Macumba_Diablus

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SERGE BRAMLY

MACUMBAForces noires du Brsil

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ALBIN MICHEL

INTRODUCTION. Les premiers temps de mon sjour au Brsil, lorsque jinterrogerais les gens sur la fonction des bougies allumes la nuit au carrefour de deux rues, en plein centre de la ville, au pied des immeubles modernes, je nobtenais que des rponses vasives, des sourires amuss ou gns. Un jour je trouvai sur un arbre deux statuettes dcapites. Je voulus men saisir pour les observer de plus prs, mais un ami arrta mon geste. Cest dangereux. Il ne faut pas toucher ces choses-l , me dit-il et il prtendit ne pas en savoir davantage. Jcrasais un soir par mgarde, un plat de terre cuite empli de riz blanc pos sur le sol. La personne qui maccompagnait blmit. Me chuchota que javais commis une grave offense. Me fit promettre dallumer une chandelle, et de la laisser se consumer en entier, toute une nuit, afin de racheter ma faute. Malgr mes questions insistantes, elle ne voulut pas men dire plus. Ce sont des offrandes de Macumba, des despachos; il ne faut pas se mler de ces choses , se contentait-elle de rpter. Il ne sagit que de vieilles superstitions... Mais elle me tlphona le soir mme pour vrifier si ma bougie tait bien allume. Les Brsiliens sont rticents parler de la Macumba. Ils la nient, ou feignent de sen moquer. Ils avouent difficilement la pratiquer. Ils prfrent la considrer comme un hritage dsuet du pass et lintgrent au folklore national. Ils labandonnent aux classes les plus illettres de la population. La Macumba, explique-t-on, est la religion des anciens esclaves noirs imports dans les plantations entre le XVIe et le XIXe sicle. Un animisme africain abtardi. Un fatras naf et chaotique de superstitions et de croyances, qui naurait survcu au Brsil qu cause des durets de lesclavage, que comme opposition la religion des matres. Un effort surann des Noirs pour prserver leur intgrit, et une sorte de soutien aveugle dans ladversit. Pourtant, la Macumba est omniprsente au Brsil. Elle est une source dinspiration constante pour la chanson populaire et surtout pour les sambas de Carnaval. Chacune de ses grandes ftes (31 dcembre, 13 mai...) fait lobjet de reportages tlviss et darticles dans les journaux. Certains soirs particuliers, des stations de radio diffusent exclusivement ses chants sacrs. Elle a inspir galement le cinma et la littrature. Le grand crivain bahianais Jorge Amado, par exemple, (Dona Flor et ses deux maris, Gabriela...) qui est fier de son appartenance un centre religieux afro-brsilien, en a fait un des thmes centraux de son uvre. La Macumba sest si bien immisce dans la vie quotidienne du pays que certains termes de son vocabulaire, souvent dorigine africaine, font aujourdhui partie de la langue de tous les jours. De nombreuses tentatives ont t faites ces dernires annes pour recenser les centres de Macumba dans les divers tats du Brsil. Le mensuel Manchette (mai 1976) parle de plus de quarante mille centres Rio de Janeiro et dans ltat de Guanabara. Il en compte environ seize mille Sao Paolo et dix-huit mille dans le Rio Grande doSul. Dans la seule ville de Rio, la fte de la desse Iemanja a runi le 31 dcembre 1975 prs dun million de personnes. La ville de Salvador (capitale de ltat de Bahia) compte trois cent soixante-cinq glises (une pour chaque jour de lanne) et prs de quatre mille centres ddis des cultes afro-brsiliens, dont deux mille officiellement recenss. La vente des bougies y est - phnomne peut-tre unique au monde - en augmentation constante malgr les progrs de llectrification. Je ny ai pas rencontr une seule personne qui ait accept de ramasser une des centaines doffrandes qui jonchent les plages le soir. Au dbut des annes 1972, je commenai a assister diverses crmonies de Macumba, dans plusieurs villes du Brsil. On maccueillait partout avec une gale gentillesse, une gale chaleur, mais on ne ma laissait jamais oublier que je ntais quun gringo - un tranger. Je

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discernait bien des points communs, des constantes, des lments invariables, mais jtais surtout frapp par la disparit, la diversit et le manque dorganisation entre les diffrents centres. Le calendrier religieux, les rites, le vocabulaire varient dun endroit lautre. Le mot Macumba est en fait propre la rgion de Rio de Janeiro, quoique les fidles lui prfrent celui dUmbanda. Dans le Nord-Est, Pernambuco par exemple, on dit plus volontiers Xango ou Catimbo. A Bahia domine le Candombl, avec sa variante particulire: la Candombl de Caboclo. Le Batuque, ou: Culte des Nations (Culto de Naao), est propre au sud du pays. Dans le bassin amazonien on parle de Pajelana. Je me mis alors runir la plus grande documentation possible, de manire tenter de mieux comprendre ce quil me faut bien appeler, faute dun meilleur terme, la Macumba, cest dire les religions afro-brsiliennes. Il doit exister au Brsil au moins une centaine douvrages sur le sujet. Certains, dindniable qualit, comme celui de Nina Rrodriguez, valent surtout pour leur intrt ethnologique, mais noffrent quun point de vue extrieur sur un culte particulier qui par bien des aspects appartient au pass. Dautres, en revanche, comme celui de Tancredo da Silva Pinto (quelques fois appel le Pape noir du Brsil ), quoique crits par des initis ou des disciples du culte, demeurent trop nafs ou sadressent un public dj averti. Presque tous ne traitent que de certains points prcis sans prsenter une vision gnrale de la chose. Voyant mes efforts pour essayer dapprocher cette religion, un ami mavoua un jour son appartenance un centre de Macumba. Je le harcelais de questions. Il insista sur le fait que sa rencontre avec la Mre des Dieux , la grande prtresse de ce centre, avait t un des moments dcisifs de sa vie. Il me promit de ma la prsenter. Ici, personne naime reconnatre quil pratique la Macumba , mexpliqua-t-il. Car la Macumba nopre sur rien de visible, son action nest pas dmontrable, elle ne se rvle que dans ses rsultats. Scientifiquement elle ne sappuie sur rien de prcis. Alors les gens prfrent la nier plutt que de sexposer au ridicule de croire en des choses que la science rcuse. Mais tous les Brsiliens ont au moins une histoire de Macumba raconter, et tu serais tonn si tu savais le nombre de personnes qui gardent, dissimuls dans leurs armoires, des bougies ou des amulettes bnies. Je lui demandai combien, selon lui, la Macumba comptait de fidles au Brsil. Il se mit rire. Mais tous les brsiliens sont macumbeiros de naissance! Il est impossible de donner un chiffre, mme approximatif. Il y a ceux qui frquentent un centre, un terreiro, rgulirement, et ceux qui ne font appel au service de la Macumba quune ou deux fois dans leur existence. Il y a aussi tous ceux qui en ont peur, et cela aussi est une manire dy croire. Personnellement je ne connais personne ne pas entrer dans au moins une de ces trois catgories. Que signifie le mot Macumba? Macumba est un terme gnrique. A lorigine, le mot dsignait le lieu o les esclaves noirs clbraient leurs rites. De nos jours, et particulirement dans lEtat de Rio, il sapplique toutes les formes de religions afro-brsiliennes. Il peut signifier lacte de sacrifier aux Dieux ( faire une Macumba ou faire un travail de Macumba ), les rites qui sy clbrent, ou le culte lui-mme. Dans le Nord du Pays, existent encore des centres typiquement africains, trs traditionnels, on les appelle gnralement des Candombls, bien que le terme soit en fait spcifique des centres yorubas. Car, vois-tu, les esclaves taient tous dorigine trs diverses. Venus de toutes les parties des cotes occidentales de lAfrique. Il y avait des Dahomens, des Congos, des Fons, Angolas, Getes... Libres, les anciens esclaves se regroupaient en Nations, et chaque Nation avait sa religion particulire. Tous les cultes ont fini, avec le temps, par plus ou moins sunifier. Mais il existe toujours des diffrences entre un centre bantou, par exemple, et un centre nago.

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Cependant les centres trs traditionnels sont aujourdhui en voie de disparition. A leur place slvent de plus en plus de centres dUbanda. LUbanda puise un peu toutes les sources. Elle incorpore des lments chrtiens aux rituels africains, reprend son compte toutes les mystiques dont elle peut avoir connaissance, pratique le spiritisme. Et puis il y a aussi la Quimbanda, la magie noire... Mais il nexiste pas de limites bien dfinies entre toutes ces formes de religions afro-brsiliennes. Alors pour simplifier on dit gnralement Macumba. Vois-tu, les diffrents centres signorent entre eux. Les Dieux peuvent dun terreiro lautre porter des noms diffrents, avoir des fonctions diffrentes. Les rites varient et les mythes mmes peuvent tre contradictoires. Bien que lgalement reconnue, la Macumba nest pas trs institutionnalise... le terreiro auquel jappartiens, par exemple, suit la ligne umbandiste . Mais ces classifications ne veulent pas dire grand chose. En fait notre centre, comme dautres dailleurs, va beaucoup plus loin. Son organisation, son agencement physique et nombre de ses rites restent proches du Candombl, qui est plus traditionnel (africain). Peut-tre est-ce parce que la Mre des Dieux qui le dirige est originaire de Bahia, la patrie du Candombl. Je pense que cest la personnalit de sa Mre, ou de son Pre, des Dieux qui donne sa direction un terreiro. Je voulus savoir ce qui lavait attir la premire fois dans la Macumba, les raisons qui lavaient conduit pntrer dans un terreiro. Jai commenc de frquenter le terreiro de Maria-Jos - cest le nom de la Mre laquelle je te prsenterai - il y a presque quatre ans. Je ne mtais jamais vraiment intress jusque-l la Macumba. Je suivais cette poque, depuis plusieurs annes dj, un traitement psychanalytique. La Mre Maria-Jos, ds notre premire rencontre, situa exactement la source de mes problmes. Elle me dit quune partie de moi tait comme touffe, que je nexistait en quelque sorte que partiellement et que si je continuais de la sorte je ne connatrais, ni ne verrais jamais, ma vraie nature. Je retournai la voir. Elle commena doprer pour moi ce quelle appelle un travail . je ne saurai texpliquer comment fonctionne son systme. Je pense que sous des pratiques qui semblent au premier abord vides de sens se cache un processus psychologique rel. Quoi quil en soit, jai cess de voir mon analyste. Ma vie a chang. Jai effectivement prsent limpression de dcouvrir toute une partie de mon tre que jignorais. cela me paraissait trop simple. Je lui demandai d'tre plus prcis. Y avait-il un traitement particulier? Quentendait-il exactement par travail ? Comment pouvait-il comparer une sance danalyse et une crmonie de Macumba? Il haussa les paules. Je ne sais pas. Cest comme si tout se passait mon insu. Jtais trs sceptique lors de ma premire visite dans un terreiro. Je ne voyais pas trs bien ce que la Mre allait pouvoir faire pour moi. Mais il y a quelque chose de trs rassurant dans latmosphre dun centre. Peut-tre suis-le retourn la voir, au dbut, juste pour le plaisir. Pour entendre les tambours, voir les danseurs, sentir lodeur de lencens... En fait, non, il ny a pas vraiment de traitement. La Mre me donna sa bndiction, me frotta avec des herbes et me prescrivit quelques offrandes faire en des endroits prcis. Cest a quelle appelle un travail : accomplir un rituel, allumer une bougie, prononcer quelques mots ou faire un sacrifice un Dieu (Santo). Tout a peut paratre un peu ridicule. La Mre parle de foi et de charit. Il ny a rien de trs lev dans sa conversion; cela ressemble plutt un cours de catchisme. Mais, petit petit, quelque chose sopre, comme un charme. On se sent plus fort, plus sur de soi. La Macumba est semblable une famille puissante qui vous protge, qui est toujours l, toujours prsente, au sein de laquelle on a toujours sa place. Les choses deviennent plus simples, plus videntes, on nest plus seul. Et bientt, aussi absurde que a puisse sembler, tout commence daller mieux: le travail, les problmes psychologiques, sentimentaux... tout samliore ou trouve sa solution, la situation familiale, la situation financire... Je ne sais pas. Tu ne peux pas dire que cest juste de la magie. Mais il

