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Marguerite Bourgeoys

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MARGUERITE BOURGEOYS

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DU MEME AUTEUR

Littérature Française Moderne (L'Action Canadienne Française, Montréal).

La Vérendrye, Découvreur canadien (L'Action Cana- dienne Française, Montréal).

Chefs de File (Editions du Zodiaque. Montréal). Sir Wilfrid Laurier, Canadien (Flammarion, Paris). Sainte Anne de Beaupré (Flammarion, Paris). Papineau (Flammarion, Paris). Kateri Tekakwitha (Bouasse Jeune et C Paris). Artisans du Miracle Canadien (L'Action Canadienne

française, Montréal).

En collaboration avec Paul Bertin : Canada (album). (Larousse, Paris.)

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ROBERT RUMILLY

MARGUERITE BOURGEOYS

EDITIONS SPES - PARIS

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Aux RÉVÉRENDES SŒURS DE LA CONGRÉGATION DE NOTRE-DAME DE MONTRÉAL,

DIGNES DE LEUR FONDATRICE DONT ELLES MAINTIENNENT ET DÉVELOPPENT L'ŒUVRE.

En hommage de très respectueuse admiration, et aussi de reconnaissance pour l'accueil

reçu à leur bureau d'archives.

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TROYES

Marguerite Bourgeoys est née à Troyes, le 17 avril 1620. Elle a été baptisée le même jour, qui était le Vendredi-Saint, dans l'église Saint-Jean. Son acte de baptême porte un i, non un y, et c'est un i que l'on trouve aussi sur les plus anciens papiers la concernant. Cependant, l'orthographe des noms propres était fort arbitraire au XVII siècle; il arrivait que l'on signât de façon différente selon les jours. Marguerite prit et garda l'habitude de signer Bourgeoys. Cette orthographe, adoptée par le sulpicien Faillon, son principal biographe, est devenue de tradition.

Elle était le troisième enfant d'Abraham Bourgeois, fabri- cant de cire et de chandelles, et de Guillemette Garnier. Il y avait eu un garçon et une fille avant elle; il y eut après elle un garçon et une fille, puis un garçon beaucoup plus tard venu. A vrai dire, M Bourgeois mit huit enfants au monde, mais deux ne vécurent pas.

A ce moment, les protestants ne renonçaient pas sans peine à leurs ambitions politiques et, par réaction, l'esprit de la Ligue subsistait chez bien des catholiques. Il y avait luttes; il y avait troubles; et, partant, désordre et disette. Comment le grand siècle allait-il s'édifier là dessus? Grâce à Richelieu et à la monarchie, c'est entendu; mais grâce aussi aux vertus foncières du terroir et du peuple de France. Les croyances et les traditions restaient vives. Du haut au bas de l'échelle so- ciale, la famille était solide et sacrée. L'autorité du père et, à son défaut, de l'aîné, ne se discutait pas. Les garçons conti- nuaient le métier paternel, et les corporations, jalouses de

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leurs franchises, étaient fortement constituées. On ne brûlait pas les étapes.

Qu'on ne s'imagine point pour cela une sorte de France puritaine. Piété, respect, se conciliaient avec la bonne humeur et, selon les régions, le goût du cidre, de la piquette ou du vin. Aux veillées, commençées souvent par la récitation de la prière, on chantait, on plaisantait, et les beaux parleurs con- taient des légendes.

D'ailleurs, Troyes n'était point parmi les villes les plus trou- blées par les protestants. Elle vivait tranquille, industrieuse et religieuse. Elle était l'une des villes de France les plus riches en églises, anciennes et belles. Il est curieux de savoir pourquoi il s'y faisait un si grand négoce de cire, pourquoi les maîtres-chandeliers, confrères d'Abraham Bourgeois, y étaient si nombreux. C'est que le mode d'éclairage à la chan- delle avait été inventé par les Arabes et importé de leur pays; or, des marchands de Troyes étaient entrés en relations d'af- faires avec des Arabes de Bougie et leur avaient emprunté leurs procédés; de sorte que Troyes fournit à une grande partie de la France des chandelles et des cierges que l'on appela des bougies.

Le maître-chandelier Abraham Bourgeois était un honnête artisan — de cet artisanat qui correspond à notre petite bour- geoisie — gagnant la vie de sa famille sans superflu. Les en- fants étaient élevés en bons petits chrétiens. A dix ans, Mar- guerite avait pour jeu favori de rassembler ses petites amies et de leur faire la classe. Assises sur des chaises basses, en cercle autour de la monitrice improvisée, les fillettes précoces s'exerçaient à la couture. Elles restaient un moment l'aiguille levée pour réfléchir, si Marguerite posait une question de catéchisme un peu difficile.

Une tradition, qui fait perdre à Marguerite Bourgeoys sa mère vers l'âge de douze ans et lui fait servir de tutrice, à cet âge précoce, à ses frère et sœur plus jeunes, est erronée. Les registres de la paroisse Saint-Jean-au-Marché de Troyes, celle où Marguerite elle-même avait été baptisée, établissent en effet la naissance de son frère Pierre en 1637, alors qu'elle avait dix-sept ans. Il est probable cependant que Marguerite aida de bonne heure aux soins du ménage. Son instruction dut porter surtout sur la religion et l'économie domestique, car

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elle eut toujours une orthographe très défectueuse. Elle dut aussi de bonne heure aider à élever ses cadets; et c'est sans doute pour le dernier-né qu'elle servit de tutrice, la mère ayant pu mourir peu après.

