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La complémentarité du pour-soi et du pour-autrui pour la connaissance du corps dans la troisième partie de L’Être et le néant de SARTRE Présenté par Lucille PENHOAT sous la direction de M. Patrick LANG dans le cadre du séminaire de philosophie morale et politique Licence 2 de philosophie à l’Université de Nantes Année 2012 - 2013 SARTRE, J.-P. : L’Être et le néant (1943), Paris : Gallimard « Tel », 2012 (Partie III « Le pour-autrui », Chapitre II : « Le corps »)

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  • La complmentarit du pour-soi et du pour-autrui pour la connaissance du corps

    dans la troisime partie de Ltre et le nant de SARTRE

    Prsent par Lucille PENHOAT sous la direction de M. Patrick LANG dans le cadre du sminaire de philosophie morale et politique

    Licence 2 de philosophie lUniversit de Nantes Anne 2012 - 2013

    SARTRE, J.-P. : Ltre et le nant (1943), Paris : Gallimard Tel , 2012 (Partie III Le pour-autrui , Chapitre II : Le corps )

  • 1

    Sommaire Prsentation de lauteur et de luvre .............................................................................2

    Biographie de Jean-Paul SARTRE....................................................................................2 Prsentation de luvre...................................................................................................2

    Introduction........................................................................................................................3 I. Le corps comme tre-pour soi .....4

    A. La ncessit ontologique et les sens....4 B. Le corps en tant que centre daction....6 C. Le corps comme le dpass.7 D. Le corps est pour moi..8

    II. Le corps-pour-autrui .............................................................................................9

    III. La troisime dimension ontologique du corps ..................................................10 A. La rvlation de mon tre-objet avec lapparition du regard dautrui...11 B. Le corps-pour-lautre a autant de ralit que le corps-pour-nous..11 C. Une dernire forme dapparition de mon corps.12

    Conclusion....13

    Bibliographie....14

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    Prsentation de lauteur et de luvre

    Biographie de Jean-Paul SARTRE

    Jean-Paul SARTRE, n le 21 juin 1905 Paris, est un philosophe (en grande partie

    phnomnologue), crivain, dramaturge et romancier franais. En 1924, SARTRE intgre

    lcole normale suprieure et obtient son agrgation de philosophie en 1929. cette

    poque, il a dj rencontr Simone de BEAUVOIR qui devient sa compagne. Il prend la

    succession de Raymond ARON lInstitut franais de Berlin en 1933 et 1934, o il

    complte son initiation la phnomnologie de HUSSERL. La notorit arrivera avec son

    premier roman philosophique publi en 1938, La Nause. En 1939, SARTRE est mobilis

    et, en juin 1940, il est fait prisonnier. Il en profite pour tudier HEIDEGGER. Libr un peu

    plus tard, il se tourne vers le thtre : il publie Les Mouches en 1943, puis Les Autres, qui

    deviendra Huis clos, jou en mai 1944 et qui rencontre un franc succs. la Libration, il

    fonde la revue Les Temps modernes. Il met la mode sa thorie de lexistentialisme. Pour

    lui, lexistence prcde lessence : lexistence ne nous est pas donne par Dieu, cest

    nous de la construire par une libert responsable. SARTRE considre quun intellectuel

    doit tre un homme daction et que lengagement est ncessaire : partir de 1950, il se

    rapproche du Parti communiste et, pendant la guerre dAlgrie, soutient les

    indpendantistes du Front de Libration Nationale. En 1964, il refuse le prix Nobel de

    littrature, alors que sort lautobiographie de son enfance, Les Mots. SARTRE participe

    la rvolte tudiante en mai 1968. Il meurt le 15 avril 1980 Paris.

    Prsentation de luvre

    Ltre et le nant, essai dontologie phnomnologique de Jean-Paul SARTRE est

    publi en 1943. J.-P. SARTRE fait la distinction entre ltre-pour-soi (lhomme

    conscient de son existence et de sa libert), ltre-en-soi (les animaux, la nature, les

    objets non conscients deux-mmes) et ltre-pour-autrui (lhomme conscient qui se

    dfinit par rapport aux autres). Il fonde un principe de monde sur une ontologie qui se

    dveloppe partir dune position premire du pour-soi , qui tente constamment de

    justifier son tre, comme libert absolue et comme vacuation de langoisse de la vie.

