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    Universit StendhalUFR de Lettres et Arts

    Dpartement de Lettres modernes

    La ngation comme moteur de l'criture chez Cioran

    Mmoire de recherche de Master 2 Littratures

    Prsent par : Sous la direction de :

    Lauralie Chatelet Bertrand Vibert

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    Sommaire

    Introduction P.4

    Chapitre 1 : Le trouble-fte P. 14

    1.

    Aller l'encontre des prjugs et affirmer sa libert de penser P. 16

    Cioran et ses modles P. 16

    Une pense asystmatique et paradoxale P. 18 tre un trouble-fte: un exercice de vie P. 20

    2. Mise en uvre de la ngation P. 23

    Rle et enjeu de la forme brve P. 24

    Importance de l'ironie P. 27

    3.

    Une position lourde de consquences et d'enjeux P. 32

    Un tre solitaire, retranch derrire sa timidit P. 33

    L'exil

    Chapitre 2 : crire l'encontre de soi P. 38

    1. Doute et retour sur soi P. 40

    Nature du doute radical P. 40

    La mise en scne de soi-mme P. 41

    Doute radical et lucidit P. 43

    2. Des avantages de la souffrance dans l'tablissement d'une connaissance

    P. 46

    L'insomnie ou le passage du doute la ngation P. 47

    Corruption du doute par la nostalgie et la mlancolie P. 48

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    Cioran, spectateur de sa dchance P. 49

    3. Un pass problmatique P. 53

    Une jeunesse perue entre rejet et nostalgie du vertige P. 54

    La rupture du passage au franais P. 56

    Chapitre 3 : crire pour tenter de trouver un quilibre dans le monde P. 59

    1. criture de la ngation et du doute P. 60

    La ngation, le doute et le style: des enjeux trs spcifiques P. 61

    L'quilibre par le paradoxe P. 63

    Le paradoxe et l'extase P. 65

    Ngation et doute : statut du scepticisme P. 67

    2.

    Angoisse et fascination du gouffre : entre ngation et Absolu P. 70

    Ce gouffre si fascinant P. 70

    L'criture comme exercice mystique P. 72

    Un absolu sans Dieu P. 74

    3. L'criture comme geste de survie P. 76

    Surmonter une crise P. 76

    Ngation et affirmation chez Cioran P. 77

    puissance cratrice de l'exagration dans l'criture P. 80

    Conclusion P 84

    Bibliographie P 86

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    La ngation comme moteur de l'criture chez Cioran

    Cioran est un auteur part dans la littrature franaise, peu connu du grand

    public de son vivant, c'est la reconnaissance de ses pairs qui aujourd'hui le met en

    avant. Roumain, Cioran arrive en France en 1937 et il ne repartira jamais en

    Roumanie. Ses uvres sont composes principalement d'aphorismes proposant

    une vision corrosive et ironique du monde. D'abord tent par la philosophie, il s'en

    dtache pour dvelopper une pense plus personnelle, loigne de la notion de

    systme et prnant un intrt pour lirrationnel.

    On parle souvent de Cioran comme tant sceptique. Cependant, sa pratique

    du doute n'est pas rattacher toutes les pratiques sceptiques : plutt qu'au que

    sais-je ? de la tradition montaignienne, c'est au tout ce que je sais c'est que je

    ne sais rien de Socrate qu'il faut rattacher Cioran. Cette distinction a priori

    anodine joue un rle fondamental dans l'apprhension de sa pense car il s'agit ds

    lors de l'affirmation d'un doute radical. Traditionnellement, le doute radical, la

    prise de conscience du nant, de l'ignorance absolue dans laquelle nous vivons, se

    conclut par un lan vers autre chose : la foi ou la connaissance suivant les

    philosophes qui vont l'noncer. On pense Socrate mais aussi Descartes et

    Pascal. Ces exemples sont particuliers car ils voquent des penseurs qui ne sont

    pas qualifis de sceptiques. Socrate propose une pdagogie par le questionnement

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    et l'ironie pour montrer l'ignorance tandis que Pascal et Descartes placent le doutedans une rflexion thologique. Cependant, bien qu'elle soit diffrente dans chacun

    des cas, tous ont une pratique du doute. La particularit de Cioran sera de rester

    dans cet tat de doute et d'en faire une fin en soi.

    Rester dans le doute va de pair chez Cioran avec une pratique constante de

    la ngation qui de son propre aveu ne fait pas compltement partie de la sphre du

    scepticisme parce que la ngation appartient la dynamique de l'affirmation.

    Ainsi, le doute qui met en question nos connaissances est radicalis chez Cioran

    par la ngation qui dynamite la pense sous toutes ses formes. Le doute branle et

    la ngation dtruit radicalement. Il est intressant de noter que bien que la ngation

    soit un aspect extrme du doute (et donc y participe), elle est vcue par Cioran

    comme son oppose, ou du moins son pendant la fois violent et vivifiant.

    De manire gnrale, lcrivain est celui qui pratique l'acte d'criture

    comme ngation d'une norme, affirmation d'une langue particulire contre la

    langue normative et norme. Dans ce rapport la langue, la ngation devient un

    geste d'criture particulier Cioran, avec ses ressorts et ses enjeux propres. Pour

    Cioran, crire c'est perdre ses illusions, s'loigner des instincts trompeurs. Il

    pratique la ngation comme loignement de l'intuition, ngation de soi et de ses

    instincts. Chez Cioran, pratiquer la ngation et crire sont deux gestes

    intrinsquement lis et il s'agira pour nous de comprendre la nature de ce lien.

    La ngation n'est pas signe de scepticisme dtach, elle propose une autre

    voie que celle de la philosophie qu'elle soit sceptique ou nihiliste, une voie qui

    corrompt la pense, l'altre et la met en question. Elle vise dtruire la pense

    commune, les systmes admis, les ides reues. Elle prend sa place dans une

    criture proche de celles des moralistes franais du XVIImesicle puisque Cioran

    dit crire pour exprimer son dgout du monde. Si on en reste l, son criture serait

    celle d'un homme spectateur du monde, mais il crit aussi et surtout sur lui mme.

    En effet, la ngation finit par se retourner contre lui, et l'criture devient alors un

    exercice de penser contre soi-mme. Passer de la ngation du monde la ngation

    de soi est ce qui permet Cioran de transformer son dgot, d'y ajouter l'ironie

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    ncessaire pour supporter et le monde et soi-mme.Bien que le scepticisme soit un lment important de l'criture chez Cioran,

    ses caractristiques de dynamisme et la mouvance des points de vue nous semblent

    dpendre d'un jeu avec la ngation. Il s'agira donc de voir comment la ngation est

    un moteur de l'criture chez Cioran.

    Mon premier mmoire tentait de comprendre la nature du scepticisme de

    Cioran. Le doute est en effet un lment cl de ses ouvrages, il est un objectif

    conqurir, un moyen de se positionner dans le monde et un tat recherch.

    Cependant, classer Cioran parmi les sceptiques n'tait pas entirement satisfaisant.

    Nous avions montr l'intrt de l'usage de la forme brve dans une criture

    oriente vers le doute. Cette dernire permet une dynamique de l'criture et illustre

    un postulat sur la relativit et la pluralit des points de vue. Il s'agira de montrer

    que ce n'est pas le doute qui permet le mouvement dans l'criture bien qu'il joue un

    rle cl. En effet, nous montrerons comment le doute est un tat construit tandis

    que la ngation est inne chez Cioran. Pour donner une ide de la hirarchie entre

    doute et ngation nous dirons que le doute est l'effet alors que la ngation est la

    cause.

    La ngation, parce qu'elle est inne chez Cioran, touche bien des aspects de

    sa vie. C'est elle qui met en avant certains lments tels que la souffrance, le

    manque ou encore le mpris de soi car la ngation est une faon de concevoir le

    monde mais aussi de se concevoir soi-mme. Pour comprendre le travail de Cioran

    sur la ngation, plusieurs termes cls sont analyser pralablement. En effet, cette

    dernire touchant tous les aspects de la vie, de la pense et du travail littraire de

    Cioran, certaines rfrences doivent tre regardes la lumire de la ngation.

    Tout d'abord, une approche du scepticisme et du doute permet de

    comprendre vis--vis de quoi Cioran se positionne. Le scepticisme antique est une

    cole de pense valorisant la suspension du jugement dans le but d'atteindre

    l'ataraxie. Plus gnralement, le scepticisme est la reconnaissance de

    l'impossibilit pour l'homme de connatre une vrit avec certitude et le devoir de

    toujours reconduire sa rflexion grce au doute. Par la suite, le scepticisme va tre

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    transform par le christianisme ce qui fera dire Cioran que le christianisme estcoupable d'avoir corrompu le scepticisme ! Un grec n'aurait jamais associ le

    gmissement au doute 1. En effet, l'impossibilit de connatre la vrit devient

    alors la source de la misre humaine face un Absolu divin omniscient. Le

    scepticisme qui attire Cioran et dont il semble le plus proche n'est pas envisager

    d'une faon classique. Il n'est pas du tout en accord avec la pratique sceptique qui

    s'inscrit dans une volont de dtachement et d'indiffrence. Cioran semble plus

    proche des sceptiques romantiques et de personnages dont le doute est supplant

    par la conviction de la misre de l'homme comme par exemple Pascal.

    La pratique de la ngation quant elle rpond plus un regard cynique

    voire nihiliste. Elle est refus et opposition une affirmation ce qui met son

    nonciateur en marge. La ngation de Cioran est un ressenti, une forme d'intuition

    primordiale et elle n'est pas rationnelle. La ngation s'oppose a priori au doute car

    finalement on pourrait dire qu'elle affirme contre quelque chose. Cependant, pour

    Cioran la situation est sensiblement diffrente. D'une part, la ngation prcde le

    doute mais ne l'empche pas, elle implique cependant un jeu d'oscillation de l'une

    l'autre. D'autre part, la ngation allie au doute est toujours reconduite car

    quelque soit l'objectif qu'elle s'est donne il est toujours remis en question par le

    doute.

    L'objectif d'une telle pratique, mlant ngation et doute, est d'arriver un

    degr de lucidit maximale. Pour Cioran, cet tat est une sorte de dsillusion

    totale, une pleine conscience de la misre humaine . C'est donc un tat qui tient

    la fois du doute et de la ngation puisqu'elle reprsente pour Cioran la

    conscience d'une vacuit (donc un profond sentiment de ngation) et une remise en

    cause de tout pour arriver une dsillusion totale. La lucidit arrive par clairs

    chez Cioran, c'est pourquoi le doute et la ngation sont ncessaires afin de la

    1 Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume. Paris, Gallimard, Les Essais , 1952 ; rd.