Qu'on ne l'imagine point cependant volontaire et têtue, le front barré de rides et les lèvres pincées. Cette fillette sérieuse était enjouée, et même bavarde. Etait-elle coquette aussi? Bien sûr! Elle aimait les robes de soie qui froufroutent, les grands cols empesés bordées de dentelle à la main. Jeune fille, elle garda ces dispositions, qu'elle conciliait avec une piété fervente et le goût de se dévouer. Pas de fixité dans le regard ; pas de sévérité dans la bouche; elle resta vive, confiante, re- cherchant la compagnie de ses amies, et recherchée par elles.

Au mois d'août de l'an 1640, les premiers associés de la Compagnie Notre-Dame de Montréal se faisaient céder par M. de Lauzon l'île de Montréal, en Canada. Ces associés étaient de grands cœurs s'il en fût jamais. Fait sans précédent dans l'histoire coloniale des peuples, ils étaient d'un désinté- ressement absolu. Ils se proposaient de sacrifier une part de leur revenu, voire de leur capital, pour établir l'Eglise chré- tienne en ce lointain pays d'Amérique. Plusieurs d'entre eux, mystiques et même visionnaires, pensaient agir selon les ordres reçus du ciel.

En acceptant la seigneurie de l'île, les associés s'engageaient à y établir une colonie et trois communautés : un séminaire d'ecclésiastiques pour les services spirituels aux colons et aux sauvages et pour l'instruction des garçons; une communauté d'hospitalières pour les malades; et une d'institutrices pour les filles.

Les associés de Montréal, dira-t-on, traitaient leurs affaires et tiraient leurs plans à Paris. Quel rapport y a-t-il entre ces hommes d'œuvres et la jeune fille qui grandit, sage et coquette à la fois, dans la vieille et bonne ville de Troyes? Patience!

Puisque nous venons de relater un fait intéressant qui se

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passait en 1640, cela nous fait penser qu'en 1640 Marguerite Bourgeoys avait accompli sa vingtième année. Et, elle aussi, entrait dans une période décisive de sa vie.

Le 7 octobre, qui était le premier dimanche du mois, on célébrait la fête du Rosaire. Les Dominicains observaient par- ticulièrement cette fête instituée par leur fondateur saint Do- minique. Ceux de Troyes avaient accoutumé de dérouler une procession à l'intérieur du cloître. Mais ce jour d'octobre, l'affluence fut telle que tout le monde ne pourrait entrer. Qu'à cela ne tienne; les Dominicains firent la procession dehors. On passerait devant l'abbaye voisine de Notre-Dame- aux-Nonnains, l'une des plus anciennes et des plus pittores- ques de Troyes, dont la fondation remontait à une date indé- terminée du Moyen-Age. Le style en était un peu bâtard, for- mant transition entre le roman et l'ogival, avec de lourds contreforts; mais l'ensemble avait du cachet, et il est bien dommage que ces édifices n'existent plus, remplacés par une prosaïque place de la Préfecture. Puis, contiguë à l'abbaye, il y avait l'église Saint-Jacques, et il fallait qu'elle fût bien belle pour qu'à Troyes, entre tant de nobles portails, le sien fût appelé « Le Beau Bortail ». Il était à triple battant, enca- dré de quatre statues de saints à mi-hauteur; au frontispice, deux admirables figures de la Passion priaient aux pieds d'un Christ en croix.

Marguerite Bourgeoys était dans la foule, dans un groupe de jeunes filles, un cierge à la main. Elle était passée bien souvent devant le Beau Portail, levant les yeux vers la vierge agenouillée, au corselet étroit, au doux sourire un peu triste : une de ces vierges naïves de la sculpture champenoise, aux attitudes si tendres, si humaines. Mais cette fois, elle crut lui voir une extraordinaire, une merveilleuse beauté. Plus encore; elle pensa que la statue la regardait, et sentit en son âme une révélation bouleversante : la puissance de l'amour divin chez les mystiques. Elle résolut sur-le-champ de ne plus rechercher ni les compagnies nombreuses, ni les parures, et de consacrer à l'oraison tout son temps disponible. Et de ce jour, en effet, à la surprise de ses amies, elle ne porta plus que des costumes noirs ou bruns, sans dentelle, ni ornement. Elle s'engagea dans la voie de l'indifférence au monde et de la charité. Elle devait écrire plus tard : « Je me suis donnée à Dieu en 1640. »

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Il y avait à Troyes, depuis une douzaine d'années, des reli- gieuses de la Congrégation de Notre-Dame, institut fondé par le Père Fourier (saint Pierre Fourier), à Mattaincourt (Vosges). La reine Anne d'Autriche avait assisté aux premières prises de voile en 1630. Ces religieuses étaient particulièrement vouées à la sanctification des jeunes filles. Cependant, elles étaient cloîtrées, comme tous les ordres féminins de cette époque. Elles dirigeaient une « Congrégation externe », asso- ciation de jeunes filles qui, sans prononcer aucun vœu, s'as- semblaient les dimanches et les jours de fête pour se livrer en commun à des pratiques de religion. Ces jeunes filles pra- tiquaient aussi la charité à l'extérieur, de la part des reli- gieuses retenues au couvent. Cette institution remporta un réel succès : nombre de jeunes filles pieuses de la petite et de la moyenne bourgeoisie de Troyes en firent partie. Par contre, il y eut des critiques, des moqueries. Les esprits forts et les jeunes libertins surnommèrent les membres de la Congréga- tion externe « les bigotes ».

