Mémoires de Militants Anarchistes Espagnols

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols

    1/9

    1

    Mmoires de militants anarchistes espagnols : quelques lments de rflexion

    Jol DelhomUniversit de Bretagne-Sud - ADICORE

    Publi dans :

    critures de soi, Norbert Col (ed.), Paris, lHarmattan, 2007, p. 391-398.

    Lautobiographie ouvrire est reste exceptionnelle en France et en Italie jusqu

    19701. En ce qui concerne lEspagne, nous navons connaissance daucune tude sur le sujet.

    Jusqu prsent, seule lautobiographie communiste fait lobjet de travaux densemble, qui

    ont mis en vidence son instrumentalisation par les partis, des falsifications des fins de

    propagande et des pratiques priodiques imposes aux militants, qui relvent dun systme de

    contrle de lorthodoxie et de rpression des dviances2. On peut raisonnablement penser que

    lanarchisme, qui fait de la libert de lindividu le fondement de sa philosophie politique, est

    plus propice lexpression autonome que le marxisme3. Les mouvements anarchistes ntant

    pas structurs de manire hirarchique, les contraintes institutionnelles y sont faibles et seul

    pse sur lauteur le regard de son entourage, linstar de tout autre groupe social. Dautrepart, ltude de lautobiographie libertaire pourrait savrer des plus utiles en histoire sociale,

    puisque lanarcho-syndicalisme a domin le mouvement ouvrier des pays latins jusqu la

    Grande Guerre et a constitu la principale force rvolutionnaire de lEspagne de la premire

    moiti du XXe s. Alors quune trentaine seulement dautobiographies de libertaires franais

    1 Voir Perrot Michelle, Les vies ouvrires , Nora Pierre (dir.), Les Lieux de mmoire, t. III.3., Paris,Gallimard, 1992, p. 116.2 Pennetier Claude et Pudal Bernard (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste,Paris, Belin, 2002, p. 220-222 et Annexe ; Groppo Bruno, Les rcits autobiographiques de communistesitaliens publis aprs 1945 , ibid., p. 250-255, 265.3 Il ny a pas dtude vritable sur lautobiographie libertaire. Nous pouvons, toutefois, signaler la thse de 3ecycle de Claire Auzias (Mmoires libertaires : Lyon 1919-1939, Univ. de Lyon II, 1980, 2 vol.), une enqutedhistoire orale base sur 18 entretiens avec des militants de la rgion lyonnaise, et le chap. 5 du livre de ThierryMaricourt (Histoire de la littrature libertaire en France, Paris, Albin Michel, 1990). En revanche, dans sestravaux, le sociologue Jean Peneff a abord lautobiographie anarchiste de manire rductrice et partiale, luidniant tout caractre reprsentatif de la classe ouvrire. Pour lEspagne, il existe une thse de Jos RamnMegas Cillero (El plano autobiogrfico, el problema de la expresin y los territorios en El eco de los pasos, de

    Juan Garca Oliver, th. en philosophie et lettres, Univ. de Grenade, 1997) sur les mmoires dun militantanarchiste important et un article dAdrian Shubert ( Autobiografa obrera e historia social , Historia Social,n 6, Invierno 1990, p. 141-159), qui aborde lautobiographie de lanarcho-syndicaliste Angel Pestaa.

  • 8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols

    2/9

    2

    ont t publies depuis la Commune, nous en avons recens prs de 70 de militants espagnols,

    qui constituent un corpus inexploit4.

    Notre travail, dont lobjectif est de dgager des lments de rflexion en vue dune

    tude plus systmatique, consiste en une lecture de trois mmoires danarchistes espagnols et

    leur confrontation avec des analyses ralises jusqu prsent sur lautobiographie et lhistoire

    orale ouvrires. Ces rcits, dont un indit, ont t choisis au hasard et nous ne les crditons

    daucun caractre reprsentatif a priori. Il sagit des uvres suivantes, par ordre

    chronologique de rdaction :

    Manuel SIRVENT [1890-1968], Memorias de un militante del anarquismo espaol,

    indit5 dont la rdaction aurait commenc en 1961, 71 ans (10 blocs de papier

    lettres manuscrits de format A5, dont un incomplet).

