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E ´ ditorial L’organisation en filie ` re re ´ gionale pour la prise en charge des patients traumatise ´s se ´ ve ` res en France : l’exemple des traumatismes du bassin A French regional network for management of severe trauma patients: The pelvic ring injury model Depuis plus d’une de ´ cennie, la litte ´ rature anglo-saxonne a largement prouve ´ que le niveau structurel des centres accueillant les patients traumatise ´s se ´ve ` res e ´ tait un e ´le ´ ment de ´ terminant du pronostic final de ces patients [1,2]. La logique a donc e ´te ´ de de ´ velopper et d’organiser la prise en charge des patients traumatise ´s se ´ve ` res a ` l’inte ´ rieur d’une re ´ gion ge ´ ographique donne ´e, en re ´ seau, articule ´e autour d’un ou plusieurs centre(s) de re ´fe ´ rence. Cette organisation a de ´ montre ´ son efficacite ´ en permettant une diminu- tion significative de la mortalite ´ des patients traumatise ´s dans de nombreux pays [1,3,4]. Le re ´ seau TRENAU, mis en place dans la re ´ gion Dauphine ´ -Savoie, est le premier exemple franc ¸ais d’une organisation officielle en re ´ seau, de terrain, dont les re ` gles de triage des patients traumatise ´s se ´ve ` res sont base ´es sur les re ´ elles capacite ´s techniques et organisationnelles des structures d’accueil [5]. Les centres, a ` l’inte ´ rieur de la zone ge ´ ographique, ont e ´te ´ classe ´s en niveaux (1, 2. . .) en fonction de leur potentielle offre de soins. C’est une avance ´e qui paraı ˆt de ´ terminante dans le nouveau paradigme de la prise en charge de la traumatologie « a ` la franc ¸aise ». En effet, de nombreux e ´le ´ ments de discussion alimentent le de ´ bat. Le de ´ ve- loppement de ces re ´ seaux de prise en charge aurait pour effet de rallonger les de ´ lais de certains transferts pre ´ hospitaliers primaires pour atteindre les centres de re ´fe ´ rence. Certains experts craignent alors le ´ gitimement des conse ´ quences de ´le ´te ` res pour le patient et estiment pre ´fe ´ rable de conduire les patients traumatise ´s se ´ve ` res vers le centre « le plus proche », pour pouvoir y intervenir dans les meilleurs de ´ lais. L’e ´ chographie est alors tre `s fre ´ quemment e ´ voque ´e par les promoteurs des « transferts au plus proche » comme un outil de triage de ´ terminant. Elle permettrait, par exemple, de de ´ pister les patients pre ´ sentant une he ´ morragie intra- abdominale active, principale source d’he ´ morragie traumatique non exte ´ riorise ´e. Il est certain que pour un patient pre ´ sentant un saignement actif non contro ˆle ´, le temps de contro ˆle du saigne- ment est un des principaux facteurs pronostiques. D’autre part, les patients conside ´re ´s comme « intransportables » ne pourront raisonnablement be ´ne ´ ficier d’un transfert prolonge ´. Cependant, aux de ´ fenseurs des strate ´ gies de transferts « au plus proche », d’autres voix peuvent leur opposer des arguments tout aussi recevables. Il est ainsi bien de ´ montre ´ que les outils de triage en traumatologie peuvent e ˆtre pris a ` de ´ faut, car les signes utilise ´s en pratique clinique manquent de spe ´ cificite ´. La performance diagnostique de l’he ´ mope ´ ritoine dans ce cadre souffre, par exemple, d’un manque de fiabilite ´ pour pre ´ dire un saignement actif intra-pe ´ ritone ´ al. Dans une se ´ rie de 110 patients admis en e ´ tat de choc he ´ morragique avec un he ´ mope ´ ritoine mode ´re ´ ou abondant, Charbit et al. [6] ont de ´ montre ´ que la moitie ´ de ces patients ne ne ´ cessitaient pas de laparotomie d’he ´ mostase. Dans une seconde e ´ tude, ils ont e ´ galement prouve ´ que l’he ´ mope ´ ritoine n’e ´ tait pas un bon marqueur de saignement actif intra-pe ´ ritone ´al chez les patients atteints d’un traumatisme se ´ve `re du bassin [7]. Le second argument a ` conside ´ rer est que les tableaux le ´ sionnels des patients en e ´ tat de choc he ´ morragique traumatique sont le plus souvent multiples [6,7]. Ces situations cliniques exigent des se ´ quences the ´ rapeutiques complexes qui imposent un plateau technique e ´ toffe ´ avec de multiples e ´ quipes entraı ˆne ´ es, ce qui va le plus souvent manquer dans les centres de proximite ´. Enfin, le choix des transferts « au plus proche » impose fre ´ quemment des re- transferts pre ´ coces vers un centre de re ´fe ´ rence. Ces re-transferts vont induire des retards de prise en charge, souvent importants, qui seront a ` terme dommageables pour les patients [8]. L’e ´ tude de Bouzat et al. [9] pre ´ sente une se ´ rie de 65 patients atteints de fractures de l’anneau pelvien classe ´es se ´ ve ` res sur l’Abbreviated Injury Score (AIS) [10]. Ces le ´ sions pelviennes sont un tre `s bon exemple de la ne ´ cessite ´ d’une prise en charge en re ´ seau re ´ gional, pour plusieurs raisons : leur diagnostic clinique est difficile en situation pre ´ hospitalie ` re. Un pourcentage non ne ´ gligeable de ces fractures est ignore ´ lors Annales Franc ¸aises d’Anesthe ´ sie et de Re ´ animation 32 (2013) 823–824 I N F O A R T I C L E Mots cle ´s : Traumatisme grave Re ´ seau de soins Triage pre ´ hospitalier Traumatisme du bassin Mortalite ´ Keywords: Severe trauma Trauma network Prehospital triage Pelvic ring fracture Mortality DOI de l’article original: http://dx.doi.org/10.1016/j.annfar.2013.10.018 0750-7658/$ see front matter ß 2013 Socie ´te ´ franc ¸aise d’anesthe ´ sie et de re ´ animation (Sfar). Publie ´ par Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.annfar.2013.10.016

