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Laurie Simmons : Du stéréotype au jeu de miroir, un certain usage de la poupée. Mémoire de Maîtrise universitaire ès Lettres en histoire de l’art par Aurélie Pittori Sous la direction de la Professeure Valérie Mavridorakis UNIVERSITÉ DE GENÈVE SESSION DE JUIN 2014

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Laurie Simmons :Du stéréotype au jeu de miroir, un certain usage de la poupée.

Mémoire de Maîtrise universitaire ès Lettres en histoire de l’art par Aurélie Pittori

Sous la direction de la Professeure Valérie Mavridorakis

UNIVERSITÉ DE GENÈVESESSION DE JUIN 2014

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Remerciements :

Je tiens d’abord à remercier tout particulièrement Madame Valérie Mavridorakis sans qui le travail de Laurie Simmons me serait toujours étranger à l’heure qu’il est, mais qui m’a surtout accordé son temps et ses précieux conseils.

Je tiens également à remercier la galerie de Laurie Simmons, Salon 94, pour les informations qu’elle a ac-cepté de me fournir ainsi que l’assistante personnelle de l’artiste, Mary, qui a donné suite à mon courrier et permis de visionner le film The Music of Regret. Il va sans dire que je remercie l’artiste elle-même d’avoir inspiré les pages qui constituent ce mémoire.

Merci à mes amis Isabelle, Laurence, Federico, Juliette, Justine, Sophie, Emma, Elise, Jonas, Catherine, Alexandrù, Kim, Valentina et tous les autres d’être là simplement. D’avoir prodigué des conseils par-fois, de m’avoir rassurée d’autres fois. De me faire rire lorsque cela est salvateur, puis de me redonner confiance lorsque cela est urgent.

Un grand merci à Mélissa, ma complice de longue date, pour ses mots d’encouragement et son soutien indéfectible. Même à distance.

Un merci particulier à mon ami Grégoire sans qui la traduction de citations n’aurait pas été un exercice facile. Ses nombreux autres conseils, comme toujours, furent aussi aiguisés qu’avisés.

Merci à mes relecteurs de choix Alexis, Lorine et Jan, qui ont su dénicher coquilles, tournures indélicates et incohérences. Y compris dans les derniers instants.

Merci à Maël qui a su se contenir face à mes lacunes en matière d’informatique et qui, par ses qualités de graphiste, a pu contribuer à mettre en valeur mon corpus d’images et donner à ce travail des atours plus agréables. Merci à Saïnath qui, une fois le ventre rempli, a été suffisamment patient pour m’apprendre les rudiments d’indesign.

Et finalement, je remercie mes parents d’avoir accepté de me laisser prendre mon temps avant de pou-voir mettre enfin un point final à ces études de Lettres.

En somme, beaucoup de « merci » qu’il m’a paru nécessaire de formuler.

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Table des matières

Avant-propos

Introduction

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État des lieux

La mort du grand maître. Le statut de l’artiste postmoderne au sein d’une culture de l’image

Une certaine pratique de la photographie : le mouvement Picture

Activité féministe sur la scène new-yorkaise du milieu et de la fin des années 1970

Le choix du motif de la poupée dans l’œuvre de Laurie Simmons : du discours sur le stéréotype au jeu de miroir

La créature artificielle comme support d’un idéal masculin et com-pensation d’un manque

La poupée ou créature artificielle chez E.T.A. Hoffmann et Villiers de L’Isle Adam : la réconciliation d’un clivage et le fantasme narcis-sique

La projection du moi et le principe de dédoublement

Laurie Simmons, un autre usage de la poupée

Chapitre I

Mise en scène et détournement d’une identité fragmentée : le visage du stéréotype

La poupée en huis clos : miniature et intériorité

Early Black & White (1976-78) : la maison de poupée revisitée

Entre réel et fiction, une photographie qui fait vrai

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Remerciements

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Table des matières

La symbolique de l’intérieur domestique et l’apparition de la pou-pée

Early Color Interiors (1978-79) : le malaise indéfinissable

Une critique latente

Variation autour de l’esthétique de l’intérieur : The Instant Deco-rator (2001-2004)

L’équivoque entre la réappropriation et la déconstruction d’une es-thétique

Des silhouettes sans vie

L’écho de Deborah Turbeville : le vivant mué en poupée

La confusion d’un corps et la matérialité des surfaces

Un second pan de la thématique féministe. De la femme-objet à la poupée faite femme

Walking and Lying Objects (1987-91) : une femme-objet

D’autres femmes objets dans l’art

L’ambivalence d’un motif

Une créature sexuée

De L’Homme au sable à Hans Bellmer : la poupée fantasmée

The Love Doll (2009-2011) : la poupée faite femme

Un corps qui nous échappe

Chapitre II

La poupée comme lieu d’incarnation du moi

Le stéréotype toujours d’actualité

La métaphore du ventriloque : prémices du dédoublement

Talking Objects (1987-91) : une poupée qui aspire à la vie

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Table des matières

Une créature à l’image de l’artiste : le jeu de miroir 73

The Music of Regret (1994) : l’apparition de l’effigie

Une histoire de ressemblance : différentes occurences du moi

Le paradoxe de la notion de regret

Mise en scène du moi

Entre la présence et l’absence : la poupée comme masque

Un monde à l’intérieur du monde, une artiste à l’intérieur de son œuvre : la poupée comme substitut

The Kaleidoscope House (2000-2002) : un substitut miniature et le retour de l’intérieur

Conclusion

En quête d’unité, les visages du double et du sté-réotype réunis

The Music of Regret (2006) : synthèse et autofiction

Quand la poupée prend vie

Acte I, retour sur la question du stéréotype

Acte II, la nouvelle apparence de l’effigie

Acte III, l’au revoir

Bibliographie

Annexe : illustrations

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Avant-propos

Les réflexions qui ont précédé le choix d’un sujet définitif pour ce travail de mémoire sont passées par différentes étapes, mais c’est l’intérêt que je nourris pour l’esthétique des années 1950, ou plutôt pour la réutilisation de cette esthétique par des artistes contemporains, qui, à l’origine, a orienté mes recherches. D’abord motivée par l’idée de consacrer cette étude à l’artiste Cindy Sherman et plus spécifiquement à la série Untitled Film Stills réalisée entre 1977 et 1980, j’ai finalement décidé d’abandonner ce projet en raison du trop grand nombre d’interprétations et d’analyses déjà existantes sur le sujet. Cindy Sherman écartée, je me suis intéressée à des artistes moins célèbres autant sur la scène américaine qu’européenne. Ainsi, avant qu’il ne me soit suggéré par Madame Mavridorakis, le nom de Laurie Sim-mons m’était totalement étranger. C’est seulement après avoir effectué quelques rapides recherches sur cette artiste et survolé quelques-unes de ses œuvres que son travail m’est apparu comme une évidence. En partie parce qu’elles se réclament, elles aussi, d’une esthétique empruntée aux années 1950, ce sont ses premières photographies, réalisées entre 1976 et 1979, qui ont d’abord attisé ma curiosité. J’étais séduite par leurs couleurs saturées, l’apparente naïveté de leurs compositions et le choix des divers personnages, souvent incarnés par des poupées, qui les habitent. A priori nostalgiques, a priori ludiques et anecdo-tiques, les photographies issues de la série Early Color Interiors (1976-1979) (fig. 18) comportent en effet quelque chose de déroutant. Empreintes à la fois de poésie et d’ironie, elles véhiculent un message am-bivalent ; je fus charmée par leur esthétique et je m’interrogeai quant au degré subversif de leur contenu. Comme si ces photographies appelaient une lente dissection, une lecture en plusieurs temps et révélaient avant toute chose la récurrence d’un motif unique, la poupée. Intéressée également par la photographie de mode, je retrouvai dans les images de cette artiste le même sentiment ambivalent, mêlant fascination et scepticisme, que j’éprouve vis à vis des codes employés dans cet univers. Plus généralement, dans sa réappropriation constante du vocabulaire formel issu de la culture populaire (publicité, mode, médias, etc.), l’artiste refuse délibérément de choisir entre le lien affectif qui la relie à ce vocabulaire et le besoin de s’opposer au message qu’il véhicule. Participant de cette stratégie et au-delà des différentes connotations ou projections qu’il implique, l’accessoire poupée témoigne de la position ambivalente que l’artiste entre-tient vis à vis d’une certaine esthétique et des codes qui l’accompagnent. En plus d’avoir voulu souligner cet aspect essentiel, j’ai souhaité m’attarder sur le travail d’une artiste qui, encore aujourd’hui, ne se voit accorder qu’une place mineure par l’histoire de l’art et la critique.

Laurie Simmons naît le 3 octobre 1949 dans la banlieue de Long Island près de New York aux Etats-Unis et suit une formation en arts visuels à la Tyler School of Art à Philadelphie dont elle sort diplômée en 1971. Il faut attendre la fin de cette formation et par conséquent le début des années 1970 pour voir l’artiste s’intéresser de près au médium photographique1. Installée à New York, elle commence par réa-

1 « Later, I realized that in order to find a voice for myself as a woman artist, I had to reject painting and sculpture, so photography became interesting in a new way ». Laurie Simmons, « Conversation avec Sarah Charlesworth », in Laurie Simmons, New York, A.R.T. Press, 1994, p. 5.

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liser des portraits d’amis puis, influencée par différentes expériences professionnelles dans le milieu de la publicité2, se penche sur des modèles d’une toute autre nature : les poupées. Figures féminines en par-ticulier mais aussi figures masculines, celles-ci deviennent le sujet privilégié de l’artiste à partir du milieu des années 1970. Dans l’espace d’exposition Artists Space à New York et sous le curatoriat d’Helene Winer, Laurie Simmons expose pour la première fois la série photographique Early Color Interiors (1978-79). Durant les vingt années suivantes, elle est représentée par la galerie Metro Pictures où elle côtoie Jack Goldstein, Robert Longo, Troy Brauntuch et Cindy Sherman. Aujourd’hui âgée de soixante-cinq ans, mère d’une héroïne de série télévisée dont la célébrité a dépassé la sienne auprès du grand public3, Laurie Simmons vit et travaille toujours à New York. Représentée par la galerie de Jeanne Greenberg Rohatyn, Salon 94, elle se partage à présent entre ses projets artistiques et diverses collaborations avec les milieux de la mode et des médias. Une unique rétrospective lui est consacrée en 1996 au Baltimore Museum à Baltimore. C’est plus tard, à partir du début des années 2000 qu’elle acquiert une renommée plus importante et que les articles à son sujet se font plus nombreux. Notamment à propos de Kigurumi, Dollers and How We See (2014), sa dernière série photographique en date exposée entre les mois de mars et avril 2014 à la galerie Salon 94. Pourtant, toujours prépondérante dans son travail, au même titre que les travaux qui précèdent, c’est la poupée qui lui sert encore une fois de modèle dans cette œuvre. Très inspirée par la culture japonaise, Simmons y fait référence à la tradition du cosplay4 ou du déguisement qui, très souvent, s’inspire de personnages de mangas. Dans ces photogra-phies comme dans d’autres photographies plus récentes, il devient de plus en plus difficile de savoir si le modèle que nous avons sous les yeux est vivant ou inanimé. Quoi qu’il en soit, dans le cas où les corps de Kigurumi, Dollers and How We See seraient bel et bien de chair, c’est le faciès géant qui leur sert de tête, leurs perruques peroxydées et leurs accoutrements excentriques qui retiennent l’attention. Comme dans la grande majorité des œuvres de Laurie Simmons, la simple idée du vivant est rapidement désavouée par la présence écrasante du simulacre.

Si le recours au médium photographique est commun à plusieurs artistes femmes actives au milieu des années 1970, la volonté de rester fidèle à la poupée et de ne pas concéder à son art d’autres modèles dis-tingue sans conteste Laurie Simmons de ses contemporaines. Toutefois, malgré la singularité de ce parti pris, lorsqu’elle réalise ses premières photographies, c’est-à-dire autour de 1975 et dans le contexte new-yorkais, elle ne bénéficie pas du même renom que Cindy Sherman, Sherrie Levine, Barbara Kruger ou encore Sarah Charlesworth. Mais alors pourquoi reste-t-elle dans l’ombre de ses contemporaines ? Etant donné le peu d’études détaillées dont on dispose sur le sujet, la réponse à cette question ne peut pas être formulée avec précision ; on peut malgré tout supposer que c’est l’élément « poupée » qui est à l’origine

2 Elle travaille notamment pour la rédaction d’un magazine de jouets et pour différentes rédactions de magazines de décoration intérieure. C’est dans ce contexte qu’elle manie pour la première fois les figurines et le mobilier miniature.3 Fille que l’artiste a eue avec le peintre Caroll Dunham, Lena Dunham est la scénariste et l’une des actrices de la série à succès Girls (2012) mettant en scène un quatuor de jeunes filles et qui lui aura valu un Golden Globe en 2014. Egalement réalisatrice et actrice du film Tiny Furniture (2010), elle y met en scène Laurie Simmons dans son propre rôle de mère et d’artiste. 4 Contraction des mots « costume » et « playing », la tradition du cosplay est née au Japon et consiste en divers dégui-sements inspirés de personnages de mangas, de films d’animation japonais ou encore de jeux vidéos.

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de la mise à l’écart dont elle souffre dès ses débuts. Lors d’un entretien accordé à Calvin Tomkins en 2012, l’artiste elle-même confesse le « manque de crédibilité5 » que cet accessoire, dans son usage permanent, était susceptible de véhiculer. Au regard no-tamment de la pratique conceptuelle des années 1960, Simmons admet « avoir été embarrassée à l’idée d’utiliser du mobilier miniature et de photographier des poupées6 ». Un embarras7 également lié au fait qu’au même moment, des artistes comme Levine ou Kruger emploient des méthodes plus incisives et explicites afin de déjouer les codes essentiellement masculins qui régissent l’art ou les médias. En effet, en se réappropriant les slogans publicitaires et en pointant du doigt la part sombre de leur message, Barbara Kruger se fait la porte-parole d’un discours féministe sans équivoque. De la même façon, Sherrie Levine se réapproprie des chefs d’œuvre de l’art contemporain masculin pour mieux les faire chuter de leur pié-destal et les réinscrire dans une pratique de l’art au féminin. Enfin, Cindy Sherman rend compte quant à elle des différentes formes de représentation dont les femmes sont les objets dans un monde gouverné par l’image d’un corps et d’une identité formatés.

Sans doute desservie par l’omniprésence de la poupée et le choix d’une critique plus implicite, Laurie Simmons revendique un art qui, à la différence de ses contemporaines les plus célèbres, veut faire cohabi-ter contenu autobiographique et contenu historique. En d’autres termes et ainsi qu’elle le confie à Sarah Charlesworth en 1994, il s’agit pour elle de traiter d’une période historique d’un point de vue personnel, et, puisqu’elle est une femme, fatalement féminin. Privilégiant un ton ironique, voire parodique, ces stra-tégies témoignent notamment du refus de s’exprimer par le biais d’un féminisme combatif auquel elle ne s’identifie pas :

« Bien des gens regardent mon travail, s’en amusent et s’en désintéressent ; d’autres y trouvent un certain pathos et en tirent des conclusions. Et, en tirant des conclusions, il y a peut-être quelque chose à apprendre, quelque chose qui n’est pas évident. Je n’ai jamais fait le genre de travail qui vous renverse et vous dit : ‘C’est comme ça, point barre, fils de pute’. Je n’ai jamais été capable de faire un travail qui soit pareillement agressif. J’estime que mon travail est autobiographique, historique et actuel et que je ne peux que souligner les conditions de l’époque que moi-même j’ai traversée, et ce via la perspective d’une femme. Voilà le sujet de mon travail. On trouvera bien des sujets identiques ailleurs, mais je ne puis me projeter dans l’esprit des autres8. »

Dans le travail qui suit, je garderai à l’esprit cette déclaration de l’artiste pour tenter de mieux cerner la façon dont dialoguent dimension autobiographique et dimension historico-critique dans son œuvre.

5 Calvin Tomkins, « A doll’s house : Laurie Simmons’s sense of scale », The New Yorker, décembre 2012, p. 35.6 Calvin Tomkins, op. cit., p. 35.7 Et, le malaise qu’elle aura éprouvé au départ vis à vis de la poupée n’équivaudra jamais celui engendré par le rare recours aux modèles vivants. Voir Laurie Simmons in « Conversation with Sarah Charlesworth », op. cit., p. 12. 8 Ibid, p. 23. « Many people look at my work and simply laugh in amusement and walk away ; some people find a certain pathos in it and then draw conclusions. And in the drawing of conclusions perhaps there is something to be learned, and it’s not blatant. I’ve never made the kind of work that hits you over and says, ‟This is the way it is and you better listen up motherfucker.” I’ve never been able to make work that is aggressive in that way. And I feel that my work is autobiographical, historical and current, and that I can only point up the conditions of the period of time that I’ve lived through and do it from the perspective of a woman. That’s my subject. A lot of those subjects are out there, but I can’t project myself into the minds of others. »

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Introduction

Il est question dans la présente partie de recontextualiser Laurie Simmons au sein d’une pratique postmo-derne et féministe de l’art dans le milieu et la fin des années 1970 puis d’expliquer et de légitimer le rôle tenu par la poupée dans son travail. Mais, il s’agit également de comparer l’usage de cet accessoire par Laurie Simmons avec celui qui en est fait dans les œuvres littéraires de Villiers de L’Isle Adam et d’Ernest Theodor Amadeus Hoffmann, L’Ève future (1886) et L’Homme au sable (1816).

Etat des lieux

Les années soixante et septante sont, aux Etats-Unis, le théâtre d’un certain nombre de remises en ques-tion et de redéfinitions induites par la reconsidération des fondements théoriques et idéologiques du mo-dernisme. Les problématiques postmodernes qui lui succèdent, définies par ce besoin de réorientation, opéreront en l’occurrence plusieurs changements sur la scène artistique9. C’est dans ce contexte propice au développement d’un nouveau vocabulaire théorique et visuel que la pratique artistique de Laurie Simmons prend racine. Plus encore que les enjeux propres à cette période d’après le modernisme, ce sont l’émergence d’un nouveau type d’artistes femmes, en particulier sur la scène new-yorkaise, et celle d’un usage de la photographie, hors des canons respectés jusque-là, qui vont nous intéresser dans cette partie introductive.

La mort du grand maître. Le statut de l’artiste postmoderne au sein d’une culture de l’image

Peu pris en compte par l’idéal puriste du modernisme pour lequel l’art ne pouvait exister en dehors de son propre système, les échos sociaux et historiques se font plus insistants voire nécessaires chez les artistes et théoriciens postmodernes. Débarrassée du besoin d’être le produit d’un acte autonome10, l’œuvre se voit à présent offrir la possibilité de renvoyer à des références extérieures, pour la plupart empruntées à la culture populaire dont le Pop Art s’était déjà saisi11. Ancrée plus que jamais dans le tourbillon de cette culture de la mise en image permanente et de la construction de mythes illusoires, le cercle d’artistes new-yorkais dont fait partie Laurie Simmons s’empare plus vivement encore du vocabulaire et des références à l’esthétique de masse, dès le milieu des années 1970.

9 Ce sont notamment les critiques Rosalind Krauss, Douglas Crimp et Craig Owens qui tenteront de définir la nature de ces changements. 10 Hal Foster, « Re : post (Riposte) » (1980), in L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, traduit de l’anglais par Véronique Wiesinger, p. 463.11 Rappelons ici que les grandes figures du Pop Art sont des hommes et que le nouveau rôle à jouer pour les femmes, dans les années 1970, ne pouvait que modifier la teneur du discours entamé dans les années 60. Voir exposition Power Up : Female Pop Art, Vienne, Kunsthalle, 2010.

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Parmi les instances sensibles aux redéfinitions amenées par la pensée postmoderne, nous trouvons na-turellement l’artiste. Loin du grand maître à la production désengagée du monde qui l’entoure, l’artiste postmoderne s’applique à décrypter les rouages du système culturel et social dans lequel il s’inscrit autant qu’il est invité à la polyvalence12 et ses œuvres à la polysémie13. Touche à tout, il dispose d’une variété de moyens pour livrer ses commentaires et déployer son discours. Il n’est plus le créateur d’une œuvre d’art originale et neutre, mais plutôt l’instigateur d’une réappropriation, d’un véritable glissement du social dans l’art et son statut se voit par conséquent « reformulé en relation avec des termes culturels14. » De cette façon, son champ d’action est élargi et l’œuvre d’art est définie selon une multiplicité de codes ; ce qui intéresse l’artiste postmoderne, c’est la déconstruction de l’image, l’analyse de ses différentes strates15. Les artistes de la côte Ouest des Etats-Unis s’intéressent de très près à la question de la représentation ; une question posée par l’omniprésence de l’image dans la vie de n’importe quel citoyen américain. De quelle nature est cette image, comment distinguer le vrai du faux ? Où se situe la part authentique du moi dans tout cela ? Qu’elles soient issues de la publicité, du cinéma ou des médias qui tous dictent la loi du quotidien, il est devenu nécessaire de se réapproprier les images pour mieux les interroger et par la suite, les détourner. En outre, n’étant plus ou peintre ou sculpteur ou photographe, mais souvent tous à la fois, l’artiste peut appréhender la matière socio-culturelle sous des angles multiples et en fournir des avatars parfois déroutants afin de mieux en déjouer les mécanismes. Et, le critique Brian Wallis le rappelle, le même sort est réservé au spectateur de ces œuvres d’un nouveau genre en sorte qu’il est appelé, pour la lecture de l’une d’elles, à explorer son propre bagage de références :

« Comme pour des fragments allégoriques, le spectateur doit combler les éléments suggestifs dans les textes, il doit en ajouter d’autres, il doit les consolider, en y intégrant des références extérieures, historiques, personnelles et sociales, plutôt que, à l’instar du modernisme, se transposer lui-même dans le monde et le temps propres à la production originale de l’artiste16. »

Devenues plus réelles que le réel, les images qui constituent, dans les années 1970, le royaume confortable du consommateur ont fini par gommer toute notion de la réalité effective, tangible. De ce fait, tel que le suggère encore Wallis17, l’artiste postmoderne ne peut plus opérer en dehors des confinements de la représentation. C’est en optant pour une stratégie d’immersion, autrement dit d’observation du système depuis l’intérieur, qu’un ensemble de commentaires critiques et de questionnements peuvent avoir lieu.

12 Douglas Crimp, « Pictures » (October, n° 8, printemps 1979), in catalogue Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin, Centre national d’Art contemporain, extraits traduits de l’anglais par Gauthier Hermann, p. 28.13 En réalité, ce terme s’applique d’abord à la pratique des théoriciens postmodernistes. Voir Hal Foster, « Re : post (Riposte) » (1980), op. cit., p. 464. 14 Ibidem. Rosalind Krauss citée par Hal Foster in « Re : post (Riposte) », Ibidem.15 C’est ainsi que Hal Foster résume l’une des intentions de Crimp : « Pour Crimp, l’artiste post-moderniste est concerné surtout par les différentes strates de représentation, ce ne sont pas les origines qui l’intéressent mais les structures de signi-fication, les autres images qui se cachent derrière une image, les modes d’expression, les signes ou les types télescopés (ex. performance) et c’est dans de telles images que sont permis la transgression des limites esthétiques et l’éclatement des codes culturels. ». Hal Foster, Ibid, p. 465.16 Brian Wallis, «  What’s wrong with this picture  ?  », Art after Modernism. Rethinking Representation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984, p. 17. « As with allegorical fragments, the viewer must fill in, add to, build upon suggestive elements in the text supplying extraneous historical, personal, and social references, rather than, as in modernism, transporting himself to the special world and time of the artist’s original production. »17 Ibid, p. 16.

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Et, toujours selon le critique américain, pour procéder à la déconstruction de cette forme de représenta-tion biaisée, des artistes comme Sherrie Levine, Richard Prince ou Laurie Simmons commencent par en emprunter le vocabulaire et l’esthétique :

« En se concentrant sur l’enjeu crucial de la représentation (dont l’art fait partie), les artistes et les critiques cherchèrent à saper l’autorité de certaines représentations dominantes (à titre particulier, celles qui émanaient des médias à travers la photographie), et, par la suite, à construire des représentations qui fussent moins contraignantes et opprimantes (d’une part, en créant un espace pour le spectateur, et d’autre part, en montrant leurs propres po-sitionnements et affiliations)18. »

Si dans une culture fondée sur l’omniprésence de l’image, la question de la représentation préoccupe beaucoup d’artistes postmodernes, elle retient plus particulièrement l’attention d’artistes femmes qui tra-vaillent sur la scène new-yorkaise dans les années 1970. Figures majeures du groupe des postmodernes, Sherrie Levine, Cindy Sherman, Sarah Charlesworth ou Barbara Kruger figurent parmi celles qui décident de se confronter à cette problématique. Mais penchons-nous d’abord sur le statut de ces images à l’ère postmoderne et sur le recours à la pratique photographique pour la production d’une série de pastiches et d’allégories d’un nouveau type.

Une certaine pratique de la photographie : le mouvement Picture19

En raison de la polyvalence qui définit désormais la plupart des pratiques artistiques dans les années 1970, il apparaît que les caractéristiques d’un médium per se ne suffisent plus à définir leur activité. Ces années signent pourtant les grandes heures de pratiques comme celles de la performance, de l’art vidéo et de la photographie. Dans la continuité de l’usage qui en était fait par les artistes surréalistes ou, dans les années 1960, par les artistes conceptuels, la photographie est, dans l’environnement postmoderne, souvent utili-sée à des fins expérimentales. Plus encore, les années septante autorisent les artistes à jouir d’une nouvelle liberté dans leur recours à ce médium : c’est le cas en particulier des artistes femmes qui avaient souffert d’une visibilité réduite au sein du mouvement conceptuel. Comme d’autres de ses contemporaines qui privilégient la photographie, Laurie Simmons se réjouit surtout de pouvoir la reprendre à son compte, débarrassée du bagage de la tradition et libérée de la nécessité d’un savoir-faire technique :

« Cela me semblait si radical, parce que cela signifiait que je n’avais qu’à prendre un appareil photo sans connais-sances préalables du fonctionnement d’une chambre noire. Cela impliquait également que je pouvais prendre une photo juste pour le plaisir de prendre une photo. Pour moi, c’était un moment de liberté ; je pouvais me saisir de ce bidule, de cet appareil photo, sans être soumise à l’histoire de la photographie dont je ne voulais pas faire partie20. »

18 Brian Wallis, op. cit., Introduction, p. XIV. « By focusing on the wider issue of representation (of which art forms a part), artists and critics sought to, first, undercut the authority of certain dominant representations (especially as they emanated from the media through photography), and, second, to begin to construct representations which would be less confining and oppressive (in part by providing a space for the viewer, in part through signifying its own position and affiliations). »19 Terme principalement utilisé en référence à l’exposition « Pictures » organisée par Douglas Crimp à l’Artists Space en 1977.20 Laurie Simmons, « Conversation with Sarah Charlesworth », in op. cit., p. 7. « That seemed so radical to me, because that meant I could just pick up a camera without having prior knowledge of how to work in a darkroom. It meant that I could take a picture for the sake of taking a picture. To me, that was the moment of freedom ; I could pick this contraption

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Dans cette logique de rejet de la spécificité d’un médium que nous avons évoquée plus tôt, la photogra-phie revêt de l’intérêt non plus pour ses qualités formelles mais pour sa capacité à répliquer le monde et la place privilégiée qu’elle tient dans la profusion d’images qui définit la culture de masse. En somme, au photographe qui se revendiquait en tant que tel se substitue un artiste que la photographie intéresse pour sa capacité à subvertir l’image telle qu’elle se présente dans le champ socio-culturel. Extraite de ses propres confinements disciplinaires et utilisée comme un « outil21», la photographie postmoderne propose de récupérer, pour mieux la détourner, la tendance du simulacre c’est-à-dire d’une image qui veut faire vrai22. S’insérant dans la pléthore d’images déjà existantes et dotée à présent d’une fonction instrumentale, la photographie en tant qu’œuvre d’art n’en est que plus ambiguë. Ce sont les notions clés de déjà vu23, de copie, ou de pastiche, énoncées par l’historien d’art Douglas Crimp dans son article « The Photographic Activity of Postmodernism » paru en 198024 qui permettent une meilleure compréhen-sion de ce phénomène. En effet, intéressé, selon Crimp, par les différentes strates de représentation et conscient de la dimension fictive des images qui constituent son environnement culturel, l’artiste post-moderne « utilise l’apparente véracité de la photographie contre elle-même » afin de révéler qu’une image en cache toujours une autre25. Et puisque la « photographie est toujours une représentation de quelque chose, qu’elle est toujours déjà vue et que sa dimension subjective, unique est davantage une fiction26 », c’est l’existence même d’un « original27 » qui est remise en cause. Illégitime dans une société qui privilégie la reproductibilité, ce n’est plus l’ « original » qui peut être revendiqué par les artistes postmodernes mais précisément son absence28. Ainsi que le reformule le critique Marvin Heiferman, il s’agit de révéler que l’image qu’on a sous les yeux n’est toujours que la copie d’une autre image déjà vue ou aperçue et qu’elle participe d’une éternelle construction fictive :

« Au lieu de présenter les photographies comme des documents fiables, les travaux des Picture Artists, sans se sou-

up, this camera, and not be tied down by history of photography I didn’t want to be. »

21 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conver-sation via E-mail with Laurie Simmons », Imagination becomes reality : Sammlung Goetz. Part V : Beyond the visible, août 2006, http://www.lauriesimmons.net/writings/goetz-catalogue-imagination-becomes-reality-part-v-fantasy-and-fic-tion/, p. 151.22 Nous parlons ici de l’image véhiculée par la culture de masse. Le terme de « simulacre » est emprunté à Jean Baudril-lard qui en propose une analyse approfondie dans son essai Simulations de 1983.23 « La présence que de tels photographes ont pour nous est la présence du déjà vu, la nature comme ayant déjà été vue, la nature comme représentation. ». Citation de Douglas Crimp in « The Photographic Activity of Postmodernism », à l’origine in October, n° 15, hiver 1980, extraits traduits par Laure de Lestrange in catalogue L’Epoque, la mode, la mo-rale, la passion, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, Paris, 1987, p. 604. A noter qu’Abigail Solo-mon Godeau insiste également beaucoup sur la notion de déjà vu dans son article « Photography after Art Photography » in Brian Wallis, op. cit., pp. 76-86.24 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism », October, n° 15, hiver 1980, pp. 91-101. 25 Douglas Crimp, « Pictures » (October, n° 8, printemps 1979), in catalogue Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin, Centre national d’Art contemporain, extraits traduits par Gauthier Hermann, pp. 20-23 et 28-30, p. 30.26 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism » (October, n° 15, hiver 1980.), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, extraits traduits par Laure de Lestrange, p. 603.27 Douglas Crimp, op. cit., p. 601.28 Ibidem.

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cier du médium qu’ils utilisent, disent clairement et sans ambages que, sitôt que nous sommes face à une photogra-phie, nous regardons une simulation, une image, une fiction (…)29. »

De cette manière, exploité plus tôt par les collages de Rauschenberg, les Ready Made de Duchamp et plus récemment par le travail photographique de John Baldessari30, le déplacement d’une image ou d’un objet connu dans le champ artistique fait figure, dans l’activité postmoderne new-yorkaise des années 1970, de leitmotiv. Partie prenante de la volonté de se réapproprier le vocabulaire formel d’une esthétique com-merciale, la couleur, qui avait signé son retour dans les années 1960, n’est rien moins qu’institutionnalisée dans la pratique de ces photographes31. Allant jusqu’à adopter les méthodes de tirage industriel utilisées par les grandes rédactions de magazines et les agences publicitaires, ils ne s’enquièrent plus directement du processus technique qui accompagnait parfois le geste photographique mais le supervisent à distance. Développée en 1963 à des fins commerciales et censée garantir à la fois « pureté des colorants, saturation des couleurs et extrême définition de leur restitution32 », la technique du cibachrome est récupérée par des artistes comme Jan Groover ou Luca Samaras33. Chère également à Laurie Simmons, elle sera utilisée dans la plupart de ses séries photographiques à partir de 1978.

Lors même que certains artistes, dans un élan de contestation de l’ascétisme conceptuel, optent pour un retour à la peinture figurative jouant avec des codes académiques, se pose le problème des institutions muséales et de leur crainte face à ces images d’un nouveau genre34. En 1977, l’exposition Pictures qu’or-ganise Douglas Crimp à l’Artists Space à New York marque un tournant et offre une légitimité à des artistes tels que Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Sherrie Levine, Robert Longo et Philip Smith. Reléguée au second plan par rapport à ses contemporains pour les raisons que nous avons suggérées dans notre avant-propos, Laurie Simmons qui fait pourtant un usage similaire de la photographie à ce moment-là, ne figure pas parmi les artistes représentés35. Comme si l’apparente simplicité voire naïveté des images qui composent Early Color Interiors (1978-79, fig. 18 à 23) avait occulté temporairement la dimension critique qui les définit pourtant ainsi que les stratégies de réappropriation dont elles se réclament. Explicité par Crimp, le but de Pictures est de souligner l’influence majeure d’une culture médiatique non seulement dans le champ de la photographie, mais aussi dans celui de la peinture et de la sculpture. Il

29 Marvin Heiferman in « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », Art in America, avril 2009, p. 117. «  Instead of presenting photographs as trustworthy documents, works by Picture artists, regardless of the media they ultimately chose to use, say clearly and upfront that whenever we look at a photograph, we’re looking at a simulation, a picture, a fiction (…). »30 Dans A Movie ; Directional Pieces Where People Are Looking (1972-1973), Baldessari emprunte des images issues du cinéma, les réarrange et les présente de façon à bousculer nos idées reçues sur la syntaxe du cinéma narratif. 31 Voir Laurie Simmons, Marvin Heiferman, « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », op. cit., p. 116.32 Cette technique était devenue disponible dans une version simplifiée pour les chambres obscures en 1975. Les artistes pouvaient donc se procurer des kits incluant différents éléments pour procéder à la réalisation de leurs propres ciba-chromes. Voir Jan Howard, Laurie Simmons : the Music of Regret, à l’occasion de l’exposition rétrospective au Baltimore Museum of Art du 28 Mai au 10 Août 1997, Baltimore, 1997, p. 22. 33 Ibidem.34 Abigail Solomon Godeau, « Photography after Art Photography » in Brian Wallis Art after Modernism. Rethinking Representation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984, pp. 76-77.35 Ce sont des galeries comme la Metro Pictures Gallery à New York qui offriront, par la suite, la possibilité à plusieurs artistes dont Laurie Simmons, Sherrie Levine et Cindy Sherman d’exposer à leurs débuts.

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s’agit non pas de comprendre pourquoi une image a supplanté la réalité, mais comment elle peut devenir à elle seule une structure signifiante :

« A plus forte raison, notre existence est régie par des images, des images dans les journaux et les magazines, à la télévision et au cinéma. A côté de ces images, l’expérience vécue commence à battre en retraite, à sembler de plus en plus banale. Lors même que les images semblaient auparavant avoir la fonction d’interpréter la réalité, il semble désormais qu’elles l’aient usurpée. De ce fait, il devient impératif de comprendre l’image en tant que telle, non pour retracer une réalité perdue, mais pour déterminer comment une image devient une structure signifiante en tant que telle36. »

Engagé dans le décryptage de l’image et dans l’analyse de ses différentes strates donc, l’artiste postmo-derne tel que le conçoit Crimp tente de reproduire les mécanismes qui font qu’une image a pu usurper la réalité. Exemples parmi d’autres de leurs contemporains, Richard Prince ou Sherrie levine se posent en maîtres de la réappropriation d’images connues et font de la destitution du sens originel, la clé de voûte de leur travail dès la fin des années 1970. « Changez la légende qui accompagne une image, vous en change-rez la résonance », semblent-ils nous suggérer. Cindy Sherman procède quant à elle à l’éclatement du sujet mais en tant que représentation du moi à travers une série de mascarades37 et de jeux de rôle qui posent la question de l’identité, en particulier féminine, dans un monde où elle est devenue particulièrement dif-ficile à cerner. Mué en un outil transformatif, l’appareil photographique permet, plus qu’aucun autre, de répondre à une culture fondée principalement sur une image biaisée de la réalité. Et, sous le vernis d’un modèle qui était présenté comme acquis dans le contexte médiatique et publicitaire, se révèle une réalité plus sombre qu’il s’agit de décrypter38.

Activité féministe sur la scène new-yorkaise du milieu et de la fin des années 1970

C’est dans ce contexte qui pousse les artistes à adopter les lois d’une culture où la simulation du réel s’est substituée au réel, qu’une certaine pratique féministe prend racine, en particulier sur la côte Ouest des Etats-Unis. Il n’est pas question ici de récrire les grandes lignes de l’histoire du féminisme mais bien plu-tôt de rappeler les enjeux majeurs qui définissent la génération d’artistes dont fait partie Laurie Simmons dans les années 1970 et la nature des principes qu’elles soumettent au questionnement et à la critique.Nous l’avons dit, au centre des préoccupations à ce moment-là, la question devenue prédominante est celle de la représentation39. Posée par la construction d’une infinité de modèles érigés par l’iconographie

36 Citation de Douglas Crimp in cat. The Last Picture Show : Artists Using Photography, 1960-82, Minneapolis, Walker Art Center, Editions Douglas Fogle, 2003, p. 16. « To an ever greater extent our experience is governed by pictures, pictures in newspaper and magazines, on television and in the cinema. Next to these pictures firsthand experience begins to retreat, to seem more and more trivial. While it once seemed that pictures had the function of interpreting reality, it now seems that they have usurped it. It therefore becomes imperative to understand the picture itself, not in order to uncover a lost reality, but to determine how a picture becomes a signifying structure of its own accord. »37 Représentation de la féminité en tant que mascarade. 38 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism » (October, n° 15, hiver 1980), op. cit., p. 604.39 « Typical cultural representations, such as newspaper photographs, films, advertisements, popular fiction, and art, carry such ideologically charged messages. Advertisements, for example, depict particular mythologies or stereotypical ideals of the good life. And while no one would deny that advertisements purposefully embody the ideological projections

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de masse, cette problématique concerne les femmes plus vivement encore que les hommes. En effet, désignées à la fois comme un idéal érotique et domestique, ces dernières doivent à présent lutter contre un flux d’images qui dressent d’elles des portraits stéréotypés dans lesquels elles ne se reconnaissent pas. Dès la fin des années 1970, plusieurs artistes femmes vont ainsi s’intéresser de près à « la façon dont ces images sont distribuées, et au processus de contrôle et de sélection qui les accompagnent40 » afin de proposer d’autres images capables de les subvertir.De nouveaux questionnements autour de la problématique du genre ne tardent donc pas à s’esquisser et, avec son essai « Visual Pleasure and Narrative Cinema41 », Laura Mulvey ouvre la voie vers un discours critique propre aux enjeux spécifiques de la culture de l’image. Au regard de la psychanalyse freudienne et lacanienne, celle-ci examine la « façon dont l’inconscient d’une société patriarcale a structuré la forme du cinéma42 » et l’impact de ce filtre sur la perception43. Plus encore, il s’agit pour la critique de s’atteler à la codification du désir masculin en « disséquant sa structure psychanalytique » et en s’intéressant à « la construction imagée et idéologique des femmes44 ». Car, si « chacun est toujours en représentation45 », la femme, elle, est avant toute chose « appelée à représenter le désir masculin46 ». En lien avec ces divers codes et sacralisé par l’artiste moderne, le plaisir visuel qui découle de cette forme de représentation est, chez Mulvey, soumis à une déconstruction radicale.

Devenue l’objet de désir du regard biaisé et essentiellement masculin qui se porte sur elle, et rendue pri-sonnière du « spectacle contenu de sa féminité47 », la femme postmoderne se révèle dissoute dans une image dont les composantes ne lui correspondent pas. C’est dans cette perspective que Cindy Sherman, Barbara Kruger, Sarah Charlesworth, Sherrie Levine, Louise Lawler, Silvia Kolbowski ou Laurie Simmons procéderont à l’analyse et au démantèlement de cette image composite du désir dans laquelle toutes les femmes devraient se confondre48. S’étant longuement penché sur la question féministe dans le contexte postmoderne, Craig Owens précise qu’il s’agit pour ces artistes d’observer de plus près les impacts d’une certaine forme de représentation sur les femmes :

of the particular class whose interests they perpetuate, the point is that all cultural representations function this way, inclu-ding representations of gender, class, and race. Such designations are inevitably hierarchical in the manner by which they privilege one element over another, in the ways they direct and dominate. Therefore, it is not that representations possess an inherent ideological content, but that they carry out an ideological function in determining the production of meaning. (…) ». Brian Wallis, « What’s wrong with this picture ? », op. cit., p. 15.40 Dan Cameron, « Post-feminism », Flash Art, n° 132, février-mars 1982, p. 80. 41 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen 16.3, automne1975, pp. 6-18.42 Ibid, p. 6.43 Craig Owens, « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism » (1983), in The Anti-Aesthetic : Essays on Postmodern Culture, New York, Ed. Hal Foster, 1998, p. 13 (pagination relative à l’article trouvé en version pdf : http://bobbybelote.com/!!teaching/Readings/OwensOthers.pdf). Comme le précise Owens, la critique féministe cherche ici à relier le privilège de la vision au privilège sexuel. 44 Fabienne Dumont, « De la déconstruction des années 80 », La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), Dijon, Les Presses du réel, 2011, p. 20.45 Hélène Cixous citée par Craig Owens in « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism » (1983), op. cit., p. 12.46 Ibidem. Ce désir est défini dans la psychanalyse freudienne come un désir scopophile c’est-à-dire né du regard. 47 Notion issue de la philosophie lacanienne et évoquée encore une fois par Craig Owens in op. cit., p. 11. 48 Dan Cameron, op. cit., p. 82.

