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Mémoire d’un Amnésique L’APOLOGIE DE L’OUBLI _ Daniele Misso Strate - École de Design Diplômes 2015

Mémoire d'un Amnésique

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Master Thesis 2015. J’en suis conscient, je suis amnésique. Vous êtes amnésiques. Notre mémoire est amnésique. Nous tous nous oublions les choses, les personnes, notre passé. Et pourtant, ce mémoire est mémoire, nous sommes mémoire, tout est mémoire. La mémoire, tel un équilibre instable entre souvenir et oubli, entre blanc et noir, nous permet de conjuguer le maintenant avec l’avant et l’après. Ce voyage au sein de ce camaïeu de la mémoire nous amène à prendre conscience de la présence nécessaire de l’oubli, tant dans le soi qu’au sein du collectif, le nous. Force dynamique et dynamisante à la genèse du (re)souvenir, l’oubli nous pousse constamment à faire usage de notre imagination afin de combler le sentiment de perte, dû au penchant de la mémoire à l’oubli, et à entreprendre une recherche féconde. Face à une société qui ambitionne de « tout sauvegarder », l’objet physique pourra-t-il se mesurer à la crainte d’une perte définitive en devenant lui-même un

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Mémoire

d’un

AmnésiqueL’APOLOGIE DE L’OUBLI

_Daniele MissoStrate - École de DesignDiplômes 2015

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M É M O I R E D’ U N A M N É S I Q U E

L’apologie de l ’oubli

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Daniele MissoMémoire de fin d’étude sous la direction de David Ferré

Strate - École de Design

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S o u v e n i rS o u v e n i rS o u v e n i r

[ O u b l i ]

trace

mémoire

souvenir

prix nobeloubli

avant

prothèse

intempestif

ressouvenir

distorsion

perte résilience

introspectifinsidemadeleine

noir

ardoise magique

blanc

empreintes

disque dur

archivage

matière

histoire

réminiscence

enfance

nostalgie

obsolescence

repentir

lifelogging

cicatrice

absence

ricoeur

error 404

maintenant

anonyme

code

encodage

outreoubli

informations

données

erreur

justifier

patrimoine

outrenoir

numérique

palimpseste

poisson rouge

cerveau

archive

écrireFreud

signes

innovation

Proust

Nietzscheobjetvengeance

individuel

rupturedisruptif

collectif

patine

interférence

routine

routineà posteriori

ombres

ombres

tribumagnétoscope

restaurateur

amnésie

agnosie

droit

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S O M M A I R E

Mémoire d’un Amnésique

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Une capacité [ presque ] illimitée

17 Besoin de mémoire

27 La dialectique de la mémoire

41 Mémoire oublieuse : à l ’épreuve de la pathologie

Mémoire d’un Psychologue

L’oubli comme genèse du [ re ] souvenir

65 Le nuancier des oublis

77 L’oubli comme le « sel de la terre »

87 Du « devoir de mémoire » au « droit à l’oubli »

Mémoire d’un Restaurateur

La trace de l’absence

105 Prothèses numériques et machines à oublier

117 Empreintes d’oubli

127 L’objet-image

Mémoire d’un Photographe

143 Conclusion

Mémoire(s) d’un Designer

Annexes

Sources

07 Introduction

I

II

III

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A v a n t - p r o p o s

La mémoire, un sujet tellement vaste. L’étudier, suppose déjà d’avoir beaucoup de mémoire pour affronter l’ immensité des données la concernant. Le traiter implique l’oubli de certaines informations, oubli d’autant plus simple que nous sommes amnésiques. Je suis amnésique, j’oublie les choses. Ma mémoire s’amuse à dissimuler arbitrairement mon passé et à me le rappeler uniquement lorsqu’elle en a envie. Elle se divertit en me faisant voyager entre noir et blanc, entre des vides et des pleins, ce qui fait de mon activité mnésique une tâche malaisée. J ’oublie les noms, les anniversaires, les évènements passés. Une sorte de brouillard se pose sur mes souvenirs. J ’oublie qui j’étais.

L’envie d’enquêter sur le sujet de la mémoire m’a soudainement effleuré l’esprit. Ma volonté consistait à comprendre et à expliquer – m’expliquer – ce qui se cache derrière ce soi-disant « archive personnel de l’ intangible ». Sans nécessairement trouver la solution ultime, mais plus modestement en proposant une clé de lecture en tant que designer. Car, pour être franc, j’ai pris l ’ habitude de me confronter quotidiennement à l’oubli et c’est beaucoup plus intéressant que ce que nous aurions pu croire. Souvenir, oubli, oubli, oubli, souvenir, souvenir, souvenir, oubli, souvenir, oubli, oubli, souvenir, oubli, oubli, oubli, souvenir, souvenir, oubli, oubli, souvenir, oubli, souvenir, souvenir, oubli, souvenir, oubli, oubli, oubli, oubli, oubli, oubli, souvenir, souvenir, souvenir, souvenir, souvenir, oubli, oubli, oubli, souvenir, souvenir, oubli, oubli, souvenir

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L’oubli, silencieusement, sans que l’écrivain ne s’en aperçoive, avait travaillé pour que le passé devienne quelque chose de très différent de ce qu’ il croyait se rappeler.

L’ange de la nuit, Giovanni Macchia

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Voilà, c’est fait. Le formulaire est en ligne. Si nous en sommes arrivés au point de solliciter l’ intervention de la bureaucratie, cela signifie qu’une quelconque incongruité au sein du sujet existait déjà depuis un certain temps. Nous qui avons inventé Big Brother, Facebook et la Glass House1. Nous qui avons tout fait pour ne pas être qu’un quelqu’un, mais le quelqu’un. Nous qui avons utilisé tous les moyens pour laisser une trace dans la mémoire collective. Eh bien : le formulaire du Droit à l’oubli est désormais en ligne2. L’oubli, ce trou de mémoire, cette force négative, synonyme de vide, d’absence, de creux, que nous craignons depuis la nuit des temps. Lorsqu’il est associé aux troubles de la mémoire, ainsi qu’à certains états pathologiques, comme l’amnésie3, l ’oubli nous effraie par ce pouvoir d’échapper à notre contrôle. Nous avons peur d’oublier, de nous oublier, d’être oubliés. Pourtant, l ’oubli existe et aujourd’ hui nous requérons son complet avènement, nous protestons pour en avoir le droit. Car, si d’un côté, nous l’avons revêtu, au fil du temps, d’une image négative ; de l’autre, nous avons toujours estimé avoir la plus totale liberté à son égard : le célèbre « tourner la page » ou le « billet sans retour ». La mémoire et l ’oubli. La mémoire contre l’oubli. Le besoin de faire lumière sur la relation sous-jacente entre ces deux entités, nous pousse à entreprendre un voyage dans l’ immatériel, dans le soi le plus enfoui. Nous, qui en tant que designers, sommes plus accoutumés aux sensations procurées par la matière et la forme, au jeu des références visuelles et à leur détournement, nous nous préparons à emprunter des notions à la neuropsychologie et à la philosophie afin de mieux appréhender notre sujet. Nous n’avons pas la prétention de nous substituer à Freud ou à Nietzsche, cela n’est aucunement notre intention. Nous souhaitons aborder, humblement, le thème de la mémoire afin de le soumettre, petit à petit, à notre expertise. D’autant que la transversalité est à l’ordre du jour dans le design, en passe de devenir le creuset de réflexion de notre société. A l’ heure où Patrick Modiano remporte le prix Nobel de littérature pour « l’art de

1 Johnson, Philip, Glass House, New Canaan, Connecticut, USA, 1949.2 Formulaire du « Droit à l’oubli » de Google faisant suite à l’arrêt de la Cour de justice européenne du 13 mai 2014. Téléchargeable online.3 L’amnésie est un état pathologique permanent ou transitoire, congénital ou acquis, de perte partielle ou totale de mémoire. Il peut être d’origine organique, fonctionnel ou comme un mécanisme de défense contre les souvenirs douloureux.

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la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation »4  ; Christian Boltanski dévoile son installation immersive dans «  la vie, la mort, la mémoire et l ’oubli, le passage inexorable du temps  » de la Fondation Louis Vuitton à Paris5 ; le chercheur John O’Keefe obtient le prix Nobel de médicine 2014 pour ses recherches qui pourraient « bénéficier dans dix ou vingt ans aux malades d’Alzheimer et aider à long terme à comprendre comment le cerveau fonctionne en général »6 ; quelle contribution pouvons-nous apporter du point de vue de la création industrielle ? Comment pouvons-nous, en tant que designers, considérer la mémoire ?

Nous conservons tous jalousement une boîte à photos, cachée au fond de l’armoire, que nous aimons à ressortir périodiquement à la lumière du jour et passer en revue ; ou bien un jouet qui nous rappelle notre enfance. De même, nous nous réjouissons lorsque nous saisissons dans la rue le parfum, celui-là même de notre gâteau préféré, que grand-mère nous préparait ; ou encore quand nous avons l’ impression de discerner les mêmes bruits feutrés que notre mère faisait le soir, en repassant les chemises de notre père, pendant qu’enfants, nous faisions semblant de dormir. Nous recourons quotidiennement à notre mémoire, en nous plongeant dans nos souvenirs, afin de trouver inspiration et réconfort dans les expériences passées, ainsi que dans les connaissances acquises. La mémoire nous permet d’établir un lien avec l’avant et de le conjuguer au maintenant. Or, dans ce fonctionnement apparemment linéaire, sous le signe de la continuité, quelle est la place de l’oubli ? Nous nous proposons ici de requalifier l’oubli en opposition à l’ image destructive qu’il lui a été attribuée au fil du temps, et de lui concéder un rôle neuf. D’autre part, qui d’entre nous n’a jamais souhaité, dans les bandes dessinées, que les « méchants » remportent enfin la bataille ? En effet, nous ne pouvons pas nous (re)souvenir des choses sans les avoir au préalable oubliées. Nietzsche disait que l’oubli permet à l’ homme de se libérer du passé pour se projeter dans le futur, vers l’après. Le fait même d’entreprendre un chemin insolite, de parler

4 « Le Français Patrick Modiano remporte le Nobel de littérature », Le Figaro, 9 octobre 2014, article consulté le 12 octobre 2014, www.lefigaro.fr5 Boltanski, Christian, 6 septembres, 2005, Paris, Fondation Louis-Vuitton, exposition en cours.6 Le Breton, Marie, Le Prix Nobel de médecine 2014 récompense la découverte du GPS du cerveau, Huffington post, 07 octobre 2014, article consulté le 12 octobre 2014.

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de la mémoire par le biais de ce qui a été constamment considéré comme son antagoniste, nous permettra sans doute de mettre en lumière des aspects inédits les concernant. Quitte ou double ?

Dans le premier chapitre de notre analyse, nous nous concentrerons sur la mémoire afin de mieux la caractériser et de faire un peu d’ordre sur ses principes de fonctionnement. Cela nous permettra de repréciser le rôle de l’oubli au sein même de la mémoire. Dans le deuxième chapitre, nous nous appuierons sur cette nouvelle configuration mnésique pour proposer un éloge de l’« outreoubli  ». Enfin, dans le troisième chapitre, nous essayerons d’employer les notions préalablement mises à jour, à l’ intérieur de la sphère du tangible, ce qui nous permettra de sortir du soi. Entre « disques vifs » et « mémoire morte », quel sera le dernier mot de l’oubli ?

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Je suis victime d’un inexorable désir de vengeance alors que mon moi le plus intime a renoncé à toute vengeance et à tout châtiment. Ce conflit intérieur me mène pas à pas à la folie. Lettre à Overbeck, Nietzsche

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I Une capacité [ presque ] illimitée

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ctrl + s

m é m o r i s e r

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/ Une capacité [ presque ] i l l imitée

Dans ce premier chapitre, nous nous apprêtons à introduire le sujet de notre mémoire, la mémoire (le lecteur nous pardonnera le jeu de mots), afin de définir son rôle, mesurer son potentiel et son utilité. La mémoire est à la base de la vie psychique de l’ homme en tant que témoignage des expériences passées dans les actes présents. Cependant son action peut être aussi appréhendée de manière plus globale : l ’ homme a besoin de mémoire comme fondement de son individualité, mais surtout en tant que rattachement à sa tribu. La phénoménologie de la mémoire se construira autour d’une question fondamentale : de quoi y a-t-il mémoire ?

La mémoire sera abordée dans ce premier chapitre de manière disruptive – ou de rupture – comme éternelle tension entre souvenir et oubli. Cette distinction, dérivée de celle que nous définissons comme dialectique du souvenir et de l’oubli, nous permettra de lui accorder un rôle flambant neuf. A l’encontre de son potentiel quasiment infini, il ne faudra pas négliger le pouvoir destructif de la mémoire vis-à-vis de notre être présent, les conséquences de sa possible perte. Faut-il craindre l’oubli ?

« Tout acte exige l’oubli »Généalogie de la morale – De l’oubli au bonheur, Nietzsche

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B e s o i n d e m é m o i r e

La mémoire, avec son potentiel et ses mystères, intrigue l’ homme, qui cherche à comprendre ses secrets les plus cachés. Comment pouvons-nous stocker un ensemble presque sans limites de données dans notre cerveau ? Pourquoi mémorisons-nous certains éléments et pas d’autres ? Dans quelle mesure ces informations influencent-elles notre quotidien ? Et – surtout – pour quelle raison avons-nous le sentiment de perdre ponctuellement la mémoire ?L’analyse du comportement humain, l’étude du cerveau, la pensée de la pensée  : ces sujets ont rempli des livres de philosophie, d’ histoire et de psychologie. Sans oublier la quantité de publications scientifiques, lesquelles ont toujours tenté d’accéder à la formule mathématique ultime se cachant derrière le laborieux fonctionnement de la mémoire. Car il est très difficile d’expliquer quelque chose d’ intangible, que l’on ne peut pas voir mais qu’on ressent pourtant très bien. Enfouie dans les zones cérébrales, dans des régions microscopiques, la mémoire dispose pourtant d’une capacité d’archivage illimitée. La révolution technologique des quarante dernières années – encore aujourd’ hui en plein essor – nous a transmis le concept de dématérialisation du savoir dont le contenu se trouverait emprisonné dans des « boîtes » à secrets. Clés USB, disques durs, cartes-mémoire  : ces dispositifs physiques nous donnent l’ impression de dominer ces données et de pouvoir en quelque sorte les toucher, les échanger et les utiliser volontairement. D’ailleurs, celles-ci sont objectivées et rendues mesurables en termes de capacité de stockage et de vitesse de récupération du contenu par exemple.

Tout cela ne s’applique pas à la mémoire, protagoniste dissimulé de l’activité psychique de l’ homme en tant que témoin des expériences passées dans les actes présents. En effet, si le comportement d’un être était conditionné uniquement par les stimuli actuels, d’origine organique ou externe, il ne serait pas considéré comme psychique. Le présent serait la seule dimension contemplée et, par conséquent, celui-ci aurait toujours une réaction identique face à la même situation. Or, la présence de la mémoire est le facteur qui différencie une réaction vitale d’une autre de type purement mécanique. L’être animal qui, à la différence des structures mécaniques, ne reste pas identique à lui même, mais au contraire évolue,

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vieillit, assimile et interagit avec l’environnement en fonction de son expérience. La mémoire permet d’organiser la sphère temporelle du comportement afin d’organiser les liens entre les évènements antécédents, apparus comme des traces, et les évènements actuels. Elle nous permet, de manière générale, de conjuguer l’avant et le maintenant. Le dictionnaire CNRTL, en accord avec cette introduction, définit la mémoire comme la «  faculté comparable à un champ mental dans lequel les souvenirs, proches ou lointains, sont enregistrés, conservés et restitués »1. Cette définition nous renvoie directement au fonctionnement de la mémoire qui s’opère à partir de trois mécanismes. Dans un premier temps, la mémoire se sert du processus d’enregistrement, ensuite, elle stocke et enfin, elle peut restituer. Elle utilise donc un code et un encodage. Par ailleurs, le mot souvenir est ici pour la première fois employé, ce qui nous amène en fin de compte à l’équivalence instinctive  : mémoire = souvenirs. S’agit-il d’une relation exhaustive  ? Qu’est-ce précisément que «  se souvenir » ? Pourquoi conservons-nous uniquement certains souvenirs ? Toutes ces questions vont être abordées dans les pages qui suivent.

Mais revenons à la mémoire elle-même. Si le lien entre cette dernière et l ’activité cérébrale de l’ homme se fait immédiatement, il est nécessaire d’élargir le champ d’observation pour s’apercevoir que tout est mémoire. La nature dans son infinie complexité nous offre un modèle bien évident. La mémoire comme fonction permet, à titre d’exemple, aux feuilles des végétaux de répondre élastiquement à toutes stimulations externes, suite à une carence d’eau ou de lumière. De fait, elles conservent leur structure cellulaire même en cas de complète déshydratation, si bien qu’elles peuvent par capillarité récupérer à posteriori leur stade de genèse. Des études sur ce phénomène de « résurrection » ont été conduites sur les Polypodium polypodioides, dont les feuilles ont une étonnante capacité de passer d’un état physique racorni en cas de totale sécheresse à leur état initial hydraté et allongé en présence d’eau2. Ce concept nous guide, plus en général, vers toutes ces structures, organiques et inorganiques, capables de garder une mémoire formelle. La recherche scientifique explore ainsi depuis un certain temps la piste selon laquelle même les matériaux ont une mémoire. Des métaux qui possèdent

1 Dictionnaire CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, www.cnrtl.fr2 Helseth, LE., Elastic response of the resurrection fern Polypodium polypodioides during rehydration, Applied Physics Letters, 2008, 92(4): p. 1-3.

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l ’élasticité du caoutchouc, des alliages qui absorbent les secousses sismiques, des barreaux capables de se déformer jusqu’à 8 % de manière réversible : ces « matériaux à mémoire » ont depuis essaimé dans différents secteurs, du biomédical à l’aérospatial.

Lorsque nous approfondissons ces questions, nous pouvons nous apercevoir de la façon dont le rapport entre la mémoire et l ’ homme-nature va bien au-delà de la relation simpliste de forme/fonction. Depuis toujours, l ’ interrogation sur son passé a poussé l’ homme à formuler des théories dans le but de justifier son existence sur la Terre. De fait, il a ressenti le besoin de chercher toute preuve d’antériorité, comme une aiguille dans une botte de foin, afin de légitimer sa pensée, faite d’ hypothèses et d’appétit de comprendre. Un exemple évident de cette tendance vient du domaine scientifique et du macroscopique. Un groupe de chercheurs de l’Université de Harvard a récemment détecté, pour la première fois depuis qu’elles ont été formulées dans la théorie de la relativité d’Albert Einstein, les ondes gravitationnelles primordiales. Ces ondulations de l’espace-temps, premier écho du Big-Bang, témoignent de la rapide expansion de l’univers dans la première fraction de seconde de son existence, phase baptisée par les physiciens « inflation cosmique », et valident par conséquent le postulat d’Einstein3. Il s’agit de la trace cosmique laissée par la grande explosion qui a marqué la naissance de l’Univers il y a 13,8 milliards d’années. La mémoire est conçue dans ce cas par l’ homme comme une démonstration de la compénétration du passé dans le présent, laquelle lui donne comme une légitimation de son être. Le fait de connaître ce qui l’a précédé lui donne le droit d’être et de plus confère du sens à son cheminement vers le présent. Il reste à souligner que la cohabitation entre passé et présent se fait de manière plus harmonieuse dans la nature, où l’avant et le maintenant s’entremêlent pour créer une symphonie chaotiquement agréable. Quel meilleur exemple de cette fusion que l’eau et sa capacité à garder l’empreinte de certaines propriétés des substances avec qui elle est entrée en contact. Formulée en 1988 par le chercheur Jacques Benveniste et reprise plus récemment par le professeur Luc Montagnier, prix Nobel de la médicine en 2008, la théorie de la « mémoire de l’eau »4 nous porte à nous interroger sur la capacité de l’eau, et de la nature en général, à porter

3 Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics, First direct evidence of cosmic inflation, 17 mars 2014 (page consultée le 01 octobre 2014), www.cfa.harvard.edu4 Benveniste, Jacques, Ma vérité sur la mémoire de l’eau, Paris, Albin Michel, 2005.

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témoignage de ses expériences précédentes et de son évolution.

L’exigence de basculer l’axe de réflexion vers la sphère de l’ immatériel5 devient à présent impérieuse afin de mieux se rendre compte de l’omniprésence de la mémoire. L’ homme en vient ici à reprendre son rôle de protagoniste et il devient de même indispensable de s’appuyer sur les disciplines de l’ intangible, comme la philosophie, la psychologie et la sociologie. Dans ce passage vers l’ immatériel, on se rend immédiatement compte des difficultés inhérentes au sujet. Si les neurologues et les mathématiciens ont su donner une explication fonctionnelle de la mémoire, beaucoup d’ interprétations contradictoires ont été proposées sur son essence. Philosophes et écrivains en tout genre se sont largement interrogés sur la valeur des capacités mnésiques, mariage de pensée et d’action, qui caractérisent notre comportement. Le simple fait d’écrire, pour fixer dans le marbre ou sur le papier, dans un livre ou une clé USB, ce qu’on pense à un moment donné a déjà quelque chose à voir avec le besoin de laisser une trace et – de manière paradoxale – avec la crainte d’une perte. Car la mémoire pour l’ homme est, avant tout, un besoin. Celui d’avoir un passé, de se confronter à une histoire. Si précédemment ce lien avec l’avant a été introduit comme justification, autrement dit comme argument utilisé par l’homme pour expliquer le maintenant et ses théories, le concept en vient ici à incarner la nécessité humaine de lien à la communauté. L’ histoire – et plus proprement le sens historique – repose sur le besoin de l’ homme de partager avec son environnement une mémoire collective comme fondement d’attache au groupe et à la société. Maurice Halbwachs, insistant sur la dimension sociale de la mémoire, affirme que « si nous examinions d’un peu plus près de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que, très certainement, le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis, ou d’autres hommes nous les rappellent »6. Pierre Nora précise : « la mémoire collective est ce qui reste du passé dans le vécu des groupes, ou ce que les groupes font du passé »7. Cette dernière interprétation nous invite à réfléchir à la façon dont l’ histoire, la méthode historique et l ’ idée

5 Le mot « immatériel » est ici employé dans sa première acception de « qui n’est pas formé de matière, n’a pas de consistance matérielle ». Définition du Grand Robert de la Langue Française, deuxième édition, Dictionnaire Le Robert, Paris, 2001.6 Halbwachs, Maurice, Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994, p. 6.7 Le Goff, Jacques, La nouvelle histoire, Paris, ouvrage collectif publ., 1978, p. 398.

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d’une valeur sociale à l’ histoire, se fondent sur des traces plutôt que sur des évènements, dans le but de procurer aux hommes un sentiment d’appartenance et un passé commun. Il existe, probablement, dans ces traces une autre vérité, plus complexe, une autre dimension. Les monuments, les journées de commémorations, les différents lieux de mémoire symbolisent matériellement ce besoin collectif de lien et d’unité. Sur ce point, nous pouvons mentionner le Musée du 11 Septembre inauguré cette année à New York en mémoire de la tragédie qui a bouleversé les Etats-Unis en 2001. Entre objets physiques et témoignages vidéo et audio, appréciations et critiques, ce lieu ouvre les portes à certaines questions  : est-il nécessaire de garder la mémoire du passé à tout prix ? Quel rôle jouent les Etats dans l’écriture de l’ histoire ? S’agit-il d’un devoir moral plutôt que d’un besoin ? Cette dernière ouverture sera reprise et approfondie dans la suite de ce mémoire.

A la frontière de la mémoire collective, il subsiste une marge de manœuvre et la possibilité d’exprimer notre personnalité et nos choix, revêtant valeur et signification, de raconter notre propre histoire  : la mémoire individuelle. Il est complexe d’établir une ligne de partage nette entre mémoire collective et individuelle car elles dépendent l’une de l’autre. De fait, la mémoire individuelle pourrait être conçue comme l’effet de la superposition et de l’ interaction entre nos expériences et celles d’autrui, à travers un échange constant et sous-entendu, qui ne fait pas toujours l’objet d’une volonté unique, explicite et consciente. Dans cette première définition, l’ individu est assimilé au collectif, il se fond dans sa tribu8. Cependant, nous développerons davantage la spécificité de la mémoire individuelle dans les pages qui suivent, et l ’ idée de l’ homme en tant qu’unité se plaçant à côté du collectif prendra alors un rôle capital. Nous évoquerons ainsi la mémoire individuelle au sein de la mémoire collective. Concrètement, si jusqu’à présent nous avons caractérisé la mémoire comme forme et fonction, comme défense et besoin et, enfin, comme lien anthropologique de l’ homme en tant qu’« animal social et de langage »9 nous tenterons dorénavant en changeant de paradigme,

8 Maffesoli, Michel, Les temps des tribus : le déclin de l’ individualisme dans les sociétés postmodernes, Paris, Ed. Le livre de Poche, 1991. La notion de « tribu » introduite par Michel Maffesoli en 1988 désigne, de manière idéal-typique, la réunion d’un groupe donné autour d’ images qui agissent comme des vecteurs d’une communauté en ce qu’elles permettent « d’éprouver des émotions en commun ». Ces images il les assimile à des « totems de rassemblement ».9 Aristote, La Politique, Paris, Vrin, 1995, p. 29.

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de rentrer dans la sphère la plus intime de la Psyché. Il ne s’agit pas d’une tentative de simplification de la tâche, mais au contraire de renverser ce rapport et l ’affirmation voulant que la mémoire individuelle soit le fruit de la mémoire collective. Inversement, nous inspirant de la démarche du sociologue M. Weber10, cette dernière sera perçue comme la somme des mémoires individuelles, ou plus précisément la généralisation de ce qui s’applique au particulier. Or, si la mémoire collective requiert une approche plutôt historique et sociologique, la mémoire individuelle nous conduit vers les domaines de la psychologie et de la philosophie morale11. Nous en analyserons ainsi deux conceptions différentes, selon qu’on la considère d’un point de vue purement fonctionnel ou bien dans une relation à la perception et aux manifestations conscientes et inconscientes de l’ intellect humain.

La définition du dictionnaire CNRTL, rappelée précédemment, nous a conduit à une explication brute de la fonction de la mémoire  : encodage, stockage et récupération. La mémoire est avant tout un mécanisme, en lien avec le cerveau, qui choisit de conserver, ou de perdre, les données auxquelles le corps est confronté. L’analogie ici suggérée avec le cerveau, a conduit, au fil du temps, à mélanger et fusionner la mémoire avec la notion d’ intelligence. A ce propos, Pascal disait que la «  la mémoire est nécessaire pour toutes les opérations de la raison »12, en faisant de la mémoire une substance grise13. Toutefois, l ’équation mémoire = intelligence, comme celle préalablement formulée de mémoire = souvenirs, est réductrice car la mémoire est aussi à la base de l’ identité de l’ homme et de son affectivité, en corrélation avec la sphère sensorielle et émotive. Ce lien entre la mémoire et les sens, ainsi qu’avec nos émotions, nous amène à une vision allant au-delà du simple mécanisme, dépassant toutes les

10 Max Weber (1864-1920), économiste, sociologue et philosophe allemand, a voulu construire la sociologie sur le primat de l’ individu, et non sur la société conçue comme une entité en soi, car d’après lui, l ’élément caractéristique de l’activité sociale ne réside pas dans « la simple similitude du comportement d’une pluralité d’ individus ». Source : Encyclopédie Larousse [en ligne].11 La philosophie morale, ou éthique, terminologie forgée par Aristote, est la branche de la philosophie qui s’occupe du comportement humain, politique, juridique ou moral.12 Pascal, Blaise, Pensées, Paris, Gallimard, 1954, p. 1115.13 La «  substance grise  » est, en biologie, la «  partie du système nerveux constituée du corps cellulaire des neurones, c’est-à-dire là où sont reçues, traitées, intégrées les informations électriques, avant d’émettre une réponse ». Donc matière grise, mémoire grise. Définition du Grand Robert de la Langue Française, deuxième édition, Dictionnaire Le Robert, Paris, 2001.

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idées préconçues, pour nous orienter vers le champ de sa véritable essence. «  La mémoire, comme nous avons essayé de le prouver, n’est pas une faculté de classer des souvenirs dans un tiroir ou de les inscrire sur un registre. Il n’y a pas de registre, pas de tiroir, il n’y a même pas ici, à proprement parler, une faculté, car une faculté s’exerce par intermittences, quand elle veut ou quand elle peut, tandis que l’amoncellement du passé sur le passé se poursuit sans trêve. En réalité, le passé se conserve de lui-même, automatiquement. Tout entier, sans doute, il nous suit à tout instant »14, expliquait Bergson, insistant sur le lien entre la mémoire et la sphère temporelle. Ici, la mémoire est conçue comme procès d’un passé incessant qui se renverse dans le présent pour bâtir une identité dynamique de l’ individu.

Nous nous sommes persuadés, au fil de ces premières pages, que tout est mémoire, que nous sommes mémoire, que ces paroles-mêmes sont mémoire, d’où l’importance du sujet. Cependant, c’est ici que notre réflexion s’ infléchit, que les questions émergent et le discours se complexifie. La mémoire devient le mécanisme d’ identité de l’ homme. Nous essaierons, dans les pages suivantes, de décomposer le sujet grâce à une approche disruptive15, en vue d’apporter – dans la perspective sensible du designer – quelque chose de neuf. Qui ne sera pas la réponse, mais simplement l’exorde à de nouvelles investigations.

14 Bergson, Henri, L’Evolution Créatrice, La durée, Les Echos du Maquis, édition électronique, 2013, p. 5.15 Le terme « disruptif » est normalement associé à l’ouverture brusque d’un circuit électrique. Ici, il prend la signification de rupture vis-à-vis d’une idée ou d’une valeur qui est idéologiquement acceptée par la collectivité dans le but d’en bâtir une nouvelle représentation. Autrement dit, détruire pour reconstruire.