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ny a pas dexplication. On ne peut quobserver ces changements... Il serait prfrable que tu te rendes comte de tes propres yeux. Je rencontrai la Mre Maria-Jos une semaine plus tard, dans son centre, lors dune fte clbre en lhonneur du Dieu Xango. Je devais par la suite la revoir rgulirement, pendant plusieurs annes. Il ntait pas dans mon intention de me lancer dans une longue tude. Je voulais juste runir certaines informations pour tenter de pntrer le symbolisme des crmonies auxquelles jassistais. Maria-Jos fit tout son possible pour mclairer. Elle me recevait dans sa chambre ou dans la cuisine de son terreiro. Elle parlait de ses Dieux avec humour, riait souvent de mon ignorance dtranger; elle sexprimait en un portugais recherch, avec une certaine grandeur et une invariable bienveillance. De nombreux entretiens sont ici runis. La plupart des conversations furent notes de mmoire, la Mre refusant d'tre enregistre. Jai essay pourtant, dans la mesure du possible, de conserver intacte sa manire de parler, de retrouver ses intonation. Ce livre ne prtend pas prsenter une analyse complte de la Macumba, mais simplement retracer la pense dune Mre des Dieux en particulier. NOTE: Lauteur a prfr conserver aux noms propres leur orthographe brsilienne. Le x brsilien se prononce sh ; ainsi les mots Xango , Exu , ou Oxala , se prononcent respectivement: Shango , Eshu , et Oshala . De mme le h , plac devant une voyelle, quivaut un i . Velho se lit Velio , Maconha : Maconia . LA DESCENTE DES DIEUX. Odeur dencens, de bougies, de feuilles frachement coupes. Sur les murs, recouverts dun curieux papier peint, bleu ciel et blanc, des images pieuses - un Christ, Saint Georges terrassant le dragon... -, des chapelets, des inscriptions peintes la main: Dfense de fumer , Honore la loi de lUmbanda. Un faux plafond, fait de milliers de petits drapeaux de papier multicolores suspendus des ficelles, cache les poutres du toit. Un peu partout, des bougies brlent dans lhumidit tide de lair. Dehors la nuit commence de tomber. La grande salle rectangulaire est divise en deux par une barrire troite et basse, ouverte en son milieu. Dun cot se tient lassistance, assise sur de longs bancs de bois, les fidles venus demander de laide aux Dieux de lUbanda. Une cinquantaine de personnes, de tous les ges, appartenant aux classes sociales les plus diverses. De lautre cot, les initis, les mdiums, les Fils et les Filles des Dieux . les filles des Dieux ont revtu leurs costumes crmoniels: longues jupes plisses de satin ou de coton, bleues ou blanches, recouvrant plusieurs paisseurs de jupons ouvrags, chemisiers bouffants dcors de dentelles, colliers innombrables de perles de verre, au milieu desquels pendent souvent une croix ou des mdailles dtain, et sur la tte un foulard, dun blanc immacul, nou en turban. Les mdiums marchent nu-pieds sur le sol de terre battue jonch de larges feuilles vertes. A lextrmit de la salle slve lautel: des figures de saints, des statuettes de pltre, des vases de fleurs, des bougies, des rubans de satin, une boule de cristal, des verres brchs emplis deau claire, des flacons de parfum, un crucifix, une grosse boite de cigares... Dans une niche droite de lautel, une immense masse grise: une vertbre de ctac. Sur le sol sont tracs la craie des diagrammes compliqus o sentrecroisent des pes, des drapeaux, des flches. Ils sont de forme circulaire, une bougie brille en leur milieu. Lami brsilien qui ma invit assister la sance me fait franchir la petite barrire qui spare la salle en deux. Jte mes sandales. On me prsente la Mre des Dieux. La Mre Maria-Jos est une femme dune cinquantaine dannes. Ses traits sont fins, nergiques. Elle5

mobserve avec une curiosit amuse. Elle porte le costume crmoniel blanc. Aprs les banales formules de politesse dusage, elle mannonce que je suis le bienvenu, se dit flatte de recevoir un tranger chez elle, elle demande quon mapporte une chaise, minstalle dans un coin, prs de lautel, la place dhonneur, et ne me prte plus la moindre attention. Huit heures trente. Trois hommes en pantalon et chemise entrent, portant chacun un tambour. Des instruments cylindriques longs, troits leur base, bariols de couleurs criardes. La Mre va et vient, parlant chacun; elle donne ses dernires instructions. Les initis se rangent le long des murs, une bougie allume la main. Un roulement de tambour. Ladjoint de la Mre, un homme la moustache grisonnante, lve ses bras au ciel; il salue laudience. Il remercie ses frres en Oxala d'tre venu si nombreux. Les initis dfilent alors devant la Mre pour la saluer. Le salut rituel de lUmbanda: gestes thtraux, exagrs, la double accolade, puis la poigne de main, les coudes hauts levs, la hauteur de la tte. Sarava! Ils se saluent ensuite les uns les autres. La crmonie est ouverte. La voix de ladjoint se fait plus forte. Dans lassistance le silence stablit. Il prie: Je salue les Voies de lUmbanda, Sarava Ogum, Iemanja Sarava Oxossi, Xango et Oxala! Je salue les Voies de la Quimbanda, Les Voies de lOrient Les Cabocles et les Pretos Velhos Je salue Ex et les siens, Et la famille des Ames, Sarav!(Sarav: expression de salutation rituelle Ogum, Iemanja, Oxossi, Xango et Oxal: noms de dieux. Le salut a une grande importance dans les religions afro-brsiliennes. Avant dentreprendre une crmonie, les fidles saluent dabord tous les Dieux et se saluent entre eux. Chaque terreiro possde des gestes et des expressions de salutations particuliers.)

Tout le monde applaudit. Les tambours commencent de parler . Latmosphre, imperceptiblement, devient diffrente. Ladjoint de la Mre, qui joue le rle de matre de crmonie, crie un nom. Il appelle un Dieu. Et les mdiums, les initis, chantent la gloire de ce Dieu. Ils se balancent, dun pied sur lautre, au rythme de la musique. Les chants sont brefs. Deux ou trois strophes. A la fin de chaque chant, les applaudissements crpitent. Ladjoint appelle un autre Dieu. Les trois tambours enchanent, aprs une mesure d'arrt, sur un nouveau rythme, et de nouveaux chants se font entendre. Les danseurs senhardissent. Leurs pieds se meuvent de plus en plus rapidement. Ils se regroupent en cercle autour de la Mre, immobile au centre de la salle. Les yeux demi ferms, elle semble ne rien voir. Elle sappuie sur une canne noueuse et fume une large pipe. Les mdiums dansent et chantent autour delle. Ils tournoient dans la lumire mouvante des bougies. Ils virevoltent sans fin tandis que le rythme sacclre. Ils appellent les dieux dAfrique. Ils implorent de toutes leurs force leur venue. Ils se lamentent, sinclinent trs bas devant lautel, devant les dessins tracs sur le sol.... Et, soudain, un mdium, une femme, se dtache du cercle des danseurs. Son turban cache mal ses cheveux blonds. Elle pousse un cri strident. Elle titube, parait tomber. Elle semble prise de vertige, ses yeux sont rvulss. Les tambours narrtent pas de battre. Elle tourbillonne au centre de la salle. Et sa jupe blanche vole autour delle. Elle crie de nouveau et tombe en extase devant un des dessins tracs par terre. Elle tremble de tous ses membres. La Mre savance vers elle. Sans hte. Elle la relve. Lui souffle au visage une bouffe de fume de sa pipe. La calme en marmonnant quelque prire.

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Mais de lautre cot de la salle savance une autre femme. Elle a t son turban, et ses cheveux crpus semblent hrisss sur sa tte. Elle marche courbe en deux sur une canne raye comme une enseigne de barbier. Elle se trane en murmurant des syllabes incomprhensibles. Elle fume une pipe culotte. Un peu de bave lui coule aux commissures des lvres. Elle respire lourdement. Elle passe prs de moi: sa voix est casse comme celle dun vieillard. Et petit petit les mdiums quittent presque tous les rangs des chanteurs pour venir tournoyer dans lespace sacr du terreiro. Un homme danse en gesticulant, pareil un pantin dsarticul; il ricane, la tte rejete en arrire. Une grosse femme noire fume un pais cigare et boit au goulot dune bouteille de cachaa (alcool de sucre de canne 50). Elle pose sa bouteille dans un coin et se met en devoir de saluer vigoureusement toutes ses compagnes. Elle les saisit bras-le-corps, et leur donne, sans mnagements, la double accolade. Puis elle leur souffle au visage la fume de son cigare. Un homme est tomb terre, des spasmes nerveux agitent tout son corps. La Mre le relve, ordonne aux musiciens de changer de rythme et le calme lentement. Une femme en transe quitte la salle de crmonie par une petite ouverture cache derrire un rideau. Elle revient quelques secondes plus tard, revtue dune cape de satin bleu et dun casque daluminium qui semble sorti dune panoplie de gladiateur pour enfant. Elle tient une longue pe. Elle pousse de petits cris stridents et menace lassistance de son arme. Les mains croises derrire le dos, une jeune femme sautille sur place en roulant des yeux terribles. Un danseur, par mgarde, la heurte brutalement: elle ne le remarque mme pas. Les yeux ouverts, elle ne voit rien. Elle semble absente. Et brusquement tout son corps se dtend, elle clate de rire, et ses bras sagitent dans le vide comme les ailes dun moulin. Elle mime un trange dialogue, aucun son ne schappe de ses lvres, elle sadresse silencieusement un interlocuteur invisible et ponctue ses paroles de grands gestes dramatiques. Dix heures trente. Sur un signe de la Mre, les musiciens cessent de jouer. Ils se retirent avec leurs tambours. Les chants ne sarrtent pas pour autant. Les mdiums marquent simplement le rythme en tapant dans leurs mains. Une quinzaine de mdiums sont en transe. Ils semblent plus calmes prsent. La Mre va de lun lautre. Elle les observe, leur parle. Elle murmure quelques mots son adjoint. Celuici sapproche alors de lassistance. Il annonce que les mdiums sont prts recevoir , et introduit un un les consultants (aprs les avoir fait se dchausser) dans lenceinte sacre. Il les guide chacun vers un mdium particulier. La femme au cigare sest assise par terre non loin de moi. Elle tient de nouveau une bouteille de cachaa a la main. Lorsquelle boit, lalcool dgouline sur son menton. On conduit vers elle un consultant. Un homme mince, athltique, vtu lgamment. Il sapproche timidement. Il se penche et parle longuement loreille du mdium. Il lui explique son cas. Elle tire sur son cigare, les yeux dans le vide. A un moment, elle lui pose une question. Il rpond, lair embarrass. Elle se lve alors avec une agilit surprenante, lui prend les mains dans les siennes, et, sans quitter son cigare, murmure quelque prire. Elle lui lche les mains et se recule. Elle savance vers lui nouveau, et, du bout des doigts, lui effleure la peau du visage. Elle semble un hypnotiseur cherchant endormir son patient. Quelques passes magntiques, et elle lui souffle, dans le cou, puis sur les paules et les hanches, la fume de son cigare. Elle prononce enfin quelques phrases dans lesquelles il est question de bougies et de rubans rouges. La consultation est finie. Le jeune homme se retire. Un peu partout dans la salle, la scne se rpte. Les consultants exposent leur cas, les mdiums se livrent quelques passes, donnent des recommandations ou indiquent un traitement. Lorsque tous les consultants se sont retirs, la Mre runit autour delle les mdiums. Les chants et les danses reprennent (mais sans tambour cette fois). Les danses sont plus paisibles prsent. Les effets de la transe se dissipent. La crmonie sachve lorsque tous les mdiums ont retrouv leur tat normal.7

