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7/26/2019 Memoire.cioran
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Universit StendhalUFR de Lettres et Arts
Dpartement de Lettres modernes
La ngation comme moteur de l'criture chez Cioran
Mmoire de recherche de Master 2 Littratures
Prsent par : Sous la direction de :
Lauralie Chatelet Bertrand Vibert
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Sommaire
Introduction P.4
Chapitre 1 : Le trouble-fte P. 14
1.
Aller l'encontre des prjugs et affirmer sa libert de penser P. 16
Cioran et ses modles P. 16
Une pense asystmatique et paradoxale P. 18 tre un trouble-fte: un exercice de vie P. 20
2. Mise en uvre de la ngation P. 23
Rle et enjeu de la forme brve P. 24
Importance de l'ironie P. 27
3.
Une position lourde de consquences et d'enjeux P. 32
Un tre solitaire, retranch derrire sa timidit P. 33
L'exil
Chapitre 2 : crire l'encontre de soi P. 38
1. Doute et retour sur soi P. 40
Nature du doute radical P. 40
La mise en scne de soi-mme P. 41
Doute radical et lucidit P. 43
2. Des avantages de la souffrance dans l'tablissement d'une connaissance
P. 46
L'insomnie ou le passage du doute la ngation P. 47
Corruption du doute par la nostalgie et la mlancolie P. 48
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Cioran, spectateur de sa dchance P. 49
3. Un pass problmatique P. 53
Une jeunesse perue entre rejet et nostalgie du vertige P. 54
La rupture du passage au franais P. 56
Chapitre 3 : crire pour tenter de trouver un quilibre dans le monde P. 59
1. criture de la ngation et du doute P. 60
La ngation, le doute et le style: des enjeux trs spcifiques P. 61
L'quilibre par le paradoxe P. 63
Le paradoxe et l'extase P. 65
Ngation et doute : statut du scepticisme P. 67
2.
Angoisse et fascination du gouffre : entre ngation et Absolu P. 70
Ce gouffre si fascinant P. 70
L'criture comme exercice mystique P. 72
Un absolu sans Dieu P. 74
3. L'criture comme geste de survie P. 76
Surmonter une crise P. 76
Ngation et affirmation chez Cioran P. 77
puissance cratrice de l'exagration dans l'criture P. 80
Conclusion P 84
Bibliographie P 86
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La ngation comme moteur de l'criture chez Cioran
Cioran est un auteur part dans la littrature franaise, peu connu du grand
public de son vivant, c'est la reconnaissance de ses pairs qui aujourd'hui le met en
avant. Roumain, Cioran arrive en France en 1937 et il ne repartira jamais en
Roumanie. Ses uvres sont composes principalement d'aphorismes proposant
une vision corrosive et ironique du monde. D'abord tent par la philosophie, il s'en
dtache pour dvelopper une pense plus personnelle, loigne de la notion de
systme et prnant un intrt pour lirrationnel.
On parle souvent de Cioran comme tant sceptique. Cependant, sa pratique
du doute n'est pas rattacher toutes les pratiques sceptiques : plutt qu'au que
sais-je ? de la tradition montaignienne, c'est au tout ce que je sais c'est que je
ne sais rien de Socrate qu'il faut rattacher Cioran. Cette distinction a priori
anodine joue un rle fondamental dans l'apprhension de sa pense car il s'agit ds
lors de l'affirmation d'un doute radical. Traditionnellement, le doute radical, la
prise de conscience du nant, de l'ignorance absolue dans laquelle nous vivons, se
conclut par un lan vers autre chose : la foi ou la connaissance suivant les
philosophes qui vont l'noncer. On pense Socrate mais aussi Descartes et
Pascal. Ces exemples sont particuliers car ils voquent des penseurs qui ne sont
pas qualifis de sceptiques. Socrate propose une pdagogie par le questionnement
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et l'ironie pour montrer l'ignorance tandis que Pascal et Descartes placent le doutedans une rflexion thologique. Cependant, bien qu'elle soit diffrente dans chacun
des cas, tous ont une pratique du doute. La particularit de Cioran sera de rester
dans cet tat de doute et d'en faire une fin en soi.
Rester dans le doute va de pair chez Cioran avec une pratique constante de
la ngation qui de son propre aveu ne fait pas compltement partie de la sphre du
scepticisme parce que la ngation appartient la dynamique de l'affirmation.
Ainsi, le doute qui met en question nos connaissances est radicalis chez Cioran
par la ngation qui dynamite la pense sous toutes ses formes. Le doute branle et
la ngation dtruit radicalement. Il est intressant de noter que bien que la ngation
soit un aspect extrme du doute (et donc y participe), elle est vcue par Cioran
comme son oppose, ou du moins son pendant la fois violent et vivifiant.
De manire gnrale, lcrivain est celui qui pratique l'acte d'criture
comme ngation d'une norme, affirmation d'une langue particulire contre la
langue normative et norme. Dans ce rapport la langue, la ngation devient un
geste d'criture particulier Cioran, avec ses ressorts et ses enjeux propres. Pour
Cioran, crire c'est perdre ses illusions, s'loigner des instincts trompeurs. Il
pratique la ngation comme loignement de l'intuition, ngation de soi et de ses
instincts. Chez Cioran, pratiquer la ngation et crire sont deux gestes
intrinsquement lis et il s'agira pour nous de comprendre la nature de ce lien.
La ngation n'est pas signe de scepticisme dtach, elle propose une autre
voie que celle de la philosophie qu'elle soit sceptique ou nihiliste, une voie qui
corrompt la pense, l'altre et la met en question. Elle vise dtruire la pense
commune, les systmes admis, les ides reues. Elle prend sa place dans une
criture proche de celles des moralistes franais du XVIImesicle puisque Cioran
dit crire pour exprimer son dgout du monde. Si on en reste l, son criture serait
celle d'un homme spectateur du monde, mais il crit aussi et surtout sur lui mme.
En effet, la ngation finit par se retourner contre lui, et l'criture devient alors un
exercice de penser contre soi-mme. Passer de la ngation du monde la ngation
de soi est ce qui permet Cioran de transformer son dgot, d'y ajouter l'ironie
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ncessaire pour supporter et le monde et soi-mme.Bien que le scepticisme soit un lment important de l'criture chez Cioran,
ses caractristiques de dynamisme et la mouvance des points de vue nous semblent
dpendre d'un jeu avec la ngation. Il s'agira donc de voir comment la ngation est
un moteur de l'criture chez Cioran.
Mon premier mmoire tentait de comprendre la nature du scepticisme de
Cioran. Le doute est en effet un lment cl de ses ouvrages, il est un objectif
conqurir, un moyen de se positionner dans le monde et un tat recherch.
Cependant, classer Cioran parmi les sceptiques n'tait pas entirement satisfaisant.
Nous avions montr l'intrt de l'usage de la forme brve dans une criture
oriente vers le doute. Cette dernire permet une dynamique de l'criture et illustre
un postulat sur la relativit et la pluralit des points de vue. Il s'agira de montrer
que ce n'est pas le doute qui permet le mouvement dans l'criture bien qu'il joue un
rle cl. En effet, nous montrerons comment le doute est un tat construit tandis
que la ngation est inne chez Cioran. Pour donner une ide de la hirarchie entre
doute et ngation nous dirons que le doute est l'effet alors que la ngation est la
cause.
La ngation, parce qu'elle est inne chez Cioran, touche bien des aspects de
sa vie. C'est elle qui met en avant certains lments tels que la souffrance, le
manque ou encore le mpris de soi car la ngation est une faon de concevoir le
monde mais aussi de se concevoir soi-mme. Pour comprendre le travail de Cioran
sur la ngation, plusieurs termes cls sont analyser pralablement. En effet, cette
dernire touchant tous les aspects de la vie, de la pense et du travail littraire de
Cioran, certaines rfrences doivent tre regardes la lumire de la ngation.
Tout d'abord, une approche du scepticisme et du doute permet de
comprendre vis--vis de quoi Cioran se positionne. Le scepticisme antique est une
cole de pense valorisant la suspension du jugement dans le but d'atteindre
l'ataraxie. Plus gnralement, le scepticisme est la reconnaissance de
l'impossibilit pour l'homme de connatre une vrit avec certitude et le devoir de
toujours reconduire sa rflexion grce au doute. Par la suite, le scepticisme va tre
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transform par le christianisme ce qui fera dire Cioran que le christianisme estcoupable d'avoir corrompu le scepticisme ! Un grec n'aurait jamais associ le
gmissement au doute 1. En effet, l'impossibilit de connatre la vrit devient
alors la source de la misre humaine face un Absolu divin omniscient. Le
scepticisme qui attire Cioran et dont il semble le plus proche n'est pas envisager
d'une faon classique. Il n'est pas du tout en accord avec la pratique sceptique qui
s'inscrit dans une volont de dtachement et d'indiffrence. Cioran semble plus
proche des sceptiques romantiques et de personnages dont le doute est supplant
par la conviction de la misre de l'homme comme par exemple Pascal.
La pratique de la ngation quant elle rpond plus un regard cynique
voire nihiliste. Elle est refus et opposition une affirmation ce qui met son
nonciateur en marge. La ngation de Cioran est un ressenti, une forme d'intuition
primordiale et elle n'est pas rationnelle. La ngation s'oppose a priori au doute car
finalement on pourrait dire qu'elle affirme contre quelque chose. Cependant, pour
Cioran la situation est sensiblement diffrente. D'une part, la ngation prcde le
doute mais ne l'empche pas, elle implique cependant un jeu d'oscillation de l'une
l'autre. D'autre part, la ngation allie au doute est toujours reconduite car
quelque soit l'objectif qu'elle s'est donne il est toujours remis en question par le
doute.
L'objectif d'une telle pratique, mlant ngation et doute, est d'arriver un
degr de lucidit maximale. Pour Cioran, cet tat est une sorte de dsillusion
totale, une pleine conscience de la misre humaine . C'est donc un tat qui tient
la fois du doute et de la ngation puisqu'elle reprsente pour Cioran la
conscience d'une vacuit (donc un profond sentiment de ngation) et une remise en
cause de tout pour arriver une dsillusion totale. La lucidit arrive par clairs
chez Cioran, c'est pourquoi le doute et la ngation sont ncessaires afin de la
1 Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume. Paris, Gallimard, Les Essais , 1952 ; rd.