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la mémoire des villes

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L a d i a l e c t i q u e d e l a m é m o i r e

La dichotomie, signalée dans le paragraphe précédent, entre fonction et essence de la mémoire nous a menés vers une complexification du sujet et, en définitive, vers l’abstraction du «  tout est mémoire  ». Nous reprendrons à partir de là l’étude expérimentale de son fonctionnement, ce qui nous permettra de nous apercevoir que cette clarté véhiculée par les différents modèles que la neuropsychologie nous a proposés peut être, au contraire, à l’origine d’une certaine confusion. L’objet de la mémoire, précédemment indiqué sous le nom de « donnée » ou – si on fait appel encore une fois à la définition du CNRTL – de « souvenir », sera dorénavant désigné comme trace. La notion de trace sera reprise et explicitée au cours du paragraphe. Cette conception nous permettra d’éclairer celle préalablement exposée comme la conjonction des évènements passés et présents : de fait, il s’agit plutôt d’une modification – et donc d’un mécanisme – que le passé laisse derrière soi et qui, de manière active, influence le maintenant. L’étude expérimentale de la mémoire comporte l’examen, en première instance, en vue de comprendre comment ces traces se forment et s’organisent. Cette première phase, dans laquelle l’ individu retient certaines réponses suscitées par les exigences de la situation, est plus proprement nommée fixation. Ensuite, il y a une phase de rétention, poursuivie dans un période de temps plus ou moins étendue, qui permet d’archiver, de manière latente, ce qui a été mémorisé. Le contenu de cette séquence de stockage ne peut pas être directement examiné car il est impossible de savoir à priori ce que le sujet mémorise. En revanche, il est possible de saisir l ’effet de ce contenu lors de sa récupération – ou actualisation – lorsque les conduites mnésiques deviennent observables. Autrement dit, nous nous rendons compte de comment l ’ individu a retenu un certain contenu uniquement lorsqu’il s’en souvient. En parlant de mémoire, nous venons d’employer, pour la seconde fois, le mot «  souvenir  » sans en avoir encore éclairci la signification – ce que nous ne tarderons plus à faire. Hermann Ebbinghaus fut le premier à observer des paradigmes expérimentaux dans l’étude de la mémoire, corrélatif à ce besoin de passer à l’acte, à la pratique, afin de découvrir son action et son efficacité. De

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fait, l ’ homme prend fondamentalement conscience de la présence de la mémoire quand il réactualise une trace antérieurement agencée dans ce réticule de relations se trouvant dans son cerveau. Nous éprouvons le ressenti de notre activité mnésique lorsqu’on se rappelle un lieu visité auparavant ou le nom de notre voisin croisé précédemment, quand on feuillette les vieux albums photos, ou lorsqu’on enregistre dans notre tête un numéro de téléphone sans se servir d’un aide-mémoire. Toutefois, il s’agit là encore d’une énième interprétation simpliste de la mémoire – particulièrement après avoir affirmé que tout est mémoire – qui ne fait lumière ni sur son objet ni sur son essence.

Mais repartons des modèles neuropsychologiques de la mémoire afin d’essayer d’y voir plus clair. Les modèles, réponses de l’ homme à sa soif de tout expliquer, de tout archiver, bien qu’ils ne soient que des représentations schématiques, dégagent parfois de nouveaux axes de réflexion et mettent en évidence des creux, des incertitudes, qui génèrent de la tension. Dans la représentation communément acceptée – dévoilée par Atkinson et Shiffrin en 1968 – on distingue trois types de mémoire16 : la mémoire sensorielle, ou registre sensoriel (RS), la mémoire à court terme (MCT) et la mémoire à long terme (MLT). Le registre sensoriel conserve fidèlement, mais très brièvement – sa durée, de fait, est estimée de l’ordre de quelques centaines de millisecondes – l’ information apportée par les sens. Les traces sensorielles sont retenues de manière sélective, autrement dit, ce sont uniquement les informations signifiantes et qui ont attiré notre attention, qui sont mémorisées. Cependant, l ’ homme retient aussi d’autres stimuli17 de manière non sélective ou inconsciente. Cette mémoire constitue un passage indispensable pour le stockage dans la mémoire à court terme, dans laquelle l’ information est conservée par nos sens suffisamment longtemps – environ 30 secondes – pour être utilisée. La capacité de stockage de la MCT est limitée et varie en fonction de certaines conditions. La trace, suite à sa réélaboration dans la mémoire à court terme, sera postérieurement conservée pour un temps indéfini – de quelques minutes à toute notre vie – et en quantité illimitée dans la MLT.

16 Atkinson, R. C., Shiffrin, R. M., Human Memory: a proposed system and its control process, Standford University, 1968.17 Un « stimuli » est défini par le Dictionnaire de la Langue française Le Littré comme « tout ce qui est de nature à déterminer une excitation dans l’économie animale ». Version du dictionnaire online, dernière modification le 21 septembre 2014, www.littre.org

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Si cette stylisation mécanique de la mémoire sommairement exposée d’un côté semble expliquer son fonctionnement, de l’autre, elle nous conduit vers de nouvelles considérations. Premièrement, les trois registres se distinguent ici, tant par leur aptitude chronologique d’ intervention, que par la capacité de stockage d’ informations et la durée temporelle de conservation de la trace elle-même. L’analogie avec les dispositifs technologiques de stockage, comme les disques durs ou les iPods, devient à présent plus explicite. Cette corrélation implique le besoin rationnel de l’ homme de quantifier, de vouloir ordonner par le biais des chiffres  : 2,5 péta-octets (un péta-octet correspond à un million de giga-octets) serait la capacité mémorielle estimée de notre cerveau18. Mais ce n’est pas tout. Nos neurones ont une capacité extraordinaire de se combiner, chacun contribuant à emmagasiner une quantité démesurée de traces, de sorte que nous pouvons finalement accorder à notre mémoire une capacité illimitée. Ses frontières sont inconnues. Toutefois, avons-nous vraiment ce ressenti d’être en possession d’une faculté si démesurée  ? Et en général, l ’ homme n’a-t-il pas constamment la sensation de se rapprocher des limites de la mémoire et de pénétrer petit à petit dans cette sphère qui contemple l’ inconnu et l’oubli ?

Nous évoquons communément, comme possible justification, le mythe de l ’utilisation incomplète du cerveau19, selon lequel la majorité des êtres humains utiliseraient seulement dix pour cent de l’activité potentielle du cerveau. La toute dernière œuvre du réalisateur français Luc Besson, sortie sous le nom de Lucy20 – hommage au surnom du premier fossile humain retrouvé en Ethiopie – nous montre cinématographiquement les effets hypothétiques d’une utilisation graduellement complète de tous nos neurones. L’ homme acquerrait, conformément à cette hypothèse de science-fiction, des pouvoirs incommensurables, notamment la récupération de toutes les traces dissimulées dans sa mémoire, comme celles de la propre naissance. Un triomphe des sens, qui l’amènerait en définitive à se détacher totalement de la vie physique, tout en saisissant son essence ultime. Les troubles de mémoire dont il sera

18 W. Williams, Robert, Herrup, Karl, The Control of Neuron Number, Yale University School of Medicine, 2001. Originalement publié dans The Annual Review of Neuroscience, 1988, p. 423-453. 19 Boyd, Robynne, Do people only use 10 percent of their brain  ?, Scientific American, 7 février 2008 (page consultée le 28 septembre 2014), www.scientificamerican.com20 Besson, Luc, Lucy, EuropaCorp, France, 2014.

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encore question dans les pages qui suivent, ne seront toutefois en aucun cas attribués à un usage « défectueux » car partiel des facultés cérébrales, puisque ce dernier, mythe ou vague conjecture, ne présente pas un solide support dans cette recherche. Cela n’empêche pas de fantasmer brièvement sur cette théorie.

Repartons ainsi de la notion de sens pour constater comment le modèle d’Atkinson et Shiffrin suggère, entre autres, une relation primordiale entre la mémoire et la sphère sensorielle. De fait, le registre sensoriel assure une continuité dans l’environnement, à travers les cinq sens, et confère une signification à la stimulation enregistrée. La « mémoire sensorielle » permet de codifier de façon directe l’ input extérieur et de le stocker ensuite dans des sous-registres qui conservent à la fois les informations visuelles – nous parlerons alors de mémoire iconique – et auditives – mémoire échoïque. Les données liées aux autres sens sont également archivées et autorisent, à travers la combinaison des perceptions, l ’ identification de l’ information. L’ importance de cette interdépendance entre la mémoire et les sens, ici décrite comme à l’origine de tous phénomènes mnésiques, sera reprise successivement dans une optique plus large et ne se limitant plus à une démarche strictement fonctionnelle. L’ interaction entre les processus perceptifs, reliés aux sens, et mnésiques, introduit pareillement la notion d’attention sélective et, par extension, de mémoire sélective. L’attention sélective est à la base du phénomène qui conduit l’ individu à favoriser la rétention de certaines stimulations provenant du monde physique (attended messages) au détriment d’autres (unattended messages). A titre d’exemple, nous pouvons mentionner l’écoute dichotique. Lorsque nous nous trouvons dans un lieu public, nous prêtons attention premièrement au discours de l’ interlocuteur en face de nous, mais aussi à l’environnement concerné par notre champ d’appréhension sensorielle. Nous favorisons alors l’enregistrement des informations contenues dans le dialogue, tout en restant vigilants à ce qui nous entoure. Une preuve de ce phénomène est bien le fait de « dresser l’oreille » si nous entendons notre nom prononcé par quelqu’un dans l’entourage. La capacité cérébrale de sélectionner les stimuli permet, entre autre, d’expliquer la transition de la trace du registre sensoriel vers la mémoire à court terme. L’ homme peut donc faire un écrémage des sollicitations du monde extérieur à la suite de cette capacité sélective de son attention d’effectuer un choix des traces à codifier. Par analogie avec l’attention, nous avons le sentiment qu’un tri – plus ou moins volontaire – des traces est réalisé par notre mémoire. La mémoire est ainsi sélective. Toutefois,

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elle possède la capacité de se nourrir de tout, à commencer par ce à quoi nous ne prêtons qu’une attention distraite ou discrète. La mémoire semble être capricieuse dans sa sélection. De fait, pourquoi retenons-nous uniquement certaines traces  ? Que faisons-nous de ces données enregistrées par la mémoire mais qui n’ont pas été repérées par notre attention ? Est-il possible de dissimuler volontairement et de manière définitive les traces mnésiques ? Ces questions mènent sans détour au cœur de notre recherche et, de manière indirecte, au besoin de faire de la clarté sur l’objet de la mémoire, désigné jusqu’à présent comme trace, donnée ou encore comme souvenir. Nous nous sommes principalement intéressés jusqu’ici au comment de la mémoire en tant que mécanisme, à présent l’ interrogation gravitera autour du problème : de quoi y a-t-il codification, dans la pratique, au sein de notre mémoire ? Après ce cheminement qui nous a conduits à nous attacher aux fondements de la neuropsychologie, nous nous apprêtons maintenant à nous pencher sur ce qui représente l’objet ultime de la mémoire, dont nous n’avons pas encore donné de définition exhaustive. Nous ferons appel à la philosophie et à la psychologie – celles-ci ayant été préalablement définies comme disciplines de l’esprit – sans négliger l’étymologie et le sens commun. En effet, nous avons été, jusque là, assez vagues sur cet objet de la mémoire, nous référant à la seule notion de trace. Le chemin parcouru a permis, entre autres, de constater comment ce contenu, bien qu’illimité, est expérimentalement inaccessible sinon dans sa phase de récupération. Or, l ’ idée même de trace mérite également d’être éclaircie puisqu’elle ne contient pas une seule acception mais plusieurs. Nous sommes maintenant prêts à prendre une nouvelle direction.

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La mémoire comme ensemble de traces-image. Tout le monde a fait l ’expérience d’une trace de pas dans le sable ou de l’estampille d’encre laissée sur le papier par un tampon. La marque de l’empreinte est directe  ; ou «  à court terme  » pour employer la définition du «  dictionnaire de la mémoire  »  : d’un simple contact naît une forme. La trace ne propose pas une copie exacte, pourtant elle suggère l’ image d’un objet disparu et d’une présence antérieure. Elle témoigne d’un événement ayant eu lieu dans le passé. Cependant, si d’un côté il y a dans la trace produite une ressemblance à l’« original », de l’autre, étant une symétrie de la représentation, elle génère une différence. Nous sommes donc amenés à la notion de mimêsis21, de copie et d’ imitation, de traduction et d’appropriation. La trace présente le témoignage d’une action qui a eu lieu dans une dimension spatio-temporelle autre que celle de la perception, un passage énigmatique, d’un mouvement originel. Elle est, donc, l ’emblème d’un acte passé, qui pourtant trouve sa manifestation dans le maintenant. La trace implique elle-même dans son essence la notion du temps, car elle évolue, elle s’enrichit, elle prend progressivement de nouvelles formes. Le lien entre la mémoire et la trace se fait, à présent, remarquablement clair. A l’évidence, les deux renvoient à la sphère temporelle en tant que conjonction entre l’avant et le maintenant. Cette corrélation devient encore plus limpide si nous nous référons à l’étymologie du verbe hébreu « zekher », dont la signification renvoie à la fois à l’acte de « se souvenir » (réapparition de l’esprit d’un évènement passé) et de « graver » (action de laisser une trace dans le temps). « Ma mémoire avait enregistré chacune de ses phrases, comme une cire molle prend l’empreinte du sceau »22 écrivait M. Petiot. Toutefois, si la trace semble liée à la sphère du matériel et de l’acte pratique de laisser une marque concrète que nous pouvons percevoir à travers les sens – en plus spécifiquement par la vue – la mémoire entreprend un voyage dans l’ intangible, dans l’essence des choses. En allant plus loin, nous pouvons saisir les deux notions comme appartenant à la même dimension, pour parler de « trace-image ». L’ image évoque de même la représentation mentale et intangible de la réalité, ainsi que l’ idée de ressemblance et d’appropriation, d’ imagination. La mémoire sera donc définie comme ensemble de « traces-image » dont « beaucoup nous échappent, beaucoup

21 Le dictionnaire CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, définit la « mimêsis », du grec imitation ou mimétisme, comme « tout phénomène de ressemblance plus ou moins volontaire, de communion, d’identification avec un modèle ».22 Petiot, Marcel, Mort, où est ta victoire ?, Paris, Plon, 1967, p. 376.

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disparaissent, quelquefois même sous nos yeux. Certaines transparaissent, d’autres crèvent les yeux. D’autres ont disparu depuis longtemps, mais quelque chose nous dit qu’elle demeurent, enfouies, repérables, par quelque détour archéologique du désir ou de la méthode »23. Dans quelles circonstances pouvons-nous effacer, ou perdre, certaines traces ? Et surtout, si la trace est considérée comme un marquage, par quel moyen pouvons-nous la récupérer bien qu’ayant disparue ?

Après avoir eu la fugace impression d’avoir saisi l ’objet de la mémoire, voici d’autres questions qui nous traversent l’esprit. De fait, une trace ne peut pas être récupérée, de manière réversible, lorsqu’elle a disparu. Au contraire, elle se modifie avec le temps jusqu’à s’évanouir de façon définitive. Tout cela laisse inexpliquée cette sensation ressentie lorsque nous retrouvons, à l’ identique, une donnée que nous considérions comme effacée. La nécessité d’ introduire le souvenir est devenue maintenant inévitable. Bien qu’il ne constitue pas une représentation exhaustive de l’objet mnésique, le concept de trace-image sera régulièrement employé, au fil de notre mémoire, afin de nous aider à expliciter notre raisonnement.

Mémoire = souvenir(s). Reprenons notre discours par le biais de l’étude étymologique du terme mémoire afin de découvrir de nouvelles indications dans la poursuite de son objet. Suite à cet examen, nous constatons à quel point sa double origine est porteuse de deux notions auxquelles nous avons préalablement fait allusion  : premièrement, l ’étymologie grecque – mnêmê, d’où provient mens, «  l ’esprit  » – réduite par métonymie aux seuls phénomènes et facultés mentales, invite à considérer la mémoire exclusivement comme une fonction générale du système nerveux. Au delà de cette vision matérialiste, particulièrement défendue par les neurologues, se situe la théorie spiritualiste vers laquelle le mot «  esprit  » nous renvoie aussitôt et c’est encore une fois Henri Bergson qui semble devoir nous fournir des remarques intéressantes pour la suite. « Il ne peut y avoir dans le cerveau une région où les souvenirs se figent et s’accumulent »24, affirme-t-il dans Matière et Mémoire (1896), en soutenant la thèse que les traces mnésiques ne peuvent pas être archivées dans le cerveau, dont le rôle serait

23 Didi-Huberman, Georges, La Ressemblance par contact, Paris, Edition de Minuit, 2008, p. 11.24 Bergson, Henri, Matière et Mémoire, Paris, Felix Alcan, 1929, p. 134.

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exclusivement de les récupérer. La mémoire revêt ici une dimension plus profonde, non plus purement fonctionnelle, mais elle devient l’emblème de l’ identité-même de l’ homme. L’étymologie latine du terme mémoire « memor, oris », qui a donné le préfixe mémo, nous reconduit directement au fait de « se souvenir » et, plus généralement, au souvenir comme objet de la mémoire. En effet, l ’acception commune semble nous inciter à cette représentation, équivalant au paradigme mémoire = souvenirs. La mémoire serait donc composée d’un ensemble de souvenirs, où nous discernons une entité élémentaire, le souvenir. Ce dernier, pour recourir aux notions de la neuropsychologie, se constitue aussi d’un encodage qui est traité et codifié dans les zones corticales de notre cerveau, lesquelles dissocient l’objet à mémoriser de son contexte. Le lien entre ces deux composantes se renoue au niveau de l’ hippocampe pour façonner un seul souvenir. L’ hippocampe serait, ainsi, le domicile de notre mémoire, en tant que fonction, et de ses objets, les souvenirs. Encore un fois, cette relation mémoire = souvenirs paraît confirmée par l’usage et l ’emploi de ces deux termes sans réelle distinction. Par ailleurs, nous remarquons que, dans la langue anglaise, un seul vocable désigne à la fois la mémoire et le souvenir – le mot « memory », à ne pas confondre avec «  souvenir » qui se réfère aux objets vendus aux touristes. Enfin, nous mémorisons des souvenirs que nous fixons, retenons et récupérons par l’intermédiaire de nos facultés mnésiques.

La complicité entre le souvenir et la mémoire, subodorée dès notre définition préliminaire de cette dernière, semble à présent revêtir un rôle fondamental dans l’explication des dynamiques mnésiques. Or, si le souvenir était totalement assimilé aux concepts de données ou d’objet archivé, comme nous venons de le supposer, notre activité mnésique pourrait être comparée à celle d’un ordinateur. Les régions de l’ hippocampe seraient par conséquent une sorte de disque dur de mémoire. Pourtant, comme nous l’avons affirmé précédemment, la mémoire humaine ne fonctionne pas mécaniquement, ne reste pas égale, identique à elle même, elle évolue, assimile et interagit avec son environnement. Par ailleurs, l ’équivalence mémoire = souvenirs n’explique pas, comme dans le cas de la trace, ces « refus du fonctionnement de la faculté psychique, de la faculté du souvenir »25. D’où provient alors cette

25 Freud, Sigmund, Psychopathologie de la vie quotidienne, L’oubli des noms propres, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1922, p. 5.

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sensation de perte et de creux ? Comment pouvons-nous expliquer cette absence ? Le souvenir n’existerait pas sans l’existence de son pendant antinomique, l ’oubli.

Mémoire = souvenir(s) + oubli(s). La poursuite de l’objet ultime de la mémoire, définie comme le mécanisme régulant la dimension psychique de l’ homme, nous emmène en définitive vers ce que nous définirons comme la dialectique du souvenir et de l’oubli26, la dialectique de la présence et de l’absence. « L’oubli ne serait donc pas à tous égards l’ennemi de la mémoire »27, au contraire, il vient, conjointement au souvenir, répondre à la question du quoi posée par la mnêmê. C ’est dans l’atteinte à la fiabilité de la mémoire que la présence de l’oubli est déjà ressentie. De fait, nous pouvons constater qu’il est posé implicitement dans la « mémoire sensorielle » et la « mémoire sélective » abordées précédemment. Certaines traces ne sont pas retenues par les sens, certaines sont difficilement codifiées, d’autres encore sont mémorisées sans leur prêter attention. Dans ce raisonnement dialectique, la thèse, le souvenir, et son antithèse, l ’oubli, sont mises en question conjointement. L’un comme ennemi de l’autre et, en même temps, nécessaire à la survie de l’autre. De fait, il n’y aurait pas de souvenir sans la possibilité de pouvoir le perdre, de l’oublier. Pour reprendre la notion de trace, elle n’existe qu’en rapport au vide autour d’elle. La trace suggère l’ idée de perte par définition, en tant que copie ressemblante mais imparfaite d’un modèle. Elle insuffle un sentiment d’absence. Nous venons à présent de briser cette relation qui a longuement condamné l’oubli, en en faisant un adversaire de la mémoire. L’oubli, est ainsi devenu l’objet de la mémoire au même titre que le souvenir. D’ailleurs, pareillement à la mémoire, le système souvenir/oubli est intimement lié à la temporalité. L’oubli dissimule et détient une vérité intrinsèque peut-être plus ressentie, mais infiniment moins repérable. L’oubli est le corrélatif à cette sensation de flou et de perte. Il est à l’origine du besoin de tant de béquilles à la mémoire, de mémoires d’appoint, que l’ homme ressent au quotidien. Car si tout est mémoire, tout est aussi oubli. «  Tout acte exige l’oubli comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière

26 Le terme « dialectique » doit être entendu comme « le procédé logique, qui tantôt décompose l’unité en ses éléments naturels, tantôt ramène la multiplicité à l’unité ». Définition du Dictionnaire Littré, op. cit.27 Ricoeur, Paul, La mémoire, l’ histoire, l ’oubli, Paris, Edition du Seuil, 2000, p. 537.

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mais aussi l ’obscurité »28, a dit Nietzsche, qui comme nous allons le voir, a amplement soutenu la thèse – ou antithèse, quand bien même le souvenir conserverait son rôle de personnage principal - de l’oubli. Le philosophe justifie ainsi son omniprésence en ajoutant «  imaginez l’exemple extrême : un homme qui serait absolument dépourvu de la faculté d’oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu’un devenir ; celui-là ne croirait pas à sa propre existence, il ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du devenir »29.

Le fait de mettre en lumière le souvenir, comme force positive et porteuse de sens et de lien, produit des ombres ou obscurités dans les champs alentours, résidus de cet éclairage projeté. Comme une trace laisse de l’ inoccupé – vide ou plein, en creux ou en relief – autour d’elle, ainsi un coup de projecteur plonge dans l’ombre tout ce qui l’environne. Mais c’est dans cette obscurité que nous nous apprêtons à pénétrer. Obscurité à l’origine de la lumière. Car si l ’accent a été mis sur la célébration de la mémoire en tant que souvenir, il est temps dorénavant de le placer sur l’oubli. Toutefois, si l ’oubli est agissant au sein même de la mémoire, et alors que nous avons affirmé que « tout est mémoire », la question qui se pose devient : y aurait-il une non-mémoire ?

28 Nietzsche, Friedrich, Considérations intempestives, II, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 1.29 Nietzsche, Friedrich, Seconde considération inactuelle, I, Les Echos du Maquis, édition électronique, 2011, p. 7.

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« M é m o i r e o u b l i e u s e » :  à l ’ é p r e u v e d e l a p a t h o l o g i e

La mémoire est porteuse de tension, malgré cela elle nous entoure, elle (sur)joue avec notre pensée, elle est architecte de liens, tant individuels que collectifs, avec le passé, avec l’ histoire. La mémoire nous permet de remonter le temps. Sans elle, notre conscience serait impossible, chaque être humain édifierait son identité sur du sable. Selon Nicolas Grimaldi, « si la conscience n’avait pas de mémoire, si le temps passé s’abolissait radicalement à mesure qu’il passe, la conscience effarée en resterait toujours au bégaiement du premier instant et le temps ne deviendrait pas : il n’y aurait ni temps ni conscience. Au contraire le désir et le temps n’existent que parce que chaque instant y hérite du passé pour produire l’avenir »30. Pourtant, nous ne retenons pas toutes les traces, tous les souvenirs de la même manière. Ils changent, ils se relient mutuellement, ils évoluent. Ils sont oubliés. La mémoire nous renvoie au monde des choses absentes, monde de la culture, du souvenir et de l’oubli, ainsi qu’à celui des non-choses, qui n’ont jamais existé dans la sphère sensorielle, que seulement la pensée peut contempler. Cette tension dont la mémoire est porteuse est la répercussion d’un conflit qui a lieu aussi en elle-même, entre le souvenir et l ’oubli. La mémoire est constamment investie, ce que nous avons défini précédemment comme dialectique du souvenir et de l’oubli, par la présence et l ’absence. Or, «  le lien entre oubli et souvenir ne signifient pas qu’il s’agit d’un seul et même objet, à double polarité par exemple, mais bien de deux entités qui s’ influencent mutuellement  »31. Les frontières entre ces deux éléments sont perméables car elles ne sont pas nettes, tout comme d’ailleurs les contours de la trace mnésique en général sont flous. Au final, il faut retenir le fait que l’oubli ne revêt pas un rôle antagoniste à la mémoire – comme nous sommes portés à le croire – mais, au contraire, il en représente l’objet autant que le souvenir. Ce paradigme disruptif est bien au fondement de ce mémoire.

30 Grimaldi, Nicolas, Le désir et le temps, Paris, Presses Universitaires de France, 1971, p. 83.31 Kipman, Simon-Daniel, L’oubli et ses vertus, Paris, Albin Michel, 2013, p. 200.

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Si nous nous référons au sens commun, nous sommes conduits à connoter – et quasiment à dénoter – le souvenir et l ’oubli de manière antithétique. Ces entités, en dépit de leur réciprocité, semblent deux polarités antagonistes au sein de la mémoire. Si le souvenir est perçu comme une force positive, une énergie vitale qui inonde notre esprit et qui rattache à nous nos expériences antécédentes, l ’oubli, au contraire, porte la marque d’une force négative, synonyme de vide, d’absence, de rien. Une énergie qui nous conduit vers l’obscurité, vers le noir. D’ailleurs, l ’étymologie même du mot – du latin oblitus, «  devenir noir  » – évoque cette analogie chromatique. Toutefois, du noir, couleur forte et radicale, du noir pur, nous parvenons à faire jaillir la lumière. Il n’a pas à être associé avec le pessimisme, avec le négatif. C ’est en réaction à ce rapprochement que Pierre Soulages, peintre français et « grand rêveur du noir »32, a préféré parler d’outrenoir. « Outrenoir pour dire : au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir  : noir qui, cessant de l’être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un champ mental autre que celui du noir … »33. Si l ’oubli est noir, le souvenir revêt par antithèse la couleur blanche. La mémoire sera donc le fruit de cet équilibre entre le noir et le blanc. Elle est une non-couleur dont les contours se dessinent grâce à des proportions variables dans le temps de ces deux teintes. La mémoire est, donc, grise34 – le lecteur se rendra compte à présent que cette idée n’est pas totalement inédite. Les théories de la colorimétrie confirment notre paradigme, elles donnent raison à la dialectique du souvenir et de l’oubli. La mémoire est finalement une zone grise, constituée de multiples éléments, de souvenirs et d’oublis, parmi lesquels il est particulièrement difficile de faire un choix et d’établir une ligne de démarcation nette, de façon manichéenne, pourrait-on dire. Mais quand cet équilibre penche vers le noir et l ’obscurité, il serait alors possible de parler de « mémoire oublieuse  ». Que se passe-t-il si l ’oubli prend le dessus sur le souvenir  ? S’agit-il d’une condition pathologique ? Pouvons-nous parler exclusivement d’«  oublis morbides  »  ? A ce stade, le besoin d’expliquer le potentiel destructif de cette force, à l’origine de sa mauvaise réputation, devient impérieux.

32 Pastoureau, Michel, Noir, Histoire d’une couleur, Paris, Editions du Seuil, 2008.33 Soulages, Pierre, Les éclats du noir, Entretien avec P. Encrevé, Beaux-Arts Magazine, Hors série, 1996, p. 54.34 Le gris, communément considéré comme une couleur, est de fait une luminosité, définie par la faiblesse ou l’absence de couleur, dont l’ intensité est moindre que celle du blanc et supérieure à celle du noir.

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Pour reprendre le fil du discours, notre recherche nous a conduits à éclairer l’objet de la mémoire – ou, plus proprement, les objets. Dans cet équilibre entre souvenir et oubli, entre blanc et noir, nous nous apprêtons à examiner ces circonstances où l’oubli prend graduellement le dessus sur nos capacités mnésiques. Autrement dit, nous allons admettre au sein de la mémoire même une force destructive qui a tendance à nous attirer vers cette obscurité, ce noir vivant, de l’oubli. En médecine, quand nous nous référons à ces états liés à l’oubli, nous employons le terme « amnésie ». «  C ’est étrange une amnésie. Comme une réponse à une question qu’on ignore »35, écrit Eric-Emmanuel Schmitt. Le Dictionnaire de la langue française Le Littré décrit l ’amnésie comme une « diminution notable ou perte totale de mémoire ». Cette définition ne s’applique pas ici, car une carence de mémoire impliquerait, en accord avec notre thèse, une perte tant d’oubli que de souvenir. Pourtant, si nous nous intéressons à l’étymologie grecque du mot, nous nous rendons compte qu’il est composé d’alpha privatif et de «  je me souviens  »  : c’est donc une absence de souvenirs. Malgré cet éclaircissement, l ’utilisation de la notion d’amnésie est également anachronique puisqu’elle suppose un «  tout noir  », un mémoire = oublis, dont nous n’envisageons pas la possibilité. Admettre une absence totale de souvenirs, un tout-noir, comporterait l ’éventualité d’un tout-blanc, d’un tout-souvenir, qui nous renvoie directement à ce mythe de l’utilisation incomplète du cerveau dont nous avons rejeté la possibilité. Il serait plus juste de parler de «  mémoire oublieuse » pour souligner une propension, une inclinaison de la mémoire à s’orienter vers ses tonalités de gris plus foncé. Pour reprendre de manière plus explicite cette analogie avec le chromatisme, nous pouvons formuler un tel concept, par le biais des chiffres, sous la forme de code. De fait, la valeur RVB36 (0, 0, 0) codifie le noir, la valeur RVB (255, 255, 255), le blanc. Les 254 valeurs entre les deux incarneraient le gris, donc notre mémoire. Nous ne pouvons pas fixer d’autorité où s’arrêtent les blancs, ni où commencent les noirs, toutefois nous allons à présent entreprendre un voyage  asymptotique  vers ce triple zéro qui permettra de répondre aux

35 Schmitt, Eric-Emmanuel, Petits crimes conjugaux, Paris, Albin Michel, 2003, p. 77.36 RVB, ou Rouge vert bleu (en anglais RGB) est le plus simple des systèmes utilisés pour le codage informatique des couleurs. Ce codage se compose de trois chiffres, indiquant chacune l’ intensité des trois couleurs primaires. Pour chaque couleur primaire, la valeur s’exprime dans un intervalle entre 0 et le maximum, qui est soit 1, soit 100%, soit 255.

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questions suivantes : l ’oubli est-il une dysfonction, une distorsion ? Quelle est sa place vis-à-vis des troubles de la mémoire? Devons-nous parler de « pathologies de l’oubli » ?