La Mre semble tonne de me voir encore l. Tu nest donc pas parti avec les autres? me dit-elle. Elle me regarde, amuse. La crmonie a-t-elle t ton got ? Et sans me laisser le temps de rpondre, minvite boire un cafesinho, un petit caf, trs fort et trs sucr. Elle soulve un rideau, je la suis lintrieur du terreiro. Le btiment est plus vaste quil ne le paraissait de lextrieur. Nous traversons un couloir, elle ouvre une porte, nous pntrons dans la cuisine, une immense pice, dalle de larges pierres. Un fourneau charbon occupe presque tout un mur. Une planche de bois, noircie par la fume, est suspendue par des cordes au plafond: elle supporte des fruits, des lgumes, de grosses bonbonnes de verre teint, des casseroles ventrues. Au milieu de la pice: une table recouverte de Formica. La peinture des murs sen va par plaques. Mais tout est mticuleusement propre. Une porte, au fond, souvre sur un jardin. Un client dort par terre. Leau bout sur le feu. Les mdiums ont troqu leurs costumes blancs contre des vtements de tous les jours. La Mre minvite masseoir prs delle sur un tabouret. Elle me sert une tasse ce caf brlant, accompagne de quelques biscuits. Ton ami ma dit que tu tintresse notre religion. Es-tu journaliste, ou professeur, ou quelque chose comme a? Ma rponse ngative la laisse perplexe. Mais quattends-tu de moi exactement? Je lui parle des changements que linitiation la Macumba a provoqu chez cet ami. Je lui avoue que cette religion mintresse plus dun titre, et quavec son aide, je peux peut-tre essayer de la comprendre, sinon de my convertir. Elle sourit. Notre religion est la fois trs simple et trs complexe. Je ne suis pas une femme trs duque. Je ne pourrai rien tapprendre que tu ne puisse voir. Et, sans me permettre de rpliquer, elle se met me poser, sur le ton dune courtoisie exquise en une langue pompeuse et lgrement dmode, toutes sortes de questions sur mon sjour au Brsil, ma vie en Amrique du Sud, mes occupations. Elle me sert de nouveau petits gteaux. Sa politesse extrme, sa bienveillance amuse me font deviner que ma demande a t rejete. Je suis un tranger, un gringo; que puis-je comprendre la Macumba? Maria-Jos minterroge sur mon pass, sur le pays dans lequel jhabite. La France voque surtout pour elle les des parfums de luxe. Elle me demande sil y a une plage proximit de ma maison. Non? Elle me considre avec piti. Pourtant, jai limpression que tu es n au bord de la mer... Je lui dit tre n en Tunisie, sur les bords de la Mditerrane, et navoir migr que plus tard en Europe. Elle ignore o se trouve la Tunisie. Je lui explique quil sagit dun petit pays dAfrique du Nord. En Afrique? Tu es n en Afrique? Elle me regarde dun air incrdule. Je suis aussi tonn quelle. Je prcise que lAfrique du Nord nest pas exactement ce quelle entend par Afrique . LAfrique, cest lAfrique! tranche-t-elle dun ton catgorique. Nos dieux viennent dAfrique. Nos anctres esclaves venaient dAfrique galement. LAfrique est la Terre de Vie. Tu es n l-bas... tu es un des ntres, un de nos enfants. la discussion prit alors un ton beaucoup moins conventionnel. Toute mfiance stait envole. Sans le savoir, javais donn la Mre la meilleure carte dintroduction possible. Maria-Jos ne me regardait plus avec les mmes yeux. Elle macceptait auprs delle. Elle rpondit ds lors toutes mes questions. Dissimulant son agacement lorsquelle en jugeait certaines trop insipide, mais allant parfois delle-mme au-devant dautres. Notre dialogue se poursuivit tard dans la nuit. Comme elle se sentait lasse, elle minvita un certain moment revenir le lendemain lui rendre visite, afin de le poursuivre. Pour me dire au revoir, elle me tendit sa main baiser. - Les Dieux et les Esprits descendent dans le corps de leurs enfants. Ils arrivent dAfrique, attirs par les tambours, les danses de leurs enfants et les signes que nous traons sur le sol. Ils arrivent parce quils ont autant besoin de nous que nous avons nous besoin deux. Ils8

aiment les prsents que nous leur offrons, les bougies et lencens, nos corps et nos prires. Ils arrivent parce quils nous savent prts les recevoir. - La transe est une chose difficile admettre pour nous, et plus difficile encore comprendre. Quelle est sa fonction? - Mon fils, nos Dieux et nos Esprits sont tout ce que nous possdons. Nous navons rien dautre. Pas de textes sacrs, pas de monuments, pas de rfrences durables. Cest ce qui fait notre faiblesse et aussi notre force. Si nous cessions de chanter et de danser, de prter notre corps aux Dieux pour leur permettre de descendre sur terre, les Dieux nous quitteraient, nous oublieraient, ils iraient mourir en Afrique. Et notre religion disparatrait. Mais cela est aussi notre force et fait de notre religion une religion vivante. Nous prions des Dieux vivants, des Dieux de pouvoir, et pas simplement des formes vides, qui ont exist un jour, mais sont prsent faibles et sans chaleur. Nous savons que nos Dieux vivent, car nous les voyons rgulirement sincarner dans les corps dhommes ou de femmes. Tu les as vus hier soir. Ils taient l parmi nous. Nous savons que nos Dieux sont pleins de force; sils ne ltaient pas, il ny aurait pas de transe. - Pouvez-vous mexpliquer ce qui se passe durant la transe? - Il ne se passe rien; rien, du moins, au sens o tu lentends. Les mdiums prtent leur corps aux Dieux. Pour que ceux-ci puissent sincarner, tre avec nous, parler, rpondre nos questions, nous donner de la force. Il sagit dune sorte dchange. Nous donnons la vie aux Dieux, et en retour ceux-ci acceptent de nous aider. Les Dieux ont besoin dun support pour exister. Et le rle du mdium est de leur fournir ce support. Lorsquun Dieu arrive ici, au Brsil, il prend possession du corps de son enfant. Il le chevauche , comme un cavalier sa monture. Et la tte du mdium nexiste plus cet instant que comme rceptacle, un simple vase offert son Dieu. Le mdium na plus ni volont, ni mmoire, ni personnalit. Le Dieu le pntre, sinstalle en lui, et cest le Dieu que tu vois et entends prsent. Lorsque le Dieu se retire, le mdium na aucun souvenir de ce qui lui est arriv, de ce quil a pu dire ou faire. - Mais que ressent le mdium durant lextase? - Il existe deux sortes de prise de possession. La premire est violente, brutale, et donc peu souhaitable. Le mdium est terrass par son Dieu que je dois alors apaiser. La seconde, la plus courante, est progressive et douce. Elle commence par une priode intermdiaire, une transe lgre, imperceptible, qui correspond sans doute au moment o la conscience se brouille. Les mdiums affirment souvent ressentir limpression de retourner en enfance. Ils rient, sautillent, prononcent des mots sans suite. Cela dure quelques secondes peine. Puis se produit une sorte dacclration, et la transe proprement dite commence. Parfois, cette transe enfantine des dbuts persiste un peu trop. Elle devient turbulente. Elle drange la crmonie par son dsordre. Le mdium bouscule les danseurs, les pince, leur joue des tours. Je dois alors intervenir. Mais quelle que soit la nature de la transe, la personnalit du mdium nentre jamais en ligne de compte. Simplement, un moment, le mdium est lui-mme, et un autre il ne lest plus: le Dieu la remplac dans son corps. Mais ces instants ne se confondent jamais. - Quelle impression le mdium garde-t-il de sa transe, une fois celle-ci termine? - Il se sent bien. Trs bien. Fatigu bien sur. Surtout si la transe a t mouvemente. Il se sent bien parce que sa tte a t vide et, en quelque sorte, rgnre. Mais surtout parce que le Dieu, en se retirant, y a dpos une grande force. Cependant, les transes de possession ne sont pas entreprises pour le simple bnfice du mdium. Au contraire.9

tre mdium implique des sacrifices, des contraintes souvent pnibles. Plus que tout autre le mdium doit se plier nos lois. Son rle est difficile. Non, la transe profite surtout la communaut: peu importe comment se sent le mdium, il a choisi volontairement de venir offrir son corps aux Dieux. Lessentiel cest que les Dieux puissent sincarner. Recevoir un Dieu en soi est un grand honneur. Je crois que, la transe termine, le mdium ne pense qu la chance davoir prt son corps un Dieu. - Comment la transe profite-t-elle la socit? - La transe est la base de notre survie. Lorsque nos anctres furent amens ici, comme esclaves, ils transportrent les Dieux dans leurs corps. Ils nont jamais abandonn la transe, et cest pour cela que les Dieux ne les ont jamais abandonns. Alors nous faisons tout notre possible, nous usons de toutes nos connaissances, nous sommes prts donner tout ce que nous avons pour que les Dieux restent avec nous. - Que fait-on pour provoquer la transe? Jai vu hier soir des femmes boire des litres de cachaa, fumer de gros cigares... Est-ce que livresse, ltourdissement sont ncessaires lapparition de la transe? - Mais non, mon fils, tu ne veux pas comprendre... Lorsquelles boivent de lalcool ou fument des cigares, les Filles des Dieux ne sont dj plus elles-mmes. Ce sont les Dieux qui fument et boivent. La femme laquelle tu fais particulirement allusion sappelle Teresinha. Teresinha a ingurgit hier quatre litres deau de vie. Elle ne le supporterait pas normalement. Mais elle est fille dEx, et Ex cherche toujours senivrer. Il apprcie la cachaa bien forte et les gros cigares noirs. Il sest servi du corps de Teresinha pour satisfaire ses dsirs. Aprs la crmonie, Teresinha ntait pas plus saoule que toi ou moi. Elle-mme navait rien bu. Ctait son Dieu. - Pourquoi des mdiums quittent-ils parfois la salle de crmonie pour revenir peu aprs, revtu de dguisements divers? - Ils ne sont pas dguiss, ils portent les insignes de leur Dieu. Parfois un mdecin sort de ce que nous appelons le salon de danse et va dans une des petites pices mitoyennes qui forment les maisons des Dieux. L, il sagenouille devant un autel, et revt les vtements, les accessoires du Dieu qui le possde. Mais, en fait, cest le Dieu lui-mme qui sen va chercher ses ornements familiers. Hier, tu as vu Ogum, le Dieu guerrier, aller chercher sa cape de satin bleu, le casque et lpe de ses victoires, ce avec quoi il se dfend et pourfend ses adversaires. Mais, pareillement, un mdium possd par Omul portera un masque de paille sur le visage, sentourera le cou de colliers de coquillages, se couvrira les paules dun manteau de paille vierge. On ne peut pas parler de dguisement . Le mdium prend simplement lapparence du Dieu quil incarne. - A un certain moment, une femme, assez jeune, sest brusquement casse en deux, elle sest mise boiter, sest appuye sur une canne. Sa voix tait celle dun vieillard... - Oui, lesprit dun Preto Velho (Vieux Noir) est descendu en elle. (Elle dsigne une statuette pose sur une tagre. Un vieil homme noir, dans le style des illustrations de la Case de loncle Tom. Assis sur un tabouret, il fume une pipe, une canne ses cots.) Voici un Preto Velho! Les Pretos Velhos sont les Esprits danciens esclaves, ou de Noirs morts il y a longtemps, qui possdaient de leur vivant une grande sagesse, un don pour gurir, une large connaissance des choses... Ils reviennent sur terre pour nous aider, nous guider, nous conseiller. LEsprit peut descendre sur nimporte quel mdium. Il se sert du corps du mdium pour venir nous secourir.