    Paris, Gallimard, Quarto , 1995, p. 778

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    reconduire, de provoquer cette tincelle autant de fois que possible.Pour comprendre la question de la ngation et des rapports avec le doute

    dans l'criture de Cioran, nous tudierons aussi plusieurs notions relatives au style

    et au ton des uvres de Cioran. Ce dernier postule qu'il y a au sein mme de son

    uvre une dualit entre une criture empreinte de lyrisme et une criture au style

    travaill. A l'origine, le lyrisme est un lan potique dans l'criture. Bien que

    Cioran ne pratique pas la posie et qu'il dise parfois que faire preuve de lyrisme

    c'est en faire trop et tre du ct de l'erreur, il voque souvent cet lan, cette fivre

    qui le prend parfois et le pousse crire. Le lyrisme est du ct de cette vitalit

    qu'il revendique pour son criture et pour sa ngation. Ainsi, le lyrisme est une

    question importante chez Cioran car il entre directement en relation avec la

    ngation. En effet, ils sont tous deux un emballement et selon Cioran c'est cela qui

    propulse et met en branle et non pas le scepticisme. Enfin, la question de la forme

    brve est un passage oblig chez Cioran. Plus qu'une forme fixe c'est d'un tat

    d'esprit qu'il s'agit. En effet, bien que la plus grande partie de son uvre soit

    compose d'aphorismes, il a crit des textes plus longs. Cependant, dans tous les

    cas, on remarque la prsence de l'effet de rupture et la volont de prsenter une

    multiplicit de points de vue. Ces quelques notions sont importantes pour

    comprendre comment Cioran apprhende l'criture et la construit peu peu en

    fonction de toutes ces notions.

    Le corpus de ce mmoire a lgrement volu au cours de son laboration.

    A l'origine compos de trois uvres de Cioran, j'ai jug ncessaire d'y ajouter Les

    Cahiers de Cioran2. Ces derniers furent rdigs entre 1957 et 1972 soit aprs la

    rdaction des trois ouvrages que j'avais choisis pour mon corpus et constituent une

    suite logique celui-ci. Ces ouvrages sont les suivants : Le Crpuscule des

    2 Emil Cioran,Cahiers 1957-1972,Paris : Gallimard. 1997

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    penses

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    crit en roumain en 1937 alors que Cioran est dj en France, Prcis dedcomposition

    4, premire uvre crite en franais et les Syllogismes de

    l'amertume5, paradigme de l'criture aphoristique de Cioran. Ces trois uvres

    jalonnent le parcours stylistique et l'volution de tonalit entre son uvre

    roumaine et son uvre franaise. Concernant la ngation, elles constituent aussi

    une mise en uvre d'une pratique de pense du ressassement et de la reprise

    ancre dans le scepticisme. Elles mettent en lumire le travail de flux et reflux

    entre une tonalit lyrique et violente et une autre plus froide et dtache. Le

    Crpuscule, parce qu'il marque l'exil, plonge littralement Cioran dans la position

    qu'il revendiquera par la suite de trouble-fte . En effet, l'exil marque la rupture

    avec ses origines mais aussi avec les autres. Cet ouvrage est celui d'un homme en

    proie la solitude de l'exil, vivant comme un intrus parmi les autres. Cet ouvrage

    est aussi le seul des ouvrages en roumain de Cioran chapper lappellation

    crits de jeunesse . Il marque en effet une amorce de l'ide dinachvement qui

    sera ensuite omniprsente dans les uvres de Cioran. Le Prcis est luvre de

    l'assimilation la langue et au style franais, c'est l'occasion d'une volution

    radicale contre les idologies et les systmes (qui semballent pour des causes

    illusoires). Les textes du Prcis constituent une liquidation de tout ce qui peut

    asseoir une pense, un manifeste de la ngation qui sera ensuite reconduit livre

    aprs livre. Par ailleurs, ds le titre, Cioran annonce un programme complexe et

    3 Emil Cioran, Amurgul gndurilor [Crpuscule des penses]. Sibiu, Dacia Traian,

    1940 ; rd.Paris:,Gallimard, Quarto , 1995

    4 Emil Cioran, Prcis de dcomposition. Paris, Gallimard, Les Essais , 1949 ; rd.

    Paris,Gallimard, Quarto , 1995

    5 Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume. Paris, Gallimard, Les Essais , 1952 ; rd.

    Paris, Gallimard, Quarto , 1995

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    ambigu marqu par la volont de rupture de dcomposition contrecarrant celuide prcis qui est enseveli sous l'criture dcousue et dconstruite de l'ouvrage.

    Les Syllogismes mettent en uvre une pratique de la ngation plus aride, trs

    proche de cet idal de lucidit que Cioran recherche perdument mais qui ne va

    durer qu'un temps car elle finit par se dtruire elle-mme par effet de retournement

    propre la ngation.Les Cahierssont quant eux une remarquable compilation de

    textes crits quotidiennement par Cioran. Leur intrt consiste non seulement en la

    qualit des textes qu'on y trouve mais aussi en la mise en abme et la rflexion sur

    son travail que Cioran se permet ici. Libr de l'obligation de publication, Cioran

    livre dans ses cahiers des notes sur sa pratique, ses angoisses et son rapport

    l'criture.

    Ces dernires annes ont t riches en ouvrages sur Cioran. Son entre dans

    la Pliade a fait passer son uvre franaise la postrit ainsi que le Cahier de

    l'Herne qui lui est consacr. On remarque que peu de recherches ont fait tat de

    luvre de Cioran de son vivant. C'est en effet aprs sa mort que de nombreux

    ouvrages sur lui ont t crits. On peut donner quelques causes cette approche

    difficile de notre auteur : tout d'abord, il a mpris les honneurs toute sa vie et ne

    faisait pas partie du milieu littraire connu. De plus, son pass avec la garde de

    fer en Roumanie et ses crits de l'poque constituent une tche que pendant

    longtemps les chercheurs ont trouve difficile traiter. Enfin, comme son uvre

    en elle-mme n'appartient ni la philosophie ni uniquement la littrature, il est

    difficile de la dfinir. Ainsi, les ouvrages sur Cioran ont longtemps soit vit

    d'affronter ces zones sombres de sa vie dans une lecture potique et stylistique

    de son uvre, soit en sont rests ces pisodes. Patrice Bollon dans Cioran

    l'hrtique fait un premier pas vers une lecture complte de la vie et luvre de

    Cioran. Il met l'accent sur le passage du roumain au franais pour expliquer la

    rupture dans la pense et le style de Cioran. Cependant, ces explications s'appuient

    sur des aphorismes de Cioran lui-mme et ne reviennent pas sur la lgitimit de la

    notion de rupture entre crits de jeunesse roumains et crits de maturit franais.

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    L'anne 2011 qui ftait le centenaire de l'auteur a t riche en parutions sur Cioran.Pour le prsent mmoire plusieurs ouvrages ont t particulirement intressants :

    le livre de Nicolas Cavaills, Cioran Malgr lui6a t crucial pour la rdaction du

    deuxime chapitre sur l'criture allant l'encontre de soi ainsi que la pense d'une

    rsolution de la dualit chez Cioran par la naissance d'une troisime voie

    apparaissant dans cette dualit. Nicolas Cavaills a par ailleurs dirig la parution

    des uvres de Cioran aux ditions de la Pliade7. Cette parution fait entrer Cioran

    au panthon des grands auteurs franais et marque une fois de plus la rupture entre

    uvre franaise et uvre roumaine tout en prsentant ses uvres sous un nouvel

    angle et marquant avec justesse la complexit de la rupture. Pour ce qui est de la

    reconnaissance par le milieu littraire, le cahier de l'herne dirig par Vincent

    Piednoir et Laurence Tacou-Rumney qui lui est consacr8, est trs riche et propose

    plusieurs textes indits et contribue mettre Cioran l'ordre du jour. Dans un autre

    registre, l'ouvrage de Stphane Barsacq, Cioran, jaculations mystiques9 met en

    lumire le rapport de Cioran la mystique en reconnaissant un rapport entre la

    fascination pour la mort et la mystique chez Cioran. Cela nous a amen nous

    interroger sur le rapport entre mystique et ngation dans ses uvres. Toujours en

    lien avec la ngation, le dossier du Magazine littraire de mai 201110 intitul

    Cioran, dsespoir mode d'emploi et coordonn par Maxime Rovre rassemble

    6 Nicolas Cavaills, Cioran Malgr lui, Paris : CNRS ditions, 2011

    7 Emil Cioran, uvres, ed. Nicolas Cavaills, Aurlien Demars, Paris : Gallimard,

    Bibliothque de la Pliade , 2011

    8 Vincent Piednoir et Laurence Tacou-Rumney, Cioran, Paris: L'Herne, 2009.

    9 Stphane Barsacq, Cioran, jaculations mystiques,Paris : Seuil, 2011.

    10 Maxime Rovre (dir.), Cioran, dsespoir mode d'emploi , Le Magazine

    littraire, n508, mai 2011

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    une srie d'articles sur la pratique de Cioran et notamment sur des questionstraites dans ce mmoire comme le style, la relation aux modles et de manire

    plus gnrale sur la ngation. L'ensemble des spcialistes sur le sujet semble

    prsent dans ce dossier trs complet. Il est d'ailleurs intressant de noter qu'

    l'image de ce mmoire, on a longtemps apprhend la pense de Cioran l'aune du

    scepticisme pour aller peu peu vers une radicalisation de la pense dans la

    ngation.

    Pratiquer la ngation joue un rle crucial pour une exprience sceptique

    radicale, o le doute a ananti toutes les certitudes. Elle s'articule contre une

    pense systmatique et attaque les fondements des prjugs communment admis.

    Le penseur pratiquant un doute radical est un trouble-fte qui empche le

    monde de tourner en rond. C'est pourquoi il m'a sembl judicieux de partir de cette

    position, plaant la rflexion sur Cioran et son rapport aux autres, au monde. Il est

    trs proche des moralistes franais sur ce plan, car il s'agit pour lui de dmonter les

    valeurs et les idologies auxquelles il est confront. Cependant, sa pratique

    particulire de la ngation, le non-dpassement de la contradiction, faisant de lui

    un ternel douteur , le diffrencie des moralistes car Cioran n'arrte jamais un

    jugement et une sentence n'est jamais dfinitive. Il pourrait nanmoins se couper

    dfinitivement du monde et mettre ses aphorismes du haut de sa mansarde en

    mprisant le monde.

    Dans une certaine mesure, Cioran vite cet cueil en oprant un retour de

    sa ngation contre elle-mme, ce qui revient dire qu'elle se retourne contre lui-

    mme. En effet, la ngation npargne personne si elle est honnte. Elle devient

    pense contre soi-mme, corrosion intrieure. Parce qu'elle est une voie vers la

    lucidit, Cioran s'attache mener bien son cheminement entre doute et ngation,

    malgr la souffrance qui en dcoule. Ainsi, pour lui la souffrance devient un

    moyen de connaissance. Cioran va donc crire partir d'une exprience de

    ngation de ses intuitions, de ses envies et besoins, mais aussi une ngation de son

    pass parce qu'il reprsente un moment d'erreur, d'attrait pour une forme

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    d'idologie. La seule conviction que Cioran s'autorisera par la suite sera celle de lancessit de reconduire son doute perptuellement.

