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Me ´ moire Mais de quoi est donc constitue ´ le savoir-faire psychiatrique ? But, what is psychiatric know-how made of? Armelle Grenouilloux Secteur 49G08, centre hospitalier, rue Marengo, 49325 Cholet cedex, France 1. Introduction Nous proposons d’examiner la notion particulie ` re du savoir- faire en psychiatrie. Le savoir-faire nous paraı ˆt en effet s’interroger comme notion capitale pour la compre ´ hension de l’identite ´ du psychiatre, au centre de la construction me ˆme de cette identite ´ de psychiatre en exercice, donc de la profession de psychiatre, pour ainsi dire leur condition de possibilite ´. Or, le savoir-faire, notion qui de ´ crit un engagement relationnel, s’interroge en lien avec la the ´ orie de la pratique. La the ´ orie de la pratique, concept que Lanteri-Laura emprunte a ` Bourdieu, de ´ crit ce qui se passe entre les the ´ ories apprises et la pratique du psychiatre. Dans cet « entre savoir et faire » se de ´ veloppe le savoir-faire, composition singulie `re et largement implicite mettant a ` l’œuvre un « bricolage » personnel (Guyotat emploie volontiers le terme d’apre `s Levi-Strauss). La phe ´ nome ´ nologie dans sa double attitude constitutive [12,18], clinique et critique au sens philosophique interroge la the ´ orie de la pratique comme fondement du savoir-faire. Pour avancer aujourd’hui dans cette exploration du savoir- faire et de la the ´ orie de la pratique comme condition de possibilite ´ de la construction identitaire du psychiatre, notre progression suivra trois e ´ tapes, explorations de trois strates constitutives : une arche ´ ologie (fondations ou racines), non exhaustive, celle de l’Orient et de l’Occident en la figure de Kimura Bin, d’une part, de Paul Ricœur, de l’autre ; un socle (sol ou tronc) avec les acquis conceptuels de la phe ´ nome ´ nologie contemporaine ; une Annales Me ´ dico-Psychologiques xxx (2013) xxx–xxx I N F O A R T I C L E Historique de l’article : Rec ¸u le 30 de ´ cembre 2012 Accepte ´ le 31 janvier 2013 Mots cle ´s : E ´ piste ´ mologie E ´ thique Intersubjectivite ´ Phe ´ nome ´ nologie Savoir-faire The ´ orie de la pratique Keywords: Epistemology Ethics Intersubjectivity Know-how Phenomenology Theory of practice R E ´ S U M E ´ La psychiatrie est de longue date en que ˆte d’une refondation identitaire. Ni neurologue ni psychologue, le psychiatre de ´ tient un savoir-faire spe ´ cifique qu’il nomme et transmet peu. Pour approcher l’intimite ´ de cette notion, nous proce ´ derons en trois e ´ tapes. Tout d’abord une arche ´ ologie, choisie du co ˆte ´ de la phe ´ nome ´ nologie orientale (Kimura Bin) et occidentale (Paul Ricœur). En effet, la phe ´ nome ´ nologie propose depuis ses origines une attitude critique pour aborder les pre ´ -requis de la connaissance alliant reports aux sciences naturelles et aux sciences humaines. Nous poursuivrons par l’e ´ tablissement du socle du savoir-faire : la the ´ orie de la pratique comprise comme l’e ´ cart entre les reports the ´ oriques et les ame ´ nagements pratiques qu’en fait le psychiatre. Enfin, nous envisagerons la me ´ thodologie de mise en place du savoir-faire, ses ressources et ses re ´ gulations. Nous examinerons pour conclure le style de l’e ´ difice. ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. A B S T R A C T Psychiatry has been searching its foundations for a long time. Neither neurologist nor psychologist, a psychiatrist holds a specific know-how that he names and passes little on to others. To come nearer to such a notion, we will follow three stages. At first, we’ll find an archeology, chosen from oriental (Kimura Bin) and occidental (Paul Ricœur) phenomenology. Since its early stages, phenomenology offers a critical attitude to approach the knowledge’s prerequisite, from natural sciences to human sciences. Then, we will climb up the steps towards the know-how’s base: Theory of practice as the gap between theories and their practical applications in everyday psychiatry. At last we will describe a methodology, upper floors building the know-how, its sources and regulations. We will conclude by the examination of the building style. ß 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Adresse e-mail : [email protected] G Model AMEPSY-1748; No. of Pages 4 Pour citer cet article : Grenouilloux A. Mais de quoi est donc constitue ´ le savoir-faire psychiatrique ? Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.01.039 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com 0003-4487/$ see front matter ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.01.039

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Annales Medico-Psychologiques xxx (2013) xxx–xxx

G Model

AMEPSY-1748; No. of Pages 4

Memoire

Mais de quoi est donc constitue le savoir-faire psychiatrique ?

