of Financial Economics, vol.

    6, 1978. 2 On lui laissera ce nom par convention sachant que la crise financire ouverte en 2007 sest rvle dune

    extension trs suprieure ce seul compartiment des marchs de crdit.

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    privs de la norme du mark-to-market du fait de la conglation des marchs et de limpossibilit dy raliser la moindre transaction, ne savent plus valuer leurs actifs ni chiffrer leurs pertes.

    Par une heuristique de la crise dont la Thorie de la rgulation a fait sa mthode mme3, il apparat que les mcanismes dun ordre ne sont jamais si bien mis au jour quau moment de sa dcomposition. Aussi la brutale rsurgence dindtermination dont sont frappes les valorisations des actifs au cur de la crise dit-elle moins une anomalie exceptionnelle et aberrante de la valeur financire quelle nen livre la vrit profonde. Si la valeur financire na pas lobjectivit que prtend une thorie noclassique trop presse de prendre son dsir pistmologique pour la ralit4, il faut alors sinterroger sur les mcanismes rels de la valorisation, sachant quils convoqueront ncessairement des dterminations extrinsques, cest--dire des forces sociales, puisque la valeur financire ne parle pas delle-mme. L encore, suspendant lordre normal des affaires tel quil recouvre lindtermination fondamentale de la valeur, la crise fait surgir des situations et des pratiques inhabituelles qui donnent voir de manire saisissante des ralits mconnues de la valeur conomique, et notamment que sa fixation, loin dtre le rsultat objectif et vrai danonymes processus de march, peut tre lobjet de luttes ouvertes entre des agents ou des groupes dagents qui sefforcent ouvertement pour ltablir au mieux de leurs intrts et en font par l la matire mme dune politique. De ce point de vue, le dbat, et en fait le bras de fer, survenu aux Etats-Unis au printemps 2009 propos des tests de stress (stress tests) imposs par ladministration aux principales banques pour valuer leur rsistance aux pertes corrlatives de la crise et de la rcession, montre spectaculairement dans quels rapports de force la valeur peut se trouver prise et, loin de toute objectivit telle quelle simposerait aux agents par sa force intrinsque, de quelles manipulations dlibres elle peut tre la rsultante.

    Lintrouvable valeur fondamentale

    Il faut que soit branl en son fondement ldifice de la thorie noclassique de la finance pour que, rtrospectivement, on peine croire quait pu tre soutenue aussi

    affirmativement lobjectivit de la valeur fondamentale , cette rfrence vraie que les prix

    3 Voir Boyer R., Thorie de la rgulation. Une analyse critique, coll. Agalma , La Dcouverte, 1986 ; Boyer

    R. et Y. Saillard (dir.), Thorie de la rgulation. Ltat des savoirs, coll. Recherches , La Dcouverte, 2me dition, 2002. 4 Au sujet de lpistmologie rve de la science conomique noclassique, voir Lordon F., Le dsir de faire

    science , Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n 119, 1997.

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    des actifs nauraient qu fidlement reflter. La chose tait spcialement acrobatique en effet en matire dactifs financiers qui ont pour proprit distinctive de ne pouvoir tre apprci par des caractristiques substantielles instantanment mesurables et qui enfermeraient compltement la vrit de leur valeur, mais au travers des flux montaires futurs qui leurs sont attachs. Toute la difficult survient bien sr du fait de cette ouverture sur le futur qui ncessite lajout de quelques hypothses auxiliaires pour maintenir la possibilit de la valorisation objective, notamment : i) la connaissance de tous les tats du monde futurs, ii) la possibilit dassigner chacun une probabilit, sans parler, comme dhabitude, de la capacit des agents runir toute cette information et surtout raliser les optimisations stochastiques, ventuellement en horizon infini, solutions du problme. Or ce sont l videmment des hypothses hroques tant la prvision des cash flows futurs est incertaine. Mme les actifs obligataires, dont les paiements attachs sont fixs ex ante, font face lventualit du dfaut de lemprunteur, dont la survenue est dpendante dune multitude de facteurs loin dtre tous idiosyncratiques : comme le prouve loquemment la rcession ouverte la fin 2008, des productions viables et juges financirement saines par les crditeurs en temps ordinaires peuvent tre prcipites dans lilliquidit et/ou linsolvabilit du fait dun choc macroconomique violent et imprvisible. Que dire alors des actions et de leurs drivs dont les cash flows de rfrence sont ceux des profits ou dividendes futurs, inconnus ex ante, particulirement sensibles aux variations conjoncturelles, et tombant a fortiori sous largument prcdent dimprvisibilit des chocs sectoriels ou macroconomiques. Par une sorte de cercle vicieux paradoxal, en tout cas dans le capitalisme financiaris de ces dernires dcennies, cest le plus souvent linstabilit intrinsque de la finance de march et ses violents accidents qui donnent leur origine aux chocs macroconomiques imprvisibles et nourrissent lincertitude radicale dont la finance a souffrir.

    Comme on le sait, en tout cas, du fait des relectures contemporaines de luvre de Keynes, notamment celle dAndr Orlan5, ltat de la prvision long terme , titre du chapitre 12 de la Thorie Gnrale, est hypothqu par une opacit du futur rtive toute tentative de probabilisation et marque par lirrmdiable fragilit des conjectures quon peut former son propos : le fait marquant en la matire est lextrme prcarit des bases sur lesquelles nous sommes obligs de former nos valuations des rendements escompts () Les donnes dont on dispose se rduisent peu de choses, parfois rien 6. Cest pourquoi, conceptuellement parlant, la condition de la finance en tant quelle est forward looking

