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LOUISE MICHEL MÉMOIRES DE LOUISE MICHEL ÉCRITS PAR ELLE-MÊME

Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même - Bibebook · LOUISEMICHEL MÉMOIRES DE LOUISE MICHEL ÉCRITS PAR ELLE-MÊME 1886 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1197-3

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  • LOUISE MICHEL

    MMOIRES DE LOUISEMICHEL CRITS PAR

    ELLE-MME

  • LOUISE MICHEL

    MMOIRES DE LOUISEMICHEL CRITS PAR

    ELLE-MME

    1886

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1197-3

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  • Credits

    Sources : B.N.F. fl

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • PRFACE DE LDITEUR

    I des noms si retentissants et dune notorit telle quil suffitde les mettre sur la couverture dun livre sans quil soit ncessairede prsenter lauteur au public.Et pourtant je crois utile de faire prcder cesMmoires dune courte pr-face.

    Tout le monde connat, ou croit connatre lex-dporte de 1871, lex-pensionnaire de la maison centrale de Clermont, la prisonnire devantlaquelle viennent enfin de souvrir les portes de Saint-Lazare.

    Mais il y a deux Louise Michel: celle de la lgende et celle de la ralit,qui nont lune avec lautre aucun point de ressemblance.

    Pour bien des gens, et pourquoi ne pas lavouer pour la grandemajorit du public, et surtout en province, Louise Michel est une sortedpouvantail, une impitoyable virago, une ogresse, un monstre figurehumaine, dispose semer partout le fer, le feu, le ptrole et la dynamiteAu besoin on laccuserait de manger tout crus les petits enfants

    Voil la lgende.Combien diffrente est la ralit:Ceux qui lapprochent pour la premire fois sont tout stupfaits de se

    trouver en face dune femme labord sympathique, la voix douce, aux

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre

    yeux ptillants dintelligence et respirant la bont. Ds quon a caus unquart dheure avec elle, toutes les prventions seffacent, tous les partispris disparaissent: on se trouve subjugu, charm, fascin, conquis.

    On peut repousser ses ides, blmer ses actes; on ne saurait semp-cher de laimer et de respecter, mme dans leurs carts, les convictionsardentes et sincres qui laniment.

    Cette violente anarchiste est une sductrice. Les directeurs et les em-ploys des nombreuses prisons traverses par elle sont tous devenusses amis; les religieuses elles-mmes de Saint-Lazare vivaient avec cetteathe, avec cette farouche rvolutionnaire en parfaite intelligence.

    Cest quil y a, en effet, chez elle que M Louise Michel me par-donne! quelque chose de la sur de charit. Elle est labngation etle dvouement incarns. Sans sen douter, sans sen apercevoir, elle joueautour delle le rle dune providence. Oublieuse de ses propres besoinset de ses propres ennuis, elle ne se proccupe que des chagrins ou desbesoins des autres.

    Cest pour les autres parents, amis ou trangers quelle vit etquelle travaille. Et le parloir de Saint-Lazare, o elle recevait de nom-breuses visites quotidiennes, tait devenu une sorte de bureau de chariten mme temps quun bureau de placement, car la prisonnire du fondde sa cellule singniait pour trouver des emplois ceux qui taient sansouvrage et pour donner du pain ceux qui avaient faim Elle multipliaitles correspondances, nhsitait pas importuner ses amis qui ne senplaignaient jamais plaider pour ses protgs.

    Lanecdote suivante donnera la mesure de sa bont:Il y trois ans, elle allait faire une srie de confrences Lyon et dans les

    autres villes de la rgion du Rhne. Partie avec une robe toute neuve, ellerevint, quinze jours plus tard, au grand scandale de sa pauvre mre, avecun simple jupon; la robe de cachemire noir avait disparu! Nayant plusdargent elle lavait donne Saint-tienne unemalheureuse femme quinen avait pas, renouvelant ainsi la lgende de saint Martin

    Encore lvque de Tours ne donnait-il que la moiti de son manteau;Louise Michel offrait sa robe tout entire!

    Jai parl de sa mre. Ah! voil encore un des cts touchants de MMichel. En lisant ses Mmoires, on verra quel point est dvelopp chez

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre

    elle le sentiment de la pit filiale. Ctait une vritable adoration. Cettefemme, quarante ans passs, tait soumise comme une petite fille dedix ans devant lautorit maternelle. Enfant terrible, parfois, il est vrai!Ayant recours, pour pargner sa digne mre une inquitude et une an-goisse au milieu de ses prilleuses aventures, une foule dinnocents sub-terfuges et de petits mensonges!

    Rien quen lentendant dire: Maman, on se sentait mu; on ne sesouvenait plus quelle tait arrive la maturit. Elle a conserv une jeu-nesse de cur et dallures, une fracheur de sentiments qui lui donnentun charme incroyable: cline, tendre, affectueuse, se laissant gronder parses amis, et les tourmentant, de son ct, avec une mutinerie de jeunefille.

    Voil pour la femme:Quant son rle politique, il ne saurait me convenir de lapprcier

    ici, en tte de ces pages o, avec sa franchise ordinaire, avec un dcoususystmatique qui ne lui messied pas et des ngligences voulues de formeet de style qui donnent tout ce quelle crit une originalit particulire,elle raconte sa vie, ses impressions, ses penses, ses actes, ses souffrances,ses doctrines.

    En ditant ce livre, qui sadresse tout le monde, aux adversaires delauteur comme ses amis, je nai ni blmer ni approuver; ni en-dosser ni dcliner la responsabilit de ce quil contient. Les lecteursjugeront, selon leurs tendances, selon leurs gots, selon leurs ides, selonleurs hostilits ou leurs sympathies. Cest leur tche et non la mienne.

    Mais il est un point sur lequel on tombera daccord, quelque partiquon appartienne, et sur lequel il ny a jamais, dans la presse, quuneseule voix, ds quil sagit de Louise Michel.

    On aime, en France, et on admire la simplicit et la crnerie, mmechez ceux dont on rpudie les faits et gestes. On estime lunit de vie etla bonne foi, mme dans lerreur.

    M Louise Michel, on lui a constamment rendu cette justice, na ja-mais vari, ni jamais recul devant les consquences de ses tentatives.Elle nest pas de ceux qui fuient, et lon se rappelle quaprs lchauffou-re de lesplanade des Invalides, elle a rsist toutes les instances dela famille amie chez laquelle elle tait rfugie, et a tenu se constituer

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre

    prisonnire Ce nest ni une lcheuse ni une franc-fileuseEt quelle crnerie simple, digne, dpourvue de pose et de forfanterie,

    en prsence de ses juges! Avec quel calme elle a lhabitude daccepter lasituation quelle sest librement faite, tort ou (a) raison; de ne sabriterjamais derrire des faux-fuyants, des excuses ou des chappatoires!

    Soit devant le conseil de guerre de Versailles, en 1871; soit devant lapolice correctionnelle, aprs la manifestation Blanqui, en 1882; soit dansson dernier procs, en 1883, devant la cour dassises de la Seine: toujourson la trouve levant firement la tte, rpondant tout, sattachant justifier ses coaccuss sans se justifier elle-mme, et courant au devantde toutes les solidarits!

    On trouvera dans lappendice plac la fin de ce premier volume lecompte rendu emprunt la Gazee des tribunaux, qui nest pas suspectede complaisance pour laccuse, de ces trois jugements, et lon se convain-cra que la condamne est vraiment un caractre.

    Quant la rsignation, la joie cre avec lesquelles elle a supportles diverses peines prononces contre elle: la dportation, la prison, lamaison centrale, il faut remonter aux premiers sicles de notre re, pourtrouver chez les martyres chrtiennes, quelque chose dquivalent.

    Ne dix-neuf sicles plus tt, elle et t livre aux btes de lamphi-thtre; lpoque de linquisition elle et t brle vive; la Rforme,elle se ft noblement livre aux bourreaux catholiques. Elle semble nepour la souffrance et pour le martyre.

    Il y a quelques jours peine, et quand le dcret de grce rendu parmonsieur le prsident de la Rpublique lui a t signifi, na-t-il pas fallupresque employer la force pour la mettre la porte de Saint-Lazare? Ellene voulait point dune clmence qui ne sappliquait pas tous ses amis.Sa libration a t une expulsion, et elle a protest avec nergie.

    Louise Michel nest pas moins bien doue intellectuellement quaupoint de vue moral.

    Fort instruite, bonne musicienne, dessinant fort bien, ayant une sin-gulire facilit pour ltude des langues trangres; connaissant fond labotanique, lhistoire naturelle et lon trouvera dans ce volume de cu-rieuses recherches sur la faune et la flore de la Nouvelle-Caldonie ellea mme eu lintuition de quelques vrits scientifiques, rcemment mises

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre

    au jour. Cest ainsi quelle a devanc M. Pasteur dans ses applicationsnouvelles de la vaccine au cholra et la rage.

    Il y a quelques annes dj que la dporte de Nouma on le verraplus loin avait eu lide de vacciner les plantes elles-mmes!

    Mais par-dessus tout, elle est pote, pote dans la vritable acceptiondumot, et les quelques fragments jets et l dans sesMmoires dclentune nature rveuse, mditative, assoiffe didal. La plupart de ses verssont irrprochables pour la forme aussi bien que pour le fond et pour lapense.

    Je marrte.Maintenant que jai au risque dencourir les reproches deM Louise

    Michel prsent, sous son vrai jour, une des physionomies les plus cu-rieuses de notre temps, je livre avec confiance ce livre au public, et jelaisse la parole lauteur.

    LDITEUR.Paris, Fvrier 1886.

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  • DDICACE

    MYRIAM! Myriam! leur nom toutes deux:Ma mre!Mon amie!Va, mon livre sur les tombes o elles dorment!

    Que vite suse ma vie pour que bientt je dorme prs delles!Et maintenant, si par hasard mon activit produisait quelque bien, ne

    men sachez aucun gr, vous tous qui jugez par les faits: je mtourdis,voil tout.

    Le grand ennui me tient. Nayant rien esprer ni rien craindre, jeme hte vers le but, comme ceux qui jettent la coupe avec le reste de lalie.

    LOUISE MICHEL.

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  • Premire partie

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  • CHAPITRE I

    S demand dcrire mes Mmoires; mais toujoursjprouvais parler de moi une rpugnance pareille celle quonprouverait se dshabiller en public.Aujourdhui, malgr ce sentiment puril et bizarre, je me rsigne runirquelques souvenirs.

    Je tcherai quils ne soient pas trop imprgns de tristesse.Marie Ferr, mon amie bien-aime, avait rassembl dj des frag-

    ments; que ces paves portent son nom; il est aussi celui de ma chreet bonne mre.

    Mon existence se compose de deux parties bien distinctes: ellesforment un contraste complet; la premire, toute de songe et dtude;la seconde, toute dvnements, comme si les aspirations de la priode decalme avaient pris vie dans la priode de lutte.