But, what is psychiatric know-how made of?

Armelle Grenouilloux

Secteur 49G08, centre hospitalier, rue Marengo, 49325 Cholet cedex, France

I N F O A R T I C L E

Historique de l’article :

Recu le 30 decembre 2012

Accepte le 31 janvier 2013

Mots cles :

Epistemologie

Ethique

Intersubjectivite

Phenomenologie

Savoir-faire

Theorie de la pratique

Keywords:

Epistemology

Ethics

Intersubjectivity

Know-how

Phenomenology

Theory of practice

R E S U M E

La psychiatrie est de longue date en quete d’une refondation identitaire. Ni neurologue ni psychologue, le

psychiatre detient un savoir-faire specifique qu’il nomme et transmet peu. Pour approcher l’intimite de

cette notion, nous procederons en trois etapes. Tout d’abord une archeologie, choisie du cote de la

phenomenologie orientale (Kimura Bin) et occidentale (Paul Ricœur). En effet, la phenomenologie

propose depuis ses origines une attitude critique pour aborder les pre-requis de la connaissance alliant

reports aux sciences naturelles et aux sciences humaines. Nous poursuivrons par l’etablissement du

socle du savoir-faire : la theorie de la pratique comprise comme l’ecart entre les reports theoriques et les

amenagements pratiques qu’en fait le psychiatre. Enfin, nous envisagerons la methodologie de mise en

place du savoir-faire, ses ressources et ses regulations. Nous examinerons pour conclure le style de

l’edifice.

� 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

A B S T R A C T

Psychiatry has been searching its foundations for a long time. Neither neurologist nor psychologist, a

psychiatrist holds a specific know-how that he names and passes little on to others. To come nearer to

such a notion, we will follow three stages. At first, we’ll find an archeology, chosen from oriental (Kimura

Bin) and occidental (Paul Ricœur) phenomenology. Since its early stages, phenomenology offers a critical

attitude to approach the knowledge’s prerequisite, from natural sciences to human sciences. Then, we

will climb up the steps towards the know-how’s base: Theory of practice as the gap between theories and

their practical applications in everyday psychiatry. At last we will describe a methodology, upper floors

building the know-how, its sources and regulations. We will conclude by the examination of the building

style.

� 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Disponible en ligne sur

ScienceDirectwww.sciencedirect.com

1. Introduction

Nous proposons d’examiner la notion particuliere du savoir-faire en psychiatrie. Le savoir-faire nous paraıt en effet s’interrogercomme notion capitale pour la comprehension de l’identite dupsychiatre, au centre de la construction meme de cette identite depsychiatre en exercice, donc de la profession de psychiatre, pourainsi dire leur condition de possibilite. Or, le savoir-faire, notion quidecrit un engagement relationnel, s’interroge en lien avec latheorie de la pratique.

La theorie de la pratique, concept que Lanteri-Laura emprunte aBourdieu, decrit ce qui se passe entre les theories apprises et la

Adresse e-mail : [email protected]

Pour citer cet article : Grenouilloux A. Mais de quoi est donc constituhttp://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.01.039

0003-4487/$ – see front matter � 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.01.039

pratique du psychiatre. Dans cet « entre savoir et faire » sedeveloppe le savoir-faire, composition singuliere et largementimplicite mettant a l’œuvre un « bricolage » personnel (Guyotatemploie volontiers le terme d’apres Levi-Strauss).

La phenomenologie dans sa double attitude constitutive[12,18], clinique et critique – au sens philosophique – interrogela theorie de la pratique comme fondement du savoir-faire.