    La ngation est moteur plusieurs niveaux. Elle est une rflexion critique

    qui se renouvelle constamment par son essence ainsi que par la forme d'criture

    choisie par Cioran. Ainsi, un sujet n'est jamais puis puisqu'il peut toujours tre

    envisag sous un autre biais grce l'aphorisme et un nonc n'est jamais dfinitif

    face la ngation et au doute. Une telle pratique de la ngation pourrait cependant

    cesser d'tre moteur de l'criture car elle ne conduirait qu' un dgot du monde de

    plus en plus grand et amnerait en toute logique une rclusion hors du monde.

    Cependant, la pratique asctique de Cioran fait de l'criture un vritable exercice

    spirituel o solitude et souffrance sont des piliers fondateurs. L'criture devient

    alors un moment o la crise mystique est proche et o il s'agit duvrer en qute

    d'un Absolu athe. La ngation tient lieu de foi et le nant ainsi que le gouffre

    intrieur constituent une forme d'Absolu. Les crises qui secouent Cioran se

    terminent avec l'criture qui le relance dans sa qute. La violence et l'intensit de

    ces crises sont des sources de cration et d'inspiration et c'est grce cela que

    Cioran va parvenir subsister dans le monde.

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    Chapitre I: Le trouble-fte

    Le terme de trouble-fte est reprsentatif de la posture de Cioran bien des

    gards. Tout d'abord faisons le tour de ce qu'voque ce terme. Il s'agit d'un

    personnage assez antipathique, qui simmisce dans un groupe et vient en rompre

    l'unit en interrompant les plaisirs, la joie. En bref, il rompt la cohsion du groupe

    soit par un comportement dplac, soit par des paroles dplaces, dans tous les cas

    en ne jouant pas le jeu de l'entente et la bonne humeur de rigueur. Le trouble-fte a

    un rle trs fort de dmolition, d'opposition la norme en vigueur et ce par sa

    simple irruption dans un groupe et la posture qu'il adopte. Cioran prend cette

    position de trouble-fte de nombreuses occasions : en tant qu'homme, en tant

    qu'crivain et en tant que penseur. A chaque facette de l'homme Cioran,

    correspond, dans ses crits, une posture de corrupteur de l'unit. Contre les

    penseurs et les philosophes, il multiplie les textes les dnigrant et se positionne en

    penseur d'occasion dans le Prcis de dcomposition, en escroc dans les

    Syllogismes de l'amertume. Contre l'humanit, il dclare le spermatozode bandit11

    et renonce la paternit, commmorant sans cesse le drame de la naissance.

    Cioran se place dans la ligne des grands trouble-fte, autrement dit les moralistes

    franais du XVIIe sicle. Ces modles, il va les plbisciter en reprenant leur

    posture, mais aussi les malmener en pratiquant une pense violemment

    asystmatique et une criture du non sans cesse renouvele, ne donnant jamais

    son plein assentiment qui ou quoi que ce soit. Il va ainsi mettre en uvre une

    11 Cioran, Syllogismes de l'amertume. 1952. dans uvres.Gallimard, Quarto . 2011, p. 812

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    criture de la ngation dont la forme trs particulire participe pleinement laforce du non et sa rptition perptuelle. Une telle posture de trouble-fte

    suppose des consquences quant l'image de l'crivain vhicule et ncessite une

    rflexion quant aux motivations qui l'anime car s'affirmer contre-courant,

    dmolir ce que les autres ont tabli comme certain de manire aussi radicale

    amne considrer Cioran comme cynique. Posture qui devra tre interroge car

    bien qu'elle semble aller de soi dans le cas Cioran, elle mrite d'tre approfondie

    plus longuement.

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    1.

    Aller l'encontre des prjugs et affirmer sa libert de penser

    Cioran s'affirme ds ses premiers crits comme un solitaire, un

    insomniaque parcourant les rues de Sibiu puis de Paris. La nuit sme le doute et

    inocule le dsespoir12. Sa pense se construit ds lors comme une qute intense au

    travers de dserts, de vide et d'obscurit : il appartient dsormais au clan des sans

    sommeil dont on ne s'arrache pas sans souffrance et qui n'autorise pas de retour

    au soleil13. Cioran se pose donc en rupture avec ceux qui pensent le jour et qui ont

    construit la socit et nos systmes de penser. Sa pense s'exerce en porte--faux

    avec les modles tablis et autres certitudes partages par tous. Il va donc mettre

    en uvre une pense asystmatique dont l'enjeu principal (outre une mise mal

    des systmes philosophiques en place) sera de montrer l'impossibilit de saisir

    pleinement par un raisonnement continu un sujet, et la vanit qu'il y a s'en croire

    capable. Ds lors il se placera dans la ligne des moralistes du XVIIe sicle : des

    penseurs dvoilant les illusions dans lesquelles le reste des hommes baigne.

    Cioran et ses modles

    Voyons quelles relations le trouble-fte entretient avec ses modles :

    Cioran s'inscrit-il dans une tradition ou va-t-il l'encontre de tous sans gard pour

    ceux qui l'ont prcd ? Comme bien souvent, Cioran adopte une attitude

    paradoxale l'endroit de ses modles. Tout en faisant largement la part ses

    prdcesseurs dans ses textes, voquant l'envi Diogne, Lucrce, Shakespeare,

    Pascal, Joubert, Chamfort, La Rochefoucauld, Baudelaire et bien sr Nietzsche,

    Cioran fera nanmoins la critique continue non pas de leur uvres, mais de

    l'influence qu'elles peuvent avoir eue sur lui. Il n'aura de cesse d'valuer d'une

    uvre l'autre l'influence de ces modles sur sa pense et son criture. Dans les

    12 Ingrid Astier. Le penseur de l'ombre . dans Cioran, dsespoir mode d'emploi.Magazine

    Littraire, n508, mai 2011.

    13 Cioran. Invocation l'insomnie , Prcis de dcomposition, Gallimard, Quarto . p 726.

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    Syllogismes de l'amertume, ouvrage extrmement reprsentatif d'une pratiqueaboutie d'criture de forme brve, clturant le premier chapitre intitul Atrophie

    du verbe , Cioran place cet aphorisme :

    Tragi-comdie du disciple : j'ai rduit ma pense en poussire, pour enchrir sur les

    moralistes qui ne m'avaient appris qu' l'mietter...14

    prcde d'un aphorisme qualifiant la modernit de bricolage dans l'Incurable ,

    suivie du chapitre L'escroc du gouffre , cette citation donnant une lecture tout

    fait particulire du programme de Cioran. Il s'agit clairement de se placer dans la

    tradition de la forme brve : l'atrophie du verbe et d'y prsenter une technique

    trs concrte : rduire en poussire , faire plus qu'mietter (qui vont faire

    cho au terme de bricoler prsent dans l'aphorisme prcdent) ainsi qu'une

    posture thique d'enchre tragi-comique vis--vis des modles (terme qui

    prend une toute autre teinte au vu du chapitre suivant sur l'escroquerie, le

    mensonge). Cette citation nous plonge au cur du paradoxe Cioran : chaque

    posture, chaque engagement dans une direction donne sont presque

    immdiatement contre-balancs par leur ngation ou leur dvaluation. Le terme de

    Tragi-comdie place la rflexion dans le jeu, l'espace thtral (donc la

    fausset). Dans le cas de Cioran, il nous place aussi dans le mensonge puisqu'il

    amne s'interroger sur sa pratique : d'une part celle-ci est dj dvalue par le

    terme de bricoler utilis prcdemment, d'autre part la tragi-comdie est un

    mlange de genres thtraux, dont la fin sans tre systmatiquement heureuse vitegnralement les drames des tragdies classiques, ce qui amne douter du

    tragique de la ngation que Cioran met en uvre. Ce qu'on peut donc retenir ici,

    c'est qu'il reprend aux moralistes leur posture, tout en l'accentuant pour ne plus

    rien laisser derrire lui. Il a un geste un rien prtentieux (et prtendument assum

    14 Cioran. Syllogismes de l'amertume.1952, dans uvres, Gallimard, Quarto , 1995, p

    753.

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    comme tel) dvalu par anticipation avec le terme de tragi-comdie et nouveau mais aprs-coup par le terme escroc . Cette posture paradoxale montre

    l'humilit attache la ngation car celle-ci est toujours susceptible de se retourner

    contre celui qui l'nonce. Rduire en poussire, aller plus loin dans la destruction

    que ses matres, travailler enchrir dans la ngation, voil donc un projet qui

    s'inscrit dans une tradition, qui appelle un certain nombre de modles parmi

    lesquels on peut nommer les cyniques et bien sr Nietzsche.

    Chez Cioran, il n'y a pas de sacr et ses modles lui servent avant tout

    approfondir son travail de ngation. Cela nous amne voquer la place du

    nihilisme dans la pense de Cioran. En effet, si beaucoup considrent Cioran

    comme un nihiliste post-nietzschen, lui-mme dsavoue l'appellation et se

    revendique (paradoxalement) plus sceptique que nihiliste. Or, pour le lecteur, cela

    reste prouver. Dans un entretien avec Sylvie Jaudeau il dira : Je ne suis pas

    nihiliste bien que la ngation m'ait toujours tent 15. Cioran rcuse toute

    appartenance une tendance idologique et qui aurait un autre but que la ngation

    et le doute en eux-mmes. Cioran semble s'inscrire pleinement dans la veine

    nihiliste : pense radicalement ngative, proclamant le refus de tout, le nihilisme

    trouve des sources parmi les sceptiques, les mystiques et les cyniques. Aujourd'hui

    cette pense ne saurait tre comprise sans faire appel la figure de Nietzsche. Or,

    ce dernier dpasse le nihilisme (qui n'est qu'un passage oblig pour abandonner les

    valeurs obsoltes) et en situant sa naissance aprs Nietzsche Cioran tait en

    quelque sorte vou aller plus loin. En effet, la pense nihiliste est bien prsente

    chez Cioran, mais contrairement aux interprtations qui ont fait de lui un disciple

    de Nietzsche, la question du nihilisme est non rsolue chez Cioran, il ne reconnat

    pas de fin la remise en question qui chez Nietzsche aboutit au surhomme et

    lternel retour . La solution est, et reste, le doute menant la lucidit, tat en

    mouvement, jamais arrt. En ce sens, Cioran est proche des nihilistes russes

    15Cioran, entretien avec Sylvie Jaudeau, 1988, dansuvres, p. 1766.