Paris, Gallimard, Quarto , 1995, p. 778
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reconduire, de provoquer cette tincelle autant de fois que possible.Pour comprendre la question de la ngation et des rapports avec le doute
dans l'criture de Cioran, nous tudierons aussi plusieurs notions relatives au style
et au ton des uvres de Cioran. Ce dernier postule qu'il y a au sein mme de son
uvre une dualit entre une criture empreinte de lyrisme et une criture au style
travaill. A l'origine, le lyrisme est un lan potique dans l'criture. Bien que
Cioran ne pratique pas la posie et qu'il dise parfois que faire preuve de lyrisme
c'est en faire trop et tre du ct de l'erreur, il voque souvent cet lan, cette fivre
qui le prend parfois et le pousse crire. Le lyrisme est du ct de cette vitalit
qu'il revendique pour son criture et pour sa ngation. Ainsi, le lyrisme est une
question importante chez Cioran car il entre directement en relation avec la
ngation. En effet, ils sont tous deux un emballement et selon Cioran c'est cela qui
propulse et met en branle et non pas le scepticisme. Enfin, la question de la forme
brve est un passage oblig chez Cioran. Plus qu'une forme fixe c'est d'un tat
d'esprit qu'il s'agit. En effet, bien que la plus grande partie de son uvre soit
compose d'aphorismes, il a crit des textes plus longs. Cependant, dans tous les
cas, on remarque la prsence de l'effet de rupture et la volont de prsenter une
multiplicit de points de vue. Ces quelques notions sont importantes pour
comprendre comment Cioran apprhende l'criture et la construit peu peu en
fonction de toutes ces notions.
Le corpus de ce mmoire a lgrement volu au cours de son laboration.
A l'origine compos de trois uvres de Cioran, j'ai jug ncessaire d'y ajouter Les
Cahiers de Cioran2. Ces derniers furent rdigs entre 1957 et 1972 soit aprs la
rdaction des trois ouvrages que j'avais choisis pour mon corpus et constituent une
suite logique celui-ci. Ces ouvrages sont les suivants : Le Crpuscule des
2 Emil Cioran,Cahiers 1957-1972,Paris : Gallimard. 1997
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penses
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crit en roumain en 1937 alors que Cioran est dj en France, Prcis dedcomposition
4, premire uvre crite en franais et les Syllogismes de
l'amertume5, paradigme de l'criture aphoristique de Cioran. Ces trois uvres
jalonnent le parcours stylistique et l'volution de tonalit entre son uvre
roumaine et son uvre franaise. Concernant la ngation, elles constituent aussi
une mise en uvre d'une pratique de pense du ressassement et de la reprise
ancre dans le scepticisme. Elles mettent en lumire le travail de flux et reflux
entre une tonalit lyrique et violente et une autre plus froide et dtache. Le
Crpuscule, parce qu'il marque l'exil, plonge littralement Cioran dans la position
qu'il revendiquera par la suite de trouble-fte . En effet, l'exil marque la rupture
avec ses origines mais aussi avec les autres. Cet ouvrage est celui d'un homme en
proie la solitude de l'exil, vivant comme un intrus parmi les autres. Cet ouvrage
est aussi le seul des ouvrages en roumain de Cioran chapper lappellation
crits de jeunesse . Il marque en effet une amorce de l'ide dinachvement qui
sera ensuite omniprsente dans les uvres de Cioran. Le Prcis est luvre de
l'assimilation la langue et au style franais, c'est l'occasion d'une volution
radicale contre les idologies et les systmes (qui semballent pour des causes
illusoires). Les textes du Prcis constituent une liquidation de tout ce qui peut
asseoir une pense, un manifeste de la ngation qui sera ensuite reconduit livre
aprs livre. Par ailleurs, ds le titre, Cioran annonce un programme complexe et
3 Emil Cioran, Amurgul gndurilor [Crpuscule des penses]. Sibiu, Dacia Traian,
1940 ; rd.Paris:,Gallimard, Quarto , 1995
4 Emil Cioran, Prcis de dcomposition. Paris, Gallimard, Les Essais , 1949 ; rd.
Paris,Gallimard, Quarto , 1995
5 Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume. Paris, Gallimard, Les Essais , 1952 ; rd.
Paris, Gallimard, Quarto , 1995
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ambigu marqu par la volont de rupture de dcomposition contrecarrant celuide prcis qui est enseveli sous l'criture dcousue et dconstruite de l'ouvrage.
Les Syllogismes mettent en uvre une pratique de la ngation plus aride, trs
proche de cet idal de lucidit que Cioran recherche perdument mais qui ne va
durer qu'un temps car elle finit par se dtruire elle-mme par effet de retournement
propre la ngation.Les Cahierssont quant eux une remarquable compilation de
textes crits quotidiennement par Cioran. Leur intrt consiste non seulement en la
qualit des textes qu'on y trouve mais aussi en la mise en abme et la rflexion sur
son travail que Cioran se permet ici. Libr de l'obligation de publication, Cioran
livre dans ses cahiers des notes sur sa pratique, ses angoisses et son rapport
l'criture.
Ces dernires annes ont t riches en ouvrages sur Cioran. Son entre dans
la Pliade a fait passer son uvre franaise la postrit ainsi que le Cahier de
l'Herne qui lui est consacr. On remarque que peu de recherches ont fait tat de
luvre de Cioran de son vivant. C'est en effet aprs sa mort que de nombreux
ouvrages sur lui ont t crits. On peut donner quelques causes cette approche
difficile de notre auteur : tout d'abord, il a mpris les honneurs toute sa vie et ne
faisait pas partie du milieu littraire connu. De plus, son pass avec la garde de
fer en Roumanie et ses crits de l'poque constituent une tche que pendant
longtemps les chercheurs ont trouve difficile traiter. Enfin, comme son uvre
en elle-mme n'appartient ni la philosophie ni uniquement la littrature, il est
difficile de la dfinir. Ainsi, les ouvrages sur Cioran ont longtemps soit vit
d'affronter ces zones sombres de sa vie dans une lecture potique et stylistique
de son uvre, soit en sont rests ces pisodes. Patrice Bollon dans Cioran
l'hrtique fait un premier pas vers une lecture complte de la vie et luvre de
Cioran. Il met l'accent sur le passage du roumain au franais pour expliquer la
rupture dans la pense et le style de Cioran. Cependant, ces explications s'appuient
sur des aphorismes de Cioran lui-mme et ne reviennent pas sur la lgitimit de la
notion de rupture entre crits de jeunesse roumains et crits de maturit franais.
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L'anne 2011 qui ftait le centenaire de l'auteur a t riche en parutions sur Cioran.Pour le prsent mmoire plusieurs ouvrages ont t particulirement intressants :
le livre de Nicolas Cavaills, Cioran Malgr lui6a t crucial pour la rdaction du
deuxime chapitre sur l'criture allant l'encontre de soi ainsi que la pense d'une
rsolution de la dualit chez Cioran par la naissance d'une troisime voie
apparaissant dans cette dualit. Nicolas Cavaills a par ailleurs dirig la parution
des uvres de Cioran aux ditions de la Pliade7. Cette parution fait entrer Cioran
au panthon des grands auteurs franais et marque une fois de plus la rupture entre
uvre franaise et uvre roumaine tout en prsentant ses uvres sous un nouvel
angle et marquant avec justesse la complexit de la rupture. Pour ce qui est de la
reconnaissance par le milieu littraire, le cahier de l'herne dirig par Vincent
Piednoir et Laurence Tacou-Rumney qui lui est consacr8, est trs riche et propose
plusieurs textes indits et contribue mettre Cioran l'ordre du jour. Dans un autre
registre, l'ouvrage de Stphane Barsacq, Cioran, jaculations mystiques9 met en
lumire le rapport de Cioran la mystique en reconnaissant un rapport entre la
fascination pour la mort et la mystique chez Cioran. Cela nous a amen nous
interroger sur le rapport entre mystique et ngation dans ses uvres. Toujours en
lien avec la ngation, le dossier du Magazine littraire de mai 201110 intitul
Cioran, dsespoir mode d'emploi et coordonn par Maxime Rovre rassemble
6 Nicolas Cavaills, Cioran Malgr lui, Paris : CNRS ditions, 2011
7 Emil Cioran, uvres, ed. Nicolas Cavaills, Aurlien Demars, Paris : Gallimard,
Bibliothque de la Pliade , 2011
8 Vincent Piednoir et Laurence Tacou-Rumney, Cioran, Paris: L'Herne, 2009.
9 Stphane Barsacq, Cioran, jaculations mystiques,Paris : Seuil, 2011.
10 Maxime Rovre (dir.), Cioran, dsespoir mode d'emploi , Le Magazine
littraire, n508, mai 2011
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une srie d'articles sur la pratique de Cioran et notamment sur des questionstraites dans ce mmoire comme le style, la relation aux modles et de manire
plus gnrale sur la ngation. L'ensemble des spcialistes sur le sujet semble
prsent dans ce dossier trs complet. Il est d'ailleurs intressant de noter qu'
l'image de ce mmoire, on a longtemps apprhend la pense de Cioran l'aune du
scepticisme pour aller peu peu vers une radicalisation de la pense dans la
ngation.
Pratiquer la ngation joue un rle crucial pour une exprience sceptique
radicale, o le doute a ananti toutes les certitudes. Elle s'articule contre une
pense systmatique et attaque les fondements des prjugs communment admis.
Le penseur pratiquant un doute radical est un trouble-fte qui empche le
monde de tourner en rond. C'est pourquoi il m'a sembl judicieux de partir de cette
position, plaant la rflexion sur Cioran et son rapport aux autres, au monde. Il est
trs proche des moralistes franais sur ce plan, car il s'agit pour lui de dmonter les
valeurs et les idologies auxquelles il est confront. Cependant, sa pratique
particulire de la ngation, le non-dpassement de la contradiction, faisant de lui
un ternel douteur , le diffrencie des moralistes car Cioran n'arrte jamais un
jugement et une sentence n'est jamais dfinitive. Il pourrait nanmoins se couper
dfinitivement du monde et mettre ses aphorismes du haut de sa mansarde en
mprisant le monde.
Dans une certaine mesure, Cioran vite cet cueil en oprant un retour de
sa ngation contre elle-mme, ce qui revient dire qu'elle se retourne contre lui-
mme. En effet, la ngation npargne personne si elle est honnte. Elle devient
pense contre soi-mme, corrosion intrieure. Parce qu'elle est une voie vers la
lucidit, Cioran s'attache mener bien son cheminement entre doute et ngation,
malgr la souffrance qui en dcoule. Ainsi, pour lui la souffrance devient un
moyen de connaissance. Cioran va donc crire partir d'une exprience de
ngation de ses intuitions, de ses envies et besoins, mais aussi une ngation de son
pass parce qu'il reprsente un moment d'erreur, d'attrait pour une forme
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d'idologie. La seule conviction que Cioran s'autorisera par la suite sera celle de lancessit de reconduire son doute perptuellement.
