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LE POIDS DES CODES SYMBOLIQUES ET DE LA PRÉDÉTERMINATION DANS L'EXPRESSION MUSICALE DE LA SOUFFRANCE ET DE LA DÉCHIRURE Luc Charles-Dominique ERES | Insistance 2011/1 - n° 5 pages 83 à 95 ISSN 1778-7807 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-insistance-2011-1-page-83.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Charles-Dominique Luc, « Le poids des codes symboliques et de la prédétermination dans l'expression musicale de la souffrance et de la déchirure », Insistance, 2011/1 n° 5, p. 83-95. DOI : 10.3917/insi.005.0083 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris7 - - 201.214.60.73 - 06/07/2012 18h57. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris7 - - 201.214.60.73 - 06/07/2012 18h57. © ERES

Luc Charles-Dominique Le poids des codes symboliques et de la prédétermination dans l'expression musicale de la souffrance et de la déchirure_INSI_005_0083

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LE POIDS DES CODES SYMBOLIQUES ET DE LAPRÉDÉTERMINATION DANS L'EXPRESSION MUSICALE DE LASOUFFRANCE ET DE LA DÉCHIRURE Luc Charles-Dominique ERES | Insistance 2011/1 - n° 5pages 83 à 95

ISSN 1778-7807

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-insistance-2011-1-page-83.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Charles-Dominique Luc, « Le poids des codes symboliques et de la prédétermination dans l'expression musicale de la

souffrance et de la déchirure »,

Insistance, 2011/1 n° 5, p. 83-95. DOI : 10.3917/insi.005.0083

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INSISTANCE N° 5 83

LE POIDS DES CODES SYMBOLIQUESET DE LA PRÉDÉTERMINATION… DANS L’EXPRESSION MUSICALE DE LA SOUFFRANCE ET DE LA DÉCHIRURELuc Charles-Dominique

Luc Charles-Dominique, ethnomusicologue, professeur des universités.1. L. Charles-Dominique, Musiques savantes, musiques populaires : les symboliques du sonore en France (1200-1750), Paris, CNRS, 2006 [Coup de cœur de l’académie Charles Cros 2007].2. P. Ricœur, « La douleur n’est pas la souffrance », Autrement, Série « Mutations », n° 142, Souffrances, corps et âme, épreuves partagées, 1994, p. 59. Cité dans P. Zombory-Nagy, V. Frandon, « Pour une histoire de la souffrance : expressions, représentations, usages », Médiévales, n° 27, automne 1994, p. 5-14.

À travers cette contribution, et en prolongement de l’anthropologie historique des symboliques du sonore que j’ai récemment proposée 1, je souhaiterais m’arrêter sur les règles qui président à l’expression musicale de certaines émotions – notamment la souffrance et la déchirure – et établir son caractère parfaitement codifié et donc largement prévisible. Pour cela, je procéderai à une étude aussi bien diachronique que synchro-nique, relevant tout à la fois de l’anthropologie musicale historique que de l’ethnomusicologie. Cela dit, n’étant pas moi-même psychologue et mes recherches n’étant pas en psychologie de la musique, j’ai parfaite-ment conscience du caractère provisoire et fragile de cette analyse. Pour cette raison, je n’entrerai pas ici dans une tentative de définition de la souffrance psychologique. J’adopterai simplement la différenciation entre douleur et souffrance que propose Ricœur lorsqu’il écrit que les affects de la première renvoient au corps, à la sensation, constituent un processus physiopathologique, « objectivable » et localisable, tandis que la souffrance renvoie à la psyché et à l’émotion, à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport aux sens 2, apparaît comme une réponse subjective à la douleur. Mais les binarismes, par nature exclusifs, sont presque toujours démentis par une étude minutieuse des phénomènes

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L’INCONSCIENT ET SES MUSIQUES

observés. En l’occurrence, ces deux notions ont des contours trop flous et sont trop interdépen-dantes pour se voir ainsi opposées.Dégager le code musical de la souffrance revient à mettre en évidence son caractère stéréotypé, véri-table marque d’un codage symbolique récurrent et pérenne, et donc à relativiser le rôle du seul compositeur ou de l’interprète dans le traitement musical de cette émotion. Une telle entreprise pose une fois de plus la question du poids de la prédétermination culturelle et esthétique dans l’étude de la stylistique et de l’expressivité musicales. En effet, le traitement musical dont je propose ici l’analyse est en grande partie prévisible. Mais sa prévisibilité est également une condition de son efficacité : comprendre, parta-ger une émotion musicale nécessite d’une part de la ressentir, d’autre part de l’attendre.Le projet, ici, est donc de réfléchir à l’établis-sement d’une grille analytique à large valeur opératoire, que j’ai déjà commencé à élaborer au sujet du traitement musical de la mort en Occident 3, et qui serait, entre autres, de nature à relativiser au moins deux postulats solidement assis : la musique possède un aspect affectif et émotionnel ontologique, ineffable, faisant de l’expression « émotion musicale » un véritable pléonasme dans nos sociétés, comme l’a noté Denis Laborde 4 ; l’appréciation de la musique est purement subjective. Or, il me semble au contraire que les propriétés expressives de la musique dépendent d’une base de « surve-nance 5 » complexe, qui n’a rien d’indicible, cette notion étant entendue ici comme la relation entre les caractères physiques de la musique et ses propriétés esthétiques. Cela dit,