    Je mlerai le moins possible ce rcit les noms des personnes per-dues de vue depuis longtemps, afin de ne pas leur causer la dsagrable

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre I

    surprise dtre accuses de connivence avec les rvolutionnaires.Qui sait si certaines gens ne leur feraient point un crime de mavoir

    connue et sils ne seraient pas traits danarchistes, sans savoir prcis-ment ce que cest?

    Ma vie est pleine de souvenirs poignants, je les raconterai souvent auhasard de limpression; si je prends pour ma pense et ma plume le droitde vagabondage, on conviendra que je lai bien pay.

    Javoue quil y aura du sentiment; nous autres femmes, nous navonspas la prtention darracher le cur de nos poitrines, nous trouvons ltrehumain jallais dire la bte humaine assez incomplet comme cela;nous prfrons souffrir et vivre par le sentiment aussi bien que par lin-telligence.

    Sil se glisse dans ces pages un peu damertume, il nen tombera jamaisde venin: je hais le moule maudit dans lequel nous jettent les erreurs etles prjugs sculaires, mais je crois peu la responsabilit. Ce nest pasla faute de la race humaine si on la ptrit ternellement daprs un type simisrable et si, comme la bte, nous nous consumons dans la lutte pourlexistence.

    Quand toutes les forces se tourneront contre les obstacles qui en-travent lhumanit, elle passera travers la tourmente.

    Dans notre bataille incessante, ltre nest pas et ne peut pas tre libre.Nous sommes sur le radeau de laMduse; encore veut-on laisser libre

    la sinistre pave lancre au milieu des brisants. On agit en naufrags.Quand donc, noir radeau! coupera-t-on lamarre en chantant la l-

    gende nouvelle?Je songeais cela sur la Virginie, tandis que les matelots levaient

    lancre en chantant les Bardits darmor.

    Bac va lestr ce sobian hac ar mor czobras!

    Le rythme, le son multipliaient les forces; le cble senroulait; leshommes suaient; de sourds craquements schappaient du navire et despoitrines.

    Nous aussi, notre navire, pareil celui du vieux bardit des mers, estpetit et la mer est grande!

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre I

    Mais nous savons la lgende des pirates: Tourne ta proue au vent,disaient les rois des mers, toutes les ctes sont nous!

    Je me rappelle que jcris mes Mmoires, il faut donc en venir parlerde moi: je le ferai hardiment et franchement pour tout ce qui me regardepersonnellement en laissant ceux qui mont leve (dans la vieille ruinede Vroncourt, Haute-Marne, o je suis ne) cette ombre quils aimaient.

    Les conseils de guerre de 1871, en fouillant minutieusement jusquaufond de mon berceau, les ont respects; ce nest pas moi qui troublerai lerepos de leurs cendres.

    La mousse a effac leurs noms sur les dalles du cimetire; le vieuxchteau a t renvers; mais je revois encore le nid de mon enfance etceux qui mont leve se penchant souvent sur moi, on les verra souventaussi dans ce livre.

    Hlas! du souvenir des morts, de la pense qui fuit, de lheure quipasse, il ne reste rien!

    Rien, que le devoir remplir, et la vie mener rudement afin quellespuise plus vite.

    Mais pourquoi sattendrir sur soi-mme, au milieu des gnrales dou-leurs? pourquoi sarrter sur une goutte deau? Regardons locan!

    Jai voulu que mes trois jugements accompagnassent mes Mmoires.Pour nous, tout jugement est un abordage o flotte le pavillon; quil

    couvre mon livre comme il a couvert ma vie, comme il flottera sur moncercueil.

    Je les extrais de la Gazee des tribunaux quon ne peut suspecter denous tre trop favorable.

    (A part le second qui, tant en police correctionnelle seulement, napoint t relat.)

    Jajouterai pour la foule, la grande foule, mes amours, des observa-tions que je nai pas cru devoir faire aux juges. On les trouvera ainsi queles jugements la fin du volume.

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  • CHAPITRE II

    L mon enfance avait quatre tours carres, de lamme hau-teur que le corps de btiment, avec des toits en forme de clo-chers. Le ct du sud, absolument sans fentres, et les meur-trires des tours lui donnaient un air demausole ou de forteresse, suivantle point de vue.

    Autrefois, on lappelait la Maison forte; au temps o nous lhabitionsje lai souvent entendu nommer le Tombeau.

    Cette vaste ruine, o le vent soufflait comme dans un navire, avait, aulevant, la cte des vignes et le village, dont il tait spar par une routede gazon large comme un pr.

    Au bout de ce chemin quon appelait la routote, le ruisseau descendaitlunique rue du village. Il tait gros lhiver; on y plaait des pierres pourtraverser.

    A lest, le rideau des peupliers o le vent murmurait si doux, et lesmontagnes bleues de Bourmont.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre II

    Lorsque je vis Sydney environn de sommets bleutres, jy ai reconnu(avec un agrandissement) les crtes de montagnes que domine le Cona.

    A louest, les ctes et le bois de Suzerin, do les loups, au temps desgrandes neiges, entrant par les brches du mur, venaient hurler dans lacour.

    Les chiens leur rpondaient, furieux, et ce concert durait jusquauma-tin: il allait bien la ruine et jaimais ces nuits-l.

    Je les aimais surtout, quand la bise soufflait fort, et que nous lisionsbien tard, la famille runie dans la grande salle, la mise en scne de lhiveret des hautes chambres froides. Le linceul blanc de la neige, les chursdu vent, des loups, des chiens, eussent suffi pour me rendre un peu pote,lors mme que nous ne leussions pas tous t ds le berceau; ctait unhritage qui a sa lgende.

    Il faisait un froid glacial dans ces salles normes; nous nous groupionsprs du feu: mon grand-pre dans son fauteuil, entre son lit et un tas defusils de tous les ges; il tait vtu dune grande houppelande de flanelleblanche, chauss de sabots garnis de panoufles en peau de mouton. Surces sabots-l, jtais souvent assise, me blottissant presque dans la cendreavec les chiens et les chats.

    Il y avait une grande chienne dEspagne, aux longs poils jaunes, etdeux autres de la race des chiens de berger, rpondant toutes trois aunom de Presta; un chien noir et blanc quon appelait Mdor, et une toutejeune, quon avait nomme la Biche en souvenir dune vieille jument quivenait de mourir.

    On avait pleur la Biche; mon grand-pre et moi nous lui avions en-velopp la tte dune nappe blanche pour que la terre ny toucht pas, aufond du grand trou o elle fut enterre prs de lacacia du bastion.

    Les chattes sappelaient toutes Galta, les tigres et les rousses.Les chats se nommaient tous Lion ou Raton; il y en avait des lgions.Parfois, du bout de la pincette, mon grand-pre leur montrait un char-

    bon allum; alors toute la bande fuyait pour revenir linstant daprs lassaut du foyer.

    Autour de la table taient ma mre, ma tante, mes grandmres, lunelisant tout haut, les autres tricotant ou cousant.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre II

    Jai ici la corbeille dans laquelle ma mre mettait ses fils pour tra-vailler.

    Souvent, des amis venaient veiller avec nous; quand Bertrand tait l,ou le vieil instituteur dOzires, M. Laumond le petit, la veille se prolon-geait; on voulait menvoyer coucher pour achever des chapitres quon nelisait pas compltement devant moi.

    Dans ces occasions-l, tantt je refusais obstinment (et presque tou-jours je gagnais mon procs), tantt, presse dentendre ce quon vou-lait me cacher, je mexcutais avec empressement, et je restais derrire laporte au lieu daller dans mon lit.

    Lt, la ruine semplissait doiseaux, entrant par les fentres. Leshirondelles venaient reprendre leurs nids; les moineaux frappaient auxvitres et des alouettes prives sgosillaient bravement avec nous (se tai-sant quand on passait en mode mineur).

    Les oiseaux ntaient pas les seuls commensaux des chiens et deschats; il y eut des perdrix, une tortue, un chevreuil, des sangliers, un loup,des chouettes, des chauves-souris, des niches de livres orphelins, levs la cuillre, toute une mnagerie, sans oublier le poulain Zphir etson aeule Brouska dont on ne comptait plus lge, et qui entrait de plain-pied dans les salles pour prendre du pain ou du sucre dans les mains quilui plaisaient, et montrer aux gens qui ne lui convenaient pas ses grandesdents jaunes, comme si elle leur et ri au nez.

    La vieille Biche avait une habitude assez drle: si je tenais un bouquet,elle se loffrait, et me passait sa langue sur le visage.

    Et les vaches? la grande Blanche Bion, les deux jeunes Bella et Nra,avec qui jallais causerdans ltable, et qui me rpondaient leur manireen me regardant de leurs yeux rveurs.

    Toutes ces btes vivaient en bonne intelligence; les chats couchs enrond suivaient ngligemment du regard les oiseaux, les perdrix, les caillestrottinant terre.

    Derrire la tapisserie verte, toute troue, qui couvrait les murs, circu-laient des souris, avec de petits cris, rapides mais non effrays; jamais jene vis un chat se dranger pour les troubler dans leurs prgrinations.

    Du reste les souris se conduisaient parfaitement, ne rongeant jamaisles cahiers ni les livres, nayant jamais mis la dent aux violons, guitares,

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre II

    violoncelles qui tranaient partout.Quelle paix dans cette demeure et dans ma vie cette poque!Je nen valais pas mieux, il est vrai. tudiant par rage, mais trouvant

    toujours le temps de faire des malices aux vilaines gens, je leur faisais unerude guerre! Peut-tre navais-je pas tort!

    A chaque vnement dans la famille, ma grandmre en crivait larelation sous forme de vers, dans deux recueils de gros papier cartonnsen rouge, que jai sa mort enferms dans un crpe noir.

    Le grand-pre y avait ajout quelques pages, et moi-mme, encoreenfant, josai y commencer une Histoire universelle, parce que celle deBossuet (A monseigneur le dauphin) mennuyait et que mon cousin Julesavait remport aprs les vacances lhistoire gnrale de son collge. Jecompulsais comme je pouvais les faits principaux.

    Voyant depuis longtemps la supriorit des cours adopts dans lescollges sur ceux qui composent encore lducation des filles de province,jai eu bien des annes aprs loccasion de vrifier la diffrence dintrt etde rsultat entre deux cours faits sur la mme partie: lun pour les dames,lautre pour le sexe fort!

    Jy allai en homme, et je pus me convaincre que je ne me trompaispas.

    On nous dbite un tas de niaiseries, appuyes de raisonnements de LaPalisse, tandis quon essaye dingurgiter nos seigneurs et matres desboulettes de science leur crever le jabot. Hlas! cest encore une drledinstruction malgr cela, et ceux qui seront notre place dans quelquescentaines dannes feront joliment litire mme de celle des hommes.

    Il devait se trouver de fameuses neries dans mon travail; javaisconsult assez de livres infaillibles pour cela, mais on me donna quelquesvolumes de Voltaire et je plantai l mon uvre inacheve avec le grandpome sur le Cona dont M. Laumont le grand avait cru me dsenchanteren me racontant sur la montagne de Bourmont assez de lgendes bur-lesques pour faire rire toutes les pierres de la Haute-Marne.