    Cest lintrieur de cette ide que sinscrivent toute la puissance et loriginalit de son

  • 3

    texte, cest--dire lhomme est condamn tre libre choisir sans raison, et avant

    toute raison. Par l, il conclut que la vie est une passion inutile1 .

    INTRODUCTION

    Quest-ce que le corps ? Pour certains philosophes, le corps se trouve tre la partie

    matrielle de ltre humain, cest--dire constitue dorganes, de nerfs, pouvant tre

    analyss chimiquement, par opposition lme et lesprit. Il sinscrirait par l dans une

    dmarche cartsienne et de dualisme. Bien que SARTRE sinscrive aussi dans une vise

    mtaphysique propos du corps, nous nous apercevons vite que, ds sa premire

    philosophie entre 1922 et 1943, le corps est peru comme le centre dun monde irrel o

    sinvestit toute une prcomprhension existentielle, et comme une redfinition de ltre-

    au-monde essayant de se dtacher difficilement de la contingence pour sabsolutiser. Le

    corps devient alors loprateur fondamental de la mise en intrigue. En effet, on constate

    dans La Nause ou Le Mur des alternances de crises de nause, de rves dun corps de

    gloire, des sues dangoisse lapproche de la mort, le dgot irrpressible de la chair

    sachevant en meurtre. La troisime partie de Ltre et le nant, Le Pour-autrui ,

    sinscrit un peu diffremment dans cette ligne. Dans le chapitre II intitul Le corps ,

    directement et exclusivement consacr au sujet, il sagit de rendre compte de sa

    dimension de lincarnation entendue comme objectivit ou extriorit. Pour reprendre un

    exemple de SARTRE, lors dune radioscopie, je vois los de ma jambe du dehors ; alors

    ma jambe ne mapparat pas diffremment telle que le mdecin la voit. Ainsi, cest autrui

    qui va constituer ma structure existentielle qui sera lessence de mon corps. Mon corps

    propre doit souvrir autrui pour pouvoir se connatre. La rvlation de mon tre se fait

    par objectivation : mon corps devient objet. Ceci est paradoxal : alors que je mapparais

    comme sujet, cest comme objet et tout dabord comme corps que japparais autrui.

    Face cette antinomie, quelle est la nature de notre corps ? Face cette question

    que SARTRE se pose, il va dgager et analyser trois dimensions ontologiques du corps :

    1 Ltre et le nant, IV, II, p. 662

  • 4

    le corps comme tre-pour-soi , le corps-pour-autrui et une troisime dimension

    ontologique du corps .

    I. LE CORPS COMME TRE-POUR-SOI

    Pour SARTRE, cette premire dimension ontologique est une facticit. La prsence

    soi et la facticit dsignent les deux premires structures de la conscience en tant que

    conscience immdiate de soi ou du pour-soi.

    Ici, SARTRE raffirme son opposition avec le cogito cartsien o le corps est fait

    lment autre de la conscience. Pour lauteur de Ltre et le nant, le pour-soi se

    constitue au sein dun monde. Il rsume trs bien cela par le fait quen niant de lui-

    mme quil soit ltre il fait quil y ait un monde et en dpassant cette ngation vers ses

    propres possibilits, il dcouvre les ceci comme choses-ustensiles2 . Puisque la

    conscience est conscience de quelque chose, la conscience est conscience du monde3 .

    Ainsi, le monde ne saurait exister sans une orientation univoque qui rvle mon tre

    (cest mon tre en tant que jai conscience de mon tre qui rvle le monde o je suis). La

    connaissance engage partir dune certaine place au milieu du monde et partir dun

    certain point de vue se fait travers les sens.

    A. La ncessit ontologique et les sens Aprs une prsentation de la premire dimension ontologique, SARTRE dveloppe

    ltude de la connaissance sensible o le corps est le centre de rfrence quasi objectif

    des renvois ustensiles : les sens impliquent lexistence de lespace et du monde. Cest par

    ce renvoi que le corps va chercher les sens, cest--dire la ralit prsente des objets

    rvls en nous en perspective, contre la notion exprimentale de la sensation (affection

    de lorgane sensible par un excitant).