je souhaite préciser ici que cette herméneutique n’a en rien pour objet d’occulter la dimension humaine, psychologique, unique, émouvante, parfois surprenante de la pratique musicale, ni de taire ses cadres contextuels et encore moins son aspect social et culturel. L’analyse n’est pas un regard froid, déshumanisé, réifiant, surtout sur un mode d’expression aussi étonnant et incompréhensible que la musique. Dans ce domaine, il n’y a aucune certitude, aucune conclusion définitive ni péremptoire ; seule-ment une approche tâtonnante, des observa-tions incertaines et provisoires.

L’EXPRESSION MUSICALE DES AFFECTS PASSE PAR LA DÉSTABILISATION DES LANGAGES MUSICAUX

Dans un article intitulé Goût musical, émotion esthétique 6 (l’un des rares textes à aborder le goût musical autrement que sous l’angle de la sociologie de la réception) – texte dont je ne partage pas, par ailleurs, les théories innéistes –, Arlette Zenatti met en évidence un premier paradigme de l’expression musicale des affects : l’introduction inattendue d’une certaine instabilité. Celle-ci se fait alors au cœur de systèmes stables, comme la tonalité, système qui a la faveur des publics occidentaux actuels et dont l’organisation, la hiérarchie et le respect des règles suscitent un sentiment d’agrément et de plaisir. Cette conclusion s’appuie, en partie, sur les écrits plus anciens de Leonard Meyer 7 (1956) en psychologie de la musique,

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INSISTANCE N° 5 85

LE POIDS DES CODES SYMBOLIQUES ET DE LA PRÉDÉTERMINATION…

selon lesquels, « les altérations de ce qui est attendu, consciemment ou inconsciemment, sont conçues comme des déviations à caractère affectif, engendrant une émotion ». Ainsi, dans le système tonal, « les fragments musicaux que l’auditeur ne peut prévoir – certaines disso-nances – introduisent une rupture dans l’organisation du discours et créent une situation de suspens 8 ».L’introduction – en principe inattendue – de cette discontinuité, la déstabilisation à laquelle elle donne lieu, la rupture momentanée des normes systémiques, leur transgression, l’introduction d’un univers sonore et musical inhabituel, sont autant de paradigmes musicaux des affects, dont ceux de l’angoisse et de la souffrance. La musique se brise, à l’image de la voix sous le coup de l’émotion. Tous les éléments constitutifs du matériau musical sont concernés : le discours mélodi-que, la structure harmonique, le rythme, les divers timbres vocaux ou instrumentaux. Il y a régression et rupture du logos, à travers celles des règles qui le structurent.Concernant le rythme, l’un des principaux procédés consiste à « suspendre » momentanément la régularité de la pulsation pour la ralentir (rubato, agogie) ou pour instaurer la dimension dérythmée de la musique, la longue tenue, le silence. Il s’agit là d’un système expressif très classique, dans les musiques occidentales (savantes ou non), comme dans celles d’autres cultures. On notera au passage que ce procédé rythmique « suspensif », très utilisé dans les musiques à fort pathos, introduit un sentiment de « suspens », synonyme d’attente angoissée, les deux termes ayant la même étymologie (du latin suspen-sus de suspendere).Dans le domaine mélodique, Philip Tagg 9 a étudié l’éthos angoissant des mélodies qu’il qualifie de « tortueuses », caractérisées selon lui par un contour disjoint et par une insistance sur les disonances mélodiques. Cela se traduit, par exemple chez Bach, par la présence de nombreux sauts de septièmes diminuées. De son côté, Robert Müller-Hartmann 10 fait d’un fameux schème mélodique tortueux, la quarte chromatique descendante, le symbole musical de la mort dans la musique savante occidentale, depuis le Dido and Aeneas de Purcell, jusqu’à la Symphonie pathétique de Tchaïkovsky, en passant par l’Egisto de Cavalli (1642), le Crucifixus de la Messe en Si mineur de Bach, l’Acis et Galathée de

3. Luc Charles-Dominique, « La mort et le sonore dans la France médiévale et baroque », Frontières, vol. 20, n° 2, print. 2008 (université du Québec à Montréal), p. 16-22.4. D. Laborde, « Des passions de l’âme aux discours de la musique », Terrain, n° 22, 1994, p. 79-92. Cité dans O. Roueff, 2001, « Musiques et émotions », Terrain, n° 37, p. 5-10.5. J’emprunte cette notion à une recension de Sébastien Rehault – publiée dans laviedesidees.fr le 31 mai 2010 – d’un livre très récent de Sandrine Darsel, De la musique aux émotions : une exploration philosophique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.6. A. Zenatti (sous la direction de), « Goût musical, émotion esthétique », dans Psychologie de la musique, Paris, PUF, 1994, p. 177-204.7. L.B. Meyer, Emotion and Meaning in Music, Chicago, Londres, The University of Chicago, 1956.8. A. Zenatti, op. cit., p. 201.9. P. Tagg, « Significations musicales dans les musiques classiques et populaires. L’expression musicale de l’angoisse », dans J.-J. Nattiez (sous la direction de), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, 5. L’Unité de la musique, Arles-Paris/Actes Sud-Cité de la Musique, 2007, p. 743-772.10. R. Müller-Hartmann, « A musical symbol of Death », Journal of the Warburg and Courtand Institutes, VIII, 1945, p. 199-203.