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« Il faut signaler que ces artistes ne s’intéressent pas, en premier chef, à ce que les représentations disent au sujet des femmes ; au contraire, ils examinent ce que ces représentations font aux femmes (par exemple, la manière dont les femmes sont invariablement présentées comme objets du regard de l’homme)49. »

Le corps comme locus, les techniques faisant référence aux qualités domestiques de la femme telles que la couture ou la broderie, les thématiques de la naissance, de la maternité ou de la menstruation50 font figure de sujets récurrents dans la pratique féministe des années 1960. Dans les années 1970, les thématiques corporelles et domestiques demeurent d’actualité mais, traitées en lien avec les problématiques de la dis-solution identitaire et des modèles fictionnels, elles s’expriment par des biais différents parmi lesquels, la photographie, médium privilégié dans le contexte postmoderne51. De la même façon qu’on assistait à l’éviction du réel au profit de sa représentation, l’image de la femme telle qu’elle apparaît dans un environnement visuel propice à l’illusoire, finit par se substituer à la femme elle-même. N’y aurait-il alors « aucun moyen de se trouver en dehors de la représentation52 » ainsi que le suggèrent les historiennes féministes Peggy Phelan et Helena Reckitt? Il n’en reste pas moins qu’une partie des artistes féministes de la côte Ouest tentent de se départir du carcan d’une représentation conformiste en récupérant et déconstruisant certains des outils qui avaient contribué à son édification. Plus éloignées des principaux centres de pouvoirs politiques, ces artistes s’avèrent en effet plus à même de porter à voix haute la tradition féministe d’un art « en même temps efficace esthétiquement et sociale-ment53 » c’est-à-dire d’un art qui soit à l’interstice entre l’art et la vie54 à une époque où, nous l’avons dit, ce glissement est inévitable. Le recours à la photographie leur fournit un moyen à part entière de produire à leur tour des images selon les mêmes modes de répétition qui définissent le répertoire existant et qui présentent les femmes comme des contrefaçons d’elles-mêmes55. Victimes de ce répertoire réducteur au même titre que n’importe quelle

49 Craig Owens, op. cit., p. 11. « It must be emphasized that these artists are not primarily interested in what representations say about women ; rather, they investigate what representation does to women (for example, the way it invariably positions them as objects of the male gaze). »50 Lucy Lippard, « Ce qui a changé depuis Changing » (1976) in Fabienne Dumont, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit., p. 42.51 « Issues having to do with autorship, subjectivity, and uniqueness are built into the very nature of the photographic process itself ; issues devolving on the simulacrum, the stereotype, and the social and sexual positioning of the viewing subject are central to the production and functiononing of advertising and other mass-media forms of photography. Postmodernist photographic activity may deal with any or all of these elements and it is worth noting too that even work constructed by the hand (ex. Troy Brauntuch, Jack Godlstein, Robert Longo) is frequently predicated on the photographic image. ». Abigail Solomon Godeau, « Photography after Art Photography » in Art after Modernism. Rethinking Represen-tation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984, p. 80.52 Peggy Phelan et Helena Reckitt (éditrice), Art and Feminism, Londres, Phaidon Press, 2001, p. 40.53 Lucy Lippard, « Un changement radical : la contribution du féminisme à l’art des années 70 » (1980), in Fabienne Dumont, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit., p. 86.54 La frontière entre art et société, art et politique se réduit encore davantage dans les années 1980, car fortes des reven-dications amenées par les féministes des années 1960, plus organisées, structurées et regroupées qu’elles, les artistes des années 1980 proposent « a feminist-re-examination of the notions of art, politics, and the relations between them, an evaluation which must take into account how feminity is in itself a social construction with a particular form of representa-tion under patriarchy. Influenced by Lacan’s theory of the Symbolic – the network of myths, linguistic, visual and ideologi-cal codes through which we experience reality – feminist art and theory in the 1980s set about critiquing how the Symbolic systematically deformed the psychic and political realities of women. ». Peggy Phelan, Helena reckitt, op. cit., p. 37.55 Ibid, p. 43.

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femme, Lawler, Levine, Charlesworth, Simmons et les autres proposent une alternative critique et sati-rique à des images sur lesquelles elles n’avaient pas prise jusque-là. Pionnière de la critique d’art féministe, Lucy Lippard souligne à ce propos toute l’importance de la réappropriation :

« Le pluralisme des années 1970, décrié pour différentes raisons autant par la gauche que par la droite, a au moins produit une sorte de compost où les artistes peuvent trier ce qui est fertile et ce qui est stérile. Les vagabondes picorant dans ce tas trouvent des formes, des couleurs, des ébauches et des matériaux qui ont été rejetés par les gens de la colline. Elles les ramènent chez elles et les recyclent, inventant par économie de nouveaux usages pour les concepts usés, changeant non seulement leur forme, mais aussi leur fonctions56. »

Modifié dans ses structures et défini notamment par le recours à des méthodes davantage subversives et détournées que celui d’un féminisme combatif qui caractérisait un pan de la pratique américaine des an-nées 1960, ce « nouveau » féminisme sera qualifié, dès les années 1980, de post-féminisme57. Lorsque Craig Owens tente d’insérer la question de la différence sexuelle dans le débat entre modernisme et postmo-dernisme, celui-ci déplore cependant le « danger de l’autoritarisme postmoderniste patriarcal qui tend à étouffer la voix des femmes58 ». Or, le terme de post-féminisme illustre en partie ce danger puisqu’il tend à inscrire la pratique féministe dans la continuité du courant postmoderne, la désignant par conséquent comme un simple outil nécessaire à l’édification d’un nouveau courant théorique et artistique.L’un des projets de notre analyse consiste à rappeler les enjeux de cette pratique souvent absorbés par d’autres discours et d’attirer l’attention sur un corpus d’œuvres demeuré, à l’époque, dans l’ombre de ses contemporains. Afin de servir ce but, nous avons choisi de mettre en lumière le travail de Laurie Simmons dans la réponse spécifique qu’elle livre à la question de la dissolution identitaire au profit d’une sélection restreinte de stéréotypes ; sélection qui est venue bousculer les vérités générales à propos du masculin et du féminin.

Le choix du motif de la poupée dans l’œuvre de Laurie Simmons : du discours critique sur les stéréotypes au jeu de miroir

Recourant comme un grand nombre de ses contemporains au médium photographique, Laurie Sim-mons réutilise également le vocabulaire spécifique aux univers médiatiques et publicitaires dans le but de déterminer les conséquences d’une perception stéréotypée non seulement de la femme mais aussi de l’homme. Néanmoins, dans ce travail, nous avons choisi de nous concentrer sur la façon dont Simmons détourne le seul stéréotype féminin en raison de la place plus importante qu’elle lui accorde et, parce qu’il aurait fallu dédier l’ensemble de cette étude à la question du stéréotype pour pouvoir traiter simultané-ment des questions du masculin et du féminin.

56 Lucy Lippard, op. cit., pp. 82-83.57 Amelia Jones, « Postféminisme, plaisirs féministes et théories incarnées de l’art » (1993) in Fabienne Dumont, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit., p. 440. Amelia Jones voit ce phénomène comme le résultat d’un rejet, par la nouvelle génération qui valorise un retour à la coquetterie, d’une image stéréotypée de la féministe considérée comme une femme agressive, masculine et stridente.58 Fabienne Dumont, « De la déconstruction des années 80, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit., p. 22.

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Récurrent voire incontournable dans l’œuvre de Simmons, le motif de la poupée s’impose comme un moyen à part entière pour répondre au phénomène de l’éclatement identitaire induit par l’omniprésence de modèles archétypés entre les années 1970 et les années 2000. En effet, hautement codifié lui aussi par la culture de masse qui le met en scène, ce motif est également la réappropriation d’un modèle réel - la femme de chair – et permet à l’artiste d’aller plus loin dans la déconstruction d’un moi fragmenté59. Au même titre qu’une image peut devenir la copie d’une autre image, déjà visible dans le champ culturel, la poupée est appelée à répondre d’une énième réappropriation. Lieu de « réunion de tous les simulacres du monde social60 », elle devient le moyen de mettre en scène un moi fictif à travers d’autres biais que ceux choisis par des artistes comme Cindy Sherman qui privilégient le travestissement. Comme le rappelle Hal Foster, historien de l’art et critique spécialiste de la question postmoderne, il s’agit précisément de dépeindre la tension qui réside entre ces différents moi :

« Le caractère fictif du moi est le thème sur lequel se sont penchés nombre de jeunes artistes, certains d’entre eux étant devenus célèbres aujourd’hui. Les photographies de Cindy Sherman, par exemple, sont des portraits du moi forgé par l’Autre social, selon des modèles que les médias présentent comme femmes. Dans son œuvre nous constatons que le fait de représenter le moi revient dans une large mesure à plagier un modèle à un point tel que toute autre opposition métaphysique (opposition entre l’original et la copie) n’est rien moins qu’effacée61. »

La stratégie de déconstruction adoptée par Sherman et la mutation du moi trouvent naturellement des échos dans le travail de Laurie Simmons et plus précisément dans sa volonté de mettre en scène l’autre socialement préconçu et le moi fictif. Toutefois, la distinguant de ses contemporaines, l’accessoire poupée sert en l’occurrence d’intermédiaire à part entière pour conserver une forme de distance dans le com-mentaire livré par l’artiste sur les conventions de la représentation62. Distance que le corps grimé, déguisé et transformé de Sherman assumait déjà mais que la poupée, figure détachée de l’artiste, tend à préserver plus explicitement encore. Support par excellence d’une vision stéréotypée de l’individu, la poupée cristallise une grande part des en-jeux évoqués plus tôt. Occupant en même temps un espace incertain qui se situe entre la fiction de l’autre tel qu’il est représenté par la culture de masse et la fiction d’un moi qui se cherche, elle permet aussi bien d’illustrer la perte d’une identité que la tentative d’un rapprochement avec cette identité perdue. Elle n’est jamais tout à fait l’autre, jamais tout à fait le moi.Désignée en anglais par les termes de « doll », « dummy », « puppet » ou « figure63 », la poupée revêt des apparences multiples et Laurie Simmons choisit de ne jamais se cantonner à l’une de ces occurrences afin que cet accessoire puisse évoluer au fil des années. Dès lors, la volonté d’avoir recours de façon presque systématique à ce motif et d’opter pour ses différentes formes, matières ou tailles – la poupée est par-

59 Au même moment, Ellen Brooks choisit de mettre en scène des poupées à l’intérieur de tableaux miniatures afin de livrer elle aussi un discours sur le rapport homme-femme et sur les stéréotypes télévisuels. (ex. Doctor/Nurse de 1978).60 Bernhild Boie, L’homme et ses simulacres : essai sur le romantisme allemand, Paris, J. Corti, 1979, p. 41.61 Hal Foster, « L’illusion expressive » (1983), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée national d’Art moderne, 1987, extraits traduits de l’anglais par Matthias Leikauf, p. 577.62 Abigail Solomon-Godeau, « Conventional Pictures », Print Collector’s Newsletter, vol. 12, n° 5, novembre-décembre 1981, p. 139.63 Le terme « doll » désigne la première poupée de Simmons qui se trouve être une poupée miniature. Le terme de « dum-my » désigne quant à lui une poupée de taille plus importante et les termes de « puppet » ou « figure » servent davantage à définir les poupées ventriloques apparaissant à la fin des années 80.

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fois miniature, parfois ventriloque, parfois bidimensionnelle64 ou encore de taille humaine – illustre chez Simmons l’affirmation d’un parti pris qui signe la continuité de son œuvre dans le temps. Car, lorsque le modèle vivant est traité dans son travail, celui-ci ressemble de manière troublante à la poupée ou se fait rapidement évincer par elle, confirmant ainsi la préférence de l’artiste pour une figure à la frontière entre l’humain et l’inhumain. Constante dans l’usage qu’elle fait de cette créature anthropomorphe, Laurie Simmons jette parallèlement son dévolu sur le décor d’un intérieur domestique qui offre à ses diverses figurines un cadre dans lequel évoluer :

« J’imagine que j’ai été comme un chien avec un os en ce qui concerne mon sujet. Peu importe la direction de mon travail, j’en reviens toujours à la femme prise dans un intérieur et il s’agit en général d’une sorte de poupée65. »

Tantôt symbole d’un être idéalisé aux proportions parfaites, figure manipulable à l’envi, accessoire ludique ou sexuel, la poupée est toujours femme ou presque et devient par conséquent le support d’une infinité de projections et de fantasmes. Appelée à incarner une version réifiée de la femme de chair et d’os, elle existe la plupart du temps en relation avec le regard masculin qui se porte sur elle et qui lui attribue sa fonction au sein d’une collectivité régie par des codes patriarcaux66. C’est cet aspect de la poupée, ou plutôt la façon dont Laurie Simmons propose de pasticher le stéréotype féminin à partir de cet accessoire, qui fait l’objet de notre premier chapitre à venir. Dans la continuité de ce premier usage de la poupée, nous avons choisi d’inscrire un autre usage qui tient davantage de l’identification de l’artiste avec la poupée et du dédoublement entre ces deux instances. Cette utilisation ultérieure de la poupée prévoit de mettre en exergue une nouvelle forme de projections dont la poupée peut être le support. Car, au-delà du fantasme d’idéal ou du fantasme érotique, la poupée autorise, entre elle et celui ou celle qui la manipule, la mise en place d’un jeu de miroir qui donne lieu à la matérialisation d’une variation de moi. Lorsqu’elle joue ce rôle, la poupée acquiert un nouveau statut qui consiste progressivement à faire acte de présence en l’absence de l’artiste, cela en assumant successive-ment les rôles de figure transitionnelle puis de double. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion une fois entamé notre cheminement autour du motif de la poupée qui suit trois étapes distinctes : la dé-construction d’une poupée support de stéréotypes, le dialogue entre la poupée et l’artiste et l’apparition d’une poupée à l’effigie de l’artiste.

64 Nous faisons référence aux collages d’images de magazines. 65 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversation via E-mail with Laurie Simmons », op. cit., p. 150. « I guess I’ve been a bit like a dog with a bone in terms of my subject. No matter where I go with my work I always come back to woman in interior and its generally some kind of doll figure. »66 La figure du mannequin qui définit une large part du visuel publicitaire, de plus en plus prépondérant dans la culture postmoderne, apparaît comme l’une des variations possibles de la poupée.

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La créature artificielle comme support d’un idéal masculin et compensation d’un manque : une image fragmentée de la femme

Avant d’entrer dans l’analyse des trois phases qui caractérisent l’utilisation de la poupée dans le travail de Laurie Simmons et que nous venons de mentionner, il nous semble intéressant de proposer une compa-raison de cet usage avec celui qui en est fait dans certaines fictions littéraires. Cette comparaison permet en l’occurrence de mieux mettre en lumière la singularité qui définit le recours à ce motif adopté dès les premiers temps par Simmons et rarement délaissé par la suite. Dans les deux exemples sur lesquels nous avons choisi de nous pencher, L’Homme au sable de E.T.A Hoffmann et L’Ève Future de Villiers de l’Isle Adam, se détache un schéma plus ou moins générique de l’usage de la poupée ou créature qui nous permettra de définir un certain nombre de connotations éta-blies au XIXe siècle autour de ce motif. Lieu d’une projection de fantasmes érotiques et narcissiques, support d’un idéal qui aspire à la vie, compensation d’un manque, satisfaction d’un élan démiurgique, la poupée apparaît la plupart du temps comme l’instrument d’une quête essentiellement masculine. Quête qui, par ailleurs, trouve des échos dans le regard biaisé et souvent masculin, lui aussi, qui se porte sur la femme à l’apogée d’une culture faite de mythes médiatiques, publicitaires et cinématographiques. Lorsqu’il désire voir la statue qu’il a taillée de ses mains prendre vie, Pygmalion est déjà déçu par la femme de chair et le monde du vivant67. Tous ses espoirs se fondent sur le prototype idéal qu’il a créé à son image et selon ses propres critères canoniques. La statue n’est certes pas une poupée au sens propre du terme mais le fantasme dont elle est l’objet lui prête un rôle similaire. Dans le cas du mythe de Pygmalion, c’est le manque qui nourrit le désir d’idéal et qui confère à la pierre, matériau froid par excellence, toutes les qualités dont ne peut bénéficier le corps de chair68. Ravi par le plaisir que lui offre la vision de sa créature soudainement animée, Pygmalion entretient en substance le même désir fétichiste qui définit le regard porté sur l’héroïne hollywoodienne et décodé beaucoup plus tard par Laura Mulvey dans les années 197069. Souvent chargée de correspondre à un idéal érotique, la poupée dans ses différentes apparences est par excellence le théâtre d’une compensation, celui d’une échappatoire à la réalité jugée trop fade et insatisfaisante. C’est pourquoi se fait sentir chez Pygmalion, le besoin de résoudre le chiasme qui disjoint la créature de chair perçue comme incomplète et la créature de pierre objet de désir et d’idéal. Et si la créature est l’une des solutions imaginées pour faire disparaître ce clivage, c’est par le biais unique de l’art qu’elle est amenée à prendre vie.

67 Ovide, Métamorphoses, Livre X, vers 243-297.68 Nous verrons par la suite que dans l’usage de la poupée par un artiste comme Bellmer, le manque engendré par le monde réel motive en grande partie le fantasme projeté sur la poupée. 69 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen 16.3, automne1975, pp. 6-18.

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La poupée ou créature artificielle chez E. T. A. Hoffmann et Villiers de l’Isle Adam : la réconciliation d’un clivage et le fantasme narcissique

La littérature du début et de la fin du XIXe siècle accorde une large part à la créature artificielle. Qu’elle s’inscrive dans le contexte du romantisme allemand ou dans l’environnement de la fin du XIXe siècle qui privilégie le développement de technologies nouvelles, elle apparaît plus généralement comme une solution envisagée par l’homme pour palier un manque. Des récits tels que L’Homme au Sable de E.T.A Hoffmann ou L’Ève Future de Villiers de l’Isle Adam, plus tardif, illustrent de façon explicite le rapport qui se dessine entre l’homme, qu’il soit créateur ou soupirant, et la créature en question. Paru en 1816, le conte d’Hoffmann relate le destin tragique de Nathanael qui perd, dans l’amour du simu-lacre, tout attachement avec le monde réel. Aux prises avec d’anciens démons et de plus en plus agacé par le rationalisme dont fait preuve Clara, sa jeune fiancée, il rejette lentement ceux qui pourtant lui vouent une affection sincère et se referme peu à peu sur lui-même. Prisonnier du conflit intérieur qui l’habite désormais, il ne trouve de refuge que dans l’amour qu’il porte à Olympia, jeune créature aperçue un jour au travers d’une fenêtre. Dans le déni de sa vraie nature - Olympia est une poupée créée de toutes pièces par le professeur Spalanzani - Nathanael ne voudra retenir que les « lignes pures et harmonieuses70 » qui la définissent. Démantelée, brisée sous ses yeux, c’est brutalement que la poupée lui révèle les rouages de sa mécanique. Alors, hanté par le souvenir de cette scène et habité malgré lui par l’amour qu’il éprouve encore pour la poupée automate, Nathanael ne parvient pas à se réconcilier avec le monde des vivants. Il anéantit par conséquent ses chances de le réintégrer et, dans un accès de folie, après avoir tenté de pousser sa bien aimée Clara d’une balustrade, se jette seul dans le vide. Dans le roman de Villiers de L’Isle Adam datant quant à lui de 1886, Lord Ewald est amoureux d’Ali-cia Clary dont la beauté n’a d’égal que la médiocrité de son esprit. Déçu par cette contradiction, Ewald s’adresse à Thomas Edison, savant et inventeur de génie, qui propose de concevoir un double à l’effigie d’Alicia ; double qui présenterait les qualités physiques de son modèle et pallierait son absence d’esprit. Menant à terme son projet, Edison donne naissance à l’andréide Hadaly, automate mi-humaine mi-pou-pée dont Lord Ewald ne tarde pas à s’éprendre. Troublante dans la perfection de ses traits et l’intelligence qu’elle démontre, Hadaly parvient à faire oublier son modèle et à exercer sur son commanditaire un fort pouvoir de fascination. Séduit par le simulacre au point d’oublier son incompatibilité avec le monde réel, comme cela était le cas de Nathanael avec Olympia, Lord Ewald meurt d’avoir voulu sauver Hadaly des flammes. Alors, malgré les promesses dont il semblait porteur dans ce récit, le simulacre automate cause la perdition de celui qui y a projeté tous ses fantasmes de réconciliation avec l’autre d’une part, puis avec le moi d’autre part.

Au coeur de ces deux récits, Olympia et Hadaly se substituent à la femme de chair qui manque à la fois d’esprit, d’intelligence et de grandeur d’âme. Dans un jeu d’inversion, la protagoniste de chair témoigne d’un vide que l’on ne prête pas à la créature artificielle pourtant censée la pasticher. C’est précisément ce vide que Lord Ewald décrit à Edison lorsqu’il veut lui signifier son désarroi :

70 E.T.A Hoffmann, L’Homme au sable (1816), Genève, Biface éd. Zoé, 1994, traduit de l’allemand par Henri de Curzon, p. 23.

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« Mais ici je vous le dis encore, la non-correspondance du physique et de l’intellectuel s’accusait constamment et dans des proportions paradoxales. Sa beauté je vous l’affirme, c’était l’Irréprochable, défiant la plus dissolvante analyse. A l’extérieur - et du front aux pieds - une sorte de Vénus Anadyomène : au-dedans une personnalité tout à fait ETRANGÈRE à ce corps71. »

Si nous parlions plus tôt, dans le contexte postmoderne, de l’éviction du réel au profit de sa simulation, nous pouvons supposer que l’effet de cette simulation est également palpable là où la poupée dépasse, dans les attentes de son créateur et de son prétendant, les limites qui sont imposées par la nature à l’être vivant. La poupée automate conçue par le savant Edison n’est plus seulement un « objet expérimental et ludique72 », mais devient « un modèle pour penser le vivant73 ». Isabelle Krzywkowski note encore à ce sujet que la créature artificielle est « l’occasion d’un nouveau regard sur l’être humain, qui se trouve inter-rogé à partir de son propre simulacre dans une entreprise éthique de dévoilement » où l’image renvoyée par la créature est « une image divisée, qui remet en cause son intégrité74. » Désignée également par Krzyw-kowski comme un « morcellement de l’être75 », cette image divisée nous ramène à la notion d’éclatement identitaire que nous avons définie plus tôt comme l’une des conséquences de la culture de masse. En outre, au même titre que des images censées non seulement imiter le réel mais aussi le dépasser, quelle autre figure que cette créature, pastiche amélioré de la femme de chair, était mieux à même de faire croire au vivant ?Dans le portrait d’une créature transcendant la nature, L’Ève Future et L’Homme au sable suggèrent par ailleurs selon Krzywkowski que la femme réelle est, dès l’origine, un être fragmenté, incomplet que seul l’homme est en mesure d’unifier :

« La créature artificielle apparaît alors sinon comme le moyen de compléter la femme (le vide ajouté au vide n’a jamais produit que du vide), du moins comme la possibilité de la remplacer ; c’est à l’homme qu’il reviendra d’emplir cette forme désertée de tout ce qui, chez la femme, faisait obstacle à ses aspirations76. »

Or, cette entreprise de réunification montre paradoxalement que l’incomplétude prêtée à la femme de chair ne devait pas tarder à se manifester également dans sa copie artificielle qui s’avère incapable d’ac-céder à quelque forme d’existence autrement que par le regard qui est porté sur elle. Car, tandis que le créateur « assure la cohérence de son ensemble77 », l’amant se charge de lui « donner son rôle78 » et par là même d’exiger qu’elle corresponde aux critères qu’il aura définis pour elle.

71 Villiers de L’Isle Adam, L’Ève future (1886), Chapitre XVI, Paris, Garnier Flammarion, 1992, p. 148. 72 Isabelle Krzywkowski, L’Homme artificiel : Hoffmann, Shelley, Villiers de l’Isle-Adam, Paris, Ellipses, 1999, p. 6.73 Ibid, p. 6. 74 Isabelle Krzywkowski, « Créature créature” et  créature créaturante” : les jeux du dédoublement et l’esthétique du morcellement », in op. cit., p. 161.75 Ibidem.76 Isabelle Krzywkowski, op. cit., p. 166.77 Ibid, p. 163.78 Ibidem.

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La projection du moi et le principe de dédoublement

Parce qu’elle est dépendante du regard qui se pose sur elle et de la fonction principalement narcissique qui lui est attribuée, la créature ne peut accéder à aucune forme d’autonomie, d’unité véritables. Reléguée au statut d’objet malgré la fascination qu’elle exerce et l’amour qu’elle inspire, elle est condamnée à recevoir les significations que ce regard lui prêtera et à correspondre au portrait qu’il veut bien dresser d’elle79. Ainsi, Edison promet-il à Lord Ewald une nouvelle Alicia, plus achevée que la première et conçue pour ne jamais faire obstacle à ses attentes :

« Eh bien ! Avec l’Alicia future, l’Alicia réelle, l’Alicia de votre âme, vous ne subirez plus ces stériles ennuis…Ce sera bien la parole attendue – et dont la beauté dépendra de votre suggestion même, - qu’elle répondra ! Sa « conscience » ne sera plus la négation de la vôtre, mais deviendra la semblance d’âme que préférera votre mélancolie. Vous pour-rez évoquer en elle la présence radieuse de votre seul amour, sans redouter cette fois qu’elle démente votre songe ! Ses paroles ne décevront jamais votre espérance ! Elles seront toujours aussi sublimes…que votre inspiration saura les susciter. Ici du moins vous n’aurez pas à craindre d’être incompris, comme avec la vivante : vous aurez seulement à prendre attention au temps gravé entre les paroles ! Les siennes répondront à vos pensées, à vos silences80. »

Mais, alors, pour quelle raison l’homme ne parvient-il pas à trouver dans ce que lui offre la nature un être capable de le compléter ? Quel besoin le pousse à chercher dans l’artefact la résolution de ce manque si ce n’est celui d’instrumentaliser l’autre et de s’y voir reflété soi-même ? C’est en tout cas l’illusion d’une unité retrouvée qui empêche Nathanael de tempérer les sentiments qu’il éprouve pour Olympia :

« Pour moi seul à lui ce regard d’amour dont les rayons ont embrasé mon cœur et mon esprit, et ce n’est que dans l’amour d’Olympia que je me retrouve moi-même81. »

En effet, dans sa non-appartenance au monde réel et à ses lois, dans son artificialité, la créature a été conçue pour contenir la projection d’un moi tout aussi incomplet qui exclut dans le conte d’Hoffmann et le roman de Villiers de l’Isle Adam la confrontation avec l’autre féminin. Seule capable d’assurer la fonction de miroir, la poupée ou l’andréide figure « la marque d’un effort désespéré pour résoudre les contradictions et aller jusqu’au bout de soi82 » ; effort qui vient démontrer que « le détour par le double est la condition nécessaire d’une connaissance de soi qui ne peut s’accomplir de manière immédiate83 ». Ce qui effraie créateur et adorateur dans chacun de ces récits, c’est aussi et surtout la femme en tant qu’être multiple, hybride, insaisissable et dans lequel le reflet narcissique ne peut pas se concrétiser. La créature en guise de promesse de réunification du moi apparaît surtout comme une solution de fuite au combat mené contre l’autre.

79 Nous pourrions ici établir un parallèle avec l’essai de Laura Mulvey « Visual Pleasure and Narrative Cinema » qui décrit l’héroïne hollywoodienne comme une poupée dont le regard masculin dispose à sa guise et sur laquelle il peut projeter tous les fantasmes qui l’animent.80 Villiers de l’Isle Adam, L’Ève future (1886), op. cit., p. 176.81 C’est ainsi que Nathanaël décrit sa passion soudaine pour Olympia. E.T.A Hoffmann, L’Homme au sable (1816), Genève, Biface Zoé, 1994, traduit de l’allemand par Henri de Curzon, p. 43.82 Isabelle Krzywkowski, op. cit., p. 167.83 Isabelle Krzywkowski, op. c.it, p. 167.

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Chez ces écrivains du début et de la fin du XIXe siècle, la conception de la créature s’avère être un moyen de saisir un autre réel et d’aspirer à une forme d’unité perdue. C’est le rapport complexe qu’entretiennent les personnages avec le monde social qui va motiver l’apparition d’un intermédiaire – poupée ou créature – capable de « combler la fissure entre l’homme et un monde qui le déborde84 ». Dans le cas de Laurie Simmons, ce monde prendrait la forme d’une culture qui privilégie la vision stéréotypée de toute chose. Car, dans l’environnement du XXIe siècle, la fiction est venue remplacer le réel et le besoin se fait sentir de mettre en place les fondations d’un univers parallèle au sein duquel il devient possible d’appliquer ses propres lois. Parce qu’elle est un « réflecteur éclairant les conditionnements individuels ou mécanismes sociaux85», la poupée peut également servir d’échappatoire remettant en cause la validité d’un monde dans lequel les personnages d’Hoffmann et de Villiers de L’Isle Adam ne se retrouvent pas. En outre, dans le rapport intime qui finit par s’établir entre la créature et son concepteur ou celui qui l’adule, il était à prévoir qu’entre eux allait s’opérer un glissement : c’est à travers elle seule qu’une réconciliation entre l’autre et le moi, le moi stéréotypé et le moi véritable est envisagée. Car, sans conteste, dans sa conception et dans sa réalisation, la créature artificielle témoigne implicitement de l’ambivalence de l’être, de sa multiplicité et de sa singularité ; si l’écho du moi se fait entendre en elle, c’est qu’il aspire à réunir, à travers elle, les différentes parties d’un être au préalable morcelé. Au-delà d’un certain nombre de fantasmes et d’idéaux qui se projettent en elle, la créature artificielle est un miroir dans lequel les personnages de L’Homme au sable et L’Ève Future distinguent leur propre reflet.

Laurie Simmons, un autre usage de la poupée

Si l’on retrouve chez Laurie Simmons l’usage d’une poupée miroir, c’est-à-dire d’une poupée qui sert de support pour un certain nombre de projections et d’outil par procuration pour espérer une réconciliation avec son moi, le refus de percevoir la femme comme un être fragmenté ou incomplet motive un usage critique de cet accessoire. Symbole du morcellement de l’identité féminine, la poupée de Simmons ne sert pas à combler un manque ou à conforter la femme dans un schéma de représentation univoque, mais au contraire à remettre en cause la fonction qui lui est toujours attribuée par une société patriarcale. Dans son travail, il n’est plus question de fuir l’autre en tant que sexe opposé mais de résoudre le chiasme qui s’est instauré entre deux moi : le moi forgé socialement d’une part et le moi authentique d’autre part. C’est par ailleurs le besoin de renouer avec un moi détaché de ses représentations biaisées qui motive progres-sivement le dédoublement entre l’artiste et la poupée.

Dans le premier chapitre de ce travail, nous nous intéressons à l’utilisation de la poupée comme sup-port d’un discours sur les stéréotypes dans un contexte où ces derniers ont supplanté la vraie nature de la femme ; nature que l’andréide Hadaly et la poupée Olympia leur niait déjà. Bien que mettant au jour

84 Ibid, p. 160. 85 Hubert Desmarets, Création littéraire et créatures artificielles : L’Ève Future, Frankenstein, Le Marchand de sable ou le je(u) du miroir, Paris, éd. du Temps, 1999, pp. 54-55.

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un usage plus critique de la poupée, ce chapitre ne cherche pas moins à souligner que l’ambiguïté entre dimension affective et dimension critique est toujours palpable. Partagée entre l’intérêt réel qu’elle porte à l’esthétique de magazine et le besoin de refuser le message conformiste que cette esthétique véhicule, Laurie Simmons livre des images duelles. Car, non contente d’emprunter la plupart de ses motifs à la mémoire collective, elle produit des pastiches si convaincants qu’ils tendent parfois à occulter temporair-ment leur teneur critique. Focalisé sur le phénomène du dédoublement entre l’artiste et sa poupée, notre deuxième chapitre aborde ce même motif sous un angle plus autobiographique. Précisons cependant qu’il ne s’agit pas de présenter ces deux usages comme distincts l’un de l’autre, mais davantage de les faire dialoguer et de montrer que tous deux sont les témoins d’une évolution logique dans le recours à ce motif. Pour l’analyse qui suit, nous nous sommes concentrés sur un corpus de neuf séries photographiques qui nous ont toutes paru illustrer le mieux les questions du stéréotype féminin, de la figure transitionnelle et de l’effigie. De plus, en raison de l’absence d’étude consacrée exclusivement aux différents rôles et aux différentes connotations revê-tues par la poupée de Simmons, la lecture d’œuvre est apparue comme un moyen adéquat d’appréhender en détails les stratégies employées par l’artiste.

Notre premier chapitre se divise en deux parties qui traitent successivement des stéréotypes de la ména-gère comblée, de la femme-objet et de la poupée support de fantasmes érotiques. Dans le cadre de notre réflexion sur le stéréotype domestique, nous observerons à quel moment et comment la poupée apparaît dans l’œuvre de Laurie Simmons et cela au regard d’une première série photographique réalisée entre 1976 et 1978. Dans l’idée de développer la réflexion entamée sur la thématique domestique et celle de l’espace intérieur qui l’accompagne, nous parlerons de la série Early Color Interiors réalisée un peu plus tard et qui porte principalement sur les différentes projections dont la femme est le réceptacle dans le cou-rant des années 1950. Une seconde partie va nous permettre de nous intéresser à la manière dont Laurie Simmons réemploie les thématiques du stéréotype et de l’intérieur domestique dans une série des années 2000. Cette lecture d’œuvre est aussi l’occasion de voir que la poupée revêt des apparences diverses et que l’intérieur domestique, thématique récurrente dans son travail, renvoie à plusieurs problématiques majeures sur lesquelles nous reviendrons par la suite. Plus en lien avec l’idée d’une créature miroir, notre second chapitre reprend quelques-uns des propos esquissés au sujet des personnages de L’Homme au sable et de L’Ève Future pour l’appliquer partiellement à l’usage que fait Laurie Simmons de la poupée à partir de la fin des années 1980. C’est le rapport de plus en plus intime qui s’instaure entre l’artiste et la poupée puis le phénomène de dédoublement entre ces deux entités – la poupée devient une véritable émanation du moi de l’artiste – qui font l’objet d’un troisième et dernier regard sur l’usage de la poupée par Simmons. Dans l’idée de figurer le glissement qui s’effectue progressivement entre le visage de la poupée et celui de l’artiste, nous nous intéressons successivement à la poupée que nous appelons « transitionnelle » et à la poupée que nous appelons « effigie », « double », « miroir » ou « sosie ». Puisqu’elle entame, symboliquement, une forme de dialogue avec l’artiste, nous traitons la figure transitionnelle comme la préfiguration de la poupée « effigie ». Ce chapitre s’articule par conséquent autour de deux parties principales, l’une traitant de la poupée ventriloque qui sert de figure transitionnelle et l’autre traitant d’une poupée effigie qui apparaît au début des années 1990 et traverse l’œuvre de Simmons jusque dans les années 2000. Pour en parler, notre choix s’est porté sur un corpus de

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trois séries photographiques dont une sur laquelle nous nous attardons : la série The Music of Regret datant de 1994 (fig. 90 à 100). La conclusion de ce travail se focalise sur une œuvre très récente qui mobilise une grande partie des thèmes abordés par Laurie Simmons tout au long de sa carrière. En effet, inspiré de la série éponyme sur laquelle nous nous serons penchés peu avant, le film musical The Music of Regret (2006) (fig. 118 à 122) sert de prétexte pour rappeler les principaux enjeux qui ont été mis en lumière tout au long de ce texte.

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Chapitre I

Mise en scène et détournement d’une identité fragmentée : le visage du stéréotype

Dans les quatre œuvres que nous allons aborder dans ce premier chapitre, le lien avec la question du stéréotype est particulièrement explicite. Initiatrices à la fois dans le parcours d’artiste de Laurie Sim-mons et dans l’usage presque indéfectible qu’elle s’apprête à faire de la poupée, les deux premières séries photographiques dont nous proposons la lecture datent du milieu et de la fin des années 1970. Mettant en lumière plusieurs des thématiques et stratégies récurrentes dans le travail de l’artiste, ces deux œuvres tiennent en effet un rôle important dans la réflexion que nous aimerions mener. Ensemble de quarante-quatre photographies noir-blanc réalisées entre 1976 et 1978, Early Black & White (fig. 3 à 17)86 est l’une des séries les plus conséquentes de Laurie Simmons. La poupée, absente des pre-mières images qui la composent et présentent des décors intérieurs jouant sur le trompe-l’œil entre la miniature et l’échelle humaine, fait toutefois rapidement son apparition. Pas encore héroïne des mises en scène imaginées par l’artiste, elle surgit en corrélation avec le thème de l’intérieur domestique.Dans cette œuvre comme dans beaucoup d’œuvres à venir, il est question tout à la fois d’une réappro-priation – celle d’un visuel commercial – et d’une confusion volontaire des repères entre vrai et faux, réel et simulacre. Mais, outre cette stratégie commune à plusieurs de ses contemporains, Laurie Simmons introduit d’emblée dans ses photographies un commentaire féministe. Développé dans la série Early Color Interiors (fig. 18 à 23) qu’elle réalise un peu plus tard, entre 1978 et 1979, ce commentaire s’exprime à tra-vers le double usage de la poupée et de l’intérieur domestique. Métaphore de la ménagère comblée dans cette série, la poupée, dont la présence se fait encore discrète dans Early Black & White devient progres-sivement l’héroïne incontournable des compositions d’Early Color Interiors. Silhouette statique ou figure aux gestes mécaniques, elle évolue dans un décor miniature qui véhicule en même temps le souvenir naïf d’un jouet pour enfant – la maison de poupée – et le sentiment d’une figure mélancolique, otage d’un décor oppressant.

La poupée en huis clos : miniature et intériorité

Au XVIIe siècle, la tradition néerlandaise de la poppenhuis87 (fig. 1) avait élevé la maison de poupée au rang d’œuvre d’art et s’affichait dans les intérieurs de la haute société comme le signe d’un goût raffiné88. Non plus considérée dans ce contexte comme un jouet pour enfants, la maison de poupée satisfaisait davan-

86 Pour voir l’intégralité des photographies qui composent la série, nous renvoyons au site de l’artiste : http://www.lauriesimmons.net/photographs/early-black-and-white/. 87 La « maison de poupée » en hollandais. 88 Faith Eaton, The miniature house, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1990, p. 9.

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tage un caprice d’adulte. Car, répondant à l’espace réel, l’espace miniature figurait une vision fantasmée89 du décor intérieur dans laquelle chaque détail était pensé pour contenter la vue et les exigences de son commanditaire. Produisant l’effet d’une mise en abyme, l’intérieur miniature une fois placé dans le décor d’un intérieur à taille réelle invoquait un jeu d’échos. Le dialogue qui s’instaurait alors entre l’intérieur réel et l’intérieur miniature confèrait à la poppenhuis un statut particulier ; elle se situait à la frontière entre deux mondes90. Pastichant le réel dans ses moindres détails, reproduisant des scènes de la vie quotidienne et habitée par de petites figurines aux traits anthropomorphes, elle autorisait un certain nombre de réflexions sur le monde réel dont elle incarnait une version réduite91. C’est ce jeu d’échos entre les données du monde réel et celles de son pendant miniature, entre le « fac-similé92 » et son modèle qui intéresse Laurie Simmons dans son usage de la maison de poupée et cela dès le début de sa carrière. Simulacres du monde alentour, à la fois poupée et décor miniature participent chez elle d’un aller-retour incessant entre fiction et réalité.

Early Black & White (1976-78) : la maison de poupée revisitée

Dans cette première série photographique sont figurés, en noir et blanc, des intérieurs et des objets mi-niatures, parfois représentés séparément, parfois réunis pour former un ensemble. Très éclectique, elle comprend des espaces plus ou moins vides et des compositions de différentes natures. Le fil rouge qu’on peut lui accorder tient d’une variation autour du thème de l’intérieur domestique et d’un jeu d’échelle destiné à brouiller les repères visuels. Rappelant les coupes de Gordon Matta-Clark93 dans lesquelles la maison fait l’objet d’une forme de dissection (fig. 2), les photographies de Simmons proposent d’abord de passer en revue l’univers protégé d’un intérieur domestique, pièce après pièce. D’abord absente, la poupée fait progressivement son apparition pour habiter ces espaces qui semblent dans l’attente de sa présence.

Il n’est pas anodin que cette première série ait pour objet les conventions du décor intérieur si l’on considère le rapport intime que Laurie Simmons entretient dès ses débuts avec l’univers publicitaire et plus spécifique-ment avec le vocabulaire visuel utilisé dans les magazines de décoration intérieure. C’est d’ailleurs le souvenir d’une expérience professionnelle dans la rédaction d’un magazine de jouets pour enfants qui s’avère, selon les dires de l’artiste, être à l’origine du choix de ce premier sujet :

« J’ai déposé ma candidature pour un travail qui consistait à photographier des jouets pour le catalogue d’une maison de jouets du centre-ville. Je ne l’ai pas eu, parce que je n’étais pas faite pour cela – dans l’une de mes photos,

89 Heidi Müller, Good housekeeping : a domestic ideal in miniature : the Nuremberg doll houses of the 17th century in the « Germanisches Nationalmuseum », Nuremberg, Verl. Des Germanisches Nationalmuseums, 2007, p. 14.90 Nous nous intéressons plus tard au lien qui existe entre la poupée, qui elle aussi se situe entre deux mondes et la notion d’inquiétante étrangeté, inhérente à cette appartenance ambivalente.91Susan Stweart, On Longing : Narratives of the Miniature, the Gigantic, the Souvenir, the Collection, Durham et Londres, Duke University Press, 1993, p. 45. « The field of representation in the depiction of the miniature is set up by means of a method of using either implicit or explicit simile. Each fictive sign is aligned to a sign from the physical world in a gesture which makes the fictive sign both remarkable and realistic. »92 Nous reprenons ici le terme employé par Susan Stewart dans la citation mentionnée dans la note 92. 93 Marvin Heiferman in « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », Art and America, avril 2009, pp. 112.

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il y avait en fait une mouche posée sur un jouet en forme de table que je n’avais pas remarquée. Mais j’avais rapporté à la maison quelques objets à photographier, dont un petit lavabo de salle de bains (…)94. »

Empruntant et déplaçant les objets miniatures qui avaient servi à l’élaboration d’une stratégie visuelle commerciale, Simmons choisit volontairement de s’inscrire dans le prolongement d’un certain type de conventions. Car, quel autre véhicule que la publicité, encore aujourd’hui, peut-il se targuer de faire en-trer aussi facilement le stéréotype dans le champ du connu et du banal? Les codes de la miniature, ceux du décor intérieur et ceux qui bientôt auront trait à la poupée font de ce fait l’objet d’une réappropria-tion constante. Une réappropriation qui, comme le rappelle Abigail Solomon-Godeau dans son article « Conventional Pictures95 », touche divers niveaux de représentations dans le travail de Simmons :

« Le thème commun, qui traverse de nombreux objets et leurs présentations, était leur allusion à de nombreuses conventions : conventions de la présentation et de l’affichage dans la publicité, les conventions de la décoration d’intérieur et de sa représentation, les conventions spatiales de la photographie même (qui, au niveau le plus immé-diat, traduit trois dimensions en deux dimensions), et les conventions de la miniaturisation figurées par la maison de poupée96. »

L’allusion aux conventions que nous pouvons tout aussi bien désigner comme des « stéréotypes » motive par conséquent le choix d’une thématique principale autour de laquelle la série Early Black & White s’arti-cule : celle de l’intérieur domestique et de son décorum. Plus exactement, c’est le jeu sur les conventions du procédé photographique et celles de la miniature qui fait la particularité de cette série. Ensemble, médium photographique et décor miniature permettent l’établissement d’une nouvelle forme de fiction, pastiche de fictions déjà existantes dans l’iconographie populaire.