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- Mais pourquoi la canne, la pipe, la voix raille? - Parce quil sagit dun vieillard! Lge rel du mdium ne compte plus durant la transe. Un Preto Velho peut prendre possession dun adolescent, il ne cessera pas pour autant de boiter, de se traner sur sa canne, de fumer une pipe. Lorsquun Esprit ou un Dieu descend sur terre, il continue d'tre lui-mme. Il fait tout ce quil aime faire. Il boit sil est port sur lalcool, il fume sil le souhaite, il parle comme un vieux parce quil est vieux; ces choses nont gure dimportance... - Voulez-vous dire quhier soir le comportement des mdiums en transe tait celui des Dieux et des Esprits quils incarnaient? - Cest cela. Xango parle avec orgueil. Oxal est sage et majestueux. Oxum est coquette. Souvent les filles dOxum en transe se maquillent, se pavanent devant un miroir. Parfois les Dieux reprennent ici leurs vieilles querelles. Oxum et Iemanj se disputent, par exemple. Par jalousie. Et je suis oblig de les sparer. - Les enfants des Dieux en transe nagissent donc pas au hasard? Ils suivent les grandes lignes de la mythologie. - Il ne sagit pas de mythologie, il sagit de caractre. Les Dieux, comme nous, ont leur personnalit, leur manires dagir, leurs qualits et leurs dfauts. Les enfants des Dieux ne sont pas des acteurs de cinma. Ils ne jouent aucun rle. Eux-mmes sont absents pendant la transe. Tu crois que nous connaissons par coeur lhistoire de nos Dieux, et que nous ne faisons que la rpter ici, mcaniquement, comme pour un spectacle. Non! Il ny a pas de rptition. Pas de rles, pas de textes appris par coeur. Notre religion, je laffirme, est vivante! Si les Dieux agissent toujours avec une certaine constance, cest parce quils nont aucune raison de changer. Mais les crmonies diffrent lune de lautre. Je ne sais jamais davance ce qui va arriver, parfois, trs peu de mdiums tombent en transe. Et cela est un trs mauvais signe. Cela signifie que les Dieux nous boudent. Parfois les transes sont violentes, parfois harmonieuses. Parfois, par la bouche dun mdium, un Dieu nous adresse un avertissement. Tout cela nest pas prvisible. Mais est-ce que laspect gnral des crmonies nest pas toujours pareil? - Certaines choses ne changent jamais; mais bien sur, chaque fte est ddie un Dieu particulier et possde un but prcis. Nos costumes, par exemple, ne sont jamais vraiment identiques. Pour les ftes des Cabocles, les Esprits des anciens Indiens du Brsil, nous portons des couronnes de plumes. Pour Ex, dun autre cot, je mets du rouge et du noir tout est rouge et noir. Et, de mme que le costume varie, il y a des diffrences dans les pas de danse et dans les rythmes des tambours. Certaines choses sont fixes, mais chaque danse, chaque engira, correspond une fte particulire. - Le costume revt pour vous beaucoup dimportance? - Le costume nest que lapparence. Cest la matrialisation dun pouvoir, qui agit sur celui qui le porte. Sans son sabre ou son casque, Ogum nest pas vraiment Ogum. Les Dieux ne sont pas eux-mmes, ils sont diminus sans leurs attributs. A linverse, plus les dtails de ce genre sont respects, lhabit, les colliers, la coiffe, les accessoires plus les Dieux deviennent puissants. - Mais comment ces objets peuvent-ils donner du pouvoir aux Dieux? - Ils ne donnent pas de pouvoir aux Dieux; ils donnent de la force aux incarnations de ces Dieux, leur matrialisation qui va agir, ici, sur terre. Ils rendent cette matrialisation plus effective. Bien sur, ils ne valent pas grand chose en eux-mmes. Un objet crmonial, hors de la crmonie, est vide, neutre. Mais utilis au bon moment par un Dieu incarn, au cours11

dune danse par exemple, il trouve sa force. Vois-tu, une crmonie est parfaite lorsque les possibilits des Dieux ont t employes leur maximum. Donner Xang sa hache, Ogum son sabre, Oxum son miroir, cest leur donner les moyens de sexprimer entirement. - Quel est votre rle durant la crmonie? - Tu as limpression que je suis l comme un metteur en scne nest-ce pas? Que je dirige les mdiums? - Je vous ai vue arrter ou provoquer la transe lorsque vous le dsirez. - Je suis l pour que nos Dieux profitent tous. Je fais ce que je peux pour contrler la transe. Jagis de manire ce que celle-ci ne soit ni inutile ni dangereuse. Les Dieux ne se rendent parfois pas compte de leur force. Ils oublient que leurs chevaux ne sont pas increvables. Alors je les apaise. Sils ragissent trop violemment lappel dun chant, je les assagis... Parfois, et cela sest produit rcemment encore, une personne non initie entre en transe. Elle nest pas prte recevoir son Dieu. Celui-ci (Santo Bruto) na aucun droit sur elle. Alors je lui demande de patienter, dattendre linitiation de son enfant pour le possder. Je lapaise avec des prires, en modifiant le rythme des tambours, en ordonnant dautres chants. Jusqu ce quil scarte. Vois-tu, les Dieux et les Esprits ne sont pas trs diffrents de nous. Ils suivent leur nature. Ils obissent leur besoin. On peut donc agir sur eux comme sur des hommes, par la ruse, la flatterie, le raisonnement, avec des prires ou des cadeaux. - Vous-mme nentrez pas en transe? - (Aprs un soupir) Je suis une Mre trs attentive. Si jentrais en transe, qui veillerait sur nos fidles? Certaines Mres des Dieux ne peuvent rsister lappel des tambours. Mais je pense personnellement que mes fonctions minterdisent la transe. Avant de diriger ce terreiro, jai, comme toutes les inities, t possde par mon Dieu, jai connu lextase, mon fils, je lai connue moi aussi... - Pour tre profitable, une transe ne doit donc pas tre trop violente? - Ce nest pas ce que jai voulu dire. La transe doit tre harmonieuse. Et cela nexclus pas forcment la violence. La possession par certains Dieux est naturellement brutale. Prenons lexemple dOgum. Ogum est un Dieu guerrier, sil dcide un soir d'tre terrible, je ne fais rien pour len empcher. Car cest sa nature d'tre terrible. Dautre part, pour punir un fidle peu respectueux de nos lois, je peux labandonner des crises violentes. Je le laisse volontairement se tordre en deux, tomber par terre, ou se frapper la tte contre les murs. Pour le punir. - Je ne comprends pas trs bien. Vous me dites infliger une transe violente pour punir. Mais en quoi y a-t-il punition si le mdium nest pas lui-mme , sil ne se souvient de rien par la suite. - Ce nest pas si simple. Il y a quelque chose en lui qui se souvient. Quelque chose dont il na pas conscience, mais quil possde au fond de lui mme. Quelque chose qui existe en nous tout moment, mme durant le sommeil, ou durant un vanouissement, et qui nous dirige en fait profondment. Le mdium en transe est semblable au dormeur. Mme si nous ne nous souvenons pas de nos rves, nous en gardons une impression qui dure aprs le rveil. Il en va de mme avec la transe. Le mdium qui agit mal nagit pas ainsi consciemment. Il y a quelque chose en lui qui le pousse agir de cette manire. Cest ce quelque chose que je dois punir. Les gens pensent souvent que le blme, la rprimande, loppression suffisent pour extraire dune personne ses tendances au mal. On enferme un meurtrier dans une cellule, on lisole pour lempcher de nuire. Cest vrai, cela nous en protge. Mais ne fait nul bien au criminel lui12

mme. Car la racine de son problme nest pas atteinte. Lorsque je punis un mdium en transe je le libre en profondeur de ses forces ngatives. - Est-ce que ce quelque chose est marqu par le passage du Dieu dans le corps du mdium? - Oui, cest ce que je voulais dire en affirmant que la transe recharge en nergie. - Comment fait-on pour provoquer la transe? Quelles sont les conditions ncessaires larrive des Dieux? - Les Dieux descendent lorsquils sentent leurs enfants prts les accueillir. Capable de soffrir sans rsistance. Et naturellement quun espace a t prpar pour leur venue. - La transe ne peut donc pas survenir nimporte o? - Une transe contrle, non. Et non contrle, une transe est plutt dangereuse. Non, il faut dabord un espace sacr, un terreiro. Les terreiro sont nos temples. Des lieux ferms o les Dieux se sentent laise, car ils ny sont pas dpayss. - Les terreiros sont-ils toujours, comme le votre, installs dans une maison, ou en existe-t-il en plein air, ou dans un appartement? - Dans un appartement? Cest impossible, mon fils! Les danseurs doivent pouvoir fouler le sol de leurs pieds nus, tre en contact direct avec la terre. Il existe des terreiros en plein air, bien sur. Mais ce sont toujours des lieux clos. Une simple barrire de bois suffit, mais lespace doit forcment tre dlimit. En quelque sorte spar du reste du monde. Cest un endroit privilgi. Et puis intervient tout un rituel destin le sacraliser: nous dcapitons des animaux, offrons leur chair et leur sang aux Dieux, la terre, nous enterrons dans le sol toutes sortes dobjets qui sont la force du terreiro. Les terreiro reprsentent lAfrique, lorigine. Une Afrique symbolique, en miniature... Il est conu de manire ce que les Dieux sy retrouvent. Son plan leur est familier, ils y viennent en confiance. Tous les Terreiro sont btis suivant le mme schma, aussi simples soit-ils. Ils sont la Terre de Vie, la terre des origines, et cest sur la terre des origines retrouve que viennent danser les mdiums. - Vous parliez dobjets enfouis dans le sol, sagit-il de reliques, de ftiches? - Certains objets sont enterrs, gnralement prs de la porte dentre. Dautres exposs aux yeux du public. (Et avec la plus vidente mauvaise foi:) on ne parle pas de ces choses. Ce nest pas important... - Jai remarqu dans votre Terreiro une sorte de vertbre immense pose dans une niche. Est-ce l un de ces objets? - Oui, cet os nous t offert en prsent. Il provient du corps dune baleine choue sur nos plages. - Quel rapport entre une baleine et la Macumba? - La baleine est un animal immense, puissant. Comme nos anctres, cette baleine a pourtant t amene franchir locan pour venir mourir au Brsil. Cet os est un objet de pouvoir, il donne de la force au terreiro. - Est-ce que les maisons des Dieux contiennent toujours du pouvoir? - Oui, chaque terreiro possde un endroit particulier que nous appelons un peji, qui est une sorte de sanctuaire des Dieux, de leurs attributs, de leurs symboles, de leurs objets familiers. Notre peji, ici, est constitu par plusieurs petites pices que nous gardons fermes cl. Il y a une pice pour chaque Dieu.13