    5 Orlan A., Le Pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999.

    6 Keynes J.M., Thorie gnrale de lemploi de lintrt et de la monnaie, Payot, 1969, p. 162.

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    (comme vrai dire la quasi-totalit des comportements conomiques), est irrmisciblement marqu par lincertitude, opacit radicale dun avenir o la liste des tats du monde est rendue inconnue par la possibilit de surgissements imprvisibles, lincertitude que Keynes, la suite de Knight7, oppose au risque, forme probabilisable de linconnu futur, donc inscriptible dans un ordre du calcul, ainsi rendu mtrisable et par suite matrisable. Dans son orthogonalit toute mtrique, lincertitude dans les marchs de capitaux est comme leve au carr du fait de leur fonctionnement fondamentalement autorfrentiel8. Comme lavait dj soulign Keynes, et comme y revient avec force Andr Orlan9, tel est bien leffet combin de lincertitude de premier ordre et de la spculativit de ces marchs dactifs acheter non pas pour lusage mais pour la revente plus-value , que les agents, dmunis de toute rfrence cognitive assure o pourraient sancrer la formation des prix, en viennent se prendre mutuellement pour rfrence et, par une forme ou une autre de mimtisme, converger inintentionnellement, au terme de quoi stablit une opinion collective, au sens le plus durkheimien du terme, cest--dire comme puissance de dtermination des anticipations et des comportements individuels. Cet effet de composition est profondment ambivalent puisque dune part, lorsque sa rsultante est installe, il stabilise une croyance commune qui lve pour les agents lindtermination de lincertitude radicale, quoique, dautre part, cette leve soit sans cesse expose au risque dune contestation, par exemple par des vnements extrieurs abattant la croyance, cest--dire, par la perte de lancrage conventionnel antrieur, une rsurgence de larbitraire et de lindtermination. Dune certaine manire lindtermination de lautorfrentialit est dune tout autre nature que celle qui nat de lincertitude radicale objective , celle qui vient de limpossibilit de prvisions fiables relativement un avenir non probabilisable, car le refermement cognitif du groupe sur lui-mme en quoi consiste le fonctionnement autorfrentiel peut littralement

    soprer sur nimporte quoi : nimporte quelle croyance, nimporte quelle reprsentation de lavenir, et partant nimporte quelle dynamique des prix dactifs. De cette incertitude radicale, la fois telle quelle est inscrite dans la facticit dun avenir non stationnaire et par suite objectivement imprdictible et dans lindtermination de larbitraire autorfrentiel, rsulte une double et rdhibitoire condamnation de lide de valeur fondamentale. On pourrait donner ce rsultat le renfort

    7 Knight F., Risk, uncertainty and profit, Houghton Mifflin Co, 1921.

    8 Orlan A., op. cit. ; Efficience, finance comportementale et convention : une synthse thorique , in Boyer

    R., Dehove M et D. Plihon (dir.) Les crises financires, Rapport CAE n 50, La Documentation Franaise, 2004 ; De leuphorie la panique : penser les crises financires, coll. Cepremap, Editions Rue dUlm, 2009. 9 A qui lon doit davoir formul explicitement lide de finance autorfrentielle .

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    thorique supplmentaire quoffre en cette matire de valeur une approche spinoziste en sciences sociales10. Car sil est bien une caractristique profonde du spinozisme cest la ngation de toute absoluit, de toute objectivit et de toute substantialit des valeurs. Nous ne nous efforons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le dsirons pas parce que nous jugeons quil est un bien, mais au contraire nous ne jugeons quun objet est un bien que parce que nous le voulons, le poursuivons et le dsirons nonce Eth., III, 9, scolie11. Que fait ce scolie dcisif sinon inverser le lien entre dsir et valeur tel quil est spontanment tabli et affirmer que, loin que le dsir se rgle sur des valeurs objectives, dj l et quil naurait qu reconnatre, ce sont au contraire les investissements du dsir qui emplissent les objets dune valeur dont ils sont intrinsquement dpourvus ? Il ny a pas de valeur objective qui driverait des proprits substantielles des choses, il ny a que des processus extrinsques de valorisation la valeur advient toujours du dehors. Quelle est plus prcisment la nature de ce dehors ? Elle est affective et sociale. Affective puisque le dsir (conatus) est lun des affects dits primitifs 12, mais galement parce que les croyances en gnral et les croyances de valorisation en particulier sont chez Spinoza portes par des affects on pourrait en dire quelles sont des affects investis dans des contenus idels, limage de la formation des ides polaires du bien et du mal : en tant que nous percevons quun objet quelconque nous affecte de joie ou de tristesse, nous lappelons bon ou mauvais ; aussi la connaissance du bien et du mal nest-elle rien dautre que lide de la joie ou de la tristesse, ide qui suit ncessairement de laffect mme de joie ou de tristesse 13. Or, si dans leurs formes lmentaires, les affects peuvent tre analyss sur une base individuelle ou interindividuelle, comme sy livre, pour lessentiel, lEthique selon sa mthode dengendrement mthodique, ils ne se forment pas moins sur une base ncessairement collective dans la ralit historique14 lEthique y fait plusieurs fois rfrence mais cest

    10 Voir entre autres Lordon F., Revenir Spinoza dans la conjoncture intellectuelle prsente , LAnne de la

    Rgulation, vol. 7, La Dcouverte, 2003 ; La lgitimit nexiste pas. Elments pour une thorie spinoziste des institutions sociales , Cahiers dEconomie Politique, vol. 53, 2007 ; LIntrt souverain. Essai danthropologie conomique spinoziste, La Dcouverte, 2006 ; avec Y. Citton (dir.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude lconomie des affects, Editions Amsterdam, 2008. 11

    Soit le scolie de la proposition 9 de la partie III de lEthique (dans la traduction de Robert Misrahi, PUF, 1990). 12

    Avec la joie et la tristesse (Eth., III, 11, scolie). 13

    (Eth., IV, 8) 14

    Il nest pas possible de justifier pleinement ici cette assertion pour laquelle on ne peut que renvoyer louvrage de rfrence dAlexandre Matheron, Individu et communaut chez Spinoza, Minuit, 1988. Pour une application en sciences sociales, voir Lordon F. et A. Orlan, Gense de lEtat et gense de la monnaie : le modle de la potentia multitudinis , in Citton Y. et F. Lordon (dir.), op. cit. On pourrait cependant ajouter, comme la fortement soulign Andr Tosel, quil est symptomatique que les traits politiques de Spinoza, loin dtre spars et indpendants de lEthique, soient au contraire explicitement conus comme visant les conditions politiques donc collectives du salut individuel. On ne saurait mieux dire le primat du groupe comme

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    surtout laffaire des traits politique et thologico-politique. Sous ce rapport, le monde social se donne donc voir comme une axiognie grande chelle, cest--dire comme production affective collective de sens et de valeurs15. Par extension du scolie de Eth., III, 9, cette axiognie ne doit rien aux proprits substantielles des choses et ne jouit donc daucun adossement objectif si ce nest lobjectivit du processus de valorisation collective lui-mme. Larbitraire et lindtermination ex ante de ses productions sont donc totales et, l encore, littralement parlant, nimporte quoi peut se trouver valoris en bien ou en mal par un groupe. La finance de march ne cesse pas dexprimenter cette condition, sans doute en toute inconscience si lon en juge par la robustesse de la croyance en la valeur fondamentale . Lessentiel de cette illusion, redisons le, est mettre sur le compte des mystifications du nombre, car les valeurs de lconomie tant nombres, puisquelles sexpriment en units montaires, tout porte spontanment y projeter lobjectivit galilenne des grandeurs physiques. Pourtant il nen est rien comme le laissent entrevoir les pisodes dextravagance de la valeur dont les marchs de capitaux sont congnitalement affligs valorisations dmentielles au cours de la bulle (quon pense lpisode Nouvelle conomie de la fin des annes 90), effondrement sans limite lors des krachs, perte des prix dquilibre et lon retrouve ici tous les arguments kynsiens de lincertitude radicale et de la spcularit.