Entre réel et fiction, une photographie qui fait vrai

Produisant parfois l’effet d’un trompe l’œil, à mi-chemin entre le vrai et sa simulation, les images qui composent la série Early Black & White invitent le spectateur à discerner lui-même tout le faux qu’elles comportent. Tel que le suggère l’artiste elle-même et selon des procédés similaires à ceux employés dans la publicité, il s’agit d’insinuer le doute dans les esprits et de rappeler la capacité de la photographie à produire une forme d’illusion, de leurre :

94 Calvin Tomkins, « A doll’s house : Laurie Simmons’s sense of scale », The New Yorker, décembre 2012, p. 35. « I applied for a job photographing toys for the catalogue of a downtown toy company. I didn’t get the job, because I wasn’t very good at it—in one of my pictures there was actually a fly sitting on a toy table, which I hadn’t noticed. But I’d taken some things home to photograph, and one of them was a tiny bathroom sink. (…). »95 Abigail Solomon-Godeau, « Conventional Pictures », Print Collector’s Newsletter, vol. 12, n° 5, novembre-décembre 1981, pp. 138-140. 96 Abigail Solomon-Godeau, op. cit., p. 139. « The shared theme underlying the various subjects and their presentations was their allusion to various conventions : conventions of presentation and display in advertising, conventions of interior decorations and its representation, the spatial conventions of photography itself (which on the most immediate level trans-lates three dimensions into two), and the conventions of miniaturization expressed by the dollhouse. »

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« J’avais vraiment le sentiment qu’elles pouvaient passer pour des lieux réels et, à cet égard, je devins captivée par la possibilité de l’appareil photo de dire des mensonges plutôt que de représenter la réalité97. »

Simulant les composantes d’un décor réel, la photographie intitulée Sink/Ivy Wallpaper (fig. 3) sème le trouble quant à l’échelle effective des éléments qui la composent. S’agit-il d’un véritable décor de salle de bain, d’un véritable lavabo et d’un véritable papier peint ? La question paraît en effet légitime. Néanmoins, il demeure que quelque chose dans cette image sonne faux et le semblant d’illusion qu’elle produit ne dure pas éternellement. Son étude attentive finit par révéler lavabo et papier peint dans leurs rapports de proportions douteux et confère à la composition un aspect factice évident. Le même phénomène se produit dans Sink/Connecticut (fig. 6) où l’effet de trompe l’œil s’avère pourtant plus efficace encore que dans l’image précédente. Alors, si l’artiste n’a pas pour but de convaincre tout à fait le spectateur de la véracité des décors qu’il a sous les yeux, elle s’intéresse plus exactement à la façon dont la photographie peut rendre compte d’une image dont les composantes nous échappent partiellement. Il suffit dès lors que les éléments photographiés renvoient à notre réalité effective pour que le doute soit permis :

« J’aime l’image photographique, j’aime la façon dont l’échelle peut devenir insignifiante et la façon dont tous les éléments de l’image s’unifient sur la surface. J’estime désormais que cette sorte d’ambiguïté est ce qui m’incita à travailler avec l’appareil photo en premier lieu98. »

Parce qu’il induit un aller-retour permanent entre échelle humaine et échelle miniature, le médium photo-graphique devient le seul médium à même de servir l’ambiguïté dont se revendique ici Laurie Simmons. Et cela, quand bien même il ne produit jamais d’illusion parfaite, car l’intérêt de l’artiste se situe bel et bien à l’interstice entre le vrai et l’illusion du vrai : il faut produire une fiction tout en révélant volontairement ses rouages. Dans cette entreprise, la miniature fait figure à la fois de trouble-fête, elle tend à convaincre que l’image qu’on a sous les yeux est vraie, et d’indice, elle confirme que l’image en question n’est pas réelle. La poupée, qui s’apprête à faire son apparition participe elle aussi de cette équivoque, la renforce même. Car, n’étant pas vivante mais référant à notre propre corps et à notre propre existence, elle évo-lue dans un espace de l’entre-deux, à cheval entre le monde réel et le monde fictif99. Mais avant de nous pencher sur la nature propre de cette poupée, nous aimerions nous intéresser dès à présent aux connota-tions sociales qu’elle revêt ainsi que celles du décor domestique qui l’accueille. Car, au-delà de la capacité formelle de l’image à produire un pastiche des conventions déjà existantes, ce sont ses composantes qui participent de cette simulation.

97 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversa-tion via E-mail with Laurie Simmons », cat. Imagination becomes reality : Sammlung Goetz. Part V : Beyond the visible, août 2006, p. 150, (http://www.lauriesimmons.net/writings/goetz-catalogue-imagination-becomes-reality-part-v-fan-tasy-and-fiction/). « I truly felt that they could be mistaken for real places and in this sense became enamored of the camera’s ability to tell lies rather than portray the truth. »98 Laurie Simmons, In and around the house : photographs 1976-1978, New York, 2003, p. 24. « I love the photographic image, the way scale can become meaningless and everything is unified within the surface. I now see that kind of ambiguity is what drew me to working with the camera in the first place. »99 Nous évoquons plus loin de la notion d’inquiétante étrangeté qui définit très bien le glissement entre l’univers du familier et l’univers de l’étrange qu’incarne la poupée.

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La symbolique de l’intérieur domestique et l’apparition de la poupée

La part autobiographique qui réside dans le choix d’une représentation de l’espace intérieur et domes-tique est importante. Référant à l’enfance de Laurie Simmons, à l’endroit qui l’a vue grandir dans les années 1950 et qui symbolise la réussite d’une famille harmonieuse, la maison et son intérieur, à la façon d’un prisme, réfractent l’ensemble des valeurs sociales d’une époque. La mise en scène d’un intérieur ne désigne en ce sens pas seulement le conformisme auquel la femme des années 1950 devait souscrire, mais plus généralement l’ensemble des stéréotypes sociaux sur lesquels l’artiste, dès ses plus jeunes années, a posé un regard critique :

« Mon père était fier de cette maison plus que tout au monde (…). C’était l’imitation d’une demeure Tudor, avec des murs en demi-charpente, une maison parmi un groupe de demeures haut de gamme, construites par la famille Levitt avant qu’elle ne construisît Levittown. Cela était si important pour mon père, un Américain de la première génération, dont les parents venaient de Russie : posséder cette superbe maison dans un quartier résidentiel où grandiraient ses enfants, avec une communauté juive parfaitement assimilée, ce qui, pour quelqu’un comme moi, était tout simplement l’enfer. Vous deviez être pom-pom girl, joueur de football ou étudiant lauréat du Mérite Na-tional – ce à quoi je ne pouvais me conformer. L’une des raisons pour lesquelles je voulais devenir artiste était que je devais juste fuir Great Neck. Evidemment, tout dans mon travail trouve son origine dans mon enfance passée là-bas100. »

Fonctionnant de pair avec l’esthétique intérieure et domestique, le motif de la poupée devient le second lieu de la remise en question d’un idéal désuet et l’un dans l’autre, ces deux motifs – intérieur et poupée – participent chez Simmons à la déconstruction d’une image préconçue de la femme. Prisonnière d’une enveloppe qui ne la laisse pas libre de ses mouvements et quelle que soit la matière de sa chair ou la taille qu’elle arbore, la poupée est par conséquent destinée à évoluer constamment ou presque dans l’intérieur d’une maison miniature ou d’autres espaces fermés. Du boîtier photographique qui la voit éclore101, en somme, elle ne sort jamais et se retrouve doublement recluse. En elle-même, la poupée est déjà le symbole d’un enfermement intérieur et son évolution en huis clos ne fait qu’ajouter à la pression exercée par la chape de plomb qui semble peser sur ses épaules comme une fatalité.

Dans les photographies Worgelt Study (fig. 8) ou Table/Pot/Two Greek Vases II (fig. 9), le jeu d’échelle qui s’esquissait dans d’autres photographies composant Early Black & White persiste mais s’accompagne cette fois d’un jeu d’échos sur les références au décor intérieur. Le fauteuil miniature de Worgelt Study (fig. 8) tient lieu de résonance à la photographie disposée tel un poster sur le fond de l’image et qui figure un intérieur avec fauteuil dont on ne sait plus très bien s’il est un objet miniature ou non. Le doute s’instaure

100 Calvin Tomkins, op. cit., p. 38. « My father was more proud of that house than of anything (…) It was an imitation Tudor, with half-timber walls, one of an upscale group of houses built by the Levitt family before they did Levittown. It meant so much to my father, a first-generation American whose parents came from Russia, to own that house and have his kids grow up in that beautiful suburban town, with its perfectly assimilated Jewish community, which, for someone like me, was pure hell. You had to be a cheerleader or a football player or a National Merit Scholar, and I couldn’t conform to any of that. One of the reasons I wanted to be an artist was that I just had to get out of Great Neck. Of course, everything in my work has its genesis in my growing up there. »101 Pour cette série et pour beaucoup d’autres, Laurie Simmons utilise un Nikon.

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non plus sur la nature du fauteuil que l’on perçoit comme étant tridimensionnel et miniature mais bien plutôt sur le contenu de la photographie à l’intérieur de la photographie. Est-ce un décor miniature ou est-ce un décor à échelle humaine qui est représenté dans cette mise en abyme? Cette question étant posée, nous comprenons une fois encore que la miniature et le médium photogra-phique travaillent de pair pour servir la parodie d’un procédé emprunté aux magazines et qui consiste souvent à intervertir simulacre et réalité. Le choix du décor intérieur et domestique ne pouvait pas être anodin quant à lui dans le discours critique que ces images allaient bientôt véhiculer ; symbole à la fois d’un confort et d’une répression, l’intérieur domestique est en effet, au début des années 1970, le lieu d’un nombre important de questionnements sur le statut de la femme. Métaphore de l’enfermement mental et physique dont la plupart des femmes souhaitent à ce moment se départir, cette thématique apparaît dans nombre de travaux d’artistes féministes.Née d’une collaboration entre différentes artistes dont Judy Chicago et Miriam Schapiro, Womanhouse102 illustre, en 1972, une grande partie des enjeux féministes autour de la thématique domestique. Cette maison d’artistes comprenait notamment une « menstruation bathroom », une « dollhouse room », une cuisine rose peuplée d’excroissances organiques, une chambre à coucher dans laquelle une femme s’adon-nait à différents gestes de coquetterie et des womannequins 103 - poupées à l’effigie d’une femme de taille humaine - dans une baignoire, émergeant d’une penderie et déguisée en mariée au sommet des escaliers. En se réappropriant la sphère domestique dans son intégralité pour en dénoncer les composantes for-matées et les connotations biaisées, Womanhouse ouvrait la voie vers un double usage : celui de l’intérieur domestique d’une part et celui de la femme réifiée sous forme de poupée inerte d’autre part. Tous censés traduire l’oppression dont les femmes étaient victimes au sein du foyer, ces différents éléments peuvent aisément être mis en parallèle avec les motifs sur lesquels Simmons jette son dévolu dès les premiers temps de sa carrière.

D’abord absente dans les premières photographies d’Early Black and White, la poupée finit par faire son apparition, en milieu de série, dans Woman/Interior II (fig. 7) où elle se tient debout dans une pièce qua-siment vide, décorée seulement par un tapis. Une apparition dont Laurie Simmons parle comme d’une évidence :

« Chaque fois que je trouvais ou que j’achetais d’anciennes maisons de poupée, elles me parvenaient souvent avec des poupées que je trouvais inintéressantes et que je jetais. Un jour, j’ai décidé de placer une poupée dans l’une des chambres. Après avoir regardé les premiers tirages photographiques, je me suis soudain surprise à trouver plus d’intérêt pour les poupée que pour les espaces vides104. »

Focalisant dorénavant son attention sur la poupée, l’artiste va concevoir ses compositions différemment

102 Lucy Lippard, From the Center : Feminist Essays on Women’s Art, New York, E. P. Dutton, 1976, p. 57.103 Lucy Lippard, op. cit., p. 57. Nous trouvons ce terme particulièrement intéressant pour l’ambiguïté dont il fait état, c’est-à-dire sur l’idée d’une femme mi-humaine mi-poupée. 104 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversa-tion via E-mail with Laurie Simmons », op. cit., p. 150. « Whenever I found or bought old dollhouses they often came with dolls which I found uninteresting and threw aside. One day I decided to place a doll in one of the rooms. After looking at the first test shots I suddenly found myself more interested in the dolls than the empty spaces. »

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ou du moins leur conférer une dimension nouvelle. Car, dans l’intérêt soudain qu’elle suscite, comment ne pas relier l’apparition de la poupée à la volonté délibérée de proposer, à son tour, un discours critique sur les enjeux de la représentation féminine ? Survenue tout à coup dans cette série, cette figure devient en effet nécessaire au développement du thème de l’intérieur qui participe désormais de la métaphore d’une femme prise au piège des conventions. Dans Woman/Interior III (fig. 10), la poupée s’est installée dans un fauteuil pour y lire le journal lors qu’elle se retrouve assise à même le sol dans Woman/Interior IV (fig. 12). Les deux photographies suivantes Wo-man/Interior VI (fig. 12) et Woman/Interior VIII (fig. 13) présentent cette même poupée assise dans un canapé, immobile et le regard perdu dans le vague. S’ensuit une série d’objets miniatures photographiés pour eux-mêmes et le retour des pièces intérieures vides de toute présence comme Empty Kitchen (fig. 14). De la même façon que certains éléments du mobilier apparaissent et disparaissent, la poupée est tantôt absente tantôt présente. Placée sur le même plan que les éléments du décor qui la voit évoluer, elle ne se définit et n’existe qu’en corrélation avec ceux-ci. Nous réabordons en l’occurrence cette confusion entre la poupée et le décor dans lequel elle s’insère dans la partie consacrée à la série The Instant Decorator (2001-04) (fig. 28 à 32).Dans Untitled (Woman Standing on Head) (fig. 15) qui la fait réapparaître, la poupée se tient cette fois sur la tête et, résultat d’un accès de colère ou d’hystérie, elle a fait voltiger des couverts sur le carrelage de la cuisine. Cette photographie tient lieu, dans cette première série, de révélation autour de l’élément poupée, car elle nous pousse désormais à y porter un regard plus attentif. Loin de l’attitude passive qui la caracté-risait dans Woman/Interior VI ou VIII (fig. 12-13), la figurine exige à présent, dans cette nouvelle mise en scène, de s’interroger sur un comportement étrange et incompatible avec la parfaite femme d’intérieur dont elle est censée incarner le parangon. Le cadrage d’Untitled (Woman’s Head) (fig. 16) se resserre sur la petite poupée de plastique et dresse le portrait isolé d’un visage condamné à l’inexpressivité et au mutisme. Dans ce portrait d’une figure aux contours flous et presque anonymes, c’est un sentiment de mélancolie qui paraît envelopper la poupée. Désormais seule dans sa cuisine (Untitled (Vertical Kitchen), fig. 17), adossée contre sa cuisinière, assise sur une chaise prête à se laisser choir, allongée par terre les bras ballants, couchée sur le ventre, visage au sol et jambe soulevée, la poupée témoigne de la lente agonie à laquelle elle semble fatalement destinée. Au contraire d’une poupée de chiffon ou d’une poupée qui servirait d’objet réconfortant, cette poupée-ci, dans la rigidité de ses membres et de ses traits, dans la paralysie verbale et physique qui l’endiguent, contribue à dépeindre le tableau d’un intérieur confiné et sombre où la possibilité d’une échappatoire est anéantie. Malgré les grands formats pour lesquels Simmons opte dans cette série et qui devaient contribuer à la production d’un effet de réel105, il n’en demeure pas moins que le choix d’un décor et d’une poupée mi-niatures au détriment d’un modèle et d’un espace réels conservent une portée métaphorique importante dans le discours critique qui est suggéré. En effet, quel autre décor que le décor miniature, symbole de constriction spatiale, pouvait être mieux à même de traduire le sentiment d’une oppression et témoigner du drame d’une femme au foyer rongée par l’ennui que lui inspire sa tâche ? Là où la poppenhuis visait à représenter la vision idéalisée d’un intérieur dont chaque élément était précieux, la maison de poupée de

105 Roland Barthes, « L’Effet de réel », Communications, n°11, 1968, passages 84-89.

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Laurie Simmons rend compte d’une vision où l’idéal n’a plus sa place. A l’inverse, c’est de la destitution de cet idéal dont il est question ; car, incapable de fuir le destin qui lui a été prêté, la poupée ne se voit offrir aucune autre issue que de s’y plier. Il ne lui reste plus qu’à attendre, en silence, que les murs de sa prison domestique se referment lentement sur elle.

Présenté par la critique littéraire Susan Stewart comme un sanctuaire, à la fois échappatoire et prison, l’espace miniature est coupé du monde réel et ne peut donc être traité selon les mêmes critères que ceux qui définissent l’expérience vécue :

« La maison de poupée, comme nous le savons grâce à l’économie politique et à Ibsen, représente une forme particulière d’intériorité, une intériorité que le sujet expérimente comme sanctuaire (la fantaisie) et comme prison (les frontières ou limites de l’altérité, l’inaccessibilité de ce qui n’est pas expérimentable)106. »

Tout comme cela est la cas dans Une Maison de poupée (1879), la pièce d’Henrik Ibsen évoquée ici par Stewart, à la fois sanctuaires et prisons, les intérieurs de Simmons maintiennent isolées du monde exté-rieur les figurines qui l’habitent. Au cœur de cette œuvre de l’auteur norvégien, Nora, femme au foyer aimante depuis huit ans, avoue à son mari Torvald n’avoir jamais ressenti quelque sentiment de plénitude et de bonheur dans un décor qui pourtant aurait dû s’y prêter parfaitement. Elle réalise soudain, que tel un pion dont on dispose, elle s’est prêtée docilement au rôle que l’autre, essentiellement masculin, a bien voulu lui attribuer :

« [Non ; seulement gaie. Et tu as toujours été si gentil avec moi.] Mais notre maison n’a été rien d’autre qu’un espace de jeux. Ici, j’étais ton épouse de chiffon, ta poupée, comme j’étais la poupée de papa. Et les enfants, à leur tour, ont été mes poupées. Je trouvais amusant que tu me prennes et joues avec moi, comme ils trouvaient amusant que je les prenne et joue avec eux. Voilà ce qu’a été notre mariage, Torvald107. »

Bien que s’inscrivant dans le contexte de la fin du XIXe siècle, le personnage avant-gardiste de Nora, à travers son refus de prendre part à un jeu dont les règles ont été fixées pour elle par une société patriar-cale, préfigure la métaphore choisie par Simmons d’une poupée solitaire et captive. En outre, dans les aveux qu’elle fait à son mari, l’héroïne d’Ibsen désigne la maison dans laquelle elle a vécu jusque-là comme un « espace de jeux » et suggère que seul le vivant mué en poupée - « j’étais ton épouse de chiffon, ta poupée (…) » - aurait pu se contenter d’un tel décor. Réaffirmant son statut de femme au détriment de cette poupée divertissante qu’elle était devenue pour son mari et pour son propre père, Nora refuse définitivement d’être, telle la poupée, tributaire des choix d’autrui. Si l’expérience qui est faite au sein de la maison de poupée – simulacre de la réalité, monde à l’intérieur du monde – ne peut pas être la même que l’expérience du dehors, il n’en reste pas moins que les parallèles entre monde miniature et monde réel sont plus que jamais perceptibles. Car, dans la pièce d’Ibsen et dans les images de Laurie Simmons, la miniature est prison avant d’être sanctuaire. N’étant plus préservé de

106 Susan Stewart, op. cit., p. 65. « The dollhouse, as we know from the political economy as well as from Ibsen, represents a particular form of interiority, an interiority which the subject experiences as its sanctuary (fantasy) and prison (the boundaries or limits of otherness, the inaccessibility of what cannot be lived experience). »107 Henrik Ibsen, Une maison de poupée, Paris, Actes Sud – Papiers, 2009, traduit du norvégien par Eloi Recoing, p. 90.

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toute contamination extérieure à lui et ne correspondant plus à l’image d’une construction fantasmago-rique108, le monde miniature de Simmons voit chacune de ses composantes rompre le « modèle d’ordre, de proportion et d’équilibre109 » hors du temps qu’il pouvait encore, en substance, représenter. Chez elle, le simulacre de la miniature tend non seulement à montrer que les parallèles entre ces deux mondes existent bel et bien, mais aussi que l’interaction entre eux définit en grande partie les enjeux d’une culture où les glissements entre réel et illusoire s’opèrent en permanence. Dans les fac-similés miniatures imagi-nés par Laurie Simmons, résonne l’écho d’une réalité concrète, d’un quotidien vécu, d’un déjà vu passé ou présent. Plus que jamais, la poupée réfère au monde existant et s’insère dans une composition où chaque détail est pensé pour rappeler les conditions de vie d’une femme au foyer type. Prolongeant le travail entamé dans Early Black & White, la série Early Color Interiors (1978-79) réemploie le visuel d’une poupée évoluant dans un décor domestique miniature, mais pour mieux se focaliser cette fois sur la figure de la poupée. Comportant elle aussi les indices d’un commentaire féministe, cette série réfère à l’idéal domestique prôné par les médias, en particulier dans les années 1950110.

108 Susan Stewart, op. cit., p. 68.109 Ibidem.110 Les années 1950 sont celles qui ont vu grandir Laurie Simmons.

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Early Color Interiors (1978-79) : le malaise indéfinissable111

Dédié à la femme de la fin des années 1950 que mari, maison et enfants ne suffisent pas à combler, l’ouvrage en deux tomes de Betty Friedan intitulé La Femme mystifiée112 pose la question d’une faille dans l’idéal de l’épouse et ménagère parfaite. Mettant notamment en lumière les stratégies médiatiques qui visent à faire de ce rôle un modèle incontestable, Friedan soulève, dans les années 1970, l’un des tabous majeurs auxquels la société américaine moderne n’avait pas voulu se confronter. Ancienne journaliste, elle dénonce notamment le portrait dressé par la plupart des magazines de l’époque d’une femme soumise à des critères bien définis:

« L’image qui se dégage de cet énorme et attrayant magazine [McCalls] est celle d’une femme jeune et frivole, presque puérile, évaporée et très féminine, passive, heureuse et satisfaite dans un monde dont les horizons ne dé-passent pas la chambre, la cuisine, les préoccupations sexuelles et les enfants113. »

Perçues à travers le filtre d’une culture qui privilégie des modèles stéréotypés, les femmes de la fin des années 1950 peinent à se libérer du schéma dans lequel la société post-deuxième guerre mondiale les a rangées. Par-delà l’apparente conviction d’une plénitude retrouvée, survient une question qui allait tarau-der la plupart de ces femmes, mettant à mal tous les codes qui étaient censés les définir jusque-là : et si au carrelage lustré, à l’étagère dépoussiérée, au mari et aux enfants choyés, il manquait d’autres ambitions auxquelles aspirer ? Le malaise commence à se faire sentir dans l’image de ce bonheur factice et, au début des années 1960, ainsi que le rappelle Friedan, il est enfin question de le pointer du doigt114 :

« Ainsi les portes des jolies maisons des grandes banlieues s’entrouvrirent et permirent d’entrevoir les milliers de ménagères américaines qui, toutes, souffraient, dans une solitude totale, d’un malaise que tout le monde se mit soudain à discuter et à accepter comme une chose inévitable, semblable à n’importe quel autre problème insoluble de la vie américaine, celui de la bombe à hydrogène par exemple115. »

Dans certains des témoignages recueillis par l’écrivaine à ce sujet, les femmes expriment la nature même du sentiment qui les rongent et avouent se sentir « curieusement vide… incomplète116 ». Elles disent « j’ai l’im-pression de ne pas exister117 » ou « l’ennui c’est que je suis toujours soit la maman des enfants, soit la femme du pasteur, je ne suis jamais moi-même118 ». Ainsi privées de leurs désirs, dépossédées d’une identité propre et « prises au piège dans une cage à écureuils119 » selon les termes de Friedan, elles s’interrogent : où suis-je dans tout cela ? Pourtant, de l’indifférence au déni, tout est bon pour continuer, autour d’elles, à ignorer le trouble qui se

111 En référence au texte de Betty Friedan La Femme mystifiée et plus particulièrement au chapitre « L’indéfinissable malaise », vol. I, Chapitre I.112 Betty Friedan, La Femme mystifiée, vol. I et II, Paris, Gonthier, 1971, traduit de l’anglais par Yvette Roudy.113 Betty Friedan, « Une nouvelle héroïne : la ménagère comblée », op. cit.,vol. I, Chapitre II, p. 31. 114 Betty Friedan, « L’indéfinissable malaise », op. cit., p. 14.115 Ibid, p. 18.116 Ibid, p. 12.117 Ibidem.118 Ibid, p. 21.119 Ibid, p. 22.

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fait de plus en plus insistant. Transformé par les médias en vérité générale, le leurre d’une femme « belle, saine, cultivée et qui se consacrait entièrement à son mari, ses enfants, son foyer120 » continue de s’imposer aux dépens des aspirations véritables que nourrissent la plupart des femmes.

C’est l’évocation de cet idéal « créé de toutes pièces121 » que nous retrouvons mis en scène par Laurie Simmons dans la série Early Color Interiors (fig. 18 à 23)122. À travers une vingtaine de photographies aux couleurs vives et saturées, l’artiste dresse le portrait doux-amer d’une femme au foyer des années 1950 prostrée dans son intérieur de banlieue et condamnée à remplir les tâches ménagères qui s’y rapportent. Dans cette série photographique tout comme dans celle qui la précède et d’autres œuvres à venir, en plus de référer indirectement au texte de Betty Friedan123, Simmons renoue avec le souvenir d’une enfance passée en banlieue de Long Island, un souvenir qui, souvent, est à l’origine du choix de ses sujets et de ses mises en scène :

« J’étais consciente non seulement de jeter un regard sur mon enfance, mais aussi d’apporter un commentaire sur la manière dont cette époque était représentée dans les médias (à la télévision, dans la publicité et les magazines). L’Amérique d’après-guerre se présentait comme un pays neuf et jeune, régénéré, regorgeant d’opportunités éco-nomiques et de promesses de la good life. L’image de cette période était celle d’un pays presque aseptisé par sa participation à la guerre et sa victoire. Alors j’ai tenté d’introduire et d’utiliser des poupées comme si elles étaient des êtres réels. J’ai pensé, en filigrane, que l’artificialité qui se dégageait de ces photographies servait un autre but : il s’agissait de mettre en lumière les aspects plus sombres qui se cachent sous l’image policée de cette époque124. »

Les promesses d’après-guerre, l’idéal d’un foyer, les rôles assignés aux femmes, les aspirations d’une petite fille qui doit rêver d’être danseuse, celles d’un petit garçon censé lui préférer la carrière de pompier sont des thématiques qui refont très souvent surface dans le travail de Laurie Simmons. L’incidence du stéréotype sur l’imaginaire et plus précisément sur les fantasmes est notamment abordée dans des œuvres comme Ballet (1982-83)125 ou The Music of Regret (fig. 90 à 100). En outre, ainsi que le sous-entend Simmons, personnifica-tion de l’image polie et « blanchie126 » qui était véhiculée à l’époque, la figure de la poupée incarne à elle seule le mensonge d’un modèle sociétal conformiste.

Réapparaissant dans Early Color Interiors, la même poupée au visage figé et à l’aura mélancolique qui habite

120 Betty Friedan, « L’indéfinissable malaise », op. cit., p. 9.121 Betty Friedan, « Une nouvelle héroïne : la ménagère comblée », op. cit., p. 29.122 Pour voir l’intégralité des photographies de la série Early Color Interiors, nous renvoyons au site de Laurie Sim-mons : http://www.lauriesimmons.net/photographs/early-color-interiors/. 123 L’artiste ne revendique pas l’écho de ce texte à propos de cette série. 124 Laurie Simmons Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversation via E-mail with Laurie Simmons », op. cit., p. 150. « I was conscious of both looking back at my own childhood and commenting upon the way this period of time was portrayed in the media (television, advertising and magazines). Post World War II America represented itself as fresh and young, a country reborn and replenished with eco-nomic opportunities and the promise of the good life. The image of the time was one of a country almost sanitized by its involvement and eventual victory in the war. While I attempted to introduce and treat doll characters as though they were real I think in hindsight that the feeling of artifice in these photographs served another purpose : to point out the darker subtext lurking beneath the whitewashed presentation of this time period. »125 Pour voir les photographiques qui composent cette série photographique, nous renvoyons ici au site de l’artiste : http://www.lauriesimmons.net/photographs/ballet/.126 Nous reprenons en substance les termes utilisés par Laurie Simmons dans la citation qui précède.

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quelques-unes des photographies d’Early Black and White devient soudain, aux côtés d’une autre poupée à l’allure surannée, l’héroïne d’un quotidien rythmé par les gestes de coquetterie et d’entretien. Abandon-nant l’esthétique d’un noir et blanc sobre et solennel, Laurie Simmons opte désormais pour des couleurs saturées obtenues via la technique du cibachrome empruntée à l’esthétique de magazine127. La même esthétique qui, ainsi que s’en souvient encore l’artiste, prône avec ferveur l’accomplissement des femmes dans leur rôle d’épouse parfaite, mère irréprochable, femme coquette et fée du logis :

« Il s’agit d’une mémoire collective, celle d’une génération et d’un mode d’éducation particuliers dans un environ-nement homogénéisé (…). Toutes ces femmes portaient des robes et des talons alors qu’elles passaient l’aspirateur et semblaient comblées par le rôle qu’elles tenaient à la maison. L’expérience des banlieues résidentielles était une expérience partagée, même si vous viviez dans une ville ou à la campagne. C’était ce que la télévision idéalisait128. »

Arborant mise en plis parfaite, petite robe et chaussures à talons pendant qu’elles vaquent à leurs oc-cupations, les deux poupées miniatures mises en scène et portraiturées dans les images aux couleurs vernies d’Early Color Interiors correspondent en tout point à l’image qui reste ancrée dans la mémoire de l’artiste. Consacrée à cette héroïne tragique, symbole d’une génération, qu’est la femme au foyer, cette série confirme la prédilection de Laurie Simmons pour l’espace intérieur comme théâtre de ses mises en scène129. Matérialisé encore une fois sous la forme d’un intérieur domestique, cet espace confiné et suffo-cant se retrouve en effet dans un grand nombre de ses séries photographiques. Qu’il s’agisse de collages ou de scénarios réalisés avec des objets tridimensionnels, il renvoie souvent à l’idée d’un enfermement physique et psychologique. Et de ce fait, derrière leur esthétisme soigné et l’apparente naïveté de leurs composantes, les photographies de Laurie Simmons finissent toujours par dévoiler leur part d’ombre. Observons donc, pour l’heure, la manière dont le double usage de la poupée et de l’intérieur domestique sert la mise en place d’un univers qui ne dévoile pas immédiatement son contenu critique.

Une critique latente

Dès l’instant où nous nous intéressons à la teneur critique des photographies d’Early Color Interiors, il convient de se pencher sur la méthode particulière qu’adopte Laurie Simmons et qui confère à toutes ses premières compositions une certaine ambiguïté. En effet, la ressemblance avec l’esthétique du déjà vu ainsi que la facture naïve des objets et du décor choisis tendent à retarder l’ironie du discours qui leur est pourtant sous-jacente. Nous pourrions nous demander ce que nous avons sous les yeux : la vision de scènes au contenu banal et relatives à la mémoire collective ou celle, plus sombre, de scènes qui traduisent la soumission des femmes à des codes patriarcaux?

127 Voir page 13 de notre introduction.128 Laurie Simmons in « Conversation with Sarah Charlesworth », op. cit., p. 10. « It’s a generalized memory, it’s of a particular generation, and a particular way of growing up in a homogenized environment. (…) All those women wore dresses and heels while they vacuumed, and seemed thrilled with their position in the home. The suburban experience was a common experience, even if you were living in a city or in the country. That’s what was idealized on TV ».129 Ce décor est déjà celui qui fait l’objet de la série Early Black & White comme nous l’avons vu.

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Les images d’Early Color Interiors ne laissent volontairement pas présager trop tôt le cynisme dont elles sont empreintes, mais à la façon des trompe-l ‘œil d’Early Black & White, la font apparaître comme une fausse note dans un ensemble qui pouvait paraître au départ anodin. En particulier dans le contexte des années 1970130 où ces images, rappel d’un schéma familier, évoquent davantage le souvenir d’une mère, d’une voisine ou d’une épouse. Toujours partagée entre la dimension nostalgique du souvenir et la critique à livrer sur le statut des femmes, Laurie Simmons adopte une stratégie discursive en deux temps131. Malgré le petit format qui ca-ractérise ces images mesurant une dizaine de centimètres de hauteur et de largeur tout au plus132, l’artiste new-yorkaise choisit de renforcer à nouveau l’ambiguïté d’un monde à la frontière entre réel et fiction. Comme cela était le cas des images d’Early Black & White (fig. 3 à 17), il s’agit dans cette série de brouiller les repères du spectateur à travers un jeu d’échelle. Egaré quelque part entre les composantes de l’univers miniature et celles de l’univers effectif dans lequel il évolue, ce dernier est invité à deviner ce que ces images veulent lui signifier en filigrane. La poupée, qui n’est apparue que sporadiquement dans la série Early Black & White est présente dans chacune des photographies qui composent Early Color Interiors et y endosse les deux apparences qu’on lui devine déjà dans la série réalisée entre 1976 et 1978133. Mises en scène, là encore, dans diverses pièces d’un intérieur miniature, les deux figurines s’adonnent à des tâches ménagères ou, portraiturées seules, enfoncées dans un canapé, les membres figés, présentent le visage d’une femme seule et absente. C’est le contraste entre des scènes perçues comme presque anodines, la poupée réalisant des tâches ménagères, et des scènes au contenu plus brutal, la poupée soudain démunie, qui transforme le regard que nous aurions pu porter sur ces images. Comme si, de concert, les couleurs engageantes des scènes dépeintes, l’aspect attachant des coquettes figurines et des décors représentés n’avaient pu jeter qu’un voile momen-tané sur la dimension absurde et l’atmosphère pesante qui y règne. Vacillant volontairement entre l’effet d’une photographie esthétisante et la tension d’une claustration angoissante, Laurie Simmons élabore des scénarios à double tranchant. Elément clé de cette narration stagnante, la poupée, comme le remarque J. Ronald Onorato, incarne à elle seule toute la dualité des images d’Early Color Interiors. Elle est à la fois le support d’un souvenir d’enfance rassurant et le reflet d’une réalité amère :

« Les micro scénarios foisonnent de choses, de relations et de faits. Même quand elles représentent des sujets qui sont eux-mêmes des copies des originaux, ces créations révèlent sans prétention un nombre prodigieux de contradictions. Elles sont à la fois charmantes et crues, à la limite entre l’illusion de la réalité et la réalité, ce sont

130 Première série exposée par Laurie Simmons, rappelons que la série Early Color Interiors est présentée à la galerie Metro Pictures à New York. 131 Linda Yablonsky, « Laurie Simmons », Bomb, n° 57, automne 1996, http://bombmagazine.org/article/1985/laurie-simmons. 132 « One of my ideas was that the images I made should be the same size as the pages where I’d first found them – in storybooks and magazines. I just kept thinking of being read to as a child or looking at magazines in my father’s dental office, paging through Life and Look. It must have been like 1978 or ’79 when I met Jim Rosenquist and showed him my tiny, 4-by-5-inch Cibachrome pictures of dollhouse kitchen and bathroom interiors. He looked at them and said, « These things should be giant ! They should be like billboards ! », Laurie Simmons in « Conversation : Laurie Simmons & Mar-vin Heiferman », op. cit., p. 119.133 Nous ne nous sommes pas attardés sur cet aspect, mais, en effet, la poupée de Mother/Nursery (1976) est différente de la figurine que l’on voit apparaître sur toutes les autres photographies d’Early Black & White.

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des stéréotypes étranges compromis par des détails et des observations extrêmement précis. Ce qui se lit, au début, comme des images plaisantes finit par transmettre des informations d’un tout autre niveau134. »

Lorsque nous avons tenté de résumer la position de Douglas Crimp à propos de la réappropriation post-moderne d’images déjà vues, nous avons souligné l’importance que ce dernier attribue aux mécanismes qui font qu’une image a pu supplanter la réalité. Non pas intéressés par l’idée de restituer à l’image une dimension subjective, mais plutôt par celle d’en renforcer la dimension fictive, la plupart des artistes postmodernes produisent selon ce principe des images qui, toujours, cachent d’autres images croisées ailleurs135. Réutilisant le vocabulaire et les motifs apparus la plupart du temps dans le seul contexte publi-citaire, Laurie Simmons joue des acquis de la mémoire collective et, via ce procédé, révèle la réalité plus obscure dont ces modèles sont les véhicules. Il n’est par conséquent plus question de considérer seule-ment les mises en scènes figurées dans Early Color Interiors comme anodines, mais de leur allouer, ainsi que le souligne Onorato, un autre contenu que celui pour lequel nous étions tentés d’opter au départ.

Vêtue tantôt d’une robe rouge fleurie et d’un tablier blanc, tantôt d’un tailleur violet, la petite poupée de plas-tique, qui apparaît cette fois dans chacune des photographies de la série Early Color Interiors, s’adonne sans sourciller à l’entretien soigné de son apparence et de son intérieur. Appliquée, elle lustre le carrelage de sa salle de bain, s’affaire dans sa cuisine et se tient debout face à un tube de rouge à lèvre qui la surplombe ; elle est elle-même « objet », un objet parmi les autres. Ce n’est qu’une fois ces tâches achevées que cette figure se dévoile dans sa solitude, son immobilité et son mutisme, incapable encore une fois d’aspirer à quelqu’autre destin que celui d’être la « spectatrice de sa propre vie136 ». Les photographies Purple Woman/Gray Chair/Green Rug (fig. 20), Woman/Red Couch/Newspaper (fig. 21) ou Blonde/Red Dress/Kitchen/ Milk (fig. 22) illustrent chacune l’un des instants où le trouble qui s’empare des petites ménagères nous détourne avec elles d’une tâche ordinaire pour en soulever la dimension grinçante. Le regard vague, les traits inexpressifs et les membres paralysés, une poupée identique à celle d’Early Black and White, paraît soudain happée par la vision de son propre échec. Dans les murs de sa prison au carrelage luisant et au parquet ciré, elle semble réaliser la vacuité de son existence. Tout à coup placée au centre de l’image et agrandie dans ses dimensions par l’effet d’un plan rapproché dans Purple Woman/Gray Chair/Green Rug (fig. 20), la même poupée s’affiche dans un fauteuil trop grand pour elle et dans une pièce aux proportions également démesurées. Plus seule que jamais, plongée dans une torpeur silencieuse au milieu d’un décor en passe de l’engloutir, elle se présente à nous démunie, sans but comme si elle fut l’incarnation des quelques femmes évoquées par Betty Friedan qui avouaient se sentir « vides et incomplètes137 ». Le malaise continue d’être perceptible dans Blonde/Red Dress/Kitchen/ Milk (fig. 22) où, comme pétrifiée,

134 J. Ronald Onorato, « The photography of Laurie Simmons », Arts Magazine, vol. LVII, n° 8, avril 1983, p. 122. « The mini-scenarios are abundantly full of things, relationships, and facts. Even as they represent subjects that are themselves representations of the originals, these unpretentious creations reveal an incredible number of contradictions. They are at once cute but crude, hedging between illusion and reality, awkward stereotypes compromised by acutely accurate, some-times witty details and observations. What initially reads here as plaything imagery eventually imparts information of a very different caliber. »135 Douglas Crimp, « Pictures », op. cit., pp. 20-23 et pp. 28-30. 136 Dan Cameron, op. cit., p. 82.137 Betty Friedan, « L’indéfinissable malaise », op. cit., p. 12.

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les bras le long du corps, les paumes des mains se faisant face et le regard inquiet, la poupée à la robe fleurie semble tout à la fois avoir disparu et rester là. Comme dépossédée de son propre corps, interdite dans son rôle de sujet, la coquette figurine n’est plus rien d’autre qu’un élément du mobilier dans cette cuisine qui revêt à présent des allures de tombeau. Ainsi que les titres des photographies de cette série le confirment, la poupée rendue amorphe se voit encore une fois ôter toute possibilité d’exister en dehors du décor qui la voit évoluer et n’est dorénavant plus qu’une partie d’un tout ornemental.

Lorsque nous avons abordé la série Early Black & White, nous avons jugé important de ne pas laisser l’effet de trompe-l’œil supplanter l’aspect miniature de la poupée ou des espaces et objets qui l’entourent. Censée confirmer l’intention d’une image qui fait vrai, comme nous l’avons aussi dit, la série Early Color Interiors ne parvient pas, elle non plus, à faire oublier totalement l’aspect miniature des figurines et décors qu’elle photographie. Rendues plus vulnérables encore par leur petite taille, les protagonistes d’Early Black & White et Early Color Interiors sont porteuses, dès l’origine, d’un paradoxe : elles appartiennent au monde du jeu et renvoient en même temps au monde réel. Dans sa fonction d’instrument, de jouet ou d’acces-soire, la poupée n’est autre que l’incarnation par excellence d’une figure « désexualisée et assainie138 » parfaitement désignée pour évoluer dans le contexte d’une société américaine d’après-guerre139 autant que dans celui, beaucoup plus récent, d’une société qui présente toujours la femme sous un jour stéréotypé.

