Upload
joel-delhom
View
216
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols
1/9
1
Mmoires de militants anarchistes espagnols : quelques lments de rflexion
Jol DelhomUniversit de Bretagne-Sud - ADICORE
Publi dans :
critures de soi, Norbert Col (ed.), Paris, lHarmattan, 2007, p. 391-398.
Lautobiographie ouvrire est reste exceptionnelle en France et en Italie jusqu
19701. En ce qui concerne lEspagne, nous navons connaissance daucune tude sur le sujet.
Jusqu prsent, seule lautobiographie communiste fait lobjet de travaux densemble, qui
ont mis en vidence son instrumentalisation par les partis, des falsifications des fins de
propagande et des pratiques priodiques imposes aux militants, qui relvent dun systme de
contrle de lorthodoxie et de rpression des dviances2. On peut raisonnablement penser que
lanarchisme, qui fait de la libert de lindividu le fondement de sa philosophie politique, est
plus propice lexpression autonome que le marxisme3. Les mouvements anarchistes ntant
pas structurs de manire hirarchique, les contraintes institutionnelles y sont faibles et seul
pse sur lauteur le regard de son entourage, linstar de tout autre groupe social. Dautrepart, ltude de lautobiographie libertaire pourrait savrer des plus utiles en histoire sociale,
puisque lanarcho-syndicalisme a domin le mouvement ouvrier des pays latins jusqu la
Grande Guerre et a constitu la principale force rvolutionnaire de lEspagne de la premire
moiti du XXe s. Alors quune trentaine seulement dautobiographies de libertaires franais
1 Voir Perrot Michelle, Les vies ouvrires , Nora Pierre (dir.), Les Lieux de mmoire, t. III.3., Paris,Gallimard, 1992, p. 116.2 Pennetier Claude et Pudal Bernard (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste,Paris, Belin, 2002, p. 220-222 et Annexe ; Groppo Bruno, Les rcits autobiographiques de communistesitaliens publis aprs 1945 , ibid., p. 250-255, 265.3 Il ny a pas dtude vritable sur lautobiographie libertaire. Nous pouvons, toutefois, signaler la thse de 3ecycle de Claire Auzias (Mmoires libertaires : Lyon 1919-1939, Univ. de Lyon II, 1980, 2 vol.), une enqutedhistoire orale base sur 18 entretiens avec des militants de la rgion lyonnaise, et le chap. 5 du livre de ThierryMaricourt (Histoire de la littrature libertaire en France, Paris, Albin Michel, 1990). En revanche, dans sestravaux, le sociologue Jean Peneff a abord lautobiographie anarchiste de manire rductrice et partiale, luidniant tout caractre reprsentatif de la classe ouvrire. Pour lEspagne, il existe une thse de Jos RamnMegas Cillero (El plano autobiogrfico, el problema de la expresin y los territorios en El eco de los pasos, de
Juan Garca Oliver, th. en philosophie et lettres, Univ. de Grenade, 1997) sur les mmoires dun militantanarchiste important et un article dAdrian Shubert ( Autobiografa obrera e historia social , Historia Social,n 6, Invierno 1990, p. 141-159), qui aborde lautobiographie de lanarcho-syndicaliste Angel Pestaa.
8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols
2/9
2
ont t publies depuis la Commune, nous en avons recens prs de 70 de militants espagnols,
qui constituent un corpus inexploit4.
Notre travail, dont lobjectif est de dgager des lments de rflexion en vue dune
tude plus systmatique, consiste en une lecture de trois mmoires danarchistes espagnols et
leur confrontation avec des analyses ralises jusqu prsent sur lautobiographie et lhistoire
orale ouvrires. Ces rcits, dont un indit, ont t choisis au hasard et nous ne les crditons
daucun caractre reprsentatif a priori. Il sagit des uvres suivantes, par ordre
chronologique de rdaction :
Manuel SIRVENT [1890-1968], Memorias de un militante del anarquismo espaol,
indit5 dont la rdaction aurait commenc en 1961, 71 ans (10 blocs de papier
lettres manuscrits de format A5, dont un incomplet).
Manuel RAMOS [1917- ], Una vida azarosa. 44 aos de exilio en Francia, St. F. de
G. [Sant Feliu de Guixol], 1993, 289 p. (dit compte dauteur ; crit en 1992, 75
ans).