    Jadis, l, dans un ermitage, vcut pendant longtemps un malandrin,saint homme pendant le jour, dtrousseur de voyageurs pendant la nuit, qui les braves gens du pays payaient en chre lie des prires pour lesdlivrer du peut bre qui courait le bois et la plaine, sitt le lever de la

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre II

    lune.Et, sitt aussi le lever de la lune, se retirait le saint homme dans la

    solitude, car le peut bre ctait lui!Ce qui mempcha de terminer le fameux pome du Cona cest une

    dent de mammouth, dont ce mme M. Laumont le grand, autrement ditle docteur Laumont, parlait avec enthousiasme. Je quittai la posie pourtablir, au sommet de la tour du nord, une logette pleine de tout ce quipouvait passer pour des trouvailles gologiques. Jy joignis des squelettestout modernes de chiens, de chats, des crnes de chevaux trouvs dansles champs, des creusets, un fourneau, un trpied, et le diable, sil existait,saurait tout ce que jai essay l: alchimie, astrologie, vocations; toutela lgende y passa, depuis Nicolas Flamel jusqu Faust.

    Jy avais mon luth, un horrible instrument que javais fait moi-mmeavec une planchette de sapin et de vieilles cordes de guitare, il est vraique je le raccommodais avec des neuves.

    Cest cet instrument barbare dont je parlais pompeusement VictorHugo, dans les vers que je lui adressais: il na jamais su ce que ctaitque ce luth du pote, cette lyre, dont je lui envoyais les plus doux accords!

    Javais dans ma tourelle une magnifique chouette aux yeux phospho-rescents que jappelais Olympe, et des chauves-souris dlicieuses buvantdu lait comme de petits chats, et pour lesquelles javais dmont les grillesdu grand van, leur scurit exigeant quelles fussent en cage pendant lejour.

    Ma mre, moiti grondant, moiti riant, mentendit pendant quelquesjours chanter sur mon luth laGrilla rapita, quelle a depuis conserve avecde vieux papiers qui avaient port le titre de Chants de laube. Voici cettechanson:

    LA GRILLA RAPITA

    Ah! quelle horrible fille!Elle a bris la grilleDu grand van pour le grain.Et lon vanne demain!

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre II

    Si fa, fa r, r si; si r fa, si do r.

    Elle en fait une cage,De nocturne prsagePour ses chauves-souris!Cela nest pas permis.

    Si fa, fa r, r si, si r fa, si do r.

    Mais partout je la cherche:Sans doute elle se percheDans son trou du grenier!Allons la corriger.

    Si fa, fa r, r si, si r fa, si do r.

    Ah! cest bien autre chose.Voici le pot au rose!Un fourneau, des creusetsTout cela sent mauvais!

    Si fa, fa r, r si, si r fa, si do r.

    Appelons sa grandmre!Appelons son grand-pre!Il faut bien en finir.Mais comment la punir?

    Si fa, fa r, r si, si r fa, si do r.

    Jignore avec quel vers rimait le refrain.Quelques annes encore, et jallais, mes grands-parents tant morts,

    quitter ma calme retraite.La vieille ruine ne garda pas longtemps les adieux que javais inscrits

    au mur de la tourelle. Il nen reste pas une pierre.

    ADIEUX A MA TOURELLE

    Adieu dans le manoir ma rveuse retraite!Adieu ma haute tour ouverte tous les vents!Il reste tes vieux murs la mousse de leur crte

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre II

    Et moi, frle rameau bris par la tempte,Je suivrai loin de toi les rapides courants.

    Tu reverras sans moi venir les hirondellesQui dans les jours dt chantent au bord des toits.Mais, si je vais errer fugitive comme elles,Ne manquera-t-il rien, dis-moi, sous les tourelles,Quand leurs tristes chos ne diront plus ma voix?

    n

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  • CHAPITRE III

    D feuillets crits par mon grand-pre, il men reste unseul; le vent de ladversit souffle sur les choses comme sur lestres.Voici ce feuillet:

    A DES ANTIQUAIRES

    Vous voulez des antiquits?Nous voil deux dans les tourellesQue couvrent des nids dhirondelles:Ma femme et moi, vieux et casss.

    Les oiseaux sont bien aux fentres;Nous sommes bien au coin du feu.Nous aimons lt, sous les htres;

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre III

    Lhiver, dans ce paisible lieu.

    Ici, tout est vieux et gothique;Ensemble tout seffacera:Les vieillards, la ruine antique;Et lenfant bien loin sen ira.

    Un autre feuillet; celui-l dema grandmre aprs lamort de sonmari;cest tout ce que jai deux.

    LA MORT

    Le deuil est descendu dans ma triste demeure:La Mort ple au foyer est assise et je pleure.Tout est silence et nuit dans la maison des morts.Plus de chants, plus de joie, o vibraient des accords.On murmure tout bas, et comme avec mystre.Cest quon ne revient plus quand on dort sous la terre.Pour jamais son absence a fait cesser les chants.

    Ces tristes accents sont dun souffle bien faible, compars aux verscharmants que je nai plus.

    Tout sest vanoui, jusqu la guitare de mon grand-pre, miettependant que jtais en Caldonie. Ma mre en pleura longtemps.

    Combien taient diffrentes mes deux grand-mres! Lune, avec sonfin visage gaulois, sa coiffe de mousseline blanche, plisse fins plis, souslaquelle passaient ses cheveux arrangs en gros chignon sur son cou;lautre, aux yeux noirs, pareils des braises, les cheveux courts, envelop-pe dune jeunesse ternelle, et qui me faisait penser aux fes des vieuxrcits.

    Mon grand-pre, suivant la circonstance, mapparaissait sous des as-pects diffrents; tantt, racontant les grands jours, les luttes piques de lapremire Rpublique, il avait des accents passionns pour dire la guerrede gants o, braves contre braves, les blancs et les bleus se montraientcomment meurent les hros; tantt, ironique comme Voltaire, le matrede son poque, gai et spirituel comme Molire, il mexpliquait les livres

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre III

    divers que nous lisions ensemble.Tantt encore, nous en allant travers linconnu, nous parlions des

    choses quil voyait monter lhorizon. Nous regardions dans le pass lestapes humaines; dans lavenir aussi, et souvent je pleurais, empoignepar quelque vive image de progrs, dart ou de science, et lui, de grosseslarmes dans les yeux, posait sa main sur ma tte plus bouriffe que cellede la vieille Presta.

    Ma mre tait alors une blonde, aux yeux bleus souriants et doux,aux longs cheveux boucls, si frache et si jolie que les amis lui disaienten riant: Il nest pas possible que ce vilain enfant soit vous. Pour moi,grande, maigre, hrisse, sauvage et hardie la fois, brle du soleil etsouvent dcore de dchirures rattaches avec des pingles, je me rendaisjustice et cela mamusait quon me trouvt laide. Ma pauvre mre senfroissait quelquefois.

    Combien je lisais cette poque, avec Nanette et Josphine, deuxjeunes femmes de remarquable intelligence, qui ntaient jamais sortiesdu canton!

    Nous parlions de tout; nous emportions, pour les lire, assises dans lagrande herbe, les Magasins pittoresques, les Muses des familles, Hugo,Lamartine, le vieux Corneille, etc. Je ne sais si Nanette et Josphine nemaimaient pas mieux que leurs enfants. Je les aimais beaucoup aussi.

    Javais peut-tre six ou sept ans, quand le livre de Lamennais, les Pa-roles dun croyant, fut dtremp de nos larmes.

    A dater de ce jour, jappartins la foule; dater de ce jour, je montaidtape en tape travers toutes les transformations de la pense, depuisLamennais jusqu lanarchie. Est-ce la fin? Non, sans doute! Ny a-t-ilpas aprs et toujours laccroissement immense de tous les progrs dansla lumire et la libert; le dveloppement de sens nouveaux, dont nousavons peine les rudiments, et toutes ces choses que notre esprit bornne peut mme entrevoir.

    Des vieux parents, des amis vieux et jeunes, de ma mre, il ne restepas plus aujourdhui que des songes de mon enfance.

    Je nai rencontr jamais denfants la fois aussi srieux et aussi fous;aussi mchants, et craignant autant de faire de la peine; aussi paresseuxet aussi piocheurs, que mon cousin Jules et moi.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre III

    Chaque anne, aux vacances, il venait avec sa mre, ma tante Agathe,que jaimais infiniment, et qui me gtait beaucoup.

    Je suis tonne maintenant des questions de toutes sortes que nousagitions, Jules et moi; tantt perchs chacun dans un arbre o nous sui-vions les chats, tantt nous arrtant pour discuter au milieu dune rp-tition de quelque drame dHugo, que nous arrangions pour deux person-nages. Ils ne respectent rien, disait-on!

    Pourquoi aimions-nous causer dun arbre lautre? Je nen sais vrai-ment rien; il faisait bon dans les branches, et puis nous nous jetions lun lautre toutes les pommes que nous pouvions attraper.

    Cela faisait des fruits tombs de larbre, pour Marie Verdet (une vieillede prs de cent ans), qui disait si bien les apparitions des lavandiresblanches la Fontaine aux dames, ou du feullot rouge comme le feu, sousles saules du Moulin.

    Marie Verdet voyait toujours ces choses-l, et nous jamais! cela nenous empchait pas de prendre plaisir ses rcits, tant et si bien que dufeullot Faust, jen vins mprendre tout fait du fantastique, et quedans les ruines hantes du cht paot je dclarai, au milieu de cerclesmagiques, mon amour Satan qui ne vint pas. Cela me donna penserquil nexistait pas.

    Un jour, causant darbre en arbre avec Jules, je lui racontai laventureet il mavoua, de son ct, avoir envoy une dclaration nonmoins tendre une femme de lettres clbre, M George Sand, qui navait pas plusrpondu que le diable: lingrate!

    Nous rsolmes daccorder nos luths sur dautres sujets; jen avaisjustement offert un, fabriqu comme le mien, mon cousin, aprs unerptition, je crois, des Burgraves ou dHernani, arrang par nous pourdeux acteurs. Dans une discussion orageuse sur lgalit des sexes, Julesayant prtendu que si japprenais dans ses livres, apports aux vacances( peu prs de manire tre de niveau avec lui), cest que jtais uneanomalie. Nos luths, servant de projectiles, se brisrent dans nos mains,au milieu du combat.

    En regardant au fond de ma mmoire jy retrouve une chanson decette poque:

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre III

    LA CHANSON DES POIRES

    On nous dit daller,Pour mettre au fruitier,Surveiller les poires.Pouvez-vous le croire?

    Pour certains enfantsDont on craint les dents,Les poires sont fraches;Les murs ont des brches!

    Nous les appelonsEt tous nous chantons,Secouant les poires.Vous pouvez le croire!

    Au bruit des chansonsEn rond nous dansons,Et voil lhistoireDe garder les poires.

    Encore deux strophes de ce temps, avant de jeter au feu une poignede feuillets jaunis.

    Vent du soir, que fais-tu de lhumble marguerite?Mer, que fais-tu du flot? Ciel, du nuage ardent?Oh! mon rve est bien grand et je suis bien petite!Destin, que feras-tu de mon rve gant?