Variations autour de la thématique de l’intérieur : The Instant Decorator

Entamée dans les photographies qui composent Early Black & White et Early Color Interiors, la satire éla-borée par Laurie Simmons autour du stéréotype de la femme au foyer s’étend à d’autres stéréotypes. En effet, entre la fin des années 1970 et les années 2000, le seul stéréotype féminin n’est pas l’unique objet de son travail. Réalisée en 1979, la série Cowboys aussi intitulée The Big Figures (fig. 24) aborde ainsi pour la pre-mière fois la question du stéréotype masculin en rejouant le mythe du héros de westerns hollywoodiens. Incarnés là encore par des figurines de plastique miniatures et mis en scène cette fois dans des paysages réels, les protagonistes de cette série s’insèrent dans des images où l’ambiguïté d’échelle que l’on notait dans Early Black & White persiste. Les années 1980 témoignent d’un parcours plus éclectique durant lequel l’artiste s’essaie à différentes expérimentations sur le plan photographique, variant ses techniques, ses sujets et le lieu de ses scénarios. Elle recourt pour la première fois à des modèles vivants dans la série Water Ballet (fig. 26) sans que cette tentative se révèle toutefois concluante et revient par conséquent à ses modèles de prédilection, les poupées, dans une réinterprétation de la série sous-marine de 1980 : Family Collision (fig. 27)140. S’ensuivent un certain nombre d’œuvres, toujours photographiques et toujours foca-lisées sur la figure de la poupée, qui explorent plusieurs facettes du stéréotype féminin. A partir de 1985,

138 Laurie Simmons, « The Instant Decorator », Home Design, Part 2, The New York Times, avril 2003, http://www.nytimes.com/2004/03/26/arts/art-in-review-laurie-simmons-the-instant-decorator.html. 139 Laurie Simmons in « Conversation with Sarah Charlesworth », op. cit., p. 10.140 Pour toutes les photographies de cette série : http://www.lauriesimmons.net/photographs/water-ballet/ et http://www.lauriesimmons.net/photographs/family-collision/.

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le travail de Simmons se partage entre l’envie de donner progressivement naissance à la « poupée-effi-gie », celle qui affichera les traits de l’artiste, et la nécessité d’étoffer la satire des nombreux clichés qui continuent de toucher la seule figure féminine. Parce que la thématique de l’intérieur est récurrente dans son œuvre, il nous a paru intéressant de nous attarder sur une série photographique qui, presque trente ans après Early Black & White et Early Color Interiors, propose d’autres stratégies formelles pour aborder à nouveau cette thématique. Il s’agit également de montrer que l’ambiguïté entre la réappropriation de codes visuels propres à l’esthétique de masse et la critique de ces mêmes codes s’avère renforcée par le lien étroit qu’entretient Laurie Simmons avec l’univers de la mode et des médias.

L’équivoque entre la réappropriation et la déconstruction d’une iconographie

Délaissant les maisons miniatures et les figurines tridimensionnelles qui constituent ses premières séries, Laurie Simmons fait entrer dans sa pratique, dès le début des années 2000, la technique du collage. Une technique qui vient corroborer, chez elle, le besoin de procéder à des arrangements manuels avant d’avoir recours à l’appareil photographique. Toujours intéressée par les effets de trompe-l’œil et semant le doute quant à la provenance des images qui composent ses tableaux photographiés141, l’artiste continue de s’in-téresser au décor domestique. Avec The Instant Decorator (fig. 28 à 32), série photographique réalisée entre 2001 et 2004142, elle propose une alternative aux mises en scènes de figures, d’objets et décors miniatures qui composent ses premières séries. Tel que le fait remarquer Therese Lichtenstein, Simmons poursuit avant toute chose la déconstruction du stéréotype féminin entamée dans les années 1970 :

« Ainsi, ces représentations communes deviennent le modèle type et fournissent la matière pour la représentation. Cependant, il ne s’agit pas de représentations sur la représentation. Le collage est utilisé de manière subversive par Simmons pour déconstruire le mythe culturel d’une identité féminine unifiée et naturalisée. En objectifiant hyper-boliquement et en fétichisant ces représentations de femmes par l’usage d’une lumière artificielle et du collage (‘la représentation artificielle’), ces photographies pastichent la représentation de la femme en tant qu’objectifiée et fétichisée, en tant qu’autre143. »

Sans aucun doute et comme le suggèrent ici les propos de Lichtenstein, le choix du collage ne peut pas être détaché d’un contexte où la superposition d’images commence à définir et à submerger entièrement le champ visuel. A l’instar de Barbara Kruger, dans le rapport que beaucoup des artistes new-yorkais entretiennent trente ans plus tôt avec le monde médiatique, il est certain que cette technique peut servir de réponse critique à une quantité superflue d’images. Interrogeant certains des mécanismes propres à

141 Laurie Simmons, « The Instant decorator », op. cit., http://www.nytimes.com/2004/03/26/arts/art-in-review-laurie-simmons-the-instant-decorator.html.142 Pour voir l’intégralité des photographies qui composent cette série, nous renvoyons au site de l’artiste : http://www.lauriesimmons.net/photographs/the-instant-decorator/. 143 Therese Lichtenstein, « Laurie Simmons », Arts Magazine, vol. LVII, n° 10, juin 1983, p. 21. « Thus, found represen-tations become the master model and material for representation. Yet these are not representations about representation. Collage is subversively used by Simmons to deconstruct our cultural myth of a unified and naturalized female identity. In hyperbolically objectyfying and fetishizing these representations of women through the use of artificial light, and collage (« artificial representation »), these photographs parody the very cultural inscription of woman as objectified and fetishized, as other. »

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la culture de masse, elle renvoie notamment à la représentation d’une femme fragmentée et reformulée selon des critères qui lui sont imposés.

Puisant, comme lors de ses débuts, dans la pléthore de modèles fournis par les magazines, l’artiste ne pouvait pas mieux « parodier144» la femme telle qu’elle est déjà figurée par l’iconographie populaire. Ap-paraissant comme un autre moyen de détourner la structure éclatée et stratifiée de l’image déjà existante telle que la conçoit Crimp145, les collages photographiés permettent surtout d’aborder la problématique du stéréotype sous un nouvel angle formel :

« Cela m’a permis d’explorer le même sujet que j’explore depuis vingt ans, mais avec une distribution d’acteurs et un assemblage de meubles complètement différents. Cela dit, cette idée de dislocation est la même que dans le reste du travail que j’ai fait il y a vingt ans (…)146. »

Ainsi que l’affirme ici l’artiste, il s’agit d’user d’une même stratégie de « dislocation » que dans les scénettes d’Early Color Interiors (fig. 18 à 23), mais cela par le biais de nouveaux outils formels. De plus, toujours retardée par l’aspect familier des silhouettes et décors choisis, l’ironie du discours n’est, là encore, pas toujours perceptible au premier coup d’oeil. Poussée parfois à son paroxysme, l’ambivalence induite par l’emprunt d’un vocabulaire spécifique, décoration et mode en particulier, continue d’occulter par-tiellement le degré critique des images produites. Nous l’avons vu, cette ambivalence ne concerne pas seulement le travail de Laurie Simmons, mais s’étend au rapport que beaucoup de ses contemporains entretiennent, encore aujourd’hui, avec le vocabulaire utilisé dans les médias de masse. Ėvoquant régulièrement ses premières expériences professionnelles, Laurie Simmons ne nie pas l’attache-ment qui la relie à ces univers et assume ouvertement l’influence que ceux-ci continuent d’exercer sur son travail. Elle rappelle également que plusieurs artistes de sa génération collaborent, à son instar, pour des projets divers ayant trait soit à la décoration d’intérieur soit à celui de la mode ou de la presse en général :

« J’ai obtenu un emploi en 1980 qui consistait à diriger la rédaction des couvertures de Mademoiselle, car un ami en était le directeur artistique à ce moment-là. J’ai aimé ce travail, car je savais quels gros plans de têtes allaient marcher, je commençais à avoir confiance en mon intuition photographique comme cela n’était jamais arrivé auparavant. Par la suite, j’ai présenté un ami à Richard Prince et, quand ils ont commencé à se fréquenter, il a obtenu un emploi comme éditeur des couvertures. Puis Richard est allé travailler à Time-Life où Caroll Dunham147 travaillait en tant qu’artiste dans le secteur des maquettes. Barbara Kruger y travaillait comme dessinatrice, illustratrice et rédactrice artistique. Sarah Charlesworth y était quant à elle photographe indépendante. J’ai eu tant d’emplois ridicules : pour vivre, j’ai travaillé un jour dans un magasin de backgammon, j’ai peint des maisons, posé du papier peint et photo-graphié des jouets de maison de poupée pour un catalogue. Beaucoup d’artistes voulaient des emplois qui pussent concerner ou influencer leur art. J’imagine que, d’une manière ou d’une autre, nous étions tous influencés par les jobs que nous faisions la journée148. »

144 Nous reprenons ici le terme de Therese Lichtenstein utilisé dans la citation qui précède.145 Hal Foster, « Re : post (Riposte) » (1980), op. cit., p. 465.146 Laurie Simmons, « The Instant decorator », op. cit., http://www.nytimes.com/2004/03/26/arts/art-in-review-lau-rie-simmons-the-instant-decorator.html. « It has allowed me to explore the same subject I’ve been exploring for 20 years, but with a completely different cast of characters, a different set of furniture. But the sense of dislocation is the same as it is in the work I made 20 years ago. (…)»147 Qui n’est autre que l’époux de Laurie Simmons. 148 Laurie Simmons, « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », op. cit., p. 112. « (…) I got a job in 1980 editing covers for Mademoiselle because my friend was the art director at the time. I loved it because I just knew which

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Citant ici la plupart de ses contemporains photographes dans le rôle actif que ces derniers tiennent pour un temps au sein d’une culture de « l’image qui fait vendre », Simmons fait état de l’équivoque qui réside entre la réutilisation de certaines stratégies et leur détournement. Alors même qu’elle parle de l’une de ses premières expériences professionnelles comme la source d’inspiration formelle de son travail à venir, un lien plus qu’étroit entretenu en particulier avec le monde de la mode se manifeste dans plusieurs de ses œuvres. En 1983 déjà, l’artiste collabore en effet avec la styliste Elizabeth Cannon pour laquelle elle réalise des photographies qui obéissent aux mêmes principes que les images de la série Tourism (fig. 25) qu’elle conçoit en parallèle149. S’ensuivent des collaborations multiples avec différents magazines de mode et des marques de prêt-à-porter qui contribuent à prolonger le dialogue incessant avec cette même esthétique. Faite d’emprunts à un ouvrage existant conçu pour la décoration intérieure aussi bien qu’à des magazines féminins, des revues de charme et des bandes dessinées, la série The Instant Decorator explicite la manière dont ce dialogue se manifeste.

Des silhouettes sans vie C’est en tenant compte de cette double position de disciple et de critique d’un certain vocabulaire visuel que nous souhaiterions proposer une lecture d’ensemble de The Instant Decorator. En effet, réinterprétation d’un ouvrage de 1976 offert à Laurie Simmons par un ami150, la série se réapproprie à la fois son titre et ses images de pièces à décorer151. Ledit ouvrage fournissait des modèles de chambres, cuisines, salons et autres pièces intérieures dont l’agencement pouvait inspirer le lecteur dans le choix des couleurs et motifs censés se marier le plus harmonieusement avec chacun des espaces à décorer. Dans la variante que pro-pose The Instant Decorator, ce sont des figures essentiellement féminines qui ont été choisies pour évoluer dans des intérieurs au décor souvent surchargé. Il n’empêche que dans une ambiance tamisée et parfois érotique, des figures masculines leur tiennent compagnie. C’est le cas par exemple de The Instant Decorator (Coral Room with Fireplace) (fig. 28) et The Instant Decorator (Wood Paneled Den) (fig. 29).

Beaucoup plus récente que les deux séries photographiques qui ont servi de premiers exemples pour notre thématique d’une poupée en huis clos, The Instant Decorator réutilise néanmoins les codes et motifs qui apparaissent dans ces deux séries plus anciennes. Certes la poupée n’est plus une poupée au sens où nous devrions l’entendre c’est-à-dire tridimensionnelle, mais la figure qui l’a remplacée présente en tout

head shots were right, and I started to have confidence in my photo intuition in a way that I’d never tested before. Then I introduced my friend to Richard Prince and when they started going out, he got the job editing covers. Richard then went to work at Time-Life. Caroll Dunham was an artist in the layout department there. Barbara Kruger worked as a designer, picture editor and art director. Sarah Charlesworth was a freelance photographer. I had so many different ridiculous jobs ; I worked at a backgammon shop for a day, painted houses, put up wallpaper and photographed dollhouse toys for a cata-logue to make a living. Many artists wanted jobs that would relate or influence their art. I suppose in some ways we were all being influenced by our day jobs. »149 C’est-à-dire des figures placées devant des fonds trouvés au préalable et projetés en guise d’arrière plan.150 Frances Joslin, The Instant Decorator, Crown Publishers, New York, 1976.151 http://en.wikipedia.org/wiki/Laurie_Simmons.

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point les caractéristiques qui la définissent déjà dans Early Black and White (1976-78) et Early Color Interiors (1978-79). Car, muettes et figées dans des expressions et des positions presque identiques, les petites silhouettes de papier qui habitent les diverses pièces de ces nouveaux intérieurs domestiques n’ont rien à envier à leurs modèles de plastique. Composée de quinze photographies couleur, cette série fonctionne à la manière d’un roman photo dont chaque scène aurait été isolée. Hors du cadre d’une narration, les images sont souvent chargées de motifs et de figures qui parfois se confondent les uns avec les autres comme c’est le cas d’Early Color Interiors où la poupée finit, dans l’insignifiance qui la caractérise malgré elle, par se fondre dans le décor de sa cuisine ou de son salon. Patchworks d’objets décoratifs, de meubles et de détails divers, il faut que l’œil s’attarde sur l’image pour en déceler chacune des composantes. Invité de la sorte à observer les scènes qu’il a sous les yeux, le spectateur acquière une position de voyeur. Comme c’est encore une fois le cas des poupées d’Early Color Interiors, les figures qui habitent les pièces de The Instant Decorator sont privées d’intimité et, vulnérables, elles s’exposent sans détour à notre regard.

Habitée par huit silhouettes de mannequins découpées, la Pink and Green Bedroom/Slumber Party (fig. 30) est l’une des pièces les plus chargées de motifs de la série. S’entassant dans cette chambre, les figures planes aux expressions fixes se prélassent sur le lit ou sur le sol, posent l’air mutin et incarnent à elles toutes le visage d’une femme de magazine dont coquetterie et séduction sont les uniques préoccupations. Souligné par le kitsch du décor qui habille la pièce, l’aspect futile et évanescent de ces personnages rappelle l’arti-ficialité des clichés véhiculés par une culture où les sourires niais et les corps aux proportions parfaites excluent toute possibilité d’originalité et d’individualité. Tout comme cela est le cas des images qui montrent la poupée enfermée dans son intérieur miniature, une dimension claustrophobique s’échappe de cette composition où les figures et les objets s’amoncellent dans un décor surchargé ; enfermées dans l’espace confiné de cette chambre, chacune des silhouettes paraît n’être que la copie de l’autre, reproductible à l’infini. Et, résultat de cette superposition de motifs décoratifs, les huit figures féminines paraissent, encore une fois, au même titre que les objets qui décorent la pièce, n’être que de simples ornements. Dénuées de toute forme de vie, les « poupées » planes amonce-lées dans ces images mettent au jour la problématique d’un corps entièrement réifié, privé même de toute possibilité d’exister sur le plan spatial. Participant de la révélation faite autour de ce corps dénaturé, les choix formels qui caractérisent les images de The Instant Decorator évoquent certains collages surréalistes tels ceux de Grete Stern (fig. 48), mais c’est la parenté entre le travail de Laurie Simmons et celui de Deborah Turbeville, photographe de mode active en particulier dans les années 1970 et 1980, qui nous intéresse ici. En effet, tout comme les compositions imaginées par Simmons, les images de Turbeville font état elles aussi de l’aller-retour inces-sant qui s’opère entre la femme et la poupée. De même, le parallèle entre l’artiste et la photographe nous permet de prolonger notre réflexion sur l’ambivalence du rapport entretenu par Laurie Simmons avec certaines esthétiques propres à l’univers médiatique.

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L’écho de Deborah Turbeville : le vivant mué en poupée

Là où les photographies d’Early Color Interiors (1978-79) jouent sur le double tableau d’une esthétique ludique et d’un message vénal, les collages photographiés de The Instant Decorator oscillent de manière similaire entre leur contenu critique et leur esthétique séduisante. Véritables pastiches de magazines de décoration intérieure, ces images rendent compte d’un sens aigu du détail et aucun des éléments venus orner les différentes pièces de ces arrangements éclectiques n’a été choisi au hasard. Saisi d’abord par l’agencement des formes, les rappels chromatiques et les silhouettes idéales, notre regard, ainsi que nous l’avons déjà dit, ne décèle qu’en deuxième instance la parodie dont participent ces compositions.

Lorsqu’elle est interrogée sur ses inspirations, Laurie Simmons évoque plusieurs photographes de mode parmi lesquelles Deborah Turbeville152 dont l’influence est plus que latente dans la plupart des séries de collages photographiés réalisés au cours des années 2000. Dans les images de The Instant Decorator et en-core davantage dans celles qui constituent la série plus tardive Long House (2002-2004, fig. 33), le parallèle avec Turbeville nous paraît évident. Réunissant très souvent plusieurs mannequins dans un seul et même décor, les compositions de cette dernière, en particulier ses Bath House Pictures153 (fig. 35), témoignent d’une atmosphère inquiétante où, par la répétition étrange des corps, l’inerte semble souvent s’être subs-titué au vivant. Un aspect qui avait immédiatement suscité l’intérêt de Laurie Simmons :

« Dans les Bath House Pictures de Deborah Turbeville, il n’y avait pas la moindre trace de vie chez ces femmes. Et j’ai été vraiment très marquée par ces photographies154. »

Tel qu’il est portraituré dans le travail de Turbeville, le modèle féminin possède bien des points communs avec la poupée. En effet, toujours à l’interstice entre l’animé et l’inanimé, la poupée trouve un support parfaitement approprié dans la figure du mannequin dont les propriétés se situent à la frontière entre deux états. La seule dénomination de « mannequin » qui désigne tout à la fois le modèle vivant et la poupée démontre à elle seule qu’un glissement peut aisément s’opérer entre ces deux instances. Dès lors, soumis à l’objectif de Turbeville, le modèle est mis en scène de façon telle que le vivant disparaît au profit d’une image faite de poupées immobiles. L’ambiguïté entre le vivant et l’inerte persiste155 dans la plupart de ses photographies et se voit parfois soulignée par la cohabitation, dans la même image, de modèles réels et de mannequins de vitrine appelés tous deux à se confondre.

Mise au service d’une esthétique hautement codifiée, la photographie de mode destine ses modèles, dès l’origine, à remplir une mission décorative où le corps est appelé à devenir lui-même « objet ». Dans le travail de Turbeville et dans la plupart des images propres à cette esthétique, on assiste peu à peu à la tran-sition d’un corps vivant vers un corps statique, du mannequin vers la poupée. C’est ce même glissement,

152 Née en 1932 et décédée en 2013.153 Linda Yablonsky, op. cit., http://bombmagazine.org/article/1985/laurie-simmons.154 Linda Yablonsky, op. cit., http://bombmagazine.org/article/1985/laurie-simmons. « In Deborah Turberville’s bathhouse pictures certainly there was no life in those women. And I was very, very affected by those photographs. »155 Nous évoquerons la question de l’inquiétante étrangeté relative à cette ambiguïté un peu plus loin dans notre travail.

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quand bien même inversé, que suggère la poupée de Laurie Simmons qui, dans sa fonction de simu-lacre, comporte toujours le rappel de notre propre anatomie. Un rappel déroutant sur lequel Freud s’est longuement penché et qu’il a désigné comme l’une des causes possibles d’un effet d’inquiétante étrangeté. Désignée en allemand par le terme d’Unheimliche156, cette notion implique en effet qu’un objet, souvent anthropomorphe, s’insinue entre la vision du familier et de l’inquiétant. Selon ce principe, allusion au motif commun qu’est notre corps, la poupée évoque paradoxalement la crainte d’un objet méconnu voire étranger157.

Dans le parallèle que nous avons fait avec les récits d’Hoffmann158 et Villiers de l’Isle Adam ou avant cela, au moment de décrire les différentes formes de représentation privilégiées dans le contexte postmoderne, l’idée d’un corps de femme fragmenté nous a paru particulièrement appropriée. En l’occurrence, selon l’artiste Mike Kelley qui conçoit l’exposition The Uncanny en 2004159 et rédige en 2005 « Jouer avec des choses mortes : sur The Uncanny160 », c’est d’un phénomène identique de fragmentation corporelle dont se réclame également l’inquiétante étrangeté freudienne :

« (…) Tout le monde sait comment son propre corps est organisé et combien de parties il possède ; c’est un fait acquis auquel on ne pense jamais. Pour prendre conscience de ces particularités, on doit s’imaginer soi-même non comme un tout, mais coupé en morceaux. Déformé, ou mort161. »

Quand bien même les corps mis en scène chez Turbeville demeurent entiers, il semble pourtant qu’ils ne s’appartiennent plus tout à fait. Symboliquement démantelés à travers leurs positions statiques et super-ficielles, y compris dans une récente campagne de 2012 réalisée pour Valentino (fig. 34), ils apparaissent tels des pantins désarticulés. Dans cette campagne comme dans la plupart des compositions de la pho-tographe, ce ne sont plus des corps réels qui sont figurés, mais des corps « déformés » ou « morts », les mêmes que Kelley nous décrit et qui, tous, sont à l’origine d’un malaise. Car, au-delà de la mutation d’un corps vivant vers un corps de poupée, ces images font état d’une autre confusion : celle qui s’opère entre le corps du modèle et le décor dans lequel il évolue. Derrière les corps élancés et esthétisés photographiés par Turbeville, il semble que se cache toujours l’âme flottante d’une femme sans visage et sans identité.

156 Sigmund Freud, Das Unheimliche und andere Texte / L’inquiétante étrangeté et autres textes (1919), Paris, Galli-mard, 2001, traduit de l’allemand par Fernand Cambon.157 « A proprement parler, l’étrangement inquiétant serait toujours quelque chose dans quoi, pour ainsi dire, on se trouve tout désorienté. » Sigmund Freud, op. cit., p. 33. 158 L’Homme au sable se trouve précisément à l’origine de la réflexion que Freud développe autour de l’Unheimliche.159 Exposition The Uncanny organisée du 20 février au 3 mai 2004 au Tate Liverpool à Liverpool.160 Mike Kelley, « Jouer avec des choses mortes : sur The Uncanny », Cahiers du Musée National d’Art Moderne, n°93, automne 2005, pp. 26-47.161 Ibid, p. 35.

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La confusion d’un corps et la matérialité des surfaces

« Les choses deviennent intéressantes seulement quand il y a une peau neutre qui recouvre tout ; je veux que tout ait la même valeur162. »

Esquissée dans le travail de Deborah Turbeville, la confusion entre un corps et la matérialité des surfaces est l’un des aspects récurrents de la photographie de Simmons dans la réinterprétation qu’elle fait du corps stéréotypé. A l’image de The Instant Decorator qui consiste à concevoir une image comme une « peau neutre163 » dans laquelle tous les éléments auraient « la même valeur164 », certaines séries photograhiques réalisées plus tôt par l’artiste procèdent d’une stratégie similaire pour faire transparaître cette confusion. Réalisée entre 1982 et 1983, la série Color Coordinated Interiors (fig.36-37) montre des figurines mono-chromes évoluant dans des décors qui leur sont assortis projetés via la technique de la rear projection em-pruntée au cinéma et censés produire l’illusion d’un décor réel. Selon Therese Lichtenstein, dans cette série photographique, il s’agit encore de mettre en évidence la stigmatisation du corps de la femme et sa disparition au profit d’un ensemble de codes notamment matériels :

« Les représentations des femmes dans ces photographies cèdent devant la matérialité des surfaces. Entraînés par une danse répétitive et mécanique, ces modèles suppriment toute notion de naturel et réécrivent leurs gestes comme étant des artifices ou des poses. Une fonction importante de ces travaux est leur critique implicite d’un rôle essen-tiel ou naturel assigné aux femmes165. »

Tel que le fait remarquer ici Lichtenstein, en réinsérant une forme d’artificialité dans la vision à priori ba-nale d’une silhouette féminine dans un décor domestique, les photographies de Color Coordinated Interiors remettent en cause l’idée d’un rôle naturel à attribuer aux femmes. Preuve de ce retour d’artificialité, les figurines en plastique coloré qui évoluent dans cette série ne sont autres qu’un écho chromatique des dif-férents décors choisis pour les accueillir. Rendues visibles uniquement par ce jeu de rappels, ces poupées monochromes à la silhouette longiligne166 semblent n’être rien de plus que le prolongement d’un espace qui, toujours, les surplombe et les engloutit. Le jeu d’ambivalence entre une surface et les figures qui l’habitent se manifeste sous diverses formes dans le travail de Laurie Simmons. Parmi elles, le passage à des figures bidimensionnelles dans les années 2000 et le recours à des modèles vivants dans les années 1980, ouvrent la voie vers une nouvelle forme de trompe-l’œil entre fond et figures. L’emploi de modèles vivants dans la série Fake Fashion (1984-85, fig.

162 Laurie Simmons, « The Instant Decorator », op. cit., http://www.nytimes.com/2004/03/26/arts/art-in-review-lau-rie-simmons-the-instant-decorator.html. « Things only start getting interesting when there’s a neutral skin over everything ; I want everything to have the same value. »163 Ibidem.164 Ibidem.165 Therese Lichtenstein, op. cit., p. 21. « The representations of women in these photographs yield to the materiality of surfaces. Caught in a dance of mechanical repetition, these models suppress any sense of naturalness and rewrite their gesture as artifice or pose. One important function of these works is their implicit critique of the notion of an essential or natural role for women. »166 Ces figurines sont appelées « teenettes » au Japon. Elles sont censées représenter la figure type d’une adolescente qui correspondrait aux canons de beauté occidentaux.

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38)167 contribue par exemple, de manière paradoxale, à souligner leur étrange similitude avec les figures de plastique qui les précèdent. Dans son jeu d’échos chromatiques, cette série utilise des stratégies similaires à celles de Color Coordinated Interiors et rappelle étrangement les figures flottantes de Deborah Turbeville. Toujours disposées devant des fonds photographiés, les modèles de Simmons ne semblent plus du tout dotés des qualités d’un être de chair et ne se distinguent plus du simple mannequin de vitrine. Difficile de savoir auquel des deux nous avons à faire. Associées parfois à des images de décor tridimensionnel et mi-niature qui réfèrent aux séries Early Black & White (1976-78) et Early Color Interiors (1978-79), ces poupées vivantes sont tout à la fois réduites à la matérialité de surface des décors projetés et rendues prisonnières d’un espace confiné. Incapables d’exister indépendamment des intérieurs dans lesquels elles s’insèrent, ces silhouettes mi-poupées mi-humaines illustrent le lien indéfectible qui rattache Simmons à cette figure au statut indéfini.

Un second pan de la thématique féministe. De la femme-objet à la poupée faite femme

Les séries Early Black & White (1976-78), Early Color Interiors (1978-79) et The Instant Decorator (2001-2004) que nous venons d’évoquer mettent en relief la récurrence de deux des motifs propres au vocabulaire de Laurie Simmons : décor intérieur et poupée. Par-delà cette observation, il s’agit à présent de repérer la façon dont ces motifs varient dans leurs formes et la façon dont ils illustrent successivement diffé-rents pans du stéréotype. Gravitant sans arrêt autour de cette problématique, les poupées de Simmons présentent en effet différents visages et s’inscrivent dans diverses catégories. A la poupée en huis clos des premiers temps se substitue donc une poupée que le stéréotype n’a pas abandonnée mais qui arbore de nouvelles apparences : elle représente tantôt une femme objet de désir, c’est-à-dire une femme dont le corps devient le locus de projections essentiellement érotiques, tantôt une femme qui n’est plus que le prolongement métaphysique d’un bien de consommation. Se concentrant sur la matérialité du corps féminin, sur son instrumentalisation et sur son éclatement, Laurie Simmons propose dès les années 1980 de prolonger la réflexion sur l’aller-retour inquiétant entre le corps de la femme et le corps de la poupée dans une culture qui tend à les assimiler de plus en plus. Puisant encore une fois son inspiration dans l’imagerie collective, elle donne naissance aux créatures hybrides de Walking and Lying Objects entre 1987 et 1991 (fig. 39 à 42)168 lors que, vingt ans plus tard, elle emploie, dans The Love Doll (2009-2011, fig. 63 à 70), une poupée grandeur nature qui pose la question d’un corps artificiel devenu substitut sexuel. Pour la première de ces séries, il s’agit de rappeler en même temps la filiation des œuvres de Laurie Simmons avec une certaine esthétique, et la résonance critique dont elles sont porteuses. La seconde série photogra-phique sur laquelle nous avons choisi de nous arrêter permet quant à elle d’expliciter la réflexion entamée à propos des Walking and Lying Objects sur un corps de poupée sexué qui alimente pléthore de fantasmes

167 Pour voir l’intégralité des photographies de la série, nous renvoyons au site de l’artiste : http://www.lauriesimmons.net/photographs/fake-fashion/#. 168 Pour voir l’intégralité des photographies de la série, nous renvoyons au site de l’artiste : http://www.lauriesimmons.net/photographs/walking-and-lying-objects/.

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dans l’imaginaire masculin et auquel Laurie Simmons tente de restituer un semblant d’unité.

Walking and Lying Objects (1987-91) : une femme-objet

A l’image de créatures issues d’un conte fantastique169, les objets anthropomorphes portraiturés dans la série Walking and Lying Objects (1987-1991), comme la plupart des figures imaginées par Laurie Simmons, comportent une dualité évidente. Appartenant au monde du « pas tout à fait humain170 », les créatures de Walking and Lying Objects se dotent d’un corps hétéroclite et grotesque mi-objet mi-humain. Cette série, qui est probablement la plus célèbre de Simmons, a pour point de départ la photographie d’un modèle vivant trouvé en la personne de Jimmy DeSana, son mentor et grand ami. Dans cette image de 1987 au format monumental intitulée Walking Camera I (Jimmy the Camera) (Color) (fig. 39), DeSana apparaît vêtu de collants blancs et coiffé d’un appareil photographique géant qui ne laisse paraître de son corps que les jambes. Sans aucun doute, ce portrait constitue, pour Simmons, la mise en abyme de sa propre pra-tique photographique et marque la forte influence exercée sur celle-ci par l’œuvre de DeSana171. A titre d’exemple, une images telle que Marker Cones réalisée en 1982 par DeSana (fig. 40) évoque les stratégies pour lesquelles elle opte entre 2002 et 2004 dans la série Long House (fig. 33) et qui consistent à placer des figures bidimensionnelles dans un décor tridimensionnel. Cette photographie de DeSana représente ainsi le tronc d’un corps recroquevillé sur lui-même, nu et sans visage, qui paraît avoir tout perdu des qualités d’un corps vivant. Reprenant à son compte ce corps atrophié, Walking Camera I (Jimmy the Camera) (Color) substitue au tronc de Marker Cones une paire de jambes qui, bien qu’humaines, ne possèdent plus rien d’animé. Débarrassée de la nécessité d’employer un modèle vivant, et puisque cette première photographie devait faire excep-tion dans la série172, Simmons reporte son attention sur des jambes artificielles et renoue avec ses pre-mières amours : les poupées173. Là où les jambes de Jimmy DeSana paraissent asexuées et tendent surtout à personnifier l’appareil photographique, celles qui servent d’attribut aux vingt autres objets de Walking and Lying Objects réfèrent explicitement au corps féminin. Des paires de jambes fuselées adoptant diverses positions sont ainsi associées à des objets éclectiques tels qu’un sablier, un gâteau, un praliné, un pistolet, un globe ou un siège de toilette. A présent mi-objet mi-femme, ces êtres hybrides posent, seuls ou à plusieurs, saisis par une lumière sou-

169 Jan Seewald fait plus particulièrement référence à Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll. Voir Jan Seewald et Laurie Simmons, « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversation via E-mail with Laurie Simmons », op. cit., p. 152.170 Kalina Richard, « Laurie Simmons at Metro Pictures, New York », Art in America, Vol. 78, février 1990, p. 174.171 Celui-ci allait décéder du sida quelques temps après. 172 Seconde exception puisque cette tentative d’association entre l’objet et une paire de jambes humaines refait surface dans Walking Purse en 1989, photographie noir blanc qui fait partie de cette série. Notons également qu’elle sera reprise dans le film The Music of Regret de 2006 qui montre une chorégraphie menée par de véritables danseurs déguisés en « walking and lying objects ».173 Ainsi que Jan Howard le précise, ce retour à la miniature avait été induit par les coûts trop élevés qu’aurait engendrés la fabrication du gâteau géant que Simmons avait prévu à l’origine pour la photographie Walking Cake (1988). Voir Jan Howard, Laurie Simmons : The Music of Regret, op. cit., p. 58.

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vent théâtrale, dans des fonds neutres et défilent comme les trophées d’un butin farfelu sur un podium érigé pour l’occasion. Ils incarnent tout à la fois le stéréotype de la « consommatrice174 » et se vendent comme l’accessoire dernier cri qu’il fait bon d’acquérir. De plus, réduites à la partie sexuée d’un corps féminin, les jambes qui prolongent ces objets appellent naturellement une métaphore érotique qui dé-place la poupée de Laurie Simmons vers un discours plus cru sur le stéréotype. Dans leurs dimensions imposantes et magnifiées par l’objectif, les créatures de cette série font rapidement oublier la part anthro-pomorphe qui les compose au profit de leur matérialité pure175.

Des objets comme les gâteaux décorés ou les petits fours représentés par exemple dans Alles Liebe (Cho-colate) (fig. 41), Walking Cake II (Color) (fig. 42), Three Red Petits-Fours (fig. 43) et Four Petit-Fours (Study for a Walking Cake) Pink (fig. 44) référeraient selon nous au cliché d’une féminité définie par l’ornemental et le kitsch autant qu’ils pourraient renvoyer à l’idée d’une « femme amuse-bouche » c’est-à-dire d’un corps prêt, lui aussi, à être consommé. La variété qui caractérise le reste des objets de cette série laisse penser qu’au-delà des connotations genrées que pourrait revêtir l’un ou l’autre objet – le pistolet ferait référence au genre masculin, le sac à main au genre féminin – c’est définitivement leur statut d’objet qui intéresse Simmons ; un statut qui précisément interdit aux femmes d’exister en dehors d’une certaine forme de représentation et qui surtout les inscrit dans la lignée d’un bien de consommation. Décapités, sectionnés en deux, les corps aveugles et à nouveau muets176 qui constituent ce « ballet surréa-liste177 » ne paraissent être, paradoxalement, qu’un prolongement inutile de l’objet qu’ils soutiennent et l’expression « femme-objet » qui place l’une, humaine, et l’autre, matériel, sur la même échelle de valeurs prend ici tout son sens. Lors que la ménagère oppressée d’Early Color Interiors (1978-79) et la femme or-nementale de The Instant Decorator (2001-2004) représentent chacune, à leur manière, un des visages de la « femme-objet », la femme de Walking and Lying Objects est l’objet tout entier.

D’autres femmes-objets dans l’art

Dans la représentation d’une femme-objet que figure l’ensemble de la série Walking and Lying Objects, il nous était difficile de ne pas souligner quoique brièvement, la résonance d’œuvres qui, toutes, mettent en scène un corps pareillement objectifié ou simplement fragmenté. Ainsi, en 1938, Kurt Seligmann réalise Ultra Meuble (fig. 45), un tabouret de satin monté sur deux paires de jambes féminines sectionnées au niveau des genoux et chaussées d’escarpins. La même année, André Breton et Paul Eluard organisent la grande exposition internationale du surréalisme à la galerie des Beaux Arts à Paris178. A l’occasion de cette exposition est notamment présentée une série de mannequins revisités et déguisés par différents artistes membres du mouvement surréaliste dont Yves Tanguy, Marcel Duchamp, André Masson, Max Ernst

174 Jan Howard, op. cit., p. 58.175 Comme cela était le cas des autres poupées et figurines.176 La parole ne sera implicite qu’avec l’apparition des poupées ventriloques. Avant cela l’idée même d’une parole attribuée à la poupée ou d’un dialogue noué avec elle semble exclue.177 Kalina Richard, op. cit., p. 174. 178 Ultrameuble de Seligmann sera présenté à cette occasion.

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ou encore Sonia Mossé, seule femme du groupe. Dans ce contexte, les mannequins autorisaient donc la matérialisation de fantasmes ou de scénarios tous issus ou presque de l’imaginaire masculin. Figurant lui aussi parmi les artistes exposés, Man Ray s’était déjà réapproprié cette figure dans la série photographique Mannequin (fig. 46-47). Réalisée en 1937 pour la revue Les Mains Libres179, cette série représentait diffé-rentes femmes amputées à la taille et ne laissant paraître que la partie supérieure de leur corps. Portraitu-rées comme des bibelots immobiles et figées dans des poses caricaturales, les « poupées » de Mannequin s’avèrent définies essentiellement par la gestuelle de leurs mains, rappel de leurs qualités de fée du logis, et par la matérialité de leur anatomie.

Tel que nous l’avons évoqué dans notre introduction, la réappropriation du motif poupée dans le travail de Laurie Simmons est légitimée en partie par la volonté de renverser un schéma préconstruit propres aux créateurs et artistes masculins. Qu’il s’agisse d’Edison le père d’Hadaly dans L’Ève Future ou des ar-tistes surréalistes, majoritairement masculins, ayant usé du motif de la poupée, il y avait en effet de quoi changer la donne du démiurge et ébranler les fondements d’un imaginaire univoque. Compensation d’un manque dans le roman de Villiers de L’Isle Adam, souvent véhicule de fantasmes érotiques dans l’art surréaliste et reformulée par les codes sexistes de la publicité actuelle, la poupée est, en tout temps, l’outil d’une quête essentiellement masculine et narcissique. Alors, lorsque ce motif est récupéré par les artistes femmes, l’idée de l’utiliser pour satisfaire quelque rêverie n’est pas totalement exclue180, mais il apparaît davantage comme un moyen de dénoncer les connotations et les rôles qui lui étaient attribués jusque-là par l’imaginaire masculin.Nous avons pu voir avec l’œuvre collective Womanhouse (1972) que la poupée ou figure féminine réifiée s’inscrit également dans une tradition féministe de l’art. A titre d’exemple et dans le même contexte surréaliste d’un Man Ray ou d’un Hans Bellmer, l’artiste Grete Stern recourt comme la plupart de ses contemporains à la technique du montage et réalise différentes compositions mettant en scène un corps féminin servant de partie à un tout matériel. C’est le cas de la photographie Dream No. 1 : Electrical Appliances for the Home (fig. 48) dans laquelle une femme à la position lascive, rajustant sa coiffure, se transforme en pied de lampe. La plupart des photographies de Stern représentent des femmes, réduites dans leurs proportions dans un décor devenu gigantesque, parfois fragmentées par le biais du montage ou devenues l’une des composantes d’un objet quelconque. Souvent, ces images relatent des visions cauchemardesques où les figures, prisonnières des décors qui les engloutissent, se tiennent à la merci de monstres ou de mains viriles. Rappelant les figures découpées et bidimensionnelles de The Instant Decorator (fig. 28 à 32), les femmes de Grete Stern évoquent également les poupées miniatures et captives d’Early Color Interiors (fig. 18 à 23) et semblent dénoncer de la même façon, c’est-à-dire avec ironie, la possibilité d’un corps oppressé, réifié ou fantasmé181. Autre artiste ayant figuré l’éclatement du corps féminin, Louise Bourgeois livre en 1947 une réinterpré-

179 Qu’il édite avec Paul Eluard. 180 Le dédoublement dont participe la poupée et qui fait l’objet de notre second chapitre témoigne du fait que la poupée reste, chez Laurie Simmons, le moyen de mettre en place un monde de procuration ; là où l’artiste ne peut pas être, la poupée la remplace. 181 Claude Cahun, elle aussi, a recours au motif de la poupée dans ses photographies. Soit, elle photographie des pou-pées, soit elle se représente elle-même en poupée.

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tation de la femme hybride qui présente des parallèles troublants avec la photographie Walking House (fig. 51) réalisée par Laurie Simmons pour la série Walking and Lying Objects. Intitulé Femme/Maison – To Carletto (fig. 49), ce dessin représente un corps de femme scindé en son milieu dont l’une des parties a été remplacée par les fondations d’une maison. Bourgeois propose en 1994 une version tridimensionnelle de cette œuvre : Femme Maison (fig. 50). Ultérieure cette fois-ci aux Walking and Lying Objects, cette sculpture de marbre blanc fait littéralement pendant aux créatures imaginées par Simmons. Figurant une nouvelle fois un corps segmenté – il est cette fois seulement décapité –, Femme Maison est, comme son nom l’indique, une créature à mi-chemin entre la femme et l’objet architectural. Allongée sur le sol, passive et livide, elle évoque la rigidité du cadavre. A tel point qu’il est difficile de savoir lequel de ces corps, la femme ou l’objet maison, paraît le plus dépourvu de vie. La problématique d’un corps arraché à lui-même autant que celle de la maison comme un espace dédié à la femme sont toutes deux posées dans cette œuvre. Proche de Louise Bourgeois ou de Grete Stern dans le regard critique qu’elle porte sur la possibilité d’une mutation entre l’objet et le corps de la femme, Laurie Simmons ne renonce pas pour autant à l’ambiva-lence qui caractérise déjà ses premières compositions. Suivant la réflexion que nous avons développée aussi bien à propos de la série Early Color Interiors (1978-79) qu’à propos de la série The Instant Decorator (2001-2004), nous aimerions tenter de montrer que les images de Walking and Lying Objects (1987-91) sont difficiles à cerner. Dans cette œuvre comme dans la plupart des œuvres de Simmons qui rejouent les co-des d’une esthétique du déjà vu, empruntée à la publicité et aux magazines, la teneur critique du discours est parfois retardée par la production d’un pastiche trop convaincant. A l’image encore une fois du lien affectif que l’artiste entretient avec certains motifs issus de la mémoire collective, les créatures de Walking and Lying Objects servent de prétexte à la reconstitution d’un souvenir d’enfance à la portée ambivalente.A mi-chemin entre l’utilisation des codes visuels d’une esthétique et la dénonciation du message sexiste que cette même esthétique véhicule, les photographies réalisées dans les années 1970 par Guy Bourdin pour la campagne Charles Jourdan fournissent selon nous un point de comparaison intéressant avec la manière dont Laurie Simmons traite de la femme-objet. Dans les deux cas, résultat d’une position équi-voque, nous nous questionnons quant au statut véritable que nous pourrions accorder aux images que nous avons sous les yeux. Renonçant tous deux à l’élaboration d’un commentaire féministe « agressif182 » sur le phénomène d’un corps réifié, autant Bourdin que Simmons nous paraissent opter pour des straté-gies de détournement subtil et pour un ton parfois humoristique.

