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Madame Madeleine-V. David Le président de Brosses et les cultes de l'ancienne Égypte In: Journal des savants. 1969, N° pp. 158-172. Citer ce document / Cite this document : David Madeleine-V. Le président de Brosses et les cultes de l'ancienne Égypte. In: Journal des savants. 1969, N° pp. 158-172. doi : 10.3406/jds.1969.1201 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1969_num_3_1_1201

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Un beau texte de Madeleine David sur le président de Brosses et les cultes de l'ancienne Egypte.

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Madame Madeleine-V. David

Le président de Brosses et les cultes de l'ancienne ÉgypteIn: Journal des savants. 1969, N° pp. 158-172.

Citer ce document / Cite this document :

David Madeleine-V. Le président de Brosses et les cultes de l'ancienne Égypte. In: Journal des savants. 1969, N° pp. 158-172.

doi : 10.3406/jds.1969.1201

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1969_num_3_1_1201

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Le terme de « fétichisme » désigne une forme de culte ou, de plus, une théorie de la succession des formes de religion — succession qui s'avère solidaire des transformations intervenues dans les modes de vie, les idées et les structures sociales. Cette théorie est inséparable de la notion de progrès conçue par l'époque des lumières, et de l'histoire en son acception la plus large. C'est dans l'œuvre du Président de Brosses (qui fut, rappelons-le, l'un des membres les plus actifs de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), Du culte des dieux fétiches (1760), que la théorie du fétichisme initial, appuyée sur une somme d'observations et de comparaisons, a trouvé sa première et pleine expression.

L'époque de ce livre — le milieu du xvm* siècle — fut déterminante pour l'histoire de l'écriture, et donc, pour la future égyptologie. Dans un précédent travail, nous avons décrit le tout premier essai d'application de la notion de déchiffrement à une écriture morte — celle des Égyptiens — , ainsi que les antécédents de la tentative, due à l'abbé Barthélémy x ; y ont été étudiées également les vues générales de l'Anglais Warburton sur les écritures 2, ayant succédé à celles de Nicolas Fréret3.

Or le développement de l'histoire des religions décèle, dans le même temps, de globales analogies avec les conditions d'apparition d'une histoire de l'écriture. Au premier plan, deux catégories de faits originaires d'une même antiquité et objets d'appréciations constamment contradictoires : les hiéroglyphes d'Egypte, dont la nature et la fonction étaient inconnues ; les cultes égyptiens, en leur déconcertante diversité. En profondeur : urgence d'une critique des témoignages et des opinions ; et, des deux côtés encore, difficulté extrême d'une rencontre des idées et des faits.

Un parallélisme relatif lie donc, au siècle des lumières, ces deux espèces de recherches ayant eu l'Egypte pour centre commun d'intérêt et pour

1. Voir M. V.-DAVID, Le débat sur les écritures et l'hiéroglyphe aux XVIIe et XVIIIe siècles (Bibliothèque générale de l'École pratique des Hautes Études, 6e section, 1965), chap. VIII (= Débat).

2. En français : Essai sur les hiéroglyphes des Égyptiens (t. I et II, 1744). Voir Débat, chap. VII.

3. Voir ib., chap. V et VI.

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exemple-clé. Une histoire de la civilisation égyptienne est l'enjeu de cette partie — ou, du moins, d'abord, l'élaboration des méthodes et des critères pouvant conduire à cette histoire. Déjà les deux ouvrages du Président de Brosses dont il va être parlé s'inscrivent dans ce cadre.

I. — Le Traité sur les langues. L'Histoire des navigations.

Dès 1751, Charles de Brosses avait inauguré des investigations sur les composantes sensibles de tout langage humain, sur le développement des langues et sur celui des écritures \ Le Traité sur la formation mécanique des langues 5, paru en 1765, remporta un vif succès 6. En examinant la question des hiéroglyphes, l'auteur résume ses jugements sur l'Egypte, avec un naturel embarras : jugements prudents et critiques — non point seulement à cause des exagérations à rabattre, mais aussi du fait de l'ambiguïté foncière des premières civilisations, qu'il pressent.

S'il est vrai que les Égyptiens furent un peuple « policé et de longue main exercé dans les arts » 7, « étonnant par la grandeur prodigieuse de ses entreprises », et fondateur des premières sciences, ils ne furent encore qu'un « peuple à demi-grossier » 8. Quant à leur écriture : « Je pense donc, avec Wilkins et Warburton, qui a excellemment traité cette matière9, que les hiéroglyphes ne sont qu'une invention imparfaite et défectueuse, convenable aux siècles à demi-sauvages, et à laquelle les Égyptiens ont eu recours dans le temps de la plus haute antiquité, à défaut de lettres alphabétiques dont l'invention n'était pas encore trouvée » 10.

4. Ses travaux avaient eu Salluste pour objet initial. Ils abordent, à partir de 1746, les peuples préclassiques, la chronologie et l'archéologie (Lettres sur l'état actuel de la ville souterraine d'Herculée, 1750; traduit en anglais et en italien). Cf. Lettres familières sur l'Italie, éd. Y. Bezard (1931) (= Lettres Italie), t. I, p. 464 et s. L'étude des traditions relatives aux origines — «temps incertains et fabuleux» — le conduisit aux religions. Et, à partir de 1751, il en vint aussi aux problèmes de langage et d'écriture.

5. T. I et II. Cf. Débat, p. 120 et s. (chap. IX) : résumé des positions adoptées par l'auteur à l'égard des problèmes de l'hiéroglyphe.