    Doxique et politique de la valeur

    Quand bien mme lobjectivit des valeurs fait absolument dfaut, des prix pourtant nen sont pas moins forms. Comme lont laiss entrevoir les arguments prcdents, cest donc que leur dtermination car il doit bien y en avoir une ! vient dailleurs. Cet ailleurs est dabord celui de lopinion. Croyances et affects communs sont les oprateurs de la valorisation. Ce que les choses ne disent pas par elles-mmes, cest la collectivit des hommes les regardant qui le dira leur place. La leve de lindtermination fondamentale par le travail extrinsque de la croyance collective valorisante (et de laffect commun qui en est le support) est le sens profond de la perspective spinoziste sur la valeur16. Mais telle est bien galement la signification de la convention keynsienne comme vision commune du futur, stabilise pour

    source daffects et a nest pas par hasard que Tosel intitule lun de ses ouvrages consacr au Trait thologico-politique : Spinoza ou le crpuscule de la servitude (Aubier, 1984) ou servitude est comprendre aussi bien au sens politique-collectif quau sens individuel. 15

    Voir ce sujet Bove L., La stratgie du conatus. Affirmation et rsistance chez Spinoza, Vrin, 1996, chapitres VII, VIII et IX ; Vinciguerra L., Spinoza et le signe. La gense de limagination, Vrin, 2005, chapitres XIII XX. 16

    A propos, par exemple, de la formation de la valeur esthtique, voir Lordon F., Les multitudes de lart in Douroux X. (dir.), Les Nouveaux commanditaires, Les presses du rel, 2010 paratre.

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    un temps et gouvernant les schmas danticipation autrement privs de toute rfrence objective face lincertitude radicale. Comme lavait vu Durkheim dans une confrence houleuse tenue devant la Socit dEconomie Politique en 190817, seul un trompeur premier abord peut donner croire que les objets de lconomie diffreraient en nature davec ceux des autres sciences sociales : les uns et les autres sont travaills cur par les forces de lopinion et sont faonns par sa productivit propre. Pour tout leur ftichisme mystificateur du nombre, la valorisation conomique et la valorisation financire nchappent pas cette dtermination quil faut bien, au grand dam des conomistes rvulss cette ide, appeler par son nom : sociologique. Seules linstallation et la stabilisation dune croyance collective en rgime peuvent faire oublier, par leffet de lhabitude, lindtermination quelle recouvre. Ainsi les investisseurs de la fin des annes 1990 finissent-ils par adhrer comme une vidence lide que les start-ups sont des eldorados de profit, et que labsence de bnfice, parfois mme de chiffre daffaire, nest pas incompatible avec de formidables valorisations capitalistiques. De mme, leurs homologues du dbut des annes 2000 pousent-ils la conviction que les techniques de la finance structure offrent une solution dfinitive la gestion globale du risque de crdit et quil est parfaitement sens descompter des rendements double-B dactifs nots triple-A18. Ces croyances collectives, ou conventions, peu importe le nom quon leur donne ici, soutiennent un rgime daffects et danticipations, dopinions et de reprsentations qui, install, stabilise un ordre du monde conomique (financier) dont la rgularit fait passer au second plan lextranit des processus de valorisation pour ne plus laisser paratre que des valeurs indiscutablement tablies.

    Crise est alors le nom donn au renversement de cette croyance, cest--dire une modification brutale de lopinion commune ou, dits en termes spinozistes, une bifurcation dans le rgime des affects collectifs et lon voit incidemment tout ce qui spare cette conceptualisation de la crise de la dfinition conomiste noclassique comme rsorption brutale de lcart entre les prix dactifs et les valeurs fondamentales , dont ils se seraient (inexplicablement) carts. La croyance qui gouverne la formation des prix des actifs financiers nest en effet que partielle et sans emprise sur dautres faits conomiques plus ou moins connexes dont les volutions peuvent venir prendre revers les adhsions antrieures de lopinion. Si le taux de dfaut des emprunteurs hypothcaires bondit de ses moyennes historiques du fait de lentre dans lendettement de mnages de moins en moins solvables

    17 Durkheim E., Dbat sur lconomie politique et les sciences sociales , in Textes, tome 1, lments dune

    thorie sociale, Minuit, 1908 (1975), pp. 219-225, je dois Andr Orlan davoir attir mon attention sur ce texte. 18

    Cest--dire des rendements suprieurs ce qui correspond normalement un niveau de risque trs faible.

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    (subprime) alors il nest plus possible de maintenir que les techniques de la finance structure garantissent aux tranches senior des RMBS (Residential Mortgage Backed Securities) et des CDO (Collateralized Debt Obligations) dtre libres de tout risque19. Lincapacit identifier des prix dquilibre et donner une valorisation aux actifs inscrits aux bilans des oprateurs tmoigne spectaculairement de cette rsurgence de lindtermination ds lors que le soutien de la croyance collective se drobe.

    Mais le vide de lindtermination peut tre rempli par dautres voies que celles de lopinion. Si la valeur ex ante est pour ainsi dire en blanc , alors elle ouvre un espace stratgique tous ceux qui sont dcids faire effort pour la fixer au mieux de leurs intrts. Sauf, cas improbable, disposer dune puissance capable de rivaliser avec une opinion tablie, les situations de crise, cest--dire de dcomposition des cadres affectifs-cognitifs antrieurs de la valorisation, sont les plus propices ce genre deffort port par quelques agents ou groupes dagents. Comme il y a en rgime une doxique de la valeur, il peut donc y avoir en crise une politique de la valeur, coups de force locaux, offensifs ou dfensifs, appels ou non perdurer par structuration dune opinion qui viendra, le cas chant, leur donner la porte dun rgime.