L’ambivalence d’un motif

Contemporain de Laurie Simmons, le photographe Guy Bourdin réalise, entre les années 1970 et 1980, plusieurs campagnes publicitaires pour le chausseur Charles Jourdan. Dans ces images, les modèles appa-raissent très souvent réduits à une seule des parties de leur corps, l’autre étant dissimulée, remplacée ou rendue invisible. A travers ce procédé synecdotique, seules certaines parties spécifiques du tout comme les jambes et les pieds sont mises en valeur afin d’attirer l’attention du spectateur sur le produit à vendre.

182 Laurie Simmons in « Conversation with Sarah Charlesworth », op. cit., p. 23.

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Dans une photographie de 1978 par exemple (fig. 52), le modèle féminin se tient dans un carton à chaus-sures fraîchement déballé et ne sert plus que de support au seul véritable objet de convoitise : les escarpins Jourdan. Toujours en 1978, le modèle vivant est parfois intégré à un ensemble de mannequins de vitrine dont il ne se distingue que par son accoutrement. Pour la campagne de 1979 et dans une réinterprétation qui paraît évidente d’Ultra Meuble de Seligmann (fig. 53), l’une des photographies de Bourdin montre une paire de jambes en collants chaussées d’escarpins jaillissant d’une table immaculée. Toujours en 1979 et dans le cadre de cette même campagne, une autre composition présente un corps féminin à nouveau frac-tionné au niveau de la taille tentant de pénétrer un trou de souris dont on ne perçoit complètement que les jambes et les fesses (fig. 54). D’autres images de cette campagne mettent en scène non plus des modèles vivants, mais des corps de poupées qui ne laissent paraître plus que leurs mollets et leurs pieds (fig. 55). Qu’elle soit modèle vivant ou modèle poupée, appréhendée à travers certaines parties spécifiques de son corps, la femme éclatée de Bourdin n’est ici toujours qu’un support esthétique, un corps-objet. Pourtant, loin de faire l’apologie du dialogue qui s’opère entre la femme et la poupée, il semble que ces images participent davantage de la volonté d’ironiser le phénomène d’un corps fragmenté. Tout sauf implicite, le glissement « femme-poupée » dont rend compte Bourdin est si ouvertement revendiqué qu’il fonctionne comme un pastiche grotesque. Très proches des corps fragmentés qui servent de modèles aux photographies de Bourdin, il nous paraît que les objets anthropomorphes imaginés par Laurie Simmons dans Walking and Lying Objects remettent en cause avec la même distance ironique l’idée d’un corps de femme instrumentalisé et souvent réduit à ses seuls atouts sexuels. Se remémorant une publicité des années 1950 qui l’avait marquée étant enfant dans un entretien avec Jan Seewald, l’artiste suggère à ce propos que l’image d’un corps à la fois humain et objet comporte dès l’origine une dimension ludique et un attrait esthétique indéniable :

« Un jour, en 1987, lorsque je rendais visite à un ventriloque, je me suis rendue compte qu’il avait, sur son mur, une petite photo d’une boîte de biscuits salés munie de quatre jambes. Cela me renvoya à un autre souvenir, antérieur, d’une publicité dans laquelle des paquets de cigarettes dansaient sur une scène avec des bottes blanches. Je n’arrivais pas à oublier cette scène. (…)183 »

Dans ces propos qu’elle confie à Jan Seewald, l’artiste va même plus loin dans l’ambiguïté qu’elle prête à ce souvenir puisqu’elle décrit le paquet de cigarettes affublé de jambes comme une image « physique, décérébrée, sans cœur, dénuée d’esprit », mais capables également de traduire « un sentiment joyeux, ju-bilatoire et amusant184 ». De ce fait, c’est le paradoxe inhérent à ce motif issu de la mémoire collective qui intéresse Simmons au-delà du corps fragmenté dont il fait état. Preuve de cette position ambivalente, elle réutilise les créatures imaginées pour la série Walking and Lying Objects dans le cadre de diverses collabora-tions avec des marques de prêt-à-porter telles que Thakoon, Whitney/Coach, Comme des garçons (fig. 56) et Chanel. Pour Whitney/Coach, elle imagine dans les années 1980 un sac, réinterprétation de son Walking Purse, dont le fermoir doré se présente sous la forme d’une paire de jambes (fig. 58). Pour Chanel

183 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conver-sation via E-mail with Laurie Simmons », p. 152. « One day, in 1987, when I was visiting a ventriloquist I noticed he has a small photo of a cracker box on legs hanging on his wall. This jogged an early memory of a TV commercial where cigarette packets were dancing across a stage in white boots. I couldn’t get it out of my mind. (…) »184 Jan Howard, op. cit., p. 56.

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elle réalise en 2005 une série d’objets anthropomorphes avec les incontournables de la marque dont le parfum Chanel n° 5 et le sac à main 5.55 (fig. 59-60). Finalement, pour Thakoon, elle conçoit un impri-mé avec une rose munie de jambes qui se retrouve sur plusieurs pièces d’une collection de 2009 (fig. 57). Ces collaborations ne sont d’ailleurs pas les seules auxquelles participe l’artiste puisqu’elle se voit notam-ment commanditer un trophée en forme de Walking and Lying Camera pour le Tribeca Film Festival. Plus explicite ici que de n’importe quelle autre œuvre, le lien entretenu avec une esthétique commerciale se concrétise et pousse désormais l’artiste à servir occasionnellement un univers dont elle continue pourtant de dénoncer les codes sexistes. Cependant, sans vouloir dénoncer quelque hypocrisie dans le choix de ces différentes collaborations, nous serions davantage tentés d’y voir la volonté de l’artiste d’insérer dans ces univers connotés les indices d’un discours sarcastique sur l’hybridation femme-objet. A l’instar des photographies réalisées par Bourdin pour Charles Jourdan et de la publicité Chesterfield, les créatures hybrides de Simmons portent un double message : leur corps mi-humain mi-objet relate d’une vision en même temps récréative et cruelle.

Une créature sexuée

Sublimée au détriment des jambes qui lui servent de support, la figure hybride de Walking and Lying Objects n’en demeure pas moins le lieu d’une projection érotique, car outre son apparente mobilité, à quelle autre fonction qu’une fonction sexuelle pourrait-elle prétendre ? Corroborant cette hypothèse, la critique Kali-na Richard fait remarquer qu’ « humains à partir de la taille », ces corps « remplissent les conditions d’une possible activité sexuelle, mais certainement pas d’une activité mentale185 ». Ainsi privés de toute autre issue que celle d’une mobilité réduite et d’une activité sexuelle soumise, les créatures de Laurie Simmons repoussent les limites d’une représentation de la « femme-objet ». Afin de renforcer la physicalité et la présence des objets dépeints dans l’espace, Simmons opte pour des formats qui brouillent les pistes entre le vivant et l’artificiel : les photographies de Walking and Lying Objects mesurent environ un mètre de hauteur et deux mètres de largeur. De la même façon qu’elle avait souhaité initialement voir ses objets supportés non pas par des jambes de poupée mais par des jambes humaines, l’artiste use du format comme d’un autre moyen pour semer le doute dans l’esprit du spectateur. Est-ce le vivant ou est-ce l’inerte que nous avons sous les yeux ? :

« Au départ, j’ai voulu que tous les objets soient endossés par des personnes en chair et en os, mais lorsque j’ai com-mencé à construire un cake ambulant, je n’ai pas trouvé de pâtissier disposé à le glacer pour moins de mille dollars. Bien que l’usage de jambes de poupées et de mannequins ait été une décision prise sous le coup de la nécessité et du confort, j’ai aimé prendre ces minuscules figures et les élargir pour en faire des photos d’une longueur de deux mètres. Dans les prises de départ, les jambes pouvaient avoir n’importe quelle taille. La seule règle était qu’elles se présentent sous la forme de tirages de la taille des spectateurs186. »

185 Kalina Richard, op. cit., p. 174.186 Laurie Simmons, «  Things on legs » in Linker Kate, Walking, Talking, Lying, New York, Aperture, 2005. « Initially, I’d wanted all the objects to be worn by real people, but when I started to build a walking cake, I couldn’t find a baker who would ice it for less than thousand of dollars. Though using doll and mannequin legs was a decision based on necessity and convenience, I loved taking those tiny figures and enlarging them to seven-foot-tall photographs. The legs in the original shots could be any size. My only rule was that they ended up as photographic prints that were as large as people. »

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Abordé plus tôt dans le cadre du parallèle avec la photographie de Deborah Turbeville, le glissement d’un corps vivant vers un corps artificiel nous paraît particulièrement intéressant à traiter au regard des conno-tations érotiques dont la poupée s’accompagne désormais. En effet, la possibilité de ce glissement nous pousse à nous interroger sur la constitution physique de cette figure et sur la raison de sa ressemblance de plus en plus fidèle avec un corps de chair et d’os. Entre les années 1970 et les années 1980, nous l’avons vu, la poupée a changé d’apparence et si les figurines miniatures des premières séries comportent déjà le rappel d’une anatomie humaine, la poupée amputée de Walking and Lying Objects ainsi que la plus récente poupée de The Love Doll (fig. 63 à 70), destinée à faire illusion sur tous les plans, font coïncider cette notion avec l’idée du fantasme érotique. Quand bien même la poupée amputée des Walking and Lying Objects fait partie d’un ensemble à l’allure grotesque, ouvertement féminine et sectionnée à un endroit propice de son anatomie, elle reste disponible pour la mise en place d’un jeu érotique. S’il nous paraît nécessaire de souli-gner cet aspect de la poupée dans cette œuvre, c’est qu’il fait pour la première fois son apparition dans le travail de Simmons. Toujours traitée en filigrane d’un discours sur le stéréotype, la problématique sexuelle n’est pas totalement absente des premières séries photographiques de l’artiste ; toutefois, elle ne devait faire surface plus explicitement que dans cette série réalisée entre 1987 et 1991 où le corps de la poupée ne sert parfois plus qu’à évoquer l’acte sexuel (Fishin’Jimmy, fig. 61) ou Lying Gun (Color) (fig. 62)). Prolon-geant les échanges entre le corps de la poupée et le corps qui est le nôtre, Laurie Simmons a recours dans ses œuvres les plus récentes à une poupée dont les fonctions originelles de substitut sexuel exacerbent sa dimension érotique et dont la facture sème plus explicitement encore la confusion entre le simulacre et son modèle vivant. C’est dans le but de nous intéresser de plus près à cette poupée, devenue la réplique presque parfaite de notre propre corps, que nous effectuons un saut dans le temps et proposons, en guise de conclusion à ce premier chapitre, la lecture de The Love Doll 187. Avant cela, nous avons souhaité com-parer la poupée qu’utilise Laurie Simmons au début des années 2000 avec la poupée de Hans Bellmer qui bien qu’étant réservée au domaine de l’imaginaire, sert elle aussi, à sa façon, de substitut sexuel.

De L’Homme au sable à Hans Bellmer : la poupée fantasmée

Chez Villiers de l’Isle Adam et E.T.A Hoffmann, la créature artificielle matérialise la volonté irrépressible de l’homme de donner corps à un idéal auquel le monde réel ne permet pas d’accéder. Selon ce principe, dans L’Homme au sable, Nathanael ne retient d’Olympia que l’harmonie de ses traits et la perfection de ses proportions au détriment de l’incroyable froideur de ses membres. Dans la première étreinte qui lie leurs deux corps, saisi à la fois d’horreur et de fascination pour cette créature qui semble n’obéir à aucune loi humaine, Nathanael fait pourtant fi de ses craintes :

« Ses lèvres brûlantes rencontrèrent des lèvres glacées ! De même qu’au froid contact de la main d’Olympia il fut pénétré d’une secrète horreur ; la légende de la fiancée morte lui passa tout à coup à l’esprit ; mais Olympia l’avait

187 Pour voir l’intégralité des photographies de la série, nous renvoyons au site de l’artiste : http://www.lauriesimmons.net/photographs/the-love-doll/.

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tendrement pressé contre elle, et le feu du baiser sembla rallumer la vie sur ses lèvres188. »

Transcendée par le fantasme qu’elle alimente, la créature du conte d’ Hoffmann n’est plus perçue ni comme un être réel ni comme un être fictif mais comme un intermédiaire capable de donner corps au fantasme. Remplaçant l’être vivant et aimé dans les pensées de Nathanael qui ignore sa vraie nature, Olympia préfigure toute l’emprise que la poupée pouvait exercer sur le monde existant. Au point de le faire oublier.

Nous parlions plus tôt du corps de la poupée comme cause à part entière d’un effet d’inquiétante étran-geté en raison du parallèle qui se tisse entre réel et simulacre, entre le moi et la représentation du moi. Par la référence au corps vivant, le corps de la poupée contribue à déjouer les repères entre fiction et réalité et devient en ce sens un non moi ou un presque moi capable de réunir le moi et l’autre. C’est du moins ce qu’envisage en substance Mike Kelley189 :

« Devenu tellement conscient de son propre corps, on a soudain la sensation de s’observer depuis l’extérieur de soi. Toutes ces sensations sont déclenchées par un objet, un objet mort mais qui possède cependant une vie propre, une vie qui dépend en quelque sorte de vous, reliée intimement à votre vie d’une manière secrète190. »

Renvoyant sans cesse à notre propre corps, à son enveloppe et à ses composantes, la poupée continue de faire craindre les composantes d’un autre corps inconnu, insaisissable. Et, le malaise implicite qui la définit en partie va de pair avec la fascination qu’elle exerce. De plus en plus étroit, le lien qui se tisse entre le corps de la femme et son pendant inanimé, entre le moi et l’autre, est au cœur du travail de Laurie Sim-mons dès les années 1980. Mais d’autres artistes avant elle, en particulier chez les surréalistes, perçoivent dans le motif de la poupée le moyen d’ouvrir la voie à un presque moi. Parce qu’elle se prête parfaitement au jeu d’un entre-deux monde, la poupée devient, pour des artistes comme Man Ray, Karl Schenker ou Hans Bellmer, un lieu propice à la constitution de scénarios imaginaires ou de rêveries érotiques. Dans son usage constant de la poupée, Bellmer est particulièrement concerné par la portée érotique du corps artificiel et par l’idée d’une créature capable de pallier le manque. Entièrement soumise à la volonté de l’artiste, la poupée autorise la réalisation, par procuration, d’une série de fantasmes de tous ordres191. A nouveau, résultat d’une insatisfaction que le monde réel a engendrée, le corps de la poupée de Bellmer se présente dans une configuration éclatée et se retrouve souvent privé de visage. Ainsi amputée d’une tête et parfois d’un tronc, la poupée de Bellmer n’est pourtant jamais ou rarement débarrassée de ses jambes et de son appareil génital. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle peut satisfaire le besoin éprouvé par l’artiste de mettre en scène l’objet du désir, de l’agencer à sa guise sans que ce dernier puisse opposer la moindre résistance.

Chez Bellmer, le renvoi à l’image d’une jeune fille encore vierge définit en grande partie la teneur du fan-

188 E. T. A. Hoffmann, L’Homme au sable, op. cit., p. 41. 189 Exposition The Uncanny organisée du 20 février au 3 mai 2004 au Tate Liverpool à Liverpool.190 Mike Kelley, « Jouer avec des choses mortes : sur The Uncanny », op. cit., p. 28.

191 Car, le non moi ou le presque moi n’est pas soumis aux mêmes limites que le moi.

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tasme qui se projette sur la poupée. Bien moins fragile que le corps vivant dont il n’est qu’une imitation192, la poupée peut en effet subir mille éclatements et reconfigurations dans le but de répondre à l’impulsion du désir. « Lieu de tous les renversements, retournements, manipulations, inversions ou soustractions193 » selon l’historienne Céline Masson, il est pareillement conçu par Mike Kelley comme « une sorte de phrase pouvant être bouleversée maintes et maintes fois afin de produire des significations nouvelles194 ». Désarticulé, mais demeuré anthropomorphe, vraisemblable dans le rendu de ses membres et l’écho d’une chair rebondie, mais condamné à l’immobilité, simultanément désirable et repoussant, ce « corps-anagramme195» détache la poupée du royaume des vivants autant qu’il l’y rattache. Seul capable de figurer une réalité troisième196, incarnant le compromis entre le vivant et l’idéal, il fait progressivement l’objet d’un fétichisme passionnel de la part de Bellmer. Non pas représentée pour elle-même, mais comme un moyen de répondre aux rêveries de son créateur et destructeur, la poupée sert d’expérience par procuration. C’est précisément de cette fonction de la poupée dont il est question dans la série photographique The Love Doll réalisée par Laurie Simmons entre 2009 et 2011 (fig. 63 à 70). Dans la lignée d’une poupée permettant d’outrepasser les limites du vivant, la love doll ou poupée japonaise sert de véritable substitut sexuel et, loin des rêveries de Bellmer, cette créature moderne s’extrait du champ de l’imaginaire pour pénétrer à l’intérieur du monde réel. Loin du symbole d’une réalité troisième qu’elle est dans l’œuvre de Bellmer, la poupée figure à présent la réunion du corps vivant et du corps artificiel. Loin des seules pré-occupations érotiques qu’elle soulève, cette nouvelle poupée met donc au jour la ressemblance de plus en plus troublante entre le corps de chair et le corps qui devait, à l’origine, seulement l’imiter. Plus effrayant, née d’un désir similaire à celui qui nourrit les personnages de L’Homme au sable et L’Ève Future, la love doll ne cherche pas seulement à copier le réel mais aussi et surtout à l’améliorer, évinçant du même coup le corps de la femme de chair comme potentiel objet de désir.

The Love Doll (2009-2011) : la poupée faite femme

Si la poupée de Laurie Simmons aspire à nous détourner des projections dont elle est l’objet dans un imaginaire connoté comme celui de Bellmer, elle continue d’être la figure la plus appropriée pour rendre compte d’une certaine vision du corps féminin. Ainsi, là où la réappropriation prévoit chez Bellmer de satisfaire le besoin d’une forme de toute puissance197, elle prévoit davantage chez Simmons de récupérer un corps qui aurait été dépossédé de lui-même. Ceci étant, il n’est pas surprenant que l’artiste cherche, à un moment donné, à se réapproprier son propre corps et à faire de la poupée son propre double. Au même titre que les poupées reconfigurées de Bellmer, les créatures aperçues dans Walking and Lying Objects bénéficient par exemple d’une nature ambivalente et ne conservent de l’animé que l’idée d’un corps féminin sexué. Or, dans cette possibilité de fragmentation à l’infini, la poupée peut aussi bien

192 Céline Masson, La Fabrique de la poupée chez Hans Bellmer : le faire-œuvre perversif, une étude clinique de l’objet, L’Harmattan, Collection l’œuvre et la psyché, Paris, 2000, p. 80.193 Ibid, p. 101.194 Mike Kelley, op. cit., p. 37.195 Ibidem.196 Céline Masson, op. cit., p. 101.197 Céline Masson, op. cit., p. 80.

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satisfaire le fantasme que le déconstruire. En d’autres termes, réassemblée, désarticulée, remodelée, la poupée conserve toujours une ressemblance explicite avec le réel et devient par là même le seul moyen de produire une simulation : celle d’un fantasme d’ordre érotique pour Bellmer et celle d’une représentation stéréotypée pour Simmons. Chez l’un comme chez l’autre, c’est le médium photographique qui permet de « surprendre une certaine image du corps et de la réaliser 198 ».

La poupée support de fantasmes est au cœur de la série The Love Doll qui met en scène une poupée en silicone grandeur nature dont l’apparence laisse peu de place au doute quant à la fonction qui lui est at-tribuée. Si nous avons choisi de traiter de cette série photographique, l’une des plus récentes de l’artiste, c’est qu’aucune autre ne se prête aussi bien à l’idée d’un corps érotisé dont la ressemblance avec le vivant se fait de plus en plus troublante. Suivant de près la réalisation du premier long métrage de l’artiste, The Love Doll s’inscrit dans une phase de renouveau199. En effet, en 2006, Laurie Simmons concrétise un rêve nourri depuis des années et produit, à travers une œuvre filmée de quarante minutes, la synthèse de trente années de travail. Prétexte d’un retour sur des thématiques qui lui sont chères telles que le stéréotype ou le regret200, The Music of Regret (fig. 118 à 123) marque la fin d’un parcours et ouvre la voie vers de nouvelles investigations autour de la poupée. Alors, s’il n’est pas question d’abandonner ce motif, Simmons s’imagine que « quelque chose doit recommencer201 ». Il s’agit donc plutôt de renouveler cet accessoire et de l’utiliser sous des formes différentes pour correspondre aux nouvelles connotations dont il s’accompagne. Symbole d’une société hypersexualisée, la poupée mise en scène dans The Love Doll figure par conséquent un autre visage du stéréotype ; visage qui concerne désormais la culture des années 2000 définie notamment par l’internet, l’essor de la pornographie et le remplacement du corps féminin par des substituts de plus en plus réalistes.

C’est en 2009, lors d’un voyage au Japon202, que Laurie Simmons découvre les love dolls, poupées grandeur nature servant de substitut sexuel à une clientèle masculine. Fabriquées en silicone, lesdites poupées sur-prennent l’artiste dans l’image fidèle qu’elles renvoient d’un corps humain ; les traits de leur visage, l’im-plantation et la qualité de leurs cheveux, la souplesse de leurs membres et leur taille imposante, tout paraît prévu pour que l’illusion du vivant avoisine la perfection. Interprétation fantasmée du corps féminin, elle correspond en tout point aux canons de beauté majoritairement définis par l’iconographie de masse. En outre, dotée d’un orifice qui lui sert de sexe, la love doll n’est plus seulement le support de projections ni la simple évocation de l’acte sexuel : elle est désormais sexuée des pieds à la tête. De cette façon, ce qui, dans l’œuvre de Bellmer demeure de l’ordre du fantasme, entre cette fois dans le champ du possible et rapproche de plus en plus la poupée de notre propre réalité. Ironiquement appelées « love dolls », ces créatures de silicone ne nous parlent pas d’amour, mais bien plutôt d’un acte dont elles ne seront jamais que les participantes passives. Elles outrepassent les limites d’une poupée support de fantasmes pour faire

198 Ibid, p. 15.199 Niels P. Highberg, « Laurie Simmons’ role plays : Love, Sex, Desire », Spot Magazine, automne 2012, p. 10.200 Nous reviendrons sur cette œuvre au moment de conclure notre travail. 201 Laurie Simmons in « Laurie Simmons interviewed by Carroll Dunham », The Journal, http://www.lauriesimmons.net/writings/the-journal/, p. 52.202 Niels P. Highberg, op. cit., p. 10.

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place à une véritable femme de substitution. De cette manière, la série The Love Doll donne l’occasion à Laurie Simmons, de reprendre à son compte une poupée que la culture actuelle érige cette fois comme une alternative au vivant. Occultant sa fonction originelle, l’artiste entend extraire cette poupée de son contexte réel et lui restituer une part de dignité.

Pour la réalisation de cette œuvre et bien que se revendiquant d’une phase de renouveau, Simmons re-vient à la configuration qui caractérise ses premières photographies et qui place la poupée autrefois minia-ture203 dans un décor d’intérieur parfaitement entretenu. Toujours chère à l’artiste donc, la thématique de l’intérieur s’étend ici à une échelle plus large et, conformes à la taille imposante de la poupée, les nouveaux espaces choisis sont à échelle humaine204 et reproduits dans d’importants formats photographiques :

« La Love Doll est la première poupée grandeur nature que j’aie trouvée et qui puisse être placée dans un environ-nement à échelle humaine205. »

Prenant la pose dans la propriété que Laurie Simmons et Caroll Dunham possèdent au Connecticut206, la poupée se décline dans des scénettes banales censées retracer un mois de sa vie quotidienne. Ainsi, elle est tantôt attablée dans The Love Doll/Day 4 (Red Dog) (fig. 63), prend l’air d’une journée hivernale dans The Love Doll/Day 6 (Winter) (fig. 64), se réveille doucement dans The Love Doll/Day 8 (Lying on Bed) (fig. 66), plonge dans une piscine dans The Love Doll/Day 24 (Underwater) et The Love Doll/Day 24 (Diving) (fig. 65), se prélasse dans un bain (The Love Doll/Day 12 (Bathtub), fig. 67)) ou joue avec un chien dans The Love Doll/Day 29 (Nude with Dog), fig. 68). La seconde partie de cette série se détache des mises en scène en intérieur pour se consacrer à la même poupée grandeur nature muée cette fois en geisha et référant par là même plus explicitement au contexte japonisant dont elle est issue (fig. 70).

Faisant une nouvelle fois référence à des images croisées durant l’enfance, Laurie Simmons évoque à plu-sieurs reprises et notamment à propos de cette œuvre de 2009 l’ouvrage de la photographe Dare Wright intitulé The Lonely Doll 207. Paru pour la première fois en 1957, ce livre pour enfants narrait les différentes aventures d’une poupée, souvent accompagnée d’oursons en peluche, évoluant dans des décors réels (fig. 71). Proche de ces images de Wright dans le désir de confronter la poupée à des décors réels, la série The Love Doll transforme également ce qui devait être un accessoire sexuel en figure presque chaste et candide. En effet, plutôt que de représenter ces poupées pour ce qu’elles sont, Laurie Simmons a préféré « ignorer et nier 208 » leur fonction originelle, s’autorisant par là même une nouvelle réappropriation d’un motif défini à l’origine par des codes masculins :

203 Bien qu’étant rendue plus « vraie » par les grands formats pour lesquels Simmons avait fini par opter. 204 De cette façon Simmons n’est plus seule dans son studio mais nécessite l’aide d’assistantes pour manipuler et dépla-cer la poupée qui, non seulement est imposante en taille, mais également très lourde.205 Entretien avec Laurie Simmons in See Hue, n°2, 2011, pages non numérotées, http://www.lauriesimmons.net/writings/eye-see-hue/. « The Love Doll is the first doll I’ve ever found that’s life size and can be placed in a human scale setting. »206 A Cornwall dans le Connecticut.207 Laurie Simmons in « Laurie Simmons interviewed by Carroll Dunham », op. cit., p. 52.208 Laurie Simmons, « Entretien avec James Lim », op. cit., p. 6. « I both ignored and denied what the doll was created for ».

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« En fait, la poupée est arrivée nue, sans identité, et tout dépendait de moi : décider des habits qu’elle porterait, l’initier à différentes tâches domestiques, à diverses situations du quotidien. Tout dépendait de moi. C’était comme construire une maison ex nihilo au lieu de la rénover209. »

De ce fait, y compris lorsqu’elle est dans son plus simple appareil (The Love Doll/Day 12 (Bathtub), fig. 67), The Love Doll/Day 29 (Nude with Dog) (fig. 68), la poupée ne se présente donc pas sous un jour ouverte-ment sexuel. Et, quand bien même la photographie The Love Doll/Day 27/Day 1 (New in Box) (fig. 69) qui montre la poupée émergeant d’un carton d’emballage pourrait contenir l’éventuel rappel de sa fonction première, elle semble suggérer davantage la mise à nu symbolique, la renaissance dont se réclame l’artiste après 2006210.Seule la photographie The Love Doll/Day 29 (Nude with Dog) (fig. 68) qui représente la poupée entièrement nue, agenouillée face à un chien pourrait comporter une part d’ambiguïté. Difficile en effet de nier la di-mension de fantasme érotique que ce corps aux proportions idéales évoque. Toutefois, plutôt que d’appe-ler à quelque projection fantasmagorique comme c’était le cas des corps désarticulés de Bellmer, il semble que la poupée soit rendue plus vulnérable par ce dépouillement intégral. Plus encore que la réminiscence d’un décor intérieur, c’est l’écho d’un portrait tel que Purple Woman/Grey Chair/Green Rug (fig. 20) issu de la série Early Color Interiors (1978-79) qui se ressent dans cette scène à la fois naïve et dérangeante. Alors, si la confrontation à la dimension érotique du corps est inévitable, c’est paradoxalement vers le visage et le regard désincarné de la poupée que l’attention se porte ; elle n’est plus un objet sexuel mais une créature capable de nous émouvoir.Jamais vulgaires, les activités auxquelles s’adonne la love doll sont donc plus proches de traduire l’ennui et l’enfermement dont sont victimes les poupées miniatures des premières séries de Simmons. Le regard toujours creux et impassible, il semble que seule leur taille les sépare, dans la monotonie de leurs rituels et la mélancolie de leurs expressions, des petites figurines de plastique d’Early Color Interiors. Puis, renforçant la dimension d’un rituel chronologique – les différents moments d’une journée - chacune des photo-graphies qui composent cette série est intitulée en fonction du jour qui a vu la poupée mise en scène et photographiée par l’artiste. Le retour à des thématiques plus anciennes donne une nouvelle occasion à Simmons « de découvrir le mystère et les troubles psychologiques de la vie quotidienne211 ». Pas encore en adéquation avec la poupée miniature, le terme de womannequin employé par Lucy Lippard212 pour désigner la poupée apparue dans certaines des pièces de la Womanhouse (1972) s’applique parfaitement à la poupée grandeur nature qui fait l’objet de cette série plus récente. En effet, composé des mots « woman » et « mannequin », ce néologisme ne pouvait pas mieux faire état de l’ambiguïté entre la femme de chair et la poupée, la même qui définit en grande partie la love doll. Car, en plus de sa taille et de sa facture hyperréa-liste cette nouvelle poupée évolue à présent dans des espaces qui n’ont plus rien à voir avec la maison de

209 Entretien avec James Lim, op. cit. p. 4. « Basically, it arrived naked with no identity and it was up to me to do every-thing – to decide what clothes the doll wore, intoduce the doll to various household, daily tasks or situations. Everything was up to me. It was kind of like building a house from the ground up instead of renovating it. » 210 Niels P. Highberg, op. cit., p. 11 et Laurie Simmons in « Laurie Simmons interviewed by Carroll Dunham », op. cit., p. 52.211 Gregory Crewdson cité par Maia Damianovic et Sabina Bertini in « Opinioni sul Fantastico, Immagini senza fami-lia », Tema celeste, n° 55, hiver 1995, p. 78.212 Lucy Lippard, From the Center : Feminist Essays on Women’s Art, op. cit., p. 57.

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poupée qui sert de décor aux figurines miniatures. Elle s’approprie désormais un intérieur domestique à échelle humaine et il n’est pas anodin que la maison qui l’accueille soit celle de l’artiste elle-même : maison de l’artiste et maison de poupée ne forment plus qu’une. A travers le choix délibéré de réduire toujours plus la frontière entre le vivant et l’inerte, Laurie Simmons assume également de resserrer le lien avec la poupée, d’être associée à elle.

Un corps qui nous échappe

Indice d’une époque qui n’est plus la même que celle qui accueille les débuts de Laurie Simmons et les premiers pas de la poupée, la love doll est à l’image d’une ère qui remodèle ce même motif. Rattachée à l’univers cybernétique qui la rend accessible à tous, reproductible à grande échelle, cette poupée fait pourtant état d’un paradoxe : elle conserve son statut de figure manufacturée. Par conséquent, reflet des enjeux de notre société actuelle qui cherche à produire pléthore d’avatars, la poupée s’inscrit en même temps dans la continuité de l’œuvre de Laurie Simmons et témoigne du refus de cette dernière d’opter pour des moyens plus technologiques et d’abandonner l’accessoire pour lequel elle avait opté au départ. Objet de notre dernière lecture sur le stéréotype et première œuvre à aborder la thématique du fantasme érotique, la série The Love Doll pose la question d’un corps qui nous échappe de plus en plus. Il ne s’agis-sait donc pas tant de se concentrer sur la problématique sexuelle qui accompagne la love doll, mais de traduire l’effacement progressif de la frontière qui sépare le corps vivant du corps de la poupée. Bien sûr, telle qu’elle se présente notamment dans certaines œuvres réalisées par Simmons dans les années 1980, la poupée pose toujours la question d’une femme fantasmée ou simulée. Cependant, la capacité de cet accessoire à remplacer progressivement le corps humain n’apparaît qu’en corrélation avec le contexte des années 2000. Car, outre tous les aspects du stéréotype féminin qui ont été abordés au cours des années 1970 et 1980 en particulier, l’idée d’une poupée servant de corps de substitution n’est autre que la consé-quence d’une société qui désormais préfère l’expérience par procuration à l’expérience réelle et concrète. Partie prenante de cette nouvelle vision du monde, la poupée a fini par remplacer son modèle vivant. Plus effrayant que jamais, l’amalgame entre la poupée et la femme de chair induit la disparition de l’écart qui les séparait encore jusque-là. Non plus envisagée comme une nécessité, la frontière qui distinguait encore la femme et la poupée est caduc et c’est le corps vivant qui désormais aspire à se transformer en mannequin inerte. A l’image de Valeria Lukyanova, sosie vivante de Barbie et véritable incarnation de cette méta-morphose inquiétante. Les yeux maquillés pour paraître immenses, la poitrine imposante et gonflée, la bouche pincée, la taille minuscule, les jambes rachitiques et les cheveux platines, la jeune Ukrainienne de vingt-huit ans ne possède plus grand chose d’une figure humaine (fig. 73-74). Symbole d’une génération où le corps fait l’objet d’une quête éternelle de perfection, Valeria Lukyanova est devenue la poupée tout entière et pis encore, elle revendique ce statut.

Il n’est pas surprenant que la femme muée en poupée soit au cœur de la série photographique Kigurumi, Dollers and How We See réalisée par Laurie Simmons en 2014213. Sans vouloir nous attarder sur cette œuvre

213 Pour voir l’intégralité des photographies de la série, nous renvoyons au site de Salon 94, la galerie de Laurie Sim-

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récente, il faut noter que l’artiste prévoit d’y prolonger le discours esquissé dans The Love Doll et de traiter du fusionnement qui s’opère dorénavant entre la femme et la poupée. Dans la première catégorie d’images issues de cette série qui comprend notamment Blue Hair/Red Dress/Green Room/Arms (fig. 75) et Yellow Hair/Red Coat/Umbrella/Snow (fig. 77), les modèles endossent une tête de poupée gigantesque à l’effigie d’une héroïne de manga et, dans le cas de Blue Hair/Red Dress/Green Room/Arms, un costume de latex qui recouvre l’entier du corps. Dans la seconde catégorie qui comprend quant à elle How We See/Look I/Daria (fig. 76) et How We See/Look I/Julia, les modèles apparaissent dans des images aux couleurs saturées, la che-velure lustrée et les yeux outrageusement maquillés. Détonnant sur des visages dont les traits conservent encore leur aspect humain, ces yeux questionnent le spectateur quant à leur véritable nature : s’agit-il d’yeux ajoutés via photoshop ou d’yeux maquillés ? Dans un récent entretien, Laurie Simmons nous apprend en réalité que ces yeux ont été peints sur les paupières fermées des modèles pour donner l’illusion d’un regard de poupée214. A l’image de Yellow Hair/Red Coat/Snow/Selfi (fig. 78), reprenant les codes qui accompagnent l’usage des réseaux sociaux, facebook et tweeter en tête, l’artiste présente ses portraits comme des selfies215 et les intitule à partir de mots-clés selon le même mode de fonctionnement que l’application instagram216.

Quarante ans auparavant, publicité et médias en tout genre font déjà entrer dans le champ visuel d’un citoyen américain lambda pléthore d’images et de représentations formatées. C’est ce contexte qui fournit à des artistes comme Laurie Simmons, ainsi que nous l’avons vu, le prétexte de nombreuses réappropria-tions et qui leur inspire le détournement des codes mis en place par ces mêmes images. L’avènement d’un téléphone portable intelligent et l’apparition d’un réseau internet de plus en plus performant dans les années 2000 fournissent aux artistes une nouvelle matière à travailler. Si tout au long du parcours qu’elle effectue durant quarante ans, Laurie Simmons demeure fidèle à la poupée, c’est que cet accessoire cris-tallise à lui seul plusieurs des enjeux d’une époque, années 1970 ou années 2000, et plus particulièrement ceux qui portent sur la représentation féminine. Corroborant la mutation qui s’opère désormais entre la femme et la poupée, les moyens technologiques propres au XXIe siècle sont à l’origine d’une forme de déshumanisation. Toujours plus narcissiques, nous laissons notre propre image nous échapper en perma-nence et, de leur côté, toujours conditionnées par les modèles véhiculés dans les médias, les femmes se confondent plus que jamais dans une image préfabriquée de leur corps, mais aussi de leur identité. Une identité qui, définitivement, semble devoir se conformer aux codes érigés par une politique de minceur extrême, de looks affutés, de performance professionnelle, sexuelle et relationnelle.

Réalisant l’échec de son existence, l’héroïne d’Une Maison de Poupée217 d’Ibsen refuse soudainement le sta-tut qui lui avait été attribué par père et mari. Poupée vivante, elle avait le sentiment d’être perpétuellement tributaire des décisions et des schémas édifiés par autrui. Mettant en scène une figurine et un intérieur

mons : http://www.salon94.com/artists/detail/laurie-simmons. 214 Jeffrey Grunthaner, « How Laurie Simmons Dolls People Up », Artnetnews, Mars 2014, http://news.artnet.com/art-world/how-laurie-simmons-dolls-people-up-5044?utm_campaign=artnetnews&utm_source=031114daily&utm_me-dium=email.215 Ces autoportraits que l’on réalise aujourd’hui avec son téléphone portable. 216 Fun#Geneva#Summer pool party#vive la vie.217 Henrik Ibsen, Une Maison de poupée (1879), traduit par Eloi Recoing, Actes Sud, Arles, 2009.

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miniatures, les séries Early Black & White (1976-78) et Early Color Interiors (1978-79) traduisent de la même façon les conditions d’une « femme-poupée » isolée malgré elle du monde réel. La même métaphore trouve des échos dans l’ensemble du travail de l’artiste, et, lorsque cette dernière revendique un renou-veau dans sa carrière, dans les années 2000, il semble que nous assistions en partie au déplacement de la poupée et des intérieurs photographiés quelques décennies plus tôt dans un monde à l’échelle plus large. En effet, s’étant affichée dans des formats de plus en plus importants à partir des années 1980 (Walking and Lying Objects), la poupée finit par rejoindre une sphère qui avoisine l’illusion du réel (The Love Doll). En d’autres termes, malgré l’évolution évidente dont la poupée est l’objet, quelle que soit sa taille ou sa facture, nous avons pu observer tout au long de la discussion menée dans ce premier chapitre qu’elle reste le support d’une argumentation critique autour du stéréotype féminin. Le choix délibéré de traiter de cette question à la lumière d’exemples anachroniques nous a permis de suggérer que la problématique du sté-réotype n’abandonne jamais vraiment l’œuvre de Laurie Simmons. En outre, au-delà des déconstructions et détournements évidents auxquels elle procède, il nous semble que son travail doit être soumis à une double lecture. Résultat de la position ambivalente qu’elle tient vis à vis de l’imagerie collective et dont nous avons essayé de rendre compte, l’univers visuel qu’elle élabore est plus complexe à saisir qu’il n’y paraît. Dans notre second chapitre, nous nous intéressons à l’un des autres rôles que l’artiste confie à sa poupée et qui confirme l’idée selon laquelle ce motif est appelé à évoluer. Parce qu’elle est l’une des séries les plus récentes réalisées par Simmons, The Love Doll n’illustre en rien les prémices d’un jeu d’échos entre la pou-pée et l’artiste, mais figure plutôt une forme d’aboutissement du dialogue qui s’est esquissé plus tôt entre ces deux instances. En effet, dans les années 1980, la possibilité d’un échange entre l’artiste et sa poupée se concrétise. S’opérant d’abord par le biais d’une figure transitionnelle qu’est la poupée ventriloque, cet échange devient progressivement le prétexte d’un dédoublement entre l’artiste et sa poupée. Dans les années 1990, la poupée qui autrefois arborait des traits anonymes se voit prêter les traits de l’artiste elle-même.

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Chapitre II

La poupée comme lieu d’incarnation du moi

La réflexion autour du stéréotype qui justifie l’apparition de la poupée ne cesse jamais d’habiter l’œuvre de Laurie Simmons. Pourtant, comme nous l’avons suggéré plus tôt, il nous intéresse de distinguer l’usage d’une poupée stéréotype et celui d’une poupée double. Faire la différence entre ces deux usages d’un même motif n’implique pas pour autant que nous les opposions. Il est davantage question d’établir entre eux une continuité et de montrer comment s’effectue la transition de l’un à l’autre afin de démontrer que l’évolution du rapport entre l’artiste et sa poupée était inévitable. C’est pour cette raison que nous avons choisi d’opter pour une approche non chronologique dans le premier chapitre de ce travail. Celui-ci s’est en effet concentré sur les moyens utilisés par Laurie Simmons pour proposer la déconstruction d’une image biaisée de la femme. Cette approche ayant notamment pour but de faire voir la poupée sous différents angles et de montrer qu’elle n’endosse jamais une apparence unique. Tantôt miniature, tantôt grandeur nature, tantôt évoquée, tantôt amputée et hybride218, la poupée de Laurie Simmons assume en effet divers visages. Multiple, elle traduit initialement le besoin d’exprimer un discours par un intermédiaire mais commence également à traduire le rapport de plus en plus exclusif que l’artiste entretient avec elle. Au même titre que la poupée figure un échange perpétuel entre le vivant et son simulacre, la contiguïté de ce rapport devait par la même occasion instaurer un véritable échange entre ces deux instances. La poupée protagoniste de The Love Doll (2009-2011) qui conclut le premier regard que nous souhaitions porter sur le travail de l’artiste ne pouvait pas mieux incarner la tendance d’une poupée dont l’apparence vient concurrencer le réel et pousse à son paroxysme le glissement entre vivant et inerte. Semant déjà le trouble entre réel et fiction, la poupée miniature d’Early Color Interiors (1978-79) ne fait que préfigurer la réduction progressive de l’écart entre ces deux sphères de représentation. Notre but est, dans le présent chapitre, de revenir à un moment charnière de la carrière de Laurie Simmons, moment qui témoigne de l’attribution d’un rôle nouveau à la poupée. Il est d’abord question de consacrer quelques mots à la figure transitionnelle apparaissant à la fin des années 1980, pour ensuite traiter de la poupée qui sert d’effigie puis de substitut à l’artiste ; nous terminerons avec le film The Music of Regret (2006) qui constitue la synthèse de trente ans de travail et dresse un portrait symbiotique de la poupée dans les deux principaux usages qui la caractérisent. Mais avant d’entrer dans cette analyse, il faut rappeler que même si la poupée change dans son apparence et dans son usage, elle continue d’être le véhicule d’une critique sur le stéréotype.