    Les sens sont lexprience dune chappatoire de soi impossible. Cette exprience

    va former une relation existentielle du pour-soi son corps dans une intimit si absolue

    2 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 345 3 Ibid.

  • 5

    quelle interdira lobjectivation de celui-ci. Par exemple, le toucher sprouve lui-mme

    la surface de mon corps. Cest pourquoi le toucher sera la constitution de mon corps-

    pour-soi, dployant son propre espace. Ce que les sens me donnent rellement, ce nest

    pas mon corps mais ma facticit au milieu du monde. Ainsi, la mondanisation4 se

    dploie selon tel point de vue choisi par le pour-soi, il aurait pu se dployer autrement,

    selon un choix diffrent de point de vue. La structure fond-forme qui rgle cette

    apparition est la ncessit ontologique.

    Cependant le phnomne de double sensation nest ici voqu que pour tre

    rvoqu. Lorsque je saisis mon corps selon une extriorit, cest saisir son corps comme

    objet, et donc pour SARTRE, ce nest pas apprhender mon corps, seulement concevoir

    mon corps-pour-autrui. En effet, en agissant sur certains sens, nous nous rendons compte

    que la conscience dautrui en sort modifie. Et ce pont entre les deux mondes se fait par

    le biais du langage (un langage au sens large, aussi bien par les gestes, les sens que la

    parole). Par exemple, je peux saisir le vert de ce stylo, mais non pas la sensation du vert

    en tant quelle est mienne. Elle na plus rien de subjectivement vcu car le langage va

    donner des renseignements objectifs sur les choses qui apparaissent au sein du monde. Je

    vais pouvoir adopter le point de vue dautrui sur cette couleur verte.

    Nous pouvons dire la suite de cette explication que la ncessit ontologique apparat

    entre deux contingences :

    Dune part, il ny a aucune justification ce que nous sommes situs tel endroit

    avec tel point de vue car nous ne sommes pas le fondement de notre tre.

    Dautre part, il ny a aucune justification ce que nous soyons prcisment dans

    tel ou tel point de vue du monde plutt quun autre.

    Cest cette double contingence entourant une ncessit que nous appelons la facticit du

    pour-soi. Il est important, mme si cet ordre est contingent, que le monde mapparaisse en

    ordre. Et cest cette contingence entre la ncessit et la libert de mon choix que nous

    nommons le sens5 .

    4 Sartre et la phnomnologie, textes runis par Jean-Marc MOUILLIE, ENS ditions, Paris, 2000 ( Le corps dans la premire philosophie de Sartre par Alain FLAJOLIET), p. 249 5 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 356

  • 6

    Aprs tout cela, on peut noncer la dfinition du corps que Sartre donne sur le

    plan du pour-soi dans cette sous-partie : la forme contingente que prend la ncessit de

    ma contingence6 .

    Le corps percevant est promis au devenir dun corps agissant.

    B. Le corps en tant que centre daction En faisant un geste, le corps dautrui mapparat comme un instrument dont il peut

    disposer comme il veut, au milieu dautres instruments qui seront ordonnancs afin

    datteindre son but. Si le corps dautrui nous apparat ici comme un instrument, nous

    pouvons aussi lutiliser pour une fin que nous ne saurions atteindre seuls. Ainsi, autrui est

    un objet intermdiaire faisant la relation entre moi et ma fin grce des ordres, des

    prires ou par mes propres actes. SARTRE met alors en garde sur une circularit infinie

    dans laquelle on pourrait tomber. Il faut alors voir le monde de laction comme une srie

    dinstruments qui saccrochent les uns aux autres et dont chacun deux est dpass en tant

    que le corps est saisi travers lacte.

    Cest en tant que possibilit daction que je saisis mon corps : le monde se fait le

    corrlatif de toutes les possibilits daction que je peux exercer, et la perception se

    dpasse naturellement vers laction.

    SARTRE refuse la sensation deffort exerc par le corps par quoi Maine de BIRAN7

    (1766-1824) avait tent de rpondre au dfi de Hume. Pour SARTRE, leffort est

    extriorit et constitu par le monde. Il na donc pas dexistence relle. Par exemple, si

    cette main est la mienne, elle pourra me rvler les qualits de lobjet que je suis en train

    de toucher, mais non elle-mme. Lexprience (laction) et la corporit (perception) sont

    exclusives lune de lautre.