6. Traduit en anglais en 1772 ; en allemand en 1777. Cf. G. HARNOIS, Les théories du langage en France de 1660 à 1821, p. 53 et s. ; H. Arens, Sprachwissenschaft (Freiburg-Mùnchen, 1955), p. 53 et s.; G. MatorÉ, Histoire des dictionnaires français (1968), p. 89-

7. Traité, t. I, p. 305. 8. lb., p. 359. 9. Cf. ci-dessus, p. 158.

10. lb., p. 363 ; cf. p. 303 et 354 : la fixation de la parole par le moyen de lettres ne saurait avoir été invention première absolument, car « l'esprit humain ne fait pas tout d'un coup de si grands pas » — ceci à l'encontre de la priorité maintes fois attribuée à l'écriture hébraïque (cf. Débat, chap. II, p. 34).

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Si l'on entend ces paroles comme réaction à des préjugés, anciens ou alors actuels, il s'agit de replacer l'Egypte, avec sa singulière écriture, et tout ce qui la caractérisa si fortement, dans l'histoire.

Dans son ouvrage de 1756, Histoire des navigations aux Terres australes n, le Président de Brosses s'était montré attentif aux connexions entre les mœurs des sauvages et telles données conservées par les historiens anciens. En ce livre — appel à la recherche et à l'action12, dont la portée surpassait celle d'un recueil de récits de voyages — éclatait la foi du xvine siècle dans le principe d'éducation. La théorie bien connue des « colonies » intervenait u : Phéniciens et Égyptiens sont regardés comme ayant été les maîtres des Grecs (ou, avant eux, des Pelages) 14. A l'échelle des peuples, cette éducation fait corps avec l'idée d'un progrès devant s'opérer sans restriction, en poussées successives à partir du plus inférieur, par toute la terre. La description de ce niveau premier s'accompagne de l'acte d'humilité d'un Européen conscient de la misère de ses lointains ancêtres, dont la condition différait peu de celle des actuels sauvages australiens 15.

L'exemplaire de l'Histoire des navigations conservé à la Réserve de la Bibliothèque nationale 16 présente des annotations de l'auteur, en prévision d'une édition future : ce travail de premier jet révèle l'élan d'une pensée qui, par exemple, à la mention de cavernes servant d'abris aux habitants de la Magellanique, réagit en invoquant des témoignages concordants, empruntés à l'histoire de Sertorius, et en renvoyant à Salluste et à Plutarque17.

Dans le texte imprimé — traitant de croyances, de langues et de mœurs aussi bien que de géographie — , on voit, au sujet d'objets sacrés, germer la théorie du fétichisme : « Ils [les « nègres » de Nouvelle-Guinée] adorent des pierres rondes, des troncs d'arbres et diverses autres espèces de fétiches,

11. T. I et II. Traduit en anglais en 1766, en allemand en 1767. 12. Par lequel furent suscitées les explorations d'un Bougainville. 13. Ce terme, l'une des catégories de la pensée historienne à l'époque classique, subsume

toute expansion de peuples ayant atteint un niveau élevé, relations de commerce incluses ; et implique les répercussions de cet établissement sur la vie indigène, souvent sous la forme d'apport durable et civilisateur.

14. Cf. Hist, navig., t. II, p. 373 et traité, t. I, p. LII. Sur ce thème, voir, par exemple, Fénelon, Dialogues des morts, discussion de Socrate et de Confucius (cité par R. Étiemble, Les Jésuites en Chine, p. 160), et déjà S. BOCHART, Chanaan (1646). Cf. le Second mémoire du Président lui-même (1755), Mém. Acad. lnsa., t. 27, p. 3, et 11 et s.

15. Autrement dit, les habitants de toutes les Terres australes. On voit combien cette idée du sauvage inculte infirme les conceptions rousseauistes ; cf. lettre de 1757, dans Y. BEZARD, Le Président de Brosses et ses amis de Genève (1939), p. 43 et s., et 138 et s.

16. Signalé par A. C. Taylor, Le Président de Brosses et l'Australie (1937), p. 55, n. 4, et 68. 17. Voir l'exemplaire précité de Hist, navig., t. I, p. 297. En marge, conclusion : « Les nations

sauvages et troglodytes sont connues par l'histoire ancienne comme par les relations modernes. »

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ainsi que les Nègres africains 18 ; mais ils ont ceci de commun avec les plus anciens peuples de la terre, comme je l'ai fait voir ailleurs, en parlant du culte des bétyles, qui est une espèce de fétichisme, semblable à celui des sauvages modernes » 19.

Peu après l'Histoire des navigations, s'annonçaient, en efïet, les « Dieux fétiches » : le 13 mai 1757, en trois séances, Ch. de Brosses présentait à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres — où il était entré en 1746 20 — un long mémoire sur « la religion des Égyptiens », dont il retirera le manuscrit 21. Les étapes de composition du livre furent les suivantes.

Hume avait publié, en janvier 1757, l'Histoire naturelle de la religion 22. Diderot, dans une lettre (datant de fin mai ou juin 1757, qu'il nous a été donné de remettre au jour), la signala au Président — qui, comme lui, entendait l'anglais : en rendant le manuscrit des « Dieux fétiches » (premier état) qui lui avait été prêté, il constatait la convergence des tentatives"®.

En été 1758, De l'esprit d'Helvétius déchaînait le tumulte contre les philosophes ou les suspects, et les rigueurs du pouvoir 24. L'année suivante, Ch. de Brosses optant pour la publication clandestine, envoyait à un éditeur suisse le manuscrit achevé : « Je fais actuellement mettre au net la copie d'un autre ouvrage bien moins étendu 25, qui a fait beaucoup de bruit à Paris cette année et pour lequel j'ai même eu plusieurs disputes littéraires » 26.

18. Autrement dit: de même que les nègres d'Afrique. 19. Hist, navig., t. II, p. 377. — L'allusion à une précédente démonstration fait difficulté.

S'agirait-il de la description commentée de la « Bocca di verità » de Rome, où l'Egypte est mise en cause {Lettres Italie, t. II, p. 277 et s.)? Il serait néanmoins singulier que l'auteur se réfère à un écrit non destiné par lui à la publication. Peut-être vise-t-il une communication à l'Académie de Dijon.