    Manuel RAMOS [1917- ], Una vida azarosa. 44 aos de exilio en Francia, St. F. de

    G. [Sant Feliu de Guixol], 1993, 289 p. (dit compte dauteur ; crit en 1992, 75

    ans).

    Juan GIMNEZ ARENAS [1913-1998], De La Unin a Banat: itinerario de una

    rebelda, prl. de Angel Urziz, Madrid, Fundacin Anselmo Lorenzo (col.

    Testimonios ; 4), 1996, 173 p. (crit en 1995, 82 ans).

    Sirvent, originaire de la province dAlicante, milita surtout Barcelone. La famille de Ramos

    quitta la province dAlmera pour sinstaller en Catalogne (Tarrasa). Celle de Gimnez

    abandonna aussi la rgion de Murcie pour Barcelone. Ils tmoignent dune migration

    conomique du sud mditerranen vers le nord. Des trois, seul Sirvent fut un militant dune

    renomme certaine : il fut mme secrtaire gnral de la Confdration nationale du travail

    (CNT). Il entra en France en 1939, connut les camps dinternement et les compagnies de

    travailleurs trangers avant dtre remis aux Allemands, qui le dportrent sur lle dAurigny

    jusqu la Libration. Arriv au mme moment, Gimnez put chapper loccupant. Quant

    Ramos, il franchit clandestinement la frontire dix ans plus tard, aprs avoir got des prisons

    (30 mois) et des misrables conditions de vie de lEspagne franquiste. Tous trois militrent

    dans la CNT de lexil, tout en sintgrant dans la socit franaise, Paris ou dans le Sud-

    ouest. Notons, ds prsent, la varit des titres donns aux mmoires : le premier insiste sur

    4 Prs de 50 autres titres pourraient aussi relever de lautobiographie, mais il faudrait le vrifier. Nous noussommes bas sur les notices biographiques de louvrage de Miguel Iiguez, Esbozo de una Enciclopediahistrica del anarquismo espaol, Madrid, Fundacin de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, 2001.5 Une partie du manuscrit a fait lobjet du mmoire de matrise en tudes hispaniques de la petite-fille de

    lauteur : Sirvent Meloda, Mmoires dun militant anarchiste de la CNT-FAI, 1914-1947, Univ. de Perpignan,1994. Nous la remercions de nous avoir permis de travailler sur loriginal, en vue dune dition critique encollaboration avec Pierre-Luc Abramson.

  • 8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols

    3/9

    3

    le militantisme dun individu au sein dune collectivit ; le deuxime met laccent sur les

    pripties dune existence et, plus particulirement, sur la dure de lexil ; quant au troisime,

    il souligne aussi la mobilit gographique en la reliant lesprit de rvolte. Le drame

    individuel du dracinement semble caractriser les deux auteurs les plus jeunes, tandis que le

    rcit de la lutte sociale simpose leur an.

    Les autobiographies populaires sont soumises une grande rgularit structurelle et

    thmatique, qui suit le droulement de la vie. Le rcit de jeunesse y est un rcit de formation

    et de prise de conscience de la condition de classe, qui voque la famille, le pays, lcole,

    lapprentissage du mtier et son exercice. Il est suivi dune sorte de rcit de conversion, dans

    lequel la religion et/ou la politique occupent une place centrale. Le militant raconte ensuite les

    luttes et les rpressions quil a connues, ventuellement en alternance avec les difficults de la

    vie quotidienne. Ceux qui ont travers une priode de guerre parlent de leur exprience. Vient

    enfin le retrait de la vie active professionnelle et/ou militante, moment propice la rdaction

    de mmoires6. Les trois rcits tudis correspondent ce schma gnral. Dans le cas de

    Sirvent, 16 chapitres sur 20 concernent lavant-guerre dEspagne, priode de son apoge

    militante. Les 2 premiers voquent lenfance et ladolescence (1890-1908). Les 4 suivants