    Cest pourquoi il demeure deux manires de saisir le corps :

    Il est connu et dfini objectivement partir du monde, mais vide. A partir des

    ustensiles que jutilise, je vais laisser des indices que la pense rationalisante

    pourra rassembler en vue de former une image gnrale de mon corps.

    6 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 348 7 Maine de BIRAN se dtache peu peu dun sensualisme pour laborer une psychologie de la subjectivit. Il entend rester le plus possible prs des faits : ils lui sont donns par les sciences de la vie et lobservation de soi.

  • 7

    Ou bien le corps est vcu mais il ne laisse pas de trace pour quil puisse tre

    connu. Mon corps stend toujours travers loutil quil utilise dans le monde de

    laction.

    Par l, on voit quil y a un besoin de la perception du monde afin de se doter dun corps.

    Laction inscrit notre tre-dans-le-monde et nous lavons tre comme tre-instrument-

    au-milieu-du-monde, car jai fait quil y ait un monde.

    Le corps comme possibilit daction est par l sans cesse oblig de se dpasser.

    C. Le corps comme le dpass Vivre son corps, cest toujours le dpasser vers ses possibilits et ainsi dessiner le

    monde. Et dans chaque projet du pour-soi, dans chaque perception, le corps est l, il est le

    pass immdiat en tant quil affleure encore au prsent qui va bientt le fuir : Le corps,

    comme centre de rfrence sensible, cest ce au-del de quoi je suis, en tant que je suis

    immdiatement prsent au verre ou la table ou larbre lointain que je perois8 . Le

    corps est la fois point de vue et point de dpart que je suis et que je dpasse vers ce que

    jai tre. Ce corps qui nest pas objet et qui est toujours dpass est prsent de manire

    seulement implicite. Par consquent, il ne peut pas tre connu.

    En reprenant cette affirmation et ce quil vient dexposer dans les autres parties,

    SARTRE donne une nouvelle dfinition du corps : Naissance, pass, contingence,

    ncessit dun point de vue, condition de fait de toute action possible sur le monde : tel

    est le corps, tel il est pour moi9 .

    Le corps est donc ce qui est perptuellement dpass : Cest par ma nantisation

    que je lui chappe10 . Il ne peut tre connu en lui-mme. Il manifeste la contingence et

    lobstacle dpasser pour mon engagement dans le monde et en mme temps la ncessit

    de transcender cette contingence pour tre : vers un tre--venir, vers ltre-par-del-

    ltre11 . Le corps est conu comme un Pass avec comme origine sa naissance : la

    classe sociale laquelle nous appartenons, sa nationalit, son physique, tout cela doit tre

    dpass afin de poser le corps dans une condition de libert : Nous sommes choix et

    8 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 365 9 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 367 10 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 366 11 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 366

  • 8

    tre cest, pour nous, nous choisir12 . Puisque le corps est libert, cest moi de le

    conditionner avec la conscience comme conscience du monde.

    D. Le corps est pour moi Le corps est pour moi car il nappartient pas aux objets du monde connus et que

    nous utilisons.

    SARTRE va dmontrer que notre corps est dabord un pour-soi travers ltude de

    la douleur et de sa classe dappartenance gnrale, le mal. Par exemple, mes yeux, cest-

    -dire la contingence de mon acte de lecture, me seront rvls par la douleur qui

    accompagne la fatigue de cette lecture. Cest par la douleur que mon corps prend

    conscience de mes yeux. Le corps serait une ombre qui serait tout notre tre : le corps

    nest donn quimplicitement13 . Cette douleur nappartient pas un espace (espace hors

    objets actuels de lunivers et hors temps objectif) et est constitue dune temporalit que

    lon peut dire subjective, et cest par la temporalit de la douleur que le temps du monde

    mapparat. La douleur serait donc la perturbation de notre monde (pour continuer

    lexemple, je suis astreinte de lire plus lentement) et lengagement du transcender dans un

    point de vue contingent. Ainsi, je suis constamment oblige de dpasser perptuellement

    ma douleur en la laissant au milieu du monde. Elle sassigne au monde o je me trouve.