    Lumire, que fais-tu de lombre taciturne?Et toi qui de si loin lappelles prs de toi,O flamme! que fais-tu du papillon nocturne?Songe mystrieux, que feras-tu de moi?

    Il ma toujours sembl que nous sentons la destine, comme les chienssentent le loup; parfois cela se ralise avec une prcision trange.

    Si on racontait une foule de choses dans de minutieux dtails, ellesseraient bien plus surprenantes.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre III

    On croirait parfois voir les Contes dEdgard Po.Que de souvenirs! Mais nest-il pas oiseux dcrire ces niaiseries?

    Hier javais peine mhabituer parler de moi; aujourdhui, cherchantdans les jours disparus, je nen finis plus, je revois tout.

    Voici les pierres rondes, au fond du clos, prs de la butte et du bosquetde coudriers; des milliers de jeunes crapauds y subiraient en paix leursmtamorphoses, sils ne servaient tre jets dans les jambes des vilainesgens. Pauvres crapauds!

    Dans la cour, derrire le puits, on mettait des tas de fagots de brin-dilles, des fascines; cela nous menait lever un chafaud, avec des de-grs, une plate-forme, deux grands montants de bois, tout enfin! Nous yreprsentions les poques historiques, et les personnages qui nous plai-saient: Nous avions mis Quatre-vingt-treize en drame et nous montionslun aprs lautre les degrs de notre chafaud o lon se plaait en criant:Vive la Rpublique!

    Le public tait reprsent par ma cousine Mathilde, et quelquefois parla gent emplume qui faisait la roue ou picorait et gloussait.

    Nous cherchions dans les annales des cruauts humaines. Lchafaudde fascines devenait le bcher de Jean Huss; plus loin encore, la tour enfeu des Bagaudes, etc.

    Comme nous montions un jour sur notre chafaud en chantant, mongrand-pre nous fit observer quil valait mieux ymonter en silence et faireau sommet laffirmation du principe pour lequel on mourait; cest ce quenous faisions aprs.

    Nos jeux ntaient pas toujours aussi graves: il y avait, par exemple,la grande chasse, o, les porcs nous servant de sangliers, nous allumionsdes balais pour servir de flambeaux et nous courions avec les chiens aubruit pouvantable de cornes de berger que nous appelions des trompesde chasse; un vieux garde nous avait appris sonner je ne sais quoi quilappelait lhallali.

    Il parat que les rgles de la vnerie taient observes dans ces pour-suites cheveles qui se terminaient en reconduisant, bon gr, mal gr, lescochons chez eux, et quelquefois, par leur chute dans le trou leau dupotager o, la graisse les soutenant, ils faisaient des oufs dsesprsjusqu ce quon les retirt. Ce ntait pas toujours facile. Des hommes

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre III

    avec des cordes sen chargeaient en criant aprs nous. Je passais particu-lirement pour jouer comme un cheval chapp: ctait peut-tre vrai.

    Il faut me laisser crire les choses comme elles me viennent!On dirait des tableaux passant perte de vue et sen allant sans fin

    dans lombre, je ne sais o.Vous avez vu, dans Macbeth, sortir de linconnu et y rentrer ainsi les

    fils de Banquo.Je vois ceux qui sont disparus dhier ou de longtemps, tels quils

    taient, avec tout ce qui les entourait dans leur vie, et la blessure de lab-sence saigne comme aux premiers jours.

    Je nai pas le mal du pays, mais jai le mal des morts.Plus javance dans ce rcit, plus nombreuses se pressent autour demoi

    les images de ceux que je ne reverrai jamais, et la dernire, ma mre, il y ades instants o je me refuse le croire, il me semble que je vais mveillerdun horrible cauchemar et la revoir.

    Mais non, sa mort nest pas un rve.La plume sarrte, dans cette poignante douleur; on aimerait racon-

    ter, on naime pas crire!Que ma vue se reporte une fois encore sur Vroncourt!Prs du coudrier, dans un bastion du mur du jardin, tait un banc, o

    ma mre et ma grandmre venaient pendant lt, aprs la chaleur dujour.

    Ma mre, pour lui faire plaisir, avait empli ce coin de jardin de rosiersde toutes sortes.

    Tandis quelles causaient, je maccoudais sur le mur.Le jardin tait frais dans la rose du soir.Les parfums, sy mlant, montaient comme dune gerbe; le chvre-

    feuille, le rsda, les roses exhalaient de doux parfums auxquels se joi-gnait lodeur pntrante de chacune.

    Les chauves-souris volaient doucement dans le crpuscule et, cetteombre berant ma pense, je disais les ballades que jaimais, sans songerque la mort allait passer.

    Et les ballades, et la pense, et la voix sen allaient au souffle du vent, il y en avait de belles:

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre III

    Enfants, voici les bufs qui passent.Cachez vos rouges tabliers!

    Et les Louis dor? et la Fiance du timbalier? et tant dautres?Avec ces jours daurore sen sont alls les refrains tristes ou rveurs.

    Je ne dis plus mme la chanson de guerre: en silence je men vais, ensilence, comme la mort.

    n

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  • CHAPITRE IV

    D dinstitutrice, commence toute jeune dansmonpays, continue Paris tant comme sous-matresse chez MVollier, 16, rue du Chteau-dEau, qu Montmartre, jai vu biendes jours de misre; toutes celles qui ne voulaient pas prter serment lEmpire en taient l.

    Mais je fus plus favorise que bien dautres, pouvant donner des le-ons de musique et de dessin aprs les classes. Quest-ce, du reste, que lasouffrance physique, devant la perte de ceux qui nous sont chers?

    O mon amie! ma chre mre! mes braves compagnons!En remuant ces souvenirs, je retourne le poignard, cela fait du bien

    souvent. Si un tre quelconque avait invent la vie, quelle horriblechane on lui devrait dtre attachs!

    Je voudrais bien savoir de quoi ceux qui y croient remercient la Pro-vidence; cest un mot bien commode et bien vide de sens, et luvre decette toute-puissance serait affreusement criminelle.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre IV

    Comme on a dcouvert tant dautres choses, on dcouvrira les prin-cipes de nombre et daffinits qui groupent les sphres et les tres; il fau-dra bien que cela vienne, que la nature dompte serve lhumanit libre,que la science sen aille en avant au lieu de sattarder en arrire, arrtepar toutes les infaillibilits.

    Allons, les chasseurs de linconnu! Ltape lgendaire qui ouvrira laroute! A bas toutes les forteresses! Que toutes les portes soient grandesouvertes et quon force tous les mystres; que tout scroule dans les abat-toirs, les lazarets o la btise humaine nous maintient!

    Joublie toujours que jcris mes Mmoires!O (Ou) en tais-je?L sont quelques poignes de fragments de mon enfance: jy prends

    au hasard.Voici une description de Vroncourt conserve par ma mre.A combien de choses a survcu ce bout de papier jauni!

    n

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  • CHAPITRE V

    VRONCOURT

    C de la montagne, entre la fort et laplaine; on y entend hurler les loups, mais on nyvoit pas gorger les agneaux. A Vroncourt on est s-par du monde. Le vent branle le vieux clocher de lgliseet les vieilles tours du chteau; il courbe comme une mer leschamps de bl mr; lorage fait un bruit formidable et cestl tout ce quon entend. Cela est grand et cela est beau.

    Louvrage tait, non moins que la Haute-Marne lgendaire, illustr decharbonnages par le mme auteur.

    On y voyait la Fontaine aux Dames avec lombre des saules sur leau,et sur cette ombre se dtachaient les blanches lavandires (daprs la des-cription de Marie Verdet).

    Dye, disait-elle, c serot pas l peine si va feyiez un live su Vroncotet peu quelles ny serent mie!

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre V

    Aussi javais mis les trois fantmes sous les saules.Il y en ai eune que brache le temps pass, disait Marie Verdet, lautre

    que gmit lesjs dauden et lant ceux de demain.Les ples lavandires qui gmissent sous les branches, lune sanglo-

    tant les jours passs, lautre pleurant ceux daujourdhui, la troisime ceuxde demain, ne rappellent-elles pas les nornes?

    Une autre illustration dumme ouvrage reprsentait la grande diable-rie de Chaumont. Ils sont loin ces barbouillages, cherchant reproduirela sensation produite par les clairs de lune, les forts, la neige, la nuit;quelques-uns, personnifiant cette sensation sous des formes spectrales.

    Voici un second fragment (le dernier) de la Haute-Marne lgendaire;je le place ici parce quil contient la description exacte de ces ftes septe-naires quon appelait les Diableries de Chaumont.

    Les diableries de Chaumont tiennent de lhistoire, du roman,de la lgende.La diablerie est un rve qui a exist et dont on voyait encoredes traces la fin du sicle dernier.Parmi les institutions bizarres disparues avec le moyen ge,la diablerie de Chaumont est de celles qui, le plus longtemps,survcurent leur poque.Le pavillon flotte encore quand le navire est submerg.Tous les sept ans, disent les chroniqueurs de la Champagne,douze hommes vtus en diables, comme lon suppose queshabillent les diables, avec des friperies de lenfer o setrouvent tous les dguisements, voire mme celui de Jho-vah, les diables de Chaumont trouvent le leur chez la vieilleAnne Larousse, lenseigne Brac et joie: immense paire decornes et une cagoule noire; ils accompagnaient la pro-cession du dimanche des Rameaux, pour honorer le ciel en yreprsentant lenfer. Aprs avoir ainsi figur pour lamourde Dieu, nos seigneurs les diables se rpandaient dans lescampagnes quils avaient le droit de piller cur joie pourlamour du diable.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre V

    Pourquoi avait-on choisi ce nombre de douze? Les chroni-queurs disent que ctait en lhonneur des douze Aptresquoique cettemanire de les honorer ne dt pas leur tre infi-niment agrable; les savants prtendaient quils signifiaientles douze signes du Zodiaque, dautres encore quils taientlimage des fils de Jacob, mais aucune de ces suppositionsntait gnralement adopte; il slevait chaque diable-rie entre les savants, clercs et astrologues de la bonne villede Chaumont nombre de querelles qui, se vidant coups deplume, faisaient telle dpense de parchemin quune multi-tude dmes payaient de leur vie ces combats.

    Toujours est-il que messieurs les Diables chantaient is est iste rexglori avec autant dentrain quauraient pu le faire ceux dont ils portaientle costume, mais avec moins densemble, le diable ayant loreille essen-tiellement musicale.

    La diablerie de Chaumont durait du dimanche des Rameaux la Na-tivit de saint Jean, et se terminait par les principales actions de la vie dece saint reprsentes sur dix thtres exposs la dvotion des fidles.

    La fte se terminait par un supplice. (Point de bonne fte sans cela ces poques-l et mme la ntre!)

    Le supplice ntait dordinaire que figur lme dHrode quon br-lait tant un mannequin.

    Mais la dernire anne quon fit ces saintes orgies eut lieu un vne-ment qui hta leur fin.

    Cet vnement (non relat dans les chroniques crites) ne faisait pas,pour Marie Verdet, lombre dun doute.