La ngation est moteur plusieurs niveaux. Elle est une rflexion critique
qui se renouvelle constamment par son essence ainsi que par la forme d'criture
choisie par Cioran. Ainsi, un sujet n'est jamais puis puisqu'il peut toujours tre
envisag sous un autre biais grce l'aphorisme et un nonc n'est jamais dfinitif
face la ngation et au doute. Une telle pratique de la ngation pourrait cependant
cesser d'tre moteur de l'criture car elle ne conduirait qu' un dgot du monde de
plus en plus grand et amnerait en toute logique une rclusion hors du monde.
Cependant, la pratique asctique de Cioran fait de l'criture un vritable exercice
spirituel o solitude et souffrance sont des piliers fondateurs. L'criture devient
alors un moment o la crise mystique est proche et o il s'agit duvrer en qute
d'un Absolu athe. La ngation tient lieu de foi et le nant ainsi que le gouffre
intrieur constituent une forme d'Absolu. Les crises qui secouent Cioran se
terminent avec l'criture qui le relance dans sa qute. La violence et l'intensit de
ces crises sont des sources de cration et d'inspiration et c'est grce cela que
Cioran va parvenir subsister dans le monde.
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Chapitre I: Le trouble-fte
Le terme de trouble-fte est reprsentatif de la posture de Cioran bien des
gards. Tout d'abord faisons le tour de ce qu'voque ce terme. Il s'agit d'un
personnage assez antipathique, qui simmisce dans un groupe et vient en rompre
l'unit en interrompant les plaisirs, la joie. En bref, il rompt la cohsion du groupe
soit par un comportement dplac, soit par des paroles dplaces, dans tous les cas
en ne jouant pas le jeu de l'entente et la bonne humeur de rigueur. Le trouble-fte a
un rle trs fort de dmolition, d'opposition la norme en vigueur et ce par sa
simple irruption dans un groupe et la posture qu'il adopte. Cioran prend cette
position de trouble-fte de nombreuses occasions : en tant qu'homme, en tant
qu'crivain et en tant que penseur. A chaque facette de l'homme Cioran,
correspond, dans ses crits, une posture de corrupteur de l'unit. Contre les
penseurs et les philosophes, il multiplie les textes les dnigrant et se positionne en
penseur d'occasion dans le Prcis de dcomposition, en escroc dans les
Syllogismes de l'amertume. Contre l'humanit, il dclare le spermatozode bandit11
et renonce la paternit, commmorant sans cesse le drame de la naissance.
Cioran se place dans la ligne des grands trouble-fte, autrement dit les moralistes
franais du XVIIe sicle. Ces modles, il va les plbisciter en reprenant leur
posture, mais aussi les malmener en pratiquant une pense violemment
asystmatique et une criture du non sans cesse renouvele, ne donnant jamais
son plein assentiment qui ou quoi que ce soit. Il va ainsi mettre en uvre une
11 Cioran, Syllogismes de l'amertume. 1952. dans uvres.Gallimard, Quarto . 2011, p. 812
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criture de la ngation dont la forme trs particulire participe pleinement laforce du non et sa rptition perptuelle. Une telle posture de trouble-fte
suppose des consquences quant l'image de l'crivain vhicule et ncessite une
rflexion quant aux motivations qui l'anime car s'affirmer contre-courant,
dmolir ce que les autres ont tabli comme certain de manire aussi radicale
amne considrer Cioran comme cynique. Posture qui devra tre interroge car
bien qu'elle semble aller de soi dans le cas Cioran, elle mrite d'tre approfondie
plus longuement.
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1.
Aller l'encontre des prjugs et affirmer sa libert de penser
Cioran s'affirme ds ses premiers crits comme un solitaire, un
insomniaque parcourant les rues de Sibiu puis de Paris. La nuit sme le doute et
inocule le dsespoir12. Sa pense se construit ds lors comme une qute intense au
travers de dserts, de vide et d'obscurit : il appartient dsormais au clan des sans
sommeil dont on ne s'arrache pas sans souffrance et qui n'autorise pas de retour
au soleil13. Cioran se pose donc en rupture avec ceux qui pensent le jour et qui ont
construit la socit et nos systmes de penser. Sa pense s'exerce en porte--faux
avec les modles tablis et autres certitudes partages par tous. Il va donc mettre
en uvre une pense asystmatique dont l'enjeu principal (outre une mise mal
des systmes philosophiques en place) sera de montrer l'impossibilit de saisir
pleinement par un raisonnement continu un sujet, et la vanit qu'il y a s'en croire
capable. Ds lors il se placera dans la ligne des moralistes du XVIIe sicle : des
penseurs dvoilant les illusions dans lesquelles le reste des hommes baigne.
Cioran et ses modles
Voyons quelles relations le trouble-fte entretient avec ses modles :
Cioran s'inscrit-il dans une tradition ou va-t-il l'encontre de tous sans gard pour
ceux qui l'ont prcd ? Comme bien souvent, Cioran adopte une attitude
paradoxale l'endroit de ses modles. Tout en faisant largement la part ses
prdcesseurs dans ses textes, voquant l'envi Diogne, Lucrce, Shakespeare,
Pascal, Joubert, Chamfort, La Rochefoucauld, Baudelaire et bien sr Nietzsche,
Cioran fera nanmoins la critique continue non pas de leur uvres, mais de
l'influence qu'elles peuvent avoir eue sur lui. Il n'aura de cesse d'valuer d'une
uvre l'autre l'influence de ces modles sur sa pense et son criture. Dans les
12 Ingrid Astier. Le penseur de l'ombre . dans Cioran, dsespoir mode d'emploi.Magazine
Littraire, n508, mai 2011.
13 Cioran. Invocation l'insomnie , Prcis de dcomposition, Gallimard, Quarto . p 726.
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Syllogismes de l'amertume, ouvrage extrmement reprsentatif d'une pratiqueaboutie d'criture de forme brve, clturant le premier chapitre intitul Atrophie
du verbe , Cioran place cet aphorisme :
Tragi-comdie du disciple : j'ai rduit ma pense en poussire, pour enchrir sur les
moralistes qui ne m'avaient appris qu' l'mietter...14
prcde d'un aphorisme qualifiant la modernit de bricolage dans l'Incurable ,
suivie du chapitre L'escroc du gouffre , cette citation donnant une lecture tout
fait particulire du programme de Cioran. Il s'agit clairement de se placer dans la
tradition de la forme brve : l'atrophie du verbe et d'y prsenter une technique
trs concrte : rduire en poussire , faire plus qu'mietter (qui vont faire
cho au terme de bricoler prsent dans l'aphorisme prcdent) ainsi qu'une
posture thique d'enchre tragi-comique vis--vis des modles (terme qui
prend une toute autre teinte au vu du chapitre suivant sur l'escroquerie, le
mensonge). Cette citation nous plonge au cur du paradoxe Cioran : chaque
posture, chaque engagement dans une direction donne sont presque
immdiatement contre-balancs par leur ngation ou leur dvaluation. Le terme de
Tragi-comdie place la rflexion dans le jeu, l'espace thtral (donc la
fausset). Dans le cas de Cioran, il nous place aussi dans le mensonge puisqu'il
amne s'interroger sur sa pratique : d'une part celle-ci est dj dvalue par le
terme de bricoler utilis prcdemment, d'autre part la tragi-comdie est un
mlange de genres thtraux, dont la fin sans tre systmatiquement heureuse vitegnralement les drames des tragdies classiques, ce qui amne douter du
tragique de la ngation que Cioran met en uvre. Ce qu'on peut donc retenir ici,
c'est qu'il reprend aux moralistes leur posture, tout en l'accentuant pour ne plus
rien laisser derrire lui. Il a un geste un rien prtentieux (et prtendument assum
14 Cioran. Syllogismes de l'amertume.1952, dans uvres, Gallimard, Quarto , 1995, p
753.
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comme tel) dvalu par anticipation avec le terme de tragi-comdie et nouveau mais aprs-coup par le terme escroc . Cette posture paradoxale montre
l'humilit attache la ngation car celle-ci est toujours susceptible de se retourner
contre celui qui l'nonce. Rduire en poussire, aller plus loin dans la destruction
que ses matres, travailler enchrir dans la ngation, voil donc un projet qui
s'inscrit dans une tradition, qui appelle un certain nombre de modles parmi
lesquels on peut nommer les cyniques et bien sr Nietzsche.
Chez Cioran, il n'y a pas de sacr et ses modles lui servent avant tout
approfondir son travail de ngation. Cela nous amne voquer la place du
nihilisme dans la pense de Cioran. En effet, si beaucoup considrent Cioran
comme un nihiliste post-nietzschen, lui-mme dsavoue l'appellation et se
revendique (paradoxalement) plus sceptique que nihiliste. Or, pour le lecteur, cela
reste prouver. Dans un entretien avec Sylvie Jaudeau il dira : Je ne suis pas
nihiliste bien que la ngation m'ait toujours tent 15. Cioran rcuse toute
appartenance une tendance idologique et qui aurait un autre but que la ngation
et le doute en eux-mmes. Cioran semble s'inscrire pleinement dans la veine
nihiliste : pense radicalement ngative, proclamant le refus de tout, le nihilisme
trouve des sources parmi les sceptiques, les mystiques et les cyniques. Aujourd'hui
cette pense ne saurait tre comprise sans faire appel la figure de Nietzsche. Or,
ce dernier dpasse le nihilisme (qui n'est qu'un passage oblig pour abandonner les
valeurs obsoltes) et en situant sa naissance aprs Nietzsche Cioran tait en
quelque sorte vou aller plus loin. En effet, la pense nihiliste est bien prsente
chez Cioran, mais contrairement aux interprtations qui ont fait de lui un disciple
de Nietzsche, la question du nihilisme est non rsolue chez Cioran, il ne reconnat
pas de fin la remise en question qui chez Nietzsche aboutit au surhomme et
lternel retour . La solution est, et reste, le doute menant la lucidit, tat en
mouvement, jamais arrt. En ce sens, Cioran est proche des nihilistes russes
15Cioran, entretien avec Sylvie Jaudeau, 1988, dansuvres, p. 1766.