Cela n'arrêta pas Marguerite Bourgeoys, qui avait des amies parmi les « bigotes » et qui se joignit à elles. A la première élection suivant son entrée dans la Congrégation externe, elle fut choisie comme préfète — c'est-à-dire présidente. Elle de- vait garder cette charge jusqu'à son départ de Troyes.

Or, la fondatrice de la maison troyenne de la Congrégation, sœur Louise de Sainte-Marie, était la sœur aînée de M. de Mai- sonneuve, que les associés de Montréal avaient choisi comme gouverneur de leur île canadienne, et qui s'apprêtait à y partir. Maisonneuve avait à Troyes son père et une autre sœur, M de Chuly Avant de partir pour fonder Ville-Marie, il alla les embrasser.

Quand Maisonneuve vint au couvent faire ses adieux à sa sœur aînée, il était tout plein de son projet, et cet homme austère, mais jeune, débordait d'enthousiasme. Dans le parloir de la communauté, il dit aux religieuses son intention de fon- der une colonie chrétienne dans l'île de Montréal et d'y bâtir une ville consacrée à la Sainte Vierge. Il leur demanda de prier pour son entreprise. Plusieurs religieuses voulurent faire davantage. Puisque M. de Maisonneuse prévoyait l'établisse-

1. On écrivait aussi parfois de Cheuilly.

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ment à Montréal d'une communauté de religieuses pour l'ins- truction des filles et la conversion des Indiennes, pourquoi ne pas les choisir tout de suite? Plusieurs étaient prêtes. Quatre religieuses conjurèrent Maisonneuve de les emmener. Il leur représenta les difficultés, les dangers de l'entreprise; il fallait au moins attendre qu'elle fût fondée. Elles insistèrent. Il finit par leur donner sa parole pour un avenir indéterminé. En gage de cette mutuelle promesse, elles lui remirent une image de la Vierge, autour de laquelle sœur Louise de Sainte-Marie écrivit cette prière :

Sainte Mère de Dieu, pure Vierge au cœur loyal, Gardez-nous une place en votre Montréal.

Marguerite Bourgeoys n'assista pas à cette visite de Mai- sonneuve, mais elle dut en entendre parler. A ce moment, la lecture des Relations des Jésuites avait provoqué dans les mi- lieux catholiques un vif courant de sympathie pour le Canada; et c'est peut-être sœur Louise de Sainte-Marie qui avait, la première, fait connaître à son frère les Relations annuelles du Père Le jeune.

Sur l'indication d'une autre congréganiste qui l'avait précé- dée dans les fonctions de préfète, Marguerite Bourgeoys prit pour confesseur M. Antoine Jendret, aumônier de la Congré- gation et des Carmélites du Faubourg. (Les Carmélites avaient deux maisons à Troyes, l'une dite « de l'Incarnation » et l'autre « du Faubourg ».) La jeune fille voulut se consacrer à Dieu par un engagement formel : le vœu de virginité. M. Jen- dret, qui était de beaucoup son aîné, lui conseilla d'attendre plus de maturité, d'attendre l'âge de trente ans par exemple. Puis, reconnaissant chez sa pénitente l'action de la grâce, il finit par céder. Marguerite Bourgeoys prononça son vœu de virginité le 21 décembre 1643, à vingt-trois ans. Elle ajouta peu après le vœu de pauvreté.

Enfin, elle désira entrer dans un couvent; l'abbé Jendret garantissant le sérieux de cette vocation, Abraham Bourgeois promit de faire un gros effort et de fournir à sa fille la dot exigée pour entrer en religion. Encouragée par M. Jendret, Marguerite se présenta chez les Carmélites du Faubourg. Mais l'ordre du Carmel est rigoureux, et il ne faut pas avoir à demi

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la vocation pour y entrer. Les religieuses craignirent qu'une jeune personne si enjouée, si vive, n'agît par impulsions et ne manquât de persévérance dans ses desseins : elles la refu- sèrent.

Marguerite, alors, alla frapper à la porte des Clarisses, qui la refusèrent aussi. Pour une chrétienne aussi zélée que Mar- guerite Bourgeoys, c'était une double et pénible humiliation. M. Jendret, qui ne pouvait crier sur les toits les mérites de sa pénitente, n'en revenait pas. Cependant, il avait son idée, lui aussi.

Il dressait le plan d'une communauté de femmes. Il raison- nait ainsi : « Les femmes pieuses peuvent s'exercer au bien de trois manières : par la contemplation à l'exemple de Made- leine; par le service corporel du prochain à l'exemple de Marthe; par ces deux procédés augmentés de la charité spi- rituelle selon l'exemple de Marie. Les communautés existantes se consacrent plutôt à suivre le premier ou le second de ces exemples. Il convient d'offrir celui de la Sainte Vierge à une communauté nouvelle. » M. Jendret élabora des règles, et sou- mit son projet à ses supérieurs à Troyes, puis à des docteurs en Sorbonne, qui l'approuvèrent. Les religieuses de la Congréga- tion le virent aussi avec faveur. Alors, M. Jendret proposa sa règle à trois jeunes filles, dont Marguerite Bourgeoys.

Les trois novices acceptèrent d'emblée : M de Chuly, riche, pieuse et charitable, leur offrit un appartement dans sa maison. M de Chuly vivait avec son mari, François Bouvot, et ses deux filles, dont l'une avait six ans et dont la cadette était un bébé. Mais son hôtel particulier — l'hôtel du Chau- dron — était vaste et se prêtait à une division : chacun serait chez soi.