L’amnésie infantile comme un éclat des sens. Nous utiliserons par commodité, dans ce voyage au sein des ténèbres de l’oubli, le terme «  amnésie  » avec l’acception de prédominance, plus ou moins importante, d’oubli, pour suggérer la non-absence de souvenir. « Moi, je n’ai jamais souffert d’amnésie », peut se dire le lecteur à ce point du mémoire, se focalisant sur l’aspect clinique du terme. De fait, tout homme débute son existence par ce qui a été défini comme «  amnésie infantile  ». Ce concept désigne classiquement la quasi-absence, avant deux ans, puis la relative pauvreté, jusqu’à six ans, de souvenirs correspondants aux premières années de la vie. Pouvons-nous affirmer, par conséquent, que notre naissance, qui chronologiquement coïncide à notre instant zéro37, serait aussi un (0, 0, 0), un tout-noir, vis-à-vis de notre mémoire  ? « A mon avis, on a tort d’accepter comme un fait naturel le phénomène de l’amnésie infantile, de l’absence de souvenirs se rapportant aux premières années. On devrait plutôt voir dans ce fait une singulière énigme »38, affirmait Freud. En effet, la continuité du temps ne peut pas être comparée à la discontinuité de la mémoire, qui à tout moment contemple la possibilité de se retourner vers son point zéro. Si l ’amnésie infantile suggère un rapprochement significatif avec cette « absence de souvenir  » qui dérive de son étymologie, signalé par cet alpha privatif, notre mémoire ne peut néanmoins atteindre intégralement le (0, 0, 0). De fait, c’est seulement notre mémoire autobiographique, qui s’emploie à organiser chronologiquement les souvenirs avec un sentiment d’ implication personnelle, qui poserait cet instant zéro. Car l’amnésie infantile ne peut pas affecter nos connaissances sémantiques, procédurales39 et – surtout – sensorielles constituées dans la première enfance. L’enfant, par conséquent, « vivrait dans l’immédiateté d’émotions/sensations massives et brutales, car non atténuées par la représentation mentale »40. Il serait

37 Il est ici question de la naissance juridique comme point de départ de l’existence d’une personne (date de naissance civile). Aucune référence n’est faite au débat moral et religieux.38 Freud, Sigmund, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2004, p. 58.39 Perret, Patrick, L’amnésie infantile : les perspectives tirées par la psychologie développementale, Devenir, volume 23, numéro 4, 2011, p. 380.40 Kipman, Simon-Daniel, op. cit., p. 64.

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doté d’une mémoire dès sa naissance, une mémoire qui favoriserait la genèse de souvenirs liés au registre sensoriel. La mémoire autobiographique permettrait, ensuite, de créer des ponts avec l’environnement et des liens interindividuels, qui façonnent cette perception d’avant et de maintenant, et, plus généralement, notre identité.

Erreurs de fonctionnement. Nous avons évoqué à plusieurs reprises la sensation de perte et de vide que nous ressentons lorsque certaines données semblent nous échapper. Cette impression coïncide avec des erreurs de branchement, plus ou moins aléatoires, qui se reproduisent à l’ intérieur de notre mnêmê. L’« incident » élémentaire correspond, sur le plan physiologique, à l’oubli. Lorsque l’erreur se répète et porte plus ou moins systématiquement sur une partie définie de la mémoire, nous pouvons parler d’amnésie, ou de mémoire oublieuse. Par conséquent, «  l’amnésie serait à la mémoire l’équivalent de l’oubli face au souvenir  »41. Or, que se passerait-il si les données enregistrées, nos souvenirs, étaient pour quelque raison inaccessibles ou indisponibles alors qu’elles n’ont pas été effacées ? Nous aurions une sensation identique face à un ordinateur dont, ni la souris, ni le clavier, ne sont repérables. Le fait même de ne pas pouvoir accéder à nos souvenirs nous ferait croire à leur perte. Et par conséquent, à leur oubli. Nous parlerons ici de troubles de fonctionnement de la mémoire, ou d’erreurs d’encodage. Parmi les troubles liés au comment de la mémoire, l ’agnosie a captivé notre attention. Il s’agit d’une erreur d’encodage liée, de manière générale, à ce que nous avons préalablement posé comme «  mémoire sensorielle  » qui suscite une difficulté à établir des liens entre les stimulations externes et nos traces mnésiques. «  Suite à des déficits perceptifs, d’origine non lésionnels, le patient n’arrive plus à établir des correspondances stables entre les canaux sensoriels et cognitifs, ce qui est à l’origine d’une désorganisation de la mémoire épisodique et/ou procédurale42 » a expliqué la psychologue M. De Luca avec laquelle nous nous sommes

41 Ibid., p. 65.42 La mémoire épisodique (ou explicite) et la mémoire procédurale (ou implicite) sont deux types de mémoire à long terme (MLT). La première rassemble tous les évènements de notre vie ; la deuxième est la mémoire du « comment les choses se font et comment les objets s’utilisent ».

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entretenus. « Lorsque la pathologie touche la mémoire procédurale, le patient ne saura plus comment se servir de certains objets qui se trouvent face à lui. Il pourra pourtant percevoir les dits objets, en parler et les dessiner », continue la psychologue, spécialiste dans la recherche sur la dyslexie. En pratique, le patient affecté d’une agnosie associative pourrait par exemple utiliser une fourchette à la place d’une cuillère, tout en pensant avoir choisi l ’objet adéquat. « Oublier » les séquences de fonctionnement des objets, ne pas faire de liens entre la forme et la fonction, être « lâché » par les sens : en tant que designers, nous remarquons immédiatement que derrière ces mots se dissimule un potentiel à exploiter.

Jeux d’amnésies et limites de mémoire. Reprenons à présent notre périple afin de mieux cerner la façon dont notre mémoire s’enfonce dans les ténèbres de l’oubli. Les « oublis morbides  », tels que les troubles du troisième âge ou les maladies mnésiques, comme par exemple Alzheimer, seront provisoirement mis de côté. Nous ne nous intéresserons pas à la dimension physiologique du sujet, c’est-à-dire aux différentes lésions cérébrales affectant la mémoire. A l’ inverse, nous voulons démontrer le fait que la mémoire humaine est naturellement amnésique, elle est ordinairement oublieuse car constituée tant de souvenirs, que d’oublis. La distinction entre amnésies antérogrades et amnésies rétrogrades est, à ce point, un outil essentiel en vue de constater cette présence ordinaire d’erreurs. L’amnésie antérograde concerne la mémoire à court terme (MCT) et coïncide avec une erreur de fixation liée à un choix, à une hiérarchisation des données. Par exemple, nous pourrions citer l’ incapacité d’enregistrer le nom de quelqu’un qui vient de se présenter face à nous. Le fait inhérent à la mémoire d’être sélective implique une perte, un manque d’attention. Nous ne retenons que ce qui compte. Dans ce cas, un « déséquilibre » marqué d’oublis vers le (0, 0, 0), le tout-noir, compromettrait notre possibilité d’apprentissage et d’organisation de la dimension spatio-temporelle. Il n’y aurait pas de place pour du nouveau. L’amnésie rétrograde, au contraire, affecte la mémoire à long terme (MLT) dans sa disposition à restituer les souvenirs conservés auparavant. Autrement dit, c’est cette sensation d’être parvenu à la capacité de stockage maximale de notre mémoire et que, conséquemment, toutes les nouvelles données enregistrées effacent, au fur et à mesure, les faits anciens. Or nous

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avons montré que notre mémoire ne fonctionne pas mécaniquement. Les faits anciens laissent des traces qui pourraient être comparées, pour reprendre l’exemple de Freud, à celles posées sur une tablette d’ardoise magique. Nous évoquons l’ image d’une « surface toujours prête à la réception et à des traces-durables des notes déjà reçues »43 qui sera reprise par la suite. Dans ce cas, une tendance vers l’absence de souvenir, qui médicalement se manifeste sous la forme d’Alzheimer, comporterait l ’annulation de notre passé et, par conséquent, de notre identité. Souffrir d’amnésies semble bien être de l’ordre du banal et sortir du cadre purement pathologique. En effet, quotidiennement, de manière plus ou moins manifeste, notre mémoire tend à l’amnésie, à oublier. Ces erreurs et troubles mnésiques sont intrinsèques à la définition même de « mémoire » proposée, c’est-à-dire qui inclut l’oubli. L’oubli est, donc, ordinaire44. De fait, les processus mnésiques ménagent intrinsèquement une place à une force destructive qui, inévitablement, amène à la perte et à une limitation des capacités, à priori illimitées, de la mémoire. Cette dernière devrait nous pousser à la négociation avec l’oubli afin de trouver la juste mesure de son équilibre avec lui. Or il nous reste à comprendre ce que nous pouvons tirer de cette présence « noire » et saisir, si possible, son utilité. « A oublier, on perd quelque chose, mais on ne s’ interroge jamais sur ce qu’on peut y gagner »45. Pouvons-nous nous inspirer de Pierre Soulages et présager un « outreoubli » ?

43 Freud, Sigmund, Huit études sur la mémoire et ses troubles, Note sur le Bloc-notes magique, Paris, Gallimard, 2010, p. 129.44 Ricoeur, Paul, op. cit., p. 553.45 Kipman, Simon-Daniel, op. cit., p. 65.

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Jamais

du noir ou

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mémoire d’un psychologue

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Lorsque nous avons entamé notre parcours au sein de la mémoire, nous avons instinctivement été tenté de rencontrer un psychologue. Non, nous ne sommes pas des déséquilibrés, notre santé psychique nous semble en ordre. Nous avions plutôt l’ intention d’aborder des aspects plus techniques, loin de nos compétences, avec l’aide d’un professionnel, avant de nous intéresser à l’aspect subjectif lié au soi de notre thématique.

Maria De Luca, psychologue et chercheuse auprès du Neuropsychology Lab. de Rome (Italie) correspondait tout à fait au profil que nous recherchions. Lors de notre entretien, faisant suite à une première conversation téléphonique, nous avons eu accès aux laboratoires de la fondation Santa Lucia, qui s’occupe de la recherche non-invasive sur le cerveau humain. Nous qui avions imaginé que nous entrerions dans un espace de travail sur et pour l’ homme, une espèce de laboratoire scientifique, rempli de fioles en verre aux liquides colorés, avons été considérablement surpris. En effet, des données virtuelles et des tests numériques semblent aujourd’ hui avoir remplacé le patient.

E n t r e t i e n

Maria de LucaPhychologue & Chercheuse

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En quoi consiste votre rôle, en tant que psychologue et chercheuse ?En tant que psychologue et chercheuse, je m’occupe notamment des dyslexies. Avec mon équipe, nous essayons de comprendre les mécanismes et les causes de ces problèmes relatifs à la lecture. De fait, il y a plusieurs types de dyslexie. Nous utilisons, au sein de notre recherche, deux méthodologies  : la première consiste à enregistrer les mouvements des yeux lors de la lecture de simples mots, la seconde à relever le temps de réaction à travers des procédés numériques. Nous confrontons des groupes de patients affectés de dyslexie avec des sujets « sains ». Je m’occupe personnellement de les confronter dans des conditions expérimentales qui diffèrent entre elles.

Selon votre expérience, qu’est-ce que c’est que l ’oubli ?Avec l’oubli nous rentrons dans la sphère de la psychanalyse, dont je ne suis pas spécialiste, cette dernière n’étant pas exactement mon domaine de travail. Ce que je peux vous dire, c’est que l’oubli est, avant tout, un mécanisme naturel de défense et de refoulement. Si ces mécanismes de défense sont bien intégrés, c’est-à-dire si la personne n’en fait pas une utilisation excessive, ils deviennent fonctionnels et nécessaires pour une bonne santé mentale. L’effacement d’une donnée ne doit pas être perçu uniquement dans la sphère de la « libido », au contraire, il doit être pris en compte en considérant l’ensemble des besoins et des caractéristiques de l’ individu – de cela, j’en suis persuadée, même s’ il est vrai que je ne suis pas freudienne1.

Si nous sortons du cadre pathologique, nous pouvons donc assigner une certaine fonction à l’oubli : nous ne sommes pas en mesure de nous rappeler de tout ce qui se passe dans notre vie, de tout ce que nous faisons. Quand nous apprenons à faire du vélo, c’est avec un certain effort. Ensuite, nous ne ressentons plus le besoin de répéter à chaque fois, de manière analytique, toutes les opérations nécessaires pour rester en

1 Le « libido », du latin désir, désigne le désir sexuel. Dans la théorie freudienne, la sexualité s’étale sur toute la vie ; elle vise l’obtention d’une satisfaction.

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équilibre et démarrer : nous le faisons, c’est tout. Dans notre mémoire épisodique, à long terme, nous garderons seulement la trace relative au premier jour où nous avons appris à monter à vélo – ceci est aussi lié à une composante émotive, à cette gratification que nous avons reçue de la part de nos parents et à la satisfaction personnelle de pédaler en toute liberté. En revanche, dans la mémoire procédurale – dont nous nous servons de manière automatique – nous stockons la séquence correcte des actions, liées entre elles, nous permettant de pédaler sans tomber. Ces données fonctionnent de manière intégrée avec la vue, le sens de l’équilibre, le sens de la direction, la proprioception (c’est-à-dire la prise de connaissance de ce que nos muscles sont en train de faire), etc.

Et alors, pourquoi oublions-nous ?Pour vous répondre, je fais appel aux principes de la psychologie cognitive, connue par l’usage de la métaphore mémoire = élaborateur d’ informations. En suivant cette ligne de pensée, très proche de mon champ de travail, il n’est pas besoin d’emmagasiner « telles quelles  » toutes les informations qui arrivent à notre cerveau par le biais des sens  : ce serait très complexe de les gérer, ainsi que de le récupérer. Au contraire, elles sont traitées, réélaborés, incorporées, classées et organisées. Elles subissent un processus de simplification et de filtrage en fonction de règles objectives ou arbitraires selon les cas : c’est suite à cela que des « pertes » deviennent inévitables.

Pendant notre première conversation téléphonique, vous m’avez parlé de l ’agnosie qui, dans certains cas, conduit le patient à oublier la façon d’utiliser certains objets, comme par exemple, la machine à café. Quelles en sont les causes ? Et comment cela se manifeste-t-il ?L’agnosie n’est pas un trouble de la mémoire. Pour être plus clairs, elle n’est pas due à un déficit mnésique ou intellectuel. C ’est la même chose pour les dyslexies évolutives dont je m’occupe  : seules des personnes qui ne présentent ni déficits intellectuels (le QI du patient doit être suffisant, sinon nous parlons d’un retard intellectuel) ni lésions

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du cerveau, doivent être considérées comme dyslexiques. De fait, toute cause grave en amont, telle qu’une lésion, peut faire obstacle à la capacité d’apprendre à lire, ainsi qu’à d’autres facultés. Il s’agit en effet d’anomalies, de distorsions.

Un patient atteint d’agnosie, même en l’absence de déficits sensoriels, n’arrive pas à reconnaître un objet à lui connu. Il arrive à le percevoir, il pourrait le dessiner sans problème, et pourtant il ne le reconnaît pas. Par conséquent, il ne sait pas utiliser cet objet : le patient peut utiliser une fourchette à la place d’une cuillère, ou une chaussure à la place d’une tasse.

L’agnosie, comme la dyslexie, se déclare par conséquent en l’absence de troubles de la mémoire ou de lésions des systèmes sensoriels élémentaires. Elle survient en fonction d’une série de facteurs personnels (visuels, perceptifs, linguistiques, de vitesse de réélaboration, etc.) ou environnementaux, qui peuvent se manifester de manière isolée ou en combinaison entre eux. Ces anomalies peuvent ainsi être hérédités génétiquement. Cependant, cela ne signifie pas que si l ’un des parents en est atteint, l ’enfant doit forcément présenter les mêmes symptômes.

Le patient atteint d’agnosie, oublie-t-il plus «  facilement  » la séquence d’usage de certains objets ? Y a-t-il une relation avec les expériences de sa vie ?Pour être plus corrects, le patient n’oublie pas, même si cela semble être le résultat concret. Simplement il ne reconnaît pas l’objet, ou sa fonction. Par exemple, il ne distingue pas une cuillère quand il en voit une, et pourtant à la suite d’une description, d’un bruit, ou même du fait de la nommer, il pourra la reconnaître. Il y a des agnosies sélectives pour les objets, mais aussi pour des couleurs ou d’autres catégories. Le patient n’arrive donc pas à relier la perception (visuelle dans l’exemple) aux archives sémantiques (les « dépôts de significations »).

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Quelles sont les techniques que vous employez pour faire face à cette dyslexie dont vous m’avez parlé ?Il y a plusieurs écoles de pensée : par exemple, il existe des exercices en mesure de créer des stratégies pour « stabiliser » le texte. Les résultats sont excellents, cependant il est impossible de refouler définitivement l’anomalie.

Si vous deviez traiter le sujet de la mémoire et de l’oubli, vous le feriez … Les personnes devraient s’entourer d’objets à même d’évoquer au présent de beaux souvenirs du passé. S’ il est vrai qu’à chaque instant nous interprétons les objets que nous sommes en train d’utiliser ou de voir à l’une d’expériences qui ont précédé, une chaise en bois pourrait ne pas me satisfaire, en revanche un banc en bois me rappellerait les déjeuners pris en Autriche, lors de mes vacances d’enfance. Une sorte de culture du beau (fonctionnelle, si possible), telle une esthétique capable de préserver ou de faire ressortir la beauté intérieure des meilleurs comportements humains.

Maria DE LUCANeuropsychology Lab.IRCCS Fondazione Santa LuciaRome (Italy)

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II L’oubli comme genèse du [ re ] souvenir

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Il n’y a pas de souvenir sans oubli. Il n’y a pas d’oubli sans souvenir. Dans ce deuxième chapitre, nous nous préparons à dépasser ce modèle dialectique adopté pour parler de la mémoire, lorsque nous nous sommes interrogés sur le quoi de ses procédés : la mémoire comme un lieu de souvenirs et d’oublis, deux forces opposées, mais complémentaires.

De fait, nous nous apprêtons à recentrer la réflexion sur l’oubli tel une entité indépendante afin de comprendre pourquoi et comment l’ homme oublie. Par le biais de cette apologie de l’oubli nous tenterons d’en réhabiliter l’ image et d’en saisir un potentiel constructif que le sens commun rechigne à lui attribuer. Cette recherche nous conduira à identifier la nécessité de l’oubli tant sur le plan individuel, en tant que fondement des phénomènes de réminiscence et de résilience, que sur le plan collectif, dans l’ascension de ce que nous définirons l’« ère de l’oubli ». Sommes-nous autorisés à parler de droit et devoir d’oubli ?

/ L’oubli comme genèse du [ re ] souvenir

« Je la regarde. Elle n’est plus jeune, c’est-à-dire si on compare avec la mémoire … Mais si on la compare avec l’oubli. Un visage lisse encore. »Blanche ou l’Oubli, Louis Aragon

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Lorsque le nom d’un ami nous échappe, nous en attribuons volontiers la faute à l’oubli. La nécessité d’apporter une réponse plus exhaustive à ce réflexe, nous a induits à orienter le cheminement de notre étude sur l’oubli. Nous avons débuté cette recherche en nous questionnant sur sa signification en tant qu’entité autonome à part entière. L’oubli  : un mot si court, seulement cinq lettres, et pourtant une quantité illimitée d’acceptions et de livres à son sujet. Or la majorité des dictionnaires consultés lors de cette recherche professe que l’oubli correspond à l’«  absence ou disparition de souvenirs dans la mémoire individuelle ou collective  »1, en exprimant la forte corrélation de cette entité avec celle du souvenir. Donner du sens à une abstraction telle que l’oubli, alors qu’elle est expliquée uniquement par le biais de son antithèse, n’est pas tâche aisée. De plus, cette première définition semble être en parfait accord avec celle d’amnésie, qui nous renvoie directement à l’aspect médical de la question. « L’oubli est alors évoqué dans le voisinage des dysfonctions des opérations mnésiques, à la frontière incertaine entre le normal et le pathologique »2, donc une distorsion. En tant que pathologie, l ’oubli serait considéré comme un signe de vieillissement et de déclin intellectuel : le fait de ne pas être maître de ses souvenirs amène l’ homme à perdre confiance en ses capacités, notamment celle qui consiste à imposer son identité au sein de la société. Partant, l ’oubli devient l’emblème de la vulnérabilité de la mémoire et, plus généralement, de la condition humaine. Dans la première partie de ce mémoire, nous avons examiné de façon approfondie le lien existant entre souvenir et oubli, qui nous a permis d’aboutir à la notion de dialectique de la mémoire au sein d’une phénoménologie de la mnêmê. La mémoire est donc désignée comme un équilibre instable entre souvenirs et oublis, un jeu perpétuel de présence et absence,

1 Définition du Dictionnaire CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, version online, www.cnrtl.fr2 Ricoeur, Paul, op. cit., p. 543.

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de blanc et noir. L’approche objectale3 que nous avons amorcée, nous a conduits à regarder le souvenir et l ’oubli comme les quoi de la mémoire. Cette assertion nous a poussés à faire sortir l’oubli de son cadre pathologique, lié à l’amnésie et aux troubles mnésiques, et à le replacer dans un contexte purement normal4. L’oubli, ainsi que le souvenir, est donc ordinaire. Il est signe d’une mémoire, et non pas seulement celui d’une déficience. Malgré cela, l ’oubli est encore perçu comme une faiblesse, un mal. Il convient à présent de dépasser le schéma dialectique et de rompre ce rapport de dépendance dans lequel la définition même d’oubli nous maintient, afin de creuser et de renverser les idées « évidentes » à son égard. Nous découvrirons, au fil de ces pages, qu’ il n’y a pas un seul oubli, mais qu’il est lui-même multiple, ou bien composé de différentes facettes, selon le point de vue sous lequel on l’examine. En effet, différentes formes d’oublis coexistent. A partir de ces dernières, il s’avérera possible d’établir intuitivement un « nuancier d’oublis », nous désolidarisant de ces trop complexes classifications opérationnelles utilisées en psychiatrie5. En effet, cette disposition à aborder des sphères hétéroclites est à la genèse de l’aptitude de l’oubli à se dérober à toute forme de systématisation imposée. Les fondements de notre phénoménologie de l’oubli – tel sera le thème de ce voyage – reposeront, avant tout, sur l’explication du comment et du pourquoi nous oublions.

Nous ferons tout d’abord appel à la mythologie grecque, et plus exactement à la figure mythique de Léthé en tant que personnification de l’oubli. Ce nom, précédé d’un préfixe privatif, nous renvoie à l’alètheia, ou « absence d’oubli ». L’alètheia serait à l’amnésie ce qu’est l ’oubli au souvenir, le lecteur attentif se dira-t-il peut-être. Or, cette notion a été employée dans la philosophie antique, et notamment par Parménide, avec l’acception de « vérité », opposée à celle d’opinion (doxa). L’alètheia a été ensuite reprise par Heidegger dans le sens plus ample

3 Le terme « objectal » fait référence à la recherche effectuée dans le premier chapitre, laquelle nous a permis de définir les objets, les quoi, de la mémoire (cf. La dialectique de la mémoire).4 Avec le terme « normalité », nous nous référons à sa signification psychologique de « caractère heureux des relations aux autres et à soi-même, quelle que puisse être la nature des conflits sous-jacents ». Dictionnaire de français Larousse, édition online, www.larousse.fr5 Il s’agit des classifications DSM (Diagnostic and Statistical of Mental disorders) et CIM (International Statistical Classification of Diseases and Related Health Problems), ou classifications des troubles mentaux, utilisées par les professionnels du domaine psychiatrique. Source : World Health Organization, www.who.int

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de « dévoilement »6. Le mythe de Léthé rend tout de suite manifeste une première connotation négative de l’oubli  comme un manque de vérité. Il suffit de se référer à la généalogie du personnage pour trouver une confirmation ultérieure de cette association : Léthé, fille d’Eris (la discorde) et petite-fille de Nyx (la nuit), a comme frères Porus (la peine), Limos (la faim), Algos (la douleur) et Horcos (le serment)7. Quelle famille ! La connotation négative de l’oubli, entrevue jusqu’à présent par l’ intermédiaire du sens commun, devient encore plus évidente. L’oubli porteur de dysfonction, d’absence, de mal. Un « devenir noir » ressenti dans l’atteinte à la fiabilité de la mémoire. D’où vient cette analogie si néfaste ? Répondre à cette interrogation nous donnera la possibilité de dépasser une telle représentation et finalement d’y voir plus « clair ». Le désir de trouver une interprétation à la connotation négative prêtée à l’oubli nous conduit à la première distinction, proposée par P. Ricoeur, entre l’oubli profond et l’oubli de réserve8, ou oubli complet et oubli partiel selon Simon-Daniel Kipman9. Cette différentiation repose fondamentalement sur la notion de trace comme représentation de l’objet de la mémoire, sur son potentiel à être effacée irréversiblement et à reproduire plus ou moins fidèlement le modèle. Le concept ici énoncé de fidélité pourrait être interprété comme celui de mimêsis, ou d’effort de conformité de la copie à l’original/originel et l’idée de perte qui s’en suit. L’oubli profond est l’oubli par effacement de ces traces  : il est absolu, inaccessible, inconscient10. Nous pourrions l’ imaginer comme une sorte de trou noir, qui attire et absorbe toute matière de pensée en la dissimulant à la conscience, pour générer autour de lui un vide inquiétant. Nous plaçons ainsi dans cette catégorie l’amnésie infantile et les troubles de mémoire dont nous avons parlé précédemment. A titre d’exemple, cet oubli correspond à la sensation de complète extranéité quand nos parents parlent de nos premières années de vie. « Tu étais vraiment une petite peste à deux ans ! ». Ah bon ?

6 Heidegger, Martin, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986.7 Hésiode, La Théogonie, Paris, Librairie Garnier Frères, 1892, p. 35, V. 226-227.8 Ricoeur, Paul, op. cit., p. 539.9 Kipman, Simon-Daniel, op. cit., p. 45.10 Avec le terme «  inconscient  » nous faisons référence à la conception préfreudienne de «  ce qui échappe entièrement à la conscience, même quand le sujet cherche à le percevoir et à y appliquer son attention ; la partie inconsciente du psychisme ». Source : Le Grand Robert de la Langue Française, deuxième édition, Paris, 2001.

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L’oubli de réserve est celui qui fait suite à la persistance des traces  : ces dernières semblent apparaître, disparaître, réapparaître. Ce sont les oublis de tous les jours. Quand nous oublions un parapluie à l’entrée d’un magasin, quand nous ne sommes plus sûrs d’avoir fermé le gaz, éteint les lumières, quand nous oublions le nom du voisin. De fait, la persistance de la trace est due à la marque qu’elle imprime dans notre esprit. «  C ’est en quoi l’empreinte est à la fois processus et paradigme  : elle réunit en elle les deux sens du mot expérience, le sens physique d’un protocole expérimental et le sens gnoséologique d’une appréhension du monde  »11 explique G. Didi-Huberman, en mettant l’accent sur le fait que la trace est une forme ouverte, un jeu sur des états d’absence, de présence, de passé, de présent. L’oubli partiel est, donc, un oubli dont nous prenons conscience à un moment ou à un autre. Où sont archivés ces oublis ? Faut-il imaginer des « entrepôts d’oublis » aux antipodes de ces « vastes palais » de souvenirs, au sein de la mémoire, dont Saint-Augustin parle dans ses Confessions12 ? Suite à la distinction entre oubli profond et oubli de réserve, nous sommes finalement capables de mieux cerner cette peur dans la confrontation à l’oubli, qui a constamment induit à l’envisager comme une force négative, noire, se profilant à l’arrière plan de la phénoménologie de la mémoire. Effectivement, l ’ idée d’une perte définitive, produite par ces oublis profonds, inspire une sensation d’ inquiétude à l’ homme, qui a conscience d’oublier, de manière complète ou partielle, impuissant qu’il est à intervenir dans ce mécanisme. L’ homme ressent un va-et-vient d’ images, dont il n’est pas capable de contrôler ni le quoi ni le comment. Nous pouvons, dès à présent, décharger l’oubli de ces préjugés qui découlent du sens commun et les transposer à la prise de conscience de l’oubli de l’ homme, à la différence des autres êtres, et au fait qu’ il sache ne pas pouvoir s’y opposer. Quant à l’oubli même, en tant qu’objet de la mémoire au même titre que le souvenir, il perd sa connotation négative ; il s’agit plus proprement de deux forces antagonistes et, en même temps, complémentaires, au sein de la même construction, auxquelles nous ne pouvons pas accorder un rapport de bien et mal. Nous l’associerons, pour faire écho aux paroles de Pierre Soulages, à un « outrenoir »13.

11 Didi-Huberman, Georges, op. cit., p. 32.12 Augustin d’Hippone, Confessions, trad. Desclée de Brouwer, Paris, coll. Bibliothèque augustinienne, 1962, Livre X, ch. 8, 9, 10.13 cf. « Mémoire oublieuse » : à l ’épreuve de la pathologie.

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Cela dit, Simon-Daniel Kipman, dans le cadre de l’oubli de réserve, postule l’existence de certains oublis sélectifs14  : «  par l’oubli, avec l’oubli, le sujet pourrait choisir [d’oublier] certains aspects d’un événement ou d’une séquence de vie. On ne sait pas si les mauvais moments s’effacent plus vite que les bons, ou le contraire ». Contrairement à ce postulat, nous ne concevons pas la possibilité à l’oubli d’être sélectif à l’égal de la mémoire ; la notion même de volonté d’effacement, supposerait un travail effectué sur la trace, et partant, son existence. L’oubli est ainsi involontaire. Savoir «  tourner la page  », suite à un échec ou une trahison, implique une sorte d’obligation brutale à l’oubli et, par conséquent, la persistance de la trace de l’événement en question. Toute blessure, de fait, cicatrise dans une perspective temporelle, en laissant pourtant des marques éternelles. En résumé, nous pouvons finalement reconduire l’ image pessimiste de l’oubli, dont nous avons parlé précédemment, à la conscience de l’oubli, au fait de savoir qu’on perd et qu’on ne peut pourtant interférer dans cet acte. Quant à l’oubli conçu comme entité autonome, il nous reste encore à comprendre son procès, son pourquoi, avant de pouvoir lui conférer un rôle tout neuf.