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Haendel, le Dardanus de Rameau, l’ouverture de Don Giovanni de Mozart, La Traviata de Verdi, Carmen de Bizet, La Walkyrie de Wagner, la Danse macabre de Saint-Saëns, etc. Ici, la descente mélo-dique fortement accentuée par sa progression chromatique et le registre grave induisent inévi-tablement l’idée de mort, tout comme le passage de la tension à la détente, du clair et de l’aigu au sombre et au grave instaurent immédiatement un sentiment de vide 11.Pour ce qui est de l’harmonie, Tagg consi-dère que certains accords connotent l’angoisse, notamment l’accord mineur avec neuvième ajoutée, l’accord semi-diminué soit sous forme d’un accord de septième mineure avec quinte abaissée, soit sous forme d’un accord mineur avec sixte majeure.Ces diverses conclusions découlent d’une analyse strictement musicologique de la littérature histo-rique occidentale. Philip Tagg est cependant conscient de l’importance du caractère timbrique (vocal et instrumental). Mais s’il ne l’aborde pas, c’est que le timbre ne dispose ni d’un système spécifique de notation musicale, ni de critères fiables et objectifs permettant de le décrire. Pourtant, ce dernier critère est essentiel. Il est probablement le plus important de tous.Ces diverses formes d’instabilité rythmique, mélodique, harmonique et timbrique, à des degrés divers et selon des combinatoires très variées, se retrouvent dans l’expression musicale des affects, notamment celle de la souffrance.Ces discontinuités en forme de déstabilisations sont multiples : elles se lisent dans l’introduction de formes vocales autres que le chanté dans le « chant » (parlé, crié, chuchoté, sangloté, etc.),

dans des changements ostensibles et discontinus de registres (passage du mécanisme 1 – voix de poitrine – au mécanisme 2 – voix de tête –, formes diverses de yodel), à travers l’usage très généralisé du portamento (glissandi entre les notes tendant à estomper le contour mélodique), dans de brus-ques variations de volume sonore, enfin dans des changements de coloration du timbre musical. Cette dernière technique est très largement répan-due, à la fois dans le domaine instrumental mais aussi vocal (avec une forte prédominance pour ce dernier). Elle consiste en un travestissement ou une déformation du timbre, parfois due à une amplification du volume sonore ou, au contraire, à un très faible volume sonore, alors associé aux notions de tristesse, de mélancolie, de nostalgie. Il en est ainsi, dans la musique arménienne, du duduk, ce hautbois à large anche double, dont on produit un timbre chaud, rond, suave, retenu, « chuchoté », presque velouté, à l’image d’une flûte « douce » grave, ceci pour exprimer l’« âme arménienne » et l’identité d’un peuple martyr, alors que l’instrument, joué dans son registre nasillard et éclatant, sert à faire danser dans les assemblées festives. Dans la musique instrumen-tale, ce travestissement sonore peut se traduire par l’introduction de timbres inhabituels, comme le son très cuivré de certains joueurs tsiganes de clarinette dans le nord de la Grèce, dans des « musiques de table », pièces très expressives et pathétiques, écoutées quasi religieusement.Dans le domaine de l’ethnomusicologie, les exemples musicaux susceptibles d’illustrer de tels procédés expressifs sont infiniment nombreux, en particulier dans un certain nombre de traditions musicales à fort pathos,

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INSISTANCE N° 5 87

LE POIDS DES CODES SYMBOLIQUES ET DE LA PRÉDÉTERMINATION…

comme le flamenco, le rebetiko, le fado ou le tango. Ainsi, le fadiste Fernando Machado Soares interprète-t-il le fado « O meu menino e d’Oura 12 » en usant de façon immodérée du rubato, certaines notes étant parfois démesurément tenues (dix secondes pour l’une des dernières notes aiguës du motif repris deux fois), ce qui nécessite alors la suspension de l’accompagnement du trio de guitares. Par ailleurs, il attaque souvent les mots et les phrases de façon très puissante (cela s’approche parfois du cri), les sons venant ensuite mourir presque instantanément. Cette alternance de cris et de sons étouffés (« crues et décrues » sonores comme le dit Caterina Pasqualino), Federico García Lorca l’a qualifiée, au sujet de la voix « noire » gitane et du duende, de « silence ondulé 13 ». Cette expression prend ici tout son sens. Ces deux techniques d’interprétation (agogie du chant, alternances rapides de fort et doux volumes sonores), amplifiées par le rubato instrumental des guitares, leurs vibrato, ornementations et nuances, procurent un effet saisissant, faisant de cette pièce une musique hautement expressive, à fort pathos.