Juan GIMNEZ ARENAS [1913-1998], De La Unin a Banat: itinerario de una
rebelda, prl. de Angel Urziz, Madrid, Fundacin Anselmo Lorenzo (col.
Testimonios ; 4), 1996, 173 p. (crit en 1995, 82 ans).
Sirvent, originaire de la province dAlicante, milita surtout Barcelone. La famille de Ramos
quitta la province dAlmera pour sinstaller en Catalogne (Tarrasa). Celle de Gimnez
abandonna aussi la rgion de Murcie pour Barcelone. Ils tmoignent dune migration
conomique du sud mditerranen vers le nord. Des trois, seul Sirvent fut un militant dune
renomme certaine : il fut mme secrtaire gnral de la Confdration nationale du travail
(CNT). Il entra en France en 1939, connut les camps dinternement et les compagnies de
travailleurs trangers avant dtre remis aux Allemands, qui le dportrent sur lle dAurigny
jusqu la Libration. Arriv au mme moment, Gimnez put chapper loccupant. Quant
Ramos, il franchit clandestinement la frontire dix ans plus tard, aprs avoir got des prisons
(30 mois) et des misrables conditions de vie de lEspagne franquiste. Tous trois militrent
dans la CNT de lexil, tout en sintgrant dans la socit franaise, Paris ou dans le Sud-
ouest. Notons, ds prsent, la varit des titres donns aux mmoires : le premier insiste sur
4 Prs de 50 autres titres pourraient aussi relever de lautobiographie, mais il faudrait le vrifier. Nous noussommes bas sur les notices biographiques de louvrage de Miguel Iiguez, Esbozo de una Enciclopediahistrica del anarquismo espaol, Madrid, Fundacin de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, 2001.5 Une partie du manuscrit a fait lobjet du mmoire de matrise en tudes hispaniques de la petite-fille de
lauteur : Sirvent Meloda, Mmoires dun militant anarchiste de la CNT-FAI, 1914-1947, Univ. de Perpignan,1994. Nous la remercions de nous avoir permis de travailler sur loriginal, en vue dune dition critique encollaboration avec Pierre-Luc Abramson.
8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols
3/9
3
le militantisme dun individu au sein dune collectivit ; le deuxime met laccent sur les
pripties dune existence et, plus particulirement, sur la dure de lexil ; quant au troisime,
il souligne aussi la mobilit gographique en la reliant lesprit de rvolte. Le drame
individuel du dracinement semble caractriser les deux auteurs les plus jeunes, tandis que le
rcit de la lutte sociale simpose leur an.
Les autobiographies populaires sont soumises une grande rgularit structurelle et
thmatique, qui suit le droulement de la vie. Le rcit de jeunesse y est un rcit de formation
et de prise de conscience de la condition de classe, qui voque la famille, le pays, lcole,
lapprentissage du mtier et son exercice. Il est suivi dune sorte de rcit de conversion, dans
lequel la religion et/ou la politique occupent une place centrale. Le militant raconte ensuite les
luttes et les rpressions quil a connues, ventuellement en alternance avec les difficults de la
vie quotidienne. Ceux qui ont travers une priode de guerre parlent de leur exprience. Vient
enfin le retrait de la vie active professionnelle et/ou militante, moment propice la rdaction
de mmoires6. Les trois rcits tudis correspondent ce schma gnral. Dans le cas de
Sirvent, 16 chapitres sur 20 concernent lavant-guerre dEspagne, priode de son apoge
militante. Les 2 premiers voquent lenfance et ladolescence (1890-1908). Les 4 suivants
(1908-1913), ses amours et sa formation idologique. Cest au chap. 7 que commence son
militantisme syndical. Les chap. 17 et 18 concernent son action pendant la guerre. Le chap. 19
est consacr son exil en France : le travail forc et la dportation, ainsi que la reprise de
lactivit militante aprs la Libration. Le chap. 20 est ddi sa compagne. Les feuillets
concernant les dernires annes de sa vie (aprs 1945) ont disparu. On peut remarquer la place
rduite de la priode de guerre, mais il est vrai que Sirvent ne fut pas combattant, et aussi de
la priode dexil, malgr son caractre particulirement traumatisant jusquen 1945. Cest
donc essentiellement, comme le titre lindique, le rcit de la vie dun militant. En ce qui
concerne Ramos, contrairement ce que lintitul laisse supposer, les mmoires portent surlensemble de la vie de lauteur, et majoritairement avant lexil. En effet, larrive en France
ne se produit qu la p. 183, chap. 7, sur un total de 10. Les 2 premiers chap. couvrent lavant-
guerre (1917-1935). Le 1er concerne son enfance et le 2e ses premiers contacts avec lanarcho-
syndicalisme ; le 3e et le 4e la guerre ; le 5e la rpression franquiste (1939-1941) et le 6e le
travail en Espagne aprs sa libration (1941-1949) ; les chap. 7 10 portent sur lexil en
France (1949-1993). Donc, la guerre avec ses consquences (3 chap. pour 4 ans) et lexil (4
6 Perrot M., op. cit., p. 93, 103 ; Peneff J., Autobiographies de militants ouvriers ,Revue franaise de sciencespolitiques, n 1, XXIX, fvrier 1979, p. 64.