- Pourquoi les pices sont-elles fermes? - Le peji est un endroit sacr o seuls les initis peuvent entrer aprs avoir t rituellement lavs dans des bains dherbes; et seulement si leur corps est pur. Une femme qui a ses rgles, une personne qui vient davoir des relations sexuelles ny sont pas admises. - Que trouve-t-on dans ces pices? - Cela dpend du Dieu. Il y a bien sur, ses accessoires - colliers, emblmes, armes... - et souvent aussi des offrandes. De la nourriture dans des plats de terre, des animaux sacrifis. Et aussi des statues, des images saintes, des diagrammes magiques, des herbes... Cela dpend. Mais le plus important est ce que nous appelons des axs: des objets qui contiennent une grande force spirituelle. Les axs sont la force du terreiro. Parfois, cest une pierre, un morceau de mtal, parfois un bout de bois sur lequel le Dieu imprim sa marque et quil a imprgn de son pouvoir. Nous les nourrissons rgulirement avec des bains dherbes et du sang danimaux sacrifis. Ils jouent un grand rle dans les crmonies dinitiation. - Quelle diffrence y a-t-il entre lautel de la salle de crmonie, o on trouve galement des statues de saints et des offrandes, et les maisons des Dieux? - Ce sont l deux aspects dune mme force. Lautel de la salle de danse est pour le public tout le monde peut le voir, le toucher. Les maisons des Dieux sont rserves aux initis. Elles sont la partie secrte du terreiro. Lendroit du mystre... Mais nous naimons pas parler de ces choses-l... - Est-ce que les diagrammes magiques tracs la craie sur le sol de la salle de crmonie ont aussi du pouvoir? - Ces dessins (Pontos Riscados) ont une fonction trs prcise: ils sont l pour complter leffet des chants (Pontos Cantados ou plus simplement: Pontos de Macumba); ils servent appeler les Dieux. Il en existe des centaines. Chacun symbolise un Dieu, un Esprit, ou un aspect particulier de ce Dieu ou de cet Esprit. Ils sont des prores dessines. Les signes qui les composent sont l langue des Dieux. Nous posons souvent une bougie en leur centre, pour que les Dieux les voient de loin. Les Pontos Riscados sont tracs avec des btons de craie blanche ou de couleur que nous appelons pembas. Autrefois nous nous servions de craies importes dAfrique et qui cotaient trs cher. Mais maintenant, nous nous contentons dune craie locale. (Maria - Jos sort une pemba blanche dun petit sac de toile. Cest un morceau de craie de la taille dun paquet de cigarettes, de forme ovale.) La pemba est un des lment essentiel de notre religion. Elle ne sert pas quau dessin des Pontos. Nous lutilisons aussi parfois pour fermer un corps - fechar um corpo -, cest--dire pour retirer les mauvaises influences dun individu, les forces ngatives qui se sont introduites en lui, et pour murer, protger son corps contre elles. - Comment cela? - Avec une pemba particulire, je trace sur le visage et le corps de la personne une srie de lignes qui se croisent en certains points et ferment les endroits par o le mal pourrait sintroduire. Mais seule une Mre des Dieux, ou une mdium en transe, sait exactement comment sy prendre. - Les Pontos Riscados ont-ils chacun un sens prcis ou bien sont-ils simplement des symboles magiques pour aider appeler les Dieux? - Chacun a son sens - On peut les lire comme un texte. Ils se rfrent tous un Dieu ou un aspect dun Dieu, ou mme un groupe de Dieux. Les terreiros ont tous leurs propres14

dessins, mais les symboles ne varient presque jamais. Par exemple, lpe est associe Ogum, la flche Oxossi, la hache Xang, la fourche Ex. De mme les couleurs: vert est pour les maladies, bleu pour les danses, etc. - Y a-t-il galement des chants pour chaque Dieu? - Les prires sont innombrables, chaque terreiro connat les siennes. Chacune sadresse un Dieu ou un Esprit particulier. Certaines contiennent des mots africains. Dautres sont entirement en africain - gnralement yoruba). Mais le rythme est plus important que le sens des mots. Nos Dieux sont surtout sensibles au rythme. Lorsque celui-ci se modifie, leur comportement se modifie en consquence. Les tambours interviennent pour nous auprs des Dieux. Ils sont notre voix la plus convaincante. Nos instruments ne sont pas des tambours ordinaires, des tambours profanes. Nous les considrons comme des tres vivants. - Quest-ce qui les distingue dinstruments normaux? - Ils ont t nourris avec de la force sacre. Rgulirement, chaque tambour est asperg du sang dun animal deux pieds. Nous distinguons dans nos offrandes les sacrifices danimaux quatre pieds de ceux danimaux deux pieds. Pour chaque tambour nous dcapitons une poule, un animal deux pieds. Son sang scoule sur le corps du tambour. Le tambour mange aussi une bougie, de lhuile de palme, du miel, et la chair de la poule cuite dune certaine manire. Ces offrandes demeurent toute une nuit au pied du tambour, afin que celui-ci simprgne bien de leur force. La bougie se consume en entier devant lui. Puis les tambours sont baptiss, avec leau bnite dune glise, devant leurs parrains et marraines. Ils reoivent alors un nom. Nous ne prtons jamais nos instruments. Ils appartiennent au terreiro. Sils entraient en contact avec les impurets, ils perdraient leur force et ne seraient plus en mesure de faire descendre les Dieux. Leur voix serait fausse. Et les Dieux resteraient sourds nos appels. Les femmes qui ont leurs rgles faussent la voix des tambours. - Jai remarqu trois tambours de tailles diffrentes. - Oui. Le plus grand est le rum, le moyen, le rumpi, le plus petit, le l. Leurs sons ont le pouvoir dunir les auditeurs en une seule vibration harmonieuse. Mais nimporte qui ne peut en jouer. Seuls les ogs, des musiciens initis, savent les faire parler . De la mme manire quil y a des chants et des dessins pour chaque Dieu, chaque Dieu a aussi ses propres rythmes. Oxal rpond au bravum, Xang laluj, Oxossi laguer... Certains rythmes sont jous avec les doigts, dautres avec des baguettes. - A un certain moment, je vous ai vue utiliser une sorte de double cloche de mtal sur laquelle vous tapiez avec une baguette de fer. - Cet instrument sappelle un agog. Cest une arme de dernire ressource, pour obliger un Dieu rcalcitrant descendre. Aucun Dieu ne rsiste lappel de lagog! - Jai remarqu qu un certain moment les tambours se sont tus, et que le rythme na pas plus t marqu jusqu la fin de la crmonie quen claquant des mains. Quel est le sens de ce changement? - Cest quil tait dj fort tard, mon fils... (elle se met rire). Nos tambours font beaucoup de bruit. Ils empchent les voisins de dormir. Je nai pas le droit de troubler le sommeil des gens... alors nous marquons le rythme dune faon plus discrte. Mais ce nest pas trop important. Car les Dieux, cette heure, ont dj entendu notre appel. Et puis les chants continuent.

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- Que sont ces chants? Je suppose quils constituent un lment dominant dans lappel des Dieux? - Non mon fils, lessentiel est le rythme. Car, vois-tu, il est originaire dAfrique. - Mais vous mavez dit vous-mme que trs peu sont en langue , la majorit des paroles est en portugais... - Peu importe les paroles. Nos chants viennent directement dAfrique. Je ne dis pas quils nont pas volus depuis lpoque de lesclavage. Je dis quils dcoulent tous dun fonds unique africain. Il y a peut-tre une influence indienne, cest possible. Mais elle est minime. Nos anctres esclaves taient dpossds de tout bien par leurs matres. Tout bien matriel. Mais les rythmes de leur terre dorigine taient profondment enracins dans leurs ttes. Mme interdits, ils survivaient dans la mmoire. Et lorsquils furent convertis, les excaves chantrent leurs prires chrtienne sur les seuls airs quils connaissaient. Et ctait l leur seule possibilit de sidentifier eux-mmes. Le lien unique qui les rattachait leur essence, la Terre de Vie, lAfrique des origines. Je crois que toute la musique populaire brsilienne, mme la samba, ou la bossa nova, est elle aussi issue de lAfrique notre Mre. - Comment dterminez-vous lordre dappel des Dieux? - Les Dieux appels dans un ordre invariable. Chaque terreiro a le sien. Certains Dieux ne le respectent pas parfois... Ils arrivent lorsque nul ne les attend, et je dois les renvoyer. Il faut suivre cet ordre, cest une question dtiquette. La crmonie commence invariablement par lappel dun Dieu capable douvrir le chemin . Ex est le gardien du seuil, le matre de la porte, il doit tre cit en premier. Sil ne ltait pas il se fcherait, viendrait troubler la crmonie, et celle-ci ne pourrait continuer. Ogum est galement un ouvreur de chemin . Il vient en second. Nous faisons ensuite descendre les plus jeunes, les plus fougueux. Car ils sont les plus susceptibles de ragir tout de suite nos appels. Ils sont avides de vie, impatients de goter nos prsents et nos corps. Ils sont bouillants de force, et fondent sur nous comme des affams. Nous chantons au moins trois prires pour chaque Dieu. Jamais mois. Afin de bien leur laisser le temps de nous entendre. - Vous naccordez pas dimportance aux paroles? - En gnral, il sagit de simples louanges. Parfois, les chants retracent lhistoire des Dieux, racontent les pisodes les plus marquants de leur vie. Nous cherchons surtout les attirer en leur montrant quel point nous les connaissons bien, nous les aimons et dsirons leur venue. Nous chantons par exemple en lhonneur de Oxum: Ma Mre Oxum, Reine des rivires et des lacs! Ma Mre Oxum. coute nos paroles, Apporte-nous le bonheur! Ma Mre Oxum, Lorsque tu nous quittes, Tu nous laisses pleins de regrets. Et pour Omul: Voici le vieil Omul Qui arrive trs lentement! Voici le vile Omul, Qui arrive en boitant!