20. Comme correspondant, puis comme associé libre. Voir Hist. Acad. Inscr., t. 42, p. 180 et s. : « Éloge de M. de Brosses ».

21. Mention « retiré» sur le registre des séances. T. FOISSET, Le Président de Brosses (1842), p. 137 et s., parle d'un refus de la Compagnie; cf. A. MAURY, L'ancienne Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1864), p. 97. Le retrait d'une communication ne signifiait d'ailleurs rien d'autre en soi que le dessein d'en disposer afin de l'utiliser dans un ouvrage ; ce qu'avait déjà fait le Président pour l'esquisse du Traité (deux mémoires, 1751) et pour celle de l'Histoire des navigations (mémoire de 1754).

22. The natural history of religion (dans Four dissertations, Londres, 1757). Traduction française, Amsterdam, 1759; édition récente avec Introduction et notes, par H. E. ROOT (Londres, 1956).

23. « Vous avez complété la démonstration de l'Histoire naturelle de la religion par David Hume » (« Lettres inédites de Diderot et de Hume au Président de Brosses », éd. M. V.-DAVID, Revue philosophique, 1966, p. 138). Le Président, après avoir pris connaissance de la dissertation de Hume, augmenta son texte élargi de quelques passages empruntés à celle-ci.

24. Cf. P. BELIN, Le mouvement philosophique, de 1748 à 1789 (1913): «La crise de 1758-1762 ».

25. S cil. : que le « Salluste ». 26. Y. BEZARD, Amis Genève, p. 203 et s., lettres de 1759 (mots soulignés par nous).

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Pour retrouver le sens de cette polémique, on évoquera le long débat des xviie et xvine siècles, sur l'Egypte — car celle-ci, dans les « Dieux fétiches », tient une place centrale.

IL — L'image de l'Egypte ancienne aux xvne et xvnr siècles.

Le mythe moderne de l'Egypte et son elucidation appartiennent à l'histoire des idées européennes. De fort utiles et savants travaux OT ont récemment rappelé qu'en l'affaire, idées sur l'hiéroglyphe et aspiration à des vérités suprêmes furent étroitement jointes, surtout à partir de l'œuvre du célèbre P. Athanase Kircher (1602-1680) ^ : en l'ignorance de la fonction et de la structure de l'écriture figurative égyptienne, une conception totalement erronée était soutenue par celui-ci avec exaltation — l'érudition ne faisant point obstacle à certain délire de l'interprétation, et même paraissant le nourrir. L'hiéroglyphe, véhicule symbolique, introduit par intuition à la connaissance de « mystérieuses » réalités... On trouve ici la trace d'un allégorisme vénérable, et l'empreinte de l'hermétisme 29. L'Egypte ancienne, source de pensée sublime, est par conséquent élevée au-dessus de l'humanité ordinaire et soustraite à l'histoire.

Au long des générations, l'effort révolutionnaire de quelques-uns sera nécessaire pour libérer : 1° une histoire de l'écriture qui, avant tout, s'applique aux données égyptiennes, en tenant compte du lien langue-écriture ; 2° une histoire des cultes égyptiens, capable de cerner la complexité des faits, avec l'aide des textes ultérieurement déchiffrés. Quant à ce second point, il s'agira de disjoindre les éléments de croyances ancrées dans beaucoup d'esprits : croyances douées d'une force de résistance supérieure à celle de simples opinions — vulnérables, elles, à la réfutation. On tentera justement de montrer que, n'eussent été les « Dieux fétiches », la réforme des idées sur les religions risquait d'accuser, sur celle des idées relatives à l'écriture, un grand retard.

La pierre de touche des idées sur la religion égyptienne fut longtemps l'interprétation du culte des animaux, si souvent décrit ; mais ces faits ne pouvaient surprendre nul allégoriste ancien, nul symboliste moderne, vu la

27. J. B-ALTRUSAITIS, Essai sur la légende d'un mythe: la quête d'Isis (Introduction à l'égyptologie) (1967) ; précédé par E. IVERSEN, The myth of Egypt and its hieroglyphs in European tradition (Copenhague, 1961 ; cf. notre compte rendu, Journal asiatique, 1965, p. 383 et s.).

28. Cf. Débat, chap. Ill, et BALTRUSAITIS, I.e., p. 188 et s. 29. Cf. H. SOTTAS et É. DRIOTON, Introduction à l'étude des hiéroglyphes (1922), p. 93.

Voir également K. H. DANNENFELDT, The Renaissance and the pre-classical civilizations (Journal of the history of ideas, 1952, p. 435 et s.), avec références concernant l'image de l'Egypte répandue parmi les humanistes (italiens surtout) aux XVe et XVIe siècles.

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multitude des raisons qui devenaient autant de « disculpations » de la sagesse égyptienne, en risque d'être mise en accusation. En réaction à ces idées sur un culte qu'il regardera comme fondamentalement primitif et révélateur pour la connaissance de l'homme, Charles de Brosses usera d'expressions aussi impitoyables que : « fou », « insensé », « absurde » 30 — ce qui était parler en indépendant, et, à coup sûr, scandaliser ceux qui continuaient plus ou moins directement les idées kirchériennes (dont il va être parlé à nouveau), ou bien qui, à leur insu, leur faisaient écho.

Il est à peine besoin de mentionner les pages célèbres d'Hérodote, et de rappeler maints passages de Diodore de Sicile, de Strabon, de Plutarque31 — et, par ailleurs, les railleries de Martial et de Juvénal. Les « Hiéroglyphiques » d'Horapollon avaient présenté comme symboles les signes figuratifs égyptiens ; et, du fait qu'il s'agissait fréquemment de figures animales, contribué à fournir un alibi symbolique au culte des animaux.