    Il faut sortir de labstraction et entrer dans le concret de quelques exemples pour percevoir ce que la dichotomie dune doxique et dune politique de la valeur a didal-typique et quels degrs divers elles viennent en fait sarticuler. On pourrait dire par exemple des ngociations entre le Trsor amricain et les banques quelles revtent un caractre politique presque pur quand il est question de dterminer les prix auxquels les actifs toxiques du secteur priv vont tre rachets dans le cadre du Troubled Asset Relief Program (TARP). Nulle considration de valeur objective ne vient interfrer dans cette ngociation qui est tout entire prise dans un rapport de force entre, dune part, les banques dsireuses de vendre le plus cher possible et, dautre part, la puissance publique acheteuse qui pour son compte doit composer avec les cueils symtriques de payer trop peu et finalement ne pas rgler le problme bancaire, ou de payer trop cher et lser le contribuable amricain. Cette lutte-l est parfaitement circonscrite dans ses enjeux comme dans ses parties : elle est un huis-clos.

    Sensiblement diffrent est dj le cas de la rengociation des normes comptables de la valorisation des actifs financiers. Que la comptabilit, instrument mme de lnonciation de la valeur conomique, ne puisse revendiquer une pleine objectivit, le fait est maintenant suffisamment connu. Sur le mode anecdotique et journalistique, Nazanine Rava rappelle

    19 Comme le prtendaient leurs notations triple-A.

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    lchange en 1988 entre Ren Thomas, prsident de la BNP, et Jean-Yves Haberer, nouvellement nomm la tte du Crdit Lyonnais : Comme on a d te le dire, dclare le premier, nous nous entendons sur les bilans. Je suis le premier, tu es le second, et on se met daccord avant larrt des comptes ; et Haberer qui indique tabler sur une augmentation de 12% de son bilan, Thomas rpond quil prvoi[t] pour la BNP une augmentation de 10% [et qu]il faudra prvoir le mme chiffre 20. Cest l le genre danecdote bien fait pour achever de dissoudre, sil en restait, les croyances en lobjectivit de la comptabilit dont, plus analytiquement, la navet apparat immdiatement du seul fait dtre confronte aux trs nombreux lments proprement conventionnels de ltablissement des comptes : provisions, rgles damortissement, et aussi, question centrale au dbat comptable de la fair value au dbut des annes 2000, valorisation des actifs, industriels comme financier, sur la base de leurs cash flows futurs21. L encore, le dfaut dobjectivit convoque immdiatement une sociologie de la comptabilit22 dont la vocation propre est de restituer la production sociale de ses principes et de ses codifications. Dans cette perspective mme, les moments de refonte des normes comptables sont assurment des temps forts de la politique de la valeur puisque sy redfinissent, dans un processus ncessairement conflictuel, les principes de la valorisation donc la hirarchie future de la valeur. En tmoigne lintensit des luttes qui, loccasion de la rforme des normes IAS/IFRS en Europe, ont oppos les diverses fractions du capital, industriel ou financier, les diverses conomies nationales, dfendant leurs spcialisations propres et les intrts comptables qui en drivent, etc23. A plus forte raison le caractre politique de ces reconstructions normatives apparat-il dans les priodes de crise o les agents jouent gros, parfois jusqu leur survie pure et simple. Le rle amplificateur dans la crise financire de la norme du mark-to-market prescrivant aux agents de comptabiliser leurs actifs financiers, non comme auparavant leur cot historique, mais leur valeur de march instantane, donc leur imposant lenregistrement immdiat des pertes corrlatives de leffondrement des prix des actifs, a de manire trs prvisible violemment rouvert le dbat des rgles comptables et donn lieu de fortes pressions de lobbying de la part du secteur

    20 Rava N., La Rpublique des vanits, Grasset, 1997, pp. 222-223, lauteur source lanecdote laudition de

    Jean-Yves Haberer devant la commission denqute parlementaire sur le Crdit lyonnais et son compte-rendu disponible dans les archives de lAssemble nationale. 21

    Voir Bignon V., Biondi Y. et X. Ragot, Une analyse conomique de la juste valeur. Lvolution des principes comptables dans la rglementation europenne , Prisme 4, Centre Cournot, 2004. 22

    Voir Chiapello E., Ramirez C. (dir.), Sociologie de la comptabilit, numro spcial de la revue Comptabilit-Contrle-Audit, juin, 3-5, 2004 23

    Voir par exemple ce propos Mistral J., Rendre compte fidlement de la ralit de lentreprise. Remarques sur la rforme comptable et la qualit de linformation financire , in Mistral J., de Boissieu C. et J.H. Lorenzi, Les normes comptables et le monde post-Enron, Rapport du CAE n42, La Documentation Franaise.

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    bancaire priv pour obtenir au plus vite des pouvoirs publics et des institutions normalisatrices24 une relaxation des contraintes du mark-to-market, notamment par la possibilit de reventiler les actifs entre le trading book (valuation au cot instantan) et le banking book (valuation au cot historique).

    Pour donner lieu dauthentiques menes de la politique de la valeur, puisque profondment politiques sont les moments de rcriture des rgles au sein dun univers social, la refonte chaud des normes comptables nest pas cependant un pur huis-clos qui pourrait simaginer libre de toute contrainte dopinion. Car la prsentation des comptes est un acte de publicit, tout particulirement lpoque du capitalisme actionnarial. Aussi les manuvres de la politique de la valeur comptable sont-elles soumises en bout de course une contrainte de validation par lopinion lopinion des investisseurs. Eux ne sont pas dcids avaliser nimporte quels procds de lvaluation comptable, et notamment pas ceux qui seraient trop unilatralement le fait des valus. Lentremlement du doxique et du politique est ici visible au moment o la contrainte dopinion elle-mme rvle sa nature politique, en tant que, dans le cas prsent, elle exprime non pas seulement un problme cognitif de justesse mais un conflit sous-jacent, celui des managers et des actionnaires, propre la forme contemporaine du capitalisme financiaris. Encore moins quelle nest objective, la comptabilit ne peut-elle revendiquer une unicit de point de vue. Car chaque agent, selon le groupe auquel il appartient et dont il exprime la logique, prend une perspective particulire sur lentreprise. LEVA (Economic Value Added) ou le ROE (Return on Equity) sont par exemple typiquement des dfinitions du profit ou du taux de profit exprimant le point de vue spcifique de lactionnaire25 et prenant un regard particulier sur les comptes. Qui a la facult dimposer son regard propre et den faire le principe de la norme, cest videmment une question politique par excellence. Mais cest aussi une question doxique quand ldiction de la rgle doit tre in fine valide par une opinion qui lui donnera ultrieurement, en rgime , toute sa force dhabitude et de croyance installe, ds lors en tout cas que cette opinion sest constitue comme une puissance en soi, dote de suffisamment de cohrence pour quil soit difficile, ou impossible, de lui imposer quoi que ce soit unilatralement.