Notre excursion au pays de l’oubli semble pouvoir être pensée à partir d’un axe d’observation vertical, nous permettant d’apercevoir des degrés de profondeur, ou de complétude, de l’oubli. Ce concept paraît en accord avec cette échelle chromatique, qui va du noir au blanc, du blanc au noir, et qui autorise à se représenter la mémoire comme une zone grise. Or, nous pouvons aussi symboliser de façon schématique cette idée par un axe horizontal, qui s’accorderait à l’ idée de distance et d’éloignement. Ce mouvement longitudinal nous permet de distinguer entre l’oubli instantané et l ’oubli progressif. Le premier serait une distraction liée, entre autre, au caractère sélectif de notre mémoire. Nous perdons une donnée, malgré sa fixation, pouvant cependant être récupérée rapidement, par l’entremise d’un déclic. Cet oubli n’est pas loin sur notre axe vertical, il se situe dans le présent ou dans le passé très proche. L’oubli progressif, au contraire, opère dans le temps, comme du sel se dissolvant dans l’eau. Les images semblent perdre graduellement en saturation et en netteté. La sensation qu’un nouveau souvenir vient en effacer un autre plus ancien nous affleure. Cette sensation à laquelle nous avons précédemment fait pathologiquement référence sous le nom d’« amnésie rétrograde ». Avec cette distinction, nous prenons acte de l’entrée péremptoire

14 Kipman, Simon-Daniel, op. cit., p. 52.

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d’une notion très importante pour la suite : le temps, présent et passé, comme fondement de l’oubli. Pouvons-nous tout résumer à une question temporelle ? Y a-t-il un seul pourquoi de l’oubli ? L’examen du « nuancier des oublis » nous a conduits à parler de directions, verticales ou horizontales, de types d’oubli, de comment. Le fait d’avoir constamment établi une direction, un fil directeur, facilite en apparence la tâche et permet de placer l’oubli au sein d’une représentation linéaire. «  Tout humain fonctionne selon un schéma régulier quant à ses pensées et à ses actes. Cette régularité provoque forcément des faiblesses  »15 affirme H. Murakami, en confirmant l’ idée que tous les schémas sont des reproductions simplistes de la réalité. De fait, les deux échelles, que nous avons mentionnées, méritent d’être combinées afin d’offrir une clé de lecture plus complète de la complexité qui se cache derrière l’oubli. Par conséquent, l ’oubli pourra être traduit par un schéma XY, entre blanc et noir, entre présence et absence, qui sera parcouru par la mémoire telle qu’une onde grise porteuse d’énergie. Au sein de ce schéma, le sens longitudinal, l ’axe X, poursuit son renvoi à la sphère temporelle se dissimulant derrière l’oubli. De fait, le temps est la raison que le sens commun est enclin à attribuer à l’oubli. Nous avons le sentiment d’oublier avec et dans le temps, nos souvenirs semblent retourner, au fur et à mesure, à ce noir absolu et puissant qu’évoquent les tableaux de Soulages. Pourtant le temps n’est pas le seul pourquoi  : la propension de la mémoire à être sélective, ainsi que ses troubles dus à des traumatismes, indiquent d’autres causes. Nous parlerons de facteurs d’oubli dans le sens d’«  éléments qui influent sur un processus, un résultat »16, qui génèrent un voile de brouillard dans notre mémoire, et dont la recherche nous permettra d’en percevoir la multiplicité. Dans sa théorie de « l ’évolution de la trace »17, F. Wulf explique que l’oubli ne doit pas être attribué à la progressive atténuation de la trace, comme les oublis de réserve nous le laissent croire, mais bien plutôt aux modifications qu’elle subit dans sa quête de stabilité. En effet, les traces mnésiques ont tendance à revêtir des formes progressivement plus stables et à s’assimiler

15 Murakami, Haruki, 1Q84, Paris, Belfond, 2008, p. 7.16 Définition du Dictionnaire de Langue Française de l’ Internaute, online, www.linternaute.com17 Wulf, F., Über die Veränderung von Vorstellungen, Psychologishe Forschung, 1, 1921, p. 333-373.

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à d’autres déjà codifiées, plus simples et plus fortes. Autrement dit, les traces moins organisées et plus confuses s’atténueraient très rapidement de par un phénomène de « mise à niveau », qui leur ferait perdre une part de leur identité. Partant, elles deviennent inidentifiables, et donc sujettes à l’oubli. En bref, Wulf soutient la thèse que l’oubli serait intrinsèque au processus mnésique d’encodage et que la simplification induite par l’archivage serait ainsi facteur d’oubli. Le fait d’ordonner impliquerait une perte d’ information. « Une acquisition nouvelle de l’esprit plus ou moins complexe est ravivée pour la première fois ou la seconde fois. Ces souvenirs sont les éléments les plus instables de la mémoire, si instables que beaucoup disparaissent à jamais : tels sont la plupart des faits qui se présentent à nous tous les jours, à toute heure. Quelque nets et quelque intenses que soient ces souvenirs, ils ont un minimum d’organisation. Mais à chaque retour volontaire ou involontaire, ils gagnent en stabilité ; la tendance à l’organisation s’accentue »18, confirme T. Ribot, le fondateur de la psychologie en France. Les études que ce dernier a menées renvoient ainsi à la notion d’habitude qui s’oppose à la progressive conquête de nouvelles données. Il s’agit donc de l’ idée que la routine serait un facteur supplémentaire d’oubli. Ce concept est ainsi développé, de façon caricaturale, dans l’œuvre cinématographique Wrong de Quentin Dupieux19. Le quotidien amène Dolph, le protagoniste, à oublier son chien Paul, et seule la disparition de son compagnon semble lui rappeler l’existence de celui-ci. De fait, l ’ habitude est synonyme d’action mécanique nous poussant à oublier la valeur tant des choses matérielles que des relations humaines. Elle devient partie intégrante de notre vie, par laquelle nous sommes comme aveuglés. Si, d’après Ribot, l ’ itération engendre une mémoire plus solide, mais plus étriquée, sommes-nous destinés à garder des traces moins individuelles, plus impersonnelles, plus objectives  ? L’oubli se dissimule-t-il derrière l’exigence de notre mémoire de « faire simple » ? Y a-t-il une perte de sens au sein de la trace suite à sa « mise à niveau » ? Cette théorie de la modification de la trace semble toutefois ne pas expliquer cette forte sensation de connu accompagnant l’oubli lors de son émergence à la clarté du jour. Comment pouvons-nous expliquer ces phénomènes de redécouverte  ? Pour en donner un

18 Ribot, Théodule, Les maladies de la mémoire, Paris, Baillière, 1881. Réédition : S. Nicolas, La mémoire et ses maladies selon Théodule Ribot, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 47-48.19 Dupieux, Quentin, Wrong, UFO Distribution, France, 2012.

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exemple, il est possible de faire référence à ces oublis-brouillards, tels que les rêves et les déjà-vus. De tels oublis laissent conjecturer l’existence d’une dimension spatio-temporelle autre et pourtant, nous donnent l’ impression d’une identité, que le tout n’a subi aucune modification. Ces occurrences sont une manifestation ressemblante et consciente de notre passé, des incarnations de nos oublis. Bergson, Freud et Ribot mêmes se sont particulièrement intéressés au concept de rêve et surtout, à la disposition relative à les oublier20. Nous laisserons toutefois ce sujet de côté, car il mériterait qu’on lui consacre toute une étude, entre philosophie et psychologie – de fait, le rêve, de par son amplitude, pourrait faire l’objet d’un mémoire tout entier. Nous retiendrons néanmoins le fait que si les oublis se produisent suite à un processus de simplification, ils semblent garder toute leur complexité lorsqu’ils se manifestent. Comment est-il possible de considérer ces apparitions ?

L’odyssée entreprise au sein de l’oubli nous a permis de mieux tracer ses contours en tant qu’entité autonome et de développer ainsi un «  nuancier d’oublis  », plus ou moins profonds, plus ou moins lointains. Les recherches de la neuropsychologie et de la philosophie nous ont été d’une grande aide en vue de libérer l’oubli du lourd fardeau qu’il a longtemps porté à tort, et de l’assimiler à un « outrenoir ». Pourtant, nous n’avons pas encore fixé les traits de cet « outreoubli » qui dérive de ce noir « émetteur de lumière » et qui nous permettra à notre tour de mettre l’accent sur les aspects positifs, dynamiques et dynamisants de l’oubli. Nous arrivons à présent au cœur de notre quête : en quoi cet outreoubli est-il utile à l’ homme ? Qui sera, concrètement, l ’adversaire de notre mémoire ?

20 Freud, Sigmund, L’ interprétation du rêve, Paris, Edition PUF, 2012.

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Le lecteur vigilant se sera peut-être étonné de ne pas trouver, dans ce « mémoire sur la mémoire », un personnage qui va à présent faire son entrée en scène. Le négliger reviendrait à écrire une thèse sur l’Amour sans citer Stendhal. Ou à expliquer une recette de cuisine sans mentionner son ingrédient principal. Il s’agit bien entendu de Marcel Proust. L’auteur de « A la recherche du temps perdu » (1908-1922), œuvre constituée de sept romans, recourt à un schéma narratif dans lequel le personnage principal/narrateur ne fait qu’une seul chose : il se rappelle. C ’est bien là, en effet, un livre sur la mémoire. La célèbre madeleine, les pavés inégaux de l’ hôtel des Guermantes21 et les deux clochers de Martinville22 sont devenus communément symboles de mémoire et de lien avec les expériences passées. Or, l ’approche disruptive que nous avons soutenue dès le début de cette recherche nous amène à considérer ces entités du versant opposé : la madeleine, le pavé et les clochers deviennent emblèmes tant de souvenir, que d’oubli. Autrement dit, ils ne sont pas simplement représentation du temps retrouvé, mais aussi du « temps perdu » ou, pour évoquer à nouveau notre schématisation horizontale, d’oubli progressif. Il s’agit ici, d’un oubli à la périphérie entre conscient et inconscient, entre l’oubli de réserve et l’oubli profond, très éloigné sur l’axe X du temps, mais aussi très enfoncé sur l’axe Y de la profondeur. En un mot, nous pourrions le définir comme un oubli potentiellement noir. Nous rappelons au lecteur que le noir dont il s’agit, est un « outrenoir », qui d’un côté se pose en antithèse du blanc du souvenir, mais qui, de l’autre, est dénué de toute connotation négative. Cela posé, comment pouvons-nous expliquer ces jaillissements à la clarté, si soudains et si réjouissants ? Quel rôle joue l’oubli dans ce « retour à la mémoire » ?

Dans ses textes, Proust fait la distinction que nous connaissons tous entre mémoire volontaire (ou mémoire de l’ intelligence), relative au fait de repenser intentionnellement à un moment précis de notre passé, et mémoire involontaire, qui, suite à des facteurs extérieurs à l’ individu, surgit de l’ insouciance et fait advenir un fragment du passé. Nous parlerons plus

21 Proust, Marcel, Du coté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1987, p. 378.22 Ibid., p. 178.

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précisément de mémoire introspective (ou mémoire épisodique) et mémoire intempestive23 pour accentuer la présence de deux dynamiques différentes et pour ne pas induire en erreur après avoir soutenu l’ impossibilité d’un oubli volontaire. La mémoire introspective est une restitution du passé  ; il s’agit d’une immersion décisionnelle dans ces «  entrepôts  » d’oublis proches, d’expériences vécues, afin de les ramener dans le temps présent. La mémoire intempestive, au contraire, permet de revivre le passé et de se l’approprier ; ce sont les occurrences liées à notre sphère la plus intime, à des oublis éloignés, où le passé s’ infiltre dans la situation présente. Le deux dynamiques sont ainsi opposées  : d’un côté le présent va effectuer une recherche dans le passé, de l’autre c’est ce dernier qui atteint et élucide le présent. Toute mémoire est pourtant en mesure de garder un enregistrement des sensations éprouvées dans la circonstance correspondante, autrement dit toute mémoire sera point d’ intersection entre souvenir et oubli, ce dont nous avons amplement parlé précédemment. Pour reprendre l’exemple de la madeleine proustienne, la mémoire introspective se manifeste pour le narrateur qui s’exprime à la première personne, dans l’acte de porter « à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine », la mémoire intempestive par le fait que «  tout d’un coup, le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray [...] ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul »24. Si dans notre schéma XY, ces deux mémoires peuvent être visualisées comme deux ondes grises du même type  : celle de la mémoire introspective, tournée vers le blanc du souvenir, et l ’autre, celle de la mémoire intempestive, vers le noir de l’oubli. Lorsque nous avons une superposition de ces deux courbes, entre passé et présent, en tant que « plans qui permutent », nous avons une interférence. Le rêve et le déjà-vu naissent de ces interférences. Les trous de mémoire, la maladie d’Alzheimer même, proviennent d’interférences. Cette sensation ressentie lors de la dégustation de la madeleine, porte le nom de réminiscence, et surgit à l’occasion d’une interférence, entre mémoire introspective et mémoire intempestive, entre souvenir et oubli,

23 L’adjectif «  intempestif » se refait au sens de Nietzsche de « contre son temps » ou «  inactuel » (Nietzsche, Considérations inactuelles). Les écrivains italiens parlent plutôt d’une « memoria epifanica », d’épiphanie, dans le sens d’une apparition ou d’une manifestation révélatrice.24 Proust, Marcel, op. cit., p. 46.

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entre blanc et « outrenoir ». Ces interférences expliqueraient la tendance de notre mémoire à la fragmentation, comme si «  ce n’est pas tout à la fois mais grain à grain qu’on goûte le passé  »25. En effet, notre mémoire ne suit pas le cheminement chronologique de la temporalité, mais s’écarte ponctuellement de cette linéarité, garante de véracité. Elle s’oriente par intermittence vers des instants du passé et des contenus totalement imprévisibles. Ce sont les rêves, les déjà-vus, les réminiscences qui nous font accéder à un soi-disant « dédoublement du moi »26 : nous sommes à la fois spectateurs extérieurs et sujets intérieurs du souvenir en question.

Or l’ interférence, en tant que croisement d’oubli et de souvenir, ne permet pas l’émergence de ces contenus du passé tels qu’ ils se sont manifestés. Bien au contraire, elle conduit à un phénomène « tiers », à l’origine d’une toute nouvelle sensation. « Ce n’est pas, a-t-on dit, un souvenir d’une ancienne émotion, une réviviscence du sentiment d’autrefois. C ’est une nouvelle émotion qui se produit à propos d’ images retraçant les faits d’autrefois »27, assure F. Paulhan, exprimant l’ idée de la non-coïncidence émotionnelle entre l’ image « vécue » des faits passés et la même représentation affective ré-suscitée par l’ interférence. Nous parlerons avec plus d’exactitude de ressouvenir. Le préfixe « ré-  » souligne qu’il s’agit d’un éveil – ou d’un réveil – ou encore d’une forme de répétition de ce qui s’était passé dans une perception préalable et immédiatement objet de rétention. Les rêves, les déjà-vus et les réminiscences sont, donc, des ressouvenirs qui n’ont d’être propre que par l’effet médiateur de l’oubli et suite à la prédisposition de ce dernier à interférer avec les souvenirs passés, avec le présent, avec nos sensations. Cependant, le fait que «  ce ressouvenir est essentiellement différent d’une rétention »28 et la non-coïncidence entre la sensation contemporaine au moment du ressouvenir et la sensation éprouvée lors de sa manifestation en acte29, nous laisse soupçonner – et même

25 Proust, Marcel, Albertine disparue, Paris, Gallimard, 1946, vol. XIII, p. 114.26 Bergson, Henri, Matière et Mémoire, essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, PUF, 1993 (première édition 1896), p. 90.27 Paulhan, Frédéric, Sur la mémoire affective, Revue philosophique, 1903, document contenu dans H. Beaunis, L’année psychologique, 1903, Volume 10, Numéro 10, p. 456.28 Husserl, Edmund, De la synthèse passive, Grenoble, Millon, 1998, p. 185-186.29 Avec l’expression «  en acte  » nous faisons référence à la correspondance entre le plan mnésique et plan chronologique, autrement dit la mémorisation coïncide avec le temps présent.

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craindre – la perte irréversible des traces originelles, des « vrais souvenirs ». Avons-nous perdu le sens du passé pour toujours ? S’agit-il d’un oubli profond, absolu et irrécupérable ?

La célèbre madeleine de Proust joue le rôle de « médiateur » de la réalité extérieure, objective, qui catalyse une interférence entre oubli et souvenir dans la réalité intérieure, idéelle. Il s’agit d’un «  signe sensible »30 qui provoque une réaction – le ressouvenir – grâce à laquelle nous retrouvons notre «  temps perdu  ». Or le ressouvenir, dans son être, diffère du premier souvenir en corrélation avec l’acte passé, et permet d’y introduire à chaque fois une nouvelle signification. Il véhicule de ce fait des interprétations infiniment différentiées. Prenons comme exemple le ressouvenir de notre premier jour d’école  ; nous pouvons nous remémorer à la fois la sensation d’abandon à l’endroit de nos parents et le sentiment d’ indépendance, le désir d’une nouvelle expérience. Le fait d’oublier, d’orienter la mémoire du passé vers cet « outrenoir », rend finalement la mémoire créative : nous y gagnons l’opportunité d’octroyer une seconde valeur indissoluble à nos souvenirs, fruit de tout ce qui a changé entre temps pour nous et qui nous amène à voir cette occurrence du passé autrement, en un mot avec la «  patine  »31 du temps. Autrement dit, ce sentiment de bonheur qui accompagne le ressouvenir est dû aux sensations inédites, à cet « air nouveau » dont Proust parle et qui nous est concédé par cette épiphanie, ainsi qu’au travail créatif réalisé par la mémoire pendant cette récupération. « L’ homme qui a une bonne mémoire ne se souvient de rien parce qu’il n’oublie rien. Sa mémoire est uniforme, routinière »32, disait S. Beckett. L’existence de l’oubli au sein de la mémoire mène ainsi à la créativité et à cette agréable sensation ressentie lors du ressouvenir. La question que nous sommes induits à nous poser, à ce stade, est la suivante : est-ce le présent qui rend nécessaire le passé, comme l’ histoire nous porte à le croire, ou bien est-ce le passé qui a besoin du moment présent pour être reconsidéré et, donc, pour exister dans le maintenant ?

30 Deleuze, Gilles, Proust et les signes, Paris, Presse Universitaire de France, 1964.31 cf. Entretien, Mémoire d’un Restaurateur, Interview de Y. Crinel, p. 96.32 Beckett, Samuel, Proust, traduit de l’anglais par Edith Fournier, Paris, Edition du Minuit, 1990 (première édition 1930), p. 40.

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Le chemin parcouru nous a permis d’affirmer la présence nécessaire de l’oubli dans ce que nous définirons la «  genèse du souvenir et du ressouvenir  ». L’écrivain italien E. Montale, à ce propos, affirme : « Diamo tempo alla memoria di compiere il suo primo e più impellente ufficio : dimenticare »33, insistant sur l’ idée paradoxale que c’est seulement suite à un refoulement34 que notre mémoire est prête à remplir sa deuxième fonction, celle de se (re)souvenir. L’oubli prend donc son génie créatif dans la génération du ressouvenir qui « trouve en nous une puissance intacte d’ imaginer […] que nous avons usée en partie quand c’est nous au contraire qui avons volontairement appliqué notre esprit à recréer un souvenir  »35. Par l’entremise du ressouvenir, la trace « perdue » récupère toutes ses couleurs, en sortant de ce camaïeu de noir et blanc, de gris. « Peu à peu, [le souvenir] apparaît comme une nébulosité qui se condenserait ; de virtuel, il passe à l’état actuel ; et, à mesure que ses contours se dessinent et que sa surface se colore, il tend à imiter la perception »36. Nous parvenons finalement à la couleur. Des couleurs qui pourtant se renouvellent à chaque apparition grâce à la fécondité de notre imagination, tout en gardant leur vivacité. Bref, cet « outrenoir » mène à une infinité de teintes. L’ idée que nous avons préalablement évoquée d’une non-coïncidence entre le souvenir tel qu’ il s’est manifesté dans le passé et son ressouvenir, l ’ idée donc que « le souvenir est périssable »37, nous renvoie à l’œuvre de l’écrivain Louis Aragon. En effet, cette impossibilité de reconstruire fidèlement le passé, si d’un coté elle amène la mémoire à effectuer un travail créatif, de l’autre, elle déclenche une recherche qui à pour but la reconstruction de «  l’ irréparable blessure du temps  »38. Selon l’auteur, ce qui compte davantage est ce chemin de reconstruction du souvenir, plutôt que le résultat en lui-même, son ressouvenir. Or Louis

33 Montale, Eugenio, Nel nostro tempo, Milan, Rizzoli, 1972, p. 49. Traduction : « Donnons le temps à la mémoire de réaliser son premier et plus impérieux office : oublier ».34 Le mot « refoulement » (traduit de l’allemand Unterdrückung, Verdrängung) est un des concepts majeurs de la psychanalyse développée par Sigmund Freud. Il s’agit d’un mécanisme psychologique de défense qui permet au sujet d’atténuer ou de supprimer inconsciemment les effets psychiques suscités par des représentations ou des événements intolérables. Ici, il doit être compris, plus largement, comme un effacement, un « devenir noir ».35 Proust, Marcel, Albertine disparue, op. cit., p. 208.36 Ricoeur, Paul, op. cit., p. 565.37 Aragon, Louis, Blanche ou l’oubli, Paris, Gallimard, 1967.38 Ibid., p. 134.

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Aragon, s’opposant à l’ idée de la madeleine proustienne, symbole du souvenir d’enfance dont nous pouvons reconstruire la réalité, nous laisse entendre que l’oubli est plutôt à la genèse d’une recherche, d’un cheminement intérieur. Faut-il penser, par conséquent, que le fait de perdre, d’oublier, est à l’origine d’une pulsion à l’exploration perpétuelle, en vue de remettre en place les pièces d’un puzzle, pour retrouver et reconstruire  ? Quel est le poids de cette « patine » apportée par le temps dans cette exploration ? La beauté du ressouvenir se cache-t-elle précisément dans la marque du temps, dans cette irrémédiable « blessure » ? Nous allons reprendre notre apologie de l’oubli – ou de l’ «  outreoubli  » – afin de mettre en lumière de nouveaux aspects. Nous avons signalé le mythe de Léthé comme personnification de l’oubli chez Hésiode. Or Léthé est aussi le nom d’un fleuve qui coule aux Enfers, dont l’eau procure l’oubli à quiconque en boit. Ce fleuve se trouve à la frontière des Enfers et permet aux âmes d’oublier les émotions les plus pénibles avant de quitter le monde souterrain pour s’ incarner dans une nouvelle vie. Il ne s’agit pas d’un oubli absolu, mais bien d’un oubli lié à ce que l’âme a vécu aux Enfers ; l ’âme n’oublie rien de ses repères tels sa langue, ses coutumes ou ses proches. Nous pourrions désigner autrement ce phénomène en employant le terme de résilience, qui indique la capacité à surmonter une situation difficile ou un traumatisme, «  l’art de naviguer dans les torrents  »39. Boris Cyrulnik, le premier à introduire le concept de résilience en psychologie, souligne le fait que « de la souffrance peut naître le meilleur »40. En revenant sur le mythe de Léthé, « déjà on perçoit le paradoxe : c’est en revenant à la vie qu’on oublie tout ; c’est en allant vers la mort qu’on se souvient »41, remarque Kipman. L’oubli est ainsi lié à la vie plus qu’à la mort, au mouvement plus qu’à l’ immobilité. Cette vision dynamique rappelle par analogie la notion de recherche que Louis Aragon a mis en exergue dans ses livres. L’ idée d’une libération du passé, exposée en recourant au mythe du fleuve Léthé, est aussi soutenue par le philosophe F. Nietzche, qui a largement défendu le besoin d’oubli  : notamment dans ce fameux aphorisme  : «  tout acte exige l’oubli  » car «  la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière mais aussi l ’obscurité. Un homme qui ne voudrait

39 Cyrulnik, Boris, Extrait d’une interview avec Antoine Spire, Le Monde de l’éducation, mai 2001.40 Cyrulnik, Boris, Sauve-toi, la vie t’appelle, Paris, Odile Jacob, 2012.41 Kipman, Simon-Daniel, op. cit., p. 102.

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rien voir qu’ historiquement serait pareil à celui qu’on forcerait à s’abstenir de sommeil ou à l’animal qui ne devrait vivre que de ruminer et de ruminer sans fin  »42. Selon le penseur allemand, l’ histoire et la conscience nostalgique empêcheraient l’ homme de créer librement, elles seraient donc obstacles provoquant une paralysie. Oublier, au contraire, c’est se délester du passé pour pouvoir ensuite agir. Nietzsche évoque en outre l’ idée d’une « table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir »43. Eloge est fait de l’oubli comme d’un besoin vital, source de bonheur : « Il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l’animal mais il est impossible de vivre sans oublier  »44. L’oubli n’est pas une simple «  perte  » de souvenirs, il entraîne une tension active, puissance libératrice et créatrice. Doit-on considérer l’oubli comme une pulsion créative ? Peut-on faire table rase de notre passé, des connaissances préalablement acquises pour échapper à la paralysie  ? Ces questions permettent d’étendre notre réflexion à la création industrielle et, au sens plus large, à la notion d’ innovation.

Cette apologie de l’oubli nous a permis d’apercevoir le potentiel qui se dissimule derrière cet objet de la mémoire. L’oubli rythme nos vies en un double mouvement, toujours neuf, de souvenirs et d’oublis, de veille et d’ inconscience.  Nous déplorons constamment d’oublier le passé, cependant nous nous sommes rendus compte que l’oubli est un levier d’action et de renouvellement. Il sous-entend une projection vers une dimension future, vers cet après, que la mémoire ne semblait pas considérer jusqu’à présent, en se limitant à une relation entre avant et maintenant. Nous pouvons conclure que l’oubli est à notre mémoire ce que serait le « sel » à « la terre »45. Or, pouvons-nous retrouver cette même dynamique au sein de la société ? Quel rôle joue l’oubli dans la mémoire collective ?

42 Nietzsche, Friedrich, Considérations intempestives, op. cit., p. 1.43 Nietzsche, Friedrich, La Généalogie de la morale, De l’oubli au bonheur, Paris, Gallimard, 1985, p. 85.44 Nietzsche, Friedrich, Considérations intempestives, op. cit., p. 1.45 Le « sel de la terre » est une expression biblique issue d’une parabole de Jésus-Christ : le sel garde la nourriture saine et c’est aussi ce qui donne le goût. Nous employons cette expression pour dire que l’oubli est, de la même façon, l’élément qui dynamise notre activité mnésique, ainsi que notre vie.

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D u « d e v o i r d e m é m o i r e » a u « d r o i t à l ’ o u b l i »

Notre périple au sein de la phénoménologie de la mémoire nous a permis de mettre en lumière les dynamiques au cœur du soi de l’ individu singulier. Adhérant à la démarche du sociologue M. Weber, nous avons donné le primat à l’unité, en concevant la pluralité en tant que généralisation des concepts valables pour l’ individu. Cependant, nous n’avons pas encore étudié le rôle que cette image inédite que nous prêtons à l’oubli – cet « outreoubli » – joue au sein de la dénommée « mémoire collective ». Le fait d’en avoir saisi son potentiel créatif et dynamisant dans la mémoire individuelle, nous impose, dès à présent, d’étendre le champ de réflexion à celui du nous. L’équilibre de souvenir et d’oubli que nous avons signalé au sein de la mémoire, doit-il également nous amener à parler d’« oubli collectif » ? Faut-il envisager un outreoubli partagé par notre société ? Tout d’abord, remettons un peu d’ordre dans nos idées. Nous avons préalablement introduit la mémoire collective comme un besoin de l’ homme, un « principe d’unité »46 et de lien à la communauté faisant suite au partage d’un passé commun. Cet « art de la mémoire » trouve sa manifestation dans le sens historique et dans ce qu’on appelle le patrimoine. Ce sont les conséquences de l’exigence de conservation de la trace, dans un but de transmission, qui assure une continuité entre ceux qui l’ont produite et nous qui en sommes les héritiers. De ce besoin naîtrait la tâche de préserver, de sauvegarder et d’archiver notre patrimoine pour le léguer à notre tour. En un mot, nous ne voulons pas oublier pour ne pas être oubliés. Le fait même d’écrire serait une réponse à cette menace, tout comme le fait que nos sociétés, qui « croulent sous le poids des archives et des livres, ont inventé les musées et la profession d’antiquaire et ont conféré à l’ histoire, définie comme restitution du passé, le statut privilégié que l’on sait »47. La mémoire collective est donc un moyen pour légitimer notre propre identité au sein de la société et pour ne pas perdre cette continuité entre nous et eux, entre nous et

46 Marx, Karl, Le manifeste du Parti communiste, Paris, Flammarion, 1999.47 Lenclud, Gérard, La tradition n’est plus ce qu’elle était … : Sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie, revue Terrain, 9 oct. 1987, p. 120.

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« cet ailleurs temporel et/ou spatial que constitue l’environnement social d’origine des objet de patrimoine  »48. Ces traces sont des outils mnémotechniques, intégrant l’individu à une origine, à un temps et un espace connu. Le point zéro, la genèse, le chemin historique revêtent les traits d’éléments communs vécus par le groupe comme des caractéristiques distinctives et conçues comme telles par les autres. La mémoire, de fait, devient bien plus que le symptôme d’un besoin, elle peut être considérée comme un devoir. Ce « devoir de mémoire » que nous venons d’envisager serait ainsi une manifestation motivée par la crainte de l’oubli. Il entraîne, par exemple, la pratique relative aux «  lieux de mémoire » en tant qu’objets physiques capables d’« arrêter le temps, de bloquer le travail de l’oubli, de fixer un état des choses, d’ immortaliser la mort, de dématérialiser l’ immatériel, pour – l’or est la seule mémoire de l’argent – enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes »49. Ces lieux sont-ils les gardiens d’une mémoire intempestive, un peu comme une madeleine proustienne, partagée par le nous ? Ont-ils le rôle de catalyseurs d’une interférence entre souvenir et oubli, entre présent et passé, à la genèse d’un ressouvenir collectif ? En 2013, le musée du Louvre de Paris affiche une fréquentation supérieure à 9 millions de visiteurs, dont près de la moitié ont moins de 30 ans50. La Bibliothèque nationale de France François-Mitterrand recueille aujourd’hui 14 millions de livres et imprimés et autant de documents vidéos. Des dizaines de «  cimetières virtuels  » débarquent sur le web. Ces considérations laissent supposer que nous nous trouvons au cœur d’une «  ère de la commémoration  »51, fondée sur une sorte d’obsession nostalgique du mémorial et sur le désir de conserver, d’archiver et d’enregistrer pour préserver la continuité dans l’ histoire. Cette époque débouche sur une filiation socio-culturelle plutôt que biologique et sur le lien indissoluble entre passé et présent afin de garantir la persistance des traces. Elle se constituerait, de fait, d’un penchant excessif à la célébration de l’avant et à l’ historicisme, à tel point que nous pourrions y reconnaître un « abus de mémoire ». Or le cheminement parcouru jusqu’ici, nous ayant conduits à considérer l’oubli comme l’objet de la mémoire individuelle

48 Davallon, Jean, Le patrimoine : « une filiation inversée » ?, Espaces Temps, 2000, Vol. 74, Numéro 74-75, p. 10.49 Nora, Pierre, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984, p. 38.50 Béatrix, Anne-Laure, Louvre, Communiqué de presse, Fréquentation Année 2013, www.louvre.fr51 Ricoeur, Paul, op. cit., p. 24-25.

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– en l’écartant de sa position antonymique, tout en le plaçant au fondement du souvenir/ressouvenir – pourrait être ici réitéré. Nous pourrions, enfin, nous apercevoir d’une symétrie conceptuelle. Une symétrie discontinue, car l’oubli, nous le savons bien, est porteur de rupture et de dynamisme. La mémoire collective serait par conséquent constituée tant de souvenir que d’oubli. En effet, nous pourrions déjà constater que derrière l’arbitraire de ces reconstructions commémoratives, se dissimule bien la présence d’oubli : « c’est plus précisément la fonction sélective du récit qui offre à la manipulation l’occasion, et les moyens d’une stratégie rusée qui consiste d’emblée en une stratégie de l’oubli autant que de la remémoration »52. Autrement dit, nous constatons la présence de « faux témoignages »53 au sein de la reconstruction historique, par le biais desquels nous parvenons à une version arrangée des faits. Cela dit, comment faut-il reconsidérer, de manière disruptive, ce besoin d’ histoire ? Devons-nous radicalement nier toute possibilité de patrimoine et l ’exigence d’un « devoir de mémoire » ? Est-il envisageable de se tourner vers le noir (0, 0, 0) et ainsi de tout oublier ? Il est temps d’ intégrer la notion d’oubli à celle de mémoire collective et de redonner un sens à ce « devoir » de préserver, d’enregistrer et d’archiver. Deux remarques nous aideront à rentrer dans le vif du sujet. Premièrement, nous introduirons la conception historique de Nietzsche, s’ensuivant de cette représentation d’un oubli pensé comme positif et dynamisant, face à la condition paralysante de celui qui se tourne constamment vers le passé. L’ histoire serait, donc, un fardeau général qui empêcherait les peuples de se déterminer d’eux-mêmes. En un mot  : le sens ne s’ hérite pas, il s’ invente. Si cette vision semble supposer un oubli profond de l’avant, nous y voyons plutôt une sorte de deuil54 qui permettrait de briser cet attachement55 commémoratif, un moyen de nous tourner définitivement vers l’après.