    Son grand-pre tenait du sien, qui le tenait dune arrire-aeule, quecette fois lme dHrode avait si bellement gesticul que les assistantssen esbattaient plein le val des escholiers; tout coup lombre se prit gmir, on cria: Au miracle! dautant plus facilement quil y avait des oscalcins dans la cendre du bcher.

    Mais, si on trouva des os dans la cendre, on ne trouvait plus le beauchanteur de lays Nicias Guy; cest lui qui, par vengeance damour, avaitt si mchamment occis.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre V

    Lors mme quil ny aurait pas eu un peu datavisme dans ma faci-lit rimer, qui ne serait pas devenu pote, dans ce pays de Champagneet Lorraine, o les vents soufflent en bardits de rvolte ou damour! Parles grandes neiges dhiver, dans les chemins creux pleins daubpines auprintemps et dans les bois profonds et noirs aux chnes normes, auxtrembles, aux troncs pareils des colonnes, on suit encore les cheminspavs des Romains dominateurs, dpavs en larges places par les invain-cus de la Gaule chevelue.

    Oui, l, tout le monde est un peu pote. Nanette et Josphine, ces fillesdes champs, ltaient la faon de la nature.

    Aprs bien du temps, travers bien des flots, une de leurs chansons,lg na du bas (loiseau noir du bois) me revenait dans les cyclones.

    La voici, et voici la mienne, faite l-bas, au fond de la mer; on y trou-vera la mme corde, la corde noire, qui vibre au fond de la nature.

    La leur est plus mystrieuse et plus douce; on y sent les roses delglantier des haies; mais, dune mme haleine, loiseau du champ fauvgrne ses notes mlancoliques et gronde le flot frappant les cueils.

    LAG NA DEU CHAMP FAUV

    Dans lchamp fann cetotUn bel g chantot.Teut na il totIl fo y brchot.

    Ka ki dijot lge,Lge deu champ fauv?

    Ctot pa les chosSous les bres du bos,Li bise pleurutDeven lu brchot

    Ce que dijot lgLg den champ fauv?

    Traduction mot mot:

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre V

    LOISEAU NOIR DU CHAMP FAUVE

    Dans le champ fauve ctait.Un bel oiseau chantait.Tout noir il tait.Si fort sanglotait!Que disait-il loiseau,Loiseau du champ fauve?

    Ctait par les chos.Sous les arbres du boisLa bise pleurait,Avec lui sanglotaitCe que disait loiseauLoiseau du champ fauve.

    Est-ce la peine, aprs cela, de mettre mes strophes?Que le lecteur lespasse sil lui plat. Elles ne sont l qu cause du lien qui existe entre elleset les couplets de loiseau noir du champ fauve.

    AU BORD DES FLOTS

    Voix tranges de la nature,Souffles des brises dans les bois,Souffle du vent dans la mtureForce aveugle! puissantes voix!Temptes, effluves dorage,Que dites-vous, gouffres des ges,Souffles des brises dans les bois?

    Le cyclone hurle, la mer gronde,Le ciel a crev; toute londeSe verse dans le noir tombeau.La mer chancre le rivage,Soufflez, soufflez, vents dorage.La nuit emplit la terre et leau.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre V

    La terre frmit, le sol fumeAu milieu de la grande nuit.La mer, de ses griffes dcume,Monte aux rochers avec grand bruit.Un jour, pour ses uvres suprmes,Lhomme prendra tes forces mmesNature, dans la grande nuit.

    Toute ta puissance, O nature,Et tes fureurs et ton amour,Ta force vive et ton murmure,On te les prendra quelque jour.Comme un outil pour son ouvrage,On portera de plage en plageEt tes fureurs et ton amour.

    Jai peur de faire trop longue cette premire partie de ma vie o sicalmes dvnements, si tourments de songes, sont les jours dautrefois;des choses puriles sy trouveront, il en est dans les premires annes detoute existence humaine (et mme dans tout le cours de lexistence). Je laterminerai promptement (mais jy reviendrai, amene par une chose oulautre dans le cours du rcit).

    En crivant, comme en parlant, je memballe souvent! Alors, la plumeou la parole sen va poursuivant son but travers la vie comme traversle monde.

    Jai parl datavisme. L-bas, tout au fond de ma vie, sont des rcitslgendaires, morts avec ceux qui me les disaient. Mais aujourdhui en-core, pareils des sphinx, je vois ces fantmes, sorcires corses et fillesdes mers, aux yeux verts; bandits fodaux; Jacques; Teutons, auxcheveux roux; paysans gaulois, aux yeux bleus, la haute taille; ettous, des bandits corses aux juges au parlement de Bretagne, amoureuxde linconnu.

    Tous transmettant leurs descendants (lgitimes ou btards) lhri-tage des bardes.

    Peut-tre est-il vrai que chaque goutte de sang transmise par tant deraces diverses fermente et bout au printemps sculaire; mais travers

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre IV

    tant de lgendes racontes sans que pas une ait t crite, quy a-t-il desr?

    n

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  • CHAPITRE V

    Q mon pays natal.La charrue y met au jour le cercueil de pierre de nos pres lesGaulois; le couteau gorger la victime et lencens du Romain.Le laboureur, accoutum ces trouvailles, les dtourne (quelquefois pourfaire une auge du cercueil, pour parfumer lnorme souche qui brle soussa grande chemine avec lencens augural) et il continue chanter sesbufs, tandis que derrire lui les oiseaux ramassent les vers dans lessillons ouverts.

    Comme jaime songer ce petit coin de terre! Jaurais aim, si mamre avait pu survivre mon absence, passer prs delle quelques jourspaisibles, comme il les fallait pour elle, avec moi travaillant prs de sonfauteuil, et les vieux chats caldoniens ronronnant au foyer.

    Tant dautres vivent si longtemps! Ces jours-l ne sont pas faits pournous.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre V

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Parlons de la Haute-Marne; elle eut son royaume dYvetot, le comtde Montsongeon (royaume du Haut-Gu).

    Entre trois cours deau qui le font ressembler une le, au pied desmontagnes que dominait sa forteresse, Montsongeon eut ses armes qui,dans les guerres de Lorraine, remportrent des victoires.

    Dans Montsongeon comme dans une place de guerre on fermait lesportes. Celle de dom Marius donnait sur la campagne, les autres sur laSane, la Tille et la Vingeance.

    Le petit royaume fut bien des fois vendu et revendu; les coupes desroitelets taient plus grandes que les vignes de leurs coteaux; leurs bellesdames, aussi, avaient besoin dargent pour des libralits ou pour touteautre chose.

    Et puis il y avait les donations aux abbayes, en expiation des crimesque les seigneurs avaient accoutumance de commettre.

    Un Pierre de Mauvais-Regard trouva moyen de partager en deux moi-tis une somme vole: de lune, il se servit pour expier, et de lautre pourcontinuer es pchiers; puis, afin dtre tout fait en rgle, il donna, pourcent sols de Langres, le droit de pture, dans une partie du Montsongeon-nais, aux moines dAuberive. Un autre Pierre ayant grand besoin dargentet sa femme aussi, ils vendirent tout ce quils possdaient Boissey etautres lieux. Le royaume smietta vers la fin du XIII sicle.

    Le nom de Montsongeon a t lobjet de savantes discussions.On voulut le faire driver des prtres de Mars (les Saliens). Mais

    comme on ne trouvait pas dantiquits romaines on se rabattit sur lesFrancs (Saliens).

    Dey, disait Marie Verdet, gu be temps que ctot tenl quon ellotcueilli l sauge pou l mledes mme que M l Bourelle de Langres encueillot pou se remedes gn par cent ans.

    Peut-tre bien que Marie Verdet avait raison.A Beurville, sur le cours deau du Ceffondret, cest une histoire

    damour quon place. Vers 1580, lpoque des guerres de religion, Ni-colas de Beurville, chef des bandes armes qui couraient le pays, aimaitla fille du sire Girard de Hault et comme cest lusage entre gens qui on

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre V

    le dfend, elle le paya de retour.Il semblait que leur mariage ft impossible. La belle Anne de Hault

    trouvamoyen, aumoment o la contre tait dans la terreur des bandes deBeurville, quon demandt son pre de la sacrifier la paix du territoire.

    Une dputation affole vint supplier le pre, et au besoin exiger, quelon offrit Nicolas sa belle Anne en mariage avec une forte dot, condi-tion quil irait dans une autre contre piller les pauvres gens pour len-tretien de ses compagnies.

    Cest ce qui fut fait. Beurville alla piller ailleurs, et le jour tant venuo il eut de quoi se repentir en paix, les deux poux rebtirent Sainte-Colombe et vcurent heureux la lgende ne dit pas sil en tait de mmede leurs vassaux.

    Une longue rue sur le roc escarp du Cona, des tombes sous les ruinesdune chapelle au bas de la montagne, si nombreuses quelles formentun nid, le nid de la mort, cest Bourmont entour de collines bleutres;quelques-unes sont couronnes de forts. Au sommet de lune delles unermitage qui a trois lgendes: la premire lui donne pour fondateur lediable; la seconde, le bon Dieu; la troisime, lamour dun berger pour labelle Marguerite, fille de Rnier de Bourmont.

    Aprs le sige de la Mothe, dont une horloge et dautres choses cu-rieuses furent apportes Bourmont, on y utilisa les paves de cette ville.Bourmont tait alors si pauvre, par lobligation de nourrir des gens deguerre, que les gens, quasi-mendiants, y obtinrent la permission de vendreleur cloche.

    Maintenant Bourmont devient vraiment une ville.De Langres et de Chaumont, je ne dirai pas grandchose: on les

    connat. Du viaduc de Chaumont, qui traverse le val des coliers, toutle monde a vu la vieille ville du mont Chauve.

    Du chemin de fer, de mme, on voit Langres sur son rocher avec sesnoirs remparts.

    Une vieille querelle, querelle surtout de proverbes et chansons, exis-tait entre Langres et Chaumont.

    A Chaumont on disait de Langres:

    L haut su cs rochers,

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre V

    Moiti fols, moiti enrges.

    A Langres, on disait de Chaumont, entre des couplets par centaines,celui-ci:

    Oi Langres y fait fr, dit-on,Mais y fait chaud ai Chaumont.Car quand bige veut ventai,Pour ben lat repr lempochai dentrai,Car quand bige veut ventLai pote on y fait fremer (bis.)

    Autrefois, aux environs de Chaumont, un jeune homme pendant desannes allait sasseoir silencieusement sous le manteau de la chemine, ledimanche, sans oser tmoigner autrement son dsir de demander la fillede la maison en mariage.

    Bonjo tout le monde! disait-il en entrant; on lui offrait une chaise,et au bout de longues heures il se levait, disait: Bonso teurteu! et senallait pour jusquau dimanche suivant.

    Quand, rouge jusquaux oreilles, il osait faire sa demande, la jeunefille, si elle acceptait, rapprochait les tisons; si elle refusait, elle laissait lefeu steindre. Dans ce cas, tout tait fini; dans lautre, les parents sar-rangeaient pour rgler la noce.