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(Tourgueniev, Tolsto, Dostoevski) car on retrouve chez lui la passion du nant, lamystique du renoncement la vie et une certaine forme de pessimisme. Cioran
s'inscrit dans une tradition littraire, mais son travail consiste autant en un
approfondissement (voire une surenchre) de luvre de ses prdcesseurs qu'en
une destruction du disciple en lui . Il va formuler son dsir de destruction dans
une tentative cratrice dcoulant de son doute radical : pense et style s'aiguisent
mutuellement chez Cioran.
Une pense asystmatique et paradoxale
En s'inscrivant malgr tout dans cette double tradition : moralistes franais
et nihilistes du XIXe, Cioran se place dans une tradition de pense rsolument
paradoxale (an sens tymologique), c'est--dire une pense contre-courant,
refusant d'une part les ides communes et d'autre part les systmes de pense. Son
uvre, tant par son contenu que par sa forme constitue une critique des systmes
philosophiques. Toute pense bien assise, toute philosophie qui ne se remettrait
pas en question, encourt sa critique. Il s'agit de mettre en avant le caractre
illusoire de tout systme, montrer qu'il s'agit avant tout d'un mirage . Il s'attaque
la philosophie pour en montrer les erreurs et la prtention :
Le philosophe gnreux oublie ses dpens que d'un systme seules survivent les
vrits nuisibles.16
Aphorisme plac entre deux textes plus longs sur la philosophie et l'attrait qu'elle
eut pour Cioran dans sa jeunesse, cette phrase porte atteinte l'image du
philosophe uvrant pour l'humanit (contrairement Cioran qui se veut
misanthrope et solitaire) et cherchant la postrit, la reconnaissance. Pas de
16 Cioran, Syllogismes de l'amertume. 1952. Dans.uvres, Gallimard, Quarto , 1995, p. 761.
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gnrosit chez Cioran, qui met distance le terme par les guillemets, laissantentendre que les philosophes se bercent d'illusions quant l'utilit des systmes
qu'ils crent :
Les grands systmes ne sont au fond que de brillantes tautologies. Quel avantage
savoir que la nature de l'tre consiste dans la volont de vivre , dans l'ide , ou
dans la fantaisie de Dieu ou de la chimie ? Simple prolifration de mots, subtils
dplacements de sens. Ce qui estrpugne l'treinte verbale et l'exprience intime
ne nous en dvoile rien au-del de l'instant privilgi et inexprimable. D'ailleurs,
l'tre lui mme n'est qu'une prtention du Rien.17
Cioran rduit les systmes philosophiques des discours brillants, sduisants mais
qui ne font que parler d'eux-mmes, sans parvenir une quelconque ralit. Il est
intressant de noter que, pour Cioran, les systmes philosophiques sont des
exemples parfaits de vide, des cercles ferms sur eux-mmes. Ces systmes sont
centrs sur des rflexions abstraites, des gymnastiques de l'esprit et surtout desmots sans aucune correspondance avec le monde. Les systmes cherchent donner
du sens ce qui n'en a pas : tout finissant par se rduire au Rien . L'tre ne se
saisit que sur le moment : un systme complexe, argument et ordonn ne saurait
exprimer l'exprience intime . Pour ce faire, Cioran choisit l'aphorisme car ce
dernier s'oppose en tout point au systme : il est puisement du discours,
multiplication des points de vue. L'aphorisme chez Cioran ne participe pas la
construction mais la dmolition, la ngation sans cesse reconduite et rpte.
En ce sens, Cioran rfute pleinement les systmes et ce tout au long de son uvre
franaise comme roumaine.
tre un trouble-fte: un exercice de vie
17 Cioran, Prcis de dcomposition. 1948. dans uvres, Gallimard, Quarto , 1995, p.
624.
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La mise en uvre de la pense profondment asystmatique de Cioran vase faire dans ce qu'on pourrait qualifier d'criture du non et dans llaboration
de la figure du ngateur comme crivain-praticien en opposition au thoricien. En
effet, la pense s'accomplit chez Cioran en tant qu'exercice, que style de vie. Il
s'agit de la pense pratique et non pas thorique. La ngation assure cette
pratique de la pense un dynamisme par sa reconduite acharne. La pense
n'avance pas, elle s'enfonce plus profond dans la ngation. Chez Cioran, une ide
va tre puise par l'criture : tant qu'elle rsistera, il la malmnera en lui faisant
subir les torsions de la langue, de l'criture. Ainsi, l'criture constitue un vritable
exercice spirituel, clairement identifi comme douloureux. Dans Le Prcis de
dcomposition, Cioran voque dans l'article le Corrupteur , le rle du ngateur
tel qu'il le voit, c'est--dire comme celui qui corrompt les murs , qui dtourne son
auditeur de sa voie, le fait dvier. Ce texte se trouve dans le dernier chapitre du
Prcis, nomm abdications (fermant donc l'ouvrage sur une note pessimiste de
renoncement guerrier, o l'on rend les armes).
J'aurais voulu semer le doute jusqu'aux entrailles du globe, en imbiber la matire [].
Architecte, j'eusse construit un temple la ruine ; prdicateur, rvl la farce de la prire ;
roi, arbor l'emblme de la rbellion. Comme les hommes couvent une secrte envie de se
rpudier, j'eusse excit partout l'infidlit soi [], empch la multitude de croupir dans le
pourrissoir des certitudes18
Par son titre, ce texte s'inscrit dans les pas d'un homme, un grand trouble-fte :
Socrate. Cette figure est prgnante dans luvre de Cioran. Socrate a, en effet, t
considr comme un corrupteur et condamn en tant que tel. Par le biais de sa
pratique philosophique il a affront l'opinion commune et montr autre chose. La
figure de Socrate en tant que corrupteur est particulirement intressante car sa
pratique de l'ironie ainsi que sa posture philosophique ne sont pas sans se
18 Cioran, Prcis de dcomposition,1948, dans uvres, Gallimard, Quarto , 1995, p. 716
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rapprocher du scepticisme et du cynisme de Cioran. En effet, Socrate fait del'ironie un moyen d'exprimer sa condition d'tre ignorant et il place son ignorance
au cur de ses dialogues. Il n'y a pas de suspension du jugement chez lui et la
rflexion se fait de question en question ce qui l'loigne des sceptiques classiques
mais le rapproche de Cioran. En effet, chez ce dernier la suspension du jugement
ne vaut que parce qu'elle est toujours reconduite, intensifie et souvent angoisse.
Chez Cioran, la pense va de ngation en ngation, dtruisant les difices
censment tablis durablement. Ce texte est l'expression de cette posture. Il est
marqu par le renoncement : crit au conditionnel pass, il fait tat de quelque
chose qui n'arrivera pas. Portant sur le doute et le rle du ngateur, il propose une
vision trs matrielle. On peut parler de vision physiologique du doute (qui touche
aux entrailles, la matire) : pour tre efficace, il doit atteindre le plus profond et
tre visible partout (le temple qui lui est ddi mais aussi la rvlation publique).
Cioran se positionne rsolument du ct du paradoxe et de la pense oxymorique
(l'image du temple ddi la ruine montre le penchant de Cioran pour les images
touchant l'oxymore) et anti-systmatique. On remarque aussi la force symbolique
des exemples pris par l'crivain : architecte, prdicateur et roi. L'un est btisseur,
uvrant pour une certaine dure dans le temps, laisser une empreinte. Le roi est lui
un meneur politique, symbole d'autorit suprme, tandis que le prdicateur est un
guide, un meneur suppos avoir vu une vrit sacre. Le premier faonne la
matire, les seconds rgissent les esprits et les corps. Mis au service du
scepticisme radical de Cioran, ces trois personnages vont donc participer la
diffusion du doute tous les niveaux. Le vocabulaire religieux est ici trs fort,
l'image christique est prgnante, Cioran se pose en corrupteur, mais aussi comme
celui qui rvle, sort la masse de l'erreur et donc apporte en quelque sorte la
lumire aux autres. L'image du prdicateur est trs forte car elle voque celui qui
excite les foules contre un groupe en marge, une autre religion, etc... Cette image
du prdicateur violent est reprise et transforme en celle du prdicateur qui excite
un groupe contre lui-mme. Il y a l une pense en rupture avec les modes de
pense habituels, l'affirmation d'une volont de corruption des penses tablies.
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Cette position de corrupteur constitue la trame de ses uvres et
structure sa ngation et les formes qu'elle va prendre. Elle permet aussi Cioran
de se placer dans une tradition littraire et philosophique ancienne, marque par
les figures de Socrate, des moralistes franais et de Nietzsche. Cette position
apporte un nouvel clairage au terme de trouble-fte car non seulement elle
ancre le ngateur dans un rle en porte--faux qui va dissoudre l'unit illusoire
mais aussi parce qu'elle suppose un rapport didactique avec les autres. En effet, si
le trouble-fte est celui qui ne joue pas le jeu des conventions et qui se place
contre les autres, le corrupteur, lui, les entraine avec lui et cherche leur montrer
l'illusoire de ces conventions, l'absence de sens derrire les vrits communment
admises. Bien qu'il s'en dfende (d'une certaine manire cela fait partie du rle
qu'il adopte), Cioran prend une attitude de pdagogue et va produire une pense et
une criture cherchant illustrer son doute radical et la force de sa ngation.
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2. La mise en uvre de la ngation
La ngation, et la pense asystmatique qu'elle implique, ncessitent une
forme d'criture spcifique. En effet, Cioran refuse d'user des mmes techniques
argumentatives que ceux qu'il critique. Les philosophes, aux textes articuls,
arguments, aux rouages bien huils, Cioran les rfute et va chercher produire
une pense diffrente. Il ne s'agit plus de convaincre par des arguments mais
d'exprimer un ressenti, un vcu indpendant de tout discours rationnel. Pour ce
faire il met en uvre une criture faite de ruptures et de ressassements qui va
s'appuyer sur une forme brve, particulirement adquate pour l'expression d'une
pense morcele, lacunaire et multipliant les points de vue. Outre cette forme
spcifique, dont il fera une marque de fabrique, Cioran joue avec le registre de
l'ironie qui deviendra son ton de prdilection. Ces deux aspects de son criture
continuent de marquer son inscription dans une tradition de pense littraire, o la
pointe fuse, la chute achve et dont le mordant ne laisse personne indemne. On
pense bien sr aux moralistes, dont les piques et le style ont marqu les esprits.