L'hiéroglyphe, à la Renaissance, demeure illustration d'un symbolisme exemplaire, qui en appelle à l'imagination. Or, à peine dissipée la vogue de l'humanisme italien, se manifestent diverses attitudes. C'est ainsi que les libertins français tirent parti des singularités de la religion égyptienne 32 ; mais qu'à la même époque, le chancelier Bacon donne une base raisonnée à ces cultes (par l'argument de l'utilité et de l'industrie propres à l'animal) 33 ; et qu'on voit aussi percer l'explication par un symbolisme de portée pratique, différent, donc, du symbolisme intuitif et poétique de la Renaissance34.

Les théologiens traitent du vieux problème de l'origine de l'idolâtrie. En l'absence de toute solution imposée par la tradition patristique 35, beaucoup d'entre eux, et de toutes confessions, aperçoivent dans le polythéisme une dégénérescence du monothéisme : dans cet esprit, un grand ouvrage de Gérard Vossius36 étudie entre autres, et d'après les témoignages classiques, les cultes d'animaux en Egypte.

30. Cf. Dieux fétiches, p. 183 : « Le fétichisme est du genre de ces choses si absurdes qu'on peut dire qu'elles ne laissent même pas de prise au raisonnement qui voudrait les combattre » (cf. également HUME, Histoire naturelle, XII).

31. Cf. T. HOPFNER, Fontes historiae religionis aegyptiacae (Bonn, 1922-1925) ; É. DRIOTON et J. Vandier, L'Egypte (1962), p. 115; et Avant-propos de P. LEGRAND à Hérodote, Histoires, L. II (1948).

32. Cf. La Mothe le Vayer, Dialogues (1630-1631), éd. Tisserand, p. 114, 118, 135 et s. 33. De dignitate et augmentis scientiarum (1623), L. V, chap. 2 ; cf. ClCÉRON, De natura

deorum, L. I. 34. Abbé d'AUBIGNAC, Des satyres, brutes, monstres et démons (1627), p. 190 et s. 35. Cf. H. Pinard de la Boullaye, L'étude comparée des religions, t. I (1922), p. 91, n. 6. 36. G.-J. VOSSIUS, De theologia gentili et physiologia christiana sive de origine ac progressu

idololatriae (Amsterdam, 1641), 4 1. (version posthume, 1668, 9 1.).

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Le milieu du xviie siècle est, disions-nous, marqué par l'ensemble prodigieusement varié — et, en un certain sens, homogène — des ouvrages du P. Kircher. Le précédent résumé de la doctrine de l'hiéroglyphe se complétera comme suit : l'idolâtrie, originaire d'Egypte, prit naissance du mélange de hautes spéculations et de germes impurs, semés par Satan. Au sujet des cultes d'animaux, aucune exclusive cependant : si le culte du crocodile, par exemple, relevait d'une explication symbolique37, l'existence d'un culte idolâtrique des animaux — tenu, évidemment, pour postérieur au monothéisme — était admise38. Simultanément, A. Ross, dans une revue des religions à tendance apologétique, traitait du même sujet sans intention symboliste39, et se référait non seulement aux auteurs anciens, mais aussi aux récits de voyages.

Une trentaine d'années après, Bossuet donnait un sobre signalement de l'Egypte ancienne, de sa sagesse conservatrice, de sa maîtrise technique 40 ; cette nation « grave et sérieuse » fut la première policée ; de par la volonté divine, les Égyptiens furent les instructeurs de Moïse lui-même. De religion, il ne parlait guère, si ce n'était des usages funéraires. Cette description s'appuyait sur les auteurs anciens.

Voici comment, pour notre question, se situe le xvine par rapport au xviie siècle. Aux yeux de ceux qui s'attachaient aux problèmes d'histoire de l'écriture — dont Leibniz — , la conception kirchérienne de l'hiéroglyphe était, dès la fin du xvne, ou suspecte ou discréditée 41. Sur le plan de la religion, par contre, une étrange théorie prenait corps dans certains milieux ecclésiastiques : celle de « religion hiéroglyphique », soutenue par les « Jésuites de Canton » 42 et rapidement propagée en Europe. Utilisant l'apport kirchérien, cette théorie s'en distinguait d'abord par l'intention — car elle visait à parer aux difficultés issues de la découverte de la très ancienne culture chinoise : à résister aux insinuations des libertins43, en même temps qu'à convertir les Chinois, au moyen d'arguments spécieux.

37. Explication de même genre que celles rassemblées par le P. N. Caussin (auteur d'une traduction latine d'Horapollon), dans Polyhistor symbolicus (1633) : cf. Oedipus aegyptiacus, t. I (1652), p. 57.

38. Cf. ib., p. 241 et s. : « De brutorum cultu Aegyptiis proprio. » 39. View of all religions in the world (Londres, 1653 ; traduction française, Amsterdam, 1666). 40. Discours sur l histoire universelle (1681) ; 3e partie (« Des empires »), chap. III. 41. Cf. Débat, chap. Ill, p. 48 et s. (critiques du P. Menestrier) et IV (Leibniz). 42. A distinguer de leurs confrères « de Pékin », dont le savant Gaubil, initiateur de la

critique historique en Chine (H. BERNARD-MAÎTRE, Sagesse chinoise et philosophie chrétienne, 1936, p. 169).