Dans cette même maison, l'année précédente, M de Chuly avait reçu son frère, accomplissant son premier voyage au Ca- nada pour régler ses affaires à la suite de la mort de leur père. Il avait fait acte de foy et hommage pour le fief de Maison- neuve (non loin de Troyes) ; la cérémonie s'était d'ailleurs réduite à des actes juridiques, le baron de Villemort, son suze- rain, étant retenu à Metz où il était président de Cour.

Maisonneuve avait aussi revu son autre soeur et les reli- gieuses de la Congrégation. Celles-ci l'avaient pressé de ques. tions, et Maisonneuve avait décrit la bourgade naissante de

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Ville-Marie. Il n'avait pas caché l'état d'alerte continuel, les rondes qu'il fallait faire accompagnés de molosses, le dénue- ment des colons, la cruauté des Iroquois. Il avait dit aussi les espoirs et le réconfort : le premier blé de France semé sur l'initiative de M. d'Ailleboust — homme de ressources, admi- rable de savoir et de piété — la grande ferveur de toute la petite colonie, la fréquence des communions et des proces- sions, les premières conversions de sauvages. Il en vint à parler d'une compatriote, M Mance, Champenoise de Langres, qui soignait les malades, conseillait le gouverneur, et recevait d'une bienfaitrice inconnue des dons généreux, utiles à toute la colonie. M Mance et Maisonneuve avaient déjà été mar- raine et parrain d'un grand chef sauvage qui s'était fait bap- tiser.

Ah! Mais si M Mance avait pu passer à Montréal et s'y montrait si utile, voilà qui redoublait l'envie des religieuses de partir. Elles rappelèrent à Maisonneuve sa promesse d'em- mener plusieurs d'entre elles.

Il leur représenta une fois encore les obstacles : nécessité de consulter les associés, d'obtenir le consentement des supé- rieurs ecclésiastiques, de préparer à Ville-Marie un logement pour recevoir les sœurs. Et, pour l'instant, un ordre cloîtré ne répondait pas exactement aux besoins de Ville-Marie. Mai- sonneuve renouvela sa promesse, en imposant un nouveau délai.

Une telle visite, de telles conversations, ce n'était pas une petite affaire à la Congrégation de Notre-Dame! On en reparla chez les religieuses et chez M de Chuly : Marguerite Bour- geoys était en relations étroites avec les deux sœurs du fonda- teur de Ville-Marie.

S'il n'avait tenu qu'à Marguerite Bourgeoys — que l'on ap- pelait déjà, parfois, la sœur Bourgeoys ou la sœur Margue- rite, l'essai de communauté de M. Jendret eût réussi. Mais de ses deux compagnes l'une vint à mourir et l'autre, réflexion faite, préféra rentrer dans le monde et se marier. On jugea dès lors que M. Jendret devait abandonner la tentative. Cet essai, exécuté sous la direction d'un prêtre zélé, n'en devait pas moins être pour Marguerite Bourgeoys, future fondatrice d'ordre, une expérience utile. Elle devait se rappeler au Ca- nada plusieurs des principes, des idées de son ancien directeur.

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Elle reprit ses fonctions de préfète à la Congrégation externe de Notre-Dame, tout en continuant d'habiter chez M de Chuly. Elle ne cessa de loger chez cette dame que pendant quelques semaines, en 1647, pour assister son père mourant. Elle le soigna sans une heure de répit, et voulut l'ensevelir de ses mains. C'était pour elle le premier exercice d'une cha- rité admirable — la dernière et suprême charité corporelle que l'on puisse offrir à un être humain — et qu'elle devait tant et tant de fois répéter!

Son père enseveli, Marguerite reprit ses navettes entre la maison de M. de Chuly et le couvent de la Congrégation. Les mois, puis les années, avaient beau s'écouler, on y parlait tou- jours du Canada, et l'on n'oubliait pas la promesse de Mai- sonneuve. On enviait M Mance; comme il devait être conso- lant et pittoresque à la fois d'être marraine d'un grand chef sauvage, avec des colliers et des plumes! Et quelle gloire et quel bonheur que de propager la foi dans un nouveau monde! A demi-plaisantant, à demi-sérieuses, les soeurs demandaient à Marguerite Bourgeoys : « Si nous allions en Canada, vien- driez-vous avec nous? » Elle répondait que oui; et le désir de partir naissait en effet dans son cœur.

Cette mystique était une femme pratique. Pour l'instant, c'est sur les jeunes filles de Troyes qu'elle s'était fait un devoir de veiller; et elle n'y manquait pas. L'époque était dure et tourmentée, malgré la gloire des armes françaises. On avait subi la disette, la peste, les réquisitions des troupes. On se

plaignait des impôts; on commençait de fronder. Ces troubles ne manquent jamais d'accuser les caractères, et de faire appa- raître à la fois des traîtres et des héros, des débauchée et des saints. Les ribauds se faisaient hardis. Un jour, deux jeunes débauchés emmenaient de force une jeune fille. Plus elle se débattait, plus ils y mettaient cette ténacité des ivrognes que la contrariété surexcite. Ils lui tenaient chacun un poignet, tiraient à hue, tiraient à dia, et pestaient contre sa résistance. Marguerite Bourgeoys vit la scène, ou entendit l'appel de la pauvrette. Elle se munit d'un crucifix, courut au devant d'eux et les supplia de laisser la jeune fille tranquille. « Fiche-nous la paix! » crièrent les fêtards, et, pour se débarrasser de l'im- portune, ils menaçèrent de lui casser la tête en lui montrant un pistolet. Alors, elle s'affermit et leur eria : « Malheureux,

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c'est Jésus-Christ que vous attaquez, et il vous punira! » Impressionnés au point de s'en trouver soudain dégrisés, les garnements laisssèrent aller la jeune fille.