C'est ainsi que partant d'une ide, d'une prise de conscience intellectuelle, Cioran
va dvelopper un style, un ton qui lui sera propre afin de mettre en mots la
ngation dont il fait l'exprience. L'ironie joue un rle important dans le
dveloppement de la ngation chez Cioran, car elle reprsente un jeu avec la
vrit, avec les mots et sur les mots ainsi qu'une faon indirecte d'adresser un
message. On peut dire que l'ironie, contrairement l'humour, n'est jamais gratuite :
elle a une fonction cathartique, thrapeutique visant contrer les piges de
l'apparence et empcher de vivre violemment des passions induites par des
illusions. Ainsi, l'ironie a un message mais contrairement aux discours usuels on y
parvient par des voies dtournes qui ne nous sont pas donnes par l'auteur. Il
s'agira donc de voir l'impact de l'usage de la forme brve sur la ngation,
l'enchevtrement de la forme et du contenu ; ainsi que de comprendre les liens
entre ngation et ironie, la faon dont cette dernire modifie la donne, transforme
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un discours et ses aboutissants. Enfin, le jeu entre forme brve, ironie et travail dengation, s'articule dans un trs savant dosage visant s'arrter temps car plutt
que semeur de discorde, Cioran se positionne comme semeur de doutes. En ce
sens, le terme de sceptique radical trouve sa juste valeur car chez Cioran le doute
est produit par la ngation.
Rle et enjeu de la forme brve
L'impact de la forme brve sur le travail de ngation entrepris par Cioran
est primordial. Prsente dans toute son uvre, elle est plus ou moins structure,
canalise suivant les ouvrages. luvre roumaine est constitue d'aphorismes, de
fragments, jouant avec la rupture et le drglement. Ds la premire uvre en
franais, Le Prcis de dcomposition, on observe une forme plus stricte, moins
souple. Les textes sont organiss en articles, runis en chapitres, la forme est
sensiblement la mme de texte texte et le ton lui aussi est accord d'un texte
l'autre malgr un jeu toujours trs prsent autour du point de vue, du changement
et de l'absence de sens. Le Prcis de dcomposition constitue clairement une
rupture avec son pass littraire, un tat des lieux ainsi que la mise en place d'un
nouveau projet littraire qui sera mis en uvre dans les textes franais qui
suivront. Les Syllogismes de l'amertumemarquent l'tat le plus paradigmatique de
la forme brve chez Cioran avec une uvre compose intgralement d'aphorismes.
Trs structur, le recueil met en place une criture de la ngation jouant avec les
mots tant sur la forme que sur le ton adopts.
Ne cultivent l'aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette
peur de crouler avec tous les mots.19
19 Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, p. 747
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L'aphorisme est une forme fonde sur le manque, l'absence et la rupture. AvecCioran il prend place dans une rflexion sur l'angoisse et sur la capacit d'exprimer
avec les mots la dtresse provoque par la ngation. Dans les uvres de Cioran
l'criture est base sur la rupture entre les textes, les chapitres et parfois mme au
sein des textes. Cette faon d'tre dans l'criture est fondamentale pour Cioran ; il
en est fait tat dans ses cahiers personnels :
Tout est tronqu en moi : ma faon d'tre aussi bien que ma faon d'crire. Un homme
fragments.20
Dans cette formule brve, Cioran fait voluer l'ide dinachvement : Au dbut de
la phrase, le terme tronqu voque quelque chose de coup, quoi il manque
quelque chose ou qui on a enlev quelque chose. Ce terme voque donc une
souffrance lie un sentiment d'incompltude. Tandis que la chute de la formule
un homme fragments mme si elle voque elle aussi l'inachvement, aborde
l'ide d'un inachev essentiel, dt l'impossibilit de saisir l'ensemble des choseset les lier. Le fragment est lier une perception incomplte du Multitude,
perception qui se sait imparfaite et se revendique comme telle. D'autre part, le
manque est plus fort dans le terme tronqu o l'on peut percevoir la perte des
racines, l'exil loin de la Roumanie et sa mlancolie. En revenant la ligne pour
conclure sa formule et se qualifier d'homme fragments , Cioran marque la
rupture entre deux tats : celui d'un tre tronqu et celui d'un tre fragment. Le
fragment, est le morceau d'un tout, et d'un point de vue littraire il est reli unetradition, un style d'criture. Il est en quelque sorte une transformation positive du
sentiment d'tre tronqu ressenti par Cioran : chez lui, la transition entre ce
qu'il ressent et ce qu'il crit participe d'une tentative de survie grce l'criture.
Le fragment se trouve chez Cioran sous la forme d'aphorismes nous
20 EmilCioran, Cahiers 1957-1972. Paris : Gallimard. 1997, p. 93
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ancrant dans le paradoxe car mlant impression de premier jet et travail dercriture intense. Cioran joue avec ces deux images lorsqu'il dclare dans un
entretien :
Les aphorismes sont des gnralits instantanes. C'est de la pense discontinue.21
En mlant instantane et criture Cioran sme le doute. En effet, l'aphorisme
permet aussi de rendre compte de la multiplicit des points de vue. Penser par
fragments, penser le fragment est une faon de rendre compte de la nature de
l'exprience ; il permet de dire une chose et son contraire parce qu'il n'est pas
enferm et donc bloqu dans un systme. Cioran revendique l'criture
aphoristique pour son caractre a-systmatique. Ce trait d'criture va mettre en
vidence l'hybridation gnrique existant entre l'aphorisme et le fragment
littraire : ce dernier traduit une exprience relle, celle des contradictions.
Le fragment, seul genre compatible avec mes humeurs, est l'orgueil d'un instant
transfigur, avec toutes les contradictions qui en dcoulent.22
La forme aphoristique, telle que Cioran la pratique, s'inscrit dans une tradition
littraire en lien avec le fragment littraire : il s'agit de trouver une forme dont
l'inachvement essentiel correspond une vision de la pense (morcele,
insaisissable dans sa totalit, incomplte car humaine)23. L'hybridation entre le
fragment et l'aphorisme exprime et exploite les frontires entre les genres,permettant une mutuelle interaction : en effet, l'aphorisme est ancr dans une
tradition gnomique (les aphorismes dHippocrate), d'o l'intrt d'utiliser cette
21Emil Cioran, entretien avec Fritz J. Raddatz, 1986, dans uvres, p. 1736
22Emil Cioran, entretien avec Sylvie Jaudeau 1988, dansuvresp. 1751
23 Bernard Roukhomovsky,Lire les formes brves,p. 113-114
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forme pour instaurer un rapport la vrit, rapport qui par l'interaction avec lefragment se fait morcel, contradictoire et paradoxal.
Toute vue originale est une vue partielle, et volontairement insuffisante.24
L'aphorisme rpond des exigences concernant un certain rapport la vrit et au
monde. Parce qu'il ne prtend pas tout saisir, il permet d'aborder les fluctuations
des sensations. De plus parce qu'il est subjectif et qu'il ne se plie pas aux rgles de
la logique il offre plus encore : la fulgurance potique, une valeur analytique
certaine de part son origine gnomique, et une force sentencieuse. L'aphorisme
permet l'expression la fois de la ngation et du paradoxe. En ce sens, cette forme
comporte un double intrt pour Cioran. D'une part il permet de mettre en forme la
circularit de la pense, le renouvellement de la ngation, la finitude de l'esprit
face au monde. C'est pourquoi Cioran va user ses mots et ses penses d'un texte
l'autre, revenant sur un mme sujet (on note la rcurrence des thmes comme la
mort, mais aussi la ville, le rapport aux autres, la timidit, etc). La ngation joue
un rle crucial dans le traitement qui est fait de la forme littraire. En effet, La
forme brve bien qu'elle serve la ngation est aussi bouscule, transforme et cde
parfois la place des textes plus longs, car plus que la brivet c'est la rupture qui
va marquer l'criture de Cioran.
Importance de l'ironie
Cioran est pleinement inscrit dans une pratique de l'ironie riche et fconde.Elle articule son uvre et permet le dveloppement de la ngation. Il use de
l'ironie pour se positionner contre autrui dans une posture de sage grimaant.
Je crois au salut de l'humanit, l'avenir du cyanure...25
24Emil Cioran, Cahiers, p. 88
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Cioran souhaite voir la fin de l'humanit qui le doit constamment et dont seule la
condamnation certaine assure le salut, Cioran l'assure : La civilisation serait
ignoble si elle n'tait pas condamne. 26
Pour comprendre sa pratique, il faut faire un dtour par une dfinition plus
gnrale de l'ironie. Cette dernire pense une chose et en dit une autre, elle feint
pour dtruire les faux-semblants. Elle repose donc sur le talent de jouer avec les
mots l'infini et par retournement de jouer avec les jeux qu'elle produit. Vladimir
Janklvitch dans son ouvrageL'Ironiefait remarquer qu'elle comporte son propre
pige dans ce ddoublement car elle peut alors provoquer un vertige et un dsarroi
profond.27 Concernant Cioran, il retournera ce pige en faisant du vertige un
objectif en soi, un aboutissement de l'exprience de ngation. Ds lors, l'ironie est
d'autant plus complexe qu'elle participe de la ngation qui est dj une forme de
dtournement, de voie paradoxale, ainsi le vertige est accentu.
L'ironie, privilge des mes blesses. Tout propos qui en relve tmoigne d'une
brisure secrte.
L'ironie, par elle-mme, est un aveu, ou le masque qu'emprunte la piti de soi-
mme.28
Ces deux phrases sont extraites des cahiers o Cioran crivait quotidiennement ses
rflexions quant sa pratique. L'ironie chez Cioran est avant tout un regard sur
soi-mme car bien qu'elle soit parfois une attaque contre autrui elle reflte toujoursune blessure passe.
25Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, p. 806
26Emil Cioran, Cahiers, p. 74
27 Vladimir Janklvitch.L'Ironie. Flammarion, Champs . 1979
28Emil Cioran, Cahiers, p.51
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Dans sa pratique, l'ironie dtruit sans reconstruire, elle use duretournement, du paradoxe et du morcellement afin de dmonter son objet pour en
mettre les rouages nu, au lecteur de faire le travail de reconstruction par lui-
mme. Chez Cioran, cette pratique du morcellement se retrouve dans la pratique
de la forme brve et dans l'accumulation des formules. L'ironiste refuse
l'enchantement produit par les apparences et joue avec la vrit car il a conscience
des illusions et des faux-semblants constituant le monde. Parce qu'il ne propose
pas de reconstruction, c'est une errance qu'il va mettre en place, un cheminement
par des dtours qui vont permettre de pallier l'impuissance du langage faire
correspondre sens et mots. Cette dualit entre le ressenti et le langage, Cioran la
place au centre de son criture et il tentera de se faire le secrtaire de ses
sensations dans des aphorismes o l'exprience sensorielle est toujours
primordiale (souffrances physiques dues la maladie, insomnies et autres
drglements des sens parcourent ses uvres) . Concernant le rapport au monde,
on trouve deux tendances chez les ironistes. L'une, rapprocher de l'ironie
socratique, consiste en une attitude feinte, un masque visant un objectif
pdagogique. L'autre, propre aux romantiques, est lie un sentiment de vide
existentiel (le fameux spleen) qui va se traduire par un sentiment tragique du
monde. Cioran semble plus proche des romantiques dans ses premires uvres,
par exemple lorsque dans le Crpuscule des penses il voque Le malheur de ne
pas tre assez malheureux 29, aphorisme qui constitue une forme de
reconnaissance de la vacuit derrire ce sentiment de tragique et qui annonce son
volution vers un bricolage entre diffrentes tendances, allant souvent jusqu'au
cynisme qui reprsente une forme extrme d'ironie allant trs en avant dans la
ngation. Tout l'enjeu de l'ironiste est de ne pas perdre l'quilibre entre ces
positions, car pour dtruire les apparences il lui faut le faire de l'intrieur et s'il va
trop loin il prend le risque d'en tre exclu. Cioran se positionne donc plus en
29Emil Cioran, Crpuscule des penses, p.405
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semeur de doute qu'en semeur de zizanie. Il utilise l'ironie pour mettre en scnedes oppositions radicales qui vont crer un dcalage irrductible et donc mettre
compltement en cause l'image propose :
Comme Jsus serait grand s'il tait un peu plus misanthrope !30
Cette citation extraite du Crpuscule des penses remet tellement en question
l'image laquelle elle rfre qu'elle en rend l'identification impossible. En effet,
Jsus est dit grand cause de son amour pour les hommes, s'il tait misanthrope il
ne serait pas lui-mme. Par l'ironie Cioran dtruit l'image de Jsus et questionne
sur la valeur de l'amour envers les hommes. Cependant, tout lintrt rside dans le
fait que l'usage de l'ironie permet de conserver la figure mentionne tout en la
renversant. Ainsi, la figure de Jsus n'est pas dtruite de front mais elle est
renverse par ce qui est presque une oxymore Jsus misanthrope .
L'volution des relations entre ngation et ironie est sensible au fil des uvres de
Cioran. Ds son premier ouvrage (en roumain) Sur les cimes du dsespoirparu en
1934, Cioran non seulement use de l'ironie (mais on verra qu'il deviendra matre
en la matire avec ses ouvrages en franais) mais surtout interroge sa fonction et
son usage dans un article intitul ironie et auto-ironie . Puis, dans un manuscrit
crit ultrieurement, Progrs de l'ironie , il reprend le texte prcdant pour
travailler sur cette notion d'auto-ironie. Ces deux articles permettent de mieux
saisir la pratique de l'ironie qu'a Cioran ainsi que le rapport entretenu avec la
ngation. Dans le premier texte, il distingue deux types d'ironie, celle lgante,
intelligente et subtile, issue d'un sentiment de supriorit ou d'orgueil facile et
l'ironie tragique et amre du dsespoir 31. Cette dernire forme d'ironie est celle
qui s'applique soi-mme alors que la premire est une ironie sceptique par
30Emil Cioran,Crpuscule des penses, p.388
31 Emil Cioran, Sur les cimes du dsespoir,Gallimard, Quarto , 1995, p.81
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laquelle certains manifestent ostensiblement leur distance vis--vis du monde .Cioran place l'auto-ironie au-dessus de l'ironie car elle correspond ce moment de
retournement de la ngation sur soi, contre soi, elle correspond donc
l'aboutissement final de la ngation. Mais cette dissociation des ironies est aussi
trs marque par la veine romantique propre aux crits de jeunesse de Cioran. En
effet, la rcurrence des termes tragique , amer , authentique et
dsespoir marque l'appartenance de cette rflexion une pense fonde sur la
sparation de soi et du monde, ressentie comme tragique bien qu'irrductible. Le
manuscrit (publi titre posthume dans Le Magazine littraire l'occasion d'un
dossier sur Cioran) montre une volution de cette pense car seule reste l'auto-
ironie. Cependant, il ne s'agit plus d'un sentiment tragique et amer de l'existence
mais d'une manire extrmement particulire d'tre prsent soi-mme. Certes,
l'amertume, l'exaspration et la prise de conscience restent au fondement de cette
forme d'ironie mais elle est analyse, pense et rflchie comme rencontre du soi
car de quelque ct que nous nous tournions, nous ne faisons que nous
rencontrer avec nous-mmes. 32 L'ironie devient alors un processus de
connaissance de soi, dhonntet envers soi, elle est alors la marque du refus de
l'Indiffrence . En ce sens, elle est partie prenante de la ngation puisque cette
dernire est avant tout ngation de soi, ncessit d'aller l'encontre de soi.
32 Emil Cioran, Progrs de l'ironie . Bibliothque littraire Jacques-Doucet. CRN. ms. 242.
publi dans leMagazine Littrairen 508. p 70.
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Ainsi, la mise en place de la ngation est un processus complexemultipliant les retournements. Ironie et brivet supposent des dtours et des
errances dont l'objectif est de faire parvenir une ralit au-del des
apparences et des illusions dont le monde semble fait. L'art de l'ironie est de savoir
sarrter, semer le doute et proposer une ouverture dont la voie n'est pas encore
trace. C'est l que la ngation rencontre le scepticisme : Cioran dtruit mais ne
propose pas de solution. La voie est tracer, lui ne peut que dmolir les faux-
semblants par le biais de son criture. Cioran ne droge pas sa pratique tant de
l'ironie que de la forme brve car il ne dvie pas de son objectif de ngation. A
chaque fois qu'une proposition semble installe, stable, il lui faut la tester, en jouer
pour la fissurer, la malmener jusqu' la rupture. Ironie et forme brve permettent
cette multiplication des angles d'attaque et des points de rupture. La voix ironique
sert le propos de Cioran mais une telle position soulve le problme de l'exclusion
qui risque d'en dcouler (le cynique est en marge tandis que l'ironiste est sur le fil).
En effet, luvre de destruction dsire par Cioran suppose un travail de sape de
lintrieur et donc de savoir rester sur le fil dans la mesure du possible.
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3. Une position lourde de consquences et d'enjeux
Les implications d'une position de ngateur sont multiples. Parce qu'il est
un trouble-fte , il est exclu de la socit et son cynisme ne fait que renforcer
cette impression. Cioran se met souvent en scne dans ses textes comme un tre
seul, loin des hommes dans sa mansarde. Il se reprsente en rupture, pleinement
ancr dans la tradition cynique du trouble-fte qui ne joue pas le jeu. L'ironie
extrme pratique par Cioran fait de lui un cynique reconnu, il est en effet
considr comme tel par de nombreux thoriciens et philosophes. Il est intressant
de noter que le cynisme, mme s'il part d'une parole ironique et d'un dtachement
vis--vis du monde, reste une vision extrmement paradoxale du monde : la
perception ngative des choses est prgnante mais elle est fonde sur un idal
qu'on cherche atteindre et donc dans ce cas l la ngation est fortement lie
quelque chose de positif. Le cynique est ds lors un ternel du. Cette dception
est prsente ds les premiers crits de Cioran et parcourt son uvre dans une
rflexion sur lchec. Cependant, elle est vcue de faon bien plus conflictuelle
dans les crits de jeunesse, encore chargs d'idologie, tandis que ds son arrive
en France, la rsignation, l' abdication (d'aprs le titre de l'un des chapitres du
Prcis de dcomposition) vont devenir plus prsentes. Entre ngation, cynisme et
dmolition, les risques pour l'auteur sont nombreux. L'exil et la solitude que
Cioran va la fois s'infliger et dsirer sont les consquences principales de ses
choix. Tandis que l'ironie teinte de cynisme dont il fait preuve pourrait tre
l'occasion de se couper du monde et d'en tre un simple spectateur, Cioran prtend
chapper cela par la souffrance suscite par la ngation, les doutes et l'criture.
Ainsi, Cioran adopte une attitude trs marque par le paradoxe : entre espoir et
dception, exil et paradis perdu, rupture d'avec le monde et ancrage dans des
problmatiques philosophiques et thiques. Globalement, la posture adopte trs
tt dans la vie littraire de Cioran, cette ngation qui touche tout ce qu'il voit et
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aborde, va jouer sur la figure de l'auteur et retourner encore la ngation sur elle-mme. Il y a donc un nime retournement, qui fera de la ngation un systme
clos, s'alimentant lui-mme. On retrouve une ide chre Cioran, qui veut que o
que l'on cherche on tombe sur soi-mme.
Un tre solitaire, retranch derrire sa timidit
Les problmes soulevs par la posture d'ironiste prise par Cioran
demandent tre rsolus. En effet, l'ironie comporte des piges coupant celui qui
en use trop du monde et de la ralit. Janklvitch mettait en garde dans son
ouvrage sur l'ironie contre ces drives dans ce qui est finalement une nouvelle
illusion. Si l'on s'en tient au fait, Cioran pourrait tre sujet ce retranchement
puisqu'il crit du haut de sa mansarde, pendant des nuits d'insomnie, maudissant
l'humanit.
Je ne suis pas un ami de l'homme et pas du tout fier d'tre un homme. () Je suis si on veut
quelqu'un qui au fond mprise l'homme. J'ai certes encore de trs bons amis mais, si je pense l'homme en gnral, j'arrive toujours la mme conclusion, savoir qu'il aurait peut-tre
mieux valu qu'il n'et jamais exist. 33
Ce dgot de l'homme, Cioran le professe l'envi dans chacune de ses uvres.
Comme les moralistes dont il se sent proche, il critique les comportements dont il
est le tmoin. Cependant, alors que ses prdcesseurs ont un objectif moral, Cioran
ne prend jamais une posture de moraliste. Car s'il critique c'est au nom de la
ngation et non en vertu de valeurs plus leves. Ce qui lamne ressasser sans
fin ses griefs l'encontre de l'humanit. Cependant, si l'on continue se sentir
proche de Cioran, se retrouver dans ses textes, c'est parce qu'ils sont rvlateurs
d'une souffrance. La ngation et la dmolition mettent en question des tats de fait
33 Emil Cioran, Entretien avec Georg Caryat Focke. 1992. dans uvres .Gallimard, Quarto ,
1995. p 1762
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et sment le doute dans des situations qui semblaient tablies, le tout partir dequestionnements subjectifs, de doutes personnels qui montrent un homme
tourment par l'effondrement de toutes les certitudes. Cioran rsout en quelque
sorte le risque de se marginaliser en insufflant l'expression d'une souffrance
profonde, lui permettant dans un nouveau retournement de se lier aux autres en
partageant ses doutes. A partir d'une criture rsolument subjective, Cioran distille
le doute tous les niveaux. C'est donc le mlange d'un scepticisme radical et d'un
sentiment tragique de l'existence qui permet Cioran d'tre la fois acteur du
monde et marginal dans ce monde.