8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols
4/9
4
chap. pour 44 ans) sont au centre des mmoires. Ceux de Gimnez, sont diviss en 3 grandes
parties ingales : les origines (9 p.), la rvolution (44 p.) et lexil (87 p.), suivies
dune sorte dpilogue intitul le retour : Banat (6 p.). En ralit, seule la moiti de la 2 e
partie concerne lpoque rvolutionnaire (1936-1939). La priode qui concentre le plus de
pages (68 p.) est celle de 1939-1945, vcue en France (son arrive intervient la p. 73). La
guerre dEspagne ne fait lobjet que de 25 p., et seules 40 p. concernent le temps de paix dans
lexil, qui reprsente 50 ans de lexistence de lauteur. Cest donc la priode traumatisante de
sa vie (avant 35 ans) qui retient son attention. On a pu constater, dune part, que les titres des
mmoires et la structuration en chapitres ne sont pas ncessairement rvlateurs du contenu,
et dautre part, que la guerre et lexil ne sont pas toujours les plus longuement voqus.
Dans le rcit de leurs premires annes, nos auteurs scartent parfois de ce qui a pu
tre crit sur lautobiographie populaire. Par exemple, nous navons pas ici de jeunesse
vraiment malheureuse. Lenfance, abrge par une mise au travail prcoce, est un thme
gnralement peu dvelopp et les autobiographes ne frquentent pas longtemps lcole7. Les
autodidactes valorisent lcole de la vie, quoique nos libertaires ninsistent pas sur la
dtermination et la discipline pour se former. Il est surprenant que la proccupation pour
lducation8, qui constitue pourtant une caractristique de lanarchisme, ne transparaisse pas
nettement dans les mmoires analyss et que lapprentissage de la lecture ny soit pas, non
plus, un moment important. Lcole occupe toute la place du rcit denfance de Sirvent, qui
stigmatise les carences de lducation et les chtiments corporels. Le petit rebelle quil dcrit
ne reste que quelques semaines dans ce centre de torture , prfrant entrer en apprentissage
chez un cordonnier alors quil a peine 7 ans (1897). Conscient de son exploitation, il
travaille ensuite chez lui de 14 18 ans pour parfaire sa formation. Sirvent ne dit pas
comment il a appris lire et crire. Les lectures individuelles, conseilles par ses
compagnons anarchistes et suivies de discussions, seront le socle de son ducation. Ramos fait
lexprience de lcole catholique, o il apprend lire, mais il montre peu dintrt pour lestudes et choisit lcole buissonnire. Il insiste sur le rejet de la religion et la violence des
mthodes ducatives scolaires et parentales. Il se dcrit lui aussi volontiers comme un rebelle.
A 12 ans (1929), il est envoy dans une cole publique qui lui convient davantage, mais
comme il souhaite travailler, il entre en apprentissage lanne suivante dans une menuiserie. Il
change ensuite plusieurs fois demploi et il na que 14 ans lorsquil commence travailler de
7
Auzias C., op. cit., p. 40-55 ; Shubert A., op. cit., p. 149-152.8 Lyons Martyn, La culture littraire des travailleurs. Autobiographies ouvrires dans l'Europe du XIXesicle ,Annales HSS, juillet-octobre 2001, n 4-5, p. 931-934.