    24 LIASB (International Accounting Standard Board) pour lEurope, fixant les normes IFRS (International

    Financial Reporting Standards) et le FASB (Financial Accounting Standards Board) pour les Etats-Unis fixant les normes US-GAAP (US Generally Accepted Accounting Practices). 25

    Voir Lordon F., La cration de valeur comme rhtorique et comme pratique. Gnalogie et sociologie de la valeur actionnariale , LAnne de la Rgulation, n4, La Dcouverte, 2000.

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    Les stress tests bancaires, ou les dilemmes de la crdibilit

    Les stress tests auxquels ladministration amricaine a soumis les principales banques26 au premier trimestre de 2009 offrent un autre pisode particulirement riche de la politique de la valeur dans son articulation avec une opinion. Les stress tests consistent en un exercice de simulation bti partir de scnarios dvolutions conjoncturelles de lconomie lhorizon de la fin 2010, pour tenter destimer, pour chaque banque, les pertes que dterminent leurs structures dengagements risqus, savoir si leurs bases de capitaux propres sont mme de les supporter, cest--dire livrer un jugement quant leur solvabilit, avec lventuelle consquence, dans les cas ngatifs, de les forcer des recapitalisations, soit auprs des investisseurs privs, soit, en cas dchec, auprs dun guichet public spcifique, le Capital Assistance Progam (CAP), donc en consentant une nationalisation au moins partielle27. A linverse des tests que, bien plus tardivement, les Europens commencent envisager pour leur propre compte, la spcificit des tests amricains vient de lobjectif quils se donnent explicitement : restaurer la confiance. LUS Treasury White Paper prsentant le CAP28 insiste fortement sur ce point en larticulant aux effets rcessifs de lincertitude : If the current uncertainty around the () viability of our financial institutions continues unchecked, this uncertainty could itself spark a self-reinforcing dynamic that further erodes the capacity of our financial system to perform its crucial function and further weakens economic growth () The uncertain economic environment has eroded confidence in the amount and quality of capital held by some [banks] 29. Cest donc bien le lien entre incertitude, dgradation de la situation des banques, doutes sur leur solvabilit et difficult subsquente de maintenir leur activit prteuse30 qui est soulign, faisant par consquent de la restauration de la confiance la pierre de touche de tout redmarrage conomique. Dans ces conditions, les stress tests ont immdiatement vocation la publicit (disclosure) puisque la

    26 19 banques, comptant chacune un actif suprieur 100 milliards de dollars ( la fin 2008), et reprsentant

    ensemble les deux tiers des actifs et plus de la moiti des encours de prts du secteur bancaire amricain, ont t soumises ces tests. 27

    Les rsultats des stress tests, rendus publics le 7 mai 2009, laissent aux banques un dlai de six mois pour raliser leurs recapitalisations auprs des marchs, aprs quoi le CAP est activ. 28

    The Capital Assistance Program and its Role in the Financial Stability Plan , US Treasury White Paper, 2009. 29

    US Treasury White Paper, p. 1. 30

    En effet, pour que les banques puissent reprendre leur activit de prt, elles doivent pouvoir compter sur la restauration de leurs possibilits antrieures de refinancement dans le march interbancaire et dans les marchs de gros du crdit, donc rassurer les investisseurs quant leur solvabilit et la qualit gnrale de leur signature.

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    confiance rtablir na de sens qumane du public31 et ceci par opposition au cas europen o des tests semblables ne sont envisags que pour livrer aux rgulateurs une information technique nayant pas ncessairement tre communique lextrieur. Cet

    objectif mme que se donne le Capital Assistance Program fait immdiatement natre ce quon pourrait nommer le dilemme de la confiance en situation de crise : comment produire de lextrieur un sentiment qui nest vraiment tabli que si les agents viss ont limpression de lavoir prouv deux-mmes ? a nest pas que la confiance ne puisse jamais tre leffet dune production extrinsque le plus souvent elle lest mais que le dilemme nat dune situation critique o la production de confiance se trouve mise sous tension : autant quand la situation est normale il nest besoin daucun excs ni de forcer le sentiment de confiance, autant lentreprise de restaurer ce sentiment dans un contexte adverse porte le risque du forage mais alors dun forage vou tre contre-productif. Tel est le dilemme de la confiance en situation de crise : faire prouver un sentiment collectif qui, par construction, ne peut tre forc, dans un contexte dadversit et durgence o toutes les tendances, jouant spontanment dans le sens de la dfiance, font natre irrsistiblement la tentation du forage, ou de lexcs ( en faire trop ). A propos des stress tests en tant quils sont conus pour tre diffuss auprs du public pour y produire leur effet, le dilemme de la confiance se r-exprime en un dilemme de la crdibilit en lequel les autorits doivent naviguer entre deux cueils symtriques : dune part obtenir sur la solvabilit des banques des rsultats sincres mais possiblement dfavorables, au risque de dclencher une vritable panique bancaire, dautre part, livrer des rsultats favorables mais alors immdiatement exposs au doute davoir t enjolivs et menacs de ne pas emporter ladhsion quils sont pourtant censs produire. La condition de possibilit du dilemme nat videmment du dfaut dobjectivit des tests eux-mmes, simulation si hautement conjecturale que son statut vritable est bien plutt celui dun exercice intellectuel trs conditionnel que dune prvision ferme et fiable. Les agents de la finance ne sont dailleurs pas dupes et questionnent la qualit des rsultats bien avant de les avoir sous la main. This is more likely an essay contest than a multiple choice questionnaire. There is no right or wrong answer. Its a question of judgement (cest moi qui souligne) indique Bill Gale, conomiste la Brookings Institution32. En effet lordre du

    31 Du public pertinent qui, en lespce, est double : dune part la communaut bancaire elle-mme en tant quelle

    est collectivement lanimatrice du march interbancaire source cruciale du refinancement des banques (comme lont attest a contrario les effets catastrophiques du gel de ce march partir de lautomne 2007), dautre part les investisseurs dans les marchs de gros du crdit. 32

    Cit in Edward Luce, Bank test gamble ahead for Obama , Financial Times, 1er mai 2009.