L'exil
Solitude et exil sont deux lments nourrissant la mlancolie et
l'loignement du monde que professe Cioran. Il se prsente comme un penseur en
exil : exil effectif de sa terre natale, donnant le ton sa nostalgie. Mais aussi exil
loin des hommes, loin de la pense, loin de ce qui lui a donn sa vitalit premire.
je ne suis pas d'ici; condition d'exil en soi; je ne suis nulle part chez moi inappartenance
absolue quoi que ce soit.
Le paradis perdu, - mon obsession de chaque instant.34
La rflexion sur l'exil se passe ici en trois temps, d'une part le constat d'tre
d'ailleurs, ensuite la dfinition de l'exil comme une rupture de l'tre par rapport
lui-mme, et enfin, l'apparition de l'exil comme une rflexion sur l'inadquation aumonde, trs proche du thme chrtien du paradis perdu. Le thme religieux est
toujours trs prsent, et ses grands motifs sont repris et transforms par la perte de
Dieu, on passe un absolu athe, mais aussi un paradis perdu impossible
retrouver et devenant donc une obsession source de mlancolie puisqu'il ne sera
jamais retrouv. Ce paradis de l'enfance n'est bien sr pas seulement
34 Emil Cioran, Cahiers 1957-1972. Paris : Gallimard. 1997. p 19
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gographique : c'est un moment donn de la vie, o l'adquation au monde n'estpas encore trouble, o la connaissance ne nous a pas encore coups de la nature.
Ce regret est aussi profondment romantique, le sentiment tragique de l'existence
s'y exprime pleinement. Cioran, exil en France, marqu par la sparation d'avec le
village de son enfance, n'y retournera jamais malgr de nombreux textes faisant
part de sa nostalgie l'gard de ce lieu. On peut donc penser que Cioran ressent
pleinement cette inappartenance absolue qui le pousse dsirer quelque chose
qu'il ne pourra jamais atteindre.
Les consquences et les enjeux de l'criture de la ngation sont autant de
retournements sur soi-mme, contre soi-mme. La ngation semble tre un jeu
l'infini, qui se dveloppe partir de chacune de ses ramifications. En effet, le
cynisme dont fait preuve Cioran l'entraine vers un comportement misanthrope
mais la pratique de la ngation l'amne transformer son ironie en auto-ironie
c'est--dire en une ironie exerce l'encontre de soi-mme. Ds lors, bien qu'il
professe toujours une forte aversion pour l'humanit, on peut dire que tout part de
lui et tout y revient. En effet, par le jeu des paradoxes, c'est lorsqu'il est entour
que Cioran fait l'exprience de sa solitude ainsi que de son exil. Ces tensions
internes sont le fruit de son attirance pour des modes de penser qui s'opposent au
niveau des motions qu'ils supposent : romantisme et scepticisme. L'criture
constitue un exercice pratique pour extrioriser ces tensions, les sortir de soi et s'en
dbarrasser : crire c'est passer ses obsessions aux autres. Le Crpuscule des
penses, dernire uvre en roumain comporte cette dualit entre lyrisme
romantique et dtachement sceptique (ce dernier tant l'tat de recherche), les
textes sont classs en chapitres numrots, la forme tend plutt vers l'aphorisme
mais il y a cet lan romantique, ce sentiment tragique, toujours prsent. Le Prcis
de dcomposition qui lui est crit en franais reprend une construction dj
exprimente avec Sur les cimes du dsespoir (premier ouvrage de Cioran), dj
on observe un retournement de la ngation : le livre s'ouvre sur trois textes
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intituls Gnalogie du fanatisme , L'anti-prophte et Dans le cimetiredes dfinitions , Cioran se lance dans un programme contre les idologies, les
systmes figs et dans une optique didactique marqu par l'ironie. Il y a l une
volution entre l'tablissement d'un sentiment tragique de l'existence et celui d'un
programme pour penser ce sentiment, le mettre au jour. Dans les Syllogismes de
l'amertume, Cioran reprend une criture de forme aphoristique mais les textes sont
traits la lumire de ce programme qui quivaut retourner sa pense contre soi-
mme.
Ainsi, la figure du trouble-fte est construite sur les multiples aspects et
enjeux de la ngation. Cette dernire s'affirme en effet contre les autres (dans un
premier temps) dans un rle qui tient la fois du trouble-fte et du corrupteur
puisque chez Cioran il y a deux volonts prgnantes, l'une tant de ne pas se plier
aux rgles dictes par les apparences et l'autre de dmasquer les faux-semblants.
Ds lors la ngation prsente un visage double : une face tant tourne vers autrui
des fins didactiques et l'autre refusant le monde. Parce qu'il doit prendre en
compte cette identit trs particulire de la ngation, le discours de Cioran se
construit autour d'une forme asystmatique et d'un rapport spcifique l'ironie. En
effet, le choix de la forme brve et l'usage de l'ironie vont nourrir la ngation
d'autant de retournements et ressassements rendus possibles par leurs
caractristiques spcifiques. Cependant, le trouble-fte qu'est Cioran ne se satisfait
pas d'un tel rapport au monde. C'est l'exaltation romantique, le sentiment tragique
de l'existence, coupe du monde, qui dicte ses premiers pas dans la ngation. Dj,
le subjectif est au cur de sa rflexion mais c'est avec ses crits plus tardifs que la
ngation va s'toffer et prendre toute son ampleur (contre une certaine forme de
nihilisme qui primait jusqu'alors). La ngation s'enrichit de l'apport du scepticisme
radical ( l'image du scepticisme de Socrate) qui lui permet de se dtacher de ses
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affects tout en restant leur coute : la lucidit : avoir des sensations latroisime personne. 35Le personnage de Cioran tel qu'il apparat dans ses textes
joue un jeu paradoxal entre ces diffrents aspects de la ngation, tour tour
cynique, sceptique ou encore exalt, ainsi qu'avec les retournements que la
ngation offre. Si Cioran parvient ne pas faire uniquement uvre de cynisme
l'encontre du monde, c'est grce ce jeu-l qui le place au centre de sa ngation.
Cette dernire en est rendue plus violente mais aussi plus riche car elle part de soi
pour donner une vision du monde trs personnelle et qui finalement n'a plus
beaucoup voir avec les objectifs des grands trouble-fte qu'taient les moralistes,
l'enjeu tant dornavant de pratiquer une ngation partant de soi et revenant (aprs
des dtours) soi.
35 Emil Cioran. Crpuscule des penses, p.418
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Chapitre 2 : crire l'encontre de soi
Pratiquer la ngation est une exprience radicale chez Cioran, on ne
saurait y mettre un terme avant d'en avoir trouv l'ultime limite. C'est pourquoi
aprs avoir attaqu ce qui vient de l'extrieur afin d'en librer l'individu, la
ngation va se retourner contre celui qui l'nonce et saper ses certitudes. C'estdans cet exercice que Cioran se complait le plus : il se penche sur ses affres et ses
souffrances avec une certaine dlectation et on verra quel point sa propre
dchance le fascine. Il se prsente dans son uvre comme un solitaire, et s'il ne
l'tait pas dans sa vie quotidienne, on peut dire que dans l'criture Cioran est seul,
coup du monde et face lui-mme. Il n'y a alors plus rien ni personne derrire
qui se cacher et pour tre honnte avec son travail de ngation cette dernire doit
partir de lui. Doutant de tout, il partira du mme point que Descartes : le moi pensant , mais au rebours du philosophe Cioran ne reconstruit rien partir de
ce sujet pensant. Bien au contraire, il va le mettre l'preuve, dnoncer la
pleur de l'exprience de la pense et en miner les fondements. C'est donc un
doute radical bien diffrent car il n'y a rien en attendre qu'une vision de soi et du
monde sans cesse en mouvement, sans cesse remise en doute. C'est un exercice
du doute qui doit beaucoup l'exprience sensible du monde. Dans sa dimension
d'criture contre soi-mme il doit aussi beaucoup au corps et aux rapports entrephysiologie et pense. En effet, le dtachement est en partie ce qui permet
d'exercer la ngation l'encontre de soi-mme et ce dernier est expriment de
faon concrte lors de maladies (trs frquentes chez Cioran). Cette exprience de
son propre corps souffrant lui fera reprendre les mots de Pascal pour dnoncer
les inconvnients de la sant et clbrer les avantages de la maladie 36.
36Emil Cioran, Cahiers, p. 114
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Dans cette relation entre corps et esprit les liens sont troits et les crises de l'un
induisent et provoquent les malaises de l'autre. Ces crises, qui se traduisent chez
Cioran par des tats enfivrs, des insomnies, des abattements profonds ou encore
une fbrilit intense sont aussi des moments d'criture. Ils sont mme, d'aprs
Cioran, les seuls moments d'criture valable . L'intensit de ces instants va
souvent faire glisser Cioran vers une tonalit lyrique qu'il rcuse. Le ton potique
n'est pas envisageable pour lui, bien qu'il avoue aimer normment la posie.
Pour lui la posie est ce qu'on pourrait qualifier de pch mignon , car elle est
du ct de l'illusion, de l'erreur bien qu'elle soit aussi et ce de faon trsparadoxale la seule capable de retranscrire une sensation. Cioran va tenter de
mettre ses lans lyriques au service du scepticisme qui l'anime. Avec le passage
au franais partir du Prcis de dcomposition, ce rapport entre lyrisme et
scepticisme va tre renforc car le lyrisme est rsolument plac du ct du
roumain (du moins de l'avis de Cioran). Ainsi, crire contre soi est une exprience
radicale, globale car elle ne laisse rien passer : crire contre soi c'est saper ses
convictions, se nourrir de ses souffrances, creuser en elles, les renier, renier aussison pass, mpriser son prsent et regarder son futur comme suspect. Il s'agira
donc dans ce chapitre de faire dfiler les diffrentes implications et rpercussions
du doute radical par rapport l'image de lui-mme que Cioran met en scne.
Ainsi que de comprendre en quoi la maladie lui apporte une connaissance que la
sant ne lui donne pas. Enfin, de voir en quoi le pass de Cioran joue un rle dans
le choix de la ngation et l'volution de sa pratique.