L’INFLUENCE DES LAMENTATIONS FUNÉRAIRES ET DU STÉRÉOTYPE SONORE ATTACHÉ AUX PUISSANCES INFERNALES

Les improvisations tsiganes, lents préludes instrumentaux ou mixtes (vocaux-instrumentaux), pièces à écouter et d’une grande virtuosité (lassu hongrois, doina roumaine, musiques de table et miroloi du Nord de la Grèce, etc.), puisent largement dans cette palette de procédés déstabilisants pour exprimer la souffrance, la tristesse, la nostalgie… (rappelons que le miroloi grec a pour fonction de faire pleurer l’as-sistance). Ces pièces en forme de plaintes sont souvent dérythmées, d’une grande variété d’effets et de couleurs sonores, très ornementées (glissandi, appogiatures), alternant violence sonore et retenue.La doina « Padure si iar padure » (« forêt, forêt »), extraite du disque « Roumanie. Musiques festives du Gorj 14 », est très significative de ce point de vue. Accompagnée d’un trio instrumental constitué d’un accor-déon chromatique à touches piano, d’une contrebasse et d’une guitare,

11. M. Guiomar, Principes d’une esthétique de la mort, Paris, José Corti, 1988.12. « Portugal. Fernando Machado Soares. Le Fado de Coimbra », CD Ocora, C 559041 (1988).13. C. Pasqualino, Flamenco gitan, Paris, CNRS, 2008, p. 244.14. VDE, AIMP, XCCD-1269.

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L’INCONSCIENT ET SES MUSIQUES

une chanteuse tsigane alterne des couplets chan-tés avec des ritournelles instrumentales où un violon prend alors sa place. Le jeu du violon est bien sûr très ornementé mais le chant, en plus d’un important vibrato, laisse entendre des notes attaquées dans des registres aigus, ce qui procure un effet de yodel proche de la voix sanglotée.Cette interprétation révèle une proximité trou-blante avec le traitement musical de la mort dans les sociétés occidentales et dans de nombreuses sociétés. Il existe en effet une forte parenté stylistique entre les différents paramètres de l’expression chantée de la souffrance et le genre des lamentations funéraires, à la différence que la première, malgré une forte codification, ressortit à une forme personnelle d’expressivité, alors que le second correspond à une expression rituelle et socialisée de la douleur. Les lamenta-tions funèbres sont généralement dérythmées, seulement structurées par de brèves formules laudatives qui reviennent en longues et mono-tones litanies ; elles sont vocalisées mais entre-coupées de sanglots (ritualisés), ces derniers produisant un effet permanent de yodel, comme dans la doina précédente. Dans certains cas, des instruments de musique se joignent aux voix des pleureuses, des flûtes ou des trompes, cette juxtaposition sonore provoquant alors un chan-gement de timbre vocal, par mimétisme 15.D’autre part, on constate un topique qui dépasse largement le cadre des sociétés occi-dentales anciennes, et qui confère un timbre vocal déformé, travesti, aux personnages de l’in-framonde (le diable dans l’Occident chrétien, esprits, divinités en général dans de nombreuses cultures, africaines par exemple) ou de ceux

qui commercent avec le monde de la mort (sorciers).Dans les cultures occidentales, la voix du diable est rauque, sourde, d’outre-tombe, qui « monte des profondeurs », de l’enfer. Michel Poizat nous rappelle qu’en 1881, au Congrès des sourds et muets de Milan, l’abbé Guérin déclara : « Quelle parole vous demande-t-il [l’enfant sourd] ? Une parole sourde, rauque, ténébreuse et qui semble monter des profondeurs d’un sépulcre ? Non, il est exigeant, il veut une parole nette, claire 16… » Il s’agit là, en fait, d’un très vieux poncif. Déjà, vers 1250, Césaire de Heisterbach met en garde contre la voix du diable qui, selon lui, suffit à tuer, et se reconnaît par le fait qu’elle est très rauque 17. Cette image perdure jusqu’à l’âge baroque et se retrouve dans les nombreux procès de sorcellerie. En 1624, le diable apparaît à un prêtre accusé de lui avoir vendu son âme « en forme d’homme fort grand et affreux […] parlant d’une voix rauque et enrouée 18 ». Selon de Lancre, le diable « a la voix effroyable et sans ton, quand il parle on dirait que c’est un mulet qui se met à braire, il a la voix cassée, la parole mal articulée, et peu intelligible, parce qu’il a toujours la voix triste et enrouée 19 ». En 1616, dans le Berry, un certain Nevillon compare la voix du diable « à celle d’une personne qui parle dans un tonneau vide 20 ».La raucité, qui est la marque du diable, est également celle des sorciers, de leur voix ou de leurs instruments. Dans un procès de l’In-quisition canarienne de 1576, un sorcier joue d’un tambourin au son rauque. Même chose en 1653, lorsque des sorcières dansent au son d’un « tambourin sourd 21 ». Mais la raucité frappe