    Le destin de cette douleur physique, que le pour-soi ne parvient jamais vivre

    pleinement, cest dtre objective en un objet-douleur . Cest de cette douleur que

    surgit cet objet psychique, le mal. Il possde toutes les caractristiques de la douleur mais

    il est transcendant et passif : il a son temps propre, le temps psychique. La douleur se

    situe au sein du corps, tandis que le mal est distinct du corps. Certes, on peut le connatre

    travers le corps, mais pas seulement, il peut tre peru par la conscience rflexive

    (retour de la conscience sur elle-mme). Le mal est alors saisi comme un objet affectif.

    Par consquent, mme si les phnomnes sont lis la conscience, nous pouvons

    noter que le corps se fait la projection de ce psychisme. On peut alors admettre quil se

    constitue au sein dun espace psychique. Cest pourquoi nous pouvons discerner un

    caractre de Nause (saisie perptuelle par mon pour-soi dun got fade et sans distance

    12 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 368 13 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 371

  • 9

    qui maccompagne jusque dans mes efforts) envers mon corps. SARTRE veut dire par l

    quil nest pas ncessaire que le psychisme soit localis dans un corps puisque sa

    constitution dpasse largement celle du corps. Dans ce cas, je ne peux le saisir que

    comme corps-pour-autrui.

    II. LE CORPS-POUR-AUTRUI

    La premire chose quautrui peroit de moi est mon corps. Il est utile de

    remarquer que SARTRE ne fait aucune diffrence entre ltude du comportement de mon

    corps par rapport autrui et celle dont le corps dautrui mapparat. Il recourt au pour-

    autrui pour tablir la corporit du pour-soi. La deuxime dimension ontologique du

    corps est la prcipitation de ce dernier au-milieu-du-monde.

    Au fond, pour SARTRE, la relation autrui doit relever dune ngation interne :

    chaque pour-soi est concern par autrui, mais il ny a pas pour autant de lien structurel

    avec la conscience dautrui. Dans la philosophie de SARTRE, le corps dautrui napparat

    plus comme un pur-objet, mais comme une autre intriorit psychique. SARTRE refuse la

    ngation externe pour la raison quelle ne faisait intervenir quune relation de

    connaissance qui interdisait daccder autrui dans la mesure o celui-ci tait vu comme

    chose du monde dpourvue de tout psychisme.

    Le corps dautrui mest toujours donn en situation. En effet, le corps est la

    totalit des relations signifiantes au monde : cest quil [autrui] parat prsent sur fond

    de monde comme un ceci que je peux regarder, saisir, utiliser directement14 . Le corps

    dautrui nest donc pas objectivit car il est une transcendance transcende : autrui

    dessine une transcendance mais lorsque je le regarde, je fige cette transcendance. Je peux

    alors saisir son corps et son monde par rapport un ensemble concret de choses-

    ustensiles : autrui est un tre-l dans mon monde qui se traduit, comme on la vu juste

    avant, par un tre-comme-ceci. Sartre peut donc donner une dfinition du corps pour cette

    partie : le corps dautrui est signifiant (la signification nest rien autre quun

    14 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 382

  • 10

    mouvement fig de transcendance)15 et le corps dautrui, cest donc la facticit de la

    transcendance-transcende en tant quelle se rfre ma facticit16 .

    Ltre du corps dautrui est une totalit synthtique pour moi. Cette affirmation a

    deux consquences directement lies :

    Nous avons besoin dune situation totale pour saisir le corps dautrui.

    Nous ne pouvons pas percevoir un organe dautrui isolment de faon

    quelconque. Il est ncessaire que nous le ramenions toujours une totalit quest

    la chair ou la vie ( comme laction, la vie est transcendance-transcende et

    signification17 , cest--dire quelle reprsente lensemble des significations qui

    se transcendent vers des objets qui ne sont pas poss comme des ceci sur fond de

    monde18 , ce fond de monde est le corps-fond dautrui19 ).