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1. Doute et retour sur soi
Le doute tel que Cioran le pratique le libre de toute position moraliste car
il le coupe de toute relation ferme avec le monde et l'ancre dans une dualit face
soi-mme. Contrairement au doute de Descartes, le sien ne trouve pas ses
fondements dans une mthode, dans un systme rationnel mais dans une
exprience viscrale, sensible. Il ne peut donc pas tre rattach une exprience
sceptique classique. Son doute, par son aspect triste et dsespr (surtout dansLeCrpuscule des penses) doit beaucoup aux romantiques allemands qu'il a lus
dans sa jeunesse. Le doute occupe une place centrale dans la pense de Cioran, il
est tout, il contamine tout. Ds lors, les images par lesquelles Cioran se met en
scne sont claires, mues par ce doute. Ce que Cioran cherche faire en prenant
cette attitude et grce aux images qu'il invoque c'est parvenir une lucidit qui
aurait vaincu toutes les illusions. Or, la nature mme de la lucidit ncessite sa
perptuelle reconduite.
Nature du doute radical
Douter des choses n'est rien ; mais concevoir des doutes sur soi, voil ce qui s'appelle
souffrir. C'est alors seulement qu'on s'lve par le scepticisme au vertige.37
Cet aphorisme est relier au questionnement de Cioran sur les rapports entre
extase, souffrance et scepticisme et apporte des prcisions sur le comportement
parfois paradoxal de Cioran (oscillant entre rejet et acceptation du scepticisme).
Le doute qui ne se poserait que sur les choses extrieures nous ne nous lve
pas, ne nous permet pas d'aller au-del de nos limites. Alors que douter de soi,
nous rapproche de l'exprience de l'extase (parce qu'il y a dans les deux cas
souffrance, lvation et vertige). Ainsi, en retournant le doute contre soi-mme,
37 Emil Cioran, Cahiers, p. 60
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Cioran cherche dpasser les limites de sa finitude, aller plus profond en lui
mme et plus loin dans la contemplation du vide. Laquelle provoque
invitablement un vertige li la souffrance prouve dans la remise en cause de
soi et supposant un risque de chute et surtout une sensation de malaise intense.
Cioran voque son scepticisme tout au long de ses uvres mais il apparat
clairement qu'il ne s'agit pas d'un doute dtach et apais. Le doute chez Cioran
est coupl la destruction, la violence de la dynamite. En ce sens, il professe un
doute radical. La forme fragmentaire correspond aussi un exercice de pense
sceptique, une remise en question de ses rflexions.
Quelle inquitude lorsqu'on est pas sr de ses doutes et que l'on se
demande : sont-ce vritablement des doutes?38.
Le doute ne se fige jamais, il est en perptuel mouvement, allant mme parfois
jusqu' se retourner contre lui-mme. C'est en cela que son doute ne correspond
pas au scepticisme, c'est un doute venant, et se nourrissant, de la ngation. Il y a
chez Cioran un cheminement vers et dans le doute : vers une pense en miettes, il
en explore les diffrentes facettes, tentant de dynamiter le tout, mais aussi
cherchant vivre son doute intrieur : sans nos doutes sur nous mmes, notre
scepticisme serait lettre morte, inquitude conventionnelle, doctrine
philosophique 39. Cioran pousse son scepticisme au carr , il va non
seulement mettre en doute la nature mme de ce dernier, mais il va aussi formuler
un scepticisme viscral , qui prend aux tripes et en dcoud avec la vie :
ainsi, non seulement le scepticisme correspond une forme crite particulire
mais il va aussi correspondre une attitude face la vie.
La mise en scne de soi-mme
Cette attitude il la met en scne dans ses textes au travers d'images et de
38Emil Cioran. Syllogismes de l'amertume, p. 87
39Emil Cioran,Syllogismes de l'amertume.p. 10
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personnages dont il prend le masque pour mieux donner corps la ngation.
Deux images parcourent son uvre et ont retenu notre attention : celle du
solitaire, ancre dans une tradition la fois potique et religieuse et celle de
l'ascte personnage philosophique et religieux. Les deux notions sont lies,
l'ascte comportant le solitaire, mais le premier est un choix dlibr d'exercice
spirituel. Des personnages reviendront rgulirement dans les textes afin de
nourrir ces deux aspects complmentaires du ngateur. L'un d'eux a
particulirement retenu notre attention par sa rcurrence : Job. Ce personnage
biblique est l'un des masques prfrs de Cioran : je suis un Job sans amis,sans Dieu et sans lpre. 40Or Job avait t mis lpreuve par Dieu qui lui avait
fait tout perdre afin d'prouver sa foi : si on lui retire tout ce que Cioran lui retire
il ne reste du personnage que sa souffrance et ses lamentations d'avoir tout perdu.
Reste un Job assassin 41. Chez Cioran, le rapport au divin est assez complexe
et trs paradoxal : la perte de Dieu est toujours prsente son esprit mais il ne
cesse de l'interroger. Le personnage de Job participe de l'laboration du caractre
solitaire de Cioran : seul avec ses lamentations mais aussi seul face lui-mme.L'image de la lpre frappant Job est aussi rcurrente chez Cioran : un homme qui
perd peu peu des morceaux de lui-mme. Le Crpuscule des penses est
particulirement riche de citations faisant tat de la maladie et plus prcisment
de la lpre, Dans le Prcis de dcomposition Cioran se prsente comme atteint
d'une lpre de l'esprit 42.
Dans le Crpuscule des penses Cioran fait tat de sa solitude, d entre
autre sa timidit, l'exil, mais aussi moment recherch pour l'introspection
qu'elle permet : la solitude est une uvre de conversion soi-mme 43.
Cependant, une conversion chez Cioran, mme soi-mme, fini
40 Emil Cioran, Crpuscule des penses, p. 405
41Emil Cioran, Crpuscule des penses,p. 446
42Emil Cioran, Prcis de dcomposition, p. 661
43Emil Cioran, Crpuscule des penses,p. 373
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immanquablement par se retourner contre son objet.
Tous ces moments o la vie se tait, pour vous laisser entendre votre solitude... A Paris,
comme dans un hameau lointain, le temps se retire, se recroqueville dans un coin de la
conscience, et vous restez avec vous-mme, vos ombres et vos lumires. L'me s'est isole,
et dans des convulsions indfinies, monte la surface comme un cadavre repch des
profondeurs. C'est alors qu'on se rend compte qu'on peut perdre son meautrement qu'au
sens biblique.44
La solitude est le moment de confrontation soi-mme, celui o l'on peut seregarder en face dans une forme de mditation laque. La solitude prend chez
Cioran une couleur proche de la religion, j'ai fait vu de solitude 45dit-il dans
ses Cahiers, comme un moine qui pour se consacrer Dieu dcide de ne plus
parler, Cioran se coupe du monde pour faire uvre de ngation. Comme l'ascte
qui se contraint pour slever, la ngation s'exerant l'encontre de soi comporte
une dimension d'accs une vrit plus haute par la souffrance. La dimension
asctique de la pense de Cioran est marque elle aussi par la ngation, car son
exercice spirituel personnel consiste descendre toujours plus bas en soi,
confronter ses ombres et ses lumires. Encore une fois, Cioran professe une
mystique athe car il se comporte en ascte sans dieu ni idal o seul le rapport
soi tient du fanatisme : Le mcontentement de moi-mme confine la
religion. 46 Il y a dans cette citation un condens de la pense de Cioran
concernant le rapport soi. Ce dernier se fait dans la douleur, la lutte avec soi-
mme et ce qu'on en retire n'est pas pour nous plaire. Cependant, il s'agit de la
vrit sur soi, de sa vritable nature. Perdre son me, la part divine en soi,
n'est alors que faire face la pleur de l'me (dont Cioran fait souvent tat),
son manque de vie : c'est porter un regard lucide sur soi.
44Emil Cioran, Crpuscule des penses, p. 339
45Emil Cioran, Cahiers,p. 147
46Emil Cioran, Cahiers, p. 87
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Doute radical et qute de la lucidit
Cette qute de lucidit revient dans toute luvre de Cioran, elle est un
objectif atteindre et la ngation en est la voie. Pour comprendre comment
Cioran apprhende cette notion, voyons en tout d'abord la dfinition commune.
Tout d'abord son tymologie vient de lux lumire, on est donc face un terme
dont l'tymologie seule comporte un lment intressant pour comprendre sa
place dans la pense de Cioran. En effet, le terme fait immdiatement cho la
citation prcdente et les ombres et lumires intrieures. D'un point de vuetymologique la lucidit apporte la lumire dans ce qui est obscur. C'est la qualit
de celui qui sait voir clair, qui juge objectivement et en pleine conscience.
Concernant l'acceptation du mot lucidit chez Cioran, elle comporte un
versant qu'on peut qualifier de mystique car elle est une forme d'exercice
asctique mettant en souffrance celui qui la pratique et le rend incapable de vivre
parmi le commun des mortels qui n'ont pas eu cette rvlation. Elle est
contemplation du nant, forme de l'absolu pour Cioran. En elle-mme elle est cemoment o l'on contemple notre me, o l'on se contemple : La lucidit : avoir
des sensations la troisime personne. 47 Il y a donc un ddoublement de soi,
un dtachement de ce que l'on vit mais le lien avec les sensations reste. C'est dire
que l'on se dtache de son esprit mais pas de son corps et que l'on reste conscient
des liens entre soi et le monde tout en tant dtach de tout ce que cela provoque
en nous. Ainsi, Toute lucidit est une pause du sang 48, un moment o la vie
s'arrte, pour mieux tre dvoile, comprise et dmystifie : La lucidit est un
vaccin contre la vie 49. Elle est la mort de l'esprit, la preuve de sa faiblesse mais
paradoxalement elle est aussi la preuve de son existence puisqu'elle est exerce
par ce mme esprit, elle est donc un miroir tendue soi-mme. La lucidit
47 Emil Cioran,Crpuscule des penses, p. 418
48 Emil Cioran. Crpuscule des penses,p. 113
49Emil Cioran. Crpuscule des penses,p. 143
7/26/2019 Memoire.cioran
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rattache l'esprit aux sensations et assure leur primat, elles sont la vie, tandis que
lui est du ct de la ngation, de la dsolation et de la mort. Pour Cioran, seuls
ces trois aspects valent pour proccupation de l'esprit, le reste doit rester doute.
La lucidit par rapport au monde n'est rien dans le discours de Cioran compare