L’organisation en filière régionale pour la prise en charge des patients traumatisés sévères en France : l’exemple des traumatismes du bassin

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Annales Francaises d’Anesthesie et de Reanimation 32 (2013) 823–824

Editorial

L’organisation en filiere regionale pour la prise en charge des patients traumatisesseveres en France : l’exemple des traumatismes du bassin

A French regional network for management of severe trauma patients:

The pelvic ring injury model

I N F O A R T I C L E

Mots cles :

Traumatisme grave

Reseau de soins

Triage prehospitalier

Traumatisme du bassin

Mortalite

Keywords:

Severe trauma

Trauma network

Prehospital triage

Pelvic ring fracture

Mortality

Depuis plus d’une decennie, la litterature anglo-saxonne alargement prouve que le niveau structurel des centres accueillant lespatients traumatises severes etait un element determinant dupronostic final de ces patients [1,2]. La logique a donc ete dedevelopper et d’organiser la prise en charge des patients traumatisesseveres a l’interieur d’une region geographique donnee, en reseau,articulee autour d’un ou plusieurs centre(s) de reference. Cetteorganisation a demontre son efficacite en permettant une diminu-tion significative de la mortalite des patients traumatises dans denombreux pays [1,3,4]. Le reseau TRENAU, mis en place dans laregion Dauphine-Savoie, est le premier exemple francais d’uneorganisation officielle en reseau, de terrain, dont les regles de triagedes patients traumatises severes sont basees sur les reelles capacitestechniques et organisationnelles des structures d’accueil [5]. Lescentres, a l’interieur de la zone geographique, ont ete classes enniveaux (1, 2. . .) en fonction de leur potentielle offre de soins. C’estune avancee qui paraıt determinante dans le nouveau paradigme dela prise en charge de la traumatologie « a la francaise ». En effet, denombreux elements de discussion alimentent le debat. Le deve-loppement de ces reseaux de prise en charge aurait pour effet derallonger les delais de certains transferts prehospitaliers primairespour atteindre les centres de reference. Certains experts craignentalors legitimement des consequences deleteres pour le patient etestiment preferable de conduire les patients traumatises severesvers le centre « le plus proche », pour pouvoir y intervenir dansles meilleurs delais. L’echographie est alors tres frequemment

DOI de l’article original: http://dx.doi.org/10.1016/j.annfar.2013.10.018

0750-7658/$ – see front matter � 2013 Societe francaise d’anesthesie et de reanimatio

http://dx.doi.org/10.1016/j.annfar.2013.10.016

evoquee par les promoteurs des « transferts au plus proche » commeun outil de triage determinant. Elle permettrait, par exemple,de depister les patients presentant une hemorragie intra-abdominale active, principale source d’hemorragie traumatiquenon exteriorisee. Il est certain que pour un patient presentant unsaignement actif non controle, le temps de controle du saigne-ment est un des principaux facteurs pronostiques. D’autre part, lespatients consideres comme « intransportables » ne pourrontraisonnablement beneficier d’un transfert prolonge. Cependant,aux defenseurs des strategies de transferts « au plus proche »,d’autres voix peuvent leur opposer des arguments tout aussirecevables. Il est ainsi bien demontre que les outils de triage entraumatologie peuvent etre pris a defaut, car les signes utilises enpratique clinique manquent de specificite. La performancediagnostique de l’hemoperitoine dans ce cadre souffre, parexemple, d’un manque de fiabilite pour predire un saignementactif intra-peritoneal. Dans une serie de 110 patients admis en etatde choc hemorragique avec un hemoperitoine modere ouabondant, Charbit et al. [6] ont demontre que la moitie de cespatients ne necessitaient pas de laparotomie d’hemostase. Dansune seconde etude, ils ont egalement prouve que l’hemoperitoinen’etait pas un bon marqueur de saignement actif intra-peritonealchez les patients atteints d’un traumatisme severe du bassin [7].Le second argument a considerer est que les tableaux lesionnelsdes patients en etat de choc hemorragique traumatique sont leplus souvent multiples [6,7]. Ces situations cliniques exigent dessequences therapeutiques complexes qui imposent un plateautechnique etoffe avec de multiples equipes entraınees, ce qui va leplus souvent manquer dans les centres de proximite. Enfin, le choixdes transferts « au plus proche » impose frequemment des re-transferts precoces vers un centre de reference. Ces re-transfertsvont induire des retards de prise en charge, souvent importants, quiseront a terme dommageables pour les patients [8].