218 Walking & Lying Objects (1987-1991).

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Le stéréotype toujours d’actualité

Catalyseur d’un échange entre le monde réel et fictionnel, la poupée est également le prétexte d’un échange entre le moi et l’autre ainsi que nous l’annoncions. Support de cet échange, la poupée ventriloque que l’on appellera « figure transitionnelle » marque un tournant dans la carrière artistique de Laurie Simmons. Apparue au milieu des années 1980 et parallèlement à la réalisation de la série Walking & Lying Objects (1987-91), cette poupée focalise toute l’attention de l’artiste jusqu’en 1992. En 1986, Laurie Simmons contacte le ventriloque Doug Skinner et réalise son portrait. Ce dernier pose avec sa poupée prénommée Gray devant des fonds projetés219 selon les mêmes méthodes que celles qui ont été utilisées pour des séries comme Fake Fashion (1984-85, fig. 38) ou Color Coordinated Interiors (fig. 36-37). C’est la même année, lorsque l’artiste se rend au Musée de Vent Haven à Fort Michell dans le Kentucky, que la révélation autour de cette nouvelle poupée a lieu. Royaume de l’art de la ventriloquie, le musée se transforme, pour l’artiste, en laboratoire d’expérimentation220. Selon ses propres dires, c’est d’abord le souvenir d’une tradition ayant bercé son enfance qui génère l’envie de se pencher sur cette figure. Une figure qu’elle décrit comme à l’image de « sa propre disparition221 » et qui par là même traduit encore une fois le rapport en partie nostalgique qu’ elle entretient avec le passé222. Toutefois, à ce moment précis, c’est le besoin d’évincer la poupée féminine au profit d’une figure masculine223 qui justifie le choix d’une poupée de nature tout autre, dans son apparence et sa fonction, que celle qui a précédé :

« En 1986, je voulais changer ma manière de travailler. En réalité, je voulais tout recommencer. Honnêtement, je ne peux pas dire que je voulais renier toutes les photographies que j’avais faites entre 1976 et 1985, mais j’éprouvais le désir urgent de devenir une autre artiste. Au fond, j’étais lasse de photographier des images de femmes, ce que je n’avais cessé de faire pendant presque dix ans, hormis quelques cowboys et un homme-grenouille en plastique224. »

Fatiguée de se consacrer à la version féminine de la poupée et aux stéréotypes qui lui sont propres, Laurie Simmons se tourne vers une figure dont elle ne s’est pas ou peu occupée auparavant et qui va servir de pendant aux poupées de ses débuts. Bien qu’apparue pour laisser sa place à une figure masculine, cette poupée n’évoque pas moins le poids des conventions sociales qui sous-tend toujours le travail de l’artiste. Inscrites dans l’univers essentiellement masculin de la ventriloquie, les poupées qui apparaissent au milieu des années 1980 servent de prétexte idéal pour explorer d’abord un autre pan du stéréotype et illustrer

219 Simmons constitue avec ces images un portfolio intitulé Ventriloquism publié en 1986 par Ilene Kurtz.220 Jan Howard, op. cit., p. 50.221 Laurie Simmons, Laurie Simmons in Kate Linker, Walking, Talking, Lying, éd. Aperture, New York, 2005, « Me, Myself and I », http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talking-lying/.222 Quand bien même l’artiste préfère que l’on ne prête pas cette dimension à son travail. Voir Laurie Simmons : Color Coordinated Interiors 1983, op. cit., p. 4.223 Simmons avait déjà eu recours à une version masculine de la poupée dans Cowboys aussi intitulée The Big Figures de 1979, mais plus rien depuis. 224 Laurie Simmons, « My trip to Vent Haven », op. cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talking-lying/. « In 1986 I wanted to change the way I worked. Actually, I wanted to start over. I can’t truly say that I wanted to disown all my pictures from 1976 to 1985, but I did have a strong desire to be a different artist. Basically, I was tired of shooting images of women, which, with the exception of some plastic cowboys and a plastic frogman, I’d done nonstop for almost ten years. »

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ensuite la transition qui s’opère entre la poupée et l’artiste. Mais la masculinité nouvellement acquise de la poupée renvoie surtout à la masculinité qui définit l’autre instance dont elle sous-entend la présence : le ventriloque. En effet, cette figure articulée n’existe en théorie que dans un rapport de dépendance avec celui qui lui insuffle la vie et lui donne la parole ; l’un n’existant pas sans l’autre et fonctionnant à la ma-nière d’un binôme inséparable. Incarné la plupart du temps par une figure masculine donc, le ventriloque est amené, chez Laurie Sim-mons, à disparaître. Car, si tout au long de sa carrière l’artiste propose une alternative au créateur dé-miurge et tout puissant par le recours constant à la poupée, elle semble ici vouloir renverser les rôles de façon plus explicite. Non seulement le ventriloque n’existe plus, mais la poupée rendue orpheline se voit désormais adopter les lois imposées par les mises en scène de l’artiste qui devient, de cette façon, l’alter-native féminine du ventriloque :

« Je suis allée là-bas en pensant que l’art de la ventriloquie était une activité principalement masculine. Quand je suis arrivée, j’ai trouvé environ une centaine de portraits dédicacés de femmes ventriloques. Mais, les ventriloques aperçus à la télévision quand j’étais enfant et dont je me souvenais étaient tous des hommes qui se moquaient des femmes, et d’eux-mêmes. Des vannes, des instants de fraternité masculine avec des plaisanteries légères, toutes faites aux dépens des filles. Tant de relations masculines, de natures différentes émergeaient entre le ventriloque et sa poupée : relation paternelle, complicité amicale, amour fraternel, amour homosexuel225. »

Au-delà du renversement de genres auquel procède l’artiste en se rappropriant cette poupée, ce sont les rapports de complicité à part entière qui se nouent entre le ventriloque et son accessoire qui l’intéressent. Évoquant le phénomène de jumelage ou « twinning226 » qui se dessine entre ces deux entités, Simmons propose de mettre au jour le jeu de miroir qui va bientôt s’opérer entre elle et sa poupée.

Issues de la série Talking Objects (1987-89)227 dont chaque objet provient de la collection de Vent Ha-ven, la photographie Girl Vent Press Shots (fig. 81) et son pendant Boy Vent Press Shots (Animals) (fig. 80) confrontent les portraits de ventriloques hommes et femmes avec leurs poupées. Fonctionnant à la ma-nière d’un diptyque, ces deux photographies témoignent à notre avis de la volonté de légitimer le rôle tenu par les femmes dans une tradition où elles bénéficiaient d’une visibilité moindre. Représentées selon les mêmes codes que leurs collègues masculins, ces ventriloques femmes se voient en effet confier un rôle tout aussi important à jouer dans l’histoire de la ventriloquie. Mais plus encore, cette galerie de portraits féminins semble servir de rappel quant au rôle que Laurie Simmons s’apprête à endosser et qui l’inscrit, à son tour, dans une tradition qui privilégiait, sur tous les plans, la figure masculine.

225 Laurie Simmons in Linda Yablonsky, « Laurie Simmons », op. cit., http://bombmagazine.org/article/1985/laurie-sim-mons. « I went there thinking ventriloquism was a very male thing. When I got there, I found in fact a hundred or so autographed pictures from girl vents. But the ones I remembered from TV when I was a kid were all male and all making fun of women, and each other. Wisecracking, male bonding sessions with slightly off-color jokes, all at girls’ expense. So many kinds of male relationships came up between vent and dummy : paternal, buddy love, best-friend love, brotherly love, homsexual love. »

226 Laurie Simmons in Kate Linker, Walking, Talking, Lying, op. cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talking-lying/.227 Pour voir l’intégralité des photographies de cette série, nous renvoyons au site de l’artiste : http://www.lauriesimmons.net/photographs/talking-objects/.

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La métaphore du ventriloque : prémices du dédoublement

Si la réappropriation d’un motif et le renversement du stéréotype restent d’actualité dans la réalisation des séries autour des poupées ventriloques, l’intérêt pour le rapport intime entre la poupée et son marion-nettiste octroie, dès la fin des années 1980, une portée nouvelle au travail de Laurie Simmons. La poupée n’est plus seulement le prétexte d’une réappropriation à des fins critiques mais aussi celui d’un dialogue et bientôt d’un transfert. Dans son commentaire sur la poupée ventriloque228, Simmons évoque la nature multiple du rapport qui s’instaure entre le marionnettiste et sa poupée : un rapport qu’elle décrit comme « amical, fraternel, pa-ternel ou homosexuel ». Bien que multiple, sexuel ou fraternel, ce rapport traduit en première instance la forte contiguïté qui s’immisce dorénavant entre la poupée et l’artiste. Désormais complémentaires, ces deux entités ne sont plus à même d’exister l’une sans l’autre. Lorsque Linda Yablonsky, dans un entretien paru dans le magazine Bomb en 1996, demande à Laurie Sim-mons si son art peut être conçu comme « une forme de ventriloquie ou « comme un moyen de projeter sa voix intérieure et d’avoir un dialogue avec ses objets229 », l’artiste répond sans détour « aimer l’idée que les gens puissent concevoir son travail de cette façon230. »La tradition de la ventriloquie est donc bien plus que l’évocation d’une tradition disparue dans cette phase du travail de l’artiste. Elle se voit reliée à l’ensemble de son œuvre et, plus largement, à la façon dont cette dernière peut avoir envisagé la poupée dès ses premières apparitions. Si les objets ventriloques ou les poupées représentés dans la série Talking Objects (fig. 80 à 85) ne parlent plus, il n’en reste pas moins qu’ils évoquent irrémédiablement la métaphore d’une artiste exprimant sa voix à travers la poupée. Parce que ventriloque et artiste recourent chacun à des procédés qui aspirent à donner l’illusion du réel, tous deux sont motivés par une quête commune : celle de disposer d’une figure intermédiaire capable de porter un discours ou jouer un rôle à leur place.Survenu comme par magie, le monologue qui émane de la marionnette lorsqu’elle est manipulée par le ventriloque exerce sur le spectateur une forme de fascination231. Autre artiste à s’intéresser à cette figure, Jeff Wall montre à quel point le duo formé par le ventriloque et sa poupée subjugue son assistance avec A Ventriloquist at a Birthday Party in October 1947 (fig. 79). Ainsi que le relève Laurie Simmons, la poupée est dans ce cas appelée, littéralement, à prendre vie sous les yeux du spectateur et à assumer l’ensemble des propos qui lui sont attribués comme s’ils étaient le fruit d’une volonté indépendante232. Supplantant celui ou celle qui la fait accéder aux mouvements et à la parole, elle paraît être le fruit d’un phénomène d’ordre surnaturel :

228 Citation de la page 90.229 Linda Yablonsky, « Laurie Simmon », op. cit., http://bombmagazine.org/article/1985/laurie-simmons. « LY : Do you see your art as a form of ventriloquism? As a way to project your inner voice, so to speak, to have a dialogue with your objects? LS : I like to think that people might make that connection. »230 bidem.231 A l’époque où la ventriloquie faisait figure de divertissement traditionnel, c’est-à-dire dans les années 50.232 La poupée ventriloque, à proprement parler, n’est pas une marionnette mais nous utilisons ce terme pour désigner une poupée capable de prendre vie à travers celui ou celle qui la manipule.

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« Conceptuellement, j’adorais l’idée de la ventriloquie. Des hommes s’exprimant à travers des substituts d’eux-mêmes sans avoir la responsabilité de leurs pensées et de leurs actes. Je me suis souvenue de The dummy did it or the dummy made me do it comme étant le principe opératoire de la plupart des parodies que j’avais vues à la télévision ou à des fêtes d’anniversaire (…)233. »

Dès les premières séries photographiques qui la mettent en scène, la poupée de Simmons apparaît, se-lon ce principe, comme un moyen de rester toujours en retrait du discours qu’elle souhaite porter. Qu’il s’agisse d’une critique sur les stéréotypes ou d’un dialogue esquissé avec la poupée, la voix de l’artiste n’existe toujours que par procuration. Néanmoins, même si elle conserve son statut d’intermédiaire et contribue à dissimuler encore les traits de l’artiste derrière les siens, le dialogue qu’elle sous-entend pré-figure le futur besoin de donner naissance à un double. Plus exactement, la poupée ventriloque s’apprête peu à peu à jouer un rôle que les poupées d’Early Color Interiors (fig. 18 à 23) ne pouvaient pas tenir avant elle : le rôle de figure transitionnelle. Inspiré de la réflexion de Winnicott sur l’objet transitionnel, ce rôle reprend l’idée que la poupée se situe dans une « aire neutre d’expérience234 » et permet à celui qui la mani-pule de n’être jamais là que de manière sous-jacente : présent et absent à la fois. De la même façon, pré-cédant toujours l’artiste dans la représentation mais ne l’évinçant jamais totalement, la poupée ou l’objet ventriloques supposent aussi toujours sa présence.

Dans son article sur la figure de la marionnette dans l’art moderne et postmoderne, Petra Halkes met en évidence le double rôle que cette figure endosse vis à vis de l’artiste. Support d’expression d’une variété de moi fictifs235, elle permet aussi de donner lieu à une expérience d’ordre métaphysique :

« Dans l’art moderne et contemporain aussi bien que dans la culture populaire et la cyberculture, la marionnette reflète, d’une part, l’exaltation d’une forme de liberté d’esprit à travers de multiples soi qui se meuvent et parlent en toute indépendance. D’autre part, la préservation de la marionnette archaïque, manipulable à la main, signale un désir urgent d’être en contact métaphysique avec des expériences corporelles236. »

Absente des séries photographiques qui dressent le portrait d’une femme souvent réifiée et instrumentali-sée, l’expérience métaphysique pouvait se concrétiser seulement, dans le travail de Simmons, avec l’arrivée d’une poupée à la fonction de marionnette. Conjuguant la volonté de l’artiste de préserver un accessoire auquel elle souhaite rester fidèle et celle, plus récente, de donner lieu à des moi par procuration, la poupée ventriloque est un compromis idéal. Animée par le subterfuge d’une main glissée à l’intérieur de la poupée ou, dans le cas de Simmons, par le subterfuge d’un portrait photographique, cette figure s’avère toujours

233 Laurie Simmons, « My trip to Vent Haven » in Kate Linker, Walking, Talking, Lying, Aperture, 2005, http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talking-lying/. « Conceptually, I loved the notion of ventriloquism. Men speaking through surrogate selves and not having to take responsibility for their thoughts or actions. I remembered The dummy did it or the dummy made me do it as the operating principle of most of the skits I saw on TV or at birthday parties (…). »234 D.W. Winnicott, Jeu et réalité : l’espace potentiel (1975), Paris, Gallimard, 2002, trad. de l’anglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis, p. 45.235 Chez Winnicott, l’objet transtionnel est un non moi. Voir D.W. Winnicott, op. cit., p. 28.236 Petra Halkes, « Phantom strings and airless breaths : the puppet in modern and postmodern art », Parachute, n° 92, 1998, p. 16. « The puppet in modern and contemporary art as well as in popular and cyber-culture, reflects on the one hand an exaltation of the freedom of the mind through independently moving and speaking multiple selves. On the other hand, the preservation of the archaic, hand-manipulated puppet marks a longing for metaphysical connections grounded in bodily experiences. »

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destinée à prolonger le corps de celle qui la manipule.

Talking Objects (1987-89) : une poupée qui aspire à la vie

Reprenant à son compte de façon métaphorique le rôle tenu jadis par le ventriloque, Simmons dresse, dans Talking Objects (fig. 80 à 85), le portrait de divers objets et poupées parlants croisés au Musée de Vent Haven. Comme leur nom l’indique, ces objets – qui ne sont pas tous des poupées – supposent que leur soit associée une qualité essentiellement humaine : la parole. Néanmoins, abandonnées par les ventri-loques dont elles dépendaient jusqu’alors, les créatures de Talking Objects demeurent muettes. Ce n’est pas par la parole qu’elles sont appelées à s’animer d’un instant à l’autre mais à travers le geste photographique qui les met en scène et qui se substitue à la voix du ventriloque. Comme si, par le biais de subterfuges qui lui sont propres, ce geste était désormais capable de leur insuffler à son tour une part de vie autonome237.

Posant devant des fonds de couleurs très souvent criardes obtenus grâce au procédé de la rear projection cher à Simmons238 et mises en valeur par une lumière qui s’attarde sur leurs visages tel un projecteur, les créatures de cette série semblent en effet sur le point de s’animer. Comme pour mieux les autoriser à sortir du cadre de la photographie qui les portraiture, Jan Howard rappelle qu’elles sont souvent associées à des scènes d’extérieur et qu’elles respectent certaines conventions anciennes de la photographie de portrait :

« Elle a posé ses poupées sur des chaises pliables de musée destinées aux enfants et les a placées devant des dia-positives projetées qui représentaient des scènes d’intérieur et d’extérieur dans des couleurs saturées, ce qui les fait ressembler au genre d’arrière-plan que l’on trouve typiquement dans les portraits de studio inspirés eux-mêmes d’une tradition picturale de portraits datant de plusieurs siècles en arrière239. »

C’est la première fois que l’artiste réalise une série photographique entière sur le mode du portrait. Es-quissée en particulier dans Early Black & White (fig. 3 à 17), cette volonté de concentrer l’attention du spectateur sur le visage et l’expression de la poupée s’exprime à nouveau ici et pour des raisons qui ne pouvaient pas être anodines. Rappelant pour certaines les portraits documentaires réalisés au début du XXe siècle par August Sander240, les images de Talking Objects respectent scrupuleusement les règles de la photographie studio et présentent des modèles, tantôt objets anthropomorphes tantôt poupées, à l’expression statique et inquiétante (fig. 84-85). Dans le portrait intitulé The Frenchman (Mickey) (fig. 82), la poupée ventriloque se présente assise, les jambes nonchalamment croisées sur son siège et vêtue d’un smoking ajusté. Sur fond de papier peint fleuri, son visage éclairé par une lumière vive se détache et

237 « Pour voir les poupée prendre vie, le marionnettiste doit danser » affirmait Heinrich von Kleist, auteur de l’Essai sur le théâtre des marionnettes (1810). 238 C’est ce même procédé que l’on retrouve dans des séries plus anciennes telles que Color Coordinated Interiors (1982-83) ou Fake Fashion (1984-85). Rappelons qu’emprunté au cinéma, ce procédé consiste à utiliser des images projetées sur un fond qui sert d’arrière plan à la photographie finale.239 Jan Howard, op. cit., p. 50. « She posed them on the museum’s childsize folding chairs before rear-projected slides of solid-colored or fake interior or outdoor scenes, resembling the kind of backdrops typically found in portrait photography studios handed down from centuries-old traditions in portrait painting. »240 Certains portraits réalisés dans le cadre de son œuvre majeure Hommes du XXème siècle réalisée entre 1910 et 1964 rappellent les créatures anthropomorphes de Talking Objects. Nous pensons notamment au portrait d’une petite fille posant en compagnie de sa poupée qui rappelle la géméllité entre le ventriloque et sa poupée. Dans cette photographie comme dans d’autres photographies de Sander, le modèle paraît paralysé par l’objectif et presque dénué de vie propre.

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révèle l’expression étrange d’un personnage provisoirement immobile et muet. Car, c’est bien d’un état provisoire dont il semble s’agir. Adoptant l’attitude d’un corps animé, conscient de sa propre existence et du portrait dont il fait l’objet, ce personnage dérange. Le même sentiment se dégage d’autres images telles que Girl Miami, Florida (fig. 83) ou Pancho (fig. 85) qui, plus que tous les autres portraits, évoque l’idée d’un corps entre la vie et la mort causant à nouveau l’effet d’une inquiétante étrangeté. Nous le disions à propos de l’œuvre de Bellmer ou du corps hybride des Walking & Lying Objects, la figure de la poupée est le lieu par excellence d’une rencontre entre le moi, le familier, et l’autre, l’étrange. Incarnant tout à la fois ces deux instances, la poupée et l’objet ventriloques deviennent le véhicule d’un glissement plus explicite. Laurie Simmons les considère en l’occurrence comme plus réels que le réel, plus vivants que le vivant et justifie par là même la préférence qu’elle leur voue au détriment de la figure humaine :

« Elles vous donnent la chair de poule. Je ne les aime pas particulièrement. Mais le fait d’animer une chose inani-mée me donne un grand pouvoir. Il y a quelque chose de singulièrement crédible dans le pathos de ces personnages comme s’ils essayaient d’imiter des situations réelles. Chaque fois que je prends un être humain en photo, je le ressens comme une sorte d’échec241. »

Condition de l’ « effet de vivant » qui s’opère dans ces images, le geste photographique existe plus que jamais en corrélation avec la poupée et ce sont les effets de lumière, le cadrage et le format choisis par Simmons qui lui insufflent sa part de vie. De plus, la présence de l’artiste est incontestablement palpable dans cette première série consacrée aux poupées et objets ventriloques de Vent Haven. Soigneusement disposées pour apparaître comme les modèles d’un portraitiste de studio, les créatures aux visages illu-minés nous confrontent à la présence d’un autre derrière la poupée, un autre dont on peut suggérer cette fois qu’il désigne l’artiste elle-même.

Bien qu’elle soit apparue initialement pour accorder sa place au simulacre masculin et pour étoffer le commentaire sur les stéréotypes, la poupée ventriloque offre le prétexte d’une transition vers une nou-velle poupée. La série Talking Objects ouvre donc la voie à des œuvres telles que Clothes Make the Man entre 1990 et 1992 (fig. 86-87), sculpture exposée en 1991 à la galerie Metro Pictures242 et la série photogra-phique Cafe of the Inner Mind en 1994 (fig. 88-89) qui toutes deux réemploient cette même poupée afin de proposer un discours recentré sur le stéréotype masculin. La série The Music of Regret (fig. 90 à fig. 100) réalisée peu après, toujours en 1994, témoigne quant à elle d’un nouvel usage de la poupée ventriloque. En effet, au visage anonyme qui caractérisait encore les poupées ventriloques utilisées entre 1989 et 1994, se substitue cette fois un visage dont les traits imitent ceux de l’artiste elle-même. D’une poupée transitionnelle avec laquelle elle entretient un lien métaphysique, Laurie Simmons devait donc passer par la matérialisation de son propre sosie. A partir de cet instant précis et tel que nous l’avons suggéré dans l’avant-propos de notre analyse, l’usage de la poupée pourrait se réclamer d’une dimension plus expli-citement autobiographique243 ou autofictionnelle. Non plus seulement destinée à nourrir une réflexion

241 Laurie Simmons in Ariella Burdick, « The artist’s camera doesn’t lie », Newsday, juillet 2007, pp. B4-B6. « They are creepy, I don›t like them all that much. But it gives me a great sense of power to animate an inanimate object. There›s something more real to me about the pathos of these characters, as they try to duplicate the situations of real people. Every time I take a picture with a human in it I feel it is some kind of failure. »242 Jan Howard, op. cit., p. 61.243 Le terme d’ « autobiographique » pouvant porter à confusion, nous lui préférons parfois le terme de « personnel ».

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autour du thème de la représentation et du stéréotype féminin, l’usage d’une poupée que nous désignons simultanément comme une « poupée-effigie », « poupée-double », « poupée-miroir », « poupée-sosie » et plus tard comme une « poupée-substitut » permet à l’artiste d’actualiser un certain nombre de projections identitaires.

Une créature à l’image de l’artiste : le jeu de miroir

Si tant est que nous avons pu observer des nuances dans l’usage que fait Laurie Simmons de la poupée – une poupée mettant en scène le stéréotype et une poupée transitionnelle autorisant le dialogue -, il paraît évident que la poupée du début des années 1990 répond à un nouveau besoin : celui de s’identifier avec cet acces-soire. Considérant le peu d’études dont nous disposons sur le sujet, il convient de préciser que le propos qui suit se base essentiellement sur notre propre appréhension de la question. L’analyse à laquelle est consacrée la présente partie tout comme celle qui a été proposée sur la figure transitionnelle est par conséquent plus brève que les analyses qui constituent notre chapitre sur le stéréotype féminin. Il s’agit pour l’heure de reve-nir sur les exemples littéraires évoqués dans notre introduction afin de mettre en lumière le passage d’une poupée anonyme vers une poupée conçue pour pasticher l’artiste. Dans le contexte du début et de la fin du XIXe siècle, les créatures imaginées par Hoffmann et Villiers de l’Isle Adam dans L’Homme au sable et L’Ève future ont notamment pour point commun de rendre possible la rencontre entre le moi et la projection du moi. Automate ou poupée, la créature sert dans les deux cas de réceptacle pour le fantasme narcissique de Nathanael et Lord Ewald ; c’est dans les traits de la poupée que l’un et l’autre se retrouvent eux-mêmes244. Et, plus qu’une figure censée représenter l’idéal féminin, la créature artificielle devient un miroir pour celui qui la convoite :

« Il tressaillait d’un ravissement intérieur en songeant à l’accord merveilleux qui se manifestait chaque jour davantage entre son cœur et celui d’Olympia ; car il lui semblait qu’Olympia eût exprimé ses pensées intimes sur ses œuvres, sur sa faculté poétique, et cela par l’organe de sa propre parole à lui, Nathanael. Il ne pouvait guère, en effet, en être autrement ; car Olympia ne prononçait jamais un mot de plus que ce que nous avons rapporté245. »

C’est d’un procédé similaire à celui décrit ici par Hoffmann que s’enquiert la poupée ventriloque de Lau-rie Simmons. Cependant, contrairement à la passive Olympia, la poupée de Simmons paraît capable quant à elle de se rendre autonome du « ventriloque » qui lui insuffle sa « voix ». Dans l’acte même de faire parler ou de faire exister la poupée à sa place, ventriloque et artiste expriment tous deux la volonté de donner vie à un moi qui ne peut pas être effectif dans la réalité. Au même titre que Nathanael ou Lord Ewald, l’artiste qui se cache derrière sa poupée souhaite de quelque façon renouer avec ce moi ou le faire accéder à l’existence par des moyens qui lui sont propres.

Chez Hoffmann et Villiers de l’Isle Adam, ainsi que nous l’avons suggéré, les créatures artificielles ap-paraissent également comme le moyen de compenser un manque et de résoudre une dissonance entre le

244 « Pour moi seul à lui ce regard d’amour dont les rayons ont embrasé mon cœur et mon esprit, et ce n’est que dans l’amour d’Olympia que je me retrouve moi-même. » E. T. A Hoffmann, L’Homme au sable, op. cit., p. 43.245 Ibid, p. 45.

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moi et l’autre. Plus précisément, c’est le conflit résidant entre la perfection de l’être physique et le vide de l’être spirituel qui pousse les personnages de L’Homme au sable et de L’Ève Future à trouver ailleurs que dans le vivant l’espoir d’être contentés. Ce point de vue livré par des hommes, qu’ils soient créateurs ou soupirants, ne pouvait donner lieu qu’à une considération univoque et biaisée de ce à quoi la créature artificielle se destine. En effet, dans ce contexte, elle sert d’abord à consoler l’homme d’une déception que la femme, condamnée à créer le manque, semble incapable d’éviter. De cette façon, dans la satisfac-tion engendrée par la vision de la créature, le manque n’aurait plus lieu d’être et le simulacre comblerait à merveille le vide de l’original. Mais se pose alors une question essentielle : que peut-il se produire pour que l’insatisfaction qui définit les personnages soit amenée à disparaître de la sorte? Par quels moyens le substitut est-il en mesure de combler les manques de l’original ?Nous avons tenté d’esquisser la réponse à cette question en empruntant à Nathanael l’idée qu’il exprime à propos d’Olympia et qui présente la créature comme le lieu de retrouvailles narcissiques : c’est dans le simulacre que le moi se réconcilie avec lui-même. De cette manière, le besoin de se voir reflété à travers la créature donne à Nathanael l’illusion d’une unité retrouvée. A la façon d’un miroir, l’automate Olympia dévoile à celui qui l’adule la part d’un moi fictif qu’il envisage comme le seul moyen de « résoudre les contradictions et d’aller jusqu’au bout de soi 246 » ; poupée et moi ne font plus qu’un. Si le manque éprou-vé par Nathanael et Lord Ewald prend racine dans le conflit entre le masculin et le féminin, dans l’incom-préhension d’un autre qu’ils sont appelés à craindre, il s’agit, dans une plus large mesure, de résoudre le conflit qui oppose leurs différents moi et le monde alentour. Cette même dissonance légitime, dans un contexte sociétal qui privilégie de plus en plus la copie au détriment de son modèle, permet aussi bien de mettre en lumière l’une des nouvelles caractéristiques de la poupée de Laurie Simmons : sa capacité à faire acte de présence à la place de l’artiste.

Bernhild Boie qui, dans son étude de 1979, s’est consacré aux différentes manifestations du simulacre dans la littérature247, propose de voir la poupée, en particulier la marionnette, comme une figure capable d’être « à la fois le reflet de l’homme et sa figure complémentaire248. » Quand bien même cette observation porte une nouvelle fois sur des exemples littéraires, la notion de « reflet » nous paraît essentielle dans le rôle qui incombe à la poupée de Laurie Simmons dès le début des années 1990. Ceci témoignant d’un aboutissement dans la relation entretenue jusque-là avec la poupée, ce n’est qu’à partir de cet instant que l’artiste peut confier à son accessoire fétiche la fonction de miroir. En effet, déplacée dans un contexte so-ciétal qui privilégie de plus en plus la copie au détriment de son modèle, la même dissonance qui concerne les personnages de L’Homme au sable et L’Ève Future met au jour l’une des nouvelles caractéristiques de la poupée de Simmons : sa capacité à faire acte de présence à la place de l’artiste. C’est donc, à notre avis, la tentative de réparer la fissure qui s’est immiscée entre deux moi, l’un issu d’une certaine forme de re-présentation et l’autre souhaitant s’en extraire, qui, selon nous, est à l’origine de l’apparition d’une « pou-pée-effigie » dans le travail de Laurie Simmons. Car, simulacre vacillant entre les codes du monde réel et

246 Isabelle Krzywkowski, op. cit., p. 167.247 En particulier dans les œuvres romantiques allemandes. Bernhild Boie, « La vie en effigie » in L’homme et ses simulacres : essai sur le romantisme allemand, Paris, J. Corti, 1979.248 Ibid, p. 179. Le terme de « marionnette » employé ici par Bernihld Boie peut désigner plus généralement la pou-pée, mais nous allons voir que la marionnette seule permet de faire naître progressivement le double.

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du monde fictionnel, seule l’effigie pouvait servir de compromis dans la tension entre le monde social et le monde intérieur de Laurie Simmons249.

The Music of Regret (1994) : l’apparition de l’effigie

Dans certaines des photographies exposées à Vent Haven, des ventriloques posent avec des marionnettes à leur effigie250 et rappellent, plus que la nature fusionnelle du rapport qui s’insinue entre le ventriloque et sa poupée, la possibilité d’un dédoublement entre ces deux instances. C’est de ce dédoublement dont il est question dans la série photographique The Music of Regret.Pour cette œuvre réalisée en 1994, Laurie Simmons réemploie les poupées masculines qu’elle met en scène dans Clothes Make the Man (fig. 86 -87) et Cafe of the Inner Mind (fig. 88-89) pour mieux les accompagner d’une autre poupée, féminine cette fois. C’est la première fois, depuis 1987, qu’une figure féminine réapparaît dans le travail de Simmons251. Portraiturée seule et entamant la série dans The Music of Regret I (fig. 90), cette nou-velle poupée à la chevelure jais et au pullover noir émerge d’une pénombre qui ne laisse découvrir qu’une moitié de son visage. Dans les photographies The Music of Regret VIII, The Music of Regret IX, The Music of Regret X et The Music of Regret XI (fig. 96, 97,98 et 99) ainsi que dans Lying in Caroline’s Field (Color) (fig. 100), cette même poupée est à nouveau représentée seule. The Music of Regret II (fig. 91) et The Music of Regret III (fig. 92) la représentent cette fois en duo avec l’un de ses pendants masculins. Et, pour finir, les quatre pho-tographies The Music of Regret IV, The Music of Regret IV (Color) (fig. 93), The Music of Regret VI (fig. 94) et The Music of Regret VII (fig. 95) la mettent en scène entourée de plusieurs de ses alter egos masculins.

Éclectique dans les différentes configurations qui la composent, The Music of Regret tend pourtant vers un seul but : mettre en valeur cette nouvelle égérie féminine. En effet, lors que les protagonistes mas-culins qui lui font pendant dans ces images semblent être surtout les copies des personnages de Cafe of the Inner Mind et Clothes Make the Man, cette figure nous interpelle. Véritable héroïne des scènes qui nous sont dépeintes, la poupée devient le centre d’attraction à la fois du spectateur et des autres figures qui la côtoient. Et, fait plus troublant encore, dans le détail de ses traits, dans sa chevelure et dans les vêtements qu’elle arbore, elle révèle une ressemblance évidente avec celle qui la manipule et la portraiture : elle est le premier double de l’artiste.Alors comment justifier la soudaine apparition d’une effigie dans un corpus qui, jusque-là, privilégiait le recours à des poupées de différentes factures mais toujours anonymes ? Bien que Laurie Simmons n’uti-lise pas le terme de « double « ou celui d’ « effigie » lorsqu’elle évoque cette série de 1994, elle justifie toutefois le recours à cette nouvelle figure en évoquant le désir nourri depuis longtemps d’être sa propre muse :

249 Yablonsky Linda, « Laurie Simmons », Bomb, op. cit., http://bombmagazine.org/article/1985/laurie-simmons.250 Girl Vent Press Shot, quatrième et cinquième photographie de la seconde rangée par exemple. Voir pour cela Laurie Simmons, « Me, Myself, and I » in Kate Linker, op. cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talking-lying/. 251 A l’exception de la série The Walking and Lying Objects dans laquelle le corps de la poupée réfère explicitement au corps féminin.

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« J’ai toujours su que je voulais être artiste et, ce nonobstant, j’ai passé le plus clair de ma jeunesse à vouloir deve-nir la femme ou la maîtresse d’un grand artiste dont je serais la muse. Pensées pré-féministes. Utiliser mon image signifiait que je m’engageais à être ma propre inspiration physique et émotionnelle. Cela voulait dire m’afficher moi-même, comme je l’entendais. Et j’aime l’idée de m’être engagée à faire de moi ma propre muse.252 »

Selon les confidences de l’artiste, l’apparition d’une « poupée-double » coïncide donc avec la volonté de donner corps à un fantasme. Mais avant cela, de la même façon que le choix porté sur la poupée ventriloque dans la série Talking Objects découle en premier lieu du désir de renverser une tradition qui privilégiait la figure masculine, le choix d’une effigie réaffirme Simmons en tant que femme artiste dans un monde qui la mettait à l’écart. Malgré sa nouvelle facture et les nouvelles projections dont elle fait l’objet, cette nouvelle poupée sert toujours de méthode pour extraire la femme d’un mode de représentation et de perception confor-mistes : elle autorise la destitution du schéma artiste-muse au sein duquel l’homme, seule instance créatrice du binôme, dispose de son alter ego féminin comme d’une source pour alimenter son talent. Toutefois, à travers ce renversement des codes préétablis, la poupée n’incarne plus tellement l’échec d’une identité dis-soute par le stéréotype, mais bien plutôt la tentative de renouer avec cette identité. Car, ainsi que nous l’avons suggéré dans notre introduction, la poupée permettrait aussi bien d’illustrer la perte d’une identité que la ten-tative d’un rapprochement avec cette identité perdue. En décidant de s’incarner dans le corps de la poupée,

l’artiste peut à présent définir ses propres codes et s’offrir la possibilité d’une réconciliation avec son moi.

Une histoire de ressemblance : différentes occurrences du moi

La nouvelle parenté physique de la poupée avec Laurie Simmons est particulièrement saisissante dans la photographie The Music of Regret VIII (fig. 96) qui la représente de trois quart dédoublée dans un jeu de clair-obscur. Plongée en partie dans l’obscurité, l’effigie n’est pas aussi imposante que l’ombre qu’elle projette et qui se détache de profil sur le fond de l’image. C’est en effet dans les contours de cette ombre que l’on devine le mieux les traits de l’artiste ; cela au point de douter de l’identité du modèle dont elle émane. Est-ce la poupée ou est-ce l’artiste ? Le doute est de mise. Y compris pour l’artiste elle-même :

« En 1993, j’ai contacté le même ventriloque avec lequel j’avais fait mes petits bonshommes253. Je lui ai envoyé une sélection de polaroïds qui représentaient mon visage et mes cheveux. Il a produit une figure féminine si res-semblante qu’il était impossible de discerner son ombre en profil de la mienne254. »

252 Laurie Simmons citée par Jan Howard in Laurie Simmons : The Music of Regret, op. cit., p. 65. « I always knew I wanted to be an artist, and even given that, I spent a lot of my time when I was young wishing to be the wife or mistress of a great artist, for whom I would be a great muse. Pre-feminist thinking. Using my own image was about making this commitment to being physical, emotional inspiration to myself. Having it be right out there, where I could own it. And I like that commitment to that idea, that I would be my own muse. »253 Poupées sur mesure utilisées dans Cafe of the Inner Mind (1994) et dans Clothes Make the Man (1990-92). 254 Laurie Simmons, « Me, Myself, and I » in Kate Linker, op.cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talk-ing-lying/. « In 1993 I contacted the same ventriloquist who had made my little men, and I sent him a bunch of Polaroids

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Les photographies The Music of Regret I, The Music of Regret IX et The Music of Regret X (fig. 90, 97 et 98) fonctionnent selon le même mode de représentation puisqu’à chaque fois, la poupée laisse se dessiner une ombre derrière elle. Plus encore que dans ces trois images où l’ombre apparaît également, c’est la photo-graphie The Music of Regret VIII (fig. 96) qui traduit le mieux l’équivoque de plus en plus troublant entre le corps réel de l’artiste et son pastiche. En effet, paraissant dans cette image jouir toutes deux d’une forme d’existence autonome, à la fois la poupée et son ombre deviennent des projections possibles de l’artiste. Nous supposions à propos des Talking Objects (fig. 80 à 85) que l’artiste se trouvait là, quelque part, sans que nous ne puissions jamais la reconnaître dans les visages qui composent cette galerie étrange. Présente et absente à la fois, l’artiste devait donc exister, selon nous, seulement par procuration. Comme si elle était, en quelque sorte, l’ombre de sa poupée. Surpassant désormais la poupée dans le jeu de la ressem-blance et suggérant mieux qu’elle la présence de l’artiste, l’ombre qui se détache dans quelques-unes des photographies de la série The Music of Regret, incarnerait une autre matérialisation du moi, la plus proche de l’artiste :

« Je l’ai photographiée [la poupée] des dizaines de fois, mais c’est son ombre qui a fini par me hanter bien plus que son visage.255 »

Ceci étant, différente de l’ombre qu’elle projette, la « poupée-effigie »256 s’inscrit quant à elle dans une forme de dédoublement qui appartient davantage à la caricature du moi. Autrement dit, lors que l’ombre qui se dessine dans les photographies susmentionnées pourrait émaner de l’artiste elle-même, la poupée continue d’évoluer dans un monde de l’entre-deux qui autorise le recul nécessaire entre la copie et l’ori-ginale. En elle se côtoient toujours une part de vivant et une part d’inerte, une part de familier et une part d’inquiétant ; elle est toujours en partie l’autre. Ombre et poupée sont par conséquent deux mani-festations différentes du moi, jamais définitives, et qui se voient remplacées par d’autres figures dans les œuvres à venir. Si Laurie Simmons donne naissance à une poupée qui tient à la fois le rôle de double et de muse, de figure complémentaire et de figure inspiratrice, c’est qu’il est question dans cette première série qui la met en scène d’explorer des thématiques à la résonnance plus personnelle. Dès l’origine, dans son travail et dans la plupart des œuvres littéraires ou artistiques qui en font usage, la poupée est définie par un paradoxe : elle est située d’une part du côté d’un discours critique porté sur le monde social et d’autre part du côté de l’expérience par procuration. Pas encore autorisée à entrer dans ce second champ d’expérience et mé-taphore d’une femme réifiée, la poupée d’Early Color Interiors (fig. 18 à 23) ou les créatures de Walking & Lying Objects (fig. 39 à 62) pouvaient davantage faire craindre l’interchangeabilité de la poupée et du corps vivant. En revanche, à partir de l’instant où la poupée de Simmons adopte ses traits et se mue en une ef-

of my face and hair. He produced a female figure who resembled so completely that her shadow in profile was virtually indistinguishable from mine. »255 Ibidem. « I photographed her (la poupée) over and over, but it was her shadow that ended up haunting me far more than her face. »256 Elle a été réalisée par un artisan qui avait été commandité également pour la réalisation des poupées de Cafe of the Inner Mind (1994) et Clothes Make the Man (1990-92). Voir propos de Laurie Simmons in « My trip to Vent Haven » in Kate Linker, op. cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talking-lying/.

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figie, l’interchangeabilité entre ces deux entités paraît relever d’une nécessité. Selon ce principe, introduite dans un nouveau champ de représentation, la poupée interfère pour la première fois avec la question du fantasme. Un fantasme qui au-delà du désir formulé par l’artiste d’être sa propre muse comporte une part ambivalente. Car, comme le titre de la série The Music of Regret le sous-entend, le fantasme est aussi son propre échec et n’existe pas sans le sentiment qui l’a engendré : le regret.