On a émis l'hypothèse que ce devait être Catherine Crolo, qui devint la grande amie de Marguerite; mais c'est peu pro- bable, car Catherine Crolo avait alors trente-trois ans et devait être de taille à se défendre.

A cette époque, Marguerite Bourgeoys menait une existence presque monastique. Elle s'infligeait des mortifications et cou- chait sur des planches. Elle revenait de ses communions trans- figurée. Elle eut même des visions. Le jour de l'Assomption de l'année 1650, elle pensa voir Jésus dans l'hostie sous les traits d'un petit enfant adorable. Elle fut en mesure de préci- ser : sous les traits d'un petit enfant de trois ans. Elle avait gardé l'essentiel de sa vivacité et son besoin de se confier. C'est Catherine Crolo qui devint sa confidente. Certes, M. de Chuly était la bonté même, et elle n'avait que deux ans de plus que Marguerite; mais elle était mariée, mère de famille, et noble et riche, toutes choses qui la faisaient appartenir à un monde différent; et puis elle avait l'austérité des Maison- neuve, qui retenait l'épanchement. Catherine Crolo, pour Mar- guerite, et bien qu'elle fût son aînée, était à la fois disciple et amie. N'allait-elle pas jusqu'à partager l'envie de partir pour le Canada?

M de Chuly avait même de sérieux soucis, bien qu'elle fût à l'aise et à cause de cette fortune même. Des affaires de suc- cession fort enchevêtrées l'avaient brouillée, elle et les siens, avec des cousins. Une des cousines avait épousé un nommé Guillaume Rouxel, individu violent et vindicatif. Rouxel avait adopté les haines de sa belle-famille. Il poursuivait François Bouvot et les siens de menaces terribles, et paraissait capable de les exécuter. Et, de fait, un beau jour, « sur le grand che- min », Rouxel assassina son cousin par alliance de cinq coups de mousqueton, et s'enfuit. Il se cacha on ne sait où, échap- pant à la justice. La veuve ne resta pas longtemps prostrée; elle mit tout en œuvre pour faire retrouver l'assassin.

En 1652, la situation de Ville-Marie, sous les coups répétés des Iroquois, était critique. L'alerte était quotidienne, et tout

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isolé était en péril. Maisonneuve avait dû donner l'ordre de repli dans le fort. Les colons avaient abandonné les maisons déjà construites, et Jeanne Mance son hôpital. Cette admirable Jeanne Mance avait pris sur elle de faire verser à Maison- neuve 22.000 livres destinées par sa bienfaitrice à l'Hôtel-Dieu; le gouverneur irait en France recruter des colons et chercher du secours avec cette somme.

Il était parti, le cœur serré, et le voilà en France. C'était en pleine Fronde; princes et princesses cabalaient, luttaient à main armée contre le roi, rivalisaient de démagogie. La situation était quasi révolutionnaire, et la misère s'ensuivait. Une misère qui était presque une abondance comparée à celle de Ville-Marie. Et c'est à ses camarades de là-bas que Maison- neuve, leur chef, devait songer uniquement. Recruter des co- lons, rassembler des vivres, voir les associés, faire ratifier par M de Bullion le geste de Jeanne Mance, il n'eut pas un jour à perdre. Tout de même il ne manqua pas d'aller à Troyes saluer ses sœurs, embrasser ses deux petites nièces orphelines, qui avaient onze ans et cinq ans.

Une fois de plus, les religieuses de la Congrégation insis- tèrent pour partir, et une fois de plus Maisonneuve dut refu- ser : dans une colonie de cent âmes — qui feraient deux cents avec la recrue que l'on était en train de lever — en butte à des escarmouches quotidiennes, il fallait des travail- leurs manuels et des personnes libres d'aller et venir, non des religieuses cloîtrées.

Alors, les religieuses parlèrent de la préfète de leur Congré- gation externe qui, elle, pouvait aller et venir, et qui avait grande envie aussi de partir en Canada. C'était la sœur Mar- guerite — à vrai dire c'était M Bourgeoys, mais elle était si semblable aux religieuses qu'on l'appelait ainsi. Et sur leur « préfète », les dames de la Congrégation ne tarissaient pas d'éloges : elle était pieuse, active, douée pour l'enseignement, charitable..., très estimée aussi de M de Chuly, qui la lo- geait... Maisonneuve dit à sa sœur qu'il verrait volontiers cette incomparable personne. Et la supérieure fit mander Margue- rite, sans dire pourquoi.

Sur le seuil du parloir où l'attendait Maisonneuve, Margue- rite s'arrêta, toute saisie : « C'est mon prêtre, s'écria-t-elle, celui qui m'est apparu en songe! » Bien qu'elle eût souvent

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entendu parler de lui, Marguerite Bourgeoys n'avait jamais vu Maisonneuve. Cette attitude, pour leur première rencontre, parut singulière, et on la pria de s'expliquer. Ce qu'elle fit :

Deux ou trois jours auparavant, elle avait vu en songe un homme vêtu d'un costume à demi laïc, à demi ecclésiastique : à peu près le costume que prenaient alors les prêtres en voyage. Et elle avait pressenti qu'elle serait en rapport avec cet homme pour le service de Dieu.