    (1908-1913), ses amours et sa formation idologique. Cest au chap. 7 que commence son

    militantisme syndical. Les chap. 17 et 18 concernent son action pendant la guerre. Le chap. 19

    est consacr son exil en France : le travail forc et la dportation, ainsi que la reprise de

    lactivit militante aprs la Libration. Le chap. 20 est ddi sa compagne. Les feuillets

    concernant les dernires annes de sa vie (aprs 1945) ont disparu. On peut remarquer la place

    rduite de la priode de guerre, mais il est vrai que Sirvent ne fut pas combattant, et aussi de

    la priode dexil, malgr son caractre particulirement traumatisant jusquen 1945. Cest

    donc essentiellement, comme le titre lindique, le rcit de la vie dun militant. En ce qui

    concerne Ramos, contrairement ce que lintitul laisse supposer, les mmoires portent surlensemble de la vie de lauteur, et majoritairement avant lexil. En effet, larrive en France

    ne se produit qu la p. 183, chap. 7, sur un total de 10. Les 2 premiers chap. couvrent lavant-

    guerre (1917-1935). Le 1er concerne son enfance et le 2e ses premiers contacts avec lanarcho-

    syndicalisme ; le 3e et le 4e la guerre ; le 5e la rpression franquiste (1939-1941) et le 6e le

    travail en Espagne aprs sa libration (1941-1949) ; les chap. 7 10 portent sur lexil en

    France (1949-1993). Donc, la guerre avec ses consquences (3 chap. pour 4 ans) et lexil (4

    6 Perrot M., op. cit., p. 93, 103 ; Peneff J., Autobiographies de militants ouvriers ,Revue franaise de sciencespolitiques, n 1, XXIX, fvrier 1979, p. 64.

  • 8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols

    4/9

    4

    chap. pour 44 ans) sont au centre des mmoires. Ceux de Gimnez, sont diviss en 3 grandes

    parties ingales : les origines (9 p.), la rvolution (44 p.) et lexil (87 p.), suivies

    dune sorte dpilogue intitul le retour : Banat (6 p.). En ralit, seule la moiti de la 2 e

    partie concerne lpoque rvolutionnaire (1936-1939). La priode qui concentre le plus de

    pages (68 p.) est celle de 1939-1945, vcue en France (son arrive intervient la p. 73). La

    guerre dEspagne ne fait lobjet que de 25 p., et seules 40 p. concernent le temps de paix dans

    lexil, qui reprsente 50 ans de lexistence de lauteur. Cest donc la priode traumatisante de

    sa vie (avant 35 ans) qui retient son attention. On a pu constater, dune part, que les titres des

    mmoires et la structuration en chapitres ne sont pas ncessairement rvlateurs du contenu,

    et dautre part, que la guerre et lexil ne sont pas toujours les plus longuement voqus.

    Dans le rcit de leurs premires annes, nos auteurs scartent parfois de ce qui a pu

    tre crit sur lautobiographie populaire. Par exemple, nous navons pas ici de jeunesse

    vraiment malheureuse. Lenfance, abrge par une mise au travail prcoce, est un thme

    gnralement peu dvelopp et les autobiographes ne frquentent pas longtemps lcole7. Les

    autodidactes valorisent lcole de la vie, quoique nos libertaires ninsistent pas sur la

    dtermination et la discipline pour se former. Il est surprenant que la proccupation pour

    lducation8, qui constitue pourtant une caractristique de lanarchisme, ne transparaisse pas

    nettement dans les mmoires analyss et que lapprentissage de la lecture ny soit pas, non

    plus, un moment important. Lcole occupe toute la place du rcit denfance de Sirvent, qui