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Les Dieux se reconnaissent dans ces paroles et rpondent notre message. Mais ils se reconnaissent aussi dans les danses. Car chaque chant correspond une danse particulire. - Les danses mavaient pourtant paru assez uniformes. Javais limpression que seule la transe venait les troubler. - La transe ne trouble pas la danse! Elle lui donne sa vraie dimension. Les dtails qui diffrencient une danse de lautre sont infinies: ils sont laccompagnement gestuel du texte des chants. Lorsque le Dieu apparat, la danse nest plus un simple appel; au moment o la transe commence, elle devient ce quelle devrait toujours tre: la dmarche, le comportement de ce Dieu. Elle nest pas trouble, elle est magnifie. Chaque Dieu a sa manire propre de descendre, son style particulier. Regarde! Oxossi, le chasseur, marche toujours avec un pied en avant; Iemanja et Oxum tournent sur elles mmes et font des signes avec leurs mains; Ogum, le guerrier, semble toujours dfier un ennemi invisible! ... Oui, nos Dieux arrivent en dansant. Et le corps du mdium doit se plier au rythme de son matre. Il se laisse dompter comme un cheval. Et lorsquil sabandonne, il devient une monture docile , nous comprenons que le Dieu est bien en lui. Nous lui remettons alors les insignes de sa fonction. Ogum reoit son pe; Oxossi, son arc; Oxum, son ventail. Et les Dieux parmi nous accomplissent les actes qui leur sont familiers. - Est-ce alors que les fidles peuvent venir leur demander assistance ? - Oui, ce moment, les Dieux sont prts rpondre. Ils ont eu ce quils dsiraient. Ils se sont nourris . il suffit prsent de les interroger. On peut leur poser toutes sortes de questions: problmes de sant, amoureux, ou financiers... Les Dieux donnent des conseils, prescrivent des traitements, rclament des offrandes. Si leurs avis sont suivis la lettre, les rsultats ne se font pas attendre. Nous ne comptons plus nos succs. Cest sur ses succs que se fonde la rputation dun terreiro. Les fidles dont les vux ont t combls grce nous viennent souvent souvent nous revoir, ils offrent des cadeaux notre centre. - Est-ce grce ces cadeaux quun terreiro peut se maintenir? Vous ne demandez aucune rmunration pour les soins que vous prodiguez? - Les terreiros vivent des donations qui leur sont faites. Chaque fidle donne ce quil peut, selon ses moyens. Mais nous ne demandons jamais rien. Si nous demandons de largent nous perdrions tous nos pouvoirs, les Dieux et les Esprits nous fuiraient. Les rares terreiros qui ont essay de senrichir ont tous connu un dclin rapide. Les mdiums qui prtent leur corps aux Dieux ne reoivent galement aucun salaire. Ils exercent chacun un mtier dans la journe. Ils nous rejoignent lorsquils le peuvent. Parce quils le dsirent. Ils ont reu le don doffrir leur corps, cest un don trop prcieux pour tre gaspill. Ils le savent et sont conscients de leur mission. Ils viennent ici de leur plein gr, pour aider leur prochain. - Nimporte qui ne peut donc pas tre mdium? - Oui, on ne choisit pas de le devenir. On lest ou on ne lest pas. Certains dons peuvent tre dvelopps. Mais il faut des dispositions la base. Cest une de mes fonctions de savoir reconnatre dans un visiteur un futur mdium. Mais les Dieux choisissent en gnral euxmmes leurs montures. Ils se manifestent dans le sommeil, ou montent sauvagement ceux quils ont lus. Parfois un mdium en transe se saisit dune personne de lassistance, la prend, la porte sur ses paules tout autour de la salle de crmonie, la salue rituellement plusieurs reprises. Le Dieu indique par l sa vocation cette personne, lui fait savoir son dsir de la chevaucher.

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- Avant dassister une crmonie, je pensais que tous les participants entraient en transe. Or jai constat que seuls les initis taient possds. - Oui, je sais, les trangers pensent que nous ne faisons que hurler comme des btes, nous rouler par terre... Mais la transe nest pas une fin en soi. Seuls les initis la connaissent. Des personnes possdant naturellement des dons mdiumniques, que nous prparons la recevoir. Ces personnes sont inities par nos soins, ici mme. Linitiation est une sorte de pacte pass avec un Dieu. Avec le Dieu qui est le matre de la tte de ce mdium. Les initis ne sont jamais possds que par un seul Dieu. Toujours le mme, le matre de leur tte exclusivement. Ils entrent en transe lorsque celui-ci rpond lappel qui lui est adress. - Comment fait-on pour se faire initier? - Bien, supposons quune jeune fille (tu as remarqu que les femmes composent la majorit de nos fidles) ait le dsir de se faire initier, soit parce quelle se sent delle-mme des dons, soit que son Dieu la choisie, elle vient me voir. Elle me fait part de sa dcision. Je dois dabord interroger les Buzios, loracle, pour savoir si rien ne soppose son entre parmi nous. Si la rponse est affirmative, la jeune fille prpare son trousseau et vient vivre dans le terreiro. Elle se dbarrasse de ses vtements et en reoit de nouveaux. A laube, elle est lave avec des herbes sacres et sa tte est frotte avec de leau pure - leau dun puits ou dune fontaine. Cela marque la fin de sa vie profane. A partir de ce moment, elle doit parler le moins possible et seulement avec des initis du terreiro. Elle oublie ses parents, ses amis et se consacre en entier son nouvel tat. Pendant les derniers jours de son initiation, elle ne communique plus que par gestes. Par exemple, elle frappe trois fois dans ses mains pour attirer lattention de quelquun. Son initiation dure plusieurs mois. Elle commence par la dcouverte de lidentit du matre de sa tte . L encore les Buzios, loracle, interviennent. Lorsque je sais avec certitude quel Dieu dirige la tte de la novice, je lie ce Dieu son enfant par un pacte. Cela commence par le port du collier de ce Dieu. Le collier de Xang est fait de perles de verre rouges et blanches, celui de Iemanj de perles transparentes, celui dOxum est jaune, dOxossi vert... Ce collier, ou kele, est un signe de soumission son Dieu. Il est mis frquemment en contact avec son ax, frott avec des herbes et tremp dans du sang danimaux. La tte de la nophyte est encore faible. Elle nest pas prpare recevoir son Dieu. Ma premire tache est donc de la renforcer. Je donne manger la tte de la novice, je la charge en forces sacres. Je ne peux pas te dvoiler tous nos secrets. Certains sont trop sacrs pour tre exposs au grand jour. Mais je vais tindiquer les points les plus importants de lopration. Toutes nos crmonies commencent par des sacrifices sanglants. Car le sang, vois-tu, est le support essentiel de lnergie qui fait la force des choses et des tres. Aprs la rcitation de formules et de prires destines demander la bndiction des Dieux, nous dcapitons un coq en arrachant dun coup sec sa tte, et son sang scoule, sur le visage et le corps de la novice; nous en recueillons galement une partie qui est dpose devant leffigie du Dieu, du Matre de la tte de la future initie. Cette premire communion par le sang obit un double but: lier le Dieu son enfant, et nourrir la tte de la novice. Le sang coagule et sche sur son corps, elle reste veille, immobile, toute une nuit, pour que le contact stablisse vraiment. Ltape suivante est la fixation du Dieu dans la tte de son enfant. Pendant tout ce temps, la novice vit confine dans une petite pice, lintrieur du terreiro, la camarinha. Elle est coupe de sa famille, du monde extrieur. Elle doit parler le moins possible, tre pure (limpa de corpo), navoir aucun rapport sexuel. Elle est rgulirement lave dans des bains dherbes consacres son Dieu. Cest comme une mort progressive, au terme de laquelle elle renatra purifie, diffrente, sanctifie. Elle apprend connatre nos chants, nos lois, nos18

coutumes. Elle dcouvre toutes les obligations de sa future charge. Elle coud, obligatoirement la main, ses vtements dinitie. La novice ne peut sortir dans la rue parce que sa tte ne doit pas recevoir la pluie, le soleil ou mme le vent. Elle respecte des tabous alimentaires qui varient selon lidentit de son Dieu. Certains jours de la semaine, elle ne quitte pas mme le lit; dautres, elle doit rester debout sans arrt. Les bains de sang se succdent. Animaux deux pieds, dabord, puis quatre pieds. Lancienne personnalit de la novice est dtruite, ou plutt efface, et remplace par une autre. Elle devient peu peu une Yao, une pouse de son Dieu . Lorsque je suis sur que le Dieu et son enfant sont enfin prts ne faire quun, la novice connat sa premire transe dirige. Les prires du Dieu sont chantes. Les tambours commencent de battre. La nouvelle initie reoit son Dieu, pieds nus, vtue de blanc, seule au milieu de la salle de crmonie. La transe ne doit pas natre trop brusquement. Elle tournoie lentement sur elle-mme, et le Dieu la possde en douceur . nous applaudissons tous alors, et faisons clater des ptards dans le ciel pour exprimer notre joie de voir quun Dieu a trouv un nouveau corps dans lequel descendre. Pour vrifier que la transe est bien relle, quil ny a pas de supercherie, je passe sur les bras nus de la nouvelle Yao la flamme dune bougie. - Vous voulez dire quelle doit se laisser brler sciemment? - Il ny a pas de brlure. Pas de brlure, si la transe est relle. La flamme lche la peau sans provoquer la moindre douleur ou marque. Sil y en avait, cela signifierait que la novice, honteuse de ne pouvoir tre possde, simulerait simplement la transe. Mais dans une transe relle la Yao ne sent rien. - La jeune fille est alors prte participer toutes les crmonies? - Pas encore, pas encore... Elle doit tre dabord rintgre au monde extrieur. Il lui faut encore recevoir un nom et tre confirme ; elle doit galement rintgrer le monde extrieur. Le mdium est Fils ou fille dun Dieu. Mais chaque Dieu incarn possde une sorte de surnom, le dijina, qui est lappellation par laquelle il aime tre nomm, et qui correspond un aspect particulier de sa personnalit. Aprs plusieurs annes de pratique, le mdium reoit un nouveau dijina qui correspond la position hiratique la position hirarchique laquelle il est parvenu dans notre centre. Le nom du Dieu qui est attach une tte - ja na cabea depuis longtemps nest pas le mme que celui du Dieu qui vient dacqurir un corps. - Mais comment dterminez-vous ces noms? - Ce nest pas moi qui les attribue, ce sont les Dieux eux-mmes! Je tai dit que cest leur choix, leur prfrence. Lorsque la novice entre en transe, le Dieu se manifeste et nous communique son dijina. Oxum, par exemple, peut vouloir se faire appeler Epond, Apar, Eubamb... Mais il y a dautres crmonies que celle du nom. Une des plus importantes est peut tre celle des plantes. Dune certaine manire elle correspond la rsurrection de la novice. Ce jour-l, la novice quitte la petite chambre en portant sur lpaule un vase contenant leau de son ax. Nous devons laider marcher, elle trbuche, hsite, comme un enfant qui apprend faire ses premiers pas. Elle vient mtre prsente par ses consurs, me salue, puis salue lautel, les Dieux et lensemble des initis. Aprs avoir fait des offrandes, elle est lave avec leau de son ax, et cest ce moment-l quelle rvle son nom diniti, son dijina. Elle est alors prte regagner le monde extrieur. Elle retrouve sa famille. Il ne lui reste plus qu tre bnie dans une glise catholique le premier vendredi du mois suivant. - Dans une glise?19