52 Ibid., p. 103.53 Ibid., p. 26. 54 Le terme « deuil » est ici employé dans son sens actif de surmonter la douleur provoquée par un évènement critique de la vie, une sorte de résilience. De fait, lorsqu’un événement provoque une crise dans la vie d’un individu, un changement radical est opéré avec la situation prévalant jusqu’alors. Le deuil possède également le sens de « perte définitive » d’un objet auquel un individu peut tenir. Nous renvoyons le lecteur intéressé aux études de la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross.55 Le terme « attachement » nous renvoie au travail du psychiatre et psychanalyste anglais John Bowlby qui a écrit trois volumes sur la « théorie de l’attachement » dans les relations entre êtres humains. Attachement et perte, Paris, PUF, 2002-2007.

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É c r i r e ainsi les textes : on croirait qu’ils s’expriment comme des êtres pensants,mais questionne-t-on, dans l’intention de comprendre, l’un de leurs dires, ils n’indiquent qu’une chose, toujours la même. Une fois écrit, tout discours circule partout, allant indifféremment de gens compétents à d’autres dont il n’est nullement l’affaire, sans savoir à qui il doit s’adresser.au bord de la folie

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La deuxième remarque que nous souhaitons ajouter concerne la façon de concevoir l’ histoire dans notre «  société à écriture  » sur laquelle Platon nous invite à réfléchir. Selon le philosophe grec, les textes écrits ne sont pas garants du (re)souvenir, mais au contraire induisent l’oubli, «  conduisant ceux qui les connaîtront à négliger d’exercer leur mémoire, c’est l ’oubli qu’ ils introduiront dans leurs âmes : faisant confiance à l’écrit, c’est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu’ ils se ressouviendront ; ce n’est donc pas pour la mémoire mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède »56. Notre besoin de recourir à des listes des courses, de nous servir d’aide-mémoire, ainsi que de noircir des pages et des pages d’ histoire, ne répondrait pas à la menace de la « perte », mais serait lui-même une première forme d’oubli. Une fois écrit, tout discours serait par conséquent oublié ; nous ferions confiance au papier et aux signes plutôt qu’à notre mémoire. L’ «  ère de la commémoration  », semble à présent s’infléchir vers l’outrenoir d’un «  oubli collectif  » véhiculé, de manière sous-terraine, par l’ histoire même, par ses «  faux témoignages  » et ses textes, à la faveur du travail de mémoire collective. Nous pourrions conjecturer, au sein du nous, une sorte d’amnistie – du grec, « oubli » – « dans la mesure où l’arrêt des procès équivaut à éteindre la mémoire dans son expression attestataire et à dire que rien ne s’est passé »57. S’agit-il d’une «  amnésie commandée  »58 par le biais de laquelle nous parviendrions à nous libérer du poids de l’ histoire ? Comment pouvons-nous conjuguer l’effacement de nos traces, toujours plus nombreuses et indélébiles, avec l’« ère de l’oubli » qui se profile ? Y a-t-il un glissement de paradigme d’un devoir de mémoire vers un «  devoir d’oubli » ? Ce que nous venons d’ invoquer comme «  ère de l’oubli  » ne semble pas encore trouver de confirmation dans la société dans laquelle nous vivons. En effet, nous avons pris l’ habitude, aujourd’ hui plus que jamais, de laisser constamment des traces sous la forme d’un éparpillement de nos données, de nos préférences et de nos activités quotidiennes. Il suffit de

56 Platon, Platon par lui-même, textes choisis par Louis Guillermit, Sommières, L’éclat, 1989, p. 6.57 Paul Ricoeur, op. cit., p. 588.58 Ibid., p. 589.

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penser que la start-up Datacoup59 propose 10 dollars par mois à ses utilisateurs en échange de leurs données personnelles  : un marché, celui des informations provenant des réseaux sociaux et des comptes bancaires des adhérents, qui devrait atteindre un trillion d’euros à l’ horizon 202060. Et encore  : 1,8 millions de «  like  » par minute distribués dans le monde sur Facebook, 500 millions de «  tweet  » envoyés quotidiennement sur Twitter61. Le besoin radical d’oubli que nous avons évoqué précédemment fait, donc, face à la tendance de fond chez l’ individu de vouloir être constamment (re)connu au sein de la communauté. Il ressent la nécessité de légitimer sa place à l’ intérieur du nous de par l’apposition de ses traces. Le paradigme du « devoir d’oubli », prend alors sens lorsque nous commençons à nous interroger sur la révocabilité de ces traces. L’enjeu face auquel nous nous trouvons n’est pas simplement d’oublier, mais bien de s’oublier et d’occulter sa propre identité. Il n’est plus tant question d’un « devoir de mémoire », que d’un « droit à l’oubli ». L’« ère de l’oubli » revêtira-t-elle un caractère révolutionnaire dans sa conquête de la possibilité d’être oubliés ?

L’oubli est « une des premières formes de liberté qui nous soit donnée »62 a assuré Anaïs Vielfaure, designer des tendances, à l’occasion de notre rencontre. Pourtant, 135 000 demandes ont fait suite au formulaire de « droit à l’oubli » de Google depuis son apparition au mois de mai dernier, dont seulement 53 % ont été acceptées63. La liberté qui a été nôtre lors de l’ajout de nos traces, semble ne pas exister dans la même mesure dans l’action inverse de les effacer, relève-t-elle donc d’une forme de liberté spécifique ? Bien qu’ayant été mises en ligne dans le but de légitimer notre place au sein du nous, aujourd’hui ces informations nous identifient. Notre image est de ce fait conditionnée par celle que Google et les réseaux sociaux donnent de nous – le lecteur sera peut-être pris par l’envie de taper son nom dans la barre de recherche de Google. Il ne s’agit plus d’une question d’oublier ou de s’oublier, mais plutôt de réacquérir la possession du soi, du droit de la personne au choix auquel cette aspiration

59 Source : Datacoup, site officiel, www.datacoup.com60 De Villemandy, Arthur, Datacoup rémunère données personnelles et transactions, et les cartographie, L’atelier, 10 septembre 2014, www.atelier.net61 Source : Blog du Modérateur, Chiffres Facebook et Twitter 2014. 62 cf. Entretien, Mémoire d’un Designer, Interview d’A.Vielfaure, p. 152.63 Ferran, Benjamin, Google se débat avec le droit à l’oubli en Europe, Lefigaro.fr, article online consulté le 25 septembre 2014, www.lefigaro.fr

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à la « virginité numérique » fait écho. Cela revient à vouloir réparer les erreurs du passé par le détour de ce qui a été signalé comme une « amnésie commandée ». Aujourd’hui plus que jamais, l ’oubli devient, au sein de la mémoire collective, un moyen pour se réapproprier ce soi que nous avons voulu placer à tout prix au centre du nous. Cependant, comme nous l’avons soutenu, l’oubli volontaire n’existe pas, tant dans la mémoire individuelle que dans celle collective. De fait, cette course à la légitimation face à la loi du «  droit à l’oubli  » est en train de produire un résultat inverse, nommée «  effet Streisand »64. Il suffit de penser que les liens déréférencés par Google sont re-référencés par des sites hors Union Européenne comme sur le site hiddenfromgoogle65. Les questions que nous sommes, enfin, conduits à examiner sont alors les suivantes : pouvons-nous être définitivement oubliés ? Si l ’oubli a été considéré en tant qu’objet de la mémoire, quel serait le contraire de cette dernière ? Y a-t-il un « oubli de l’oubli » ? Ces questions seront le point de départ de la suite de ce mémoire.

64 L’«  effet Streisand  » est un phénomène médiatique au cours duquel la volonté d’empêcher la divulgation d’ informations que l’on aimerait garder cachées - qu’ il s’agisse de simples rumeurs ou de faits vérifiés - déclenche le résultat inverse. Par ses efforts, la victime encourage l’exposition d’une publication qu’elle souhaitait voir ignorée.65 Source : hiddenfromgoogle.com

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mémoire d’un restaurateur

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Le réflexe d’entrer en contact avec un restaurateur de tableaux nous a toute de suite traversé l’esprit lorsque nous avons fait référence au patrimoine comme gardien de notre mémoire collective. Dans ce métier, la relation entre le passé et le présent est primordiale. Le restaurateur se plonge dans une œuvre, au même titre qu’un « chirurgien de la toile », pour entreprendre un voyage constant entre l’avant et le maintenant. Il est chargé du rôle de réparer les cicatrices du temps, tout en essayant de laisser une trace imperceptible de son intervention. Son but est celui de ne pas altérer la mémoire de l’œuvre et de favoriser sa transmission dans l’après. Yves Crinel est professeur de restauration à l’École de Condé, spécialisé dans les toiles sur un support bois. Lors de notre entretien, nous avons été invités à assister à un cours où ses élèves étaient occupés par un travail sur des tableaux fissurés, détériorés, jaunis par la marque du temps. Notre entretien s’est déroulé dans son atelier, à côté d’une gigantesque toile fraîche de retouche. Entre taches de couleur, odeur de vernis encore vivace dans notre nez, pinceaux et loupes, voici le compte rendu de cette rencontre enrichissante.

E n t r e t i e n

Yves CrinelRestaurateur & Enseignant

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En rentrant dans l’établissement, l’ École de Condé (Paris XV), nous avons tout de suite remarqué l’appellation « Conservation-Restauration du Patrimoine ». Quelle est la relation entre patrimoine et mémoire ?Le patrimoine ne se réfère pas uniquement à l’art, il faut adopter une vision globale. Ce serait l ’ensemble de nos valeurs et de notre mémoire collective. La mémoire nous entoure. De plus, nous mémorisons avec nos sens. Nous pourrions dire que tout est mémoire.

En tant que restaurateur, comment concevez-vous votre travail fait sur les tableaux ? S’agit-il d’une « modification de trace » ?Notre travail, en tant que restaurateurs, ne consiste pas à faire du neuf, au contraire. Nous améliorons la trace contenue dans le tableau de la manière la plus neutre et harmonieuse possible [intervention du professeur, une élève a utilisé trop d’eau, problème d’ humidification]. Nous essayons de comprendre l’évolution que l’œuvre a subie dans le temps, en sachant qu’il est impossible de retourner à l’état initial. Nous n’ inventons rien. A titre d’exemple, quand la toile présente une grosse lacune et que nous ne possédons pas d’ indications historiques, nous pouvons faire le choix de la couvrir avec une teinte grise. Cette teinte, plus ou moins ambrée, doit elle aussi se fondre dans le tableau ; l ’attention doit toujours être mise sur le plein, sur le peint, et pas sur le creux. La sensation doit être celle d’uniformité.

Vous venez de mentionner le mot « temps ». Nous savons que la mémoire est fortement connectée au temps, en tant que lien entre présent et passé. Quelle est votre relation avec le temps, avec cette « trace du passé » ?Le terme que nous employons est celui de « patine », qui se réfère à cette couche jaunâtre due au passage du temps. Il s’agit d’une marque, d’un témoignage du temps, elle garde la mémoire du vécu du tableau. Par conséquent, il faut la respecter : nous utilisons tous les expédients pour préserver la patine et pour ne pas l’enlever complètement. C ’est toujours une histoire d’équilibre.

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Yves CRINELRestaurateur d’œuvres d’art – Spécialiste du support boisEnseignant Ecole de CondéParis XV

Cette notion de « couches » renvoie à celle de « palimpseste ». Est-il légitime d’affirmer que le tableau que nous voyons aujourd’ hui n’appartient pas à un seul artiste, mais qu’ il renferme une longue liste de peintres, dont vous êtes le dernier ? Notre travail est celui de « corriger », sans se mettre à la place de l’artiste. Il faut toujours garder une certaine distance : notre travail est très méthodique, il laisse peu de place à la création. Malgré cela, il y a des abus dans la restauration, comme par exemple dans l’école anglaise. Il s’agit du fait de « ripoliner » le tableau, de vouloir le remettre à neuf à tout prix.

Vous venez de parler de « faire neuf ». Pensez-vous qu’ il faut oublier pour changer ?Je crois qu’ il ne faut pas faire table rase. Le « vieux » est témoin du passé, d’un vécu, d’une série d’expériences et de connaissances.

Quelle est, à votre avis, la couleur de l’oubli ? [Sourire] Je dirai un gris, un gris triste, en opposition à d’autres teintes de gris, qui pour moi sont joyeuses, comme le gris « tourterelle ». Avec une tendance au noir, à ce « Noir noble » de Balthazar Castiglione.

Si vous deviez traiter le sujet de la mémoire et de l’oubli, vous le feriez … Je le traiterai avec la lumière – j’aime beaucoup les luminaires. La lumière est vivante. Mais je ne prendrai pas une lumière forte (comme celle de ce laboratoire, il y a trop de lumière ici). Je prendrai celle d’une bougie, une lumière qui laisse également une place à l’ombre, car la mémoire est intime.

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III La trace de l’absence

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Notre excursion au sein de la phénoménologie de la mémoire nous a permis de requalifier le rôle de l’oubli en tant qu’un outil de mémoire et de le placer à la genèse du souvenir et du ressouvenir. Le nouveau modèle que nous avons dessiné est un modèle de rupture, l ’oubli lui-même provoquant rupture féconde et discontinuité face à la continuité du souvenir.

Dans ce chapitre, nous allons délaisser les représentations philosophiques et psychologiques afin de nous demander comment ce modèle trouve son expression dans notre quotidien. Entre « mémoire vive » et « mémoire numérique », matériel et immatériel, présence et absence, nous serons finalement à même d’envisager un nouveau paradigme de création en design. L’oubli, cet objet nécessaire, dynamique et dynamisant : quel sera son dernier mot à la lumière de cette réflexion sur la mémoire ? Comment, en tant que designers, pourrions-nous le considérer au sein du processus créatif ?

/ La trace de l ’absence

On ne possède éternellement que ce qu’on a perdu.Brand, Ibsen

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P r o t h è s e s n u m é r i q u e s e t m a c h i n e s à o u b l i e r

Dans un futur proche, Zoë, une puce électronique sous cutanée, offrira l’éternité à son porteur. Au moment du décès de ce dernier, sa puce sera retirée  ; dès lors les images et les sons qu’elle aura enregistrés tout au long de la vie de celui qui la porte, pourront être visionnés et remodelés par le travail de ceux qu’on peut nommer « monteurs de souvenirs ». Les « cutters » – autre nom pour ces techniciens – mettent en scène la vie du défunt dans un film-portrait commémoratif diffusé lors de ses obsèques : chaque moment passé, souvenir et détail de la vie de la personne feront l’objet d’un montage, visionné ensuite par la famille et ses proches, afin de contribuer au travail de remémoration et de réconforter devant la souffrance du deuil. Science-fiction ? Un besoin, celui d’être commémoré et de conserver une trace au sein de la collectivité, poussé à son extrême limite ? La fin de l’oubli ? Si Zoë est le fruit du génie d’Omar Naïm, réalisateur de The final Cut1, ce qui semble être ici une conjecture d’ordre cinématographique, de fait, est un phénomène que notre société est en train de vivre. Le «  lifelogging  » est le nom de la tendance actuelle à enregistrer toutes les informations de sa propre vie. Petites caméras, de la taille d’une tête d’épingle, dissimulées dans nos lunettes ou fixées à nos vestes, capables de filmer ou photographier tout ce que nous voyons et de le stocker dans des cyber-serveurs. « Cela comprend tous les textes, toutes les informations visuelles, tous les fichiers audio, toute l’activité médias, ainsi que toutes les données biologiques provenant de capteurs sur le corps. Les informations seraient archivées pour le bénéfice du lifelogger, et partagées avec d’autres à des degrés divers, et contrôlées par lui seul »2, affirmait Kevin Kelly en 2007, fondateur et rédacteur en chef de Wired Magazine. Le précurseur de ce phénomène est Richard Buckminster Fuller avec son étonnant Dymaxion Chronofile, un album dans lequel il a décidé de documenter sa vie, toutes les quinze minutes, de 1920 à 1983  : 80 mètres en hauteur de papiers qui en font la plus ample documentation d’une vie humaine. « I decided to make myself a good case history of such a human being and it

1 Naïm, Omar, The final cut, Metropolitan FilmExport, Canada, 2004.2 Kelly, Kevin, Lifelogging, An Inevitability, article du blog « The Technium », 27 février 2007.

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meant that I could not be judge of what was valid to put in or not. I must put everything in, so I started a very rigorous record »3 expliqua-t-il. Car, pour ne rien perdre, pour ne pas oublier, il faut tout enregistrer.

Mais ce n’est pas tout. Si le «  lifelogging  » se limite – limite  ? – aux données que nous percevons et/ou que nous produisons de manière extérieure à nous, l ’ intérêt se porte aujourd’ hui de plus en plus vers des informations concernant notre nous intérieur  : le «  quantified Self  ». Des montres connectées et des applications mobiles qui viseraient à rendre l’ informatique encore plus personnelle, puisqu’elles n’ambitionnent plus de nous relier simplement à la communauté mais à ce que nous avons de plus intime  : notre corps. Nous avons envie de citer, à titre d’exemple, l ’application freudienne Shadow4. Lancée à l’automne 2013, cette curieuse application mobile se propose d’enregistrer nos rêves pour être éventuellement diffusés sur la toile. Son fondateur, Hunter Lee Solk, estime que les rêves sont « une mine d’ informations que l’Humain a tendance à oublier tous les jours ». Puisqu’« un rêve qui s’évanouit est comme un fruit qu’on n’a pas cueilli. Un rêve qui n’est pas interprété est comme une lettre qui n’a pas été lue »5, il vaudrait mieux en garder la trace. En un mot, le « moi quantifié » est médiateur de toutes ces données liées à notre dimension physique qui, selon la pensée orientale reprise par la médicine douce6, garderait aussi la mémoire de notre être psychique. D’une certaine manière, nous pourrions estimer que le «  lifelogging  » et le «  quantified Self  » sont bien plus présents au sein de notre société que ce que l’on peut s’ imaginer. Il suffit de penser à l’ impressionnante quantité de traces que chaque individu laisse sur les réseaux sociaux : nous offrons nos pensées, nos photos, nos dialogues, nos états

3 Buckminster Fuller, Richard, Oregon Lecture #9, Stanford University Library, 12 July 1962, p. 324. Tr. «  J ’ai décidé de faire de moi-même un cas historique en tant qu’être humain : cela veut dire que je ne peux pas juger ce qui était valide ou pas : dans le but de tout garder, j’ai commencé un enregistrement très méticuleux ». 4 Source : www.discovershadow.com5 Nathan, Tobie, La nouvelle interprétation des rêves, Paris, Odile Jacob, 2011. 6 Le terme « médicine douce » fait référence à « médecine non conventionnelle », « parallèle », « alternative » ou « naturelle ». Issue de la tradition orientale, elle utilise des techniques manuelles et des substances naturelles pour aider le corps à guérir par lui-même. Aujourd’ hui, plus de 300 médecines alternatives et complémentaires sont référencées en France. Source : www.doctissimo.fr

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d’esprit et, plus généralement, nos souvenirs, un volume de données qui se déverse sur le net et qui semble nous identifier de manière quantitative, plutôt que qualitative. Le désir sous-jacent est celui de libérer toujours plus d’espace dans notre cerveau. Notre mémoire devient presque un accessoire, elle en viendrait à être remplacée par un objet, plus ou moins numérique, en dehors de notre corps  : une  prothèse mnésique. Pouvons-nous envisager une révolution de la mémoire  ? Nos neurones seront-ils remplacés, au fur et à mesure, par des chips capables d’assurer le stockage du soi ?

La notion de « prothèse mnésique » est introduite dès 1945 par le scientifique Vannevar Bush en parlant d’«  extensions de nos mémoires  »7, ou en abrégé de memex. Il entrevoyait déjà ces pratiques d’enregistrement de nos vies par l’ intermédiaire d’un « supplément agrandi et intime de la mémoire  », aujourd’ hui avéré grâce au numérique. Des disques durs qui augmentent en capacité d’année en année, internet et le cloud computing8 semblent rendre notre mémoire confrontée à la menace de l’oubli, de la « perte », infaillible et en autorise l’accès à tout instant. La numérisation des données et la miniaturisation des composants offriraient à l’être humain la possibilité de se surpasser biologiquement ou du moins apaiserait sa phobie de la disparition. Des « disques vifs » et des « mémoires dures », ce pourrait être là le paradigme vers lequel nous nous dirigeons et que le Transhumanisme9 présage pour un futur proche. Néanmoins ces « prothèses numériques » peuvent-elles nous assurer le dépassement définitif de ce que nous avons caractérisé comme mémoire oublieuse  pour atteindre une mémoire (vraiment) illimitée ? Il nous faut à présent mettre de l’ordre dans les concepts de sauvegarde et d’archivage, qui renvoient tous deux à cette idée d’enregistrement dont nous avons parlé. Sauvegarder signifie « préserver, maintenir intact quelque chose » ; archiver est l ’action de « recueillir, classer dans

7 Bush, Vannevar, As we may think, Atlantic Monthly, juillet 1945.8 Le « cloud computing », abrégé en cloud, désigne un ensemble de processus qui consistent à utiliser la puissance de calcul et/ou de stockage de serveurs informatiques distants à travers un réseau, généralement internet. Source : encyclopédie online Wikipédia. 9 Le transhumanisme est un mouvement culturel et intellectuel prônant l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer les caractéristiques mentales et physiques des êtres humains. Il s’agit d’aller « après » l’ humain, jusqu’à considérer la souffrance, la maladie, le vieillissement et la mort comme dépassés et indésirables. Symbolisé par « H+ » (« humanity + »), ce mouvement est représenté en France par l’Association Française Transhumaniste. Source : www.transhumanistes.com

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Tatouer, verb transitif :Marquer un numéro d’ identification sur la peau d’un animal domestique à l’aide de piqûres de matières colorantes et indélébiles injectées sous l’épiderme.

Définition (Le Grand Robert)

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une collection d’archives »10. La notion de sauvegarde suppose toutefois un degré de passivité plus élevé, s’approchant fortement de cette paralysie envisagée par Nietzsche. Prenons, par exemple, la photographie. A l’époque des appareils à pellicule, il y avait tout un rituel en toile de fond du développement des photos, une attente, une gestuelle qui se traduisait en dernier lieu par l’archivage sous la forme d’albums. Cette pratique reposait d’abord sur un choix et un filtrage, encourageant un véritable acte de remémoration. Le passage au numérique – sans oublier l’ intégration de caméras toujours plus puissantes à nos appareils portables – aurait conduit à une changement de paradigme : nous sauvegardons une quantité immense d’ images, qui submergent nos disques de mémoire et les réseaux sociaux, au point de s’égarer. Plus nous stockons, plus nous avons envie de stocker. Une sorte d’ impulsion nerveuse répandant son contenu jusqu’à l’anodin, l ’ insignifiant. Découle, en effet de la disposition à tout sauvegarder, le constat suivant  : « on se demande ce que l’on doit garder ou retirer de la mémoire, dans un certain sens cela [la puce Zöe] retient toute la vie écoulée »11. Le numérique, internet et le Web donnent l’ impression que tout est mémorable, ou que tout est devenu mémorable. Mais en cherchant à se souvenir de tout, à tout sauvegarder, les informations finissent par être oubliées dans quelque chip microscopique de notre ordinateur. Faut-il considérer la promesse de ces « prothèses mnésiques » comme une invitation à l’oubli ? Est-il plus pertinent de parler d’« abus de mémoire » de notre part ?

L’exemple de la photographie et l ’ idée d’une surabondance de données nous permettent d’ introduire à présent la question relative à la fragilité des supports numériques. Qui, parmi nous, ne se rappelle des vieilles cassettes à bobines enroulées ? Ces cassettes ont été ensuite remplacées par la disquette, elle même par le Cd-rom, la clé USB, la carte de mémoire et le disque dur. A chaque étape nous avons été emportés plus loin, nous avons cherché davantage de place pour nos traces, plus de matière à graver. Car la sensation d’une mémoire saturée devenait sans cesse plus prégnante. Nous avons alors réduit pour amplifier, nous avons simplifié pour12 complexifier. La quête irréfrénable de la simplification et de la totale

10 Définitions du Dictionnaire CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, www.cnrtl.fr11 Naïm, Omar, à propos de son film : The final cut, Festival de Cannes, 2004.12 Si le premier « pour » peut être lu comme un « dans le but de », exprimant la finalité de l’action, le second doit être entendu comme un « qui à amène à », exprimant plutôt une conséquence.

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« tolérance » de ces prothèses, nous a finalement conduits à leur dématérialisation. C ’est à ce stade que les clouds, mémoires virtuelles disponibles à tout moment, font leur apparition. Nos neurones, qui ont d’abord été remplacés par les chips, laissent maintenant la place au réseau et à des serveurs que nous avons du mal à localiser et à concevoir. Ils semblent se dissimuler dans l’air, exactement comme des nuages. Notre mémoire et l ’ensemble de nos traces, sauvegardées dans des supports au format en perpétuelle mutation, toujours plus performants, mais à l’obsolescence programmée, se déploient dorénavant sur internet afin de nous garantir en définitive l’absence future d’oubli.

L’ homme de demain a l’air tranquille, son avenir ne lui fait pas peur, son passé il le connaît bien. Il sait qu’à tout moment sa puce parlera pour lui, le cloud sera à la portée d’un clic – si nous pouvons encore envisager l’existence de la souris. Dans ce futur, l ’oubli sera un phénomène en voie de disparition, grâce aux nouvelles «  prothèses  »  : adieu trous de mémoire, images floues, flash-backs. Les nanotechnologies veilleront à « pérénumériser » chaque instant de notre vie et à garantir la continuité du travail de notre mémoire. Que se passerait-il, cependant, si nous nous trouvions face à un « error 404 »13, à une page noire, à l’ impossibilité d’accès ? Serait-elle la fin du soi et du nous ? Une voie, menant vers le noir (0, 0, 0), sans issue ? Ce sont les questions auxquelles David Guez a voulu répondre avec son projet « Disques Durs papier »14, grâce auquel il a pu mettre en avant les problématiques liées à la fragilité et à l’obsolescence d’une civilisation fondée sur le « tout numérique ». Le papier serait la solution envisagée par l’artiste, qui s’est servi du code binaire pour (re)créer des fichiers imprimables à partir d’un contenu virtuel. David Guez avait, entre autres, lancé en 2011 le projet « Humanpédia » dont l’objectif était « la constitution d’une sauvegarde de la connaissance universelle hors de tout contexte numérique, en partageant « physiquement » l’encyclopédie la

13 L’« erreur 404 », en informatique, est un code d’erreur du protocole de communication HTTP sur le réseau Internet. Ce code est renvoyé par un serveur HTTP pour indiquer que la ressource demandée (généralement une page web) n’existe pas. La légende attribue le numéro d’erreur « 404 » à l’anecdote selon laquelle au CERN, en Suisse, les chercheurs, excédés d’aller sans cesse relancer un serveur défaillant installé dans le bureau 404, auraient attribué ce numéro d’erreur au défaut de connexion, en mémoire de cette pièce maudite.  Source  : Wikipédia, encyclopédie online.14 Guez, David, Disque dur papier : La Jetée, Chris Marker / David Guez, Paris, Bibliothèque du Centre Pompidou, 2013. Exposé au Centre Pompidou en février 2012.

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vous remarquerez qu’ il est ici question de papier

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plus dynamique et la plus communautaire existant aujourd’ hui : Wikipédia »15. Ces considérations semblent relever du paradoxe  : si d’un côté Socrate affirmait qu’en écrivant ses pensées, l ’Homme se serait détourné, au fur et à mesure, de sa « mémoire vivante » 16 (cf. Du « devoir de mémoire » au « droit à l’oubli »), aujourd’ hui le papier s’avère être le seul moyen d’assurer notre pérennité. Fondamentalement, nous remettons en question la longévité de l’ information, alors que nous avons employé toute notre ingéniosité à nous assurer de ne rien perdre. Il suffit de penser que, au cours de ces cinquante dernières années, l ’ homme a conservé autant de nouvelles données qu’en cinq mille ans17. La fragilité des supports et la péremption de l’ information contenue, faisant suite à cette course à «  tout sauvegarder », pourrait finalement se traduire par l’effet inverse, de « tout oublier ». « Il n’y a pas d’acquis sans perte. Quand on invente un objet technique, par exemple l’ascenseur, on perd l’escalier »18, conclut Paul Virilio. Empressement vers le marché des « prothèses mnésiques », qui doit inévitablement nous pousser à nous interroger sur le « tout numérique », car c’est peut-être plutôt le titre d’«  industrie de l’oubli » qu’on devrait lui décerner. L’application mobile Snapchat19, lancée fin 2011, a déjà entrepris cette démarche en questionnant la durabilité de l’ information et la frontière entre mémoire et communication. Un message peut très bien être véhiculé sans nécessiter son enregistrement  : il pourrait donc y avoir arrêt au seuil de notre mémoire à court terme, sans trace aucune du passage.

Dans le film «  Eternal Sunshine of the Spotless Mind  »20, Michel Gondry imagine une clinique spécialisée dans l’effacement de nos souvenirs. L’ordinateur prend fictivement la place du cerveau biologique et il se charge de décider à notre place. Des « machines à oublier », qui permettraient enfin d’effacer volontairement le contenu de notre mémoire. Et, pourquoi pas, demain des pilules d’oubli21. Néanmoins, la réalité des faits nous démontre qu’oublier une

15 Guez, David, à propos de son projet Humanpédia, www.humanpedia.fr16 Platon, Ménon, PhiloSophie, Traduction Victor Cousin, Présentation Wikipédia, 2009.17 Candau, Joël, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, p. 107.18 Virilio, Paul, Cybermonde : la politique du pire, Paris, Textuel, 2010.19 Application Snapchat, conçue par Daniel Smith et David Kravitz de l’université Standford en Californie, première version en septembre 2011, dernière version 7.0. Source : www.snapchat.com20 Gondry, Michel, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, United International Pictures, USA, 2004.21 Le Tellier, Hervé, Encyclopaedie Inutilis, Bordeaux, La Castor astral, 2001.