    Aujourdhui encore, les jeunes gens vont sasseoir silencieusement aufoyer de la bien-aime, pendant longtemps, avant doser lui parler.

    Jadis, prs de la forteresse du pays (cht paot), on allait conjurer lesesprits des ruines avec une pice dargent, un couteau affil, une chemiseblanche et une chandelle allume.

    Pourquoi faire la pice dargent? disais-je. Et Marie Verdet, baissantla voix, rpondait: Pour le diable!

    Et la chandelle allume? Cest pour le bon Dieu! Et la chemiseblanche? Pour les morts! Et le couteau la lame affile? Pour le consul-tant sil mentait la foi jure.

    Mais la foi jure qui?A linconnu, au feullot.Et la fort du Der (des Chnes), nen dirons-nous rien? (Jamais le pied

    de lenvahisseur ne lavait foule, on ny trouve nul vestige romain.)

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre V

    La fort duDer ouDerff tout entire tait sacre, lombre paisse deschnes y rgne encore. Autrefois, avant les temps historiques, sy rfugia,dans un antre, un proscrit, traqu comme un fauve, et qui vivait en fauve(de chair humaine).

    Les gardiens de pourceaux des Mrovingiens y btirent des fermeslacustres; il en reste des dbris dans la Mare-aux-Loups.

    Ltang de Blanchetane reste dune mer crtace qui, sur ses rivesarides, jusqu la ferme du Pont-aux-Bufs, na pas mme une bruyre,mais du sable, soulev par le vent en petites vagues.

    Comme il fait bon, dans nos bois, entendre dans le silence profond lemarteau lourd des forges; les coups secs de la cogne qui font frissonnerles branches; les chansons des oiseaux et le bruissement des insectes sousles feuilles!

    A lautomne, avec ma mre et mes tantes, nous allions loin dans lafort.

    Tout coup, on entendait casser des branchettes: ctait quelquepauvre vieille faisant son fagot.

    Eh petiote! le gde as t pa l? Vs ten, pa l quiche de l tranche,si le gde passot tu chanteros! faut que je fye mes couves (balais).

    Combien peu montaient ces brins de bouleau, dans les grands bois!Dautres fois, ctait le ouf dun sanglier rentrant dans les fourrs ou

    de pauvres chevreuils fuyant comme lclair.On et dit quils sentaient venir les chasses dautomne o lon gorge

    au son du cor tant de pauvres biches pleurant les vertes feuilles.La bte dtruit pour vivre, le chasseur dtruit pour dtruire, le fauve

    ancestral se rveille.Maintenant, les jours denfance sont esquisss et voil, tendu sur la

    table, le cadavre de ma vie: dissquons loisir.

    n

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  • CHAPITRE VI

    Q se fut abattue sur la maison, faisant le foyer d-sert; quand ceux qui mavaient leve furent couchs sous lessapins du cimetire, commena pour moi la prparation auxexamens dinstitutrice.

    Je voulais que ma mre ft heureuse. Pauvre femme!Jeus, outre mon tuteur (M. Voisin, ancien juge de paix de Saint-Blin,

    tout comme sil se ft agi dadministrer une fortune), ma mre commetutrice, et M Girault, notaire Bourmont, comme subrog tuteur!

    Ce ntait pas trop, disait-on, pour mempcher de dpenser de suiteles huit ou dix mille francs (en terres) dont jhritais. Ils sont loin main-tenant!

    Je vois dans ma pense une seule parcelle de ces terrains; cest unpetit bois plant par ma mre elle-mme, sur la cte des vignes, et quellecontinua de soigner pendant son long sjour dans la Haute-Marne, prsde sa mre, tandis que jtais sous-matresse Paris: cest--dire jusque

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    vers 1865 ou 1866. Nous avons eu pendant peu de temps, comme on voit,le bonheur de vivre ensemble.

    Les choses ont des larmes, a dit Virgile. Je le sens en pensant aupetit bois et la vigne arross des sueurs de ma mre.

    De l, on voyait le bois de Suzerin avec le toit rouge de la ferme.Les montagnes bleues de Bourmont; Vroncourt, les moulins, le ch-

    teau; toute la cte des bls, ondulant sous le vent; cest ainsi que je mefigurais la mer, et javais raison.

    Ma grandmre Marguerite voulut voir la vigne avant de mourir, mononcle ly porta dans ses bras.

    Les Prussiens, passant comme passent tous les vainqueurs, ont couple bois et dtruit la vigne; une petite hutte tait au milieu; je crois quilslont brle, en faisant pour se rchauffer du feu avec les arbres.

    Mamre dut vendre le terrain pendant mon sjour en Caldonie, pourpayer des dettes faites par moi pendant le sige, et quon lui rclama.

    Revenons au pass. Mon ducation, part les trois mois passs La-gny aux vacances de 1851, fut faite par mes grands-parents Vroncourt etparM Beths et Royer aux cours normaux de Chaumont (Haute-Marne).

    Cest ces vacances de 1851 que nous allmes, ma mre et moi, passerquelques mois chez mes parents des environs de Lagny.

    L, mon oncle, qui naimait gure me voir crire et simaginait tou-jours que je laisserais les examens dinstitutrice pour la posie, me plaa,pour tre plus tranquille ce sujet, au pensionnat de M Duval, de La-gny, o sa fille avait t leve; jy fus pensionnaire pendant environ troismois.

    Dans cette maison, comme Chaumont, on vivait les livres; le monderel sarrtait sur le seuil et lon se passionnait pour les parcelles desciences qui smiettent devant les institutrices: tout juste assez pour don-ner soif du reste; ce reste-l on na jamais le temps de sen occuper.

    Le manque de temps! ctait avant 71, la torture de toute vie dinstitu-trice. On tait aux prises avant le diplme, avec un programme quon segrossit outre mesure, et, aprs, avec le mme programme dgonfl, vouslaissant voir que vous ne savez rien!

    Parbleu! ce ntait pas une nouvelle, toutes en taient l cettepoque; mais les sources vives o lon et voulu se dsaltrer ne sont

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    pas pour ceux qui ont lutter pour lexistence.Jaurais voulu, tout en continuant mes tudes, rester Paris comme

    sous-matresse: beaucoup le faisaient. Mais je ne voulus pas alors me s-parer de ma mre et, avec elle, je retournai dans la Haute-Marne, prs dema grandmre Marguerite.

    Cest pourquoi, en janvier 1853, je commenai ma carrire dinstitu-trice Audeloncourt (Haute-Marne), o javais une partie de ma famillematernelle.

    Mes grands-oncles, Simon, Michel et Francis, quon appelait loncleFrancfort, vivaient encore; leurs paisses chevelures rousses navaientpas mme de fils dargent.

    Ctaient de beaux et grands vieillards, aux fortes paules, la ttepuissante, simples de cur et prompts dintelligence, qui, comme lesfrres de mamre, avaient appris, je ne sais comment, une foule de choseset qui causaient bien.

    Un arrire-grand-pre avait achet autrefois toute une bibliothqueau poids: vieilles bibles illustres dimages aux places o Homre appe-lait les nues sur ses personnages; anciennes chroniques, o soufflait sibien la lgende, que les grands-oncles en avaient quelque chose; volumesde sciences ltat rudimentaire; romans du temps pass, tout cela avecprivilge du roy. Les a taient encore remplacs par des o.

    Jen entendis parler avec tant denthousiasme que moi aussi je regret-tais les livres effeuills ou perdus.

    Les romans staient uss dans les veilles de lcrgne o la lectricemouille son pouce sa bouche pour retourner les pages, et laisse tombersur les infortunes des hros une pluie de larmes de ses yeux nafs.

    Lcrgne, dans nos villages, est la maison o, les soirs dhiver, serunissent les femmes et les jeunes filles pour filer, tricoter, et surtoutpour raconter ou couter les vieilles histoires du feullot qui danse en robede flamme dans les prles (prairies) et les nouvelles histoires de ce qui sepasse chez lun ou chez lautre.

    Ces veilles durent encore; certaines conteuses charment si bien lau-ditoire que la soire se prolonge jusqu minuit.

    Alors un peu tremblantes, sous limpression motionnante du rcit,les unes, autant quil est possible, reconduisent les autres.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    Les dernires, celles qui demeurent loin, courent pour regagner leurlogis pendant quelles entendent les amies qui les hlent pour les rassurer.

    La neige stend toute blanche, il fait froid, et le givre comme lesfleurs en mai couvre les branches.

    Peut-tre cette bibliothque contribua jeter dans ma famille mater-nelle, o lon ntait pas assez riche pour avoir de linstruction, la coutumedtudier seul.

    Les frres de ma mre y puisrent: loncle Georges, une tonnanterudition historique; loncle Michel, la passion des mcaniques dontjabusais tant enfant, layant fait descendre la confection dun petitchariot et de mille autres objets, et que je mis, pendant la guerre de 70, contribution encore pour un moyen de dfense quon refusa et qui taitbon. Jaimais beaucoup mes oncles que jappelais effrontment Georgeset Fanfan jusquau jour o ma grandmre me dit que ctait trs mal detraiter ses parents avec aussi peu de respect. Mon troisime oncle, quirevenait du service militaire, y avait pris ou gard de vieux livres le gotdes voyages; une juste apprciation de bien des choses, et surtout de ladiscipline, lui fournissait des rflexions, quil tait loin de me croire ca-pable de comprendre. Au fond de toute discipline germe lanarchie. Cetoncle est mort en Afrique il y a bien des annes.

    Puisque je suis retourne aux jours demon enfance, laissez-moi regar-der encore cette poque (si le livre est trop long on sautera les feuillets).

    Voici le vieux moulin sur la route de Bourmont, au bas dun coteausauvage; lherbe est paisse et frache dans le pr que borde ltang.

    Les roseaux font du bruit, froisss par les canards ou pousss par levent.

    Dans le moulin, la premire chambre est obscure, mme en plein jour;cest l que loncle Georges lisait tous les soirs.

    Que de choses il avait apprises en lisant ainsi!Tous, vivants et morts, les voici la place dautrefois.Les voil, tous les chers ensevelis! Les vieux parents de Vroncourt

    semblables aux bardes; les surs de ma grandmre Marguerite avec lescoiffes blanches, le fichu attach sur le cou par une pingle, le corsagecarr, tout le costume des paysannes quelles gardrent coquettement de-puis le temps de leur jeunesse (o on les appelait les belles filles) jusqu

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    leur mort: leurs trois noms taient simples comme elles, Marguerite, Ca-therine, Apolline.

    Des deux surs de ma mre, lune, ma tante Victoire, tait avec nous Audeloncourt; lautre, ma tante Catherine, tait aux environs de La-gny: toutes deux avaient, comme ma mre, cette nettet absolue, ce luxede propret qui, de leurs bandeaux de cheveux la pointe des pieds, nelaissait ni lombre dune tache ni un grain de poussire.