Or, Maisonneuve était officier, mais sa piété, sa vertu, ses relations, son rôle à Ville-Marie, l'apparentaient bien aux prê- tres. Il mettait en voyage un costume sombre, et ses biogra- phes disent qu'il portait les cheveux « taillés comme les ecclé- siastiques ». Quand Marguerite raconta sa vision, les religieuses furent d'abord tentées de s'en amuser, mais les coïncidences les frappèrent. Et quand elle sut pourquoi on l'avait mandée, Marguerite fut persuadée que sa vision était surnaturelle et confirmait sa mission au Canada.

Maisonneuve lui demanda : — Consentiriez-vous à passer au Montréal pour y tenir une

école, afin d'instruire les enfants? Elle n'hésita point : — Si mes supérieurs l'approuvent (déjà elle parlait avec la

soumission d'une religieuse), j'irai avec bonheur me consa- crer au service de Dieu et du prochain dans cette lointaine mission.

Et Maisonneuve fut tout de suite assuré d'avoir trouvé la personne qu'il fallait : non pas trop jeune (celle-ci avait trente- trois ans), non pas une fille languide et maladive. A Ville- Marie, il ne fallait pas avoir les deux pieds dans le même sabot! Le départ d'une laïque nécessiterait peu de démarches.

Pour les religieuses, il était vexant de se voir préférer la préfète de la Congrégation externe. Elles rappelèrent à Mar- guerite Bourgeoys sa promesse de partir avec elles. Margue- rite, qui n'avait pas la langue dans sa poche, répondit : « J'ai bien promis d'être de la bande si vous partiez en Canada, mais je n'ai pas promis de vous attendre si vous tardiez trop! »

Mais elle souhaitait emmener Catherine Crolo, laïque comme elle, et comme elle anxieuse de partir. Dans ce pays inconnu et sauvage, quel soutien ce serait que d'avoir son amie près d'elle!

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Maisonneuve refusa. La petite population de Ville-Marie ne comportait qu'une faible proportion d'enfants ; une institu- trice suffirait pour les débuts, une seconde serait une charge pour la colonie; et d'ailleurs la composition de la recrue était dosée, quant aux corps de métiers et aux aptitudes, avec mi- nutie.

Marguerite Bourgeoys partirait donc seule avec M. de Cho- medey de Maisonneuve? N'était-ce pas un peu osé? Même s'il n'y avait pas de risque, on n'empêcherait pas les commères de jaser. Dans les petites villes de province, les pavés et les langues étaient pointus. Et les femmes n'étaient pas éman- cipées comme elles le sont aujourd'hui.

Alarmée sur ce point, Marguerite Bourgeoys consulta M. Jendret. Celui-ci s'adjoignit en l'occurrence un confrère, M. Profit, à qui Marguerite se confessait aussi de temps à autre. Et même, on consulta le grand-vicaire, en l'absence de l'évêque. On réfléchit trois jours, et l'on opina pour le départ. M. Jendret dit à Marguerite : « Vous ne serez pas seule. Avec votre bon ange et le mien vous serez trois. » M. Jendret avait-il le langage fleuri, ou tout simplement est-il naturel que des mystiques expriment ainsi leurs grands sentiments? On lui prête cette phrase : « Allez, remettez-vous entre les mains de M. de Maisonneuve, qui est l'un des premiers chevaliers de la reine des Anges! »

Si Marguerite, après cette triple consultation, avait encore quelques incertitudes, un bien plus grand personnage les fit lever. Ce fut la reine des Anges elle-même, la Sainte Vierge. Elle apparut à Marguerite Bourgeoys — cette fois, bien éveil- lée dans sa chambre. Elle avait les traits d'une grande dame, vêtue de serge blanche, et majestueuse. Marguerite l'entendit prononcer d'une voix distincte : « Pars; je ne t'abandonne- rai pas! »

Et M. Jendret observa que la sœur Marguerite réussirait peut-être à fonder au Canada cette communauté dont l'essai avait échoué à Troyes malgré leurs efforts conjugués. Lui n'était plus jeune, et sans doute ne connaîtrait-il pas cette réussite.

Maisonneuse donna ses instructions à Marguerite Bourgeoys. On était en février. Il dit : « L'embarquement se fera à Nantes, en Bretagne, vers la fin du mois de mai. Vous vous y

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rendrez quelque temps à l'avance. Voici une lettre de recom- mandation pour M. Le Coq, marchand de cette ville. C'est chez lui que vous m'attendrez. J'irai vous rejoindre quand mes autres affaires seront finies. » Il chargea même Margue- rite Bourgeoys de quelques emplettes utiles à la colonie, et partit le premier pour Paris.

Marguerite Bourgeoys employa les quelques jours qui la sé- paraient de son propre départ à distribuer presque tout son argent en aumônes. Elle se disait : « Si vraiment Dieu m'ap- pelle, je n'ai besoin de rien. » Elle évita d'ébruiter la nouvelle et, à part les religieuses et les prêtres, n'en parla qu'à sa pro- tégée et amie intime Catherine Crolo. Elle s'aperçut que M. de Maisonneuve avait négligé d'en parler à M de Chuly. C'était fort heureux, car, par le truchement de cette dame, la famille de Marguerite l'eût peut-être appris; et alors on eût entendu des exclamations et des criailleries !

L'oncle de Marguerite, M. Cossard, et aussi M de Chuly, projetaient de prendre la diligence pour Paris, où l'un et l'autre avaient affaire. Marguerite exprima le désir de faire le même voyage; son oncle lui servirait de chaperon. Elle partit ainsi de Troyes le 8 février 1653, avec un petit paquet sous le bras.