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relation amoureuse qui s’est mal terminée ou un événement traumatisant n’est pas si facile qu’on se le figure. Un rien peut tout ramener à la mémoire. Un geste, un mot, un objet. Car, de fait, tout acte laisse des traces. Tout oubli produit des empreintes tangibles, qui tôt ou tard vont se retrouver à la genèse d’une interférence et, donc, d’un ressouvenir. Au contraire, la numérisation des données aspire résolument à la sphère de l’ immatériel  : tout change très (trop) vite, tout se sauvegarde, tout s’accumule, privant l’ information de toute empreinte. Que se passerait-il si demain nous n’avions plus accès à ces données illimitées stockées dans l’ immatériel ? Comment pourrions-nous recouvrer cette mémoire qui ne laisse pas de traces physiques si internet, les clouds, Dropbox22, etc. cessaient de fonctionner ? Ce qui s’oppose à la mémoire, ce sur quoi nous nous sommes questionnés tout au long de ce mémoire, depuis que nous nous sommes lancés dans cette apologie de l’oubli, consiste en fait en un oubli qui ne laisse pas de traces, un oubli silencieux, un « oubli de l’oubli ». C ’est ce vide qui se cache derrière la dématérialisation, derrière le stockage massif du soi dans les clouds et derrière cette information destinée à être égarée dans l’ intangible. Car l’oubli, lui-même, laisse des cicatrices, que nous définirons comme « empreintes d’oubli ». L’absence de traces s’apparente à ce noir (0, 0, 0) dont nous avons précédemment parlé  : une perte irréversible, définitive et à laquelle nous ne parvenons qu’à travers la dématérialisation. Une vieille photo, quand bien même perdue, jaunie, oubliée, pourra toujours être retrouvée. Une note dans un livre, relue par quelqu’un. Mais que se passera-t-il avec ces données numériques ? Nous aurions pu attendre jusqu’à la fin de ce « mémoire sur la mémoire », comme dans un bon polar, avant de résoudre l’ intrigue. Pu garder le suspense jusqu’à la dernière page avant de dévoiler le véritable rival à notre sujet. Cependant, le fait de le révéler à ce stade nous permettra d’avancer dans notre réflexion : nous allons examiner et tenter de mieux comprendre ces épreuves – empreintes – qui en dernier lieu innocentent l’oubli.

22 Dropbox est un service de stockage et de partage de fichiers en ligne depuis 2008. La société est basée à San Francisco, en Californie. Source : www.dropbox.com

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pour mieux révéler

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Le chalet suisse de Claude Nobs23, fondateur du Montreux Jazz Festival, renferme un énorme trésor : ce sont les enregistrements de tous les concerts possibles, selon les meilleurs standards du moment. Ces archives figurent désormais au patrimoine mondial de l’Unesco. Le projet Montreux Jazz Heritage Lab guidé par l’EPFL+ECAL Lab.24 se proposait en 2012 de transférer tout ce contenu sur un support numérique capable, en même temps, de définir une nouvelle expérience utilisateur au plus près possible du concert original. Les concerts, nous le savons, reflètent la culture populaire d’une époque, ils se chargent d’une atmosphère unique qui se traduit ensuite par la capacité d’évoquer des souvenirs intimes. Tenter de reproduire cette expérience au plus proche de l’original grâce à une archive numérique « ne peut que donner une représentation amputée de cette richesse émotionnelle du moment présent »25. Cependant, l ’utilisation des nouvelles technologies permet de dépasser la notion de mimêsis, de copie et d’ imitation  ; elles permettent d’enrichir l’ information sur le contenu et, entre autres, de corriger les altérations du temps. De fait, c’est grâce à cette qualité garantie par le numérique que le Montreux Jazz Heritage Lab s’avère « une expérience en soi […] qui peut revendiquer un statut spécifique pour proposer une expérience culturelle et sociale unique »26. Le processus de sauvegarde numérique nous a conduit à la notion d’«  oubli de l’oubli  » dans son opposition à la mémoire. Il s’agit d’un oubli qui ne laisse pas de traces dans la sphère du tangible, un oubli définitif et absolu. Car le fait même de ne pas laisser de

23 Claude Nobs (1936-2013) est un organisateur de spectacle suisse, fondateur et directeur du Montreux Jazz Festival. Lors de sa mort, il a laissé un patrimoine documentaire de portée mondiale, correspondant à 5000 heures d’enregistrements « live », inscrit en juin 2013 au registre de la Mémoire du Monde de l’Unesco. Ce programme, créé en 1992, vise à sensibiliser la communauté internationale à la richesse du patrimoine documentaire.24 Mirande, Yves, Henchoz, Nicolas, Les ruptures fertiles, Lausanne, PPUR, 2014, à propos du projet Montreux Jazz Heritage Lab., p. 153. L’EPFL, école polytechnique fédérale de Lausanne, et l ’ECAL, école cantonale d’art de Lausanne, ont crée l’EPFL+ECAL Lab, un centre dédié à l’ innovation, notamment en réalité augmentée.25 Ibid., p. 154.26 Ibid., p. 158.

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marques matérielles, ou qu’elles s’effacent rapidement, signifie qu’ il ne peut être retrouvé une fois perdu. Il ne pourra guère être, tôt ou tard, à l’origine d’une interférence porteuse de ressouvenir. L’ambition du projet mené par l’EPFL+ECAL Lab. nous guide à présent vers l’ idée suivante, celle d’une modification de l’ information lors de son passage au numérique. Les nouvelles technologies se proposeraient effectivement d’enrichir et corriger son contenu dans le but de proposer une expérience inédite capable de dépasser la pure imitation. Elles visent à perpétuer l’ information en adoptant de nouveaux usages, ainsi que des « prothèses » aptes à interagir différemment avec nos sens. Nous pourrions faire référence, par exemple, à la transition vers les bibliothèques musicales numériques – telles qu’ iTunes Store, Google Play, etc. – et à ces appareils, à commencer par les iPods27, qui ont su s’ inspirer de ce qui était notre approche « classique » de la musique, pour ensuite proposer une expérience originale. S’agit-il de nouvelles mémoires qui viennent de voir le jour, en prenant la place de celles préexistantes ? Le dépassement de la mimêsis est-il porteur d’«  oubli de l’oubli  »  ? Où se cachent-elles ces empreintes d’oubli qui permettraient de ne pas « perdre » la mémoire ?

Les stries blanches dans le ciel suite au passage d’un avion, les draps froissés après l’amour, la cicatrice d’un accident. Toute action imprime une trace renvoyant à un acte passé, que nous pouvons imaginer même en n’en étant pas les acteurs directs. Dès les premières pages de ce mémoire, nous avions suspecté la trace-image d’être l’objet de la mémoire ; néanmoins cette représentation a été abandonnée nous ne permettant pas d’expliquer ce phénomène de réversibilité, le ressouvenir. Nous avons donc parlé de souvenirs et d’oublis, de blanc et de noir, d’ interférences. Pourtant nous avions présagé un lien entre la trace et la mémoire, l ’étymologie du « zekher » nous ayant encouragé dans cette voie. De fait, lorsque nous parlons de mémoire et d’« oubli de l’oubli », le sens de notre intuition devient plus évident. C ’est en se tournant vers la sphère du tangible, à la recherche d’un indice, que la trace28 reprend son rôle capital.

27 L’ iPod est un baladeur numérique lancé le 23 décembre 2001 par Apple. Il se sert du logiciel iTunes pour transférer des données depuis l’ordinateur, et de la plate-forme iTunes Store pour l’achat de musique et autres contenus. Nous pouvons faire référence, à titre d’exemple, à l’option shuffle, la lecture aléatoire, introduite par l’ iPod : l ’appareil se propose de façon inédite de choisir à notre place le contenu musical.28 Le lecteur est ici invité à ne pas confondre la trace mnésique immatérielle avec la trace physique, l ’empreinte. Dorénavant, lorsque nous évoquons la trace, nous ferons référence à cette dernière acception. Nous parlerons d’« empreintes d’oubli » dans l’ idée d’un marquage tangible qui nous laisse imaginer ou évoquer de nouveau un passage intérieur.

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Elle se transforme en condensation de mémoire en tant que témoin des évènements passés et revêt cette capacité à catalyser l’ interférence et le ressouvenir comme «  signe sensible  », porteur de ce que nous avons choisi de nommer la mémoire intempestive. Elle nous permet enfin de faire face à cet oubli absolu et de conserver le soi. Les stries, les plis, les cicatrices sont des traces. La madeleine de Proust est une trace. Elle atteste la «  présence d’une absence  »29, plus ou moins éloignée dans le temps, capable de se charger progressivement d’une énergie noire – ou d’outrenoir. Car la trace en tant que chose en soi est une accumulation de mémoire, elle s’ infléchit petit-à-petit vers ce noir (0, 0, 0), sans pouvoir toutefois jamais l’atteindre. Elle devient donc la matérialisation de l’oubli, qui à travers l’empreinte se manifeste à l’extérieur du soi pour préserver la pérennité de la mémoire. La trace nous renvoie à des expériences antérieures, qui ont eu lieu dans l’avant, et pourtant elle nous projette dans le futur, dans l’après, grâce à sa capacité à ne pas tout raconter, à encourager les questions plutôt qu’à donner des réponses. Elle nourrit notre imagination. Nous pourrions ainsi affirmer que l’oubli trouve son expression dans l’absence, une absence qui pourtant laisse des empreintes que nous sommes capables de reconstruire, réimaginer, réinventer de manière subjective. Nous parlerons, donc, d’«  empreintes d’oubli  ». L’ idée d’empreinte est contiguë à celle de recherche, de reconstruction d’un puzzle, à celle d’une absence entraînant un mouvement. Il s’agit bien de cette image dynamique et dynamisante de l’oubli, dont nous avons parlé. Tous nos actes laissent des empreintes d’oubli. Nous mêmes sommes génétiquement la trace des générations précédentes  : nous conservons enfouis les gènes de nos ancêtres, espèce de «  présence d’une absence  » qui caractérise notre identité. C ’est le fait même de cette tendance des traces à se cacher, à ne pas se montrer si explicitement à nos yeux, qui explique la pulsion à la reconstruction et à la recherche. Si les empreintes d’oubli étaient disponibles partout, à tout moment, nous serions destinés à vivre dans le passé, dans un ressouvenir perpétuel, qui amènerait une rupture destructive de l’activité de la mémoire et de son équilibre entre souvenir et oubli. Nous n’utiliserions plus notre imagination et il n’y aurait plus d’ innovation. Au contraire, la capacité de ces empreintes à se camoufler, à exister de manière silencieuse, nous donne la possibilité de les percevoir en interagissant avec elles

29 Didi-Huberman, Georges, L’Empreinte, cat. exp., Paris, édition du Centre Pompidou, 1997.

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de manière totalement accidentelle. La question à laquelle il semble capital maintenant de répondre concerne le comment ces traces se dissimulent, la façon dont nos oublis peuvent devenir momentanément indisponibles au sein du tangible. La trace, suite à son évolution, devient-elle méconnaissable ? Ou alors s’agit-il d’une question d’attention sélective de notre part ? Afin de répondre à cette interrogation, nous emploierons deux images qui nous permettront d’avancer dans notre réflexion. La première notion est celle de palimpseste. Il vous sera sûrement arrivé d’apercevoir, dans les tunnels du métro, ces panneaux publicitaires à moitié déchirés, qui laissent partiellement distinguer l’avant, cette couche colorée d’affiches qui ont précédé la toute dernière. C ’est ce même principe que le duo Lernert & Sander a employé en avril dernier pour leur installation au Salone del Mobile » de Milan30 : des strates infiniment superposées, qui donnent vie à une rétrospection et à une clé de lecture qui se rénove au fil de la découverte. Un jeu de ressouvenirs et, en même temps, de création, d’ imagination, fruit du croisement de la mémoire introspective et la mémoire intempestive, d’ instants présents et passés, de souvenir et d’oubli. Palimpsestes comme on remonterait le temps en sens contraire, apparition du passé de manière intempestive. Au cours de l’ histoire, le palimpseste est lié au parchemin dont le remplissage s’est fait par couches successives  : une première écriture, grattée ou lavée, dont une deuxième prend ensuite la place. En superposant les strates d’écritures, le texte perd peu à peu son sens sémantique mais gagne en plasticité par les imprévus (ratures, tâches, coulures). Comme sur une tablette d’ardoise magique, les mots changent au fil des réécritures, s’ imposent comme une évidence, puis disparaissent sous les différentes sédimentations, tout en laissant une trace de leur passage. Cette idée peut être développée, dans le sens plus large de la transtextualité et d’ hypertexte tel que «  tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple tout court ou par transformation indirecte  : nous dirons imitation  »31. Ce mémoire devient aussi un palimpseste : nous nous sommes servis de l’empreinte laissée par des philosophes et autres écrivains afin d’écrire notre texte. Ce dernier pourrait être utilisé, à son tour, comme fondement pour l’apposition d’une nouvelle strate. Par extension, la ville elle-même, dans

30 Lernert & Sander, Archive Rath & Doodeheefver, Milan, Salone del Mobile, 2014.31 Genette, Gerard, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1992, chapitre II, p. 13.

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sa configuration, est un palimpseste32. L’ histoire est un palimpseste. Notre mémoire est un palimpseste. Elles se détruisent, se reconstruisent et des traces palpables de l’ancien demeurent sous la nouvelle trame. La notion de palimpseste nous permet d’éclairer cette idée de traces dissimulées déjà évoquée. En effet, les empreintes d’oublis sont constamment camouflées par la superposition de nouvelles couches à partir de celles qui se trouvent plus bas  ; il ne s’agit donc pas d’une dissimulation par effacement, mais plutôt d’une couverture, comme un maquillage cachant l’essence des choses. Nous retrouvons de ce point de vue l’ idée de mimêsis en tant que médiatrice d’une métamorphose qui s’opère par imitation. C ’est simplement quand nous arrivons à discerner cette trace dérobée sous les couches du temps que nous pouvons parvenir à son sens, à la véritable interférence porteuse de ressouvenir. Il est bien évident que la notion de temporalité revêt un rôle fondamental dans cette configuration, en rythmant l’amoncellement des strates.

La deuxième notion qui peut nous permettre d’expliquer la propension de la marque d’oubli à se dissimuler, est celle de repentir. En dessin et en peinture, un repentir est une partie de l’œuvre qui a été recouverte par son créateur afin d’en modifier profondément le contenu. Par cette image, nous retrouvons à nouveau l’ idée d’escamotage que nous avons pu identifier dans le palimpseste, tandis que la dimension de temps et d’évolution graduelle font place à l’ instinctivité. La notion de mimêsis semble ainsi remplacée par celle de rupture et de changement. Pourtant «  il arrive quelquefois que le premier objet que [l’artiste] a peint et qu’ il s’est repenti d’avoir fait, n’étant recouvert que d’une couleur légère, pousse au bout d’un certain temps, ou, pour parler en d’autres termes, que la première couleur qui exprimait cet objet, venant à percer au travers de la féconde couleur dont elle a été couverte, se laisse apercevoir par les yeux exercés : en ce cas là on dit, c’est un repentir, voilà un repentir »33. La trace, d’abord cachée, réapparaît telle une ombre dont il faudrait trouver la bonne lumière pour la rendre visible. Le repentir semble vouloir nous dire «  voilà comment j’étais et

32 Mongin, Oliver, La condition urbaine, la ville à l’ heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005 ; rééd. Paris, Seuil, coll. poche « Points », 2007, p. 50.33 Watelet, Claude-Henri, Dictionnaire des Arts de Peinture, Sculpture et Gravure, Paris, L. F. Prault, 1792, tome 5ème, p. 297-298.

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comment je suis devenu » ; il donne l’ idée d’une chose qui va tôt ou tard resurgir du passé, en parcourant inversement l’axe temporel, pour se dévoiler dans le présent. Il s’agit d’une trace porteuse d’ informations, d’une évolution et de la présence d’une structure qui se dissimule derrière la continuité. Car, disons-le ainsi, ces empreintes d’oubli sont comme les esquisses, les brouillons, de notre mémoire.

L’empreinte oubliée, l ’empreinte d’oubli : grâce à cette marque tangible, mais cachée, nous réussissons à reconstruire l’absence, celle du souvenir, et à préserver notre mémoire face à l’« oubli de l’oubli ». Une alternance d’absence et de présence qui permet potentiellement à la trace de nous mener au-delà du marquage physique, du signal, vers l’ idée d’ image. L’empreinte nous révèle des histoires liées à cette mémoire dont elle est la gardienne. Des histoires toujours différentes, qui proviennent de cette capacité à évoluer dans le temps et à interagir avec le milieu, pour revêtir des formes inédites. Il s’agit de cette «  patine du temps  », lieu d’une évolution permanente. Les modifications formelles de la trace sont les intermédiaires d’une métamorphose de l’oubli même et, par conséquent, du ressouvenir. Mais quelles pourraient être les limites de cette trace ? Est-ce possible de tout lui faire raconter, de considérer que même la matière, même les choses inertes, les objets, ont une biographie à nous narrer ?

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La marinière Saint-James, la chaise Tolix, la veste de mer Guy Cotten, les verres Duralex. Ce sont seulement certains des objets réunis dans l’ouvrage « Objets Estampillés France »34. L’élément commun aux cent pièces sélectionnées pour cette collection réside dans le fait de signifier bien plus que ce qu’ils montrent. Ce sont de véritables gardiens de la mémoire. Ils nous renvoient à ces souvenirs anodins, pourtant emplis de nostalgie, nous revenant à l’esprit bien des années plus tard, et capables de nous émouvoir. Nous parlons de ces souvenirs d’enfance lorsque par exemple, attablés à la cantine scolaire, nous devions attendre les plats le plus sagement du monde et notre seule distraction consistait alors à regarder le fond de notre verre en demandant à notre voisin de table  : «  Et toi, t’as quel âge  ?  ». En évoquant ce souvenir, vous aurez très certainement en mémoire le fameux verre Duralex, sous lequel des numéros étaient gravés par le moule ayant servi à sa fabrication et avec lesquels nous nous amusions tant. Ainsi ce verre, qui est en soi un objet purement fonctionnel, et qui peut paraître d’une simplicité déconcertante, est aujourd’ hui chargé d’une histoire, celle de notre enfance. De la même manière que l’empreinte, ces objets ont su se gorger au fil du temps d’une puissance sémantique forte, en accumulant en eux-mêmes une mémoire tant individuelle que collective. Ils sont devenus des emblèmes de notre histoire, à la source d’un processus de cristallisation35 symbolique et d’ investissement fantasmatique, pouvant rythmer nos vies à coups de ressouvenirs du temps passé. Choisir de parler de la mémoire nous a fait longuement séjourner dans les régions de l’ immatériel et de la non-forme, de l’ image. Toutefois, la crainte de l’« oubli de l’oubli » nous a inspiré le besoin de traces tangibles qui, bien que dissimulées, permettent la préservation de la mémoire. Notre chemin a donc convergé vers la matière et la forme, vers l’« empreinte d’oubli », en tant que marque d’un passage, d’une action passée, de la « présence de l’absence ».

34 Fleurent, Christine, Méry, Véronique, Objets Estampillés France, Paris, Editions de la Martinière, 2013.35 Par le terme « cristallisation » nous faisons référence au concept inventé par Stendhal dans son ouvrage De l’amour (1822) : la passion amoureuse créant une auto-illusion par le biais de l’ imagination, et partant une mystification de l’être aimé, qui seul existe comme être parfait et omniprésent pour l’amoureux.

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De quelle façon l’objet se manifeste-t-il comme trace  ? Comment peut-il se charger d’une mémoire et de la capacité à faire signe ? Enfin, quel rôle est ici envisageable pour le design ?

Les objets prolifèrent autours de nous  : la recherche inquiète d’une plénitude matérielle et le besoin – social ou inconscient, culturel ou pratique36 – d’assumer des fonctions en constante évolution, nous amènent à empiler, à cumuler et à surcharger. Or les objets acquièrent, au fil du temps, la disposition à réagir comme des traces. Ils gardent ainsi des traces. A la manière d’une éponge, tout objet matériel se charge d’une mémoire affective qui lui confère progressivement une valeur d’authenticité. Cette mémoire se manifeste physiquement sous la forme de l’usure, comme marque adjointe à l’objet par son utilisateur, ainsi que par l’environnement. En employant cette notion, nous ne souhaitons pas faire appel à l’ idée précédemment énoncée d’obsolescence programmée, d’objets mort-nés37, d’un système qui nous porte prématurément à les désaimer. Nous ne désirons pas rentrer dans la sphère du marketing et de la mode. Nous nous référons plutôt à ces signes visibles véhiculant une intimité entre le possesseur et l ’objet, à même de rendre ce dernier unique. Les coins abimés de la couverture d’un livre lu, les taches d’encre sur notre trousse, le cuir d’un sac vieilli par le temps : ces marques d’usage et d’usure, à l’ instar de la dernière couche d’un palimpseste, reconduisent l’objet-trace à une sorte de « patrimoine individuel » du soi parallèlement à ce patrimoine partagé par la communauté. L’objet sort de son anonymat, pour se personnaliser et devenir finalement notre objet, porteur d’empreinte d’oubli, avec qui nous partageons des fragments de notre mémoire. Les empreintes d’oubli, l ’usure des choses  : ce semble là notre relation ultime aux objets. Cependant, à la manière de l’empreinte, l ’objet a la faculté d’être davantage qu’un témoin d’absence conçu par simple mimêsis ; il devient apte à communiquer sur nous et avec nous. De fait, il acquiert au fil du temps sa propre biographie, pouvant interférer avec celle de son possesseur pour déclencher le ressouvenir du passé. En un mot, l ’objet, devenu trace, s’apprête à redevenir image, «  étant admis que le mot «  image » dépasse ici de beaucoup le

36 Baudrillard, Jean, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 14.37 Schaub, Coralie, La vie gâchée des objets, Libération, 28 octobre 2012, page consultée le 20 octobre 2014, www.liberation.fr

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cadre restreint de ce qu’on nomme habituellement un art « figuratif », c’est-à-dire représentatif d’un objet ou une action du monde naturel »38. Nous parlons donc d’objets-image. « Ce qui est consommé, ce ne sont jamais les objets, mais la relation elle-même – signifiée et absente, incluse et exclue à la fois – c’est l ’ idée de la relation qui se consomme dans la série d’objet qui se la donne à voir  »39  : l ’objet s’ iconise, en se chargeant d’une empreinte qui n’est plus celle de la fonction, de l’usage, mais d’une métaphore d’ identification personnelle, tel un fil d’Ariane tissant un lien avec les expériences vécues. Nous pourrions entrevoir aujourd’ hui une sorte d’agnosie40 ordinaire de la valeur fonctionnelle, laissant place à l’appropriation et au storytelling. Indépendamment de toute qualité esthétique et fonctionnelle, l ’objet acquiert la faculté de raconter une histoire et d’évoluer dans le temps de la même manière que la trace. Car c’est bien cette « patine du temps », cette couche que l’usager et l ’environnement apportent à l’objet, cette histoire que nous écrivons à travers et avec l’objet, qui donnent un sens à la sensation d’attachement, et au fait de voir dans l’objet son propre reflet. L’objet physique, pour échapper à sa désuétude, ne serait-il pas en train de se transmuer en une pensée, une métaphore, un symbole d’appartenance puisque c’est ici la seule chose que la progression du numérique et du virtuel pourrait encore lui concéder ? En définitive, quelle place pouvons-nous inventer pour le design ?

Products tell Stories, tel a été le slogan du dernier Salone del Mobile de Milan, en avril dernier. Cette formule laisse entendre une nouvelle volonté du design de demain et l ’aspiration à un nouveau paradigme de création. «  Alors que dans la première moitié du 20ème siècle, l ’objet s’était fonctionnalisé, la postmodernité va permettre de rejouer le rapport magique à l’objet qu’on avait perdu et qui existait déjà avant la période moderne  » affirme M. Maffesoli41. S’ instaure, de ce fait, « un rapport magique à ces objets, comme les tribus primitives avaient un rapport magique avec leurs totems. J ’appellerai cela la participation

38 Didi-Huberman, Georges, Devant l’ image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art., Paris, Les éditions de minuit, 1990, p. 15-16.39 Baudrillard, Jean, op. cit., p. 277.40 cf. « Mémoire oublieuse » : à l ’épreuve de la pathologie.41 Michel Maffesoli est un sociologue, professeur à l’université Paris Descartes. Il a développé sa pensée autour de la question du lien social communautaire et de la prévalence de l’ imaginaire dans les sociétés contemporaines, contribuant ainsi à l’approche du paradigme postmoderne.

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magique et mystique : lorsque mon portable ne fonctionne pas, je l ’ insulte, j’établis un rapport conflictuel ou affectif avec lui, je suis furieux parfois… c’est n’est pas rationnel. Tout un chacun aura donc un rapport très fusionnel avec ce type d’objet, fait d’une synergie de l’archaïque et du développement technologique. […] Alors qu’avant on avait objectivé l’objet, aujourd’ hui il y a ce que j’appellerai l ’ idée du trajet. L’empathie, c’est du pathos partagé, on participe : on se rend compte qu’il y a du go between, de la réversibilité et du feedback »42. Le schéma «  la forme suit la fonction  »43, ainsi que le fonctionnalisme du «  good design  »44 de Dieter Rams, semblent aujourd’ hui dépassés. Le design est à présent appelé à prendre en considération la mémoire comme élément indispensable du paradigme postmoderne. Face à la dématérialisation promise par le numérique, à ces prothèses de sauvegarde qui libèrent constamment notre cerveau de souvenirs et d’oublis, l ’objet se profile comme un support de réflexion et de narration. Il incarne une histoire, celle de notre culture individuelle et collective, et il évoque des images par le biais de ces «  empreintes d’oubli  » ne pouvant s’ imprimer que dans la matière. Il permet de réfléchir, d’engager un discours, d’alimenter une pensée. En un mot, l ’objet arrive à maturité et il restitue à l’ homme cette sensation, relativement perdue, d’une mémoire vive.

Quant au designer, dans son rapport à la création, il emploie déjà, de manière complètement inconsciente, la méthode de l’objet-image. Le détournement d’une image, l ’emprunt d’une notion à une autre discipline, la sublimation de la matière, l ’ héritage d’un procédé de fabrication, lui permettent de retranscrire sa propre culture et celle d’un territoire dans un produit. Nous mentionnerons, à titre d’exemple, le projet «  Briccole  » engagé par l’entreprise italienne Riva192045 auquel les plus grands noms du design international, comme

42 Mirande, Yves, Henchoz, Nicolas, op. cit., p. 44.43 Sullivan, Luis, The Tall Office Building Artistically Considered, Lippincott’s, mars 1986 : « It is the pervading law of all things organic and inorganic, [...] That form ever follows function. This is the law. [La forme suit toujours la fonction, et telle est la loi.] ».44 Rams, Dieter, Ten Principles of Good Design, conférence à l’ ICSID, 1985. Reproduit par S. Lovell, Dieter Rams : As little design as possible, Londres, Phaidon, 2011, p. 353-355.45 Riva1920 est un producteur de pièces de mobilier en bois basé entre Milan et Gênes, dans le nord de l’ Italie. Le projet Briccole, qui compte aujourd’ hui une gamme de produits issus du génie de 33 designers, réutilise les célèbres poteaux en chêne de la lagune de Venise, mesurant entre 200 et 400 centimètres de hauteur, lors de leur remplacement tout les 5-10 ans. Source : www.riva1920.it

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Philippe Starck, Antonio Citterio et Pininfarina, ont participé. Il s’agit d’une série d’objets dessinés à partir du bois des poteaux du paysage lagunaire de Venise. Rongés par la mer et porteurs de cette unique marque du temps, les interprétations des designers ont su valoriser la capacité évocatrice de la matière par l’entremise d’objets capables de se charger d’une biographie propre. Si la frontière entre le design et l ’art semble aujourd’ hui de plus en plus subtile et fait l ’objet de débats, le designer se prépare inexorablement à envahir aussi cette zone propre à la psychologie. De fait, la différence entre un psychologue et un designer n’est pas si grande : l ’un essaie de décoder le comportement humain, la personnalité et la mémoire alors que l’autre encode dans l’objet et dans la matière pour lui donner du sens. L’absence des choses devient donc plus importante que leur présence en tant que productrice de sens.

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D’une balade dans une minuscule ruelle parisienne, l’attention (sélective) attirée par un bac rempli de vieilles photos éparpillées, la plupart en noir et blanc, surpris et immédiatement pris par l’envie d’entreprendre un voyage dans le passé autrui, dans ces mémoires étrangères, au hasard, est née la rencontre avec Fabien Breuvert, créateur de l’atelier-boutique Image&Portraits du Marché des Enfants Rouges, passionné par la photographie de tout le monde, celle qu’on appelle communément « photo anonyme ».

Pour le Mois de la photo 2014, il a créé l’événement-rencontre « Echangez une photo ! », l ’ idée étant de confronter la pratique amateur d’ hier et celle d’aujourd’ hui, les images que l’on prend avec son téléphone. L’envie d’enquêter sur cette notion de « photographie (re)trouvée » nous a conduits à discuter avec celui qui apparaît comme l’un des acteurs les plus représentatifs de la photographie anonyme.

E n t r e t i e n

Fabien BreuvartMarchand de photographies anonymes

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D’où vous vient cette passion pour la photographie anonyme ?Je viens d’une famille nombreuse à laquelle je suis très attaché, même si je n’ai jamais trop aimé les fêtes de famille. Un jour, j’ai eu la curiosité de fouiller dans un carton rempli de photos. Et là, surprise : des images étonnantes cachées au milieu d’autres tout à fait anodines. J ’aime les actes plus que les paroles : j’ai commencé à collectionner ces photos en 2002 et j’ai pu ensuite entreprendre l’activité en boutique, en 2004.

Qu’est-ce exactement que la photographie anonyme ? D’où vient l’envie de ne pas conserver, de l’oublier ?La photographie anonyme est la photo de tout un chacun, telle qu’elle se présente dans les brocantes, les vides-greniers et les marchés aux puces. Il m’arrive de parcourir jusqu’à 100 kilomètres pour aller récupérer des vieux albums de photos. Quand on parle de la photographie anonyme, on l’assimile aussitôt à la photo ratée. Comme si une photo anonyme ne pouvait être réussie que lorsqu’elle est ratée ! C ’est bien plus que cela : dans son apparente uniformité, la photographie anonyme traduit et raconte le plus souvent la relation à l’Autre. Ces images montrent des instants où le photographe fait lui-même partie de l’image. Les photographes ont interprété le réel à leur manière.

Comment pouvez-vous estimer la valeur et le prix d’une photo anonyme ? En effet, dans cette « photo trouvée », on perd l’idée d’auteur et de signature …C’est le résultat d’un énorme travail de tri puis de sélection. Je n’ai aucune prétention, je ne me pose pas en « expert ». Pendant la phase de tri, certaines photos me parlent plus que les autres. Celles-ci seront retenues pour être mises en vente. Pour fixer les prix, c’est surtout un travail de sélection et de comparaison des images entre elles et d’échelle de grandeur à respecter. Je pense d’ailleurs qu’une personne honnête et sensible ferait des choix identiques aux miens. C ’est donc une question d’ honnêteté. Evidemment, c’est un travail qui diffère du marché de la photo signée, où la signature fait le prix, et tout est bien paramétré.