Pour avancer aujourd’hui dans cette exploration du savoir-faire et de la theorie de la pratique comme condition de possibilitede la construction identitaire du psychiatre, notre progressionsuivra trois etapes, explorations de trois strates constitutives : unearcheologie (fondations ou racines), non exhaustive, celle del’Orient et de l’Occident en la figure de Kimura Bin, d’une part,de Paul Ricœur, de l’autre ; un socle (sol ou tronc) avec lesacquis conceptuels de la phenomenologie contemporaine ; une

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methodologie (etages ou branches) pour construire et developperle savoir-faire comme fondement identitaire de la profession depsychiatre.

Chemin faisant, ou construction se developpant, nous nousefforcerons de nommer ce qui se passe « entre » les etapes, « entre »les enjeux, « entre » les sujets.

2. L’archeologie, les racines : Kimura Bin, Paul Ricœur

En choisissant deux representants fameux parmi les penseursde la phenomenologie, l’un psychiatre oriental, l’autre philosopheoccidental, nous souhaitons mettre l’accent sur le caractereuniversel de la reflexion sur l’ecart entre les theories enseignees,apprises et les pratiques du soin. Universel en ce que cet ecartprocede du caractere humain de la rencontre therapeutique. Nousne nous appuierons ici que sur quelques traits de ces penseescomplexes, tonalites contributives a l’esquisse de la question del’echange entre etre-malade et etre-psychiatre.

Kimura Bin, professeur de psychiatrie japonais ne en 1931, s’estforme a Munich et a Heidelberg a la phenomenologie psychiatriquedes origines. Il propose en 1986 le concept d’« Entre » (aıda) [2]comme « fond a la fois interieur et exterieur au sujet » : il s’agit,selon les traducteurs de Kimura Bin, parmi lesquels Claire Vincent,d’un fondement a partir duquel « le sujet est un ‘‘soi versuscommunaute’’, dans le lieu de l’acte avec le monde ». Mais cet aıda

« signifie egalement la difference interne, la rencontre avec ce quin’est pas soi et qui est au fond du soi » [16].

« Si aıda est deja la virtuellement, il doit neanmoins s’actualisera chaque fois dans une relation. Dans la mesure ou quelque chosede la rencontre est immediat, il y a effacement du sujet conscient etpresence d’une dynamique vitale ou se manifeste [. . .] cet en decade la conscience [qui] s’accompagne toujours d’un rapport al’absolument autre » [2].

« Dans [le] monde objectal et social, le soi affronte l’alterite ou lanon-ipseite qui se deploie a l’arriere des autres individuelsrencontres dans la realite, mais [de meme que] le fond de la vie,le principe social du soi n’est pas susceptible d’etre un objetobjectivable » [16].

C’est ainsi qu’avec Kimura Bin nous comprenons qu’Aıda est cetinobjectivable fond de la vie entre l’etre et l’organisme, entre soi etsoi comme autre, entre soi et le monde, entre moi et toi.Inobjectivable present dans la rencontre therapeutique et enpartie saisi par intuition, nous y reviendrons.

De leur cote, les exegetes de Ricœur notent dans la pensee decelui-ci une, voire des evolutions profondes qui nous paraissenteclairer les fondations, les racines de la comprehension de cetinobjectivable present dans la rencontre therapeutique ou, plusprecisement, ce qui se passe entre l’etre-malade et l’etre-psychiatre, les deux subjectivites inter-agissantes, pour que larencontre soit therapeutique. Nous retenons dans le mouvementde la pensee de Ricœur deux dimensions intriquees.

Une premiere dimension va « de l’homme faillible a l’hommecapable » [5]. En effet, « les premieres œuvres de Ricœur sefocalisent sur la faute, la faillibilite et les fractures du soi humain etles dernieres œuvres [. . .] engagent de plus en plus les capaciteshumaines a mediatiser les divisions, a naviguer au-dela desfrontieres et a traverser les barrieres ».

Dans une deuxieme dimension, entremelee a la premiere, cemouvement est mouvement de « traduction » : « La capacite detraduire ne traverse pas seulement les ruptures entre les langageset les cultures, mais aussi entre le soi et l’autre, et meme entre le soiet son autre soi habitant chacun d’entre nous [. . .]. L’hommefaillible de la finitude appelle l’homme capable de traduction entrel’ipseite et l’alterite, une traduction infinie et sans fin » (op.cit.).

Nous comprenons des lors qu’a partir de l’engagement dessubjectivites dans la rencontre a visee therapeutique inscrite dans

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le monde se deploie la traduction par l’etre-psychiatre, parce qu’ilrencontre une personne malade dans son etre, un etre-malade qu’ildesire soigner, de la fracture en capacite.