43. Insinuations touchant le tableau biblique de l'histoire primordiale, dont semblait absent le monde chinois.

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On doit encore observer que ce nouvel hiéroglyphisme dépassait l' hiéroglyphisme kirchérien, en méconnaissant la distinction établie par Kircher entre hiéroglyphes égyptiens et caractères chinois 44 ; et que, plus généralement, il s'en écartait par les libertés inouïes qu'il prenait avec la théologie comme avec l'histoire : à la Chine étaient transférés les prestiges de l'Egypte ancienne — elle-même rétrospectivement « christianisée », ceci en vertu du principe de l'unité des religions, formulé dès 1666 par le P. Beurrier45. On notera, enfin, que ces affirmations bouleversaient toute chronologie (confondant, pour la Chine, histoire sainte et histoire profane), et qu'elles reposaient sur les idées de figure et de prophétie, usant de l'interprétation allégorique des fables païennes 46 et de l'exégèse figuriste des textes sacrés 47. Le Président de Brosses eut l'occasion de rencontrer l'un des zélateurs du mouvement, retiré à Rome : le P. Fouquet, dont l'intarissable volubilité empêcha tout entretien suivi48.

L'activité des Jésuites figuristes dans l'affaire chinoise et leurs théories dépourvues de mesure allaient donc au rebours de l'histoire**. L'influence kirchérienne, en si net recul sur le plan de l'écriture 50, s'accusait ainsi sur l'autre plan : celui des idées relatives aux religions. Cette survivance — et cette déformation — du kirchérisme fut parmi les obstacles au développement d'une histoire des religions 51.

Au total prévalait l'image d'une Egypte intégralement prestigieuse : « On ne trouve parmi les anciens peuples ni plus sage ni plus éclairé que les Égyptiens», disait en 1716 l'abbé Banier52. Pour le culte des animaux (qu'un Boileau avait raillé53), selon les défenseurs des Égyptiens, il fallait

44. China illustrata (Amsterdam, 1667), p. 234. 45. Speculum christianae religionis... (en français : La perpétuité de la foi chrétienne..., 1680).

Cf. V. Pinot, La Chine et la formation de l'esprit philosophique en France, 1640-1740 (1932) (sur les Jésuites de Canton, v. surtout p. 252 et s., et 352).

46. Sur ces procédés, antérieurement aux auteurs ici considérés, cf. N. HEPP, Revue des sciences religieuses, 1957, p. 34 et s.

47. Dont Kircher avait usé et abusé. 48. Cf. Lettres Italie, t. II, p. 261 et s. 49. Cf. Pinot, I.e., p. 258; A. H. ROBOWTHAM, Journal of the history of ideas, 1956,

p. 471 et s.; ÉTIEMBLE, Les Jésuites en Chine (1966), présentant et commentant des textes sur la querelle des rites ; v. p. 54 et s., censure de la Faculté de théologie de Paris.

50. Le rationalisme du temps est propice à la réflexion sur les hiéroglyphes. Il arrive même qu'un préjugé antifiguratif rabaisse au niveau des « peintures » mexicaines les caractères égyptiens (cf. Débat, passim).

51. L'Écossais A.M. Ramsay, organisateur de la maçonnerie, adhérait de son côté, avec modération, à la doctrine de la «religion hiéroglyphique». Cf. A. Chérel, Ramsay (1926), p. 154 et s.; J. EHRARD, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle (1963), t. I, p. 431 et s.; P. Chevalier, Les ducs sous l'acacia (1964), p. 133 et s., et 215 (lettre de 1737).

52. Mêm. Acad. Inscr., t. 3, p. 84 et s. 53. Cf. satires VIII et XII (1705), transposant la satire XV de Juvénal.

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l'imputer au peuple et supposer qu'en sa source, et toujours, depuis lors, aux yeux des prêtres et des sages, il n'avait jamais été que relatif aux divinités que symbolisaient tels ou tels animaux.

Dans YHistoria critica philosophiae de Brucker, se fait jour une amorce de discussion 54 ; il n'en ressort que le contraste entre une haute doctrine et des « superstitions » 55. En 1736, se faisait entendre une voix discordante, celle de l'orientaliste Etienne Fourmont : « En vérité, de quelque façon que l'on s'y prenne pour les en disculper56, ce ne sera pas avancer beaucoup en leur faveur. Il faudra toujours avouer que, malgré leur réputation de haute sagesse, ils étaient tombés là-dessus dans les excès les plus odieux » 57. Non content de mettre à découvert la « folie » des anciens habitants de l'Egypte, l'auteur suggérait de la rapprocher de ce qui s'observait « dans certains sauvages de l'Amérique, dans les Tartares, les Samoyèdes, les anciens Allemands et plusieurs autres peuples ».

Les années 1750 semblèrent d'abord marquées par un équilibre des positions antagonistes, de mauvais augure pour la recherche58. Mais en 1758 (époque de la rédaction finale des « Dieux fétiches » 59) , paraissait l'ouvrage d'Antoine Goguet, De l'origine des lois, des arts et des sciences, et de leurs progrès chez les anciens peuples 60, qui approfondissait, ou, mieux, transformait les recherches sur l'Egypte : car l'auteur de cette chronologie de la civilisation 61 entendait éviter « d'anticiper les temps, et de prêter à un siècle plus de lumières qu'il n'en pouvait avoir»62.

La chronologie (de l'aube du troisième millénaire av. J.-C. au milieu du premier) comprenait six colonnes63, l'histoire sainte offrant une suite pratiquement ininterrompue. L'histoire orientale s'éclairait donc par les données

54. Leipzig, à partir de 1742. Cf. Encyclopédie, « Égyptiens », inspiré de cet ouvrage. 55. «Superstition» : culte des animaux, ici, favorisé à basse époque par le calcul des prêtres. 56. Disculper les Égyptiens de leurs étranges cultes. 57. Réflexions critiques sur les histoires des anciens peuples (1735), t. I, p. 226 et s. 58. L'abbé Batteux présentait en 1756 un terne mémoire sur la doctrine des Égyptiens

(Mém. Acad. Inscr., t. 27, p. 187 et s. ; cf. p. 208 et s., sur le culte symbolique des animaux). En revanche, Caylus remettait en cause la valeur des sources grecques et latines {Recueil d'antiq. égypt., etc., t. II, p. 1 et s.) ; et la nouvelle édition du Dictionnaire de Moréri (1759), à l'article « Egypte », qualifiait la zoolâtrie de superstition.