Quand on eut assez roulé pour se trouver à bonne distance, Marguerite fit connaître à son oncle et à son amie le but de son voyage : Montréal, en Canada! Sans doute elle ne put s'empêcher de rire de la surprise qu'elle provoquait; elle fit sa déclaration d'une manière si enjouée que M de Chuly et l'oncle Cossard crurent d'abord à une plaisanterie. Et s'en va-t-on si loin, dans un pays où manquent les choses les plus indispensables à la vie, avec un petit paquet de hardes? L'ar- gument paraissait irréfutable; Marguerite n'insista point.

A Paris, elle donna rendez-vous à son oncle chez un notaire; elle souhaitait son assistance pour des affaires qu'elle avait à régler. Mais qui fut bien surpris chez le notaire? Ce fut l'oncle Cossard. Marguerite lui mit en mains un acte tout signé en vertu duquel, partant en Canada, elle abandonnait à son frère et à sa sœur cadets — dont l'oncle Cossard était le tuteur — tous ses droits à la succession de leurs parents.

Pour Marguerite, tout cela était simple, faisant partie d'un plan bien tracé; et d'ailleurs ce n'était que l'expression juri-

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dique de son vœu de pauvreté. Mais l'oncle était un homme de sens rassis. Il crut, non plus à une plaisanterie, mais à une étourderie. Marguerite devrait avoir passé l'âge cepen- dant! Il essaya de la raisonner, d'ébranler sa résolution par arguments, par témoignages de tendresse, faisant appel à tous les sentiments humains de sa nièce; en pure perte.

Il rentra précipitamment à Troyes et mit la famille au cou- rant de l'étonnante nouvelle : Marguerite partait en Canada; elle était partie!

On imagine l'effet que pourrait produire aujourd'hui chez de braves gens de Troyes — chez l'ingénieur, le contremaître ou le comptable d'une usine de bonneterie — la nouvelle qu'une proche parente s'en va au Canada! Sans grand effort supplémentaire, on peut imaginer l'effet produit par la même nouvelle en 1653, quand le Canada était une immense forêt sauvage et quasi inconnue! Le soir, à la table du dîner, l'homme informé de la famille commentait cette nouvelle, en ajoutant quelques renseignements romancés sur les Indiens du Canada, qui se peignent le corps et scalpent leurs ennemis. Les autres l'écoutaient bouche bée. Il y avait, il est vrai, les visions, l'appel mystique, et c'étaient là des choses que l'on comprenait sans trop de peine dans la France d'avant la Révolution. Le mysticisme faisait bon ménage avec le bon sens.

Tout de même! Marguerite allait partir pour le Canada! Toute la ville de Troyes en parla. C'était une ville de beau- coup de cachet, avec des quartiers particularistes, des maisons basses paraissant se chuchoter l'une à l'autre des secrets. Ce- lui-ci, par les portes, par les fenêtres, par les cours — et par les murs mêmes puisqu'ils ont des oreilles — se faufila vite, et chacun s'émut. Les gens qualifiés et ceux que cela ne regar- dait pas envoyèrent force missives à Paris pour détourner Marguerite Bourgeoys d'un dessein si extravagant.

Ces missives étaient adressées chez M de Bellevue, qui logeait la voyageuse. Marguerite avait mis son hôtesse au cou- rant du but de son voyage, et dit qu'elle partait en Canada.

— En Canada! Mon Dieu! Bonne Vierge Marie! En Ca- nada! Pour quoi faire?

— Pour faire l'école aux petites filles. M de Bellevue était, comme il arrive, à la fois très bonne,

très bien intentionnée, et très curieuse et trop bavarde. Com-

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ment se serait-elle tenue de conter et de raconter que sa pen- sionnaire allait partir pour le Canada? Et d'ajouter que c'était bien aventureux pour une personne de son sexe. D'autant plus qu'elle partait seule avec M. de Maisonneuve. Et que cela faisait bien de la peine à M. Cossard et à toute sa famille. Et patati, et patata...

M de Bellevue avait deux frères, dont l'un était chanoine de la Sainte Chapelle, et l'autre provincial des Carmes en la province de Paris. Dans leur zèle, M de Bellevue et ses deux frères tinrent un conseil de famille. Baissant la voix, l'index devant la bouche, M de Bellevue confia à ses frères qu'elle avait reçu des confidences de la demoiselle, et que celle-ci lui avait conté ses tentatives infructueuses pour entrer chez les Carmélites, puis chez les Clarisses de Troyes... Eh bien, cela suggérait une solution. Pourquoi ne pas faire entrer M Bourgeoys chez les Carmélites de Paris? Puisqu'elle était disposée à la vie religieuse, cela lui éviterait de quitter la France. Son rêve de jeune fille serait réalisé, son chagrin effacé. Voilà; c'était tout simple. M Bourgeoys entrerait chez les Carmélites; le Provincial n'aurait aucune peine à la faire admettre. Et même, il obtiendrait qu'elle pût entrer dans le monastère carmélite de son choix. Si Paris ne lui plaisait pas, elle pourrait opter pour Troyes!

Négocier une entrée en religion, c'est encore plus rare et plus intéressant que de négocier un mariage. L'hôtesse, ravie de jouer un rôle en cette affaire, transmit l'offre. Elle souligna qu'on ne proposait pas à M Bourgeoys un de ces ordres mondains à règle quelque peu relâchée, mais bien un ordre cloîtré, où la règle est rigoureuse et l'abstinence très stricte, où les religieuses ne parlent aux visiteurs qu'à travers des grilles et un épais rideau. Les Carmélites couchent sur la dure, dorment peu, jeûnent souvent, et beaucoup d'entre elles s'in- fligent des mortifications. M de Bellevue était documentée de première main. Elle énumérait ces austérités avec com- plaisance, comme on offre des gourmandises. Marguerite Bourgeoys déclina l'offre. Elle avait compris, une bonne fois, l'imprudence de trop se livrer.