    stigmatise les carences de lducation et les chtiments corporels. Le petit rebelle quil dcrit

    ne reste que quelques semaines dans ce centre de torture , prfrant entrer en apprentissage

    chez un cordonnier alors quil a peine 7 ans (1897). Conscient de son exploitation, il

    travaille ensuite chez lui de 14 18 ans pour parfaire sa formation. Sirvent ne dit pas

    comment il a appris lire et crire. Les lectures individuelles, conseilles par ses

    compagnons anarchistes et suivies de discussions, seront le socle de son ducation. Ramos fait

    lexprience de lcole catholique, o il apprend lire, mais il montre peu dintrt pour lestudes et choisit lcole buissonnire. Il insiste sur le rejet de la religion et la violence des

    mthodes ducatives scolaires et parentales. Il se dcrit lui aussi volontiers comme un rebelle.

    A 12 ans (1929), il est envoy dans une cole publique qui lui convient davantage, mais

    comme il souhaite travailler, il entre en apprentissage lanne suivante dans une menuiserie. Il

    change ensuite plusieurs fois demploi et il na que 14 ans lorsquil commence travailler de

    7

    Auzias C., op. cit., p. 40-55 ; Shubert A., op. cit., p. 149-152.8 Lyons Martyn, La culture littraire des travailleurs. Autobiographies ouvrires dans l'Europe du XIXesicle ,Annales HSS, juillet-octobre 2001, n 4-5, p. 931-934.

  • 8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols

    5/9

    5

    nuit dans une teinturerie industrielle. Gimnez voque le mlange des groupes sociaux

    lcole catholique quil frquente et la naissance de son propre sentiment de classe. Il y

    apprend lire et crire, mais doit quitter lcole 10 ans (1923) pour travailler. Dans les

    trois cas, la violence contre les enfants et les rigueurs de la discipline sont rprouvs, tandis

    que le jeu est peu prsent.

    Les tudes ont montr que les rencontres avec des collgues militants et les lectures

    quils conseillent conduisent une conversion idologique de lautobiographe, prsente

    comme une vritable rvolution intrieure ou comme la rvlation de ce qui avait toujours t

    ressenti. La dnonciation de la religion est un aspect fondamental qui acquiert alors une

    dimension plus rationnelle. En Espagne, elle se manifeste violemment, par exemple

    l'occasion du dcs dun parent, de la formalisation dune union ou de la naissance dun

    enfant9. Nous retrouvons ces traits dans les mmoires tudis. A 18-19 ans (1908-1909),

    Sirvent rencontre des socialistes, commence lire la presse militante et frquente le centre

    ouvrier. Ladhsion au socialisme est prsente comme naturelle. Alors quil est responsable

    de la propagande, sa rencontre avec un anarchiste mne la vritable conversion. Suit une

    sorte de rcit de formation idologique, qui mentionne des lectures et voque une progression

    intellectuelle. Son authentique instruction commence ainsi 20 ans. Ramos sveille au

    syndicalisme ds 14 ans (1931), lors dune grve. Il se rend pour la premire fois au local de

    la CNT pour dnoncer le licenciement dun jeune employ de son entreprise. A cette poque,

    il commence lire des livres qui font son ducation idologique et sengager dans le

    militantisme dans lindustrie textile. Il entre aux Jeunesses libertaires (JL) 18 ans (1935),

    ge de la premire adhsion syndicale de Gimnez (1932), qui travaille dans une fabrique de

    meubles. Celui-ci mentionne une grve du syndicat du bois et ses dbuts aux JL. De ces trois

    expriences, nous pouvons relever la prcocit et la rapidit de ladhsion idologique, bien

    que pour Ramos et Gimnez elle ne prenne pas les accents dune rvlation.