59. Cf. ci-dessus, p. 161. 60. Première édition en trois volumes. Traduit en allemand, en italien et en anglais. 61. Où étaient étudiés: agriculture, travail des métaux, poterie, tissage, etc.; écriture,

médecine, astronomie, commerce et navigation, art militaire. Les pages sur l'écriture citent largement Warburton.

62. De l'origine des lois, etc., t. I, p. X (mots soulignés par nous). 63. Histoire sainte. Egypte. Babylone. Assyrie. Mèdes. Grèce. Cf. ib., t. I, p. XIX, et Tables

chronologiques à la fin de chaque volume.

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bibliques M ; souvent intervenaient aussi des références à la vie des sauvages 65. L'importance des données égyptiennes était hors de doute : si, par la Grèce, l'Occident est redevable à l'Orient de ses progrès, cette dette ne concerne-t-elle pas au premier chef l'Egypte ? ^ Or, de même que d'autres pays fameux, cette dernière apparaissait à maints égards, proche encore de l'« enfance».

Si son propos de décrire les progrès des arts et des sciences évoquait l'Encyclopédie, ce livre s'en distinguait par le souci d'équilibrer « philosophie » et « érudition » CT, dans son entreprise, d'ailleurs limitée aux plus anciennes sociétés, et par le recours à la Bible68. Quant à celle-ci, histoire et foi ne pouvaient se contrarier, car, était-il dit, l'historique et le théologique n'appartiennent pas au même plan : le point de repère de l'historien n'est point la chute, mais le déluge et la dispersion, qui annulèrent les effets de l'action éducatrice de la Providence sur la vie de l'homme ; autrement dit, les « premiers temps », dépeints par l'Ecriture sous le jour le plus sombre, furent équivalents à des commencements 69, à partir desquels se dessinèrent peu à peu les progrès — l'humanité ayant été condamnée à s'organiser désormais par ses propres forces.

Nombre de faux problèmes se trouvaient, du coup, écartés : par exemple, était niée toute origine révélée des inventions70. Aux croyants et aux non- croyants devait s'imposer une histoire autonome des événements, des techniques, des œuvres de la pensée. Le préjugé de la pérennité d'une sublime et merveilleuse Egypte s'en trouvait atteint.

Un supplément d'ordre philosophique terminera ce rapide tour d'horizon. Pour autant que les partisans d'une religion initialement pure, fondamentalement gravée dans le cœur humain — les partisans de la religion naturelle 71, en un mot — , prétendaient dominer le fait égyptien, il y a lieu de remonter également à Ralph Cudworth, néo-platonicien de Cambridge, auteur de The true intellectual system of the universe: wherein all the reason and philosophy

64. Sur la valeur historique de l'Ancien Testament, cf. déjà BOSSUET, /. c, p. 47. 65. « Lorsque je me suis trouvé presque entièrement dénué de faits et monuments historiques,

pour les premiers âges particulièrement, j'ai consulté ce que les écrivains, tant anciens que modernes, nous apprennent sur les mœurs des peuples sauvages » (De l'origine, t. I, p. XXI et s.).

66. Cf. ib., t. I, p. XV, n. 1, et p. 43 et s. 61. Mot parfois pris en mauvaise part dans l'Encyclopédie (cf. Discours préliminaires, p. XX). 68. Cf., à l'opposé, art. « Histoire », écrit en 1756 par Voltaire, et publié au t. VIII de

l'Encyclopédie (1765), d'où est absente la Bible (par ailleurs, au t. VI, 1756, «Figure, Théologie», le lien entre la Bible et l'histoire était souligné).

69. De l'origine, t. I, p. 264 et 353 et s. 70. Cette théorie n'avait pas disparu, au XVIIIe siècle. Cf., par exemple, C. NOBLOT, L'origine

et le progrès des arts et des sciences (1740), p. 350 et s. 71. Idée commune à plusieurs tendances, fort diverses.

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of atheism is confuted, and its impossibility demonstrated12. Bien que située à part de l'œuvre kirchérienne, cette pensée s'en rapprochait73, de par sa conception symboliste et ésotérique de la religion égyptienne74. Longtemps, ceux pour qui dénier un caractère « direct » au culte égyptien des animaux était affaire de convenance plutôt que de science, se réclamèrent ou s'inspirèrent de ce champion du spiritualisme et de l'innéisme75 — lui prêtant parfois un peu plus qu'il n'avait réellement dit.

III. — L'Egypte dans l'argumentation des « Dieux fétiches ».

En 1760, les « Dieux fétiches » ouvraient avec fermeté, comme l'indiquait le titre même 76, le débat sur la religion égyptienne que, jusque-là, nul n'avait osé ouvrir vraiment.

Un mot d'abord, sur le rapport Brosses-Goguet. Il serait erroné de dire — bien que les « Dieux fétiches » eussent paru après le livre du second — que Ch. de Brosses fut un émule de Goguet. Ce serait oublier la formulation, dès 1756, de la théorie du fétichisme, et surtout, la présentation en 1757, du mémoire sur la religion des Égyptiens77. Il faut voir une convergence, non une dépendance, entre deux œuvres d'objets et de styles différents, mais ayant poursuivi des desseins strictement parallèles78. On notera, de plus, ceci : de même que Goguet, le Président de Brosses fait profession d'orthodoxie — c'est-à-dire de considérer l'état misérable des hommes après le déluge™.

72. Londres, 1678. Cf. E. BrÉhier, Histoire de la philosophie, t. II/l (1968), p. 256 et 313; et J. JACQUOT, Revue philosophique, 1964, p. 29 et s.