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Pourquoi les personnes devraient-elles être intéressées par l’achat de ces photos qui ne leur appartiennent pas ? S’agit-il d’une contre-tendance face au nouveau paradigme qui veut des photos toujours plus personnelles, comme les selfies ?Transférer mon concept à tout le monde n’est pas tâche aisée. Jusqu’à présent, nous sommes deux à en avoir compris le sens. La deuxième personne est une dame qui est venue dans ma boutique, il y a déjà fort longtemps, pour me proposer de vendre ses photos. J ’en ai acheté quelques-unes. Elle passe encore de temps en temps par ici : elle s’amuse à retrouver ses photos pour voir si quelqu’un en a adopté une. Car l’envie profonde consiste à faire adopter une photo en vertu de sa capacité à véhiculer des émotions. La photographie, de fait, est un vecteur d’émotions. Quand on achète une photo anonyme, ce n’est pas pour la revendre un jour, si nécessaire. C ’est tout sauf un placement. On l’achète sur un coup de cœur. Un acte nécessaire et évident.De plus, je trouve intéressant que mes clients soient plutôt intéressés par les photos jaunies, celles où la marque du temps est bien évidente. Personnellement, je préfère les photos très contrastées. Paradoxalement, c’est dans ces vieilles photos que les personnes se retrouvent, dans cette marque de fragilité du temps ainsi que du support.

Cela dit, est-il possible de définir la photographie comme un support de la mémoire ?Je ne suis pas convaincu que la photo soit uniquement un support de mémoire : lorsqu’on prend une photo, nous sommes intéressés par le fait de garder la beauté qui se cache derrière l’ instant devant nos yeux, donc extérieure à nous. C ’est avant tout du lien, qui permet de se focaliser sur le nous plutôt que sur le moi. Or, le portrait et le photomaton sortent de cette conception. Dans ces deux cas, nous sommes conduits à mettre l’accent sur l’ individualité, ce qui nous projette toute de suite dans une dimensionne temporelle qui nous fait réfléchir. La photographie fait du bien, mais aussi du mal : c’est une reproduction de la fragilité des choses, de notre fragilité. Dans tous les cas, le concept de mémoire se manifeste plutôt à posteriori, dans l’acte de conserver.

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La photographie, dans le passage au numérique, semble avoir changé de paradigme. Quel rôle envisagez-vous pour la photographie de demain ?La poursuite de la réduction du coût du tirage a conduit, graduellement, à des changements dans la photographie. La faute ne doit pas être attribué uniquement au numérique, qui inévitablement a porté à une énième transformation. Je dirais qu’une grande métamorphose s’est réalisée à partir des années soixante-dix avec la diapositive, beaucoup moins chère que le tirage, et dans les années quatre-vingts avec les MiniLab qui proposaient des tirages photos économiques en une heure seulement. De fait, le tirage, lui-même, nécessite un contact et un temps de réalisation, sans oublier des coûts. Aujourd’ hui, nous sommes arrivés à la gratuité de l’ image : nous regardons nos photos sur des écrans, sur notre portable, en ligne, et rarement nous nous posons la question de l’ impression. Cela, je le retrouve aussi dans mon travail : alors qu’avant je trouvais d’énormes cartons de vieilles photos, aujourd’ hui les cartons deviennent de plus en plus petits. On conserve moins ces supports physiques.

Si vous deviez traiter le thème de la mémoire et de l’oubli en relation à la photographie, en tant que designer (disons, chez Nikon ou Canon), vous le feriez …Je travaillerais sans doute sur le tirage et sur l’ impression des photos. Le fait qu’aujourd’hui nous prenions une quantité démesurée de clichés ne me pose pas problème. La photo-retouche non plus, on peut choisir de s’en servir ou pas. Moi aussi j’ai eu des moments où je m’amusais à remplir des bobines entières. Le problème, c’était que je n’avais pas assez d’argent pour les développer, du coup je me suis retrouvé à remplir des cartons de bobines. Mais plus tard, je me suis amusé à récupérer au hasard une bobine à la fois, et à retrouver de vieux souvenirs après l’avoir développée. En effet, il y a toute une question de temps entre la prise de la photo et la vision qu’elle offre, qu’aujourd’ hui nous avons perdue. C ’était aussi l ’attente du tirage, le fait d’aller dans le magasin et … de se retrouver avec des photos ratées. C ’est bien en cela que résidait toute l’émotion, dans un acte à posteriori.

Fabien BREUVARTMarchand de photographies anonymesImages&PortraitsParis III

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Fabien nous quitte avec un petit cadeau, dans un sac en papier blanc. Il nous dit de l’ouvrir plus tard, quand nous en ressentirons le désir. Ce cadeau est

encore là, sur notre table, nous ne l’avons toujours pas ouvert, en dépit de notre envie. Probablement, la beauté sera plutôt dans cette attente que dans le contenu lui-même.

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Z P

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Mémoire et oubli, reparlons-en. La mémoire, un thème bien plus vaste qu’il n’y paraît et dont les nuances sont aussi illimitées que le passage du noir au blanc. Lorsque nous avons commencé à nous intéresser à un tel sujet, nous avons été littéralement submergés par la quantité et l ’ hétérogénéité des informations, l ’ idée de transversalité entre les domaines nous a aussitôt frappé. Les sciences, la philosophie, et même l’art, se sont largement questionnés sur le pourquoi et le comment de la mémoire, aboutissant à des interprétations inédites, contrastées, et parfois irrévérencieuses. C ’est pourquoi, au vu des nombreuses études qui ont d’ores et déjà traité de ce thème, notre parti-pris a consisté à proposer une vision neuve de la mémoire en ouvrant une nouvelle porte : celle de l’oubli. Ce choix peut de prime abord ne pas sembler en adéquation avec la pensée commune, celle-ci ayant tendance à rapprocher la mémoire du souvenir. Or, en ouvrant ce chemin inédit, franchissant l’absence plutôt que la présence, le creux plutôt que le plein, nous nous sommes focalisés sur cette force noire au sein de la mémoire. Le parcours que nous avons tracé tout au long de ce mémoire, nous a permis de porter un regard nouveau sur l’oubli et de lui conférer ainsi une légitimité comme l’objet de la mémoire, au même titre que le souvenir. Ce mémoire nous a fourni l’opportunité d’entrevoir ce potentiel constructif, aussi bien individuellement que pour le collectif, se dissimulant derrière la perte causée par l’oubli.

Parler de la mémoire et de l’oubli a été l’occasion d’apercevoir le rôle de ce dernier au sein de notre activité mnésique et ainsi de prendre nos distances à l’égard de la part de nostalgie qu’on a tendance à attribuer à la mémoire. La présence de cette force noire – ou « outrenoire » – conférée à l’oubli, engendre une dynamique visant à la conservation d’un état d’équilibre entre noir et blanc, entre oubli et souvenir, allant plus loin que la simple conjugaison du passé et du présent, jusqu’à nous projeter dans l’après. En effet, c’est grâce à notre capacité à oublier que nous pouvons retrouver, reconstruire et renouveler, de façon constamment différenciée, notre passé. Bref, l ’oubli inspire notre imagination, telle une photo en noir et blanc, nous poussant à rêver à un passé mythique et nous incitant sans cesse à envisager des couleurs inattendues. Car dans cette trace qui évoque la « présence de l’absence », le manque généré par l’oubli sera comblé par l’ homme à l’aide d’une recherche créative. La présence de l’oubli convie donc notre mémoire à ne pas se limiter à un fonctionnement purement mécanique, comme l’ordinateur, et insuffle un sentiment d’appropriation à

C o n c l u s i o n

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l ’occasion du ressouvenir. Elle se transforme en jeu d’ images, de vides et de pleins, tout en nous permettant, dans sa discontinuité, d’édifier des ponts entre présent et passé, entre maintenant et avant, entre actuel et virtuel.

Parler de la mémoire et de l’oubli impliquait aussi nécessairement de parler du patrimoine, tant commun qu’individuel, comme une invitation ontologique à nous relier au nous et au soi. Ce besoin de conservation propre au patrimoine semble aujourd’ hui évoluer sous un autre paradigme, celui du « tout sauvegarder » pour ne rien oublier, pour ne pas être oubliés, pour ne pas s’oublier. Il s’agit de cette promesse des « prothèses numériques », qui se proposent – pour revenir à la conception transhumaniste – de libérer progressivement notre mémoire à long terme pour la reverser dans des systèmes « durs » toujours plus performants, ce qui nous pousserait alors à vivre dans l’ immédiateté. Face à la surabondance d’ informations et à une société qui semble faire reposer le progrès dans la dématérialisation, le spectre d’un «  oubli de l’oubli  », d’un oubli absolu, a fait son apparition. L’ homme, dans sa recherche d’un troisième hémisphère de son cerveau – ce que Google a pour ambition de devenir dans un avenir proche1 – devra inévitablement faire face à l’absence de traces tangibles capables d’ interférer avec ses souvenirs pour ramener à la lumière ces données oubliées. Car, de fait, tout oubli laisse des traces, des « empreintes d’oubli », tels des témoins d’une « présence de l’absence », face à l’angoisse de la perte et de la dissolution.

Le designer, psychologue de la trace-image. Choisir la mémoire comme sujet de réflexion, a requis de remplir régulièrement le rôle de psychologue. Nous avons été amenés à cheminer dans la sphère de l’ immatériel et de l’ image, pour finalement nous rendre compte que la frontière entre le design et la psychologie se fait aujourd’ hui moins nette que l’on pouvait le croire. A l’ heure où la société tend inexorablement à se dématérialiser, où l’ information devient accessible par un simple clic, où la profusion ainsi que l’ immédiateté des messages prennent le dessus, le designer assure une vision critique des changements que le monde opère et agit en conséquence. Il devient empathique et, simultanément, acteur de l’évolution de la société. Ainsi, en s’ interrogeant sur les problèmes que cette dématérialisation

1 Solé, Robert, Plus vite, Le Monde, billet consulté le 02 novembre 2014. Brin, Sergey, cofondateur de la société Google, à propos de l’avenir du moteur de recherche.

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de l’ information entraîne du point de vue de la mémoire, le designer aura la responsabilité de réfléchir à une manière de rendre les « mémoires électroniques » aptes, aussi impalpables et insensibles soient-elles, à pérenniser leur contenu face à la désagrégation annoncée de l’« oubli de l’oubli ». En s’ inspirant de l’ idée de l’ardoise magique freudienne et de la notion de palimpseste, le designer se donnera pour tâche de laisser des traces tangibles pouvant faire face à ce monde « augmenté ». Le designer de demain – ce « designer-psychologue » – sera amené à travailler, plutôt qu’avec les matériaux2, avec la matière, dans le sens large de substance dans laquelle graver une empreinte tangible porteuse de relations cognitives. Il aura acquis la faculté d’encoder dans la matière ces traces-image qui relèvent d’une investigation du soi et du nous, ainsi que celle de décrypter le code produit par la société. Il sera à même de travailler avec l’absence des choses, pour la traduire en présence. Se verra alors proposé à l’objet de surpasser son ambition première, le sens fonctionnel, et de présenter un autre langage producteur de sens symbolique, de montrer et ensuite démontrer l’ image de notre système dans le but de réévaluer nos acquis.

L’objet comme support d’inscription identitaire. Le fait d’aborder le sujet de la mémoire nous a conduit à remettre en question l’objet physique, qui semble aujourd’ hui perdre son caractère purement formel et fonctionnel, pour se transformer en un symbole identitaire, tant individuel que collectif. L’objet s’éclipse derrière ses valeurs et ses significations « secondes », pour « devenir un élément de jeu, de combinaison, de calcul dans un système universel de signes  »3. L’objet-image – tel est le nom auquel nous avons pensé pour lui – acquiert la capacité de devenir un «  gardien de mémoire  », donc de souvenirs et d’oublis, apte à entraîner une (re)lecture active et évocatrice reproduisant sa relation avec l’usager et l ’environnement. Cette mémoire dont l’objet se pare s’exprime par des « empreintes d’oubli », telles que l’usure et la patine du temps. Un jeu d’ indices, de recherche et de dévoilement. Le pli d’un canapé, les poches arrières usées d’un jean, le cuir vieilli d’un sac à main, les marques

2 La différence entre matière et matériau revêt ici une importance capitale. La matière est la substance dont les corps sont constitués et perçue par les sens, à l’état brut. Un matériau est un type de matière sous une forme adéquate pour intervenir dans la construction d’un objet fabriqué. De fait, le matériau conserve les traces d’une transformation.3 Baudrillard, Jean, op. cit., p. 89.

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jaunâtres sur les touches d’un piano, l’aspect glacé d’un tirage photo d’époque. Ou encore : les rayures sur le pare-chocs de notre automobile, un dessin tracé sur la vitre lors d’une journée humide, une fissure dans le mur de notre chambre, un verre ébréché, l ’ombre d’un tableau qui a été déplacé ou l’emplacement sec laissé par une voiture après la pluie. Entre surface et profondeur, effets de présence et rappel d’une absence, souvenir et oubli, l ’objet se transforme en un lieu de tensions capable de cristalliser en soi ces marques de notre histoire, de notre identité. Tandis que la société dans laquelle nous vivons laisse augurer d’une aporie4 de l’objet, conséquence de sa banalisation et de l’ inattention causée par une indigestion de sollicitations, comment pouvons-nous, en tant que designers, nous servir de ces marques comme témoins de la présence d’une absence pour faire de l’objet un «  gardien de mémoire  »  ? Comment pouvons-nous le rendre signe et lui faire révéler son vécu, sa biographie ?

Paradigme  : l ’objet-photo. Choisir la mémoire comme support de réflexion, nous a conduit à faire référence à la photo comme objet mais, surtout, à aborder le «  paradigme de la photographie moderne ». Nous faisons référence à la photo numérique qui, à coups de mégapixels démultipliés à l’infini et de giga-octets stockés dans ces « prothèses numériques », a amené à une banalisation de l’ image. La photo argentique nous obligeait à choisir minutieusement l’ instant, la pose, l ’exposition, la vitesse d’obturation pour capturer le cliché souvenir capable de nous faire encore sourire dix ans après. Dans notre société consumériste du XXIème siècle, ce sens émotionnel se perd face au sens fonctionnel octroyé à la photographie, désormais perçue seulement comme instrument de diffusion de la volonté de paraître et de l’ information visuelle. De fait, si auparavant nous avions mis en avance l’ instant dans le contenu (l ’objet représenté, mis en image), aujourd’ hui l’ immédiateté est attribuée aux contenants, à l ’objet-photo, qui défilent de manière indigeste sur les écrans de nos Smartphones ou de nos tablettes, et qui sont aussitôt manipulés – comme si nous étions des « disséqueurs de l’image » – diffusés et, enfin, oubliés.

4 Le terme « aporie », du grec « difficulté, absence de passage », se réfère à la difficulté devant un problème de trouver une solution. Le terme assume ici le sens d’ impasse, d’ incapacité de la part de l’objet de communiquer avec son environnement.

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Toute photographie

fait enigme

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De la même façon que pour l’objet, la question demeure dans la possibilité, à nos jours, de réattribuer à l’ image cette puissance symbolique unique ou, pour utiliser une métaphore photographique, révélatrice qu’elle semble avoir perdue suite à l’overdose de photos dématérialisées. Car, de fait, l ’ image a abandonné son rôle de catalyseur de ressouvenir, d’une « empreinte d’oubli », qui vieillit avec le temps, comme un tableau, et se charge de cette patine jaunâtre. La volonté dont nous sommes porteurs est celle de laisser la trace d’une mémoire mise en scène dans et par l ’objet. Cela nous permet de formuler ici trois problématiques possibles, qui font suite à la réflexion apportée dans cette conclusion  : comment, en tant que designers, pouvons-nous permettre aux «  mémoires numériques  » de laisser une trace tangible en s’appuyant sur la notion de palimpseste et d’ardoise magique ? Comment pouvons-nous nous inspirer des marques d’usure, au même titre que des traces de la « présence de l’absence », afin de rendre l’objet un support manifeste d’ inscription identitaire  ? Enfin, comment, en tant que designers, pouvons-nous définir un nouveau paradigme de l’ image face à sa numérisation en nous inspirant de la mémoire et de la photographie argentique ?

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mémoire(s) d’un designer

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L’envie de partager avec d’autres designers les connaissances acquises lors de notre chemin au sein de la mémoire et de l’oubli s’est faite très forte à la fin de ce mémoire. Nous avons alors formulé quatre questions qui ont été soumises, de manière identique, à quatre designers professionnels lors de nos entretiens. Cela nous a permis de mettre en lumière des avis très différents entre eux et constater la variété des approches possibles au thème.

À la fin de ce mémoire quelqu’un pourrait nous objecter de ne pas avoir considéré un tel ou un tel aspect lui semblant primordial au regard de la mémoire. Notre objectif n’était pas celui d’achever la complétude, de tout mentionner pour se sentir accomplis. Comme il est possible de constater dans les « mémoires » à suivre, chacun, soit-il designer ou pas, envisage à propos de notre thème une approche différente. Car, en traitant de la mémoire et de l’oubli, c’est derrière un nuancier de réponses que se dissimule La réponse.

I n t e r v i e w

4 x 4Quatre designers / Quatre questions

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1Quel est, d’après vous, le sens du concept de mémoire de l’objet  ? S’agit-il de la capacité évocatrice – plus ou moins collective – de souvenirs ou plutôt un moyen d’archiver, et donc de ne pas oublier, ce que nous sommes ? Peut-

on définir les objets mêmes comme «  gardiens de la mémoire  »  ? Avez-vous des exemples dans votre travail ?En ce qui me concerne, je crois que la question de la  mémoire de l’objet s’applique aujourd’ hui plus particulièrement aux données numériques rangées sur le cloud avec photos, documents et données personnelles. Cela s’étend aussi pour moi aux réseaux sociaux qui laissent un gouffre sans fin ou aux applications de type SnapChat qui placent l’ immédiateté et l ’éphémère comme un modèle. Elles engagent aussi une obsolescence des images et des contenus qui les conduisent de suite dans l’oubli. Ceci étant dit, ces applications hiérarchisent d’elles-mêmes l’ importance de l’ information donnée. Bien sûr, il est devenu essentiel aujourd’ hui face à l’outil numérique de pouvoir « archiver nos vies », car que pourrons-nous laisser à nos enfants dans 50 ans de nos vies passées, si elles disparaissent sur le cloud ? Dans le cadre de l’étude des tendances, de nombreux services sont développés. C ’est intéressant de voir ce qu’elles deviennent dans le temps, justement.

La perte de mémoire est souvent associée à une pathologie. On oublie les personnes, les couleurs, les objets  : tout semble pâlir. Aujourd’ hui certains troubles de la mémoire – ou agnosies – conduisent à l’oubli de la manière d’utiliser certains objets du quotidien : un vrai coup pour les designers, qui sont appelés (par les « autres ») à faire de la forme/fonction. D’un autre côté, à titre d’exemple, le téléphone portable permet de prendre des photos, envoyer e-mails, écouter la musique, nous réveiller le matin, lire le journal, etc. L’objet a-t-il lui aussi oublié sa fonction originelle ? Ou s’agit-il plutôt d’un décalage entre le langage – porteur de la mémoire passée – et la complexification des produits ? Voyez-vous d’autres objets qui vous inspirent la même idée de complexité ?La complexification des objets est aussi celle des services multiples. Le téléphone

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Anaïs VIELFAUREDesigner Tendances & MatériauxAgence OutsignParis II

portable centralise l ’ensemble de nos vies. Il est à mon sens beaucoup plus un objet de mémoire, que d’oubli. Au contraire, on peut y découvrir la vie, les goûts de chacun. La complexification des produits n’est pas pour moi un problème en soi, ni une perte de mémoire de l’objet ou de l’oubli. Cette complexification répond à une demande, un souhait de plus de praticité au quotidien.

Le droit à l’oubli de Google, supprimer notre profil sur Facebook, disparaître dans les clouds  … Mais comment peut-on effacer définitivement nos traces  ? Peut-on vraiment être oubliés ?Non, nous ne pouvons pas être complètement oubliés. C ’est en fait au départ, une démarche individuelle. Souhaiter faire partie du  cloud est un choix personnel, de consommation et presque politique.

Cette réflexion sur la mémoire et l’oubli m’a inspiré … Si je devais soutenir l’oubli, je le ferai à travers … car pour moi l’oubli est …Si je devais soutenir l’oubli, je le ferais à travers des photos argentiques. Car pour moi l’oubli est une des premières formes de liberté qui nous soit donnée.

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2 Quel est, d’après vous, le sens du concept de mémoire de l’objet  ? S’agit-il de la capacité évocatrice – plus ou moins collective – de souvenirs ou plutôt un moyen d’archiver, et donc de ne pas oublier, ce que nous sommes ? Peut-

on définir les objets mêmes comme «  gardiens de la mémoire  »  ? Avez-vous des exemples dans votre travail ?La première image qui me vient, est l ’usure, les modifications laissées par le temps sur un objet ou un lieu de part l’usage qui en a été fait, comme par exemple de vieux escaliers en pierre dont la forme est devenue dissymétrique à force de passage. Ou l’outil dont le bois est poli à force de tenue en main. La deuxième image est celle de la mémoire de ceux qui ne sont plus. J ’ai perdu mes parents lors d’un accident d’avion, j’avais 19 ans. Les vêtements et leur odeur, les objets de chaque jour, la maison, tout est support de mémoire. Et quand nous sommes chez nos parents, il y a les choses que l’on utilisait, et celles des parents, avec tout le problème de mettre son nez dans une intimité de l’autre. Les bijoux de famille entrent dans ce souvenir. La bague de fiançailles de ma mère était brisée du choc. L’anneau qui m’avait fait rêver enfant, et que je voyais là dans mes mains, cassé en deux. À moi. À quel prix dit la culpabilité.

Dans le même esprit, les objets qui resurgissent du passé comme des témoignages forts et inattendus. Je démolis un plafond chez ma grand-mère, il y a 20 ans, pour refaire la pièce, et des carnets militaires de soldats allemands tombent de cette cachette. Mystère de ce qu’il s’est passé et que l’on ne saura pas. Nous pouvons faire des objets pour conserver la mémoire, la question se posera de plus en plus pour notre vie au-delà de la mort à travers notre existence numérique. Ils sont mediums ou support. Nous pouvons choisir de les garder ou de les jeter. Même s’ ils reviennent seuls, nous pouvons choisir de les ignorer. Dans mon travail de designer, la mémoire a souvent été utilisée sur des objets ou des identités pour rappeler une tradition ou un savoir faire ancestral que l’on veut revendiquer (four à pain, marque de gâteaux sablés, etc.). Les designers rêvent souvent de faire des objets support de mémoire et d’expérience, comme dans le film de

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K. Bigelow, « Strange Days »1. De quoi sont faits ces rêves, c’est plus une question de madeleine proustienne.La question de l’oubli me trouble parce que finalement, si nous regardons l’ histoire de Google à qui le gouvernement français a demandé un « droit à l’oubli », il manque un maillon de décision. Il est fort dommage que reste en ligne des informations erronées sur quelqu’un, mais faut-il effacer des données qui nous embarrassent ? Qui décide ? La question de votre mémoire touche profondément au fondement de la démocratie.

La perte de mémoire est souvent associée à une pathologie. On oublie les personnes, les couleurs, les objets  : tout semble pâlir. Aujourd’ hui certains troubles de la mémoire – ou agnosies – conduisent à l’oubli de la manière d’utiliser certains objets du quotidien : un vrai coup pour les designers, qui sont appelés (par les « autres ») à faire de la forme/fonction. D’un autre côté, à titre d’exemple, le téléphone portable permet de prendre des photos, envoyer e-mails, écouter la musique, nous réveiller le matin, lire le journal, etc. L’objet a-t-il lui aussi oublié sa fonction originelle ? Ou s’agit-il plutôt d’un décalage entre le langage – porteur de la mémoire passée – et la complexification des produits ? Voyez-vous d’autres objets qui vous inspirent la même idée de complexité ?Le monde devient plus complexe. Il l ’a toujours été mais aujourd’ hui nous sommes au cœur de la compréhension et de l’usage de cette complexité. Qu’un téléphone se mette à tout faire ou qu’il y ait des fonctions de partout sur tout au début m’agaçait, parce que la résistance au changement c’est ce que nous faisons de mieux. Mais je pense que ces évolutions renvoient à de nouveaux paradigmes, à une société qui évolue vers ce que J. Rifkin décrit dans son « futur empathique »2. Nos enfants trouvent tout

1 Bigelow, Kathryn, Strange Days, Lightstorm Entertainment, 1996.2 Rifkin, Jeremy, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation empathique, Edition française, Les Liens qui Libèrent, 2011, p. 47. J. Rifkin postule que l’empathie est essentielle dans la psyché humaine. Cette empathie naturelle pourrait rétablir, selon lui, l ’équilibre menacé par l’entropie générée par notre espèce.

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à fait normal que leur tablette fasse tout. Pourquoi ? Parce qu’une interface pour tout, cela leur paraît naturel. C ’est la dédication à une seule fonction qui leur paraît une perte de temps et d’argent. Et ils ont raison. Reste à concilier ce modèle avec une idée de développement durable. Ce qui nous affole finalement dans la pluridisciplinarité/polyvalence des objets et des gens, c’est la peur d’être dépassé et de ne pas maîtriser.

Le droit à l’oubli de Google, supprimer notre profil sur Facebook, disparaître dans les clouds … Mais comment peut-on effacer définitivement nos traces  ? Peut-on vraiment être oubliés ?Nous laissons tous des traces. Pas que sur Facebook. Beaucoup de gens que je connais ont des comptes à régler avec leur passé. Suffirait-il de l’effacer pour qu’ils aillent mieux  ? J ’en doute. Comme dit ce cher Gandalf dans Le Seigneur des anneaux3, « comme la plupart des gens à qui un destin échoit, ce n’est pas à vous de choisir. Tout ce que vous pouvez faire est de décider ce que vous aller faire du temps qui vous reste ».

C ’est un grand problème que voient aujourd’hui les psychologues avec le deuil. Il est devenu tellement inapproprié de pleurer parce que nous avons de la peine, qu’ il faut oublier et même prendre des médicaments pour le faire. Mais oublier ce n’est pas résoudre. Le passé ne doit pas être une prison ou un trou de hobbit confortable où se terrer. Nous devons partir à l’aventure. Votre dernière question pour moi renvoie à nos peurs. Peur d’être vus, d’être repérés, et peur du prédateur qui va en profiter, que ce soit un escroc, une commère ou un état totalitaire. Mais être vu c’est exister en tant qu’être humain, c’est aussi une condition fondamentale des droits de l’ homme. L’oubli, pour moi, aujourd’ hui, bénéficie principalement à ceux qui cherchent de petits arrangements avec le passé.

3 Tolkien, J. R. R., Le Seigneur des anneaux, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1972-1973.

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Cette réflexion sur la mémoire et l’oubli m’a inspiré … Si je devais soutenir l’oubli, je le ferai à travers … car pour moi l’oubli est …L’oubli est réparateur, quand on a fait le chemin d’ introspection, d’examen et de réparation nécessaire. J ’aime l’ idée bouddhiste des objets symboliques supports de nos peines et malheurs (colliers) que l’on brûle. Ceci à voir avec une forme de « catharsis ». Je crois que j’orienterai mes pas vers l’étude de la tragédie grecque pour réfléchir à la portée de ce que je produirais en tant que designer.

Géneviève SENGISSENDesigner & ProfesseurÉcole de Design Nantes Atlantique Paris

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3 Quel est, d’après vous, le sens du concept de mémoire de l’objet  ? S’agit-il de la capacité évocatrice – plus ou moins collective – de souvenirs ou plutôt un moyen d’archiver, et donc de ne pas oublier, ce que nous sommes ? Peut-

on définir les objets mêmes comme «  gardiens de la mémoire  »  ? Avez-vous des exemples dans votre travail ?L’objet en tant qu’entité seule, comporte un certain nombre de traces du passé, son usure, sa structure, sa forme. Pour autant, je ne suis pas sûr que l’on puisse lui attribuer une mémoire qui lui soit propre. Sa fonction, tout comme les mots pour le décrire, sont intimement liées au souvenir de l’observateur. L’objet est en quelque sorte une « coquille vide » dans laquelle se déverse des souvenirs, qui n’existe dès lors, que par le lien intime qui s’opère entre l’observateur et ce même objet.

Ce même lien peut se traduire sous différentes formes. On pourrait ainsi évoquer la mémoire esthétique et fonctionnelle de l’objet, mais également la mémoire sensorielle, et émotionnelle qui me lie à lui dès lors que je le nomme, l’observe ou l’utilise. En ce sens l’objet agit comme un réflecteur de ma mémoire créant ainsi une réalité que je qualifierai de subjective car celle-ci est propre à chacun. Cependant, dès lors que plusieurs observateurs entrent en jeux, une certaine objectivité est nécessaire afin de qualifier les objets de notre quotidien. C ’est ainsi que nos sociétés, par de multiples définitions limitent cette subjectivité en s’accordant sur leur nom et leur fonction. Prenons l’exemple d’une chaise, pour tout le monde, une chaise est faite pour s’y assoir, il existe plein de chaises différentes et pourtant nous les qualifions toutes de « Chaise ». A l’ inverse de nombreux artistes ont su réintroduire la part d’onirisme de ces objets. André Breton et les surréalistes ont su s’approprier et détourner les objets du quotidien. En introduisant un urinoir dans une galerie, le message que revendique Marcel D est une question ouverte sur notre capacité à s’extrapoler de cette vision matérialiste et convenu ; L’urinoir devient ainsi une œuvre pour certains, une élucubration d’artiste pour d’autres. Quelle est donc la mémoire de cet objet ? Elle est multiple.

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La perte de mémoire est souvent associée à une pathologie. On oublie les personnes, les couleurs, les objets  : tout semble pâlir. Aujourd’ hui certains troubles de la mémoire – ou agnosies – conduisent à l’oubli de la manière d’utiliser certains objets du quotidien : un vrai coup pour les designers, qui sont appelés (par les « autres ») à faire de la forme/fonction. D’un autre côté, à titre d’exemple, le téléphone portable permet de prendre des photos, envoyer e-mails, écouter la musique, nous réveiller le matin, lire le journal, etc. L’objet a-t-il lui aussi oublié sa fonction originelle ? Ou s’agit-il plutôt d’un décalage entre le langage – porteur de la mémoire passée – et la complexification des produits ? Voyez-vous d’autres objets qui vous inspirent la même idée de complexité ?Je répondrais à cette question par cette vidéo : http://www.koreus.com/video/evolution-bureau.htmlLa fonction originelle de ces nouveaux produits n’a pas disparu, il s’agit d’avantage selon moi, d’une évolution des réponses à nos besoins du quotidien. Toute cette nouvelle technologie, est salvatrice pour l’ homme, c’est en quelques sorte sa mémoire vive, celle dont il dispose rapidement, lui permettant d’être plus sélectif sur les informations qu’il désire conserver dans son disque dur (en l’occurrence l’ hypothalamus). Les objets ne sont que le prolongement de nos désires, et de nos besoins, il me semble que l’objet n’est pas réellement plus complexe, c’est nous qui le devenons.