En convoquant par quelques traits, trop rapides, ces deuxpensees sur l’intimite de l’homme, qu’avons-nous saisi ? Larencontre intersubjective, dont la rencontre therapeutique est uncas particulier, est faite de creux, d’espaces entre deux etres-au-monde, en cela elle a son propre Aıda, fond inobjectivable, liantl’intersubjectif a la vie et ce, dans le monde. C’est ainsi que se creentles conditions de l’echange entre des subjectivites egalementetrangeres a elles-memes et mobilisees dans leur existence et leurexpression par les resonances de ces espaces. Partant despropositions de Ricœur [15] concernant l’identite comme mixtede permanence (idem) et de promesse (ipse), nous comprenonsaussi grace a Kimura Bin que, lorsque le psychiatre se situe en tantque professionnel dans le mouvement vital de la rencontre, sonidentite personnelle (idem/ipse/aıda) est touchee par les expres-sions, sensations, modulations stylistiques [6] egalement identi-taires que lui adresse la personne malade (idem/ipse/aıda). Et lesavoir-faire du psychiatre se developpe selon sa disponibilite arecevoir ces modulations en lien avec une theorie de la pratique quise doit alors d’etre adaptative.

Pour conclure cette esquisse archeologique du savoir-faire et dela theorie de la pratique en restant du cote de Ricœur, disons que :de l’ipseite a l’alterite, aussi bien en soi, en l’autre, qu’entre soi etl’autre, s’effectue « une traduction infinie et sans fin » et « [. . .] cetteincompletude fait le pari de l’espoir et non du desespoir » [5].

Ces fondations ainsi posees, comment se developpe le savoir-faire, quelle est la structure centrale de la theorie de la pratique ?

3. Le socle – le tronc : qu’est-ce qu’une theorie de la pratique ?

Si la theorie de la pratique est l’amenagement singulier que faitchaque praticien des theories auxquelles il se refere pour seconstituer une pratique, avant de considerer comment il l’engagedans la rencontre, rappelons tout d’abord en quelques mots cequ’est une theorie et ce qu’est une pratique.

La theorie, theoria en grec, est litteralement « vision d’unspectacle, vue intellectuelle, speculation » [11]. La theorie s’opposeparticulierement a la pratique et ce en plusieurs sens. Dans l’ordredes faits tout d’abord en ce que la theorie, contrairement a lapratique, est l’« objet d’une connaissance desinteressee, indepen-dante de ses applications ». Dans l’ordre du normatif ensuite, ou latheorie « constituerait le droit pur ou le bien ideal, distincts desobligations communement reconnues » (ibid.). De la, si edifier unetheorie suppose de voir pour connaıtre, cela exige egalement devoir par quels moyens et pour quelles fins l’on connaıt. En cela leconcept de theorie interpelle celui de Vrai mais aussi de Bien. Et undes « graves perils » qu’encourt, a cet egard, la psychiatrie commediscipline medicale particuliere a haut risque normatif, est d’etretentee d’« accrediter l’hypothese que c’est la deviance et lareprobation sociale qui delimitent le registre de la semiologiepsychiatrique » [13].

De son cote, ce qui est pratique, depuis l’Antiquite, concernel’action. Une pratique est donc « l’exercice d’une activite volontairemodifiant ce qui nous entoure » [11]. La notion de volonte en actesuppose de questionner ensemble pratique et regles de la pratique.Dans ce cadre, la pratique prescrit alors ce qui « doit etre ». Mais lapratique peut aussi de plus qualifier l’habilete qui resulte del’habitude, de l’usage : le « praticien », s’il merite cette appellation,par definition « a de la pratique ». Cette qualification valide a la fois lacompetence et la reconnaissance de sa conformite aux reglesconvenues par les tiers, c’est-a-dire de son ethos. Au total, la pratiqueapparaıt donc recouvrir l’exercice d’une action qui interroge le Bienou le Bon, ce qui revient a interpeller la morale ou l’ethique. Pourseule illustration, nous rappellerons la polysemie pour ne pas dire

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l’equivoque de la notion de sante mentale qui generent controverseset meme contradictions quant aux delimitations du champ decompetence de la discipline psychiatrique ainsi que, de nouveau, deson pouvoir normatif [8].