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INSISTANCE N° 5 89

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aussi les possédés. En 1602, Boguet croit que c’est le diable lui-même qui parle par la bouche des possédés avec sa « voix rauque et déliée 22 ». La raucité, voix cassée et sourde, est du domaine des puissances infer-nales, du « dessous » : c’est la voix du diable qui « remonte », qui s’em-pare des sorciers et des possédés, c’est la voix de la mort. Guillaume de Mende ne croyait-il pas, au XIIIe siècle, que les morts parlaient et qu’ils étaient ventriloques 23 ? Cette raucité diabolique et sorcière est attestée également dans le domaine instrumental avec le cas du rhombe, appelé dans les Pyrénées centrales le Toulouhou ou encore le Diable, comme l’atteste un enregistrement réalisé par Claudie Marcel-Dubois et Marie-Marguerite Pichonnet-Andral à Sare (Pyrénées-Atlantiques) en 1947 24.Gilles Léothaud propose une « Classification universelle des types de techniques vocales » en trois grands groupes, dont le groupe I, qualifié de « mixage voco-instrumental », est constitué de « techniques réali-sant une extension du système phonatoire au moyen d’un dispositif matériel rapporté au conduit pharyngobuccal, afin de déformer, trans-former, masquer ou travestir le timbre original ». Ce dispositif rapporté peut faire office de résonateur. Il est alors composé de masques et d’altérateurs de voix, ces objets ayant pour principale caractéristique d’être toujours associés à des rituels. Les masques, qui « participent du principe général de déguisement vocal », que l’on trouve en Afrique et dans de nombreuses autres cultures, sont toujours associés à l’esprit d’un ancêtre, d’un animal, d’un génie ou d’une divinité et apparaissent principalement dans les rituels, notamment funéraires, déclenchant souvent des possessions. Une autre technique consiste à utiliser des altérateurs de voix (porte-voix ou tubes dans lesquels on chante), par exemple dans le monde mélanésien. « Un vase, une poterie, une casse-role peut également servir d’altérateur de voix. » Léothaud rappelle qu’« on en connaît des exemples chez les Inuit et au Rajasthan 25 ». Dans tous les cas, la déformation du son de la voix humaine et le traves-tissement sonore évoquent le surnaturel, les ancêtres, les esprits, les morts et les divinités, dans la mesure où il s’agit d’outrepasser le connu, l’ordinaire, le naturel. Dans la pièce intitulée « Voix des esprits protec-teurs Pondo Kaku et Gooli » (Côte d’Ivoire, ethnie Baoulé, Atiégouako, région de Toumodi), « la voix de l’esprit Pondo Kaku est réalisée par des hommes chantant chacun dans un mirliton dont la membrane est

15. Cela est particulièrement frappant à Bixad, au pays de l’Oach (Roumanie), où les trompes s’invitent dans les lamentations, transformant peu à peu le timbre des voix des pleureuses en un son instrumental, proche de la trompe, grâce à l’émission de notes aiguës et tenues, de même tessiture que les notes aiguës des trompes et se confondant avec elles. CD « Voix du Monde. Une anthologie des expressions vocales », CNRS-Musée de l’Homme, Chant du Monde CMX 374 1010.12, disque n° 1, Plage n° 6 : Lamentations funèbres (bocete). Enregistrement de Bernard Lortat-Jacob, Jacques Bouët et Speranta Radulescu (1991).16. M. Poizat, La voix sourde : la société face à la surdité, Paris, Métailié, 1996, p. 67.17. G. Bechtel, La sorcière et l’Occident : la destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, Plon, 1997, p. 113.18. R. Mandrou, Possession et sorcellerie au XVIIe siècle, Paris, Fayard, 1979, p. 117.19. P. de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie, introduction critique et notes de N. Jacques-Chaquin, Paris, Aubier, 1992, p. 267.20. G. Bechtel, op. cit., p. 454.21. N. Jacques-Chaquin, M. Préaud (sous la direction de), Le Sabbat des sorciers

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faite d’un cocon d’araignée. […] L’esprit Gooli s’exprime par le grognement d’un tambour à friction 26 ».On constate donc une certaine analogie stylisti-que et technique entre l’expression musicale de la souffrance psychologique et celle de la mort et de ses rites. Cette relative similitude me semble dépasser le strict cadre musical. D’une part, l’état de souffrance correspond à une phase de mise en marge, de durée variable, un peu à l’image de la phase de mise en marge qui caractérise selon Van Gennep l’étape centrale des rites de passage, au premier rang desquels figurent les rites funéraires, étape liminale qui est par ailleurs celle de l’ac-complissement des rites, dont celui des lamen-tations. D’autre part, il y a dans le traitement musical de la souffrance, l’idée de franchissement d’un seuil, non seulement dans le niveau de douleur à exprimer mais surtout dans son mode d’expression même, dans sa traduction sonore et sa mise en musique.