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    jugement nest pas exactement celui des vrits quantitatives objectives Aussi, par le jeu dun seul mot, cest tout un fond darbitraire qui fait rsurgence, charriant invitablement le soupon de la manipulation stratgique des rsultats et de leur insincrit. Dans un aveu dhonntet inattendu, la Rserve Fdrale, qui concrtement pilote la ralisation des tests au sein des banques examines, admet la fragilit de lexercice, notamment du fait de la possible non-stationnarit en temps de crise des rgularits conomiques qui donnent sa structure au modle utilis : this type of analysis is itself subject to considerable uncertainty, including uncertainty about the range of potential macroeconomic outcomes to consider, the relationship between BHC33 results and macroeconomic scenarios, the degree to which historical relationships will continue to be relevant in a more stressed environment 34.

    A linstabilit du modle sajoute le caractre contestable des inputs dont on le nourrit les hypothses constitutives des scnarios macroconomiques. Le cadre retenu par lUS Treasury et la Rserve Fdrale envisage deux scnarios, le premier constitu dune moyenne des prvisions disponibles au mois de fvrier ralises par quelques grands instituts de conjoncture (Consensus Forecasts, The Blue Chip Survey, the Survey of Professional Forecasters), le second dit scnario adverse , construit partir des archives de ces instituts depuis 1970 au travers des divers pisodes rcessionnistes. Cest ce second scnario qui est en fait retenu pour leffectuation des tests, le premier nayant vocation, par sa seule prsence, qu accrotre la crdibilit de lexercice par un argument a fortiori en soulignant lourdement que sont retenues des hypothses plus dfavorables que les prvisions brutes du moment (le scnario 1) ; quoi sajoute la mention tout aussi insistante que, daprs les archives des prvisionnistes privs, la probabilit que la situation soit pire que celle envisage par le scnario adverse nest que de 10% (et de 15% selon les apprciations subjectives fournies par eux en fvrier 2009)35. Au total, le scnario retenu prvoit une contraction du PIB de 3,3% pour 2009 et une croissance presque plate de 0,5% pour 2010, un taux de chmage de 8,9% et 10,3% pour ces deux annes, et une chute des prix de limmobilier de 22% puis 7%. Ce dploiement ostensiblement soulign dhypothses qui se voudraient conservatrices nimpressionne pourtant pas tout le monde, notamment pas Joseph Stiglitz qui parle de toute son autorit de Nobel : They are certainly not the worst numbers that one could imagine. Stress is stress. Its not where the average is 36 ainsi les stress tests demeurent-ils frapps

    33 BHC: Bank Holding Companies.

    34 The Supervisory Capital Assistance Program : Design and Implementation , Board of Governors of the

    Federal Reserve System, 24 avril 2009. 35

    Id., p. 5, note 3. 36

    New York Times, 28 avril 2009.

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    du doute que, pour toute la rhtorique gouvernementale de l adversit , les hypothses retenues ont t choisies pour tre relativement douces, en tout cas pas aussi rudes que ce que devrait appeler une simulation dvnement extrme.

    Enfin un dernier lment vient mettre un peu plus mal la crdibilit densemble du dispositif. Cest que le CAP nest quune sous-enveloppe du TARP, programme global du sauvetage du secteur financier (hors concours de la banque centrale), dont le volume vot par le Congrs est limit. Ladministration amricaine, et notamment le secrtaire au Trsor Henry Paulson, ont dj pris quelques liberts dune lgalit discutable pour lutilisation des fonds TARP initialement prsent au Congrs comme programme de rachat dactifs, les fonds ont t en partie utiliss des fins non spcifiquement mentionnes, comme des recapitalisations37. Il ne sera donc pas possible de plaisanter avec des dpassements Or, au moment des stress tests, les fonds TARP ont t largement consomms et la sous-enveloppe CAP ne peut pas compter sur plus de 100 milliards de dollars. On nimagine donc gure ladministration publier des rsultats de besoins de recapitalisation des banques qui excderaient largement ses propres possibilits dintervention. Le Trsor lui-mme prend les devants et fait savoir que les objectifs de capitalisation viss sont principalement exprims par la dfinition stricte du ratio de solvabilit retenant comme base de capital les vrais fonds propres , dits Tangible Common Equity (TCE), plutt que le ratio Tier-1 qui sert de rfrence aux accords prudentiels de Ble II dans lequel la base de capital est autorise inclure galement du quasi-capital, comme les actions prfrentielles, voire de la dette niveau de subordination suffisamment haut pour pouvoir tre considre comme non exigible. Laccent exclusivement mis sur le ratio TCE permet ainsi doprer son renforcement par conversion des actions prfrentielles dj dtenues par lEtat (du fait des recapitalisations publiques dj opres), donc, autant que possible, sans injections de fonds supplmentaires et par simple substitution entre les parties TCE et non-TCE du ratio Tier-1 et cest cette conversion-substitution que le Capital Assistance Program envisage de la plus explicite des manires. Au demeurant la contrainte budgtaire nest pas que lgale ni constitue vis--vis du Congrs seulement : lopinion publique largie elle aussi sintresse cette affaire quoique sous la seule perspective des volumes supplmentaires dargent du contribuable qui pourraient venir tre mobiliss. Cette contrainte l nest pas moins restrictive car, depuis lautomne 2008 et le premier programme TARP, lopinion est dans un tat de fureur dpasse lide

    37 Laudition de Henry Paulson devant le House Oversight and Government Reform Committee de la Chambre

    des Reprsentants le 16 juillet 2009, tmoigne par la virulence des questions, et mme des accusations de tromperie , du mcontentement des lgislateurs. Pour en prendre la mesure il faut se souvenir des conditions extrmement difficiles dadoption du plan Paulson par le Congrs en septembre 2008.