Apres ces brefs rappels, venons-en a considerer la theorie de lapratique maintenant pour elle-meme. Nous y accedons parl’importation que fait Lanteri-Laura a partir des notions devel-oppees par Bourdieu dans l’Esquisse pour une theorie de la pratique

[3] dont nous ne ferons que relater quelques elements.Selon Bourdieu, un ensemble de pratiques ancrees dans les

traditions, systeme dont la coherence est pratique, forme ce qu’ilappelle un « corpus rituel ». Les proprietes d’un corpus rituel nepeuvent « etre apprehendees et adequatement comprises que sil’on apercoit qu’il est le produit (opus operatum) d’une maıtrisepratique (modus operandi) laquelle ne doit son efficacite pratiquequ’au fait qu’elle opere des mises en relation fondees sur [. . .] laressemblance globale » [3]. C’est ainsi que Lanteri-Laura propose deconsiderer la pratique clinique comme corpus rituel au regard desusages et des traditions cliniques culturellement determinees.

Bourdieu montre ensuite que les agents ne peuvent fournir uneexplication de leur pratique qu’« au prix d’un retour quasitheorique » sur celle-ci qui « dissimule, a leurs yeux memes, laverite de leur maıtrise pratique comme docte ignorance » [3]. Ilemprunte alors a Heidegger dans Etre et Temps l’exemple del’action de marteler qui n’exige en effet de l’agent ni qu’il connaissela structure fine du marteau ni qu’il detienne une theorie de sonustensilite.

Pour Lanteri-Laura toutefois, la « docte ignorance en psychiatriene peut pas traduire la conviction des praticiens que la pratiqueexiste isolement, en toute independance de la theorie. Ce seraitmasquer de facon ‘‘demagogique’’ ‘‘la place exacte du savoir’’ » [12].La « docte ignorance » correspond en psychiatrie a l’impossibilited’ecrire une theorie de la pratique « de facon positive ». La theoriede la pratique « n’a pas de vertu didactique propre et on ne sauraitl’enseigner a [la] place [des theories] ; elle ne constitue donc ni unesorte de niveau elementaire d’un savoir commun, ni quelque degrezero de la theorisation » [12].

Ainsi, la theorie de la pratique comme somme d’empruntspersonnels a des theorisations diverses constitue-t-elle la boıte aoutils (marteau et autres) du psychiatre implique (idem/ipse/aıda)dans la rencontre avec ses resonances au sein de l’Aıda, de l’Entreintersubjectif et ses variables d’ajustement en lien avec sescapacites de traduction, au cours de laquelle il developpe un stylepersonnel de bricolage.

4. La methodologie – les branches : intuition, inference. . . Etdeux questions regulatrices

Notre construction, forte de ses fondations et de son socle, nouspermet maintenant d’envisager la mise en place du savoir-faire.Face au malade, le bricoleur est ici un medecin, en charge dudiagnostic et du traitement, voire du pronostic. Comment emploie-t-il sa boıte a outils selon le meilleur usage ?

La phenomenologie a montre de longue date qu’en amont del’inference diagnostique construite sur le modele medical, le tempsperceptif dit encore intuitif etait essentiel en psychiatrie, voiredeterminait plus de la moitie des decisions.

Ce temps perceptif ou intuitif est en effet celui qui permet lasaisie du style du malade [17], voire d’une typologie biologico-personnelle [6]. Avec un autre regard, Dejours parle a cette etapedu recours a une « intelligence inventive ». Cette « intelligenceinventive » non seulement permet de creer « une reponse a unprobleme dont on ne connaıt pas la solution » [4], mais elle est aussiselon le terme grec de « metis », « intelligence courbe, c’est-a-dire nesuivant pas les voies bien tracees du raisonnement logique et ne setransmettant pas ». La « metis » suppose une sensibilite intuitive

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supportee par le corps (non le seul cerveau) mais aussi une« endurance face a l’echec ».

Le lien entre temps perceptif et temps inferentiel qui est sautvers le savoir, la theorie, l’objectivation, doit composer avecl’heterogeneite des registres en jeu. En jeu face a l’irreductible« ecart entre le prescrit et l’effectif », Dejours designe une autreintelligence, qui est aussi sagesse, la « phronesis » des Grecs, « a lafois morale et politique », enjeu de cooperation entre lespartenaires du soin.