    Cest pourquoi la perception, selon mon point de vue, du corps dautrui est dissemblable

    de celle de la perception des choses. Le corps dautrui nest jamais saisi en lui-mme ou

    partir de lui-mme, mais bien partir du centre du monde, de son monde : le psychisme

    dautrui va se confondre avec sa chair.

    Toutefois, le corps nest pas un pur objet dissimulant un psychisme quil faudrait

    dvoiler, le corps est limage du psychisme mme. Par exemple, un geste de colre

    comme des cris nest pas un signe objectif dchiffrer pour y comprendre la colre.

    Lorsque quelquun pousse des cris, on comprend directement, lorsquils ne sont pas la

    peur, quils sont la colre elle-mme. Cette notion amne la troisime et dernire partie

    de ce chapitre.

    III. LA TROISIME DIMENSION ONTOLOGIQUE DU CORPS

    Nous rappelons que la premire dimension ontologique consiste exister son

    corps. La deuxime admet le fait que mon corps est utilis et connu par autrui. Cette

    15 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 384 (citation modifie). 16 Ibid. 17 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 385 18 Ibid. 19 Ibid.

  • 11

    troisime dimension va faire exister le moi titre de corps pour autrui, un peu comme

    une synthse des deux autres parties.

    A. La rvlation de mon tre-objet avec lapparition du regard dautrui Il faut noter que le regard dautrui duquel on va parler est un regard objectivant.

    Avec la rencontre dautrui, nous nous sentons atteints dans notre existence, car,

    dans la mesure o nous sommes conscients dexister pour autrui, nous saisissons notre

    propre facticit comme fuite vers un tre-au-milieu-du-monde. Notre corps devient un en-

    soi, donc un objet. Du coup, mon intimit me fuit et sort de mon corps : La profondeur

    dtre de mon corps pour moi, cest ce perptuel dehors de mon dedans le plus

    intime20 . Mon monde est dtruit et scoule vers autrui qui le ressaisira en son monde.

    Notre corps est l, non seulement il est le point de vue que nous sommes, mais

    aussi un point de vue sur lequel sont pris dans linstant des points de vue que nous ne

    pourrions jamais prendre. SARTRE dira que cest une saisie vide des sens et du corps.

    Le vcu est donc hors de notre subjectivit, au milieu dun monde qui nest pas le

    ntre. Notre corps est alin. Pour anecdote, lorsquon souhaite ne plus avoir de corps, ce

    nest pas le corps-pour-nous quon veut anantir, cest linsaisissable corps alin.

    B. Le corps-pour-lautre a autant de ralit que le corps-pour-nous

    Le corps-pour-lautre, cest mon corps tel quil est vu par lautre, cest--dire du

    dehors et distance. Le corps-pour-nous, cest ce qui a t dcrit dans la premire partie

    de ce mini-mmoire.

    Le corps-pour-lautre, cest le corps-pour-nous mais insaisissable et alin.

    Lautre peut nous voir tel que nous sommes. Et cest ce que nous allons tenter

    dapprendre travers les rvlations du langage : Cest au moyen des concepts dautrui

    que je connais mon corps21 . SARTRE veut dire par l que nous dsignons notre corps tel

    quil est pour lautre de telle faon que nous le voyons. Cest une assimilation analogique

    du corps dautrui et de mon corps.

    20 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 392 21 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 396

  • 12

    Pour cela, il faut que nous puissions penser que notre corps est pour autrui comme

    le corps dautrui est pour nous selon une subjectivit objectivante, puis comme objet. Il

    est ncessaire de prexister pour connatre le corps dautrui.

    Toutefois, cest autrui qui va crer mon histoire par des connaissances

    conceptuelles. Lhistoire va former une couche constitutive du corps psychique. A moyen

    terme, dans la rflexion mme, je prends donc le point de vue dautrui sur mon corps.

    Tout cela, par principe, provient ou des connaissances que jai acquises des autres, ou

    des connaissances que les autres ont de moi22 . Par exemple, la maladie est dcelable par

    les autres qui me lapprennent et me la diagnostiquent. Et dans ce cas, mon corps est la

    substance de la maladie. De mme, la pure nause peut tre dpasse vers une dimension

    dalination : elle nous livrera alors mon corps-pour-autrui dans son allure et sa

    physionomie. Par cette piste, jaboutis au dgot de mon corps.