LA « DÉCHIRURE », PAROXYSME DE LA SOUFFRANCE, POINT DE NON-RETOUR

Cette notion de seuil, de franchissement, c’est l’idée de « déchirure », qui peut se décliner de plusieurs façons.Tout d’abord, en forme de rupture sociale : je pense ici, par exemple, au mal-être social et sociétal (contestation en forme de rupture) exprimé par la revendication générationnelle de la jeunesse des années 1950 et 1960 et qui s’est traduit musicalement par l’inscription du rock et

des divers courants musicaux qui en ont découlé dans une recherche de la saturation des timbres instrumentaux (la guitare par exemple) due à un très fort accroissement du volume sonore et à des phénomènes de distorsion. Catherine Rudent note que cela « constitue l’utilisation musicale esthétique d’un dysfonctionnement (on utilise l’ampli au-delà des limites pour lesquelles il a été prévu). Ce dysfonctionnement peut alors en symboliser d’autres et renvoyer d’une manière qui n’est pas arbitraire [à la] thématique de la folie, de la surexcitation, [de] la transgression morale et sociale 27 ».Beaucoup plus importante – pour ne pas dire écrasante – est la forme psychologique et person-nelle de cette déchirure. Musicalement, ses déclinaisons sont quantitativement illimitées. Je prendrai ici un exemple qui me paraît très signi-ficatif et qui présente l’avantage, en outre, d’être assez méconnu en France 28. Il s’agit du fameux harmoniciste argentin Hugo Diaz (1927-1977), musicien éclectique, interprète aussi bien de musiques traditionnelles, dites « folkloriques » en Argentine, que de tangos et de jazz, qui connut une carrière florissante puisqu’il tourna dans tous les pays du monde et qu’il joua avec Louis Armstrong, Oscar Peterson, Toots Thielemans ou encore Larry Adler. Sa biogra-phie – succincte – le présente comme jovial, bon vivant. Michel Plisson, ethnomusicologue spécialiste de l’Argentine, que j’ai interrogé spécialement, dresse de lui le portrait d’un « grand buveur comme 99 % des musiciens de “folklore” en Argentine (pas des musiciens de tango pour qui c’est plutôt la cocaïne tradition-nellement) qui peuvent absorber plusieurs litres

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de vin par jour dans de grandes “damajuanas” de cinq litres et plus… Grand amateur de femmes… Il est mort à cinquante ans… Je crois qu’il est mort de cirrhose du foie 29… » Or, l’écoute de sa musique procure au contraire une sensation de noirceur extrême car Hugo Diaz a développé un style très personnel de jeu de l’harmonica dans lequel il « noircit » volontairement le son, par un roulement de la langue. Cette technique, très systématiquement utilisée, introduit un très fort sentiment de pathos, y compris dans des musiques à caractère choré-graphique et devient la marque d’une « signature » performancielle très personnelle et singulière. Y a-t-il dans la biographie de Diaz, des faits susceptibles d’expliquer une telle noirceur permanente, bien loin de l’image « joviale » qui lui est souvent attachée ? Certes, on apprend qu’au terme de ses nombreuses tournées à l’étranger, le « retour au pays » a été douloureux et qu’une « paralysie de la routine » s’en est suivie ayant provoqué chez lui de la « douleur ». Mais il s’agit là d’un phénomène très banal que de nombreux artistes connaissent. La véri-table explication, me semble-t-il, serait à chercher dans son enfance. À l’âge de 5 ans, en effet, il a connu un véritable traumatisme puisqu’au cours d’un match de football, un ballon a atteint violemment son visage et l’a rendu aveugle pendant deux ans, jusqu’à ce qu’une opération lui restitue sa vue. Or, c’est pendant cette période qu’il décida d’apprendre la musique et l’harmonica. De la sorte, le jeu de l’harmonica fut tout le temps associé à cette période douloureuse. Or, c’est précisément vers l’âge de 5 ans que l’enfant prend conscience de la consonance harmo-nique, qu’il marque une préférence pour les accords nettement conso-nants, phénomène qui s’accentue fortement à l’âge de sept ans chez les enfants qui ont reçu une éducation musicale. Dans ces conditions, dans quelle mesure ne peut-on pas interpréter, chez Hugo Diaz, cette signature stylistique personnelle d’un son « noir », « sale », « parasité » comme « une indication sur la personnalité et ses désordres pathologi-ques », comme le suggère plus généralement Arlette Zenatti 30 ?Enfin, il existe une forme culturelle de déchirure, lorsque celle-ci est érigée en genre, comme dans toutes les grandes musiques de la souf-france, de la brisure, de la séparation, de l’exil, etc. (blues, rebetiko, fado et flamenco par exemple). J’examinerai ici un cas parmi de nombreux autres, celui de la « voix noire » gitane. Caterina Pasqualino insiste sur le

en Europe, XVe-XVIIIe siècles, Colloque international ENS Fontenay-Saint-Cloud, 4-7 novembre 1992, Grenoble, Million, 1993, p. 301, 307.22. G. Bechtel, op. cit., p. 348. 23. D. Alexandre-Bidon, La mort au Moyen Âge, XIIIe-XVIe siècle, Paris, Hachette (« Littératures »), 1998, p. 274.24. « Le Diable », Toulouhou (tambour à friction tournoyant) des Pyrénées centrales. Phonothèque MuCEM, 47.6.1176.25. G. Léothaud, « Classification universelle des types de techniques vocales », dans Jean-Jacques Nattiez (sous la direction de), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, tome 5, « L’unité de la musique », Arles-Paris, Actes Sud-Cité de la Musique, 2007, p. 803-833.26. Enregistrement de Gilbert Rouget (1952). CD « Les voix du monde. Une anthologie des expressions vocales », CNRS-Musée de l’Homme, Chant du Monde CMX 374 1010.12, disque n° 2, plage n° 12.27. C. Rudent, L’analyse musicale des chansons populaires phonographiques, Mémoire de synthèse pour l’obtention de l’HDR, université de Paris-Sorbonne, 2010, p. 35.28. Je tiens à remercier Michel Plisson qui m’avait, il y a déjà un certain nombre d’années, fait découvrir cet enregistrement.