73. Cf. True intellectual system (éd. New York, 1837), t. I, p. 412 et s., et 470 et s. : attitude favorable à l'hermétisme de Kircher. — PlNARD DE LA BOULLAYE, /. c, t. I, p. 163, comprend dans un même jugement négatif Kircher et Cudworth : ceux-ci se sont fourvoyés, du fait que, chez eux, « l'hermétisme a commandé l'herméneutique ».

74. Cf. J. Jacquot, I.e., p. 39 et s. 75. Cf. J. EHRARD, /. c, t. I, p. 192. — Le collaborateur du Mercure de France qui avait

aussitôt rendu compte des « Dieux fétiches » (mai 1760, p. 650 et s.) pour en contester le fond, s'attira une malicieuse réplique (septembre 1760, p. 115 et s.) : le Président y dénonçait la confusion que paraissait avoir commise la réfutation, entre les idées des anciens Égyptiens et les modernes thèses d'un Cudworth, aisément identifiables (ib., p. 123 et s.).

76. Qui était un défi aux allégoristes : Du culte des dieux fétiches, ou parallèle de l'ancienne religion de l'Egypte avec la religion actuelle de Nigritie.

77. Dont on ignore malheureusement le contenu exact. 78. Charles de Brosses, dans sa réponse du Mercure, p. 122, citera Goguet dans les termes

les plus élogieux. 79. H insiste sur ce point dans l'Avant-propos : Dieux fétiches, p. 15 ; cf. ib., p. 191-196.

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Face à ses divers opposants, Charles de Brosses s'était, en somme, découvert deux alliés : le philosophe-historien Hume 80 et l'historien Goguet (qui mourut prématurément) — sauf que le premier n'avait passé que rapidement sur l'Egypte ̂ ; et que, dans l'ouvrage du deuxième, les religions avaient été maintenues en marge du sujet traité. Il eut, un temps, Diderot pour proche interlocuteur — mais sans jamais avoir été en pleine confiance avec celui-ci 82. Dans un passé immédiat, Fréret — qui avait doté l'histoire de l'écriture de son cadre83 — était resté fort réservé quant aux questions d'histoire des religions anciennes 8\

L'auteur des « Dieux fétiches » put donc éprouver — en plus d'inquiétudes tenant aux circonstances 85 — un sentiment d'isolement. Il est certain qu'en 1757, les académiciens avaient « reniflé », selon le terme employé par Diderot..., et voici ce que, plus tard, le Président en disait à David Hume :

« J'avais déjà assez de me défendre à l'Académie contre certains adorateurs des Sphinx qui trouvaient mauvais qu'on ne respectât pas jusque dans ses sottises l'antiquité (que j'admire autant qu'eux en ce qu'elle a réellement d'admirable) 86 ; qu'on voulût soutenir que la sublime métaphysique n'était pas de tous les temps ni dans toutes les têtes ; et surtout qu'on s'avisât de dire que les magnifiques explications qu'ils avaient si ingénieusement données d'une chose puérile et grossière n'étaient au fond qu'un véritable galimatias. Les faits parlaient plus haut que moi contre eux : ce qui a été cause que je les ai entassés, beaucoup trop sans doute, dans le petit espace où je voulais renfermer ce livre » 87.

Venons-en donc aux « Dieux fétiches », qui s'ouvrent sur une perspective générale.

80. Cf. ci-dessus, p. 161. 81. Tout en se prononçant clairement: «Nous voyons tous les jours des hommes qui sont

en même temps sceptiques en fait d'histoire et dogmatiques en fait de religion ; lorsqu'on leur parle des principes religieux des Grecs et des Égyptiens [soit: des premières formes de religion], ils soutiennent obstinément qu'il ne peut pas y avoir de nation qui ait cru des choses aussi absurdes » (Histoire naturelle, p. 70 ; mots soulignés par nous). L'Egypte est mentionnée aux chap. IV, IX et XII.

82. Cf. Y. CHRIST, Revue de Paris, septembre 1965, p. 43 et 53 et s. (lettre de 1754), et ci-dessus, p. 161.

83. Cf. Débat, p. 91. 84. Mais il avait suggéré des recherches comparatives devant avoir pour objet la Grèce

archaïque; cf. Mém. Acad. Inscr., t. 47, p. 55. 85. Cf. ci-dessus, p. 161, et Lettres du Président de Brosses à Ch.-C. Loppin de Gémeaux

(éd. Bezard, 1929), p. 279 : « le moment est mauvais... » (lettre de 1760). 86. Cf. Dieux fétiches, p. 246, sur « ceux qui veulent soutenir l'honneur de la croyance

égyptienne... » 87. Cf. lettres de Diderot et de Hume, Revue philosophique, 1966, p. 138 et 143 (mots

soulignés par nous).

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On doit, selon l'Avant-propos, tenir compte non seulement du culte des astres, mais aussi du « culte non moins ancien de certains objets terrestres et matériels appelés fétiches chez les nègres africains » 88. Du mot fétichisme il sera fait « également usage en parlant de toute autre nation quelconque, chez qui les objets du culte sont des animaux, ou des êtres inanimés que l'on divinise ; même en parlant quelquefois de certains peuples pour qui les objets de cette espèce sont moins des dieux proprement dits, que des choses douées d'une vertu divine, des oracles, des amulettes et des talismans préservatifs » 89.

Alors entre en scène le problème égyptien :

« On n'a point encore donné de raison plausible de cet antique usage tant reproché aux Égyptiens, d'adorer des animaux et des plantes de toute sorte, quibus haec nascuntur in hortis numina90. Car ni les allégories mystiques de Plutarque et de Porphyre, qui veulent que ces objets vulgaires fussent autant d'emblèmes des attributs de l'Être suprême, ni le sentiment de ceux qui sans preuve suffisante posent pour principe que chaque divinité avait pour type visible un animal que le peuple prit bientôt pour la Divinité même, ni le système d'un figuriste moderne91 qui en fait autant d'affiches, annonçant énigmatiquement au peuple les choses connues dont il avait déjà l'usage trivial, n'ont rien à cet égard de plus satisfaisant pour les esprits qui ne se payent pas de vaines paroles élégantes, que la fuite des dieux de l'Olympe en Egypte, où ils se déguisèrent en toutes sortes d'espèces d'animaux, sous la forme desquelles on les adore depuis » 92.