Le paradoxe de la notion de regret

Nous l’avons dit, en accordant pour la première fois une place privilégiée à sa propre effigie, l’artiste a pour intention de déplacer la poupée vers un champ d’expérimentation plus personnel. Ayant rêvé d’une part d’être la muse d’un grand artiste, Laurie Simmons avoue d’autre part avoir espéré, adolescente, être la fille adulée par tous ses camarades. Désormais adulte et confrontée à l’irréversibilité du temps qui passe, l’artiste trouve dans la « poupée-effigie » le seul moyen d’actualiser cette chimère :

« Il y est question d’être l’objet d’une admiration totale. Il y est question d’être l’amie de tout le monde et c’est l’unique moment où il m’est donné de réaliser cela257. »

A l’image de ce nouveau fantasme, des scènes comme The Music of Regret II (fig. 91) et The Music of Regret III (fig. 92) évoquent ainsi le souvenir de quelque soirée de promotion imaginaire258 où yeux dans les yeux, le sourire aux lèvres (The Music of Regret III, fig. 92) ou enlacés dans un geste tendre (The Music of Regret II, fig. 91), des amoureux savourent leur bonheur. Il semble en effet que rien ne puisse venir perturber le doux bonheur et l’expression extatique des deux poupées représentées dans chacune de ces scènes. Dès lors, imperceptible dans ses œuvres antérieures, le thème de la romance est ici abordé pour la première fois par Simmons:

« C’étaient les toutes premières photographies que j’avais jamais faites sur l’amour et c’est leur espèce d’atmos-phère de comédie musicale à l’eau de rose qui me permit de traiter ce sujet259. »

Inconciliable avec les séries photographiques où l’effigie est absente, notamment parce qu’il renvoie à l’univers affectif de l’artiste et non plus seulement à l’univers codifié des premières poupées, le sentiment amoureux n’est pourtant pas idéalisé. Il semble même que celui-ci ne puisse pas exister indépendamment du sentiment de regret, par essence péjoratif. En effet, source de la volonté de concrétiser le fantasme, le regret serait l’une des conditions sine qua non de l’idylle amoureuse. Comme si, à peine convaincu par l’image de tendres retrouvailles entre l’effigie et l’un de ses prétendants, le spectateur devait se retrouver face à la désillusion d’une rêverie provisoire. Résultat à nouveau de la volonté de produire simultanément

257 Linda Yablonsky, « Laurie Simmons », Bomb, op. cit., http://bombmagazine.org/article/1985/laurie-simmons. « It’s about being the object of a total and complete admiration. It’s about being everybody’s friend and it’s the only time I can make these things happen. »258 Jan Howard, op. cit., p. 65. 259 Laurie Simmons, « Me, Myself, and I » in Kate Linker, op. cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talk-ing-lying/. « These were the first pictures I have ever made about love, and their kind of cornball musical theater ambience made it possible for me to deal with the subject matter. »

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l’illusion d’un idéal et la révélation d’un leurre, les images de The Music of Regret veulent traiter à la fois de l’actualisation d’un désir et de son échec :

« Une émotion moins appréciée, si tant est que l’on puisse classer les émotions de un à dix, c’est la jalousie. C’est une émotion terrible. Mais le regret, pour moi, c’est la mort. Il y a des émotions que les psychologues désignent comme le ‘regroupement de la tristesse’ et qui sont la mélancolie, la déception et le découragement. Le regret y figure aussi. Et le regret nous parle d’opportunités manquées, de moments perdus, ou d’une vie gâchée. Souvent, il concerne des choses sur lesquelles nous n’avons aucune prise. Quand on regrette quelque chose, il est naturel de ressasser cette chose encore et encore, puis d’imaginer qu’on change le cours de ses actions et qu’on suit le fil des événements qui auraient pu se produire à la place. D’une certaine manière, on s’imagine réécrire le passé260. »

Indubitablement associé à la notion de nostalgie que l’artiste rejette la plupart du temps261, le regret lui est toujours préféré dans le rapport intime qu’elle entretient avec le passé. Car, associé à l’effigie, ce « senti-ment de perte et d’amertume262 » est remplacé par la possibilité de récrire le passé. Dicté en partie par les codes qui fondent la société dans laquelle l’artiste a grandi, le premier regret dont nous parle Simmons concerne le désir manqué d’être la muse d’un grand artiste. Plus ironique que sincère quand on connaît les intentions féministes de Laurie Simmons, ce regret n’était formulé que dans le but d’engendrer la concrétisation d’un fantasme réel : celui d’être sa propre muse et non celui d’être la muse d’un autre. La perte d’une identité comprise selon un système de valeurs préétabli – l’homme est l’artiste, la femme est la muse – deviendrait, selon ce principe, le prétexte pour l’établissement d’un autre moi sur lequel l’artiste aurait cette fois une entière prise. De cette manière et comme le relève Jan Howard, le regret résulterait à la fois de la perte d’un désir forgé socialement, être la muse d’un grand artiste, et de l’actualisation d’un désir nouveau, le fantasme de la muse reformulé selon d’autres critères :

« The Music of Regret reflète également le changement constructif, ou la libération, qui peut découler de l’expérience du regret. Ce fut seulement en examinant son désir profond, enraciné, d’être l’objet de l’admiration, d’être la muse de quelqu’un d’autre, qu’elle (Laurie Simmons) résolut de devenir sa propre muse263. »

N’étant plus seulement connoté négativement, le regret motive dans cette œuvre l’abandon d’un fan-tasme prédéfini par des données stéréotypées et le remplace par un fantasme aux composantes modifiées. Comme si le besoin de passer par la réappropriation s’appliquait à l’imaginaire plus qu’à tout autre champ de représentation. « Je suis la poupée et je fais d’elle ce que je veux », voilà ce que Laurie Simmons pour-rait avoir envie de revendiquer. Car, après tout, quelle autre fin devait servir l’effigie si ce n’est celle de réaffirmer Simmons, en tant que créatrice inspirée et créature inspirante, en tant que femme et en tant qu’artiste ?

260 Linda Yablonsky, « The Sound of Silence », op. cit. p. 67. « A less favorite emotion, if you can rate emotions one-to-ten, is jealousy. It’s awful. But regret—for me that’s the killer. There are emotions psychologists call the “sadness grouping” which include melancholia, disappointment and discouragement. Regret fits here too. But regret is about lost opportunity, moments, or a lost life, and often regret focuses on things outside of our control. When you regret something, the tendency is to go over the facts again and again and then to imagine changing your actions and then following the chain of events that would have occurred. So in a sense you’re imagining rewriting the past. »261 Laurie Simmons : Color Coordinated Interiors 1983, op. cit., p. 4.262 Jan Howard, op. cit., p. 65.263 Ibidem.

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Mise en scène du moi

« - Est-ce que vous avez déjà envisagé d’être votre propre modèle dans vos photographies ? - Vous voulez dire utiliser mon véritable moi, mon moi humain ? Oh, non.264 »

Dans le propos qui a précédé, nous nous sommes intéressés aux raisons pour lesquelles l’effigie fait son apparition ainsi qu’aux différents questionnements que cette nouvelle figure génère. Dans les œuvres qui suivent l’année 1995, l’artiste propose de décliner cette même figure dans des formes et configurations jusque-là inexplorées. Au cœur de la quête qui l’occupe depuis le milieu des années 1990, l’effigie devient en effet le prétexte de plusieurs mises en abyme. Annoncée par son titre comme une galerie d’autopor-traits, la série Black Bathroom / Self Portraits (1996-1998) laisserait penser que, pour la première fois, l’ar-tiste évince la poupée. Pourtant, visant une nouvelle fois à brouiller les pistes quant au véritable sujet des portraits dépeints, le titre de cette œuvre induit le spectateur en erreur. Car, toujours substituée à l’artiste, c’est la poupée qui assume cette fois encore le premier rôle de cette série de six photographies. Différente de l’effigie représentée dans The Music of Regret (fig. 90), elle n’est cependant plus un pastiche caricatural, mais paraît être ici plus qu’ailleurs un double de l’artiste, une déclinaison de muses à son image.

Y compris lorsque les traits de la poupée imitent de façon de plus en plus fidèle les traits de l’artiste et ainsi qu’elle l’affirme à Linda Yablonsky dans la citation susmentionnée, Laurie Simmons n’envisage à aucun moment d’utiliser son propre corps comme modèle de ses photographies. Faisant appel comme lors de la réalisation de The Music of Regret à des artisans spécialisés, elle s’intéresse dans un premier temps aux moyens que ceux-ci emploient pour restituer les particularités de son visage :

« A partir de là, il était plus aisé de commencer à avoir des têtes différentes à mon image réalisées par différents sculpteurs. J’étais presque plus curieuse de voir les résultats des tentatives amenées par les artistes pour saisir mon portrait que je ne l’étais de voir les têtes elles-mêmes. Les têtes sculptées me ressemblaient à divers degrés, de l’insultant à l’acceptable. Au final, je n’ai jamais eu ce que je voulais, mais le défi de trouver le bon angle ou le trait facial qui puisse me ressembler le plus m’incita à continuer de photographier265. »

Si l’on se fie à ces paroles, la poupée de Black Bathroom / Self-Portraits ne ressemble pas plus à l’artiste que la poupée de The Music of Regret (1994), mais c’est la tentative de saisir l’un de ses traits caractéristiques, quand bien même celui-ci est toujours une caricature, qui prime. D’une part, au moyen de stratagèmes propres aux artisans qui fabriquent la poupée et d’autre part, au moyen des stratagèmes propres à l’artiste, car c’est encore une fois par le geste photographique que la ressemblance peut s’actualiser.

Les deux photographies Angel (Center/Fancing Right) (fig. 101) et Angel (Flying Left) (fig. 102) représentent l’une des « poupées-doubles » en ange tandis que celles de Midlake (fig. 103) et Lake/Night View (fig. 104)

264 Linda Yablonsky, « Laurie Simmons », op. cit., http://bombmagazine.org/article/1985/laurie-simmons. « - Have you ever considered using yourself in your pictures? - Using my real human self? Oh, no. »265 Laurie Simmons, « Me, Myself, and I », in Kate Linker, op. cit., « From there it was easy to start having different heads made in my image by different sculptors. I was almost more curious about the results of the artists’ attempts to capture my likeness than I was about the heads themselves. The sculpted heads resembled me to various degrees, ranging from insulting to passable. I never ultimately got what I wanted, but the challenge of finding the one angle or the one facial feature that looked like me kept me shooting. »

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portraiturent d’autres effigies en milieu aquatique. Black Bathroom / April 16, 1997 (fig. 105) et Party Dress (The Quarter View) (fig. 107) dépeignent respectivement une poupée probablement miniature dans son bain et une « poupée-guignol » qui ne possède pas de corps. Il est difficile de déterminer si parmi cet ensemble de six images, deux ou plusieurs de ces poupées sont identiques et nous serions tentés d’avancer que cela n’est pas le cas. Quelle que soit la réponse à cette question, il nous intéresse de voir cette œuvre comme la tentative de laisser libre cours au fantasme esquissé plus tôt d’une artiste devenue sa propre muse. Prolongement de la série The Music of Regret (1994), la série Black Bathroom / Self-Portraits atteste de la liberté avec laquelle Laurie Simmons peut à présent manier son effigie. Choisissant de faire endosser à sa poupée des costumes et des traits différents, l’artiste tire à sa guise les ficelles de sa marionnette et n’est jamais là que par le biais d’un jeu de suggestions.

Illustrant cette liberté nouvellement acquise, les deux photographies qui représentent l’artiste en costume d’ange paraissent figurer davantage un portrait abstrait qui tiendrait d’une vision ou d’une projection imaginaire. Car, c’est plus difficilement que l’on retrouve dans ces deux figures évanescentes les traits ca-ractéristiques de Laurie Simmons. Les quatre autres portraits qui comprennent Party Dress (Three Quarter View) (fig. 107), Midlake (fig. 103), Lake/Night View (fig. 104) et Black Bathroom/April 16, 1997 (fig. 105) renvoient quant à eux plus directement à leur modèle. Il demeure toutefois compliqué de savoir lequel de ces avatars est le plus ressemblant. Mais là n’est pas le but de ces images puisque, comme l’explique Simmons elle-même266, il ne s’agit pas d’y trouver son parfait sosie, mais plutôt de considérer ces poupées, dans la particularité de leur facture, dans le choix des prises de vue et dans les jeux de lumière, comme autant d’échantillons hétéroclites de sa personne.

Dans son court essai à propos du dédoublement qui s’opère entre elle et sa poupée dès les années 1990267, l’artiste précise que chacune des images qui composent Black Bathroom / Self-Portraits possède une histoire à part entière. De ce fait, plus que toutes les autres séries qu’elle réalise, cet ensemble d’ « autoportraits » éclectiques répond tout à la fois au besoin de voir évoluer différentes occurrences d’un moi fictif et à celui d’exister par procuration dans des décors qui jusque-là étaient réservés à une poupée anonyme268. Au-delà de la possibilité d’une ressemblance, c’est donc la façon dont la poupée est amenée à la remplacer qui intéresse l’artiste. Au sujet de Black Bathroom / April 16, 1997 (fig. 105), Laurie Simmons raconte :

« En 1997, presque vingt ans après mes premières photographies (set-up photos), j’ai inventé une petite figure à mon image que je pouvais insérer dans mes photographies. J’ai trouvé un superbe modèle en noir et blanc d’une salle de bains qui avait été utilisée pour la vitrine d’un magasin de plomberie. J’ai fait un trou de la taille d’un dia-mant dans la paroi pour que le soleil puisse produire les mêmes effets d’ombre et de lumière que dans mes pho-tographies originales. J’ai placé cette installation (avec la figurine à mon image) devant la même fenêtre et avec la même lumière matinale que là où, des années auparavant, j’avais pris en photo les salles de bains bleues. (…)269 »

266 Laurie Simmons, « Me, Myself, and I » in Kate Linker, op. cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talking-lying/. 267 Ibidem.268 Laurie Simmons in « Laurie Simmons interviewed by Carroll Dunham », The Journal, p. 53, http://www.lauriesim-mons.net/writings/the-journal/. 269 Laurie Simmons, « Me, Myself, and I » in Kate Linker, op. cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walk-ing-talking-lying/. « In 1997, almost twenty years after I’d made my first set-up photos, I invented a small figure in my likeness who could step into my pictures. I’d found a beautiful black-and-white-model of a bathroom that had been used as a window display in a plumbing-fixture store. I cut a diamond-shaped hole in the wall so the sun could make the same

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Si l’on devine dans cette image la référence aux intérieurs et à la poupée miniature d’Early Black & White et Early Color Interiors, il s’avère ici que dans son entreprise de dédoublement, l’artiste va plus loin qu’un simple rappel et procède d’une stratégie de mimétisme. Reproduisant une configuration similaire à celle que l’on retrouve dans Bathroom I (fig. 106) tirée de la série Early Black & White, le portrait en poupée Black Bathroom / April 16, 1997 (fig. 105) cite une œuvre antérieure en même temps qu’il constitue une véritable mise en abyme. Dès cet instant, l’effigie acquiert une fonction qu’on ne pouvait pas lui attribuer auparavant : elle sert de substitut et remplace par là même le corps de l’artiste là où ce dernier ne peut et ne veut pas être.

Dans cette nouvelle fonction, alternative des stratégies telles que celles du déguisement ou du travestisse-ment, la poupée doit être comparée ici aux différents masques endossés par Cindy Sherman. Car, similaires dans leur capacité à dissimuler le corps de l’artiste, à le maintenir dans l’ombre, les masques de Sherman et les « poupées-substituts » de Simmons permettent qu’une frontière soit toujours maintenue entre l’artiste et sa représentation.

Entre la présence et l’absence : la poupée comme un masque

Dans son article de 2006 « The Sound of Silence270 », Linda Yablonsky pose une question essentielle quant au statut que tiennent les poupées et marionnettes dans l’art contemporain :

« Je me demande si les artistes reviennent aux marionnettes pour les mêmes raisons que Craig : grâce à leur attrait enfantin, les marionnettes sont d’efficaces véhicules pour transmettre des propositions abstraites et pour déjouer l’influence potentiellement dénaturante de l’ego humain. De cette manière, elles fonctionnent comme des masques, subjuguant l’identité de l’artiste au profit de la révélation d’une vérité plus grande qui le dépasse271. »

Bien que portant sur le film réalisé la même année par Simmons et dans lequel la poupée, pour la pre-mière fois, prend vie (The Music of Regret), l’article de Yablonsky rappelle qu’en trente ans d’existence la poupée de Simmons n’a jamais cherché à « transcender son état272». Dans les années qui précèdent cette œuvre cinématographique, il s’agit donc toujours de maintenir le simulacre sur le devant de la scène et de ne jamais le substituer à son modèle vivant. Cette particularité permet à l’artiste de se tenir en retrait des tableaux dépeints et de ne pas y engager sa propre présence. Par ailleurs, même lorsque la poupée est amenée à prendre vie, cette distance est conservée. Alors, « subjuguant l’identité de l’artiste273», la poupée

shadow and light as in my original pictures. I placed the set-up (with the model of me) in front of the same window with the same morning light where I’d photographed the blue bathrooms years before. (…) »270 Linda Yablonsky, « The Sound of Silence », Artforum, mai 2006, pp. 75 et 308.271 Linda Yablonsky, « The Sound of Silence », op. cit., p. 75. « I›m wondering if artists are turning to puppets for the same reason that Craig did: with their childlike appeal, puppets are useful vehicles for conveying abstract propositions, circumventing the potentially distorting influence of the human ego. In this way, they function as masks, subjugating the artist›s identity to the revelation of a larger truth. »272 Ibid, p. 75. 273 Ibidem

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fonctionne en quelque sorte, selon Linda Yablonsky, comme un masque ; un masque support de projec-tions mais qui, surtout, autorise l’artiste à préserver sa véritable identité. Car, derrière ses doubles, celle-ci n’existe jamais qu’en filigrane, et, comme une ombre, traduit une présence fantomatique : « je suis là sans être là ».

Comme nous l’avons vu, l’effigie participe de différentes quêtes dont il s’agit de rappeler ici les principaux enjeux pour mieux comprendre en quoi la poupée de Simmons peut servir de masque. Dans un premier temps, cette figure à son image offre à l’artiste le moyen de destituer les schémas essentiellement mascu-lins d’un démiurge, d’un créateur ou d’un ventriloque et de se réapproprier tous ces rôles. Elle est, en ce sens, l’occasion d’aller plus loin dans la critique sur les stéréotypes. Dans un second temps, l’effigie sert à l’édification d’un univers fictif qui autorise l’actualisation du fantasme et dans lequel l’artiste évolue par procuration. Comprise comme un masque, elle permettrait donc à la fois de tenir éloigné le vrai visage de Simmons et d’envisager la matérialisation d’un certain nombre de projections personnelles. Ainsi dérobée derrière sa poupée, Laurie Simmons assume de porter une autre forme de masques que ceux que revêt sa contemporaine Cindy Sherman.

En effet, dès les années 1970, Sherman épouse les traits et les formes d’une multitude de visages et de corps destinés pour la plupart à figurer l’éclatement identitaire dont les femmes sont victimes et leur effacement face à des codes de représentation conformistes. Dans cette entreprise de déconstruction, grimage et déguisement se révèlent alors comme les moyens de livrer un commentaire critique sur ce phé-nomène tout en gardant une distance nécessaire avec les personnages dépeints. Nous pourrions considé-rer la position incertaine tenue à la fois par Sherman et Simmons comme le résultat d’un même besoin : celui de signifier l’absence d’un vrai moi au sein d’une culture qui l’a remplacé par de pures fictions. Derrière ces masques, la véritable identité de l’artiste n’est pas palpable donc et c’est, là aussi, la vision des personnages qu’elle incarne à l’infini qui prime sur la représentation de l’artiste elle-même. Chez Sher-man, comme l’affirme Arthur Danto qui s’est longuement penché sur la question, le visage de l’artiste est « une base neutre274 » sur laquelle s’inscrivent tous les visages du stéréotype féminin. Par conséquent, à aucun moment il n’est question pour elle d’être le sujet de ses photographies et le masque permet de faire oublier son vrai visage au profit de faciès fictifs dont elle ne sera toujours qu’un simple support. Il n’en reste pas moins que la présence artistique de Sherman, elle est l’auteure des images que nous avons sous les yeux275, et sa présence physique, elle est le support connu des personnages qu’elle photographie, de-meurent tangibles. Selon ce principe, nous pourrions dire que Cindy Sherman est toujours là, quelque part.

C’est ce même là, quelque part que nous évoquions un peu plus tôt à propos des portraits réalisés par Simmons dans Talking Objects (1987-89). Au travers de ces portraits d’objets et de poupées ventriloques qui inscrivent officiellement la figure transitionnelle dans le parcours de Simmons, le va-et-vient entre la présence et l’absence de l’artiste devient de plus en plus palpable. En effet, c’est grâce à la poupée, « aire neutre d’expérience276 », lieu de réconciliation de propriétés antinomiques, que l’artiste est autorisée à faire voir sans être vue. En d’autres termes, parce qu’elle peut à la fois remplacer un corps et continuer d’y

274 Arthur C. Danto, Cindy Sherman : Untitled Film Stills, Schirmer Art Book, 1990-98, p. 10. 275 Daniel Arasse, « Les miroirs de Cindy Sherman », Art Press, n° 245, 1999, p. 25.276 D.W. Winnicott, Jeu et réalité : l’espace potentiel, op. cit., p. 45.

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référer, seule la poupée est à même de sous-entendre en même temps l’absence et la présence.

A proprement parler, la « poupée-effigie » de Simmons n’est pas tout à fait un masque et devrait être diffé-renciée des stratégies adoptées par Cindy Sherman. Notre but est davantage de suggérer ici que la poupée, au même titre que le déguisement, fait figure d’intermédiaire entre l’artiste et l’image qu’elle construit de l’autre ou du moi. Outre un masque censé dissimuler le vrai visage de l’artiste, la « poupée-double » de Simmons remplit la fonction de substitut : elle remplace l’artiste là où cette dernière ne veut pas être. Car, même grimé ou masqué, le corps et le visage de Laurie Simmons nécessitent toujours d’être évincés par ceux de la poupée. Là où le corps de Sherman paraît plus invisible qu’absent, le corps de Simmons n’est plus qu’un écho dans celui de la poupée. Et, corroborant ce que nous avons suggéré dans la partie introductive de ce texte, le statut définitivement incertain de la poupée témoignerait d’une double quête : cet accessoire anthropomorphe permet aussi bien d’illustrer la perte d’une identité que la tentative de renouer avec elle.

Un monde à l’intérieur du monde, une artiste à l’intérieur de son œuvre : la poupée comme substitut

Désigné en anglais par les termes de substitute et de surrogate, le terme français de « substitut », est emprunté au latin et désigne, en droit, « un magistrat chargé de remplacer au parquet un autre magistrat, puis plus généralement une personne qui exerce les fonctions d’une autre en cas d’absence ou d’empêchement277 ». Selon cette première définition, que nous retenons, le substitut se voit confier la fonction de remplaçant ; il est celui qui représente l’absent sans le faire oublier pour autant. En d’autres termes, bien que suppléant, il sous-entend toujours la présence du remplacé.

Préférant le terme surrogate à son pendant substitute, Simmons utilise régulièrement cette dénomination pour désigner la poupée dans les différents entretiens que nous avons pu lire. Le terme dispose en outre d’un certain nombre de synonymes tels que proxy, replacement, representative ou stand in qui tous peuvent, dans une certaine mesure, s’appliquer à la poupée telle qu’elle se présente dès les années 1990. Le terme de proxy, la « procuration » en français, nous paraît particulièrement intéressant à partir du moment où, dans le travail de l’artiste, les sentiments de fantasme et de regret font leur apparition. Car, référant à la nouvelle dimension autobiographique de son œuvre, ces notions renforcent le jeu de miroir déjà induit par l’effigie.

Qu’elle serve de remplaçante à l’absent ou de support pour une expérience par procuration, la « pou-pée-effigie » de Simmons est toujours un substitut. Ce rôle lui est plus difficilement attribuable lorsqu’elle arbore des traits anonymes et qu’elle est mise en scène pour nourrir un discours sur les stéréotypes. Si nous avons différencié deux familles de poupée dans ce travail, c’est que nous voulions mettre en exergue deux façons d’utiliser cette poupée et, selon cette logique, la fonction de substitut ne pouvait apparaître

277 Le Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1985, p. 1876.

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qu’en corrélation avec la naissance d’un double. Il est intéressant cependant de noter que Laurie Simmons ne réserve pas le terme de « surrogate » aux effigies, mais l’applique à l’ensemble de ses figurines278. Dans ce cas précis, la poupée pourrait être vue comme remplaçant l’artiste en tant que femme assujettie, comme toutes ses semblables, aux critères strictes d’une société de consommation279. Et, il faudrait distinguer non seulement, dans son travail, deux types de poupées mais également deux types de substituts. Toutefois, bien qu’il ne soit pas à exclure que les poupées d’Early Color Interiors (1976-78) puissent être considérées, elles aussi, comme des substituts, nous préférons attribuer cette fonction à la « poupée-effigie » seule.

Support de projections et fantasmes différents de ceux qui ont motivé son usage chez des artistes comme Hans Bellmer ou des personnages fictifs tels que Nathanael et Lord Ewald dans les récits d’Hoffmann et Villiers de L’Isle Adam, la « poupée-substitut » de Laurie Simmons sert également à combler un manque. Mais, là où le manque transforme la poupée en fétiche sexuel chez Bellmer et en réceptacle narcissique dans les romans d’Hoffmann et Villiers de l’Isle Adam, il permet au contraire à Laurie Simmons de renverser ces deux usages et de satisfaire d’autres ambitions. Ecartant la poupée comme succédané d’un fantasme érotique ou égocentrique, Simmons propose de revendiquer une perception d’abord féminine puis personnelle de la poupée. Soumise à de multiples combinaisons, démembrements ou encore désar-ticulations, la poupée de Bellmer se présente sous une forme fragmentée qui fait écho à l’image d’une femme dont les repères identitaires sont de plus en plus flous. Utiliser la poupée comme un substitut de soi signifie, pour Laurie Simmons, récupérer en partie son identité et proposer une autre perception de ce motif que la perception trop souvent masculine dont elle est l’objet. En partie soi, en partie l’autre, le substitut intègre l’artiste à ses propres compositions et réinsère la poupée dans un univers qui obéit à ses propres règles. C’est de ce type d’insertion qu’il s’agit dans la série Kaleidoscope House (2000-2002)280 à laquelle nous consacrons la fin de ce second chapitre. Prolongeant la mise en abyme apparue dans la photographie Black Bathroom / April 16, 1997 (fig. 105) issue de la série Black Bathroom / Self Portraits (1996-98), les images de Kaleidoscope House intègrent en effet une nouvelle effigie miniature qui permet à l’artiste de revenir à une esthétique très proche de ses premiers travaux et de concrétiser le désir d’habiter ses propres intérieurs.

The Kaleidoscope House (2000-2002) : un substitut miniature et le retour de l’inté-rieur

Dans cette œuvre qui précède de quelques années le film The Music of Regret (2006), Laurie Simmons effectue un saut dans le temps et renoue avec des thèmes qui définissent en grande partie les séries Early Black & White (fig. 3 à 17) et Early Color Interiors (fig. 18 à 23).Réalisée entre 2000 et 2002, la série The Kaleidoscope House sert de témoignage photographique pour un

278 Voir Laurie Simmons, « Conversation avec Sarah Charlesworth » in Laurie Simmons, New York, A.R.T. Press, 1994.279 Patrick Bill, « Allan MacCollum and Laurie Simmons at Nature Morte, New York », Art in America, Vol. 74, n° 1, 1986, p. 139.280 Pour voir l’intégralité des photographies de cette série, nous renvoyons au site de l’artiste : http://www.lauriesim-mons.net/photographs/kaleidoscope-house/.

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projet que Simmons mène en parallèle et qui consiste pour la première fois à commercialiser sa propre maison miniature. Conçue en collaboration avec l’architecte Peter Wheelwright pour la marque Bozart Toys281, ladite maison comprend différentes œuvres d’art et pièces de mobilier miniatures qui, toutes, ont été conçues par des artistes et designers célèbres de la scène new-yorkaise (fig. 108). Parmi eux, Peter Halley, Carroll Dunham peintre et époux de Laurie Simmons, Cindy Sherman, Mel Kendrick, Mel Boch-ner, Dakota Jackson et Robert Kitchen. A cet ensemble ornemental s’ajoutent des figurines à l’effigie de l’artiste et de l’architecte eux-mêmes et d’autres figurines à l’effigie des membres de leur famille. Appelée « kaleidoscope » en raison des panneaux de couleur qui permettent à la lumière de se refléter et aux couleurs de revêtir différentes tonalités, cette maison miniature matérialise le désir nourri depuis longtemps par Simmons d’habiter les décors intérieurs qu’elle a imaginés dans ses premières séries :

« J’avais toujours eu le fantasme d’habiter mes propres images : c’est-à-dire de pouvoir marcher à travers l’ambiance laiteuse de mes salles de bains minuscules ou, par exemple, de vivre dans le monde à l’esthétique de papier glacé de mes color-coordinated interiors. J’attribue ce désir au fait d’avoir voulu, enfant, entrer dans l’espace d’un livre de contes. Le livre que je me souviens avoir lu montrait des paysages richement peints à l’aquarelle avec des enfants aux contours approximatifs, mais gentils. L’espace sur la page possédait une profondeur et une lumière engageantes et j’étais frustrée de ne pouvoir y entrer282. »

Différent du fantasme de la muse qui motive l’apparition d’une poupée à son effigie, le désir de l’artiste d’habiter les intérieurs qu’elle conçoit légitime autrement la fonction de substitut qu’il faut désormais as-signer à la poupée. Née de la frustration enfantine souvent mentionnée par Simmons de ne pas pouvoir pénétrer les images des livres qui la fascinaient jadis283, la petite poupée de The Kaleidoscope House récupère la figure portraiturée dans Black Bathroom / April 16, 1997 (fig. 105). Issue de la série éponyme Black Bathroom / Self-Portraits (fig. 101 à 107) qui met en scène, nous l’avons-vu, différentes occurrences de la « poupée-double », cette image marque l’apparition d’une effigie qui fait pendant aux figurines d’Early Black & White (1976-78) et Early Color Interiors (1978-79). Dès lors, il semble que dans le processus de mise en abyme qu’elle entame en 1994 avec la série The Music of Regret, il soit devenu nécessaire pour Laurie Simmons de revenir à des figures plus anciennes ; des figures, qui, en l’occurrence, ont placé la poupée au cœur de sa photographie. Mais, outre la réminiscence d’une figurine miniature, c’est celle de la thématique de l’intérieur domestique que l’on retrouve ici. Malgré le retour de la miniature et des échos chromatiques évidents avec la série Early Color Interiors, les quinze photographies cibachrome qui composent The Kaleidoscope House dépeignent un décor au goût du jour très loin du décor suranné illustré dans la série de 1978. En effet, le décor imaginé pour orner les pièces de cette nouvelle maison miniature se révèle à l’image d’un intérieur dans lequel Simmons peut, par le biais du substitut, évoluer en accord avec son temps et sa sensibilité d’artiste. L’architecture, le

281 Une marque qui conçoit des jouets avec des artistes majeurs de la scène contemporaine.282 Laurie Simmons, « Me, Myself, and I », op. cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talking-lying/. « I’d always had the fantasy of inhabiting my own images : walking through the milky like of my toy bathrooms, say, or living in the magazine world of my color-coordinated interiors. I attribute this longing to my having wanted as a child, to enter the space of a storybook. The book I remember having read to me had lusciously watercolored landscapes and loosely rendered but friendly children. The space on the page had an inviting depth and light, and I was frustrated I couldn’t get in there. » 283 Elle le confie également à Sarah Charlesworth. Voir Laurie Simmons, « Conversation avec Sarah Charlesworth », op. cit., p. 19.

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décor et les figurines de cette maison étant tous conçus par des artistes, celle-ci respecte les règles de la Gesamtkunstwerk et recèle de détails référant à l’identité artistique de ses concepteurs. On devine ainsi dans la photographie Kaleidoscope House # 5 (fig. 109), au mur, une reproduction du portrait Untitled (Woman’s Head) (fig. 110) tiré de la série Early Black and White. Dans la chambre à coucher immortalisée par Kaleidos-cope House #12 (fig. 111), l’avatar miniature de Laurie Simmons côtoie une reproduction de Untitled #54 (fig. 112) issue cette fois de la série Untitled Film Stills de Cindy Sherman. Tout comme Untitled (Woman’s Head) (fig. 110) que l’on aperçoit également dans Kaleidoscope House #5 (fig. 109) et Kaleidoscope House #6 (fig. 114), la reproduction miniature de Sherman réapparaît à plusieurs reprises, notamment dans Kaleidoscope House #13 (fig. 113). De son côté, Kaleidoscope House #11(fig. 116) évoque indibutablement les photographies noir-blanc de salles de bain en trompe-l’œil représentées dans Early Black and White. Enfin, les photographies Kaleidoscope Pool House #3 (By Night), Kaleidoscope Pool House #4, Kaleidoscope Pool House #5 mettent toutes les trois en scène une effigie de Simmons aux abords d’une piscine intérieure284.

Si nous avons choisi de traiter de cette série peu avant d’entamer notre conclusion, c’est que cette der-nière, au travers d’un procédé similaire à celui qui génère le film The Music of Regret en 2006, traduit la vo-lonté de l’artiste de renouer avec ses premières œuvres photographiques et par là même avec les figurines qui signent l’apparition de la poupée dans son travail285. Durant les douze années qui s’écoulent entre 1994, date de la première apparition de l’effigie, et 2006, date de la réalisation de son premier long métage, Simmons se consacre principalement à l’usage d’une « poupée-substitut ». Embarrassée dans les premiers temps par la simple idée de recourir à la poupée286, Laurie Simmons assume à présent non seulement de n’utiliser et représenter que cet accessoire, mais aussi de ne pouvoir elle-même être représentée qu’à travers lui. Pourtant, comme si elle eût épuisé le recours à une effigie, il semble que l’année 2006 atteste de la volonté de repartir de zéro et de revenir à une poupée anonyme. Pour ce faire et afin de matérialiser son substitut sous une ultime forme, Laurie Simmons réalise The Music of Regret, un film musical dans lequel l’effigie prend vie pour la première fois. Héroïne de l’acte II de ce film d’artiste, la nouvelle figure imaginée par Simmons incarne une autre occurrence du moi, différente des effigies apparues avant elle, mais mise au service du fantasme commun qui les a vus naître : le désir de l’artiste d’être sa propre muse et d’être l’actrice principale des tableaux photographiques qu’elle compose :

« Je veux faire un film narratif et je veux être dans ce film. Le personnage que je jouerai ne sera pas moi, mais peut-être une autre facette de moi287. »

Une fois concrétisée, la volonté formulée ici de réaliser son propre film et d’y faire jouer un nouveau subs-titut d’elle-même permet de revenir non seulement sur l’usage d’une « poupée-miroir », mais également

284 Sans posséder d’indications sur ces trois images, nous pouvons supposer que leur décor s’inscrit dans un autre inté-rieur que celui de la Kaleidoscope House. 285 Les séries Early Black & White (1976-78) et Early Color Interiors (1978-79). 286 Calvin Tomkins, « A doll’s house : Laurie Simmons’s sense of scale », op. cit., p. 35.287 Calvin Tomkins, « A doll’s house : Laurie Simmons’s sense of scale », op. cit., p. 39. « I want to make a narrative movie, and I want to be in it. The character I play will not be me, but maybe another side of me. »

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de retracer l’ensemble du parcours effectué entre 1976 et 2006. Ainsi conçue comme une façon de réunir tous les visages de la poupée, The Music of Regret nous paraît pouvoir idéalement conclure notre propos.

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Conclusion

En quête d’unité, les visages du double et du stéréotype réunis

Afin de clore la réflexion esquissée tout au long de ce travail, nous souhaitons revenir sur les quelques thématiques dont nous avons souligné la récurrence et qui définissent en partie l’usage que fait Laurie Simmons de la poupée dès les années 1970 et cela jusqu’au début des années 2000. Pour ce faire, il nous a paru judicieux de nous arrêter sur une œuvre que l’artiste elle-même présente comme la synthèse du travail qu’elle effectue entre 1976 et 2006.

The Music of Regret (2006) : synthèse et autofiction

Si pendant trente ans la poupée de Laurie Simmons, et plus particulièrement son effigie, n’est pas appelée à « transcender son état288 » ainsi que le précise Linda Yablonsky, l’année 2006 voit naître un projet qui change en partie la donne. Le film The Music of Regret, première œuvre cinématographique de l’artiste, nous permet ici de revenir sur quelques-uns des aspects essentiels que nous avons souhaité souligner tout au long de ce travail. En effet, comédie musicale en trois actes, ce film de quarante minutes remet à la fois en scène les poupées qui, plus tôt, incarnent différents visages du stéréotype et la « poupée-effigie » apparue dans la série éponyme de 1994289. Présenté par Simmons comme un aboutissement, The Music of Regret témoigne notamment de la nécessité d’envisager un renouveau dans son parcours artistique :

« Lorsque j’ai fait mon film en 2006, The Music of Regret, il bouleversa, d’une certaine façon, le travail que j’avais produit au cours des années précédentes. J’avais l’impression qu’après ce film, il me fallait repartir à zéro. Et il sem-blait logique que si je réussissais à me débarrasser des vêtements et de tous ces symboles révélateurs du temps et de l’espace, c’eût été comme une naissance ou une renaissance, parce que nous naissons tous nus290. »

Pour pouvoir entamer cette nouvelle phase qui passe, nous l’avons vu, par le recours à une poupée d’une nouvelle facture291, Laurie Simmons éprouve donc le besoin de s’atteler à une œuvre plus engageante que tous les précédents travaux. L’élaboration de The Music of Regret s’étend ainsi de l’année 2000 à l’année 2006 ; six années durant lesquelles l’artiste collabore notamment avec le caméraman Ed Lachman292 et le

288 Linda Yablonsky, « The Sound of Silence », op. cit., p. 75.289 Il est notamment projeté au MoMa de New York en janvier 2008. 290 Laurie Simmons interviewed by Carroll Dunham, op. cit., p. 52, http://www.lauriesimmons.net/writings/the-journal/. « When I made my movie in 2006, The Music of Regret, it sort of mined the territory of my work for all of the years before. I felt that after the movie I had to start over. And it seemed logical that if I could get rid of clothing and all kinds of telltale symbols of time and place, that it was like a birth or a rebirth, because we are all born naked. »291 La poupée de The Love Doll en 2009. 292 Qui tient notamment la caméra sur le tournage du film de Sofia Coppola « Virgin Suicides » en 2001.

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compositeur Michael Rohatyn.

Avant de nous pencher sur cette œuvre et d’en livrer une analyse plus détaillée, rappelons que Laurie Sim-mons entretient depuis ses débuts un lien étroit avec le cinéma. Sous-jacent dans la plupart de ses séries photographiques, ce lien se fait de plus en plus insistant à partir de la fin des années 1980, une période qui coïncide avec l’apparition de la poupée ventriloque. C’est plus exactement dans la série Walking and Lying Objects (fig. 39 à 62) que les photographies de Simmons acquièrent une dimension proprement cinémato-graphique. En effet, lorsqu’elle évoque cette série, l’artiste avoue donner à l’appareil photographique un rôle un peu différent que celui qu’elle lui attribue auparavant :

« Ma façon de concevoir l’appareil photographique était en train de changer, et, devenir consciente de son pouvoir emblématique, politique et psychologique impliquait que je porte un regard différent sur mon propre appareil. Il semblait être moins un instrument qu’un metteur en scène. Mon appareil acquérait une vie qui lui était propre293. »

Au moment de la réalisation de Walking and Lying Objects, forte de cette nouvelle approche, l’artiste n’est plus seulement photographe mais devient la metteuse en scène de quelque ballet ou spectacle musical294. Distincte des autres images de la série en raison de ses dimensions monumentales295 et représentant un groupe d’objets réunis sur scène pour un dernier salut au public, la photographie Magnus Opus II (The Bye-Bye) (fig. 117) sert en l’occurrence de genèse à l’acte III du film The Music of Regret296 (fig. 122-123). En effet, remplaçant les corps de poupées, les danseurs de la compagnie Alvin Ailey II endossent dans cet acte les costumes de quelques-uns des objets représentés vingt ans plus tôt. Regroupés cette fois dans le cadre d’un casting dirigé par l’artiste elle-même dont on entend la voix retentir au moment du verdict, les objets anthropomorphes tentent de faire leurs preuves en esquissant de courtes chorégraphies sur scène. L’acte II du film nous renvoie quant à lui à la série The Music of Regret (fig. 120-121) qui donne corps, en 1994, au double fantasme de la muse et de l’héroïne de comédie musicale. Un aspect qui nous a permis de mettre au jour l’influence exercée sur l’artiste par les shows de Broadway et les comédies musicales et qui confirmait la volonté manifeste de concevoir des images dont l’esthétique se rapproche d’une esthé-tique cinématographique. Faisant figure en quelque sorte d’œuvre initiatrice, la série The Music of Regret donne son titre au film de 2006 et rappelle que l’apparition de l’effigie signale un tournant important dans l’usage que fait Simmons de la poupée. Réutilisant les protagonistes qui apparaissent dans la série pho-tographique de 1994, l’acte II de The Music of Regret maintient l’effigie dans son rôle de muse. Incarnée désormais par la célèbre actrice Meryl Streep297, elle est mise en scène dans différents duos romantiques

293 Laurie Simmons, « Things on Legs » in Linker Kate, Walking, Talking, Lying, op. cit., http://www.lauriesimmons.net/writings/walking-talking-lying/. « My concept of the camera was changing, and becoming aware of its iconic, political, and psychological power was making me look at my own camera differently. It seemed less like a tool and more like a director. My camera was taking on a life of its own. »294 « It felt as though I was assembling a cast of characters for musical theatre. » Laurie Simmons in Jan Seewald, « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversation via E-mail with Laurie Simmons », op. cit., p. 152. 295 Plus grande photographie jamais réalisée par Simmons, elle mesure 243.8 sur 609.6cm.296 Laurie Simmons, in in Jan Seewald, « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversation via E-mail with Laurie Simmons », op. cit., p. 152.297 Qui est une amie de Laurie Simmons.

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avec les poupées ventriloques qui se partagent sa compagnie et auxquelles le chanteur lyrique Adam Guettel prête sa voix. En accord avec le titre du film et le discours contenu dans la série photographique éponyme de 1994, cet acte traite à la fois des thématiques de l’amour et du regret. Sans lien avec une œuvre en particulier, l’acte I (fig. 119-120) constitue davantage la synthèse de l’œuvre réalisée par Simmons entre 1976 et 1994 et traite par conséquent de la problématique du stéréotype aussi bien féminin que masculin. Dans ce but, l’artiste y réunit des poupées d’une nouvelle facture à mi-chemin entre la figure miniature d’Early Color Interiors (fig. 18 à 23) et les marionnettes ventriloques de Clothes Make the Man (fig. 86-87) et Cafe of the Inner Mind (fig. 88-89)298. Les stéréotypes masculins et féminins y sont traités à part égale de sorte que le spectateur se voit restituer de façon fidèle le contenu qui caractérise cette phase spécifique de la carrière de l’artiste. Nous choisissons de traiter les actes I, II et III de The Music of Regret comme autant de facettes différentes du travail de l’artiste et comme un prétexte pour revenir sur les principaux enjeux liés à l’utilisation de la poupée tels que nous avons voulu les définir dans ce travail. Mais avant cela, nous aimerions nous pen-cher brièvement sur le nouveau besoin d’animer un accessoire qui, jusqu’en 2006, était resté inerte. Car, au-delà de la volonté de s’essayer à un autre médium que celui auquel elle est fidèle depuis trente ans, c’est le désir devenu concret de donner vie à son travail qui motive Laurie Simmons à réaliser son propre film.