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    (Tourgueniev, Tolsto, Dostoevski) car on retrouve chez lui la passion du nant, lamystique du renoncement la vie et une certaine forme de pessimisme. Cioran

    s'inscrit dans une tradition littraire, mais son travail consiste autant en un

    approfondissement (voire une surenchre) de luvre de ses prdcesseurs qu'en

    une destruction du disciple en lui . Il va formuler son dsir de destruction dans

    une tentative cratrice dcoulant de son doute radical : pense et style s'aiguisent

    mutuellement chez Cioran.

    Une pense asystmatique et paradoxale

    En s'inscrivant malgr tout dans cette double tradition : moralistes franais

    et nihilistes du XIXe, Cioran se place dans une tradition de pense rsolument

    paradoxale (an sens tymologique), c'est--dire une pense contre-courant,

    refusant d'une part les ides communes et d'autre part les systmes de pense. Son

    uvre, tant par son contenu que par sa forme constitue une critique des systmes

    philosophiques. Toute pense bien assise, toute philosophie qui ne se remettrait

    pas en question, encourt sa critique. Il s'agit de mettre en avant le caractre

    illusoire de tout systme, montrer qu'il s'agit avant tout d'un mirage . Il s'attaque

    la philosophie pour en montrer les erreurs et la prtention :

    Le philosophe gnreux oublie ses dpens que d'un systme seules survivent les

    vrits nuisibles.16

    Aphorisme plac entre deux textes plus longs sur la philosophie et l'attrait qu'elle

    eut pour Cioran dans sa jeunesse, cette phrase porte atteinte l'image du

    philosophe uvrant pour l'humanit (contrairement Cioran qui se veut

    misanthrope et solitaire) et cherchant la postrit, la reconnaissance. Pas de

    16 Cioran, Syllogismes de l'amertume. 1952. Dans.uvres, Gallimard, Quarto , 1995, p. 761.

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    gnrosit chez Cioran, qui met distance le terme par les guillemets, laissantentendre que les philosophes se bercent d'illusions quant l'utilit des systmes

    qu'ils crent :

    Les grands systmes ne sont au fond que de brillantes tautologies. Quel avantage

    savoir que la nature de l'tre consiste dans la volont de vivre , dans l'ide , ou

    dans la fantaisie de Dieu ou de la chimie ? Simple prolifration de mots, subtils

    dplacements de sens. Ce qui estrpugne l'treinte verbale et l'exprience intime

    ne nous en dvoile rien au-del de l'instant privilgi et inexprimable. D'ailleurs,

    l'tre lui mme n'est qu'une prtention du Rien.17

    Cioran rduit les systmes philosophiques des discours brillants, sduisants mais

    qui ne font que parler d'eux-mmes, sans parvenir une quelconque ralit. Il est

    intressant de noter que, pour Cioran, les systmes philosophiques sont des

    exemples parfaits de vide, des cercles ferms sur eux-mmes. Ces systmes sont

    centrs sur des rflexions abstraites, des gymnastiques de l'esprit et surtout desmots sans aucune correspondance avec le monde. Les systmes cherchent donner

    du sens ce qui n'en a pas : tout finissant par se rduire au Rien . L'tre ne se

    saisit que sur le moment : un systme complexe, argument et ordonn ne saurait

    exprimer l'exprience intime . Pour ce faire, Cioran choisit l'aphorisme car ce

    dernier s'oppose en tout point au systme : il est puisement du discours,

    multiplication des points de vue. L'aphorisme chez Cioran ne participe pas la

    construction mais la dmolition, la ngation sans cesse reconduite et rpte.

    En ce sens, Cioran rfute pleinement les systmes et ce tout au long de son uvre

    franaise comme roumaine.

    tre un trouble-fte: un exercice de vie

    17 Cioran, Prcis de dcomposition. 1948. dans uvres, Gallimard, Quarto , 1995, p.

    624.

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    La mise en uvre de la pense profondment asystmatique de Cioran vase faire dans ce qu'on pourrait qualifier d'criture du non et dans llaboration

    de la figure du ngateur comme crivain-praticien en opposition au thoricien. En

    effet, la pense s'accomplit chez Cioran en tant qu'exercice, que style de vie. Il

    s'agit de la pense pratique et non pas thorique. La ngation assure cette

    pratique de la pense un dynamisme par sa reconduite acharne. La pense

    n'avance pas, elle s'enfonce plus profond dans la ngation. Chez Cioran, une ide

    va tre puise par l'criture : tant qu'elle rsistera, il la malmnera en lui faisant

    subir les torsions de la langue, de l'criture. Ainsi, l'criture constitue un vritable

    exercice spirituel, clairement identifi comme douloureux. Dans Le Prcis de

    dcomposition, Cioran voque dans l'article le Corrupteur , le rle du ngateur

    tel qu'il le voit, c'est--dire comme celui qui corrompt les murs , qui dtourne son

    auditeur de sa voie, le fait dvier. Ce texte se trouve dans le dernier chapitre du

    Prcis, nomm abdications (fermant donc l'ouvrage sur une note pessimiste de

    renoncement guerrier, o l'on rend les armes).

    J'aurais voulu semer le doute jusqu'aux entrailles du globe, en imbiber la matire [].

    Architecte, j'eusse construit un temple la ruine ; prdicateur, rvl la farce de la prire ;

    roi, arbor l'emblme de la rbellion. Comme les hommes couvent une secrte envie de se

    rpudier, j'eusse excit partout l'infidlit soi [], empch la multitude de croupir dans le

    pourrissoir des certitudes18

    Par son titre, ce texte s'inscrit dans les pas d'un homme, un grand trouble-fte :

    Socrate. Cette figure est prgnante dans luvre de Cioran. Socrate a, en effet, t

    considr comme un corrupteur et condamn en tant que tel. Par le biais de sa

    pratique philosophique il a affront l'opinion commune et montr autre chose. La

    figure de Socrate en tant que corrupteur est particulirement intressante car sa

    pratique de l'ironie ainsi que sa posture philosophique ne sont pas sans se

    18 Cioran, Prcis de dcomposition,1948, dans uvres, Gallimard, Quarto , 1995, p. 716

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    rapprocher du scepticisme et du cynisme de Cioran. En effet, Socrate fait del'ironie un moyen d'exprimer sa condition d'tre ignorant et il place son ignorance

    au cur de ses dialogues. Il n'y a pas de suspension du jugement chez lui et la

    rflexion se fait de question en question ce qui l'loigne des sceptiques classiques

    mais le rapproche de Cioran. En effet, chez ce dernier la suspension du jugement

    ne vaut que parce qu'elle est toujours reconduite, intensifie et souvent angoisse.

    Chez Cioran, la pense va de ngation en ngation, dtruisant les difices

    censment tablis durablement. Ce texte est l'expression de cette posture. Il est

    marqu par le renoncement : crit au conditionnel pass, il fait tat de quelque

    chose qui n'arrivera pas. Portant sur le doute et le rle du ngateur, il propose une

    vision trs matrielle. On peut parler de vision physiologique du doute (qui touche

    aux entrailles, la matire) : pour tre efficace, il doit atteindre le plus profond et

    tre visible partout (le temple qui lui est ddi mais aussi la rvlation publique).

    Cioran se positionne rsolument du ct du paradoxe et de la pense oxymorique

    (l'image du temple ddi la ruine montre le penchant de Cioran pour les images

    touchant l'oxymore) et anti-systmatique. On remarque aussi la force symbolique

    des exemples pris par l'crivain : architecte, prdicateur et roi. L'un est btisseur,

    uvrant pour une certaine dure dans le temps, laisser une empreinte. Le roi est lui

    un meneur politique, symbole d'autorit suprme, tandis que le prdicateur est un

    guide, un meneur suppos avoir vu une vrit sacre. Le premier faonne la

    matire, les seconds rgissent les esprits et les corps. Mis au service du

    scepticisme radical de Cioran, ces trois personnages vont donc participer la

    diffusion du doute tous les niveaux. Le vocabulaire religieux est ici trs fort,

    l'image christique est prgnante, Cioran se pose en corrupteur, mais aussi comme

    celui qui rvle, sort la masse de l'erreur et donc apporte en quelque sorte la

    lumire aux autres. L'image du prdicateur est trs forte car elle voque celui qui

    excite les foules contre un groupe en marge, une autre religion, etc... Cette image

    du prdicateur violent est reprise et transforme en celle du prdicateur qui excite

    un groupe contre lui-mme. Il y a l une pense en rupture avec les modes de

    pense habituels, l'affirmation d'une volont de corruption des penses tablies.

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    Cette position de corrupteur constitue la trame de ses uvres et

    structure sa ngation et les formes qu'elle va prendre. Elle permet aussi Cioran

    de se placer dans une tradition littraire et philosophique ancienne, marque par

    les figures de Socrate, des moralistes franais et de Nietzsche. Cette position

    apporte un nouvel clairage au terme de trouble-fte car non seulement elle

    ancre le ngateur dans un rle en porte--faux qui va dissoudre l'unit illusoire

    mais aussi parce qu'elle suppose un rapport didactique avec les autres. En effet, si

    le trouble-fte est celui qui ne joue pas le jeu des conventions et qui se place

    contre les autres, le corrupteur, lui, les entraine avec lui et cherche leur montrer

    l'illusoire de ces conventions, l'absence de sens derrire les vrits communment

    admises. Bien qu'il s'en dfende (d'une certaine manire cela fait partie du rle

    qu'il adopte), Cioran prend une attitude de pdagogue et va produire une pense et

    une criture cherchant illustrer son doute radical et la force de sa ngation.

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    2. La mise en uvre de la ngation

    La ngation, et la pense asystmatique qu'elle implique, ncessitent une

    forme d'criture spcifique. En effet, Cioran refuse d'user des mmes techniques

    argumentatives que ceux qu'il critique. Les philosophes, aux textes articuls,

    arguments, aux rouages bien huils, Cioran les rfute et va chercher produire

    une pense diffrente. Il ne s'agit plus de convaincre par des arguments mais

    d'exprimer un ressenti, un vcu indpendant de tout discours rationnel. Pour ce

    faire il met en uvre une criture faite de ruptures et de ressassements qui va

    s'appuyer sur une forme brve, particulirement adquate pour l'expression d'une

    pense morcele, lacunaire et multipliant les points de vue. Outre cette forme

    spcifique, dont il fera une marque de fabrique, Cioran joue avec le registre de

    l'ironie qui deviendra son ton de prdilection. Ces deux aspects de son criture

    continuent de marquer son inscription dans une tradition de pense littraire, o la

    pointe fuse, la chute achve et dont le mordant ne laisse personne indemne. On

    pense bien sr aux moralistes, dont les piques et le style ont marqu les esprits.