L’etude de Bouzat et al. [9] presente une serie de 65 patientsatteints de fractures de l’anneau pelvien classees severes surl’Abbreviated Injury Score (AIS) [10]. Ces lesions pelviennes sont untres bon exemple de la necessite d’une prise en charge en reseauregional, pour plusieurs raisons :

� leur diagnostic clinique est difficile en situation prehospitaliere.Un pourcentage non negligeable de ces fractures est ignore lors

n (Sfar). Publie par Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

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Editorial / Annales Francaises d’Anesthesie et de Reanimation 32 (2013) 823–824824

de l’evaluation prehospitaliere, presque 20 % dans la presenteetude. Cela plaide pour le concept d’over-triage qui prend encompte les signes cliniques, les lesions authentifiees, maisegalement les mecanismes lesionnels violents ;� les fractures de l’anneau pelvien sont des lesions frequemment

hemorragiques. Elles imposent parfois une angio-embolisationpelvienne (8 a 15 % des patients dans les series publiees, et autourde 50 % de ceux en etat de choc), des stabilisations osseuses encas d’ouverture de l’anneau, et pour certains patients un packing

preperitoneal [7,11]. Pour traiter ces patients de facon optimale,il est donc imperatif de disposer d’un plateau radiologiqued’angio-embolisation, mais egalement de chirurgiens orthope-distes experimentes pour les fixations externes de bassin, et dechirurgiens visceralistes aguerris a la technique de packing

pelvien. Cette derniere technique etant particulierement peurepandue en France aujourd’hui ;� enfin, ces fractures de l’anneau pelvien sont tres frequemment

associees a d’autres lesions severes qui, elles aussi, peuventnecessiter une prise en charge urgente et invasive. Cette situationa ete decrite pour 15 % des patients dans la presente etude ; lesresultats illustrent par consequent parfaitement les enjeuximposes par la regulation prehospitaliere delicate de cespatients. Ces derniers peuvent exiger des sequences de priseen charge complexes, et souvent multiples, qui ne pourraientetre realisees dans le centre de proximite.

La question qui vient alors a l’esprit pourrait etre : « Hospitaliserles patients au plus vite, bien sur ! Mais pour y faire quoi ? ».

Malgre un collectif qui peut paraıtre limite, les auteurs donnentune premiere reponse avec des resultats prometteurs emanantd’une organisation en reseau. Meme si l’objectif de comparer lamortalite observee des patients atteints d’un traumatisme pelviensevere a une mortalite theorique etablie par le Trauma Injury Score(TRISS) [12] est discutable, les auteurs suggerent une possiblediminution de mortalite pour les patients qui ont ete orientes dansle centre de niveau 1. Ces resultats ont ete obtenus malgre destransferts plus longs (115 minutes de moyenne pour le niveau 1,contre 90 minutes pour les niveaux 2) et une gravite plusimportante a l’admission pour le centre de niveau 1. Ce type decentre etant specialement organise pour recevoir au mieux cespatients severement leses. Bien sur, ces resultats doivent etre prisavec beaucoup de prudence. Cependant, il est desormais fonda-mental d’apprehender une competence collective et non pas unecompetence individuelle. Quelles que soient les competences descliniciens participant a ces prises en charge, nous devons en effetfaire evoluer les mentalites pour raisonner en termes de « capacitestructurelle » des soins. Dans cette etude, 80 % des patients ont etedirectement transferes dans les 3 centres de references. Cepourcentage deja important pourra probablement evoluer pouratteindre un taux d’admissions primaires proche de 100 % a l’acmedu developpement de ce systeme de reseau de soin.

D’autres etudes seront evidement necessaires pour renforcerles preuves scientifiques associees a cette strategie de prise encharge regionalisee, mais le reseau TRENAU grace a ses retours

d’experience, par filieres specifiques de patients et un triageorganise nous montre une voie elective d’amelioration dupronostic des patients traumatises severes dans nos regions. Ilest par consequent souhaitable de determiner pour ces patientsdans chacune de nos regions, en dehors des repertoires ope-rationnels de ressources, les regles de triage les plus adaptees auxmoyens et contraintes existantes, ainsi qu’a la situation geogra-phique.

Declaration d’interets

Les auteurs declarent ne pas avoir de conflits d’interets enrelation avec cet article.

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J. Charbit*, X. CapdevilaDepartement d’anesthesie et reanimation Lapeyronie, centre regional

d’accueil des polytraumatises et reanimation polyvalente,

CHU de Montpellier, Hopital Lapeyronie, route de Ganges, 34295

Montpellier cedex 5, France

*Auteur correspondantAdresse e-mail : [email protected] (J. Charbit)