Ce long passage a valeur de document, en ce qu'il évoque avec précision l'atmosphère pseudo-savante d'où, grâce à Charles de Brosses et bien avant le déchiffrement, se libérera une recherche nouvelle 93 : l'histoire des religions 94. Sans doute ce texte parle-t-il plus éloquemment que tout ce qui a pu être dit dans la seconde partie de notre étude.

Quant au principe de la méthode qui permettra de commencer à sortir d'embarras, il est énoncé plus bas :

88. Cf. Encyclopédie, t. VII (1756), «Fétiche»: court article de l'abbé Mallet, décrivant, d'après le Hollandais Dapper, un usage des peuples de Guinée.

89. Dieux fétiches, p. 10 et s. (mots soulignés par nous). 90. Citation de Juvénal, satire XV ; cf. ci-dessus, p. 165. 91. C'est l'abbé Pluche, auteur de l'Histoire du ciel (1739), qui est ici visé. 92. Dieux fétiches, p. 12 et s. Cf. Hume, Histoire naturelle, p. 26 (chap. IV), avec références

à Diodore de Sicile, Lucien, Ovide, etc. 93. Voir également le paragraphe final, Dieux fétiches, p. 285. 94. Cf. ci-dessus, p. 165 et 168 : obstacles à cette recherche.

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« En général, il n'y a pas de meilleure méthode de percer les voiles des points de l'antiquité peu connus, que d'observer s'il n'arrive pas encore quelque part sous nos yeux quelque chose d'à peu près pareil » 95.

Autour de cette idée et par recours à une extraordinaire abondance de faits, l'ouvrage se développera comme suit :

1° sur une assise de faits observés et observables chez les sauvages, s'édifie la description du culte des fétiches ;

2° puis sont rassemblés des usages, jugés comparables, des « anciens peuples » — c'est-à-dire de l'Egypte et des peuples de l'Orient ;

3° enfin, tous ces faits étant englobés sous le nom de fétichisme, l'auteur définira une théorie de la succession des formes premières de vie religieuse : au fétichisme et à l'adoration des astres succède la théosynodie, ou polythéisme caractérisé ; seulement après, viendra le théisme.

Dans l'ouvrage de 1760, aucun mot n'est plus essentiel que l'adjectif « direct » 96, appliqué au culte égyptien archaïque des animaux : en lui tient presque toute l'idée de « fétichisme », et le débat sur l'Egypte la plus ancienne97. Sans préjuger de toutes les créations et complexités ayant jalonné la vie religieuse d'une civilisation de longue durée 98, Charles de Brosses, par son courageux ouvrage, écartait les prétentions d'un symbolisme qui, à un œil d'aujourd'hui, ne peut que paraître irrémédiablement désuet ". Avec un accent combatif, l'adverbe « directement » ponctue la fin de la première partie 10° — l'affaire étant de prouver que l'Egypte, en ses commencements, avait eu, comme les autres peuples, ses « siècles de barbarie » 101 : d'ôter aux Égyptiens leur « privilège » 102.

95. lb., p. 16. 96. Cf., par exemple, ib., p. 94, 97, 182 et s., 189 et s. 97. Il est insisté sur le voisinage de l'Egypte et de la Nubie (ib., p. 18), et sur le caractère

africain de l'Egypte (ib., p. 99 et 183). 98. En ayant abouti à une véritable stratification. Cf. ib., p. 14, 235, et 237 et s.

On retiendra cette parole : « La police [la civilisation] n'exclut pas la superstition » (ib., p. 228). 99. Il apparaît, en effet, qu'après les « Dieux fétiches », les points de vue sur l'Egypte

que visait le livre, commencèrent de devenir caducs. Sur le retentissement en Suisse, cf. Amis Genève, p. 226, et surtout p. 99 : « II [ce petit livre] m'a désabusé sur le figurisme qui était entré dans ma tête, je ne sais par quel respect pour l'antiquité que je ne pouvais me résoudre à croire aussi sotte... » (lettre de Charles Bonnet). L'admiration de Benjamin Constant pour les « Dieux fétiches » témoigne de cette influence générale : cf. M. V.-DAVID, Revue de l'histoire des religions, 1967, p. 213.

100. Qui comporte de fréquentes allusions à l'Egypte. Cf. ib., p. 64. 101. lb., p. 67 ; cf. p. 76, etc. 102. lb., p. 194.

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A cette entreprise critique se joignait un effort constructif où n'était pas moins évidente l'intuition d'historien de l'auteur 103. Bien que, là encore, l'Egypte fût en jeu, c'est à l'aspect critique que se limitait la présente étude : son intention était de laisser entrevoir l'importance revenant incontestablement au Président de Brosses sur le plan de l'histoire des religions — importance qui, jusqu'ici, semble avoir été fort méconnue104.

Madeleine V.-David.

103. Ch. de Brosses aspire à doter d'un cadre l'histoire des religions, mais se refuse à toute attitude dogmatique, parlant de ses travaux comme d'« amusements » (Amis Genève, p. 98, lettre de 1757; cf. Mercure de France, septembre 1760, p. 118).

104. Entre autres, par G. MENSCHING, Geschichte der Religionswissenschaft (Bonn, 1948), p. 40. Voir, au contraire, A. van GENNEP, Religions, mœurs et légendes, t. V (1914), p. 168 et s.