    C'est ainsi que partant d'une ide, d'une prise de conscience intellectuelle, Cioran

    va dvelopper un style, un ton qui lui sera propre afin de mettre en mots la

    ngation dont il fait l'exprience. L'ironie joue un rle important dans le

    dveloppement de la ngation chez Cioran, car elle reprsente un jeu avec la

    vrit, avec les mots et sur les mots ainsi qu'une faon indirecte d'adresser un

    message. On peut dire que l'ironie, contrairement l'humour, n'est jamais gratuite :

    elle a une fonction cathartique, thrapeutique visant contrer les piges de

    l'apparence et empcher de vivre violemment des passions induites par des

    illusions. Ainsi, l'ironie a un message mais contrairement aux discours usuels on y

    parvient par des voies dtournes qui ne nous sont pas donnes par l'auteur. Il

    s'agira donc de voir l'impact de l'usage de la forme brve sur la ngation,

    l'enchevtrement de la forme et du contenu ; ainsi que de comprendre les liens

    entre ngation et ironie, la faon dont cette dernire modifie la donne, transforme

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    un discours et ses aboutissants. Enfin, le jeu entre forme brve, ironie et travail dengation, s'articule dans un trs savant dosage visant s'arrter temps car plutt

    que semeur de discorde, Cioran se positionne comme semeur de doutes. En ce

    sens, le terme de sceptique radical trouve sa juste valeur car chez Cioran le doute

    est produit par la ngation.

    Rle et enjeu de la forme brve

    L'impact de la forme brve sur le travail de ngation entrepris par Cioran

    est primordial. Prsente dans toute son uvre, elle est plus ou moins structure,

    canalise suivant les ouvrages. luvre roumaine est constitue d'aphorismes, de

    fragments, jouant avec la rupture et le drglement. Ds la premire uvre en

    franais, Le Prcis de dcomposition, on observe une forme plus stricte, moins

    souple. Les textes sont organiss en articles, runis en chapitres, la forme est

    sensiblement la mme de texte texte et le ton lui aussi est accord d'un texte

    l'autre malgr un jeu toujours trs prsent autour du point de vue, du changement

    et de l'absence de sens. Le Prcis de dcomposition constitue clairement une

    rupture avec son pass littraire, un tat des lieux ainsi que la mise en place d'un

    nouveau projet littraire qui sera mis en uvre dans les textes franais qui

    suivront. Les Syllogismes de l'amertumemarquent l'tat le plus paradigmatique de

    la forme brve chez Cioran avec une uvre compose intgralement d'aphorismes.

    Trs structur, le recueil met en place une criture de la ngation jouant avec les

    mots tant sur la forme que sur le ton adopts.

    Ne cultivent l'aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette

    peur de crouler avec tous les mots.19

    19 Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, p. 747

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    L'aphorisme est une forme fonde sur le manque, l'absence et la rupture. AvecCioran il prend place dans une rflexion sur l'angoisse et sur la capacit d'exprimer

    avec les mots la dtresse provoque par la ngation. Dans les uvres de Cioran

    l'criture est base sur la rupture entre les textes, les chapitres et parfois mme au

    sein des textes. Cette faon d'tre dans l'criture est fondamentale pour Cioran ; il

    en est fait tat dans ses cahiers personnels :

    Tout est tronqu en moi : ma faon d'tre aussi bien que ma faon d'crire. Un homme

    fragments.20

    Dans cette formule brve, Cioran fait voluer l'ide dinachvement : Au dbut de

    la phrase, le terme tronqu voque quelque chose de coup, quoi il manque

    quelque chose ou qui on a enlev quelque chose. Ce terme voque donc une

    souffrance lie un sentiment d'incompltude. Tandis que la chute de la formule

    un homme fragments mme si elle voque elle aussi l'inachvement, aborde

    l'ide d'un inachev essentiel, dt l'impossibilit de saisir l'ensemble des choseset les lier. Le fragment est lier une perception incomplte du Multitude,

    perception qui se sait imparfaite et se revendique comme telle. D'autre part, le

    manque est plus fort dans le terme tronqu o l'on peut percevoir la perte des

    racines, l'exil loin de la Roumanie et sa mlancolie. En revenant la ligne pour

    conclure sa formule et se qualifier d'homme fragments , Cioran marque la

    rupture entre deux tats : celui d'un tre tronqu et celui d'un tre fragment. Le

    fragment, est le morceau d'un tout, et d'un point de vue littraire il est reli unetradition, un style d'criture. Il est en quelque sorte une transformation positive du

    sentiment d'tre tronqu ressenti par Cioran : chez lui, la transition entre ce

    qu'il ressent et ce qu'il crit participe d'une tentative de survie grce l'criture.

    Le fragment se trouve chez Cioran sous la forme d'aphorismes nous

    20 EmilCioran, Cahiers 1957-1972. Paris : Gallimard. 1997, p. 93

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    ancrant dans le paradoxe car mlant impression de premier jet et travail dercriture intense. Cioran joue avec ces deux images lorsqu'il dclare dans un

    entretien :

    Les aphorismes sont des gnralits instantanes. C'est de la pense discontinue.21

    En mlant instantane et criture Cioran sme le doute. En effet, l'aphorisme

    permet aussi de rendre compte de la multiplicit des points de vue. Penser par

    fragments, penser le fragment est une faon de rendre compte de la nature de

    l'exprience ; il permet de dire une chose et son contraire parce qu'il n'est pas

    enferm et donc bloqu dans un systme. Cioran revendique l'criture

    aphoristique pour son caractre a-systmatique. Ce trait d'criture va mettre en

    vidence l'hybridation gnrique existant entre l'aphorisme et le fragment

    littraire : ce dernier traduit une exprience relle, celle des contradictions.

    Le fragment, seul genre compatible avec mes humeurs, est l'orgueil d'un instant

    transfigur, avec toutes les contradictions qui en dcoulent.22

    La forme aphoristique, telle que Cioran la pratique, s'inscrit dans une tradition

    littraire en lien avec le fragment littraire : il s'agit de trouver une forme dont

    l'inachvement essentiel correspond une vision de la pense (morcele,

    insaisissable dans sa totalit, incomplte car humaine)23. L'hybridation entre le

    fragment et l'aphorisme exprime et exploite les frontires entre les genres,permettant une mutuelle interaction : en effet, l'aphorisme est ancr dans une

    tradition gnomique (les aphorismes dHippocrate), d'o l'intrt d'utiliser cette

    21Emil Cioran, entretien avec Fritz J. Raddatz, 1986, dans uvres, p. 1736

    22Emil Cioran, entretien avec Sylvie Jaudeau 1988, dansuvresp. 1751

    23 Bernard Roukhomovsky,Lire les formes brves,p. 113-114

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    forme pour instaurer un rapport la vrit, rapport qui par l'interaction avec lefragment se fait morcel, contradictoire et paradoxal.

    Toute vue originale est une vue partielle, et volontairement insuffisante.24

    L'aphorisme rpond des exigences concernant un certain rapport la vrit et au

    monde. Parce qu'il ne prtend pas tout saisir, il permet d'aborder les fluctuations

    des sensations. De plus parce qu'il est subjectif et qu'il ne se plie pas aux rgles de

    la logique il offre plus encore : la fulgurance potique, une valeur analytique

    certaine de part son origine gnomique, et une force sentencieuse. L'aphorisme

    permet l'expression la fois de la ngation et du paradoxe. En ce sens, cette forme

    comporte un double intrt pour Cioran. D'une part il permet de mettre en forme la

    circularit de la pense, le renouvellement de la ngation, la finitude de l'esprit

    face au monde. C'est pourquoi Cioran va user ses mots et ses penses d'un texte

    l'autre, revenant sur un mme sujet (on note la rcurrence des thmes comme la

    mort, mais aussi la ville, le rapport aux autres, la timidit, etc). La ngation joue

    un rle crucial dans le traitement qui est fait de la forme littraire. En effet, La

    forme brve bien qu'elle serve la ngation est aussi bouscule, transforme et cde

    parfois la place des textes plus longs, car plus que la brivet c'est la rupture qui

    va marquer l'criture de Cioran.

    Importance de l'ironie

    Cioran est pleinement inscrit dans une pratique de l'ironie riche et fconde.Elle articule son uvre et permet le dveloppement de la ngation. Il use de

    l'ironie pour se positionner contre autrui dans une posture de sage grimaant.

    Je crois au salut de l'humanit, l'avenir du cyanure...25

    24Emil Cioran, Cahiers, p. 88

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    Cioran souhaite voir la fin de l'humanit qui le doit constamment et dont seule la

    condamnation certaine assure le salut, Cioran l'assure : La civilisation serait

    ignoble si elle n'tait pas condamne. 26

    Pour comprendre sa pratique, il faut faire un dtour par une dfinition plus

    gnrale de l'ironie. Cette dernire pense une chose et en dit une autre, elle feint

    pour dtruire les faux-semblants. Elle repose donc sur le talent de jouer avec les

    mots l'infini et par retournement de jouer avec les jeux qu'elle produit. Vladimir

    Janklvitch dans son ouvrageL'Ironiefait remarquer qu'elle comporte son propre

    pige dans ce ddoublement car elle peut alors provoquer un vertige et un dsarroi

    profond.27 Concernant Cioran, il retournera ce pige en faisant du vertige un

    objectif en soi, un aboutissement de l'exprience de ngation. Ds lors, l'ironie est

    d'autant plus complexe qu'elle participe de la ngation qui est dj une forme de

    dtournement, de voie paradoxale, ainsi le vertige est accentu.

    L'ironie, privilge des mes blesses. Tout propos qui en relve tmoigne d'une

    brisure secrte.

    L'ironie, par elle-mme, est un aveu, ou le masque qu'emprunte la piti de soi-

    mme.28

    Ces deux phrases sont extraites des cahiers o Cioran crivait quotidiennement ses

    rflexions quant sa pratique. L'ironie chez Cioran est avant tout un regard sur

    soi-mme car bien qu'elle soit parfois une attaque contre autrui elle reflte toujoursune blessure passe.