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fait que ce chant a une dimension mortuaire et doit être interprété en terme rituel. Tout d’abord, il introduit « un véritable silence de mort » dans des fêtes généralement très bruyantes (il s’agit d’un chant essentiellement intracommunautaire). Souvent, il intervient à un moment de la fête qui est celui de l’évocation des êtres chers disparus. « Lorsque les hommes commencent par s’asseoir en cercle pour chanter, il leur arrive d’évoquer la mémoire d’un ou de plusieurs défunts. Cet acte prépare l’avènement des plages de silence qu’ils partageront au cœur de la nuit en présence de leurs morts. […] Le souvenir de parents ou d’amis disparus crée un climat émotionnel qui suscite l’envie de chanter. Enrique : “Je pleure de peine. C’est plus dur pour un homme qu’une femme. Une femme pleure pour n’importe quelle stupidité. Un homme… tu regardes un homme pleurer et cela te trouble. C’est une chose contre laquelle tu ne peux rien, tu as de la peine. Souvent, je me souviens de ma mère et je pleure. […] Ça me fait de la peine et je pleure. Le senti-ment est un chant 31.” » Pasqualino, qui rappelle qu’en principe, jamais les noms des défunts ne sont évoqués par les Gitans, explique qu’en les appelant nommément, il s’agit de placer la séance de chant sous leur protection. Cette « voix noire » (afilla) est rauque. C’est idéalement celle de l’homme âgé, chez qui une pratique accrue du chant traduirait une « régression de la parole considérée comme le signe d’une vie intérieure animée d’une grande spiritualité ». Pasqualino rappelle que, « au moment de mourir, les derniè-res paroles entendues doivent être des chants ». Et si le mourant est suffisamment lucide, il peut se mettre lui-même à chanter. « Juanichi [chan-

teur originaire de Santiago] est mort en chantant une soleá. Il appela certains parents et leur chanta une soleá qu’aucun de ceux qui étaient présents ne révéla par la suite. Ils gardent ce secret pour eux 32. » C’est une question d’honneur qui « veut que l’on franchisse le dernier pas en faisant réson-ner sa voix rauque, quintessence de la gitani-tude ». Par ailleurs, en chantant, l’agonisant perd son souffle, qui est le souffle de vie, et se rappro-che de la mort 33. Dans le timbre de la « voix noire », il y a des accents « métalliques » (bronco), phénomène nommé alors « l’écho de la voix » (el eco de la vox) et dont les Gitans parlent comme d’un « or provenant du pays des morts ». Qualifier de « métallique » la voix métamorphosée indique que le chanteur a emprunté la voix d’un défunt. Caterina Pasqualino précise qu’un tel événement est exceptionnel. Les interprètes, pour rendre hommage aux morts qu’ils évoquent, doivent alors essayer de retrouver leur façon de chanter et leur timbre de voix qui se sont perpétués par l’intermédiaire des seuls membres de la famille. Manuel el Agujeta (dit aussi « Agujetas », comme son père) possède ce don très rare. « Agujetas [le père] a un style personnel et c’est la raison pour laquelle son fils [Manuel] chante bien, parce qu’il fait les chants de son père. Ce sont [aussi] les chants de sa grand-mère Tomasa qui chantait superbement… une voix éraillée, coupée, très difficile 34. » L’écoute du martinete « ¿A quien le contaré yo 35? » présente une palette d’effets vocaux constitutifs de cette voix afilla d’autant plus extraordinaire que le martinete est un chant a cappella : timbre métallique (identique à celui que l’on retrouve chez les chanteurs mongols de chant diphonique, juste avant que l’harmonique