Le droit à l’oubli de Google, supprimer notre profil sur Facebook, disparaître dans les clouds … Mais comment peut-on effacer définitivement nos traces  ? Peut-on vraiment être oubliés ?Je pense que la réponse se trouve dans la question, selon moi la seule façon d’effacer définitivement nos traces, c’est effectivement d’être oubliés. Or nous existons à travers le regard des autres, nous sommes liés aux autres. Quand bien même je souhaite disparaître du web je ne peux vérifier le contenu de mes amis, de ma famille ... Il est difficile de lutter contre cette évolution. Le web est une forme de réalité parallèle dont

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il est quasiment impossible de s’extraire. Pour ma part, j’avoue ne pas trop me soucier de l’ image que je renvoie sur ces plateformes, qu’avons nous à cacher ? J ’y vois une belle opportunité d’un lâcher prise sur l’ image et l ’apparat bien que l’ inverse soit aussi valable. En revanche, il me semble intéressant de se pencher sur la notion du deuil et tous les problèmes que peuvent en effet poser les réseaux sociaux et le web de manière général.

Cette réflexion sur la mémoire et l’oubli m’a inspiré … Si je devais soutenir l’oubli, je le ferai à travers … car pour moi l’oubli est …Je rebondis sur la dernière question, si je devais soutenir l’oubli je le ferais au travers du deuil. Quel pourrait être un cimetière numérique ? Je fantasme parfois, l ’ idée qu’un jour je puisse dire à mes enfants  : «  voulez-vous rencontrer l’ homme qu’était votre grand-père ? ». Nous irions alors dans un espace épuré et technologique, une sorte d’église numérique sans liens religieux mais propice à la spiritualité. Un espace blanc, avec de grands écrans et une belle acoustique. Je m’imagine leur montrer la vie de leur grand-père projetée sur des murs, les films qu’il a aimés, ses livres préférés, les playlistes qu’il écoutait, les vidéos qu’il postait ... En ce sens je serais prêt à soutenir l’oubli et je le ferai car pour moi l’oubli n’est qu’un moyen de redécouvrir ce que l’on sait déjà.

Norman BOUZIDIDesigner Produit(s)Agence Say Hmm !Paris II

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P r o c h e

reproche

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4 Quel est, d’après vous, le sens du concept de mémoire de l’objet ? S’agit-il de la capacité évocatrice – plus ou moins collective – de souvenirs ou plutôt un moyen d’archiver, et donc de ne pas oublier, ce que nous sommes ? Peut-

on définir les objets mêmes comme «  gardiens de la mémoire  »  ? Avez-vous des exemples dans votre travail ?Je pense que l’objet peut avoir deux types de mémoire. À l’échelle d’un individu, selon moi, un objet qui comporte de la mémoire est un objet dans lequel une personne aura placé symboliquement ses propres souvenirs. À la vue de cet objet, ou de par son utilisation, cet objet va raviver des souvenirs. C ’est donc la capacité évocatrice de l’objet dans ce cas. Il va raviver des souvenirs, uniquement compréhensibles par une (ou très peu) personne.À une échelle plus collective, un objet est la mémoire d’un groupe de personnes, d’un peuple, etc. en témoignant de son usage. Comme les silex taillés qui nous ont donné des indices sur le mode de vie des hommes préhistoriques par exemple. Tous les objets ont une histoire, mais certains peuvent témoigner plus que d’autres du mode de vie et des habitudes d’un groupe de personnes. L’objet devient donc une archive, comme un vieux livre qu’on aurait découvert. Par exemple, les écouteurs. C ’est un indice, qui permettra peut être dans des centaines d’années de comprendre comment nous vivons actuellement, à qui ils servent, pourquoi les individus s’ isolent avec ces écouteurs, qu’est ce qui dans le contexte actuel les encouragent à ne plus entendre le monde extérieur, etc.

La perte de mémoire est souvent associée à une pathologie. On oublie les personnes, les couleurs, les objets  : tout semble pâlir. Aujourd’ hui certains troubles de la mémoire – ou agnosies – conduisent à l’oubli de la manière d’utiliser certains objets du quotidien : un vrai coup pour les designers, qui sont appelés (par les « autres ») à faire de la forme/fonction. D’un autre côté, à titre d’exemple, le téléphone portable permet de prendre des photos, envoyer e-mails, écouter la musique, nous réveiller le matin, lire le journal, etc. L’objet a-t-il lui aussi oublié sa fonction originelle ? Ou

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s’agit-il plutôt d’un décalage entre le langage – porteur de la mémoire passée – et la complexification des produits ? Voyez-vous d’autres objets qui vous inspirent la même idée de complexité ?En tant que designer produit, j’ai un peu de mal avec tous les objets technologiques et multifonctions. Pourtant, en tant qu’individu, je les utilise au quotidien, beaucoup même. Mais en tant que designer, ces objets me déstabilisent énormément car ils n’ont aucune symbolique extérieure, et très peu d’adéquation entre leur forme, et leurs multiples fonctions. Peut-être que je suis trop traditionnelle dans ma manière de voir le design et les objets, mais je trouve qu’ils manquent de sens. Par exemple, ma grand-mère, née en 1935 et qui n’a pas grandi avec la technologie et les ordinateurs. Devant un boitier en aluminium avec des lettres et une surface lisse et noire (la description qu’elle ferait la première fois devant un ordinateur Macintosh), elle ne trouverait aucun indice sur le mode d’utilisation de cet objet. À part essayer d’appuyer sur les touches qui sont les seules formes dépassant du volume. Une personne amnésique serait aussi déstabilisée. Et peut être que si un tel objet était retrouvé dans le futur, il ne pourrait pas servir de témoignage, de mémoire, tellement il est peu porteur d’ indices extérieurs sur son usage. Pour moi, ces objets, aussi pratiques soient-ils, mettent à l’écart beaucoup de catégories de personnes qui ne peuvent pas comprendre leur usage ou leur(s) fonction(s) instantanément. Ce sont des objets qui ne parlent pas un langage universel.

Le droit à l’oubli de Google, supprimer notre profil sur Facebook, disparaître dans les clouds … Mais comment peut-on effacer définitivement nos traces ? Peut-on vraiment être oubliés ?Je distingue l’oubli de la trace, en ce qui concerne internet et les réseaux sociaux. Paradoxalement, je pense qu’être très présent sur internet ne veut pas dire ne jamais être oublié. On a tellement d’amis sur Facebook, Google+, etc., on voit passer des images tous les jours, mais si on ne va plus sur les réseaux sociaux pendant un certain temps (quelques semaines), on finit par oublier beaucoup de personnes qui finalement

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E .

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ne sont pas si importantes dans nos vies, ne sont présentes que virtuellement pour nous. Seuls ceux qui comptent et les personnes que l’on connaît physiquement restent en mémoire, car on a des souvenirs en commun, des expériences. Ces gens sont bien plus que des images pour nous. Je ne sais pas comment effacer nos traces, et même si je maîtrise ce que je publie sur internet, ça m’effraie un peu de ne pas savoir contrôler ça. Alors que d’ habitude, l ’être humain rêve de pouvoir laisser une trace de sa vie, de son passage. Beaucoup d’artistes disent qu’au moins on se souviendra de leurs œuvres, de leurs chansons, et que c’est le principal. Beaucoup de gens dont on se souvient, même si on ne les connaissait pas personnellement, sont ceux qui ont laissé une trace artistique, scientifique, qui ont inventé, découvert des choses. Et si je ne veux pas laisser de trace du tout, je ne fais strictement rien. Pas de travail, pas de site internet, pas de compte Facebook, pas de création d’objets, pas de dessins, pas de messages, de lettres, de cartes postales, pas de compte à la banque, pas de carte d’ identité, pas de voyages … RIEN. Ça serait vraiment une vie vide de se priver autant. Pour moi, vivre, être, c’est accepter qu’on puisse laisser des traces.

Je ne sais pas si on peut vraiment être oublié. L’oubli, c’est le deuil de la présence physique, le deuil d’une certaine réalité (on fait le deuil d’une personne, d’une relation, d’une partie de sa vie, d’un voyage. Ça ne veut pas dire qu’on oublie totalement et que ça n’existe plus dans notre mémoire, ça veut juste dire qu’on accepte que cette personne, ce voyage, cette relation ne soit plus un élément de notre présent, mais que ça appartient maintenant au passé. On peut continuer à y penser, mais plus le/la projeter dans le futur). On peut disparaître physiquement (disparition, fugue, décès, etc.), mais nos proches, gardent des souvenirs, des images en tête. On est oublié quand plus personne ne pense à nous, ne parle de nous, ou quand les gens qui ne nous ont pas oubliés disparaissent aussi. Et même s’ il reste une trace sur Facebook, elle ne sera peut-être pas recherchée parmi la multitude de traces et de gens qu’il y a. Ça me fait penser à un film, Le Caméléon, qui parle surtout de l’ identité, de l’usurpation. C ’est un jeune homme qui a disparu, ses proches pensent encore à lui bien sûr, et un jour il réapparaît.

Marianne LENOIREntrepreneur et Designer Freelance Black & Black Paris II

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Annexes

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Que reste-t-il alors de la vie ?

trace image

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O u b l i O u b l i O u b l i

UN STYLO BIC EST PRÉVU POUR POUVOIR ÉCRIRE PLUS DE DEUX KILOMÈTRES D’ÉCRITURE.

La boite noire, dispositif qui enregistre les informations liées au vol d’un avion, possède une autonomie de batterie de 6 ans. Elle est équipée d’une balise dite ULB (underwater location beacon) qui se déclenche en cas d’immersion. Elle émet un signal ultrason toutes les secondes pendant 30 jours. Dépassé ce délai, la boîte noire n’émet plus aucun signal et est quasiment introuvable.  

L’«  effet mémoire  » est un phénomène physico-chimique affectant les batteries de nos appareils si elles ne sont pas complètement déchargées avant d’être rechargées. Récemment, on a découvert que l’« effet mémoire » affecte aussi les batteries Li-ion de nos ordinateurs.

SI NOTRE CERVEAU FONCTIONNAIT COMME UN ENREGISTREUR VIDÉO, IL

POURRAIT CONTENIR TROIS MILLIONS D’HEURES DE PROGRAMMES TV.

Dans Soyez sympas, rembobinez, Michel Gondry met en scène deux employés d’un vidéo club qui après avoir accidentellement effacé les cassettes qu’ils louent, choisissent de réaliser artisanalement des remakes des films pour les remplacer. Le film a lancé la mode du suédage, qui consiste à rejouer un film en amateur.

Dans la nouvelle de Jorge Luis Borges, Pierre Ménard, le protagoniste, a comme projet la réécriture du premier livre de Don Quichotte, à l’ identique et donc dans l’espagnol archaïque de Cervantes. La nouvelle se présente comme une véritable expérience de pensée qui met en question l’ identité de l’œuvre littéraire, entre le texte et sa réception.

¶ EHPADÉtablissement d’ hébergement pour personnes âgées dépendantes

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Contrairement à la croyance populaire, un poisson rouge n’a pas une mémoire limitée à quelques secondes. Des études ont prouvé qu’ il peut avoir une mémoire de plusieurs mois.

Pour son projet de diplôme, Zilla Van Den Born, 25 ans, a réussi à faire croire à sa famille et ses amis de p ar tir en voyage en Asie pendant 42 jours, alors qu’elle n’avait pas bougé de sa chambre d’Amsterdam. Son objectif était d’éprouver la facilité de distordre aujourd’ hui la réalité à travers les réseaux sociaux et l’ image, opportunément retouchée.

Le transistor fête cette année ses 60 ans depuis son invention. Sans lui, nous vivrions certainement dans un monde sans ordinateur, sans téléphone, sans baladeur, sans appareil photo et … sans internet.

Aimé Paris est l ’auteur d’une méthode de sténographie permettant le traitement simultané des lettres aux chiffres et vice-versa pour générer des règles mnémoniques qui peuvent améliorer la mémorisation par écriture de manière aussi rapide que la parole.

LE DÉTATOUAGE AU LASER NE PERMET PAS D’ ENLEVER COMPLÈTEMENT UN TATOUAGE ET DE RETROUVER SA PEAU À L’ IDENTIQUE.

La photographe Rose-Lynn Fisher a pris en photo 100 différents échantillons de larmes. Aucune larme n’est semblable à une autre, étant un portrait des sentiments et multiples émotions humaines.

Deux chercheurs de l’Université de Rochester, aux Etats-Unis, ont mis en place un dispositif capable de masquer un objet à la vue de quelqu’un, de la même manière que la célèbre cape de l’ invisibilité d’Harry Potter.

LE CERVEAU RÉAGIT AUX SONS D’ UNE LANGUE ENTENDUE DURANT LES PREMIERS MOIS DE LA VIE. IL GARDE DES TRACES MÊME SI LA LANGUE EN QUESTION ÉTÉ OUBLIÉE PAR LA SUITE, SELON LES TRAVAUX D’ UNE EQUIPE SCIENTIFIQUE CANADIENNE.

Une étude de l’Université de Liège a récemment montré que l’ homme garderait en mémoire les 3 minutes qui suivent sa propre mort.

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O U

B L I

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AbsenceDu latin, je suis ailleurs, interruption passagère de l’activité mnésique due à un oubli. Les effets de cette non-présence sont perçus comme des traces désignant que le souvenir ne se trouve pas à l’endroit où l’on s’attend à ce qu’il soit.

Ag nosieDu grec, ignorance, incapacité de reconnaître un objet ou un élément du réel, alors que leurs qualités sensibles sont perçues par fonctions sensorielles restées intactes. La cause de cette impossibilité n’est pas à être attribuée à des traumatismes physiques ou à des déficiences du quotient intellectuel. L’agnosie, dans certains cas, peut être transmise génétiquement.

AmnésieDu grec, je ne me souviens pas, perte de mémoire partielle ou totale, oubli. Il s’agit d’un état pathologique permanent ou transitoire, congénital ou acquis, d’origine organique (résultant de lésions cérébrales comme une tumeur, un traumatisme crânien, un épisode anoxique ou ischémique, une maladie neurologique, l ’absorption de certains produits ou médicaments type drogues de soumission), fonctionnel ou comme un mécanisme de défense contre l’anxiété ou contre l’angoisse de souvenirs douloureux.

ArchiveEnsemble de documents conservés et enregistrés pour pouvoir légitimer ou témoigner de certaines activités. Par métonymie, le terme désigne aussi le lieu où l’on conserve ces documents (bâtiment ou local de conservation, ou encore l’ institution en charge de leur conservation ou de leur gestion).

Ardoise Mag iqueOu bloc-notes magique, est un tableau fait d’un morceau de résine ou de cire brun foncé encadré de papier; il est recouvert d’une feuille mince et translucide de celluloïd qui est fixée à son bord supérieur et libre à son bord inférieur. Pour s’en servir, on écrit sur ce feuillet de celluloïd  : l ’écriture se rend visible du contact étroit entre le papier ciré et le tableau de cire aux endroits qui sont rayés. Une trace durable de l’écriture est conservée sur le tableau de cire lui-même pour toujours et elle peut être lue sous un éclairage approprié.

G l o s s a i r e

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CodeDu latin « codex », assemblage de planches qui servent à écrire. Ensemble de règles et de signes conventionnels permettant de représenter des données d’une manière biunivoque sous une forme discrète, en vue de faciliter leur traitement automatique ou leur transmission.

Cristal l i sat ionEn physiologie, terme élaboré par Stendhal dans son ouvrage De l’amour (1822) pour décrire le phénomène d’ idéalisation au début d’une relation amoureuse. Il s’agit d’une sensation de « folies étranges » produite par l’ imaginaire de l’amant.

DeuilRéaction et sentiment de tristesse éprouvés à la suite de la mort d’un proche. Souvent associé à la souffrance, le deuil est aussi considéré comme un processus indispensable de délivrance, désigné comme résilience.

DisruptifTerme couramment associé à l’ouverture brusque d’un circuit électrique. Dans ce mémoire il assume la signification de rupture vis-à-vis d’une idée ou d’une acception qui est idéologiquement acceptée par la collectivité dans le but d’en bâtir une nouvelle représentation. Autrement dit, détruire pour reconstruire.

EncodageDu verbe encoder, saisir et traduire en code simultanément. Processus hypothétique de traitement de l’ information sensorielle se déroulant au moment de l’ identification et de la mise en mémoire d’un stimulus.

Error 404En informatique, est un code d’erreur du protocole de communication HTTP sur le réseau internet. Ce code est renvoyé par un serveur HTTP pour indiquer que la ressource demandée, généralement une page web, n’existe pas ou n’est plus disponible.

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Inter férencePhénomène qui apparaît lorsque deux ondes de même type se rencontrent et interagissent l’une avec l’autre. Il s’agit de la rencontre d’un souvenir et d’un oubli comme genèse d’un ressouvenir. Les rêves et les déjà-vus sont ainsi produits par interférence.

MémoireDu latin, qui se souvient, est la faculté de l’esprit ayant pour fonction de fixer, retenir et récupérer des informations, en nous permettant, de manière générale, de conjuguer le passé et le présent. La mémoire est le résultat de l’équilibre entre souvenir et oubli, entre blanc et noir.

Mémoire intempest iveApparition ou manifestation mnésique permettant de revivre un contenu lié au passé et de se l’approprier ; ce sont les occurrences liées à notre sphère la plus intime, à des oublis éloignés, où le passé pénètre dans un situation présente de façon totalement involontaire.

Mémoire introspec t iveRestitution mnésique d’un contenu passé  ; il s’agit d’une immersion décisionnelle dans ces « entrepôts » d’oublis proches, d’expériences vécues, afin de les ramener dans le temps présent.

OubliDu latin, devenir noir, est un état caractérisé par l’apparente absence ou disparition de souvenirs encodés dans la mémoire à long terme (MLT) d’un individu. L’oubli, figuré par une force de couleur noire, est l ’objet de la mémoire au même titre que le souvenir.

OutreoubliNéologisme forgé à partir de la notion d’outrenoir de Pierre Soulages, le terme se réfère à une vision autre de l’oubli, qui assume un caractère positif tel une pulsion nécessaire et créative, à la genèse du souvenir et du ressouvenir.

PalimpsesteDu grec, gratté de nouveau, le terme se réfère au concept de marquer des traces en utilisant un système de couches superposées. Les couches qui sont dissimulées correspondent au passé

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et, figurativement, à ces traces oubliées. Dans l’antiquité, le palimpseste est un manuscrit constitué d’un parchemin déjà utilisé, dont on a fait disparaître les inscriptions pour pouvoir y écrire de nouveau.

RéminiscenceDu latin, se souvenir, retour à la conscience d’une image faisant suite à l’ interférence d’un oubli et un souvenir. Ressouvenir d’une impression si faible ou si effacée qu’il est à peine possible d’en reconnaître les traces.

Rési l ienceDu latin, sauter en arrière, est un phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l’événement traumatique pour ne plus vivre dans la dépression et se reconstruire. Le terme est synonyme d’une libération des maux du passé.

RessouvenirDu latin, se souvenir à nouveau, récupérer par interférence et reconduire dans le temps présent le souvenir d’une trace (idée, sensation, image) au préalable oubliée. Le ressouvenir diffère du souvenir originel suite à l’action de l’oubli et au processus de réactualisation.

SouvenirDu latin, se présenter à la mémoire, survivance, dans la mémoire, d’une sensation, d’une impression, d’une idée, d’un événement passé. Le souvenir, figuré par une force de couleur blanche, est l ’objet de la mémoire au même titre que l’oubli.

TraceSuite d’empreintes ou de marques, physiques ou psychiques, laissées par une action (passage, évènement, situation) antérieure, nous permettant de pouvoir reconstruire ou imaginer ce qu’il s’est passé dans l’avant. La trace est synonyme conceptuel de la « présence de l’absence ».

UsureDétérioration progressive, affaiblissement ou altération d’une qualité physique d’un objet suite à son utilisation. L’usure est ainsi la marque et la mémoire du temps passé.

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S O U R C E S

Mémoire d’un Amnésique

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Ouvrages de référence

Didi-Huberman, Georges, La Ressemblance par contact, Paris, Edition de Minuit, 2008.Kipman, Simon-Daniel, L’oubli et ses vertus, Paris, Albin Michel, 2013.Mirande, Yves, Henchoz, Nicolas, Les ruptures fertiles, Lausanne, PPUR, 2014.Ricoeur, Paul, La mémoire, l’ histoire, l ’oubli, Paris, Edition du Seuil, 2000.

Bibliographie

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180

Genette, Gerard, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1992.Grimaldi, Nicolas, Le désir et le temps, Paris, Presses Universitaires de France, 1971.Guez, David, Disque dur papier : La Jetée, Chris Marker / David Guez, Paris, Bibliothèque du Centre Pompidou, 2013.Halbwachs, Maurice, Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.Heidegger, Martin, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986.Hésiode, La Théogonie, Paris, Librairie Garnier Frères, 1892.Husserl, Edmund, De la synthèse passive, Grenoble, Millon, 1998.Le Goff, Jacques, La nouvelle histoire, ouvrage collectif publ., Paris, 1978.Le Tellier, Hervé, Encyclopaedie Inutilis, Bordeaux, La Castor astral, 2001.Marx, Karl, Le manifeste du Parti communiste, Paris, Flammarion, 1999.Maffesoli, Michel, Les temps des tribus  : le déclin de l’ individualisme dans les sociétés postmodernes, Paris, Ed. Le livre de Poche, 1991.Mongin, Oliver, La condition urbaine, la ville à l’ heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005 ; rééd. Paris, Seuil, coll. poche « Points », 2007.Montale, Eugenio, Nel nostro tempo, Milan, Rizzoli, 1972.Murakami, Haruki, 1Q84, Paris, Belfond, 2008.Nathan, Tobie, La nouvelle interprétation des rêves, Paris, Odile Jacob, 2011.Nietzsche, Friedrich, Considérations intempestives, II, Paris, Aubier-Montaigne, 1966.Nietzsche, Friedrich, La Généalogie de la morale, De l’oubli au bonheur, Paris, Gallimard, 1985.Nietzsche, Friedrich, Seconde considération inactuelle, Les Echos du Maquis, édition électronique, 2011.Nora, Pierre, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984.Pascal, Blaise, Pensées, Paris, Gallimard, 1954.Pastoureau, Michel, Noir, Histoire d’une couleur, Paris, Editions du Seuil, 2008.Petiot, Marcel, Mort, où est ta victoire ?, Paris, Plon, 1967.Platon, Platon par lui-même, textes choisis par Louis Guillermit, Sommières, L’éclat, 1989.Platon, Ménon, PhiloSophie, Traduction Victor Cousin, Présentation Wikipédia, 2009.Proust, Marcel, Albertine disparue, Paris, Gallimard, 1946.Proust, Marcel, Du coté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1987.Schmitt, Eric-Emmanuel, Petits crimes conjugaux, Paris, Albin Michel, 2003.Ribot, Théodule, Les maladies de la mémoire, Paris, Baillière, 1881. Réédition : S. Nicolas, La

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mémoire et ses maladies selon Théodule Ribot, Paris, L’Harmattan, 2005.Virilio, Paul, Cybermonde : la politique du pire, Paris, Textuel, 2010.Watelet, Claude-Henri, Dictionnaire des Arts de Peinture, Sculpture et Gravure, Paris, L. F. Prault, 1792.Wulf, F., Über die Veränderung von Vorstellungen, Psychologishe Forschung, 1, 1921.

Documents scientifiques

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Articles de vulgarisation

Béatrix, Anne-Laure, Louvre, Fréquentation Année 2013, www.louvre.frBush, Vannevar, As we may think, Atlantic Monthly, juillet 1945.Cyrulnik, Boris, Extrait d’une interview avec Antoine Spire, Le Monde de l’éducation, Mai 2001.Davallon, Jean, Le patrimoine : «  une filiation inversée  » ?, Espaces Temps, 2000, Vol. 74, Numéro 74-75.De Villemandy, Arthur, Datacoup rémunère données personnelles et transactions, et les cartographie, [en ligne], L’atelier, 10 septembre 2014, www.atelier.net

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Ferran, Benjamin, Google se débat avec le droit à l’oubli en Europe, [en ligne], Lefigaro.fr, article online consulté le 25 septembre 2014, www.lefigaro.fr Kelly, Kevin, Lifelogging, An Inevitability, [en ligne], The Technium, 27 février 2007.Le Breton, Marie, Le Prix Nobel de médecine 2014 récompense la découverte du GPS du cerveau, Huffpost, 07 octobre 2014, article consulté le 12 octobre 2014.Lenclud, Gérard, La tradition n’est plus ce qu’elle était …  : Sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie, revue Terrain, 9 oct. 1987.Paulhan, Frédéric, Sur la mémoire affective, Revue philosophique, 1903, document contenu dans H. Beaunis, L’année psychologique, 1903, Volume 10, Numéro 10.Rams, Dieter, Ten Principles of Good Design, conférence à l’ICSID, 1985. Reproduit par S. Lovell, Dieter Rams : As little design as possible, Londres, Phaidon, 2011.Schaub, Coralie, La vie gâchée des objets, [en ligne], Libération, 28  octobre  2012, www.liberation.frSoulages, Pierre, Les éclats du noir, Entretien avec P. Encrevé, Beaux-Arts Magazine, Hors série, 1996.Sullivan, Luis, The Tall Office Building Artistically Considered, Lippincott’s, [en ligne], mars 1986.

Carnet d’expositions

Abraham, Mathilde, L’ Instantatoué, [en cours], Galeriîle, Paris. Boltanski, Christian, 6 septembres, 2005, [en cours], Fondation Louis-Vuitton, Paris.Breuvart, Fabien, Echangez une photo !, [en cours], Images & Portraits, Paris.Chefs-d’œuvre ?, Centre Pompidou-Metz, Metz, mai 2010 – septembre 2011.Frizot, Michel, Toute photographie fait énigme, [en cours], Maison de la Photographie, Paris.Guez, David, Disque dur papier, Paris, Centre Pompidou, 2012.Inside, [en cours], Palais de Tokyo, Paris.L’absente, [en cours], Galerie Lumière des roses, Montreuil.Lernert & Sander, Archive Rath & Doodeheefver, Milan, Salone del Mobile, 2014.VHILS, Vestiges, [en cours], Galerie Magda Danysz, Paris.

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Documents vidéographiques

Besson, Luc, Lucy, EuropaCorp Distribution, France, 2014.Burton, Tim, Edward aux mains d’argent, 20th Century Fox, USA, 1990.Dupieux, Quentin, Wrong, UFO Distribution, France, 2012.Gondry, Michel, Be kind, rewind, EuropaCorp Distribution, USA, 2008.Gondry, Michel, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, United International Pictures, USA, 2004.Naïm, Omar, The final cut, Metropolitan FilmExport, Canada, 2004.Tornatore, Giuseppe, Nuovo Cinema Paradiso, Ariane Distribution, Italie, 1989.

Supports complémentaires

Dictionnaire CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], www.cnrtl.frDictionnaire de Langue française de l’ Internaute, [en ligne], www.linternaute.comDictionnaire de Langue française Le Littré, [en ligne], dernière modification le 21 septembre 2014, www.littre.orgLarousse, encyclopédie et dictionnaire gratuits en ligne, [en ligne], www.larousse.frLe Grand Robert de la Langue Française, deuxième édition, Dictionnaire Le Robert, dirigée par Alain Rey, Paris, 2001.World Health Organization, Organisation mondiale de la Santé, [en ligne], www.who.int

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[ c r é d i t s p h o t o ]

[ 1 ] Numen/For Use, Tape Tokyo, Paris, 2013. Photo : Daniele Misso.

[ 2 ] Shadows. Source : Tumblr

[ 3 ] Souvenir d’enfance. Source : Tumblr

[ 4 ] Het Nieuwe Museum, Clinique, Rotterdam, 2014. Photo : dm

[ 5 ] Mark Manders, Room with Unfired Clay Figure, Paris, 2014. Photo : dm

[ 6 ] Numen/For Use, Tape Tokyo, Paris, 2013. Photo : dm

[ 7 ] dran, Attention de ne pas tomber, Paris, 2014. Photo : dm

[ 8 ] Un dur, un tatoué, Machine pour tatouage, 2014. Photo : dm

[ 9 ] Ryan Gander, Cabane en draps de marbre, Paris, 2012. Photo : dm

[ 10 ] 1 minute, 1 avion dans le ciel, 2014. Photo : dm

[ 11 ] dran, Attention de ne pas tomber, Paris, 2014. Photo : dm

[ 12 ] Cicatrices, 2014. Photo : dm

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Le designer vit dans et avec le monde.

Ce mémoire a été l’occasion de rencontres et de découvertes, de discussions et de nouvelles interrogations.

Grazie à tous ceux qui m’ont accompagné.

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M e r c i M e r c i M e r c i

Je tiens à remercier l ’équipe de mémoire 2014/5 de Strate, notamment David Ferré et Flore Garcin-Marrou,

pour leur soutien pendant les mois de travail ensemble.Je ferai en sorte de ne pas les oublier.

Je tiens à remercier tous ceux qui ont (re)lu, lisent ou liront ce mémoire.Même pour une phrase, pour un mot ou pour une image,

j’espère qu’ils garderont mémoire de ce travail.

Je tiens à remercier toutes les personnes que j’ai oubliées, tous ceux que j’ai rencontrés dans ma vie, même une seule fois, ceux que j’ai croisés pendant une milliseconde, vite et anodine.

Je les remercie car ils ont sans doute laissé une trace en moi.Ils ont fait de moi ce que je suis aujourd’ hui.

Car je suis a mnésique

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Daniele MissoMémoire de fin d’étude sous la direction de David Ferré

Strate - École de Design

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J ’en suis conscient, je suis amnésique. Vous êtes amnésiques. Notre mémoire est amnésique. Nous tous nous oublions les choses, les personnes, notre passé. Et pourtant, ce mémoire est mémoire, nous sommes mémoire, tout est mémoire. La mémoire, tel un équilibre instable entre souvenir et oubli, entre blanc et noir, nous permet de conjuguer le maintenant avec l’avant et l ’après. Ce voyage au sein de ce camaïeu de la mémoire nous amène à prendre conscience de la présence nécessaire de l’oubli, tant dans le soi qu’au sein du collectif, le nous. Force dynamique et dynamisante à la genèse du (re)souvenir, l ’oubli nous pousse constamment à faire usage de notre imagination afin de combler le sentiment de perte, dû au penchant de la mémoire à l’oubli, et à entreprendre une recherche féconde.

Face à une société qui ambitionne de « tout sauvegarder » par le biais de prothèses numériques qui visent à libérer progressivement notre mémoire vive, le spectre d’un oubli absolu par absence de traces surgit. L’objet physique pourra-t-il se mesurer à la crainte d’une perte définitive en devenant lui-même un support de mémoire ?

Mémoire d’un AmnésiqueL’APOLOGIE DE L’OUBLI

_Daniele MissoStrate - École de DesignDiplômes 2015