    C. Une dernire forme dapparition de mon corps SARTRE va faire de cette partie une rcapitulation de la troisime dimension

    ontologique et une forme de conclusion de ce chapitre sur le corps.

    Dans certains cas, nous pouvons prendre sur notre corps le point de vue dautrui,

    ou notre propre corps peut nous apparatre comme le corps dautrui. Dans ces cas, la

    nature de notre corps-pour-nous nous chappe. Cette apparition du corps ne nous livre

    pas le corps en tant quil agit et peroit mais en tant quil est agi et peru23 . Pour

    affirmer cela, des tudes dun enfant de deux mois ont observ quil ne voit pas sa main

    comme la sienne. Cest par une srie doprations psychologiques et de synthses

    didentification quil fera la rfrence entre le corps-exist et le corps-vu.

    On peut donc dire que la perception de mon corps se place chronologiquement

    aprs la perception du corps dautrui.

    22 Ibid. 23 Ltre et le nant, III, chap. II, p. 399

  • 13

    CONCLUSION

    SARTRE nous prsente dans ce chapitre trois dimensions ontologiques du corps. Il

    prsente en premier lieu ce qui nous vient trivialement lesprit : notre corps est dabord

    un pour-soi. Cest nous qui vivons notre propre corps travers les sens ou les actions.

    Nous sommes la premire rfrence de connaissance de notre corps comme corps-

    psychique. Pourtant, le fait que le corps est constamment dpass amne SARTRE voir

    plus loin. En effet, notre corps nest pas connu comme centre du monde par les renvois

    des ustensiles prsents dans ce monde, mais comme translation au sein du monde

    dautrui. Mon corps est saisi par autrui qui me saisit toujours comme un objet au-milieu-

    du-monde. Pour moi en revanche, la saisie de mon corps se fait selon une source de

    rfrences objectives qui ne peuvent tre quindirectes et non intuitives : partir des

    renvois mondains que les autres me donnent en tant quinformation ou connaissance.

    Seul autrui peut nous voir tels que nous sommes et apporter une connaissance sur soi.

    Ainsi, notre corps qui tait un pour-soi devient ici un corps-pour-autrui. Cependant, si le

    corps proprement dit, cest--dire le corps en tant quobjet, relve du pour-autrui, il y a

    cependant un sens du corps qui renvoie au pour-soi et prcde le pour-autrui, mme sil

    doit exister pour les deux. En effet, nous voyons la suite de ce chapitre sur le corps que

    le corps dautrui est saisi par moi approximativement de la mme manire (avec les

    mmes tapes et caractristiques) que moi je saisis mon corps. Cette connaissance

    dautrui ne peut seffectuer qu partir dune base o notre corps serait actif, tant au

    niveau de notre tre-objet (dans le point de vue dautrui), quau niveau de notre

    psychisme en tant quil est connu intimement par nous.

    En dautres termes, le corps lui-mme est travers par la dualit fondamentale

    entre sujet et objet : pour le pour-soi, le corps na rien de corporel et, en tant que pour-

    autrui, il est un objet physique de pure extriorit. Par consquent, nous comprenons

    pourquoi, au fil de lhistoire de la philosophie, des Anciens (Aristote, Platon) aux

    Modernes, le corps est constamment rejet, ou fait lobjet dune aspiration sa

    spiritualit. Encore maintenant, on souhaite sen dbarrasser. Cest ce qua montr la

    confrence de J.-L. Nancy (n en 1940), philosophe franais, intitule Le corps dehors,

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    o il expose sa vision philosophique, influence par sa greffe cardiaque, sur lextriorit

    du corps.

    Bibliographie

    SARTRE, J.-P. : Ltre et le nant (1943), Paris: Gallimard Tel , 2012 (Partie III Le

    pour-autrui , Chapitre II : le corps )

    Sartre et la phnomnologie, textes runis par Jean-Marc MOUILLIE, Paris, ENS ditions,

    2000 ( Le corps dans la premire philosophie de Sartre par Alain FLAJOLIET et Le

    corps et la chair dans la troisime partie de Ltre et le nant par Renaud BARBARAS)

    CABESTAN, Philippe, Dictionnaire Sartre, Paris : Ellipses, 2009