    Ainsi elles taient au fond du cur!Dans la premire jeunesse de ma tante Victoire, des missionnaires

    prchant Audeloncourt avaient laiss un fanatisme religieux qui en-trane bien des jeunes filles au couvent. Ma tante fut du nombre, maisaprs avoir t novice ou sur converse lhospice de Langres, sa santbrise par les jenes la fora de revenir; cest cette poque quelle com-mena habiter prs de nous, Vroncourt, o elle resta jusqu la mortde mes grands-parents.

    Elle tait de trs haute taille, le visage un peu maigre, des traits fins etrguliers.

    Jamais je nentendis de missionnaire plus ardent que ma tante;elle avait pris du christianisme tout ce qui peut entraner: les hymnessombres; les visites le soir aux glises noyes dombre; les vies de viergesqui font songer aux druidesses, aux vestales, aux valkyries. Toutes sesnices furent entranes dans ce mysticisme, et moi encore plus facile-ment que les autres.

    trange impression que je ressens encore! Jcoutais la fois ma tantecatholique exalte et les grands-parents voltairiens. Je cherchais, muepar des rves tranges; ainsi laiguille cherche le nord, affole, dans lescyclones.

    Le nord, ctait la Rvolution.Le fanatisme descendit du rve dans la ralit; ma vie, au pas de

    charge, sen alla dans les Marseillaises de la fin de lEmpire. Quand onavait le temps de se dire des vrits les uns aux autres, Ferr me disaitque jtais dvote de la Rvolution. Ctait vrai! nen tions-nous pas tousfanatiques? Toutes les avant-gardes sont ainsi.

    Revenons mon cole dAudeloncourt ouverte en janvier 1853. colelibre, comme on disait, car pour appartenir la commune il et fallu prter

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    serment lEmpire.Je ne manquais pas de courage, nourrissant mme lillusion de faire

    ma mre un avenir heureux.Les mois de classe ne pouvaient tre que dun franc (somme relati-

    vement forte pour les travailleurs des champs); nayant pas lge exigpour avoir des pensionnaires, jtais oblige de placer, chez les parentsdes lves dAudeloncourt, celles qui appartenaient dautres villages.Mais, malgr les dnonciations de quelques imbciles ce sujet et surmes opinions politiques, ma classe marchait dautant mieux que javais lezle de la premire jeunesse; je la faisais avec passion.

    Les amis de lordre, qui daignaient soccuper demoi, me disaient rouge,cest--dire rpublicaine; et comme pensant men aller Paris, chose dontils nauraient pas d tre fchs, cependant, puisque ma manire de voirles gnait.

    Ces accusations taient parfaitement vraies: Paris peine entrevu, etentrevu bien au-dessous des merveilles quon men avait dites, mattirait;ctait l seulement quon pouvait combattre lEmpire. Et puis Paris vousappelle si fortement quon en sent limpression magntique.

    Les dnonciations qui troublaient le repos de ma pauvre mre me pro-curaient un bon voyage Chaumont. Jy revoyais ma pension, mes ma-tresses, mes amies avec lesquelles, comme autrefois, je faisais des malicesaux vilaines gens.

    Jy passais deux jours sous prtexte daffaires.Il me souvient davoir, avec Clara, caus un grand moi certains

    pourfendeurs de rpublicains (en paroles bien entendu), sur les portesdesquels nous avions fait la craie rouge une marque, mystrieuse,disaient-ils; bien mystrieuse, car les uns y virent le triangle galitaire(un peu allong), les autres un instrument de supplice inconnu) et ceuxqui ntaient pas intresss dans laffaire, une grande oreille dne. Ceux-l avaient raison.

    Je revois Chaumont tel quil tait alors: le Boulingrin; la vieille rue deChoignes, de sinistre mmoire, o demeure le bourreau; le viaduc tenanttout le val des coliers; la librairie Sucot, contenant tout ce qui pouvaitme tenter, et o, institutrice comme lve, javais toujours des dettes. Lagrosse tte frise de M. Sucot regardait aux vitres, au milieu de la pape-

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    terie de luxe, des livres nouveaux, de la musique venant de Paris.Cela me rappelait mes blouissements denfant devant la librairie

    Guerre, Bourmont. Je nai point encore perdu cette impression devantcertains talages de livres.

    Les affaires, qui aprs chaque dnonciation taient censes me retenirdeux jours Chaumont, se terminaient en arrivant.

    Jallais chez le recteur de lacadmie, M. Fayet, et l, assise commechez mes grands-parent dans la cendre de ltre, je mexpliquais au sujetdes dnonciations envoyes mon gard, disant que tout tait vrai, queje dsirais aller Paris, que jtais rpublicaine et que, quant aux pen-sionnaires places chez les parents de mes lves dAudeloncourt, celase passait ainsi parce que telle tait lide de ces familles-l, et je riaiscomme au temps de mon enfance; mais en parlant de ltude, ma passionqui mappelait Paris; de la rpublique, mes amours, je laissais mon cursouvrir.

    Le recteur me regardait longtemps en silence avant de me rpondre,et sa femme, qui prenait toujours mon parti, souriait tandis que des co-lombes en libert volaient dans la chambre pleine de soleil. Cela sentaitle printemps, chez eux, dans toute saison et le matin toute heure.

    A ma classe dAudeloncourt on chantait la Marseillaise avant ltudedu matin et aprs ltude du soir.

    La strophe des enfants:

    Nous entrerons dans la carrireQuand nos ans ny seront plus

    tait dite genoux; une des plus jeunes la chantait seule (ctait unepetite brune qui sappelait Rose et que nous appelions Taupette causedu noir lustr de ses cheveux).

    En reprenant le chur nous avions souvent, les enfants et moi, despluies de larmes tombant des yeux.

    Jai retrouv cette impression Nouma la dernire anne de monsjour en Caldonie.

    Ctait le 14 juillet, jtais cette poque charge du dessin et du chantdans les coles de filles de la ville.

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    M. Simon, le maire par intrim, voulut que les enfants chantassent laMarseillaise, entre les deux coups de canon du soir, dans le kiosque ouvertde la place des Cocotiers.

    La nuit tait tombe tout coup: il ny a dans ces rgions ni crpus-cule, ni aurore.

    Les palmiers bruissaient doucement remus par le vent, les girandolesclairaient un peu le kiosque, laissant dans lombre la place o lon sentaitla foule une foule noire et blanche.

    Devant le kiosque, la musique militaire.M Penand, la premire institutrice laque qui vint dans la colonie,

    tait debout prs de moi, ainsi quun artilleur qui devait chanter avecnous; les enfants rangs en cercle nous entouraient.

    Aprs le premier coup de canon il se fit un tel silence que le curcessait de battre.

    Je sentais nos voix planant dans ce silence, cela faisait leffet dtreemport par de grands coups daile; le chur aigu des enfants, le tonnerrede cuivre qui coupait les strophes, tout cela vous empoignait.

    Ce rythme qui portait nos pres, vivante Marseillaise, nous lavonsbien aim.

    Au retour de Caldonie, nous trouvmes lhymne sacr employ toutes sortes dentranements; peine gurie des fanges o lavaient tra-ne les derniers jours de lEmpire, laMarseillaise frappe de nouveau taitmorte pour nous.

    Il est dautres chants encore que nous aimions; dans les veilles desarmes, au temps du sige et de la Commune, on chantait souvent.

    Chez les amis de Londres, au retour de Caldonie, je retrouvai noschansons.

    Bonhomme, nentends-tu pasCe refrain de chanson franaise?Ce refrain, cest la Marseillaise

    La place des morts nous parut large; combien plus elle lest aujour-dhui!

    Un bruit de sabots dans ma prison me rappelle dautres sabots son-nant tristes ou gais: Audeloncourt, le dimanche, de petits sabots noirs

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    claquetant prcipitamment vers la porte de lglise quand on entonnait le

    Domine, salvum fac Napoleonem.

    Javais dit aux enfants que ctait un sacrilge que dassister uneprire pour cet homme; aussi les petits sabots noirs couraient, couraientpresss, faisant un gentil bruit sec comme la grle, le mme petit bruit secque firent, le 22 janvier 1871, les balles pleuvant des fentres de lHtelde Ville sur la foule dsarme.

    Jentendis plus tard dautres sabots sonner tristement, grands etlourds ceux-l, aux pieds fatigus des prisonnires dAuberive.

    Ils sonnaient avec une triste cadence sur la terre gele, tandis que lafile silencieuse passait lentement devant les sapins chargs de neige.

    DAudeloncourt, jenvoyais des vers Victor Hugo; nous lavions vu,ma mre et moi, Paris, lautomne de 1851, et il me rpondait de lexilcomme il mavait autrefois rpondu de Paris, mon nid de Vroncourtet ma pension de Chaumont. Jenvoyais aussi quelques feuilletons auxjournaux de Chaumont.

    Jen ai des fragments moins fragiles que les mains chries qui me lesont conservs.

    De ces feuilletons je cite une phrase qui mattira laccusation dinsulteenvers sa Majest lEmpereur, accusation bien mrite du reste et qui etpu tre motive par bien dautres phrases.

    Ce feuilleton, une histoire de martyrs, commenait ainsi:

    Domitien rgnait; il avait banni de Rome les philosophes etles savants, augment la solde des prtoriens, rtabli les jeuxCapitolins et lon adorait le clment empereur en attendantquon le poignardt. Pour les uns lapothose est avant; pourles autres elle est aprs, voil tout.Nous sommes Rome en lan 93 de Jsus-Christ.

    Je fus mande chez le prfet qui me dit: Vous avez insult Sa MajestlEmpereur en le comparant Domitien et si vous ntiez pas si jeune onserait en droit de vous envoyer Cayenne.

    Je rpondis que ceux qui reconnaissaient M. Bonaparte au portrait deDomitien linsultaient tout autant, mais quen effet ctait lui que javais

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    en vue.Ajoutant que, quant Cayenne, il met t agrable dy tablir une

    maison dducation, et ne pouvant faire moi-mme les frais du voyage,que ce serait au contraire me faire grand plaisir.

    La chose en resta l!Quelque temps aprs, un bonhomme qui voulait demander je ne sais

    quelle faveur la prfecture vint me trouver, disant: Y peraitrot que vvt chez le prfet, vos ellez my requemender.

    Jeus beau lui objecter que ctait pour me juger et me menacer deCayenne que javais t appele la prfecture, et que ma recommanda-tion ntait pas capable de le faire bien venir, au contraire, le bonhommenen dmordait pas.

    Pisque cest m que je le demande ka ke c vo fait! beyez toujo.Je finis par crire peu prs en ces termes:

    Monsieur le prfet,La personne qui vous avez bien voulu promettre le voyagede Cayenne est tourmente par le pre X de lui donner unelettre de recommandation pour vous.Je nai jamais pu lui faire comprendre que cest le moyen dele faire mettre la porte; il est entt comme un ne.Puisse-t-il ne pas apprendre, ses dpens, que javais raisonde refuser!Veuillez, monsieur le prfet, ne pas oublier, pour moi, levoyage en question.

    Voyant revenir le bonhomme, aprs son expdition de Chaumont,javoue que je riais dj des ennuis quil allait me raconter, quand, magrande surprise, il me dit: Eh ben! je le sevot ben; vv de l chance; jaimon effre.