    25Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, p. 806

    26Emil Cioran, Cahiers, p. 74

    27 Vladimir Janklvitch.L'Ironie. Flammarion, Champs . 1979

    28Emil Cioran, Cahiers, p.51

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    Dans sa pratique, l'ironie dtruit sans reconstruire, elle use duretournement, du paradoxe et du morcellement afin de dmonter son objet pour en

    mettre les rouages nu, au lecteur de faire le travail de reconstruction par lui-

    mme. Chez Cioran, cette pratique du morcellement se retrouve dans la pratique

    de la forme brve et dans l'accumulation des formules. L'ironiste refuse

    l'enchantement produit par les apparences et joue avec la vrit car il a conscience

    des illusions et des faux-semblants constituant le monde. Parce qu'il ne propose

    pas de reconstruction, c'est une errance qu'il va mettre en place, un cheminement

    par des dtours qui vont permettre de pallier l'impuissance du langage faire

    correspondre sens et mots. Cette dualit entre le ressenti et le langage, Cioran la

    place au centre de son criture et il tentera de se faire le secrtaire de ses

    sensations dans des aphorismes o l'exprience sensorielle est toujours

    primordiale (souffrances physiques dues la maladie, insomnies et autres

    drglements des sens parcourent ses uvres) . Concernant le rapport au monde,

    on trouve deux tendances chez les ironistes. L'une, rapprocher de l'ironie

    socratique, consiste en une attitude feinte, un masque visant un objectif

    pdagogique. L'autre, propre aux romantiques, est lie un sentiment de vide

    existentiel (le fameux spleen) qui va se traduire par un sentiment tragique du

    monde. Cioran semble plus proche des romantiques dans ses premires uvres,

    par exemple lorsque dans le Crpuscule des penses il voque Le malheur de ne

    pas tre assez malheureux 29, aphorisme qui constitue une forme de

    reconnaissance de la vacuit derrire ce sentiment de tragique et qui annonce son

    volution vers un bricolage entre diffrentes tendances, allant souvent jusqu'au

    cynisme qui reprsente une forme extrme d'ironie allant trs en avant dans la

    ngation. Tout l'enjeu de l'ironiste est de ne pas perdre l'quilibre entre ces

    positions, car pour dtruire les apparences il lui faut le faire de l'intrieur et s'il va

    trop loin il prend le risque d'en tre exclu. Cioran se positionne donc plus en

    29Emil Cioran, Crpuscule des penses, p.405

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    semeur de doute qu'en semeur de zizanie. Il utilise l'ironie pour mettre en scnedes oppositions radicales qui vont crer un dcalage irrductible et donc mettre

    compltement en cause l'image propose :

    Comme Jsus serait grand s'il tait un peu plus misanthrope !30

    Cette citation extraite du Crpuscule des penses remet tellement en question

    l'image laquelle elle rfre qu'elle en rend l'identification impossible. En effet,

    Jsus est dit grand cause de son amour pour les hommes, s'il tait misanthrope il

    ne serait pas lui-mme. Par l'ironie Cioran dtruit l'image de Jsus et questionne

    sur la valeur de l'amour envers les hommes. Cependant, tout lintrt rside dans le

    fait que l'usage de l'ironie permet de conserver la figure mentionne tout en la

    renversant. Ainsi, la figure de Jsus n'est pas dtruite de front mais elle est

    renverse par ce qui est presque une oxymore Jsus misanthrope .

    L'volution des relations entre ngation et ironie est sensible au fil des uvres de

    Cioran. Ds son premier ouvrage (en roumain) Sur les cimes du dsespoirparu en

    1934, Cioran non seulement use de l'ironie (mais on verra qu'il deviendra matre

    en la matire avec ses ouvrages en franais) mais surtout interroge sa fonction et

    son usage dans un article intitul ironie et auto-ironie . Puis, dans un manuscrit

    crit ultrieurement, Progrs de l'ironie , il reprend le texte prcdant pour

    travailler sur cette notion d'auto-ironie. Ces deux articles permettent de mieux

    saisir la pratique de l'ironie qu'a Cioran ainsi que le rapport entretenu avec la

    ngation. Dans le premier texte, il distingue deux types d'ironie, celle lgante,

    intelligente et subtile, issue d'un sentiment de supriorit ou d'orgueil facile et

    l'ironie tragique et amre du dsespoir 31. Cette dernire forme d'ironie est celle

    qui s'applique soi-mme alors que la premire est une ironie sceptique par

    30Emil Cioran,Crpuscule des penses, p.388

    31 Emil Cioran, Sur les cimes du dsespoir,Gallimard, Quarto , 1995, p.81

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    laquelle certains manifestent ostensiblement leur distance vis--vis du monde .Cioran place l'auto-ironie au-dessus de l'ironie car elle correspond ce moment de

    retournement de la ngation sur soi, contre soi, elle correspond donc

    l'aboutissement final de la ngation. Mais cette dissociation des ironies est aussi

    trs marque par la veine romantique propre aux crits de jeunesse de Cioran. En

    effet, la rcurrence des termes tragique , amer , authentique et

    dsespoir marque l'appartenance de cette rflexion une pense fonde sur la

    sparation de soi et du monde, ressentie comme tragique bien qu'irrductible. Le

    manuscrit (publi titre posthume dans Le Magazine littraire l'occasion d'un

    dossier sur Cioran) montre une volution de cette pense car seule reste l'auto-

    ironie. Cependant, il ne s'agit plus d'un sentiment tragique et amer de l'existence

    mais d'une manire extrmement particulire d'tre prsent soi-mme. Certes,

    l'amertume, l'exaspration et la prise de conscience restent au fondement de cette

    forme d'ironie mais elle est analyse, pense et rflchie comme rencontre du soi

    car de quelque ct que nous nous tournions, nous ne faisons que nous

    rencontrer avec nous-mmes. 32 L'ironie devient alors un processus de

    connaissance de soi, dhonntet envers soi, elle est alors la marque du refus de

    l'Indiffrence . En ce sens, elle est partie prenante de la ngation puisque cette

    dernire est avant tout ngation de soi, ncessit d'aller l'encontre de soi.

    32 Emil Cioran, Progrs de l'ironie . Bibliothque littraire Jacques-Doucet. CRN. ms. 242.

    publi dans leMagazine Littrairen 508. p 70.

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    Ainsi, la mise en place de la ngation est un processus complexemultipliant les retournements. Ironie et brivet supposent des dtours et des

    errances dont l'objectif est de faire parvenir une ralit au-del des

    apparences et des illusions dont le monde semble fait. L'art de l'ironie est de savoir

    sarrter, semer le doute et proposer une ouverture dont la voie n'est pas encore

    trace. C'est l que la ngation rencontre le scepticisme : Cioran dtruit mais ne

    propose pas de solution. La voie est tracer, lui ne peut que dmolir les faux-

    semblants par le biais de son criture. Cioran ne droge pas sa pratique tant de

    l'ironie que de la forme brve car il ne dvie pas de son objectif de ngation. A

    chaque fois qu'une proposition semble installe, stable, il lui faut la tester, en jouer

    pour la fissurer, la malmener jusqu' la rupture. Ironie et forme brve permettent

    cette multiplication des angles d'attaque et des points de rupture. La voix ironique

    sert le propos de Cioran mais une telle position soulve le problme de l'exclusion

    qui risque d'en dcouler (le cynique est en marge tandis que l'ironiste est sur le fil).

    En effet, luvre de destruction dsire par Cioran suppose un travail de sape de

    lintrieur et donc de savoir rester sur le fil dans la mesure du possible.

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    3. Une position lourde de consquences et d'enjeux

    Les implications d'une position de ngateur sont multiples. Parce qu'il est

    un trouble-fte , il est exclu de la socit et son cynisme ne fait que renforcer

    cette impression. Cioran se met souvent en scne dans ses textes comme un tre

    seul, loin des hommes dans sa mansarde. Il se reprsente en rupture, pleinement

    ancr dans la tradition cynique du trouble-fte qui ne joue pas le jeu. L'ironie

    extrme pratique par Cioran fait de lui un cynique reconnu, il est en effet

    considr comme tel par de nombreux thoriciens et philosophes. Il est intressant

    de noter que le cynisme, mme s'il part d'une parole ironique et d'un dtachement

    vis--vis du monde, reste une vision extrmement paradoxale du monde : la

    perception ngative des choses est prgnante mais elle est fonde sur un idal

    qu'on cherche atteindre et donc dans ce cas l la ngation est fortement lie

    quelque chose de positif. Le cynique est ds lors un ternel du. Cette dception

    est prsente ds les premiers crits de Cioran et parcourt son uvre dans une

    rflexion sur lchec. Cependant, elle est vcue de faon bien plus conflictuelle

    dans les crits de jeunesse, encore chargs d'idologie, tandis que ds son arrive

    en France, la rsignation, l' abdication (d'aprs le titre de l'un des chapitres du

    Prcis de dcomposition) vont devenir plus prsentes. Entre ngation, cynisme et

    dmolition, les risques pour l'auteur sont nombreux. L'exil et la solitude que

    Cioran va la fois s'infliger et dsirer sont les consquences principales de ses

    choix. Tandis que l'ironie teinte de cynisme dont il fait preuve pourrait tre

    l'occasion de se couper du monde et d'en tre un simple spectateur, Cioran prtend

    chapper cela par la souffrance suscite par la ngation, les doutes et l'criture.

    Ainsi, Cioran adopte une attitude trs marque par le paradoxe : entre espoir et

    dception, exil et paradis perdu, rupture d'avec le monde et ancrage dans des

    problmatiques philosophiques et thiques. Globalement, la posture adopte trs

    tt dans la vie littraire de Cioran, cette ngation qui touche tout ce qu'il voit et

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    aborde, va jouer sur la figure de l'auteur et retourner encore la ngation sur elle-mme. Il y a donc un nime retournement, qui fera de la ngation un systme

    clos, s'alimentant lui-mme. On retrouve une ide chre Cioran, qui veut que o

    que l'on cherche on tombe sur soi-mme.

    Un tre solitaire, retranch derrire sa timidit

    Les problmes soulevs par la posture d'ironiste prise par Cioran

    demandent tre rsolus. En effet, l'ironie comporte des piges coupant celui qui

    en use trop du monde et de la ralit. Janklvitch mettait en garde dans son

    ouvrage sur l'ironie contre ces drives dans ce qui est finalement une nouvelle

    illusion. Si l'on s'en tient au fait, Cioran pourrait tre sujet ce retranchement

    puisqu'il crit du haut de sa mansarde, pendant des nuits d'insomnie, maudissant

    l'humanit.

    Je ne suis pas un ami de l'homme et pas du tout fier d'tre un homme. () Je suis si on veut

    quelqu'un qui au fond mprise l'homme. J'ai certes encore de trs bons amis mais, si je pense l'homme en gnral, j'arrive toujours la mme conclusion, savoir qu'il aurait peut-tre

    mieux valu qu'il n'et jamais exist. 33

    Ce dgot de l'homme, Cioran le professe l'envi dans chacune de ses uvres.

    Comme les moralistes dont il se sent proche, il critique les comportements dont il

    est le tmoin. Cependant, alors que ses prdcesseurs ont un objectif moral, Cioran

    ne prend jamais une posture de moraliste. Car s'il critique c'est au nom de la

    ngation et non en vertu de valeurs plus leves. Ce qui lamne ressasser sans

    fin ses griefs l'encontre de l'humanit. Cependant, si l'on continue se sentir

    proche de Cioran, se retrouver dans ses textes, c'est parce qu'ils sont rvlateurs

    d'une souffrance. La ngation et la dmolition mettent en question des tats de fait

    33 Emil Cioran, Entretien avec Georg Caryat Focke. 1992. dans uvres .Gallimard, Quarto ,

    1995. p 1762

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    et sment le doute dans des situations qui semblaient tablies, le tout partir dequestionnements subjectifs, de doutes personnels qui montrent un homme

    tourment par l'effondrement de toutes les certitudes. Cioran rsout en quelque

    sorte le risque de se marginaliser en insufflant l'expression d'une souffrance

    profonde, lui permettant dans un nouveau retournement de se lier aux autres en

    partageant ses doutes. A partir d'une criture rsolument subjective, Cioran distille

    le doute tous les niveaux. C'est donc le mlange d'un scepticisme radical et d'un

    sentiment tragique de l'existence qui permet Cioran d'tre la fois acteur du

    monde et marginal dans ce monde.