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    davoir eu renflouer une finance prive, accuse de venir se refaire aux frais des mnages quelle a conduits au surendettement puis lexpulsion. Les sommes astronomiques mises en jeu pour le sauvetage de la finance prive ont profondment choqu le corps social et toute nouvelle extension de laction gouvernementale en direction des banques se paye dun lourd cot politique. Quelle quen soit lorigine, la limitation des moyens de lintervention publique pse en tout cas a priori sur la conduite de lexercice et la chose nchappe personne: Its very hard to believe the government will come up with a number greater than the firepower at its disposal note Andy Laperriere dInvestment Strategy38. Heureusement , le rsultat final annoncera une impasse globale de 75 milliards de dollars seulement pour lensemble des banques examines

    Dfaut dobjectivit, espace des manuvres et rapport de force

    Que peut-il rester dobjectivit un exercice si multi-contraint ex ante ? Les parties directement concernes, les banques et ladministration, savent trs bien au fond quel jeu elles jouent. Et connaissant linobjectivit fondamentale de lexercice, elles connaissent ipso facto la marge qui leur est ouverte pour une action puissante et dlibre de mnagement de leurs intrts. Les plus dcides intervenir et les moins contraintes pour ce faire sont videmment les banques : elles se dsintressent presque compltement du dilemme de la crdibilit quelles estiment entirement la charge de lEtat. Cest pourquoi, vendu lopinion publique largie comme un verdict technique irrfragable, le protocole des stress tests va rapidement tourner en coulisse la tentative de manipulation systmatique et laffrontement ouvert. Certes, le processus est explicitement conu comme interactif par

    les autorits, et les banques sont invites discuter avec le Trsor et la Rserve Fdrale des premires estimations. Mais ce sont plus que durbaines discussions ou de studieuses concertations qui vont se tenir partir de la fin avril 2009 quand sont annoncs aux banques les premiers rsultats. La presse conomique et financire, seule source disponible mais assez crdible du fait dtre difficilement souponnable dun biais anti-financier, restitue ds la fin avril un climat de grande tension qui conduit dailleurs ladministration amricaine diffrer dune semaine la publication des rsultats. Cest que les premires estimations qui ont t communiques aux banques nont pas eu lheur de leur plaire et que ces dernires sont entres en contestation ouverte. Cest ce moment que ce qui reste dune possible objectivit

    38 Cit in Edward Luce, art. cit., Financial Times, 1er mai 2009.

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    des stress tests achve de voler en clats : tense back room negotiations 39, intense bargaining 40 , haggling 41 sont parmi les termes utiliss pour rendre compte dun climat peu compatible avec lide quon se fait spontanment dune valuation objective. Ceci pour ne rien dire des propos tenus par certains des banquiers concerns eux-mmes : asinine (stupides), ainsi Richard Kovacevich, le prsident de Wells Fargo, qualifie-t-il les premires estimations de la Rserve Fdrale qui lui indique une impasse de 17 milliards de dollars de capitaux propres combler. La premire semaine de mai voit ainsi un vritable bras de fer entre les banques et ladministration pour tordre les rsultats. Un commentateur stonne : I cannot imagine say a pharmaceutical company being told it had manufacturing violations getting furious with the inspector dans un texte significativement intitul Details on Banks Victory Over Treasury in Stress Tests Emerge 42. a nest donc pas seulement le mpris dun idal mme loign dobjectivit qui est ici voqu, mais, pire peut-tre, le dfaut dautorit du rgulateur, pris dans un rapport de puissance dfavorable l o sa position institutionnelle mme devrait lui donner incontestablement le dessus. Mme le Wall Street Journal peu suspect dintentions nuisibles lendroit de la finance reprend son compte le langage de lpreuve de force: Banks Won Concessions on Tests 43. Et cest bien de cela quil sagit en effet. En tmoigne indirectement le fait que ces efforts ne sont pas dploys en vain : le besoin de recapitalisation de Wells Fargo est ramen aprs une semaine de ngociations de 17 13,7 milliards de dollars, celui de Bank of America de 50 33,9 milliards, et celui de Citi de 35 5,5 milliards. Tous les moyens ont t bons pour parvenir ces fins. Ainsi le groupe Citi est-il parvenu convaincre le gouvernement que son

    produit bancaire pour les deux annes venir serait de 80 milliards de dollars et non de 49 comme estims par la Rserve Fdrale44. Mais pour en arriver la rduction miracle qui a fait passer ses besoins de fonds propres de 35 5,5 milliards de dollars il lui a aussi fallu soutenir que ses prvisions de rsultats futurs navaient pas inclure de future dprciations dactifs, ceci au moment o rien ne permet de penser que la conjoncture gnrale du surendettement donne le moindre signe de rpit : limmobilier commercial apparat comme le prochain foyer de pertes bancaires45, de mme que les crdits immobiliers dits Alt-A, dont la

    39 Francisco Guerrera, Saskia Scholtes, Banks critical of stress tests sceptics , Financial Times, 8 mai 2009.

    40 David Enrich, Dan Firzpatrick et Marshall Eckblad, Banks won concessions on tests , Wall Street Journal,

    9 mai 2009. 41

    Id. 42

    Yves Smith, Naked Capitalism, 9 mai 2009. 43

    David Enrich, Dan Firzpatrick et Marshall Eckblad, art. cit. 44

    Francisco Guerrera, Saskia Scholtes, art. cit 45

    Richard Parkus, analyste la Deutsche Bank indique que les CMBS (Commercial Mortgage Backed Securities, soit les quivalents pour limmobilier commercial des produits drivs des crdits immobiliers des

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    dmographie annonce une monte de dfauts partir de 201046, quoi il faut ajouter la dtrioration gnrale de tous les emprunteurs du fait de la rcession comme lattestent les dfauts croissants sur les cartes de crdit prime (les meilleurs scores).