Oui, dans une glise, une glise catholique, avec de leau bnite. Et puis surtout, je te dis, retrouver lextrieur, se rhabituer une vie normale. Car noublie pas quelle nest pas durant tout son temps de linitiation, sortie du terreiro. Elle doit pour cela tre rachete par sa famille. - Comment cela, rachete? Mais, mon fils, linitiation cote cher. Il a fallu sacrifier des animaux, nourrir la jeune fille: le terreiro ne peut assumer tout seul toutes les dpenses. La jeune fille lors dune grande fte publique doit tre rachete par sa famille, dans ce qui ressemble une vente aux enchres. En fait, le prix est tabli davance et ne couvre que nos frais. La jeune fille est alors libre de retourner chez elle. Je tai donn lexemple dune jeune fille, mais en fait, linitiation dun homme suit des tapes similaires. - Liniti peut-il alors mener une vie normale, se marier, avoir des enfants, par exemple? - Bien sur. Il retrouve lexistence profane de son choix. Ses obligations se limitent simplement tout ce qui touche notre culte, et nentravent que dans une trs faible mesure sa vie de tous les jours. - Quelles sont ces obligations? - La foi et la charit dirigent les penses et les actions des enfants des dieux. Ils remplissent leurs obligations en accord avec ces deux sentiments. Ces obligations sont doubles: envers le terreiro et envers leur Dieu. Ils doivent participer aux crmonies aussi rgulirement que possible. Ils ma doivent du respect ainsi qu leurs frres et surs ans - cest dire qui ont t initis avant eux, lge na pas dimportance. Ils maident naturellement lors des crmonies. Enfin il leur est interdit daccepter de rmunration pour les services quils rendent notre communaut. - Nimporte qui peut-il tre initi? Parmi vos mdiums jen ai remarqu plusieurs de race blanche. - La couleur de la peau na aucune importance. Le temps est pass o seuls les Noirs et les multres sinitiaient notre religion. Nos fidles appartiennent toutes les classes de la socit brsilienne. Sans aucun prjug social ou racial. Mais tout le monde ne peut pas connatre la transe... Comme je te le disais, certaines dispositions sont ncessaires. Le pouvoir de sabandonner compltement son Dieu. - Un tranger pourrait-il tre initi? - Je ne sais pas, cela dpend de lindividu. Mais pourquoi pas?... Je ne sais pas, les trangers ont souvent des barrires dans la tte, des prjugs qui les bloquent, les empchent de se laisser entirement aller, de devenir compltement disponibles, de vider suffisamment leur tte pour que le Dieu sy installe. Jai connu autrefois, une femme, une hollandaise, qui tait mdium dans un terreiro. Elle avait assist quelques crmonies, par curiosit. Et chaque fois avait t monte sauvagement par son Dieu. Au dbut, elle ne voulait pas reconnatre la chose. Elle disait: Je ne sais pas ce qui marrive. Cest comme une force suprieure qui menvahit, et contre laquelle je ne peux rsister. Puis elle comprit quelle tait en quelque sorte prdestine. Quelle serait plus en accord avec elle-mme, quelle se raliserait mieux, si elle passait par linitiation. Elle tait fille de Xang et devint un bon mdium. Elle navait jamais eu auparavant conscience de ses dons. Le contact avec le terreiro, avec lunivers sacr de la Macumba, les lui rvla. Mais en gnral les trangers sont trop limits par leur ducation. Nos danses, nos sacrifices les effraient. Et puis ils craignent de se diminuer en acceptant ce quils jugent n'tre que de vaines superstitions. Ils constatent des vidences avec les yeux, mais les nient avec la tte.20

Leur corps dit oui mais leur esprit refuse. Ils se retranchent obstinment derrire lide que ces choses nont pas de place dans un monde civilis. - Maria-Jos, pensez-vous que je puisse connatre la transe? - (Elle rit franchement) Sincrement je ne crois pas, mon fils... Jai limpression que tu peux parvenir nous comprendre. Tu es n en Afrique, tu as un grand atout de ton cot. Mais il te manque le don... Jai bien peur que lhonneur de la transe te soit refus... - Si vous aviez discern en moi ces pouvoirs mdiumniques, mauriez-vous conseill de me faire initier? - Sans aucun doute. Je ne ty aurais pas oblig. Car il sagit l dune dcision srieuse, qui naurait regard que toi. Mais je te laurais conseill... Comme je te le disais, ce don est trop rare pour tre gaspill. Nous ne manquons pas de mdiums. Et nombreux sont ceux, et celles, qui cherchent rejoindre nos rangs. Mais il ny en aura jamais assez. Et, de plus, je crois quil est dangereux pour un individu de refuser la chance qui lui a t offerte. - Comment cela pourrait-il tre dangereux? - Il y a une ncessit de la transe pour certains. La transe est souhaitable pour tous les individus chargs dune quantit dnergie si grande quils ne peuvent la dominer. Lhomme est semblable une chaudire. Sil est sous-aliment en forces, il est froid et inutile. Il est une sangsue, un parasite qui ne peut que pomper lnergie des autres. Mais si, au contraire, il est suraliment en forces magiques, il risque dexploser. La Macumba canalise lnergie qui circule travers le monde et la redistribue suivant les besoins. Elle est une soupape pour certains, et une sorte de carburant pour dautres. Je ne sais pas si tu me suis. Il y a dans le monde de grands courants dnergie qui circulent, tourbillonnent, dans le dsordre le plus total. Cette nergie nest pas utilise comme elle pourrait l'tre. Elle nest pas domine. Laisse ltat brut, elle risque de nous emporter dans sa course, comme une tornade qui arrache tout sur son passage. Notre action lintrieur du terreiro a pour but de capter cette nergie, de la dompter, de lutiliser. On critique la violence qui mane de nos danses. Mais nous ne crons pas cette violence, cette violence existe, elle est l, et deviendrait rapidement dangereuse, si elle ne pouvait sexprimer, se librer. Ceux qui la nient ne font en fait que la comprimer, ils accumulent au plus profond deux-mmes une force terrible qui finira un beau jour par clater. Nous acceptons le cot destructeur de lnergie vitale qui est en nous pour ce quil est: une force avec laquelle il faut compter. Refuser cette nergie serait refuser une partie de nous-mmes. Je connaissais un homme qui senttait ne pas nous rejoindre. Je discernais en lui un mdium puissant et plusieurs reprises linvitai vivement passer par linitiation. Il nous respectait, mais ne pouvait se rsoudre lide d pouser nos Dieux . Je suppose quil avait une trop haute opinion de lui-mme. Il fut victime de son obstination. - Comment cela? - Il tait possd par des forces trs puissantes. Je lavais prvenu. Un jour, la pression devint trop forte, il finit par clater. -? - Ctait un homme bon, honnte, mais born et ferm. Tout le monde affirmait quil ne pourrait faire de mal une mouche. Mais il ne sagissait que dun masque quil sobligeait porter. Je lui disais quil se faisait du mal. Eh bien, il a fini par assassiner un homme. Avec un couteau. Alors on la arrt.

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- La Macumba aurait-elle pu empcher ce meurtre? - Non seulement elle laurait empch, mais le surplus de forces que cet homme portait en lui aurait t employ des fins utiles. Il aurait appris sen servir. Il aurait nourri les Dieux. - Maria-Jos, tous les fidles qui viennent rgulirement vous consulter nont pas t initi. Comment la Macumba agit-elle sur eux? - La Macumba est un systme, un tout, qui fonctionne comme un mcanisme bien huil. Il nest pas mme ncessaire dy croire pour en recevoir les bienfaits (ou, au contraire, en subir les mfaits). A partir du moment o le mcanisme est mis en marche, le rsultat est invitable. Si un sorcier jette un sort contre toi, tu auras beau ricaner, tu seras tout de mme victime de ce sort. La plupart de nos fidles obissent aux conseils que leur donnent les Dieux sans les comprendre. Mais les Dieux se passent mal de la comprhension des hommes. Tu vois, je ne connais rien par exemple llectricit. Je suis incapable dexpliquer comment a marche . Pourtant je sais quen appuyant sur ce bouton jallumerai la lampe pose sur la table, quen tournant cet autre bouton, la radio se mettra en marche. Nest-ce pas l lessentiel? La Macumba ne sexplique pas, on ne peut quen constater les effets. Elle ne se pratique pas avec la tte, mais avec tout le corps. Ce que tu sens est plus important que ce que tu penses. Si les hommes apprenaient ne suivre que leur intuition, ils sen porteraient beaucoup mieux. - Comment dfiniriez-vous votre religion? - La Macumba est comme un axe central, un centre autour duquel sordonneraient harmonieusement les actes des hommes. - Jaimerais mieux connatre votre religion, que puis-je faire pour men rapprocher? - Avant toute chose, il te faut savoir qui est le Matre de ta tte, quel Dieu prside ta destine. Repasse me voir un aprs-midi, vers quatre heures. Je consulterai loracle pour toi et nous saurons de quel Dieu tu es lenfant. - Je voudrais vous poser une dernire question: lorsque tous les consultants se sont retirs, et que vous voulez mettre un terme la transe, comment faites-vous pour ramener les mdiums un tat normal. - Cest trs simple: nous expulsons les Dieux hors du corps des mdiums, nous les chassons de notre terreiro. La transe ne doit pas se prolonger trop longtemps. Si elle durait outre mesure, les enfants des Dieux pourraient en perdre la raison. Alors nous prions les Dieux de se retirer en rechantant les cantiques qui leur correspondent dans lordre inverse de celui qui a servi les appeler. Parfois un Dieu ou un Esprit sobstine demeurer dans le corps de son enfant. Je rcite alors des prires spciales, je souffle au visage du mdium la fume de ma pipe. Si tout cela ne suffit pas, je force le mdium boire un verre deau froide. Car les Dieux, mon fils, craignent leau froide par-dessus tout.

LE MAITRE DE LA TETE. Quatre heures de laprs midi.

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Je frappe la porte du terreiro. Une fentre sentrebille. On mobserve, me reconnat, mintroduit. Jexplique que jai rendez-vous avec la Mre pour une consultation. On me rpond que la Mre fait la sieste, quelle ne va pas tarder se rveiller, mais que je ferais mieux de masseoir et dattendre. En plein jour, la salle de crmonie ressemble la salle des ftes dune mairie de province. Les petits drapeaux de papier du plafond lui confrent un air joyeux. Les bancs sont rangs le long des murs. Contre une chaise trane un balai. Les fleurs ont t changes dans les vases. Une demi-heure se passe. La Mre dort toujours. La femme qui ma ouvert me demande si je nai pas soif. Elle disparat derrire un rideau et revient avec un verre deau frache. On frappe la porte dentre. Une autre visiteuse accompagne dune fillette de trois ou quatre ans. Mmes explications. La visiteuse sassoit sur un banc. La fillette sallonge prs delle et sendort. Par les fentres, on aperoit un petit jardin. Des palmiers, un manguier. Laprs-midi est merveilleusement calme. Dehors, des enfants jouent dans la rue. De temps en temps, un bruit de voiture dans le lointain. Vers dix-sept heures trente, jentends des pas affairs dans les couloirs. Le terreiro sanime. Maria-Jos sest rveille. Une femme ge me conduit jusqu la chambre de la Mre. Maria-Jos est assise toute droite sur son lit. Elle me souhaite la bienvenue. Une jeune femme tricote dans un coin. La pice, troite et longue, est encombre dobjets divers. Face la fentre, sur une table recouverte dune nappe de plastique rouge, trne un norme poste de tlvision, dun modle rcent. Des fleurs blanches un peu partout. Un gros ventilateur dans un coin. Un chapelet aux larges grains de bois est accroch sur un mur. Une tagre supporte des flacons de verre, des boites de couleur. Derrire la porte se cache une machine coudre. La Mre demande quon installe devant elle une table. Elle la recouvre elle-mme dun tissu blanc brod. Je massieds sur une chaise, en face delle, de lautre cot de la table. La jeune femme tricote sans lever les yeux de son ouvrage. La Mre chasse de la main une mouche qui limportune. Elle se plaint de la chaleur accablante. Souhaite larrive de la pluie qui rafrachit latmosphre . tout en parlant de choses et dautres, elle dispose sur la table une chanette de mtal chrom de manire ce que celle-ci forme un U, louverture face elle. Elle tire dun petit sac de tissu quelques galets polis quelle place en cercle autour de la chane. Dune bouteille, elle sort enfin seize coquillage blancs, des cauris, dont la calotte suprieure a t soigneusement coupe. Elle interrompt brusquement son bavardage, et, sans transition, les yeux demi ferms, le visage lev vers le ciel, se met prier, dune voix si basse que je ne peux comprendre le sens de ses paroles. Elle frappe la table du poing, plusieurs reprises, violemment, et murmure un nom. Elle rpte ce nom avec insistance et frappe encore du poing. Elle runit les coquillages dans sa main droite quelle porte mon front. Puis elle les secoue dans ses deux mains fermes et les jette sur la table lintrieur de lespace dlimit par la chanette mtallique. Elle ouvre alors les yeux, et, sans cesser de marmonner diverses formules, observe les cauris: certains sont tombs sur leur face ouverte, dautres sur leur face ferme. Elle les trie, les comte sur ses doigts. En reprend quatre quelle jette nouveau sur la table. Et recommence plusieurs fois lopration. Puis elle me regarde et dit: Le Dieu du Ciel taccompagne mon fils! Elle me pose diverses questions sur mes relations avec les gens, sur mon travail, sur le lieu dans lequel je vis. Et trace de moi un portrait psychologique en tout point exact. Elle jette les cauris nouveau. Suivant leur nombre retomber sur leur face ouverte ou ferme, ceux-ci forment une parole, une figure, dont la Mre interprte le sens. Le procd ressemble celui de la gomancie. Elle pose une question, jette les coquillages dont elle interprte la rponse quelle vrifie ensuite plusieurs reprises.