    L'exil

    Solitude et exil sont deux lments nourrissant la mlancolie et

    l'loignement du monde que professe Cioran. Il se prsente comme un penseur en

    exil : exil effectif de sa terre natale, donnant le ton sa nostalgie. Mais aussi exil

    loin des hommes, loin de la pense, loin de ce qui lui a donn sa vitalit premire.

    je ne suis pas d'ici; condition d'exil en soi; je ne suis nulle part chez moi inappartenance

    absolue quoi que ce soit.

    Le paradis perdu, - mon obsession de chaque instant.34

    La rflexion sur l'exil se passe ici en trois temps, d'une part le constat d'tre

    d'ailleurs, ensuite la dfinition de l'exil comme une rupture de l'tre par rapport

    lui-mme, et enfin, l'apparition de l'exil comme une rflexion sur l'inadquation aumonde, trs proche du thme chrtien du paradis perdu. Le thme religieux est

    toujours trs prsent, et ses grands motifs sont repris et transforms par la perte de

    Dieu, on passe un absolu athe, mais aussi un paradis perdu impossible

    retrouver et devenant donc une obsession source de mlancolie puisqu'il ne sera

    jamais retrouv. Ce paradis de l'enfance n'est bien sr pas seulement

    34 Emil Cioran, Cahiers 1957-1972. Paris : Gallimard. 1997. p 19

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    gographique : c'est un moment donn de la vie, o l'adquation au monde n'estpas encore trouble, o la connaissance ne nous a pas encore coups de la nature.

    Ce regret est aussi profondment romantique, le sentiment tragique de l'existence

    s'y exprime pleinement. Cioran, exil en France, marqu par la sparation d'avec le

    village de son enfance, n'y retournera jamais malgr de nombreux textes faisant

    part de sa nostalgie l'gard de ce lieu. On peut donc penser que Cioran ressent

    pleinement cette inappartenance absolue qui le pousse dsirer quelque chose

    qu'il ne pourra jamais atteindre.

    Les consquences et les enjeux de l'criture de la ngation sont autant de

    retournements sur soi-mme, contre soi-mme. La ngation semble tre un jeu

    l'infini, qui se dveloppe partir de chacune de ses ramifications. En effet, le

    cynisme dont fait preuve Cioran l'entraine vers un comportement misanthrope

    mais la pratique de la ngation l'amne transformer son ironie en auto-ironie

    c'est--dire en une ironie exerce l'encontre de soi-mme. Ds lors, bien qu'il

    professe toujours une forte aversion pour l'humanit, on peut dire que tout part de

    lui et tout y revient. En effet, par le jeu des paradoxes, c'est lorsqu'il est entour

    que Cioran fait l'exprience de sa solitude ainsi que de son exil. Ces tensions

    internes sont le fruit de son attirance pour des modes de penser qui s'opposent au

    niveau des motions qu'ils supposent : romantisme et scepticisme. L'criture

    constitue un exercice pratique pour extrioriser ces tensions, les sortir de soi et s'en

    dbarrasser : crire c'est passer ses obsessions aux autres. Le Crpuscule des

    penses, dernire uvre en roumain comporte cette dualit entre lyrisme

    romantique et dtachement sceptique (ce dernier tant l'tat de recherche), les

    textes sont classs en chapitres numrots, la forme tend plutt vers l'aphorisme

    mais il y a cet lan romantique, ce sentiment tragique, toujours prsent. Le Prcis

    de dcomposition qui lui est crit en franais reprend une construction dj

    exprimente avec Sur les cimes du dsespoir (premier ouvrage de Cioran), dj

    on observe un retournement de la ngation : le livre s'ouvre sur trois textes

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    intituls Gnalogie du fanatisme , L'anti-prophte et Dans le cimetiredes dfinitions , Cioran se lance dans un programme contre les idologies, les

    systmes figs et dans une optique didactique marqu par l'ironie. Il y a l une

    volution entre l'tablissement d'un sentiment tragique de l'existence et celui d'un

    programme pour penser ce sentiment, le mettre au jour. Dans les Syllogismes de

    l'amertume, Cioran reprend une criture de forme aphoristique mais les textes sont

    traits la lumire de ce programme qui quivaut retourner sa pense contre soi-

    mme.

    Ainsi, la figure du trouble-fte est construite sur les multiples aspects et

    enjeux de la ngation. Cette dernire s'affirme en effet contre les autres (dans un

    premier temps) dans un rle qui tient la fois du trouble-fte et du corrupteur

    puisque chez Cioran il y a deux volonts prgnantes, l'une tant de ne pas se plier

    aux rgles dictes par les apparences et l'autre de dmasquer les faux-semblants.

    Ds lors la ngation prsente un visage double : une face tant tourne vers autrui

    des fins didactiques et l'autre refusant le monde. Parce qu'il doit prendre en

    compte cette identit trs particulire de la ngation, le discours de Cioran se

    construit autour d'une forme asystmatique et d'un rapport spcifique l'ironie. En

    effet, le choix de la forme brve et l'usage de l'ironie vont nourrir la ngation

    d'autant de retournements et ressassements rendus possibles par leurs

    caractristiques spcifiques. Cependant, le trouble-fte qu'est Cioran ne se satisfait

    pas d'un tel rapport au monde. C'est l'exaltation romantique, le sentiment tragique

    de l'existence, coupe du monde, qui dicte ses premiers pas dans la ngation. Dj,

    le subjectif est au cur de sa rflexion mais c'est avec ses crits plus tardifs que la

    ngation va s'toffer et prendre toute son ampleur (contre une certaine forme de

    nihilisme qui primait jusqu'alors). La ngation s'enrichit de l'apport du scepticisme

    radical ( l'image du scepticisme de Socrate) qui lui permet de se dtacher de ses

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    affects tout en restant leur coute : la lucidit : avoir des sensations latroisime personne. 35Le personnage de Cioran tel qu'il apparat dans ses textes

    joue un jeu paradoxal entre ces diffrents aspects de la ngation, tour tour

    cynique, sceptique ou encore exalt, ainsi qu'avec les retournements que la

    ngation offre. Si Cioran parvient ne pas faire uniquement uvre de cynisme

    l'encontre du monde, c'est grce ce jeu-l qui le place au centre de sa ngation.

    Cette dernire en est rendue plus violente mais aussi plus riche car elle part de soi

    pour donner une vision du monde trs personnelle et qui finalement n'a plus

    beaucoup voir avec les objectifs des grands trouble-fte qu'taient les moralistes,

    l'enjeu tant dornavant de pratiquer une ngation partant de soi et revenant (aprs

    des dtours) soi.

    35 Emil Cioran. Crpuscule des penses, p.418

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    Chapitre 2 : crire l'encontre de soi

    Pratiquer la ngation est une exprience radicale chez Cioran, on ne

    saurait y mettre un terme avant d'en avoir trouv l'ultime limite. C'est pourquoi

    aprs avoir attaqu ce qui vient de l'extrieur afin d'en librer l'individu, la

    ngation va se retourner contre celui qui l'nonce et saper ses certitudes. C'estdans cet exercice que Cioran se complait le plus : il se penche sur ses affres et ses

    souffrances avec une certaine dlectation et on verra quel point sa propre

    dchance le fascine. Il se prsente dans son uvre comme un solitaire, et s'il ne

    l'tait pas dans sa vie quotidienne, on peut dire que dans l'criture Cioran est seul,

    coup du monde et face lui-mme. Il n'y a alors plus rien ni personne derrire

    qui se cacher et pour tre honnte avec son travail de ngation cette dernire doit

    partir de lui. Doutant de tout, il partira du mme point que Descartes : le moi pensant , mais au rebours du philosophe Cioran ne reconstruit rien partir de

    ce sujet pensant. Bien au contraire, il va le mettre l'preuve, dnoncer la

    pleur de l'exprience de la pense et en miner les fondements. C'est donc un

    doute radical bien diffrent car il n'y a rien en attendre qu'une vision de soi et du

    monde sans cesse en mouvement, sans cesse remise en doute. C'est un exercice

    du doute qui doit beaucoup l'exprience sensible du monde. Dans sa dimension

    d'criture contre soi-mme il doit aussi beaucoup au corps et aux rapports entrephysiologie et pense. En effet, le dtachement est en partie ce qui permet

    d'exercer la ngation l'encontre de soi-mme et ce dernier est expriment de

    faon concrte lors de maladies (trs frquentes chez Cioran). Cette exprience de

    son propre corps souffrant lui fera reprendre les mots de Pascal pour dnoncer

    les inconvnients de la sant et clbrer les avantages de la maladie 36.

    36Emil Cioran, Cahiers, p. 114

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    Dans cette relation entre corps et esprit les liens sont troits et les crises de l'un

    induisent et provoquent les malaises de l'autre. Ces crises, qui se traduisent chez

    Cioran par des tats enfivrs, des insomnies, des abattements profonds ou encore

    une fbrilit intense sont aussi des moments d'criture. Ils sont mme, d'aprs

    Cioran, les seuls moments d'criture valable . L'intensit de ces instants va

    souvent faire glisser Cioran vers une tonalit lyrique qu'il rcuse. Le ton potique

    n'est pas envisageable pour lui, bien qu'il avoue aimer normment la posie.

    Pour lui la posie est ce qu'on pourrait qualifier de pch mignon , car elle est

    du ct de l'illusion, de l'erreur bien qu'elle soit aussi et ce de faon trsparadoxale la seule capable de retranscrire une sensation. Cioran va tenter de

    mettre ses lans lyriques au service du scepticisme qui l'anime. Avec le passage

    au franais partir du Prcis de dcomposition, ce rapport entre lyrisme et

    scepticisme va tre renforc car le lyrisme est rsolument plac du ct du

    roumain (du moins de l'avis de Cioran). Ainsi, crire contre soi est une exprience

    radicale, globale car elle ne laisse rien passer : crire contre soi c'est saper ses

    convictions, se nourrir de ses souffrances, creuser en elles, les renier, renier aussison pass, mpriser son prsent et regarder son futur comme suspect. Il s'agira

    donc dans ce chapitre de faire dfiler les diffrentes implications et rpercussions

    du doute radical par rapport l'image de lui-mme que Cioran met en scne.