8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols
5/9
5
nuit dans une teinturerie industrielle. Gimnez voque le mlange des groupes sociaux
lcole catholique quil frquente et la naissance de son propre sentiment de classe. Il y
apprend lire et crire, mais doit quitter lcole 10 ans (1923) pour travailler. Dans les
trois cas, la violence contre les enfants et les rigueurs de la discipline sont rprouvs, tandis
que le jeu est peu prsent.
Les tudes ont montr que les rencontres avec des collgues militants et les lectures
quils conseillent conduisent une conversion idologique de lautobiographe, prsente
comme une vritable rvolution intrieure ou comme la rvlation de ce qui avait toujours t
ressenti. La dnonciation de la religion est un aspect fondamental qui acquiert alors une
dimension plus rationnelle. En Espagne, elle se manifeste violemment, par exemple
l'occasion du dcs dun parent, de la formalisation dune union ou de la naissance dun
enfant9. Nous retrouvons ces traits dans les mmoires tudis. A 18-19 ans (1908-1909),
Sirvent rencontre des socialistes, commence lire la presse militante et frquente le centre
ouvrier. Ladhsion au socialisme est prsente comme naturelle. Alors quil est responsable
de la propagande, sa rencontre avec un anarchiste mne la vritable conversion. Suit une
sorte de rcit de formation idologique, qui mentionne des lectures et voque une progression
intellectuelle. Son authentique instruction commence ainsi 20 ans. Ramos sveille au
syndicalisme ds 14 ans (1931), lors dune grve. Il se rend pour la premire fois au local de
la CNT pour dnoncer le licenciement dun jeune employ de son entreprise. A cette poque,
il commence lire des livres qui font son ducation idologique et sengager dans le
militantisme dans lindustrie textile. Il entre aux Jeunesses libertaires (JL) 18 ans (1935),
ge de la premire adhsion syndicale de Gimnez (1932), qui travaille dans une fabrique de
meubles. Celui-ci mentionne une grve du syndicat du bois et ses dbuts aux JL. De ces trois
expriences, nous pouvons relever la prcocit et la rapidit de ladhsion idologique, bien
que pour Ramos et Gimnez elle ne prenne pas les accents dune rvlation.
On considre, en gnral, que la vie professionnelle et ses luttes sociales ou politiquesconstituent la partie la plus longue des mmoires proltaires. Cest vrai chez Sirvent et dans
une moindre mesure chez Ramos, mais non chez Gimnez, qui voque peu son activit dans
lexil. Le travail, pourtant au cur de la vie ouvrire, est rarement un thme en soi ; Ramos
est celui qui donne le plus de dtails sur son activit professionnelle. On constate, nanmoins,
un discours sous-jacent damour du travail bien fait, qui valorise la qualification ouvrire dans
un contexte de taylorisation croissante de la production et qui peut faire de lartisanat un