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En fin de compte, elle conclut quOxal est bien mon Pre. Le plus vieux des Oxal , prcise-t-elle. Jen avais lintuition ds le dpart, mais je tenais ce que les coquillages me le confirment. Mon fils, tu ne crains rien tant que ton Dieu taccompagne. Mais tu dois veiller ne jamais loffenser . Elle me donne alors diverses indications, des conseils, mexplique les prcautions prendre pour que de bonnes relations soient maintenue entre mon Dieu et Moi . Oxum, la desse des eaux douces, est galement avec toi. Elle te suit et tobserve. Offrelui, de temps autre, quelques prsents. Les fidles de lUmbanda portent gnralement le collier de leur Dieu. Elle me cite le nom dune Casa de Umbanda o je peux men procurer un. Repasse me voir dans laprs-midi, je prparerai ton collier, nous pourrons ensuite bavarder. Et pour me signifier mon cong, elle me tend sa main baiser. - Ce collier te lie ton Dieu. Il est la marque de ton appartenance Oxal. Tu as voulu savoir quel tait le matre de ta tte. A prsent, tu es li lui. Les perles de ce collier sont blanches, car la blanc est la couleur de ton Dieu. Ce collier a t lav dans ce terreiro, et donc tunit galement nous. Porte-le, et va en paix, mon fils, sous la garde dOxal. - Que voulez-vous dire par il a t lav ? - Mais, mon fils, de simples perles de verre ne peuvent avoir de pouvoir... Sa force vient de ce quil a t mis en contact avec ton Dieu. En lui-mme il nest rien. Nous lavons tremp dans un bain dherbes, et cest ce bain qui lui confre ses vertus. Chaque Dieu ses plantes. Nous en coupons les feuilles que nous mettons macrer dans de leau. Le collier est immerg dans le liquide ainsi obtenu. Il est lav, cest--dire que de profane il se transforme en un objet sacr, charg en nergie. Ce collier na de valeur que pour toi. Il ne peut profiter personne dautre. Si tu le perds et que quelquun vienne le porter, il redeviendrait un simple collier de perles de verre. - Quentendez-vous par appartenance un Dieu ? - Les gens pensent gnralement tre seuls dans la vie. Mais nous ne sommes pas seuls. Jamais. A aucun moment. Nous naissons sous le signe dun Dieu, ce Dieu est le Matre de notre tte. Il nous accompagne jusquau jour de notre mort. Il est notre guide et notre protecteur. - Le Matre de la tte est-il une sorte dange gardien? - Il est beaucoup plus que cela. En naissant tu hrites de ses qualits... et de ses dfauts aussi, bien sur. Il est en quelque sorte ta nature profonde. Tu es son fils, ne loublie pas. Son fils spirituel. Cest pour cela que le connatre est aussi mieux te connatre toi mme. Il est galement ton alli, car il te reconnat comme un des siens. Tu peux faire appel lui en cas de besoin. Il est prt taider. Il est ta force et ton soutient. En portant son collier, tu tes li lui par un pacte. Vous avez, en quelque sorte, sign un contrat tous les deux. Si tu remplis tes obligations envers lui, il sera ta force. - Quelles sont ces obligations? - Chaque Dieu a des gots particuliers. Tu dois en tenir compte. Comme tout le monde, les Dieux aiment les prsents. Oxal apprcie les bougies blanches. Allume de temps autre une bougie et laisse-l se consumer jusquau bout. Offre-lui un verre deau claire, des fleurs blanches. Il aime certains plats: du riz, au lait ou leau, sans sel, du millet, du mas nouveau (ne mets jamais dpices pour lui). Ces aliments lui conviendront. Laisse-les toute une nuit devant son effigie, ou simplement sur une nappe propre et blanche. Il sen nourrira. Il apprcie ces prsents.24

Mais surtout ne fait jamais rien qui puisse lui dplaire. Oxal est peu exigeant avec ses enfants. Il ne leur demande pas grand chose. Mais fais tout de mme attention de ne pas le froisser. Il se retournerait contre toi. Et il te faudrait alors lui offrir un sacrifice pour te faire pardonner. - Quelles sortes dactes font quun Dieu se retourne contre son enfant? - Les Dieux naiment pas quon leur te ce qui fait leur force. Une de nos fidles tait fille de Iemanj. Les filles de Iemanj doivent porter les cheveux long. Cela leur est bnfique. Pour suivre la mode, cette femme coupa court ses cheveux. La Desse labandonna et la perscuta, jusquau jour o je lui conseillai de sacrifier un pigeon. Sans ses cheveux, elle navait plus de force, elle tait perptuellement souffrante, se plaignait de maux de tte, rvait quelle mourait noye (Iemanj est la Desse de la Mer). Elle ne redevint elle-mme quaprs la mort du pigeon. Vois-tu, ton Dieu sait ce qui est bon pour toi, et pour lui galement. Car ses gots sont ceux de ta nature profonde, bien que tu lignores souvent toi-mme. Oxal, par exemple, aime le blanc; le blanc est donc ta couleur bnfique. Il aime les aliments blancs, le ciel et la montagne. Il craint le feu et se mfie de la violence. Il est distant, et cela le pousse lincomprhension et mme parfois la solitude. Il est fondamentalement gnreux. Il dteste tre importun. Il est actif, sans pour cela tre rapide. Car il est plus laise dans le temps, la dure, que dans linstant... La liste est interminable... Tu apprendra petit petit la connatre. Et tu verras que ce qui plat ton Dieu test galement bnfique. Certains endroits te sont favorables, ainsi que certains jours de la semaine, certaines heures de la journe. Dautres, au contraire, te sont dangereux. Il faut savoir chaque instant ne pas se trouver en position de faiblesse. Cette loi devrait rgir ta vie - Y a-t-il un rapport entre le signe astrologique auquel on appartient et le Dieu dont on est lenfant? - Je connais mal le systme des toiles. Je crois que les deux systmes se ressemblent mais nont aucun rapport entre eux. Je veux dire quil ny a pas de correspondances. Et plus les astres permettent aussi de mieux se comprendre, mais ne sont pas des allis sur lesquels on peut compter. Les astres suivent leur cours et agissent sur notre propre destine. Mais comment agir sur eux? Nos Dieux se laissent amadouer, il est avis de sen concilier les faveurs. Les toiles sont utiles lorsquil sagit de prdiction. Mais notre religion nest pas aussi fataliste. Elle donne une place essentielle lamlioration de lhomme par lui-mme. Elle lui donne la possibilit dcarter de sa vie les forces ngatives qui le bloquent et lui nuisent. - De quelles forces voulez-vous parler? - Lorsquun homme se lance dans une entreprise, quelle quelle soit, et quil choue, il se plaint et dit: Ah! Je nai pas eu de chance. Ce nest pas de ma faute. Je ny peut rien. Il invoque le hasard. Mais je ne crois pas au hasard. Je crois que la chance se provoque. Je dis que cet homme sest trouv en face de forces ngatives qui lui taient suprieures et quil na pas su les vaincre. Nous vivons au milieu dun rseau de forces actives et invisibles. Ces forces existent lextrieur et lintrieur de nous. Elles nous poussent, nous arrtent, nous terrassent ou au contraire nous permettent davancer, et nous ne nous en rendons mme pas comte. Certaines sont positives, dautres ngatives. Elles sont partout dans le monde. Elles sont la vie de lunivers. Une des fonctions essentielles de notre religion est de nous permettre dagir sur ce rseau de forces. De dfaire les nuds qui obstruent notre ligne de vie. Dapprendre accumuler en nous le positif et de neutraliser ce qui nous est contraire. Cest pour cela que je dis que lon25

provoque sa chance. On la cre en suivant les rgles qui permettent d aplanir le chemin . Dans tout ce que nous entreprenons, notre Dieu, celui que jappelle le Matre de notre tte, est notre principal alli. Toute initiation la Macumba commence par la dcouverte de son identit, il est, si nous veillons maintenir avec lui de bons rapports, ce quil y a en nous de plus puissant, de plus crateur; il est lventail de nos possibilits. - Vous mavez dit que jtais le Fils dOxal, mais quOxum tait avec moi Nest-on pas le Fils dun seul Dieu? - Ltre humain est complexe. Dans toute personne, il y a deux tendances qui sopposent ou se compltent. Les gens faits dune seule pice sont rares. Oxal est ton influence majeure. Mais il nest quune partie de toi. Oxum rgit lautre face de ton tre. Tu me parlais dastrologie. Celle-ci connat galement un signe ascendant. Dans tes prires, noublie pas de linvoquer. Elle viendra elle aussi taider. Mais Oxum est plus capricieuse quOxal... Plus difficile amadouer. Et de plus elle a tendance tre jalouse. - Oxum est-elle mon guide en toute occasion ou bien correspond-elle seulement un aspect particulier de ma personnalit? - Tu veux toujours tout ranger dans des catgories! (Elle soupire). Ce nest pas si simple. Les lignes des Dieux se croisent et leurs rencontres forment des conjonctions particulires. Tu nest pas, disons, 70 % le Fils dOxal et 30 % celui dOxum. Cela ne voudrait rien dire, dautant plus quil existe un nombre considrable desprits supplmentaires qui tinfluencent et quil serait impossible de recenser. Tu es simplement le fils dOxala avec en conjonction avec - Oxum: filho de Oxal con Oxum. Et Oxal - avec - Oxum reprsente une force particulire. Cest un tout. Par exemple, si jinvoque Omul - avec - Ex, je nappelle ni lun ni lautre mais le pouvoir, lentit, cre par leur conjonction. - Comment fonctionne le systme de divination par les coquillages? - Nous fendons nos coquillages en deux, latralement. De manire ce quils retombent, lorsque nous les lanons, indiffremment sur leur face ouverte ou ferme. Une de ces faces est mle, lautre femelle. Une ngative, lautre positive, regarde de ce cot-ci, on dirait un sexe de femme. Regarde de ce cot-l, on dirait un sexe dhomme. Ces faces symbolisent respectivement les deux aspects de lnergie qui actionne lunivers. Leurs combinaisons rvlent les Dieux sous tous leurs aspects. Avant de lancer les cauris (tirar buzios) je prie Ex de bien vouloir rpondre mes questions. Il y a des prires qui forcent ce dernier se manifester. Ex nest pas le Dieu de la divination. Le Dieu de la divination nexiste plus au Brsil, il est retourn en Afrique . Que voulez-vous dire par l? Ifa tait le Dieu du Devenir, et le prtre charg du culte dIfa sappelait un Babala. Ctait son nom en langue (en y