Mais l'hôtesse avait un argument en réserve : l'inconvenance pour M Bourgeoys de partir seule avec M. de Maisonneuve. Après tout, celui-ci était officier, et célibataire. C'était donc

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un homme dangereux. Le démon est si habile qu ' il peut re- vêtir les aspects les plus inattendus pour entraîner au mal. C'est tout juste si, emportée par son désir de convaincre, la pieuse dame ne représentait M. de Maisonneuve comme une incarnation du diable.

Marguerite Bourgeoys répondit qu'elle avait arrêté sa place dans le coche de Paris à Orléans qui partait le lendemain, et versé des arrhes. Puis, sans rien dire à M de Bellevue, mais toute bouleversée, elle courut chez les jésuites de la rue Saint-Antoine, demanda un prêtre, et le mit au courant de cette conversation. Le jésuite lui conseilla de partir en Canada. Alors, Marguerite Bourgeoys alla remercier le Provincial des Carmes de la bonne intention qu'il avait eue, et prit le coche.

Elle avait une mise aussi sobre que possible, quinze écus en poche, et, à la main, un paquet de son linge, de livres de piété et de menues emplettes dont Maisonneuve l'avait chargée.

A Orléans, il fallut passer la nuit à l'auberge du relai; mais l'aubergiste déclara qu'il ne recevait pas les femmes seules. Il soupçonnait de mœurs légères cette voyageuse sans bagage, et ne tenait pas à attirer l'attention de la police sur sa mai- son où, déjà, l'on buvait ferme. La nuit et la bruine tombaient dehors. Marguerite Bourgeoys demanda la permission de s'as- seoir près du feu, si on ne voulait pas lui donner une chambre. Nouveau refus. Mais voici qu'un charretier qui se trouvait là intervint. Il feignit de reconnaître la voyageuse et, riant sous cape, affirma qu'elle était sa payse et qu'il garantissait sa vertu. C'était un drôle de garant en vérité. Mais le charretier était client assidu; il avait la poigne robuste et le vin mau- vais. L'aubergiste n'allait pas faire du tort à son commerce et provoquer une rixe; après tout, on ne l'avait pas chargé de vérifier la vertu des filles. Il transigea en assignant à la voya- geuse une chambre à l'écart. S'il s'y passait quelque chose d'anormal, cet honnête homme ne le saurait pas et sa cons- cience resterait en paix.

Il se passa que le charretier avait conçu un plan et voulut l'exécuter. Il essaya de forcer la porte close de Marguerite Bourgeoys. Il fut d'abord jovial : « Ouvrez-moi, ma payse! », puis il jura, tempêta. Marguerite Bourgeoys domina sa peur et, à travers la porte, parla comme une personne très influente qui, le jour venu, porterait plainte et ferait marcher la police.

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Elle réussit à intimider le charretier, qui déguerpit. Dès patron-minet, Marguerite se leva. Et elle vit bientôt qu'elle avait couru plus grand risque encore qu'elle n'avait pensé. En soulevant une tenture, elle trouva une seconde porte, grande ouverte celle-là, et communiquant avec une pièce où toute une troupe d'ivrognes — logés par l'aubergiste puritain — était étendue. Les voisins de chambre de Marguerite Bour- geoys avaient souillé le plancher, leurs vêtements, et dormi dans leur saleté.

On était loin de l'hôtel particulier de M de Chuly! Mais il ne s'agissait pas de regarder en arrière. Marguerite remercia le ciel de l'avoir préservée cette nuit, et prit le bateau qui descendait la Loire jusqu'à Nantes.

Elle avait une douzaine de compagnons de voyage, dont une seule femme avec son enfant. Marguerite Bourgeoys les per- suada de réciter chaque jour le chapelet et l'office de la Sainte Vierge; elle leur fit une lecture spirituelle. De pareilles scènes pouvaient, à cette époque, se produire. Imagine-t-on, dans un compartiment de train du réseau d'Orléans, une voyageuse engager ses compagnons à écouter une lecture spirituelle? Elle persuada aussi les bateliers de travailler toute une nuit afin d'arriver à Saumur en temps pour ne pas manquer la messe du dimanche.

A Saumur, il y avait vingt-quatre heures d'arrêt; on refusa encore de la recevoir à l'auberge. Il n'était pas commode aux femmes de voyager seules au XVII siècle; et puis, Marguerite avec son baluchon faisait pauvre!... Elle songea, reconnais- sante, que Marie et Joseph avaient subi un affront identique à Bethléem. Et il se trouva tout de même de braves gens pour lui offrir le couvert.

Quand on reprit le bateau de Nantes, ses compagnons — qui n'avaient pas levé le petit doigt pour la défendre — se montrèrent de nouveau dociles à ses instructions. Parmi ces voyageurs, il y avait un jeune homme engagé par M. de Mai- sonneuve pour le Canada. Marguerite n'était pas encore tout à fait guérie de conter ses affaires : ils lièrent conversation, et sympathisèrent. A Nantes, le jeune homme s'offrit à porter le paquet de M Bourgeoys, et c'est en sa compagnie qu'elle se mit à la recherche de M. Le Coq. Or, il se trouvait que ce Monsieur s'appelait tout au long Le Coq de la Bessonnière et,

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