9 Auzias C., op. cit., p. 69-76, 331-333 ; Shubert A., op. cit., p. 156-158.
8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols
6/9
6
idal10. Ainsi, Sirvent se met-il son compte au moins deux moments de sa vie. Les rcits
de militants, se caractrisent par labsence de reprsentation dune carrire professionnelle ou
syndicale, surtout ceux qui ont milit avant 1950. Lindividu, totalement dvou la cause
collective, sefface avec modestie et, dans le rappel des preuves, reste sobre, sans intention
dapitoyer. On remarque aussi une grande mobilit de lemploi. Les ouvriers nidalisent pas
le pass, ayant conscience dune amlioration des conditions de vie et de travail, notamment
grce aux luttes sociales. Les pratiques illgales sont parfois dcrites, mais restent
gnralement condamnes dun point de vue thique. En Espagne, on souligne aussi
limportance du travail au noir11. Nos mmoires confirment ces analyses. Pour Ramos, la
dbrouille simpose qui veut survivre, tandis que Sirvent apparat cramponn ses
principes. A travers le rcit de ce dernier, nous pouvons suivre son ascension syndicale : il na
que 23 ans (1913) lorsquon lui propose dtre trsorier de la Socit des cordonniers, puis il
entre au comit national de la CNT 32 ans (1922-23) et il en devient mme le secrtaire
gnral deux reprises jusquen 1930. Ne supportant pas dtre contest, il se retire de
lactivit militante entre 1932 et 1936, alors g dune quarantaine dannes. Tout en restant
modeste, il valorise son action, son sens des responsabilits, sa constance. Les divisions
idologiques sont au cur de ses mmoires et Sirvent sengage en faveur de lorthodoxie
anarchiste. Loin de lautocritique, il se cantonne dans le registre de lautojustification, se
dpeignant exceptionnellement comme une victime, et rgle quelques comptes. Nous pouvons
supposer quil rpond indirectement un discours absent, quil conviendrait didentifier. Cette
question politique, articule aux mises en cause dont Sirvent est lobjet, peut tre lue comme
la raison dtre des mmoires. Il apparat vident que linterprtation doit tre double,
synchronique et diachronique. Lintrt historique du rcit mrite aussi dtre soulign,
notamment sur laction de la CNT et des groupes anarchistes avant 1930. Ramos et Gimnez,
pour leur part, militent dans les JL et la CNT, mais donnent peu de dtails. Le premier
devient secrtaire des JL de Tarrasa en 1937, 20 ans, puis de la CNT de Bordeaux en 1964et enfin de la CNT de Perpignan au dbut des annes 1980. Il fait la guerre comme milicien
dans les colonnes Durruti et Ascaso, ce qui lui donne loccasion de se mettre quelque peu en
valeur. On remarque surtout quil exprime son incomprhension de la violence et quil
sinterroge sur les stratgies militaires. Dun point de vue historique, lvocation de la
rpression franquiste retient plus particulirement lattention. Ramos prend parti pour
lorthodoxie dans les dbats internes, critique le fonctionnement de la CNT dans lexil, sen
10 Auzias C., op. cit., p. 207-211 ; Peneff J., op. cit., p. 67 ; Shubert A., op. cit., p. 144.11 Auzias C., op. cit., p. 183-202 ; Peneff J., op. cit., p. 66, 81 ; Shubert A., op. cit., p. 146.
8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols
7/9
7
prend souvent aux communistes et au clerg. Les inimitis personnelles et le ressentiment
sont bien perceptibles, tandis que lautocritique est limite linconscience de la jeunesse.
Gimnez fait de la propagande anti-militariste durant son service militaire en 1934, puis
devient secrtaire des JL de Sants (Barcelone) et sengage comme milicien dans la colonne
Durruti (front de lEbre). Ses descriptions de la vie des camps dinternement franais ou les
informations sur le recrutement pour lorganisation Todt ne manquent pas dintrt. Vers
1943, il participe la reconstitution dune organisation dans lexil ; il devient ensuite
secrtaire de la CNT de Bordeaux, membre du groupe Nervio et collabore avec Peirats
lorsque celui-ci crit lhistoire de la CNT. Il parat plus intellectuel que Sirvent ou Ramos et,
contrairement eux, il nvoque pas les divisions de la CNT. Mis part le cas de Sirvent, ce
sont donc les aventures et les souffrances personnelles durant la priode dramatique de la
guerre qui sont au cur des rcits. Dans un contexte de polmiques, la critique des adversaires
et lautojustification semblent simposer, sauf pour Gimnez, et lennemi franquiste est plutt
absent, except chez Ramos, ce qui corrobore lide que ces mmoires ont une finalit
politique interne au mouvement avant tout. Reste multiplier les tudes de cas pour vrifier la
validit de ces hypothses.