Plus largement, la continuite des implicites qui construisent,sur fond d’Aıda intersubjectif et sous couvert de traduction, letemps intuitif et la coherence de la rencontre a visee therapeu-tique, est garantie par deux questions regulatrices : une questionepistemologique et une question ethique tuteurs de l’arborescencemelant dans la rencontre les styles d’etre-psychiatre et les stylesd’etre-malade. Ces deux questions sont : la question epistemolo-gique, « qu’est ce qui me permet d’affirmer que cette personne estmalade ? », et la question ethique, « que me dit cette personne de cequ’est pour elle aller bien et qu’elle espere recouvrer ? » [7,9].

C’est ainsi que nous proposons de comprendre le statut proprede la theorie de la pratique, « bricolage » permis par le savoir-faireacquis par une « intelligence courbe » « endurante » et « sage »comme l’amenagement clinique d’un espace de questionnementdu praticien, questionnement a la fois ethique et epistemologiquevenant structurer une dynamique d’etonnement philosophiqueinscrivant la rencontre dans le monde [10].

Des lors, la rencontre intersubjective de l’etre-malade et del’etre-psychiatre, le moment ou l’un constitue l’autre comme teldans la resonance de l’aıda, se comprend aussi comme le momentou le praticien va effectuer la traduction de la fracture en capaciteet apprehender le patient non pas d’abord comme malade ou nonmalade, mais comme sa propre norme, l’horizon regulateur de lanorme visee par le retablissement.

5. Conclusion

Par la juxtaposition et l’intrication de diverses strates explor-atoires, confirmant le caractere intersubjectif du savoir-fairepsychiatrique, nous venons d’essayer d’en preciser l’intimite. Eneffet, sans recours possible a la transition par l’organe ni a lamediation de l’outil technique, l’interaction therapeutique enpsychiatrie qui construit l’experience, l’habitude, est intrinseque-ment rencontre de deux pensees, de deux discours, de deux stylesd’etre-au-monde, de deux identites (idem/ipse/aıda). Mais cetteintersubjectivite, qui cree son propre Aıda, est d’une part dirigeevers et inscrite dans le monde, de l’autre regulee par l’epistemo-logie et l’ethique. A cet egard, meme si la rencontre medecin/malade de la medecine organique necessite des regulationsemanant de ces memes champs, la psychiatrie qui ancre sasemiologie dans la narrativite et le contexte se doit de ponderer sonreport aux sciences naturelles par son recours aux scienceshumaines [19]. Ainsi, c’est en tenant ensemble explication etcomprehension selon une hermeneutique post-diltheyienne, c’est-a-dire dans un « cycle indefini d’approximations successives, lasaisie partielle des elements, ou [. . .] des moments, alternant avecdes representations provisoires de la realite » [1], que la specificiteintersubjective de la psychiatrie, ce mode de construction dusavoir-faire fait, a cette etape, signe vers une identite de laprofession.

Pour illustrer en conclusion cette identite reformulee, desfondations, au sol, aux etages, de l’archeologie a la methodologie,nous nous autorisons la transposition a notre construction dupropos que tenait Ernest Renan en 1882 a la Sorbonne, repondant ala question « Qu’est ce qu’une nation ? » [14] : l’exercice de laprofession de psychiatre (ce praticien « ni neurologue nipsychologue ») « [. . .] est une ame, un principe spirituel. Deux

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choses qui a vrai dire n’en font qu’une, constituent cette ame, ceprincipe spirituel. L’une est dans le passe, l’autre est dans lepresent. L’une est la possession en commun d’un riche legs desouvenirs, l’autre est le consentement actuel, le desir de vivreensemble, la volonte de continuer a faire valoir l’heritage qu’on arecu indivis [. . .]. Avoir des gloires communes dans le passe, unevolonte commune dans le present ; avoir fait de grandes chosesensemble, vouloir en faire encore, voila les conditions essentiellespour [. . .] » exercer la profession de psychiatre.

Avec ce detournement, nous souhaitons souligner que l’identitede la profession de psychiatre qui se situe entre malade et maladie,entre maladie et societe, occupe une place specifique, depositairedu sens donc a la fois interstitielle et centrale, entre soin etpolitique.

Declaration d’interets

L’auteur declare ne pas avoir de conflits d’interets en relationavec cet article.

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