    Ctait lui, plutt, qui avait de la chance!Dema classe dAudeloncourt, on entendait sans cesse le bruit de leau;

    pendant lt, le ruisseau descendait en murmurant; pendant lhiver, ilavait des fureurs de torrent.

    Qui donc lcoute maintenant, dans cette maison obscure o jtaisenvironne dlves attentives comme on lest dans les villages, o nulle

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    distraction ne vient du dehors? Je pourrais les appeler encore toutes parleur nom, depuis la petite Rose jusqu la grande, qui est institutrice au-jourdhui. Eudoxie mourut dans mes bras, une anne dpidmie.

    Et Zlie, la sur du messager de Clefmont! Je laimais doublement,parce quelle portait le nom dune amie de Vroncourt, longtemps pleure,et cause de sa vive imagination.

    Le messager et sa sur taient orphelins. Il tait lan de la familleet, tout jeune, remplissait la place des parents morts; il avait voulu que sasur frquentt mon cole; dans mes voyages dAudeloncourt Chau-mont nous causions dune foule de choses en gens qui lisent beaucoup.

    Jamais conversation plus srieuse que celle du jour o je revenais,ayant encore en poche la craie rouge qui mavait servi marquer lesportes des vilaines gens, avec mon amie Clara.

    Je men servis pour faire le mme dessin au dos dun voyageur quiessayait lloge de Bonaparte, et que je fis trembler en disant: Il faudrabien que la Rpublique vienne, nous sommes nombreux et hardis.

    A chaque relais montaient ou descendaient des personnages nou-veaux, les uns vtus de la blouse de toile bleue, le bton suspendu aupoignet par une petite courroie de cuir, la tabatire de cerisier dans lapoche; les autres couverts de vtements de drap, si rarement ports queles plis y taient tracs comme par une presse.

    La route est longue de Chaumont Audeloncourt; elle tourne en spi-rale autour du mont Chauve, descend les pentes par les inclinaisons lesplus douces et slance enfin, dnouant ses replis travers des villages en-core couverts de chaume, jusquaux bois de la Sueur, o, sous les branchesbasses des pommiers tordus, sont les toits effondrs dune petite aubergeo, jadis, on gorgeait les voyageurs, disent les vieux du pays; ceux quientraient l, il y a un peu plus dun sicle, en sortaient rarement.

    Ai-je tort de rester si longtemps sur ces poques? Je croyais le fairerapidement et je me laisse aller aux souvenirs; quelques pages encore,peut-tre, seront consacres la Haute-Marne.

    Certains amis me disent: Racontez longuement votre temps de laHaute-Marne. Dautres: Passez vite sur les jours paisibles et racontez endtail depuis le sige seulement.

    Entre les deux opinions, je suis oblige de ncouter ni lune ni lautre

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VI

    et je raconte comme les choses me viennent.Jai dj enlev bien des pages puriles pour dautres, non pour moi,

    qui y revois ceux qui maimaient.

    n

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  • CHAPITRE VII

    A de la vie, la destine, les ailes plies comme une chry-salide, attend lheure de les livrer au vent qui les dchire; tellesfurent mes annes de la Haute-Marne.Certaines destines se suivent dabord et prennent ensuite des routes op-poses. Jai connu, ma pension de Chaumont, mon amie Julie L Avecelle, je fus institutrice dans la Haute-Marne et, avec elle encore, sous-matresse Paris, chez M Vollier; puis vinrent les vnements, elle ydemeura trangre.

    Mais jadis, aux vacances, dans nos grands bois, nous nous tions jur(sous le chne au serment) une amiti ternelle; et ni lune ni lautre nyavons manqu.

    Mme Paris, Julie soccupa surtout dtude et la haine que jprou-vais pour lEmpire la laissa longtemps froide; la musique et la posielentranaient davantage. Nous avons longtemps, Millires, o un pianoservait dorgue, chant ensemble les soirs de printemps; jy fus un peu

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VII

    organiste, jusqu mon dpart pour Paris, en 1855 ou 1856; Julie, cettepoque avait la voix du rossignol de nos forts. Deux institutions, netirant que delles-mmes leurs ressources, ne pouvaient gure subsisterlune prs de lautre dans ce pays, sans se runir; cest ce que nous fmes,Julie et moi. Mais toujours je songeais Paris, jy partis la premire; ellevint me retrouver chez M Vollier, 14, rue du Chteau-dEau.

    Ma mre, partir de cet instant jusqu la mort de sa mre, habita, Vroncourt, cette maison sur la monte auprs du cimetire dont je doisavoir parl.

    De l, on entendait le vent dans les sapins qui ombrageaient nos chrestombes; on en voyait les cimes, lourdes de neige, pendant lhiver.

    Nulle part, je ne vis si longue que dans la Haute-Marne la saison desfrimas; jamais je nai senti, part dans les mers Polaires, un froid pluspre.

    Je souffris beaucoup en laissant seules ma mre et ma grandmre,mais lesprance de leur faire un avenir heureux ne mavait pas encoreabandonne; jen devais conserver longtemps lillusion.

    A partir de cette poque, jusqu la mort de M Vollier, quatre ansavant le sige, dans mon cole de Montmartre, nous ne nous sommesplus quittes.

    Son portrait est avec les chers souvenirs que la perquisition de la po-lice a retrouvs, car ma mre me les conservait soigneusement; portraits demi effacs, livres rongs des vers, fleurs fanes, illets rouges et lilasblancs, branches dif et de sapin; il y aurait maintenant, en plus, les rosesblanches aux gouttes de sang que je lui ai envoyes de Clermont.

    Cest parmi ces dbris cachs dans les vieux meubles, souvenirs aussi,quelle mattendait, la pauvre femme, mais, sur les six ans de ma condam-nation, elle nen put attendre que deux.

    Aujourdhui, la chambre deMontmartre est habite par des inconnus;mais, comme dans la maison prs du cimetire de Vroncourt, jaime la revoir un instant. La dernire fois que jai vu Vroncourt, ctait auxvacances de 1865: javais avec moi M Eudes (alors Victorine Louvet),toute jeune; elle avait alors seize ou dix sept-ans, et travaillait pour sesexamens.

    La joie de ma mre et de ma grandmre en me revoyant fut aussi

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  • Mmoires de Louise Michel crits par elle-mme Chapitre VII

    grande que la mienne, il nous semblait que les vacances dussent toujoursdurer Elles furent bientt finies!

    En quittant ces deux pauvres femmes je nosais pas tourner la tte, lecur me crevait; mais ctait le moment o saccentuait la lutte contrelEmpire et, si petite quelle ft, chacun, gardait sa place.

    Il nous semblait que la Rpublique dt gurir tous les maux de lhu-manit; il est vrai que nous la rvions sociale et galitaire.

    Je ne revis jamais ma grandmre Marguerite.Victorine me parlait encore de cet automne-l pendant la maladie

    dont elle mourut jeune, au retour de lexil.Nous allions ensemble dans les bois, je lui avais montr le chne aux

    serments, le vieux chteau encore debout; elle allait avec mamre dans lavigne alors pleine de jeunes arbres de toutes sortes quelle y avait plants.

    Un soir que nous suivions la fort de Thol Clefmont, allant chezloncle Marchal, le vieux forestier qui mariait sa fille, le trot rgulier et lesyeux lumineux dun loup nous suivirent pendant toute la route.

    Cela nous fit une mise en scne pour la Lgende du chne.

    LE CHNE

    Elle est debout sous le grand chne,Sous le grand chne de trente ans.Des rameaux de rouge verveineEnlacent ses cheveux flottants.

    Dans la fort aux noirs ombrages,Rgne le silence sans fin.Les bardes chantent; les eubagesVont tendre leur nappe de lin.

    Longtemps lcho des chants suprmesVibre aprs que le chant sest tu,Et les luths rsonnent deux-mmes,Le rameau spectral abattu.

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    De larges coupes sur le chneVersent le sang du taureau blanc;Mais la victime, dans sa peine,Pousse un triste gmissement.

    Devant le () sinistre prsage,La prtresse parle au destin.A lhorizon gronde lorage;Il faut un sacrifice humain,

    Un sacrifice volontaire.Celui qui vient est jeune encor.Il veut que son sang sur la terreSoit vers par la serpe dor.

    Debout sous la nuit effrayante,Comme il tait beau pour la mort!Qui donc te fit, mort sanglante,Mort des martyrs, le plus beau sort?

    La druidesse frmissanteSe frappe de la serpe dor,Et prs de lui tombe expirante,Au cur stant frappe encor.

    En talisman sur les poitrines,Dans la Gaule des anciens jours,Avec le gent des ravinesLeur cendre se portait toujours.

    Ctait le temps o tout esclaveSe levait contre les Csars,Le temps o la Gaule tait braveEt rassemblait ses fils pars.

    O nos pres, fiers et sauvages,Bien lourd est donc votre sommeil!

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    Pres, nest-il plus de prsages?Navons-nous plus de sang vermeil!

    Vous qui vous armez, pourquoi vivre?Lamour est plus fort que la mort.Ne faut-il pas quon se dlivre?Heureux ceux que marque le sort!

    Lhymen centuple les entraves.A ce Tibre aux yeux sanglantsIl donne de nouveaux esclaves.Ne soyons pas des combattants.

    Amis, il fait bon sous les chnes;Les chnes gardent le sermentOu des amours ou bien des haines,Sur les guis aux gouttes de sang.

    Telle tait ma pense, telle elle est encore dans les calamits telles queles tyrannies qui crasent les peuples comme le grain sous la meule. On abien assez des tortures des pauvres mres, sans multiplier par le mariageles liens de famille; oui, il faut alors ntre que des combattants!

    Il est vrai quil mtait possible de penser ainsi, puisque ceux quimavaient demande en mariage mauraient t aussi chers comme frresque je les trouvais impossibles comme maris; dire pourquoi, je nen saisvraiment rien; comme toutes les femmes je plaais mon rve trs haut et,outre la ncessit de rester libre pour lpoque de la lutte suprme, jaitoujours regard comme une prostitution toute union sans amour.

    Pendant cinq ans encore, on la crut venue cette lutte suprme. Il fal-lut que Sedan sajoutt aux autres crimes pour faire dborder la coupe.On attend toujours que la coupe dborde comme un ocan, par la mmeraison que lon ne smeut jamais des malheurs tant quon pourrait lesempcher.

    Le souvenir de deux tres ridicules qui, se suivant comme des oies oudes spectres (il y avait de lun et de lautre) mavaient, lun aprs lautre,demande mes grands-parents ds lge de douze treize ans, met

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    loigne du mariage si je ne leusse t dj.Le premier, vritable personnage de comdie, voulait faire partager

    sa fortune (quil faisait sonner chaque parole comme un grelot) unefemme leve suivant ses principes (cest--dire dans le genre dAgns); iltait un peu tard pour prendre cette mthode aprs tout ce que javais lu.

    Lanimal! On et dit quil avait dormi pendant une ou deux centainesdannes et venait nous rciter cela son rveil.

    Onme laissa rpondre moi-mme; javais justement ce jour-l lu avecmo