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aigu ne soit perceptible), voix éraillée, cassée, tour à tour criée et voilée (le fameux « silence ondulé » de García Lorca).Concernant la caractérisation timbrique métallique de cette « voix noire », il n’est sans doute pas anodin de rappeler que les Tsiganes sont de tout temps et en tout lieu les grands maîtres du travail du métal (forgerons, ferronniers, etc.), ce que Caterina Pasqualino rappelle d’ailleurs dans son ethnographie des Gitans andalous d’Espagne, d’autre part que le métal entretient un rapport à la mort et à l’au-delà tout à fait particulier, tout d’abord dans les cultures occidentales histo-riques 36, mais plus généralement dans de nombreuses autres cultures (matériau associé aux rituels funéraires, à l’évocation de l’inframonde, des morts et des revenants, aux rituels religieux en général, aux céré-monies à caractère prophylactique et apotropaïque).En conclusion, je noterai tout d’abord que l’établissement de ce paradigme analytique n’a été rendu possible que par le biais d’une analyse pluridisciplinaire qui, outre l’analyse musicologique et ethno-musicologique, s’est appuyée sur la psychologie de la musique, sur l’ethnologie et surtout sur l’anthropologie musicale historique, à partir d’une mise en perspective des faits observés avec les représentations symboliques attachées au monde de la mort.D’autre part, si l’introduction d’une certaine forme d’instabilité est au cœur des diverses formes d’expression musicale de la souffrance, son aspect « inattendu » et « imprévisible » est beaucoup plus problémati-que. En effet, si les référents sont, entre autres, ceux des musiques de la mort et sont symboliquement aussi lourdement chargés, si ce traite-ment musical est aussi stéréotypé, c’est que la prédétermination cultu-relle et esthétique est totalement prégnante dans l’expression musicale de cette émotion et de cette souffrance, que l’on aurait pu penser très personnalisée, unique, spontanée, imprévisible.D’un autre côté, il serait inconcevable d’imaginer qu’un tel affect possède une expression musicale aussi totalement prévisible, qui le viderait alors de sa substance anxiogène et bouleversante. Pour que l’émotion soit ressentie, partagée, au-delà de la connivence créée par l’attente relative des effets expressifs à disposition de l’interprète, il est indispensable qu’il y ait un effet de surprise, dû à la singularité et à la violence de la mise en forme musicale de cette souffrance.

29. Correspondance personnelle.30. A. Zenatti, op. cit., p. 185, 191.31. C. Pasqualino, op. cit., p. 245.32. Ibid., p. 246-247.33. Ibid.34. Ibid., p. 248.35. CD « Manuel el Agujeta », collection « Grands chanteurs du flamenco », vol. 8, Chant du Monde, LDX 274900, plage n° 9.36. L. Charles-Dominique, Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France (1200-1750), op. cit.

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Or, si les diverses formes de discontinuité mélodiques, rythmiques et harmoniques sont relativement convenues, la seule qui possède cette imprévisibilité intrinsèque est la discontinuité timbrique, la seule susceptible de refléter la personnalité intime de l’interprète, de le mettre à nu, de bouleverser l’auditeur. On comprend mieux, à présent, la frus-tration de Philip Tagg et du musicologue en général qui se voit privé de cette dimension expressive – essentielle – du timbre musical, en raison des limites de l’écrit musical. Et on mesure mieux à quel point, seule, l’approche plurisciplinaire est à même de proposer une nouvelle forme d’analyse musicale globale, fondée en partie sur le timbre musical et sur ses diverses symboliques, dont certaines sont parfois transhistoriques car reposant sur les conceptions lourdement « chargées » de la mort et de ses représentations fantasmatiques 37.

Résumé : L’objet de cette communication est de mettre en évidence le traitement stéréotypé de l’expression musicale de la souffrance et de la déchirure, dont les références aux musiques de la mort (des lamentations au sonore ritualisé), aux notions de « noirceur » et « d’impureté », mais plus généralement de « contra-riété », de déstabilisation et de rupture des éléments du langage musical sont centrales.Cependant, au-delà de ce traitement stéréotypé et de la question de la prédéter-mination culturelle et esthétique qu’il suggère, l’interprète doit se déjouer d’une trop grande prévisibilité – qui viderait ces affects de leur substance anxiogène – en recourant notamment à la discontinuité timbrique, la seule susceptible de refléter sa personnalité intime, de le mettre à nu, de bouleverser l’auditeur, de faire que l’émotion soit ressentie et partagée.

Mots-clés : Ethnomusicologie, anthropologie musicale, psychologie de la musi-que, musique et affects.

Summary : The object of this communication is to highlight the stereotyped processing of the musical expression of suffering and break, of which references to the musics of death (from lamentations to sound ritualized), to the concepts of « blackness » and « impurity », but more generally of « upset », of destabilization and rupture of the elements of the musical language are central.However, beyond this stereotyped processing and the question of the cultural and esthetic predetermination which it suggests, the interpreter must thwart a too great predictability – which would empty these affects of their anxiety-inducing substance – while resorting in particular to timbric discontinuity, the only likely one to reflect

37. L. Charles-Dominique, « La mort et le sonore dans la France médiévale et baroque », op. cit.

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its intimate personality, to expose it, to upset the listener, to make that the emotion is felt and shared.

Keywords : Ethnomusicology, musical anthropology, psychology of the music, music and affects.

Resumen : Esta ponencia intenta poner en evidencia el tratamiento estereotipado de la expresión musical del sufrimiento y del desgarramiento en el que son centrales las referencias a las músicas de la muerte (desde las lamentaciones hasta lo sonoro ritualizado), a las nociones de « lo sombrío » y de « lo impuro », pero más generalmente a las de « contrariedad », desestabilización y ruptura de los elementos del lenguaje musical.Sin embargo, mas allá de este tratamiento estereotipado y de la predetermina-ción cultural y estética que sugiere, el intérprete no debe hacerse demasiado previsible – lo que les quitaría a tales afectos su propio carácter angustioso ; más bien debe recurrir entre otros medios a la discontinuidad del timbre, que sólo tiene capacidad para reflejar su índole íntima, desvelarla, conmover al oyente, y permitir que la emoción sea percibida y compartida.

Palabras clave : Etnomusicología, antropología musical, psicología de la música, música y afectos.

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