    Se sachant ds fvrier soumises aux stress tests, les banques se sont mises en devoir de produire des rsultats du premier trimestre 2009 aussi tincelants que possible. La chose navait rien dvident compte-tenu de lautomne qui avait prcd. Mais, entre une haute activit de brokerage, non plus sur les titres avaris qui ont failli faire leur ruine, mais sur les bons du Trsor dont les missions ont littralement explos du fait des plans publics et font lobjet dun effet massif de report vers la qualit 47, le pilotage de nombreuses oprations dmission lances par les banques pour lever des fonds en urgence, et le repartage des volumes daffaire abandonns par les banques disparues ou reprises, plus les gains de quelques oprations non rcurrentes, les rsultats affichs sont tonnamment satisfaisants. Sans surprise, les banques semploient les faire valoir comme le signe indubitable dune pleine restauration et surtout les faire retenir par la Rserve Fdrale comme la base dapprciation de leurs profits futurs. De laveu mme de leurs porte-parole, Bank of America et Wells Fargo ngocient la diminution de leur impasse partir de cette nouvelle indication fournie par les rsultats du premier trimestre48. Toujours soucieuse de se distinguer, Goldman Sachs annonce le 30 avril, soit la veille de la publication des rsultats initialement prvue et une semaine avant leur publication effective, une leve de fonds en forme de message : 750 millions de dollars dactions et 2,5 milliards de dollars dobligations non garanties par lEtat, qui sont une manire de signifier tout ceci ne nous concerne pas

    mnages) font face un taux de dfaut moyen de 9 12%, la cohorte de 2005-2007 pouvant voir ce taux monter 12-15% et celle de 2007 seule plus de 20%, ceci comparer avec la pire cohorte de lhistoire rcente, celle de 1986 10%... Commercial Real Estate : Do Rising Defaults Pose a Systemic Threat , Testimony Before the Joint Economic Committee, US Congress, 9 juillet 2009. 46

    Bon nombre de ces crdits Alt-A prennent la forme dite Option Adjustable Rate Mortgage (Option-ARM), dans laquelle lemprunteur se voit offrir plusieurs options de taux surbaisss pour les premires annes, jusqu un reset qui le fait revenir au taux normal auquel sajoute le remboursement du moins pay antrieur, soit une marche descalier dans le montant des mensualits qui peuvent aller jusqu doubler cest bien sr ce moment que les dfauts se matrialisent. Alors que la priode de reset des crdits subprime tait de deux ou trois ans, celle des Option-ARM est plutt de lordre de quatre cinq ans, raison pour laquelle leur convoi de dfauts devrait se manifester avec dcalage de quelques annes par rapport celui des subprime. 47

    Le report vers la qualit signifie que les investisseurs se dtournant des compartiments de march problme et des classes dactifs sinistres remanient leurs portefeuilles en y faisant entrer les actifs jugs les plus srs, soit, en priode de crise, les titres du Trsor. 48

    Francisco Guerrera, Saskia Scholtes, art. cit.

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    Conclusion

    On a beau avoir abandonn les illusions de la valeur objective et de la comptabilit reflet, la violence des changes engendrs par les stress tests nen est pas moins frappante. Elle nest pourtant que leffet prvisible dune plage dindtermination en tant quelle ouvre delle-mme un espace stratgique toutes les menes intresses. Comme si la nature politique avait horreur du vide, les groupes dagents les plus puissants sefforcent (au sens du conatus spinoziste) de remplir le blanc laiss par linobjectivit de la valeur et, en ces pisodes, font voir mieux qu nimporte quel autre moment ce que processus de valorisation veut dire. Il faut en effet ces conjonctures de crise profonde la fois pour mieux reprendre conscience, la faveur dun effet de rsurgence, de lindtermination fondamentale de la valeur que les temps ordinaires font oublier du fait du recouvrement par les affects, les croyances et les conventions installs, et aussi pour apercevoir nouveau que la valorisation

    est entirement le produit dune activit sociale. Cette activit prend tous les caractres dune politique quand elle est gouverne par des vises dintrt dcides laffrontement. Aussi, particulirement dans lurgence et llvation extrme des enjeux dune crise aige, la politique de la valeur financire a-t-elle repris ses droits il faudrait dire plus exactement : manifest nouveau pleinement sa prsence avec une grande brutalit, aussi bien quand il sest agi de fixer le prix des rachats dactifs par le TARP que de refaire chaud les rgles comptables du mark-to-market. Il ne pouvait en aller autrement propos des stress tests, dont le protocole, en pareille situation, tait vou devenir un champ de luttes efforts de ladministration pour accommoder au mieux ses multiples contraintes et notamment le dilemme de la crdibilit quelle fait surgir elle-mme en donnant son initiative la finalit de restaurer la confiance ; efforts des puissances bancaires prives pour minimiser par tous les moyens des rsultats dfavorables logiquement anticips. Et, comme si lillusion de la valeur ne voulait pas compltement rendre les armes, ou plutt comme sil demeurait des enjeux masquer encore pour le public aussi longtemps que possible la ralit politique de la valeur, les protagonistes ne se retrouvent que pour tenir chacun leur manire le discours de lobjectivit, discours de la dngation de leurs propres pratiques. Par un tour dialectique des plus classiques en politique, Timothy Geithner, secrtaire au Trsor, fait argument des reproches opposs auxquels il est en butte pour revendiquer le juste milieu, cest--dire la place de la justesse : Some might argue that this testing was overly punitive, while others might claim it could understate the potential need for additional capital. The tests designed by

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    the Federal Reserve and the supervisors sought to strike the right balance 49. Certes lexercice des stress tests nest pas dune parfaite scientificit, semble-t-il concder entre les lignes, mais au moins le jugement de ladministration est-il gouvern par les normes du raisonnable et de lhonntet de quasi-substituts, en tout cas trs admissibles, de lobjectivit. Mais cest peut-tre du ct des acteurs privs du secteur bancaire, engags sans retenue dans lpreuve de force, que le dni est port son comble : It was not lobbying dclare sans ciller le porte-parole de Bank of America interrog par le Wall Street Journal50 propos de la surprenante rduction de son impasse survenue en une semaine de discussions . Mais nest-ce pas l simplement une manifestation de plus de la constante dngation par le capital de sa propre politique, telle quon pourrait aisment la rapporter cette autre, un peu diffrente en nature, mais toujours relative aux suites de la crise financire, tombe de la bouche de Robert Wolf, prsident dUBS Americas et membre du Sub-committee for economic advisory, consult propos de la rforme de la rgulation financire : Were not policy ; advisory only. Im not a policy decision-maker 51. Ceci nest pas de la politique . Mais la chose nest pas exactement dite la faon de Magritte.

    49 Geithner T., How we tested the big banks, The New York Times, 7 mai 2009.

    50 The Wall Street Journal, 9 mai 2009.

    51 Interview, CNBC, 26 juin 2009.