    Ainsi que de comprendre en quoi la maladie lui apporte une connaissance que la

    sant ne lui donne pas. Enfin, de voir en quoi le pass de Cioran joue un rle dans

    le choix de la ngation et l'volution de sa pratique.

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    1. Doute et retour sur soi

    Le doute tel que Cioran le pratique le libre de toute position moraliste car

    il le coupe de toute relation ferme avec le monde et l'ancre dans une dualit face

    soi-mme. Contrairement au doute de Descartes, le sien ne trouve pas ses

    fondements dans une mthode, dans un systme rationnel mais dans une

    exprience viscrale, sensible. Il ne peut donc pas tre rattach une exprience

    sceptique classique. Son doute, par son aspect triste et dsespr (surtout dansLeCrpuscule des penses) doit beaucoup aux romantiques allemands qu'il a lus

    dans sa jeunesse. Le doute occupe une place centrale dans la pense de Cioran, il

    est tout, il contamine tout. Ds lors, les images par lesquelles Cioran se met en

    scne sont claires, mues par ce doute. Ce que Cioran cherche faire en prenant

    cette attitude et grce aux images qu'il invoque c'est parvenir une lucidit qui

    aurait vaincu toutes les illusions. Or, la nature mme de la lucidit ncessite sa

    perptuelle reconduite.

    Nature du doute radical

    Douter des choses n'est rien ; mais concevoir des doutes sur soi, voil ce qui s'appelle

    souffrir. C'est alors seulement qu'on s'lve par le scepticisme au vertige.37

    Cet aphorisme est relier au questionnement de Cioran sur les rapports entre

    extase, souffrance et scepticisme et apporte des prcisions sur le comportement

    parfois paradoxal de Cioran (oscillant entre rejet et acceptation du scepticisme).

    Le doute qui ne se poserait que sur les choses extrieures nous ne nous lve

    pas, ne nous permet pas d'aller au-del de nos limites. Alors que douter de soi,

    nous rapproche de l'exprience de l'extase (parce qu'il y a dans les deux cas

    souffrance, lvation et vertige). Ainsi, en retournant le doute contre soi-mme,

    37 Emil Cioran, Cahiers, p. 60

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    Cioran cherche dpasser les limites de sa finitude, aller plus profond en lui

    mme et plus loin dans la contemplation du vide. Laquelle provoque

    invitablement un vertige li la souffrance prouve dans la remise en cause de

    soi et supposant un risque de chute et surtout une sensation de malaise intense.

    Cioran voque son scepticisme tout au long de ses uvres mais il apparat

    clairement qu'il ne s'agit pas d'un doute dtach et apais. Le doute chez Cioran

    est coupl la destruction, la violence de la dynamite. En ce sens, il professe un

    doute radical. La forme fragmentaire correspond aussi un exercice de pense

    sceptique, une remise en question de ses rflexions.

    Quelle inquitude lorsqu'on est pas sr de ses doutes et que l'on se

    demande : sont-ce vritablement des doutes?38.

    Le doute ne se fige jamais, il est en perptuel mouvement, allant mme parfois

    jusqu' se retourner contre lui-mme. C'est en cela que son doute ne correspond

    pas au scepticisme, c'est un doute venant, et se nourrissant, de la ngation. Il y a

    chez Cioran un cheminement vers et dans le doute : vers une pense en miettes, il

    en explore les diffrentes facettes, tentant de dynamiter le tout, mais aussi

    cherchant vivre son doute intrieur : sans nos doutes sur nous mmes, notre

    scepticisme serait lettre morte, inquitude conventionnelle, doctrine

    philosophique 39. Cioran pousse son scepticisme au carr , il va non

    seulement mettre en doute la nature mme de ce dernier, mais il va aussi formuler

    un scepticisme viscral , qui prend aux tripes et en dcoud avec la vie :

    ainsi, non seulement le scepticisme correspond une forme crite particulire

    mais il va aussi correspondre une attitude face la vie.

    La mise en scne de soi-mme

    Cette attitude il la met en scne dans ses textes au travers d'images et de

    38Emil Cioran. Syllogismes de l'amertume, p. 87

    39Emil Cioran,Syllogismes de l'amertume.p. 10

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    personnages dont il prend le masque pour mieux donner corps la ngation.

    Deux images parcourent son uvre et ont retenu notre attention : celle du

    solitaire, ancre dans une tradition la fois potique et religieuse et celle de

    l'ascte personnage philosophique et religieux. Les deux notions sont lies,

    l'ascte comportant le solitaire, mais le premier est un choix dlibr d'exercice

    spirituel. Des personnages reviendront rgulirement dans les textes afin de

    nourrir ces deux aspects complmentaires du ngateur. L'un d'eux a

    particulirement retenu notre attention par sa rcurrence : Job. Ce personnage

    biblique est l'un des masques prfrs de Cioran : je suis un Job sans amis,sans Dieu et sans lpre. 40Or Job avait t mis lpreuve par Dieu qui lui avait

    fait tout perdre afin d'prouver sa foi : si on lui retire tout ce que Cioran lui retire

    il ne reste du personnage que sa souffrance et ses lamentations d'avoir tout perdu.

    Reste un Job assassin 41. Chez Cioran, le rapport au divin est assez complexe

    et trs paradoxal : la perte de Dieu est toujours prsente son esprit mais il ne

    cesse de l'interroger. Le personnage de Job participe de l'laboration du caractre

    solitaire de Cioran : seul avec ses lamentations mais aussi seul face lui-mme.L'image de la lpre frappant Job est aussi rcurrente chez Cioran : un homme qui

    perd peu peu des morceaux de lui-mme. Le Crpuscule des penses est

    particulirement riche de citations faisant tat de la maladie et plus prcisment

    de la lpre, Dans le Prcis de dcomposition Cioran se prsente comme atteint

    d'une lpre de l'esprit 42.

    Dans le Crpuscule des penses Cioran fait tat de sa solitude, d entre

    autre sa timidit, l'exil, mais aussi moment recherch pour l'introspection

    qu'elle permet : la solitude est une uvre de conversion soi-mme 43.

    Cependant, une conversion chez Cioran, mme soi-mme, fini

    40 Emil Cioran, Crpuscule des penses, p. 405

    41Emil Cioran, Crpuscule des penses,p. 446

    42Emil Cioran, Prcis de dcomposition, p. 661

    43Emil Cioran, Crpuscule des penses,p. 373

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    immanquablement par se retourner contre son objet.

    Tous ces moments o la vie se tait, pour vous laisser entendre votre solitude... A Paris,

    comme dans un hameau lointain, le temps se retire, se recroqueville dans un coin de la

    conscience, et vous restez avec vous-mme, vos ombres et vos lumires. L'me s'est isole,

    et dans des convulsions indfinies, monte la surface comme un cadavre repch des

    profondeurs. C'est alors qu'on se rend compte qu'on peut perdre son meautrement qu'au

    sens biblique.44

    La solitude est le moment de confrontation soi-mme, celui o l'on peut seregarder en face dans une forme de mditation laque. La solitude prend chez

    Cioran une couleur proche de la religion, j'ai fait vu de solitude 45dit-il dans

    ses Cahiers, comme un moine qui pour se consacrer Dieu dcide de ne plus

    parler, Cioran se coupe du monde pour faire uvre de ngation. Comme l'ascte

    qui se contraint pour slever, la ngation s'exerant l'encontre de soi comporte

    une dimension d'accs une vrit plus haute par la souffrance. La dimension

    asctique de la pense de Cioran est marque elle aussi par la ngation, car son

    exercice spirituel personnel consiste descendre toujours plus bas en soi,

    confronter ses ombres et ses lumires. Encore une fois, Cioran professe une

    mystique athe car il se comporte en ascte sans dieu ni idal o seul le rapport

    soi tient du fanatisme : Le mcontentement de moi-mme confine la

    religion. 46 Il y a dans cette citation un condens de la pense de Cioran

    concernant le rapport soi. Ce dernier se fait dans la douleur, la lutte avec soi-

    mme et ce qu'on en retire n'est pas pour nous plaire. Cependant, il s'agit de la

    vrit sur soi, de sa vritable nature. Perdre son me, la part divine en soi,

    n'est alors que faire face la pleur de l'me (dont Cioran fait souvent tat),

    son manque de vie : c'est porter un regard lucide sur soi.

    44Emil Cioran, Crpuscule des penses, p. 339

    45Emil Cioran, Cahiers,p. 147

    46Emil Cioran, Cahiers, p. 87

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    Doute radical et qute de la lucidit

    Cette qute de lucidit revient dans toute luvre de Cioran, elle est un

    objectif atteindre et la ngation en est la voie. Pour comprendre comment

    Cioran apprhende cette notion, voyons en tout d'abord la dfinition commune.

    Tout d'abord son tymologie vient de lux lumire, on est donc face un terme

    dont l'tymologie seule comporte un lment intressant pour comprendre sa

    place dans la pense de Cioran. En effet, le terme fait immdiatement cho la

    citation prcdente et les ombres et lumires intrieures. D'un point de vuetymologique la lucidit apporte la lumire dans ce qui est obscur. C'est la qualit

    de celui qui sait voir clair, qui juge objectivement et en pleine conscience.

    Concernant l'acceptation du mot lucidit chez Cioran, elle comporte un

    versant qu'on peut qualifier de mystique car elle est une forme d'exercice

    asctique mettant en souffrance celui qui la pratique et le rend incapable de vivre

    parmi le commun des mortels qui n'ont pas eu cette rvlation. Elle est

    contemplation du nant, forme de l'absolu pour Cioran. En elle-mme elle est cemoment o l'on contemple notre me, o l'on se contemple : La lucidit : avoir

    des sensations la troisime personne. 47 Il y a donc un ddoublement de soi,

    un dtachement de ce que l'on vit mais le lien avec les sensations reste. C'est dire

    que l'on se dtache de son esprit mais pas de son corps et que l'on reste conscient

    des liens entre soi et le monde tout en tant dtach de tout ce que cela provoque

    en nous. Ainsi, Toute lucidit est une pause du sang 48, un moment o la vie

    s'arrte, pour mieux tre dvoile, comprise et dmystifie : La lucidit est un

    vaccin contre la vie 49. Elle est la mort de l'esprit, la preuve de sa faiblesse mais

    paradoxalement elle est aussi la preuve de son existence puisqu'elle est exerce

    par ce mme esprit, elle est donc un miroir tendue soi-mme. La lucidit

    47 Emil Cioran,Crpuscule des penses, p. 418

    48 Emil Cioran. Crpuscule des penses,p. 113

    49Emil Cioran. Crpuscule des penses,p. 143

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    rattache l'esprit aux sensations et assure leur primat, elles sont la vie, tandis que

    lui est du ct de la ngation, de la dsolation et de la mort. Pour Cioran, seuls

    ces trois aspects valent pour proccupation de l'esprit, le reste doit rester doute.

    La lucidit par rapport au monde n'est rien dans le discours de Cioran compare