Quand la poupée prend vie

« En faisant ce film, j’ai fait quelque chose que j’ai toujours voulu faire, c’est-à-dire donner vie à mon œuvre, litté-ralement299. »

Presque entièrement vouée au projet d’animer ses poupées et ses décors pendant six ans, Laurie Sim-mons n’envisage pas d’autre moyen pour ce faire que l’élaboration de sa propre comédie musicale. Dans la passion qu’elle nourrit pour ce genre, l’artiste s’intéresse en particulier à la combinaison des images en mouvement et de la musique. Capable selon elle de produire une forme d’émotion à part entière, cette combinaison était la seule capable d’insuffler la vie à des poupées restées jusque-là inertes :

« Comme je l’ai dit, mon expérience m’indique qu’il n’y a pas plus puissante combinaison que la musique et l’image en mouvement pour, en même temps, évoquer et provoquer une émotion humaine. J’ai toujours été hyper consciente des images en mouvement et de la bande son – et l’idée de faire un film résidait dans un coin de ma tête depuis un long moment et cela pour plusieurs raisons. Cela en premier lieu parce que je suis particulièrement sensible aux œuvres réalisées autour de cette combinaison du son et de l’image. A la fois l’art visuel et la musique sont très importants pour moi, mais le mariage des deux est une preuve supplémentaire du fort impact qu’ils peuvent avoir. Les photographies que j’ai réalisées depuis le milieu des années 1970 sont non narratives par essence, mais elles ont toujours sous-entendu une forme de narration et une forme de mouvement. Les sujets (poupées, marionnettes et mannequins ventriloques) ont traditionnellement été animés par des voix humaines. Ainsi, le fait d’anthropomorphiser des objets inanimés à travers la photographie est en soi quelque chose que j’ai maîtrisé tout au long de ma vie d’adulte. J’ai toujours parlé de mes personnages comme s’ils constituaient le casting de quelque

298 Ces deux séries photographiques traitent du stéréotype masculin. 299 Laurie Simmons, « Laurie Simmons : the Music of regret Act I », https://www.youtube.com/watch?v=yarGLTGYlsg. « Making this movie I did something that I always wanted to do which is to literally bring my work to life. »

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show musical et pouvoir les faire accéder à la vie de cette manière a été incroyable pour moi300. »

Malgré l’absence de trame narrative qu’elle revendique pour cette œuvre comme pour la plupart de ses séries photographiques, Simmons affirme qu’elle « donne littéralement la parole aux personnages muets qu’elle a créés dans le passé301. » Afin de concrétiser ce fantasme de longue date et bien qu’épaulée par Matthew Weinstein dans l’écriture de son scénario, l’artiste rédige seule l’intégralité des paroles de chan-sons qui apparaissent dans le film. Autrefois réduits au silence et demeurés inanimés, les personnages mis en scène par l’artiste peuvent à présent développer et actualiser la palette d’émotions qu’ils suggéraient déjà dans le cadre de l’image photographique :

« J’ai toujours su que je serais une artiste, mais je ne voulais pas être une artiste qui prend des photos de poupées. (…) La chose étrange, c’est qu’il s’est avéré que je pouvais réellement dégager une émotion d’une poupée302. »

Présentée dès le début de sa carrière comme une prise de conscience, la capacité de la poupée à trans-mettre une émotion autrement qu’un modèle vivant sert aussi à justifier l’usage d’un accessoire que l’artiste elle-même avait trouvé au départ embarrassant. Alors si la poupée miniature qui évolue dans les décors confinés d’Early Color Interiors (fig. 18 à 23) peut déjà être envisagée comme le véhicule d’une forme de mélancolie, The Music of Regret prévoit de mener plus loin l’intention formulée ici. Durant les trente an-nées qui séparent cette première poupée des personnages mis en scène dans le film The Music of Regret, le travail de Laurie Simmons illustre la volonté progressive de donner naissance à une poupée animée. Nous l’avons vu, à la fin des années 1980, et parallèlement à la réalisation de Walking and Lying Objects (fig. 39 à 62) dont nous avons relevé la dimension cinématographique, la série Talking Objects (fig. 80 à 85) porte sur le devant de la scène une figure dite transitionnelle. Qualifiée ainsi dans notre analyse, cette nouvelle figure incarnée par la poupée ventriloque traduit le dialogue qui s’instaure peu à peu entre l’artiste et sa poupée. Mais elle préfigure également le passage vers une « poupée-effigie » et vers une poupée mobile et parlante. Toutefois, demeurées silencieuses en dépit de leur nature ventriloque, ces figures semblent être sur le point de s’animer sans parvenir toutefois à s’émanciper complètement du cadre photographique qui les portraiture. Mouvement et parole n’existent de ce fait que par le biais d’un jeu de suggestions. Il fallait par conséquent que le médium photographique, capable seulement de suggérer la vie, laisse place à un médium qui puisse concrétiser le phénomène d’une créature qui s’anime.

300 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversation via E-mail with Laurie Simmons », op. cit., p. 153. « As I said, in my experience there is no more powerful combination than music and moving image to both evoke and provoke human emotion. I’ve always been hyper conscious of movie score and soundtrack – and the idea of making a film had actually been in the back of my mind for a long time for many reasons but primarily because of this deep response to works of art created around the combination of sound and picture. Both visual art and music on their own are extremely important to me but the marriage of image and score is about as powerful as it gets. The still photographs I’ve been shooting since the mid-70s have been specifically non narrative but have always implied narrative and movement. The subjects (dolls, puppets and ventriloquists dummies) have traditionally been animated by human voices. So anthropo-morphizing inanimate objects through still photography is something I’ve been conversant with throughout my adult life. I’ve always talked about my characters as though they were the cast of an unnamed musical so this way of bringing them to life has been amazing for me. »301 Ibid, p. 153.302 Laurie Simmons citée par Linda Yablonsky in « Better, More Surreal Homes and Collages », op. cit., p. 18. « I always knew I would be an artist, but I did not want to be an artist who took pictures of dolls. (…)The odd thing turned out to be that I really could wrench an emotion from a doll. »

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Acte I, retour sur la question du stéréotype

Notre but n’étant pas de faire la lecture détaillée de chacune des scènes composant ce premier acte, nous avons préféré consacrer notre commentaire à la façon dont se manifestent les échos d’un usage spécifique de la poupée tel qu’il apparaît dans le travail de Laurie Simmons entre 1970 et 1990. Bien que le stéréotype ne soit pas délaissé dans les actes II et III du film, l’acte I représente davantage la tentative de récapituler plus spécifiquement les questionnements engendrés par cette problématique.

Intitulé «The Green Tie» (fig. 118-119), l’acte qui ouvre The Music of Regret se déroule en plusieurs scé-nettes qui toutes réunissent les membres d’une même famille. Les codes vestimentaires, le stéréotype de l’homme d’affaires carriériste et celui de la parfaite ménagère y sont notamment traités. L’acte s’ouvre sur une scène entre deux poupées, deux personnages de cadres dynamiques, qui reviennent sur l’événement marquant de la journée : la promotion obtenue par l’un d’eux. Privilégié au détriment de son collègue et ami, l’un des personnages s’épanche sur les faux pas qui ont pu être à l’origine de son échec. Parmi ces faux pas, le choix porté sur la mauvaise cravate. A l’image du regret qu’il éprouve, un groupe de personnages figurants apparaît dans le décor et entonne un refrain qui clôt la scène : « Woulda, shoulda, coulda (…) you wish you hada, but you didn’t, you wish you were, but you’re not. Woulda, shoulda, coulda. Oh if only ida hada, but I didn’t, so I’m not. » Répondant à cette première scène, la seconde scène restitue une conversation entre deux femmes dans une cuisine. Parce qu’elle a réalisé le gâteau qui a remporté le moins de succès auprès des enfants du quartier, la première d’entre elles se la-mente. Sur un ton accusateur, elle reproche à son amie de lui avoir suggéré volontairement de faire ce gâteau pour s’attirer les faveurs des enfants. « Kids generally prefer chocolate », constate-t-elle amère-ment. Puis, rebondissant sur un événement récent, elle l’accuse au passage de lui avoir recommandé la mauvaise cravate pour son mari. Cravate qu’elle tient pour responsable de l’échec de ce dernier à obtenir une promotion et dont on comprend qu’il s’agit du personnage apparu dans la première scène du film. Dans une même atmosphère de reproches et de tensions que la scène précédente, cette scène se termine en chanson avec l’apparition d’un nouveau groupe de figurants : « You wish you hada, but you didn’t (…) etc.303 » La troisième scène réunit les deux enfants des quatre personnages précédents. Conditionnés à penser comme leurs parents, ceux-ci finissent par se disputer et, selon un schéma parfaitement similaire aux autres scènes, des poupées émergent du décor en chantant un air devenu familier. Ce sont finalement deux hommes âgés, les pères respectifs des personnages apparus plus tôt, qui s’entretiennent dans une ultime scène. Sans reproches et sans animosité cette fois, tous deux déplorent la tragédie induite par la promotion manquée d’un de leurs fils : ce dernier s’est suicidé. Clôturant tout l’acte, les deux personnages interprètent une chanson différente de la rengaine à laquelle nous nous étions habitués dans les autres scènes, et qui, plus que le regret, raconte le remord.

Dans l’ensemble de l’acte I, les poupées mises en scène par Simmons arborent un aspect que nous ne

303 L’intégralité des paroles de chansons du film sont retranscrites sur le site de l’artiste à cette adresse : http://www.lauriesimmons.net/films/the-music-of-regret/lyrics.

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leur connaissions pas dans les œuvres réalisées avant 2006. Pourtant, il serait logique de les rattacher aux figurines miniatures qui peuplent les séries photographiques réalisées dans les années 1970 ainsi qu’aux poupées ventriloques utilisées à partir de la fin des années 1980. Car, au-delà de la question des poupées et de leur facture, ce sont les thématiques du stéréotype et du regret qui toutes deux renvoient aux œuvres antérieures de l’artiste. Plus récente que le concept de regret, la problématique du stéréotype fait direc-tement écho à des œuvres telles qu’Early Black and White (fig. 3 à 17), Early Color Interiors (fig. 18 à 23) ou Color Coordinated Interiors (fig. 36-37). Mais cette question renvoie également à des œuvres telles que Clothes Make the Man (fig. 86-87) ou encore Cafe of the Inner Mind (fig. 88-89) qui permettent ici de montrer que Laurie Simmons traite de façon similaire le stéréotype masculin et le stéréotype féminin.Source de toutes les plaintes et de tous les conflits qui traversent l’acte I, la cravate verte à pois que porte l’un des deux premiers personnages est une référence directe au discours sur les codes vestimen-taires contenu dans Clothes Make the Man. Exposée pour la première fois à la galerie Metro Pictures en 1991, cette installation304 mettait en scène un groupe de poupées ventriloques en fibre de verre créées sur mesure par Alan Semok305. Toutes se trouvaient assises sur une chaise et accrochées en hauteur sur le mur afin que leur regard surplombe celui du spectateur. Seul signe distinctif des sept clones imaginés par Simmons, les tenues vestimentaires faisaient l’objet d’une nouvelle investigation sur le stéréotype. Ironiquement, chacune des tenues arborées par les poupées de Clothes Make the Man traduisait un trait de personnalité différent qui s’avèrait explicité dans les sous-titres choisis par l’artiste pour les désigner. Ren-versant le proverbe qui voudrait que l’habit ne fasse pas le moine, Laurie Simmons rappelle au contraire à quel point l’habit continue, dans notre société, de résumer l’individu au détriment de ses qualités propres. Livrant dans cette œuvre une parodie sur les conventions sociales, l’artiste évoque une nouvelle fois le poids du conformisme de l’époque qui l’a vue grandir :

« Vous vous souvenez du film The Man in the Gray Flannel Suit ? Il contenait de véritables questionnements sur le conformisme quand j’étais enfant : combien il était important d’être comme les autres, combien il était important pour nos parents de se conformer à un certain groupe social et de voir leurs enfants se conformer à un certain type de comportement306. »

A plusieurs reprises dans ce travail et en particulier lorsque nous nous sommes penchés sur la série Early Color Interiors (1978-79), nous avons pu observer à quel point l’enfance est, pour Laurie Simmons, une source d’inspiration importante. C’est cette même enfance qui sert de catalyseur à toute l’œuvre réalisée autour de la poupée ventriloque et qui motive, chez l’artiste, un grand souci du détail : les poupées de Clo-thes Make the Man (1990-92) sont créées dans la même matière et selon les mêmes critères que les poupées dont se servaient les ventriloques dans les années 1950. Devenues les pastiches de ces figures surannées, les poupées ventriloques mises en scène dans le travail de Simmons entre 1987 et 1994307 participent

304 Cette installation est immortalisée dans la série photographique Clothes Make the Man réalisée entre 1990 et 1992.305 Jan Howard, op. cit., p. 61. 306 Laurie Simmons citée par Jan Howard in op. cit., p. 61. « Do you remember the movie The Man in the Gray Flannel Suit ? There were real issues of conformity when I was growing up : how important it was to be like other people, how important it was for our parents to conform to a certain social group and have their children conform to a certain mode of behavior. »307 Cette période correspond à une phase spécifique de la carrière de Laurie Simmons et qui donne la première place aux objets puis à la poupée ventriloque. L’œuvre initiale étant ici Talking Objects (1987-89) et l’œuvre la plus récente autour de ce thème étant la série photographique The Music of Regret (1994).

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donc du désir de renouer avec certains souvenirs du passé, mais aussi du désir de discréditer la plupart des valeurs qui lui sont rattachées. Selon le même principe, réalisée en 1994, la série Cafe of The Inner Mind (fig. 88-89) dépeint quant à elle sept tableaux autour du thème du fantasme masculin archétypé. Souvent érotique, celui-ci est transcrit à l’intérieur de phylactères : il est incarné entre autres par la vision de corps nus ou par celle de figures héroïques. Tout comme elle déconstruit les différentes projections dont les femmes sont les supports, Laurie Simmons rappelle dans cette œuvre comme dans Clothes Make the Man que les hommes sont les sujets, eux aussi, d’un système qui leur attribue un rôle et des ambitions préconstruits. L’intégration du stéréotype masculin dans le scénario de The Music of Regret témoigne par conséquent de la dimension universelle des conventions et codes que Laurie Simmons tente de rejouer. Qu’il s’agisse des valeurs as-sociées au féminin ou au masculin, le fonctionnement du stéréotype est identique et, il légitime dans les deux cas, la métaphore d’un individu transformé en poupée.

La référence aux séries Early Black and White et Early Color Interiors est présente quant à elle dans la seconde scène du premier acte de The Music of Regret (fig. 119). Pendantes du prototype masculin de Clothes Make the Man et premières poupées à apparaître dans la photographie de Simmons, les figurines miniatures se devaient de réapparaître. S’ajoutant au décor de l’intérieur domestique – plus précisément la cuisine -, la parole donnée à ces nouvelles poupées explicite encore davantage le poids des conventions qui les tient déjà prisonnières dans les différents tableaux dépeints entre 1976 et 1979. Cependant, comme si elle avait digéré le contenu et le vocabulaire utilisé dans ses premières œuvres, Laurie Simmons s’autorise ici un ton plus explicitement humoristique. Et dans l’idée de livrer une parodie entièrement assumée, la petite chanson qui clôt les trois premières scènes de l’acte I sonne comme un refrain moqueur à l’intention des personnages et souligne l’absurdité des regrets qu’ils nourrissent. Chaque fois mises en scène par couple dans l’acte I, les poupées de Simmons produisent en outre un effet de miroir : l’une n’est toujours que la copie de l’autre, la répétition du visage esquissé plus tôt. Dif-férenciables, tout comme les mannequins ventriloques de Clothes Make the Man, par leurs seules tenues vestimentaires ou couleurs de cheveux, elles ont, elles aussi, disparu au profit d’un visage uniforme. Autre réminiscence de la série Early Color Interiors, Laurie Simmons tente de restituer les couleurs satu-rées propres à ses tirages cibachrome, renforçant la dimension ironique et grinçante des scènes qu’elle dépeint. Il s’agit là encore de rester fidèle à la stratégie de détournement d’une esthétique publicitaire qui, la première, prône des modèles factices. Néanmoins, si Simmons emprunte les stratégies propres aux œuvres qu’elle réalise entre 1976 et 2006, la récente volonté d’animer la poupée renverse le phénomène d’un corps vivant transformé en corps inerte pour lui préférer le phénomène d’un corps inerte aspirant à la vie. Dans les deux cas pourtant, il est toujours question de figurer la disparition de l’humain au profit de l’un de ses simulacres. Confirmant cette image, mi-poupées, mi-marionnettes et malgré la parole dont elles sont à présent dotées, incarnant successivement le visage de la ménagère, de l’homme d’affaire, de l’infirmière, du pompier ou de la grand-mère, les poupées protagonistes de l’acte I de The Music of Regret ne sont autres que des pantins pathétiques faits pour obéir à des rôles prédéfinis.

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Acte II, la nouvelle apparence de l’effigie

Intitulé lui aussi The Music of Regret (fig. 120-121), l’acte II du film de Simmons fournit un nouveau pré-texte pour revenir sur certains points abordés plus tôt dans notre développement. Il s’agit en l’occurrence de revenir sur quelques-unes des remarques qui ont été faites à propos de la série photographique The Music of Regret réalisée en 1994. Plus que tout autre aspect, il nous intéresse ici de nous pencher sur la nouvelle nature de l’effigie.Reproduisant la configuration des poupées mises en scène dans la photographie The Music of Regret IV (Color) (fig. 93) tirées de cette série, le début de l’acte II montre cinq poupées assises, identiques à celles qui ont servi pour l’œuvre photographique, gravitant autour d’une poupée-effigie elle aussi identique à son modèle de 1994. Jusque-là, seul le mouvement qui fait tourner les poupées autour de l’effigie ajoute une dimension nouvelle à la mise en scène imaginée douze ans plus tôt. Mais, peu à peu focalisée sur le visage de la poupée et ne se concentrant finalement que sur elle, la caméra laisse découvrir un premier détail dissonant dans cet ensemble apparemment familier : elle a des yeux bleus. Puis, détournant l’atten-tion du spectateur sur quelques-uns des visages qui tournoient autour de cette figure, elle fait apparaître soudain le visage de l’actrice Meryl Streep qui s’est substitué à celui de la poupée. Perruquée, maquillée et costumée pour ressembler à Laurie Simmons, le corps de l’actrice évince pour la première fois la poupée au profit d’un corps vivant. Désormais animée des pieds à la tête, l’effigie s’attarde sur ses cinq compagnons308 et, conséquence du choix qu’elle porte tour à tour sur chacun d’entre eux, le souvenir d’un instant romantique se rejoue sous les yeux du spectateur. Ces scènes – il y en a cinq en tout – sont l’occasion, à chaque fois, d’introduire une chanson interprétée en binôme par l’effigie et l’une des poupées ventriloques309. Fidèle au thème apparu dans la série photographique de 1994, les cinq scènes de cet acte traitent principalement du regret amoureux.

Poupée ou femme ? Le spectateur ne sait définitivement plus quel statut accorder à l’effigie et tout l’inté-rêt de cet acte réside dans la nature inédite que revêt cette dernière. Transcendant l’état de créature figée ou partiellement animée310 qu’elle était jusqu’à présent pour se doter des qualités d’un corps humain, l’effigie incarnée par Meryl Streep fait figure d’exception dans l’œuvre de Laurie Simmons. Seule créature à s’animer entièrement parmi les six personnages représentés dans cet acte, elle tient une place privilégiée dans ce groupe. Les autres poupées servent davantage, quant à elles, de prétexte à la reconstitution du souvenir et d’inspiration pour les paroles de la chanson interprétée ensuite. Alors, dans le premier rôle qui lui est attribué et malgré la concrétisation du glissement de l’inerte vers l’animé, il est légitime de se demander à quel point le corps de l’actrice supplante le corps de la poupée. Car, en dépit de sa nouvelle nature, conçue pour pasticher la poupée, le double incarné par Streep ne réunit pas toutes les qualités d’une figure humaine. Jamais réellement autorisée à remplacer le simulacre, affichant une gestuelle et des

308 Leurs tenues vestimentaires traduisent les différents types d’hommes auxquels ils correspondent comme cela est le cas dans Clothes Make the Man (1990-92).309 Les paroles des chansons du film sont disponibles sur le site de l’artiste, en suivant le lien suivant : http://www.lauriesimmons.net/films/the-music-of-regret/lyrics.310 Nous faisons ici référence aux poupées qui apparaissent dans l’acte I dont nous avons parlé juste avant.

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faciès qui rappellent l’aspect mécanique et immobile de la poupée, la nouvelle effigie est davantage appe-lée ici à devenir une autre incarnation de cet accessoire. Ce constat, tout sauf anodin, pose à nouveau la question d’un aller-retour inquiétant entre la femme et l’objet censé la pasticher, entre l’artiste elle-même et son propre double. Dans ce film conçu comme la réinterprétation d’une comédie musicale, l’acte II est celui qui autorise le plus explicitement l’esquisse d’une trame narrative. En outre, au-delà de la reprise des deux mêmes thèmes qui apparaissent dans la série photographique de 1994, l’artiste s’applique plus qu’ailleurs à doter ses « poupées » d’une capacité à nous émouvoir. C’est en tout cas ce que tendent à prouver ensemble le choix porté sur une actrice aux talents avérés et l’écriture de chansons aux paroles plus élaborées que dans les actes I et III. En effet, tandis que l’effigie interprète seule Café Song et Love Grown Cold (fig. 121), elle interprète, encore, en duo avec ses partenaires ventriloques les chansons Rain (fig. 120) et Excellent Moon311. Telle une héroïne tragique, les gestes mécaniques et le visage mélancolique, elle chante la perte de l’insouciance et le poids du temps qui passe. Si Simmons réemploie dans cet acte la plupart des composantes dont nous avons fait mention à propos de la série photographique réalisée vingt ans plus tôt et qui lui sert de genèse, il s’agit néanmoins pour l’artiste de montrer l’effigie sous un nouveau jour. Plus précisément, jamais la poupée ne s’était confon-due d’aussi près avec la femme de chair et d’os. Comme si, d’une certaine façon, Simmons repoussait ici les limites qu’elle s’autorise dans le va-et-vient entre la poupée et le corps vivant animé. Cette hypothèse justifierait en l’occurrence le retour, en 2009, à une figure qui, bien qu’hyperréaliste dans sa facture et questionnant toujours ce va-et-vient, demeure poupée : la love doll.

Acte III, l’au revoir

Symboliquement intitulé « L’Au Revoir » (fig. 122-123), l’acte qui clôture l’entier du film The Music of Re-gret met officiellement fin aux trente ans de carrière dont Laurie Simmons souhaite proposer la synthèse. Nous l’avons dit, à l’occasion d’une audition orchestrée par l’artiste elle-même, ce sont quelques-unes des créatures hybrides portraiturées dans Walking and Lying Objects (fig. 39 à 62) qui sont choisies pour être les protagonistes de ce dernier acte. Lors d’un passage initial, un danseur au corps moitié humain moitié revolver esquisse, au son d’un piano, quelques pas de tango. Dans le second passage, un autre danseur au corps cette fois moitié humain moitié maison fait des claquettes. Les troisièmes, quatrièmes et cinquièmes passages laissent libre cours à d’autres danseurs hybrides, un cupcake, un livre se traînant ventre à terre sur scène et une ballerine en costume de gâteau d’anniversaire se tenant en équilibre sur ses pointes. Finalement, la voix de la directrice de casting, qui n’est autre que celle de l’artiste, retentit enfin : « Okay everybody, thanks so much for coming … goodbye ! ». Mais, contre toute attente, apparaissant derrière le cortège des danseurs qui rentrent en coulisse, une horloge tout en jambes que l’on avait aperçue avant cela pointer le bout de son nez, s’élance sur scène. Evinçant de sa prestation tous ses concurrents, elle

311 Alors que les airs de Rain, Café Song et Love Grown Cold sonnent comme des lamentations, l’air d’Excellent Moon, plus léger, traduit davantage la douceur et la tendresse qui peuvent également accompagner le sentiment amoureux.

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disparaît progressivement sur un air de flûte de plus en plus saccadé et au son du tic-tac qu’elle émet, finit par sonner ses derniers coups. La lumière faiblit peu à peu pour mieux plonger définitivement la scène dans l’obscurité et annoncer la fin du film. Puis, nouvelle surprise, un danseur en costume d’appareil photographique Nikon, hommage à la photographie Walking Camera I (Jimmy the Camera) (Color) (fig. 39) et surtout référence à Laurie Simmons elle-même, émet sur scène ses derniers flashs.Conçu pour clore le film, cet acte ne prévoit pas seulement d’animer les différents objets anthropomor-phes apparus dans la série Walking and Lying Object, mais leur insuffle en outre une dimension affective. Métaphore encore une fois du temps qui passe, l’horloge se voit accorder une place privilégiée parmi les autres motifs représentés. Sans qu’il soit question d’écarter totalement le questionnement autour du sté-réotype qui s’incarne à nouveau dans ces créatures hybrides, il semble que Laurie Simmons ait souhaité accorder davantage de place au rapport privilégié qu’elle entretient avec elles et, par extension, avec toutes les poupées qu’elle immortalise entre 1976 et 2006. Plus que l’apologie du regret à laquelle on assiste dans les actes I et II, ce dernier acte traduit le désir de saluer pour la dernière fois des figures qui tiennent une place à part entière dans le parcours effectué pendant trente ans. Comme si, seule la formulation de ces adieux, pouvait permettre à l’artiste de tourner cette page importante de sa carrière.

Tout au long de la réflexion qui a fait l’objet de ce travail, nous avons tenté de mettre au jour la spécificité qui caractérise l’emploi que Laurie Simmons fait d’un unique accessoire : la poupée. Le corpus d’œuvres sur lequel nous nous sommes concentrés et le regard plus général que nous avons pu porter sur le travail de cette artiste avaient notamment pour but de démontrer que la poupée fait l’objet d’un usage quasiment indéfectible. En effet, les quelques rares tentatives de représenter des modèles vivants dans sa photo-graphie comme ce fut le cas entre 1980 et 1981 avec Water Ballet (fig. 26) ne s’avèrent être au final qu’un moyen de légitimer davantage, selon ses propres dires, la présence de la poupée dans son œuvre :

« Les images de gens qui nagent sous l’eau semblaient être à ce moment-là un antidote à l’emploi des poupées et des artifices. Mais je sentais que j’avais perdu une certaine dimension critique, que j’avais été trop loin dans la zone de ce que vous appelez authenticité. Alors, ce que j’ai fait ensuite découlait d’un réflexe naturel : j’ai pris une poignée de poupées et je les ai jetées dans l’eau puis les ai photographiées comme si elles étaient de vraies personnes. Il y avait ce jeu, cet aller-retour. J’ai essayé d’utiliser de vrais gens dans mes photographies d’autres façons, en utilisant par exemple les jambes de Jimmy DeSana et le costume d’appareil photo, pour mieux revenir ensuite à l’emploi de jambes de plastique pour le reste de la série. C’est intéressant de voir que les travaux avec lesquels je suis la moins à l’aise, hormis Jimmy the Camera, sont ceux où j’ai photographié de vraies personnes. Chaque fois que j’ai photogra-phié un humain et essayé d’obtenir le même sentiment de déséquilibre que je ressens quand j’utilise des poupées, je savais que j’avais plus ou moins échoué312. »

Dans ces confidences qu’elle fait en 1994 à Sarah Charlesworth, l’artiste avoue non seulement se sentir mal à l’aise à l’idée d’employer des modèles vivants, mais suggère également qu’en mettant de côté la

312 Laurie Simmons in « Conversation with Sarah Charlesworth », op. cit., p. 12. « The pictures of people swimming underwater seemed like an antidote to dealing with the dolls and the artifice. But I felt I had lost a certain critical edge, that I’d gone too far into the area of what you’re calling authenticity. So what I did next was a natural step : I took a bunch of dolls and threw them into the water and photographed them as they were people. There was this play, back and forth. I’ve tried to deal with real people in photographs in other ways, using Jimmy DeSana’s legs with the camera, and then using plastic legs for the rest of the series. It’s interesting that the work I’m least comfortable with, except for Jimmy the Camera, are the photographs where I used real people. Every time I’ve photographed a human and tried to get the same off-balance feelings that I get using dolls, I feel that I’ve failed a little. »

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poupée, elle ôte à son travail une dimension critique nécessaire. Dans le but de tenir compte de cette dimension, nous avons choisi, comme sujet de notre premier chapitre, la réponse spécifique que Laurie Simmons donne aux problématiques de la représentation féminine dans l’iconographie et l’idéologie populaires. Il s’agissait de déterminer en ce sens les différents mécanismes dont participe son principal accessoire, la poupée, pour rejouer les stéréotypes souvent sexistes qui transforment la femme en fée du logis, coquette figure ornementale, silhouette mi-humaine mi-objet ou « femme-poupée ». Qualifiée d’historico-critique dans notre avant-propos, cette première approche a révélé la nature complexe du rap-port entretenu par l’artiste avec ces mêmes formes de représentation. Sans jamais remettre en question la prédominance d’un commentaire féministe, nous avons tenté de montrer cependant que les images de Laurie Simmons témoignent d’une ambivalence : elles contestent les messages véhiculés par certains codes issus de l’iconographie de masse autant qu’elles s’en réclament sur le plan esthétique. Sans vouloir opposer ces deux intentions, nous avons préféré les faire dialoguer313. Notre parti pris dans ce travail a donc été d’écarter l’idée d’un commentaire féministe « agressif314 » et tranché pour lui préférer celle d’un commentaire ironique voire parodique. Qu’il s’agisse des séries Early Black & White (1976-78), Early Color Interiors (1978-79), The Instant Decorator (2001-2004), Walking and Lying Objects (1987-91) ou The Love Doll (2009), il nous a paru avant toute chose que Laurie Simmons se réapproprie des motifs connotés pour mieux les réinsérer dans son univers propre. Sans renoncer au regard critique qu’elle porte sur ces repré-sentations stéréotypées, elle s’appliquerait donc soit à les détourner dans une esthétique naïve (Early Color Interiors, fig. 18 à 23), soit à les pasticher à l’extrême (The Instant Decorator, fig. 28 à 32), soit à renforcer leur dimension ludique (Walking and Lying Objects, fig. 39 à 62), soit encore à nier leurs connotations originelles (The Love Doll, fig. 63 à 70). Corroborant le refus d’un discours critique trop explicite et la volonté de doter son travail d’une dimension personnelle, Laurie Simmons emprunte un grand nombre de ses motifs à des images croisées durant son enfance, sa jeunesse ou son parcours d’artiste. Ainsi, la maison de poupée, les revues de décoration d’intérieur, le paquet de cigarettes Chesterfield aux bottes blanches et les poupées ventriloques sont autant d’indices du regard non seulement critique, mais également autobiographique porté sur le stéréotype. Respectant cette ambivalence, le film The Music of Regret figure à la fois le lien pri-vilégié qu’entretient l’artiste avec certains des motifs qu’elle réinterprète (acte III) et la moquerie à l’égard d’un système de représentation conformiste (acte I). Raison pour laquelle, cette œuvre devait fournir le prétexte idéal pour revenir sur ces deux aspects fondamentaux du travail de Laurie Simmons.

Défini par l’usage un peu différent que fait Laurie Simmons de la poupée à partir de la fin des années 1980, notre deuxième chapitre s’est concentré sur une poupée avec laquelle l’artiste entretient un lien de plus en plus étroit. Dans cette partie, nous avons tenté de montrer de quelle manière Laurie Simmons s’inscrit progressivement dans le prolongement de la poupée pour finalement la laisser imiter ses traits. Première poupée à faire l’objet de notre analyse, la poupée ventriloque sert selon nous à préfigurer le dédoublement qui a lieu peu après. La poupée apparue en 1994 dans la série The Music of Regret devient quant à elle la première « poupée-effigie » de Laurie Simmons et ouvre la voie à une série d’expérimenta-

313 « J’estime que mon travail est autobiographique, historique et actuel et que je ne peux que souligner les conditions de l’époque que moi-même j’ai traversée, et ce via la perspective d’une femme. Voilà le sujet de mon travail. (…) » Laurie Simmons in « Conversation with Sarah Charlesworth », op. cit., p. 23. 314 Ibidem.

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tions autour du dédoublement. Nous avons distingué alors l’usage d’une « poupée-effigie » qui actualise le fantasme de l’artiste d’être sa propre muse et l’usage d’une « poupée-substitut » qui lui permet notam-ment d’habiter des décors miniatures similaires à ceux d’Early Color Interiors (fig. 108 à 116). Au fil de cette lecture qui s’est focalisée sur les jeux de miroir s’instaurant entre l’artiste et sa poupée, il fallait pourtant garder à l’esprit la critique sur le stéréotype. Ainsi, le fantasme dont il est question dans The Music of Regret (fig. 90 à 100) et Black Bathroom/Self Portraits (fig. 101 à 107) est un prétexte pour déjouer, une nouvelle fois, un système de valeurs préétablies : il ne s’agit plus d’être la muse d’un créateur masculin. Appréhen-dée de cette façon, l’effigie conserve la même ambivalence que celle qui définit la plupart des autres pou-pées et créatures imaginées par Simmons : elle réunit dimensions critique et autobiographique. Incarnée par l’actrice Meryl Streep, l’effigie réapparaît dans l’acte II de The Music of Regret (fig. 118 à 123) et pose la question d’une hybridation entre le corps humain et le corps de la poupée. La même hybridation fait l’objet d’un discours plus critique dans les récentes séries The Love Doll (fig. 63 à 70) et Kigurumi, Dollers and How We See (fig. 75 à 78) dans lesquelles Laurie Simmons figure la réduction inquiétante et toujours plus considérable de l’écart qui sépare la femme de son simulacre. Au moment de conclure définitivement notre réflexion, il nous apparaît que nous aurions pu choisir de consacrer l’ensemble de ce travail à cette même question d’un échange entre le corps vivant et le corps de la poupée dans l’œuvre de Laurie Simmons. Cette approche aurait nécessité de s’intéresser de plus près à la notion d’inquiétante étrangeté freudienne, inhérente à la poupée, et aurait pu induire une com-paraison avec l’usage de la poupée tel qu’il se présente dans l’œuvre de Morton Bartlett315 par exemple. Afin de prolonger le discours sur une hybridation possible des corps de l’être humain et de la poupée, nous aurions pu nous concentrer sur les séries photographiques récentes de Laurie Simmons (The Love Doll (2009), Kigurumi, Dollers and How See (2014) et Two Boys (2013)) qui comportent un certain nombre de considérations sociologiques actuelles et renvoient à la problématique d’un être mécanique en passe de surpasser le vivant. Nous aurions pu choisir également de ne privilégier qu’un seul aspect de la poupée, stéréotype ou double, dans le but de condenser notre propos et d’élargir le champ de comparaisons avec d’autres artistes. Le choix d’une telle approche nous aurait amenés à nous intéresser moins spécifique-ment à l’usage que fait Laurie Simmons de la poupée pour nous intéresser davantage à l’usage plus général de la poupée dans l’histoire de l’art. Il nous a semblé néanmoins que le peu de monographies consacrées à Laurie Simmons et le statut en-core énigmatique de son œuvre constituait une raison suffisante pour choisir une analyse qui ait pour but principal d’introduire le lecteur à son travail. Afin de retracer une partie de son parcours depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui, nous avons proposé de nous arrêter sur un corpus d’œuvres éclectiques, situées à différents moments de sa carrière. Notre ambition, aussi modeste soit-elle, aura été de souligner la particularité d’une artiste, encore méconnue du grand public, dans l’usage qu’elle fait d’un accessoire unique. En ce sens, lorsqu’elle a eu lieu, la comparaison avec d’autres artistes devait aussi nous permettre de rappeler la singularité des choix de cette artiste aussi bien que l’intérêt dont elle mérite de faire l’objet à son tour. La pléthore d’articles parus à propos de la série photographique Kigurumi, Dollers and How We See récemment exposée à la galerie Salon 94 à New York ne nous contredisent pas à ce sujet et laissent présager qu’à soixante-cinq ans, Laurie Simmons puisse bénéficier d’une renommée plus importante.

315 « Guy and dolls : Morton Bartlett », Artforum, vol. 42, n° 1, septembre 2003, pp. 204-207.

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VILLIERS DE L’ISLE ADAM, L’Ève future (1886), Chapitre XVI, Paris, Garnier Flammarion, 1992.

Ouvrages :

BRETON Philippe, A l’image de l’homme : du Golem aux créatures virtuelles, Paris, éd. du Seuil, 1995.

DESMARETS Hubert, Création littéraire et créatures artificielles : L’Eve Future, Frankenstein, Le Marchand de sable ou le je(u) du miroir, Paris, éd. du Temps, 1999.

Dirigé par KRZYWKOWSKI Isabelle, L’homme artificiel : Hoffmann, Shelley, Villiers de l’Isle-Adam, Paris, Ellipses, 1999.

PONNAU Gwenhaël, L’Ève future ou l’œuvre en question, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

DE PRECONTAL Michel, L’homme artificiel : golems, robots, clones, cyborgs, Paris, Denoël, 2002.

STOICHITA LERONIM Victor, L’effet Pygmalion : pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, Genève, 2008.

La question du double :

BOIE Bernhild, L’homme et ses simulacres : essai sur le romantisme allemand, Paris, J. Corti, 1979.

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JOUDE Pierre, TORTONESE Paolo, Visages du double : un thème littéraire, Paris, Nathan, 1996.

WINNICOTT D.W., Jeu et réalité : l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 2002, traduit de l’anglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis (1975).

Textes réunis par Troubetzkoy Wladimir, La figure du double, Paris, Didier Erudition, 1995.

L’inquiétante étrangeté :

Ouvrages :

FREUD Sigmund, Das Unheimliche und andere Texte/L’inquiétante étrangeté et autres textes (1919), Paris, Galli-mard, 2001, traduit de l’allemand par Fernand Cambon.

KELLEY Mike, Mike Kelley : The Uncanny, exposition Tate de Liverpool 20.2 – 3.05. 2004, Museum Kunst Stiftung Ludwig 17.7 – 31.10.2004, Köln, W. König, 2004.

KELLEY Mike, Mike Kelley : The Uncanny, exposition au Gemeentemuseum, Arnhem, 1993.

Articles :

KELLEY Mike, « Nouvelle Introduction à The Uncanny », Cahiers du Musée National d’Art Moderne, n° 93, automne 2005, pp. 20-25.

KELLEY Mike, « Jouer avec des choses mortes : sur The Uncanny », Cahiers du Musée National d’Art Mo-derne, n° 93, automne 2005, pp. 26-47.

Postmodernisme :

Ouvrages :

FERGUSON Russek, FISS Karen, OLANDER William, TUCKER Marcia, Discourses : Conversations in Postmodern Art and Culture, New York, The New Museum of Contemporary Art, Cambridge (Ma.), The MIT Press, 1990.

KRAUSS Rosalind E., Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1998.

Sous la direction de Brian Wallis, Art after Modernism. Rethinking Representation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984.

OWENS Craig, Beyond Recognition : Representation, Power and Culture, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1992.

FEATHERSTONE Mike, Consumer Culture & Postmodernism, Londres, Sage Editions, 1991.

JAMESON Frederic, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Beaux-arts de Paris,

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coll. D’art en question, 2007.

WALLIS Brian (dir), Art after Modernism, New York, The New Museum, 1984.

Articles :

CRIMP Douglas, « Pictures », Art after Modernism. Rethinking representation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984.

CRIMP Douglas, « Pictures », October, n° 8 (printemps 1979), Grenoble, Le Magasin, Centre National d’Art Contemporain, 2002, extraits traduits de l’anglais par Gauthier Hermann, pp. 20-23 et 28-30.

CRIMP Douglas, « The photographic Activity of Postmodernism », October, n° 15, Hiver 1980, in cata-logue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Mo-derne, 1987, extraits traduits de l’anglais par Laure de Lestrange, pp. 601-604.

FOSTER Hal, « Polémiques postmodernes » (1985), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, extraits traduits de l’anglais par Véronique Wiesinger, pp. 480-485.

FOSTER Hal, « Re : post (Riposte) » (1980), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, traduit de l’anglais par Véronique Wiesinger, pp. 463-468.

FOSTER Hal, « L’illusion expressive » (1983), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, extraits traduits de l’anglais par Matthias Leikauf, pp. 576-579.

LYOTARD Jean-François, « Réponse à la question : qu’est-ce que le postmoderne ? » (1986), texte tiré du Postmoderne expliqué aux enfants (éd. Galilée), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, pp. 457- 462.

OWENS Craig, « L’honneur, le pouvoir, les femmes » (1983), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, extraits traduits de l’an-glais par Christine de Broves, pp. 532-536.

OWENS Craig, « L’impulsion allégorique : vers une théorie du post-modernisme » (1980) in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, traduit de l’anglais par Frédéric Lemonnier et Véronique Wiesinger, pp. 494-497.

SOLOMON-GODEAU Abigail, « la photographie après la photographie d’art » (1984), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art moderne, 1987, extraits traduits de l’anglais par Ann Hindry, pp. 605-607.

SOLOMON-GODEAU Abigail, « Photography after Art Photography » in Art after Modernism. Rethinking Representation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984, pp. 76-86.

Catalogues :

cat. L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Mo-

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derne, 1987.

cat. The Last Picture Show : Artists Using Photography, 1960-82, Minneapolis, Walker Art Center, Douglas Fogle, 2003.

Vidéos :

BLACKWOOD Michael, «After Modernism : the dilemma of influence», 58 min, couleur, 1992.

Féminisme :

Ouvrages :

DUMONT, Fabienne, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-amé-ricaines (1970-2000), Dijon, Les Presses du réel, 2011.

PHELAN Peggy, RECKITT Helena, Art and Feminism, Londres, Phaidon Press, 2001.

FRIEDAN Betty, La Femme mystifiée, Volume 1, Paris, Gonthier, traduit par Yvette Roudy, 1971.

FRIEDAN Betty, La Femme mystifiée, Volume 2, Paris, Gonthier, trad. par Yvette Roudy, 1971.

LIPPARD Lucy, From the Center : Feminist Essays on Women’s Art, New York, E. P. Dutton, 1976.

Articles:

MULVEY Laura, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen 16.3, automne 1975, pp. 6-18.

CAMERON Dan, « Post-feminism », Flash Art, n° 132, février-mars 1982, pp. 80-83.

OWENS Craig, « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism », in Hal Foster The Anti-Aes-thetic : Essays on Postmodern Culture1983, http://bobbybelote.com/!!teaching/Readings/OwensOthers.pdf.

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