Cest sans doute sur la vie prive que les mmoires des anarchistes espagnols diffrent
le plus des autres. On a dit que la vie prive est masque par une pudeur de classe. Rares sont,
ainsi, les vocations des parents, des conjoints, des enfants et des difficults de la vie
familiale. C. Auzias a remarqu limportance de lunion libre et la prsence dun discours
no-malthusien dans le milieu libertaire ouvrier, mais les rapports de domination ne sont pas
bouleverss au sein des foyers, malgr les propos galitaires12. Globalement, les femmes
semblent tre oublies : Delles on parle peu. La plupart des textes valorisent le pre, ce
hros, et reprsentent les mres et les pouses comme des arrires, freins de laction, ou
victimes que leur douleur rend pesantes , crit M. Perrot13. La discrtion sur la vie prive
semble moins marque chez nos Espagnols, tandis que la femme, mre ou compagne, occupeune place plus importante que le pre. On note peu de diffrences entre nos trois auteurs. Ils
parlent peu de leurs frres et surs, voquent leur vie amoureuse et laissent transparatre leur
sensibilit, mentionnent les vnements familiaux importants, font lloge du courage des
femmes et voquent peu les pres. Ramos critique brivement le sien, parce quil dpense
largent quil gagne. Les enfants sont trs prsents dans ses mmoires, qui insistent sur
12
Auzias C., op. cit., p. 60-63, 335-347 ; Peneff J., op. cit., p. 65 ; Perrot M., op. cit., p. 115-116 ; Shubert A., op.cit., p. 152-154.13 Perrot M., op. cit., p. 112.
8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols
8/9
8
limportance de la famille. A la fin, il insre une posie quune de ses filles a ddie ses
parents. La famille et les compagnons de lutte partagent dailleurs la ddicace des trois
mmoires. Comme Ramos, Sirvent met laccent sur la solidarit et lharmonie familiales. Il
montre les changes intellectuels avec sa compagne et lui crit un pome. Tant Sirvent que
Gimnez consacrent un chapitre leur femme et la mort de celle-ci clt les mmoires dans les
deux cas. Gimnez crit aussi un chapitre pour chacun de ses parents, tandis que Sirvent
sattarde sur le dcs de sa mre, qui donne lieu une confrontation svre avec le reste de sa
famille propos des obsques civiles. Il est intressant de signaler que la maladie est prsente
dans les trois rcits.
Cette premire approche semble confirmer que les autobiographies danarchistes
espagnols peuvent prsenter des caractristiques spcifiques, propres nuancer les
apprciations portes jusqu prsent sur lcriture de soi dans les milieux populaires. M.
Perrot a constat leffacement du je devant le nous , la primaut de lidentit collective
dans lautobiographie ouvrire14, or les trois mmorialistes que nous avons tudis utilisent la
premire personne du singulier et leur individualit ne se dissout pas dans le groupe social.
Cependant, lanarchisme et le syndicat apparaissent clairement comme une dimension
constitutive de lidentit individuelle. Dans lavenir, nous nous proposons de dresser un
inventaire chronologique de ces autobiographies qui permettrait, notamment, danalyser les
hypothtiques relations rticulaires entre les diffrents discours. Il est probable, en effet, que
les textes se rpondent, que les sous-entendus sclaircissent, que des spcificits
gnrationnelles deviennent perceptibles, que les thmes dominants mergent et rendent
possible une typologie.
On ne peut ignorer que le prsent contraint la recomposition du pass.Il faut donc se
demander ce qui prside lcriture. Les mmoires de Ramos et, sur une tonalit mineure, de
Gimnez peuvent apparatre comme des variantes, chez lexil politique, du rcit difiantdune russite sociale : celle de lintgration dans la continuit idologique. Cela est
paradoxal au sein dun exil que lon a dit tendu vers le retour. Ces mmoires seraient-ils donc
une forme daveu de limpossibilit dun retour, aussi bien gographique que chronologique ?
La porte claque dfinitivement sur le pass et ses utopies ? Cest ce que peut suggrer le titre
de lpilogue des mmoires de Gimnez, qui porte sur le retour en Arige et non en
Espagne. Doit-on entendre ces mmoires comme laffirmation dune russite familiale malgr
14 Perrot M., op. cit., p. 115.
8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols
9/9
9
les preuves ou bien comme la reconnaissance dun chec en qute dautojustification, sur le
mode : nous avons t de bons militants, mais nous navons obtenu ni la victoire ni le
renversement de Franco et on ne peut pas nous reprocher notre intgration en France ? Ce
discours mlant russite sociale relative et chec idologique patent, sans que lun compense
ncessairement lautre, ne sadresse-t-il pas en priorit aux Espagnols de lintrieur qui, la
dmocratie restaure, tournrent le dos ceux de lexil ? Une demande de reconnaissance
posthume, en quelque sorte.