    On considre, en gnral, que la vie professionnelle et ses luttes sociales ou politiquesconstituent la partie la plus longue des mmoires proltaires. Cest vrai chez Sirvent et dans

    une moindre mesure chez Ramos, mais non chez Gimnez, qui voque peu son activit dans

    lexil. Le travail, pourtant au cur de la vie ouvrire, est rarement un thme en soi ; Ramos

    est celui qui donne le plus de dtails sur son activit professionnelle. On constate, nanmoins,

    un discours sous-jacent damour du travail bien fait, qui valorise la qualification ouvrire dans

    un contexte de taylorisation croissante de la production et qui peut faire de lartisanat un

    9 Auzias C., op. cit., p. 69-76, 331-333 ; Shubert A., op. cit., p. 156-158.

  • 8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols

    6/9

    6

    idal10. Ainsi, Sirvent se met-il son compte au moins deux moments de sa vie. Les rcits

    de militants, se caractrisent par labsence de reprsentation dune carrire professionnelle ou

    syndicale, surtout ceux qui ont milit avant 1950. Lindividu, totalement dvou la cause

    collective, sefface avec modestie et, dans le rappel des preuves, reste sobre, sans intention

    dapitoyer. On remarque aussi une grande mobilit de lemploi. Les ouvriers nidalisent pas

    le pass, ayant conscience dune amlioration des conditions de vie et de travail, notamment

    grce aux luttes sociales. Les pratiques illgales sont parfois dcrites, mais restent

    gnralement condamnes dun point de vue thique. En Espagne, on souligne aussi

    limportance du travail au noir11. Nos mmoires confirment ces analyses. Pour Ramos, la

    dbrouille simpose qui veut survivre, tandis que Sirvent apparat cramponn ses

    principes. A travers le rcit de ce dernier, nous pouvons suivre son ascension syndicale : il na

    que 23 ans (1913) lorsquon lui propose dtre trsorier de la Socit des cordonniers, puis il

    entre au comit national de la CNT 32 ans (1922-23) et il en devient mme le secrtaire

    gnral deux reprises jusquen 1930. Ne supportant pas dtre contest, il se retire de

    lactivit militante entre 1932 et 1936, alors g dune quarantaine dannes. Tout en restant

    modeste, il valorise son action, son sens des responsabilits, sa constance. Les divisions

    idologiques sont au cur de ses mmoires et Sirvent sengage en faveur de lorthodoxie

    anarchiste. Loin de lautocritique, il se cantonne dans le registre de lautojustification, se

    dpeignant exceptionnellement comme une victime, et rgle quelques comptes. Nous pouvons

    supposer quil rpond indirectement un discours absent, quil conviendrait didentifier. Cette

    question politique, articule aux mises en cause dont Sirvent est lobjet, peut tre lue comme

    la raison dtre des mmoires. Il apparat vident que linterprtation doit tre double,

    synchronique et diachronique. Lintrt historique du rcit mrite aussi dtre soulign,

    notamment sur laction de la CNT et des groupes anarchistes avant 1930. Ramos et Gimnez,

    pour leur part, militent dans les JL et la CNT, mais donnent peu de dtails. Le premier

    devient secrtaire des JL de Tarrasa en 1937, 20 ans, puis de la CNT de Bordeaux en 1964et enfin de la CNT de Perpignan au dbut des annes 1980. Il fait la guerre comme milicien

    dans les colonnes Durruti et Ascaso, ce qui lui donne loccasion de se mettre quelque peu en

    valeur. On remarque surtout quil exprime son incomprhension de la violence et quil

    sinterroge sur les stratgies militaires. Dun point de vue historique, lvocation de la

    rpression franquiste retient plus particulirement lattention. Ramos prend parti pour

    lorthodoxie dans les dbats internes, critique le fonctionnement de la CNT dans lexil, sen

    10 Auzias C., op. cit., p. 207-211 ; Peneff J., op. cit., p. 67 ; Shubert A., op. cit., p. 144.11 Auzias C., op. cit., p. 183-202 ; Peneff J., op. cit., p. 66, 81 ; Shubert A., op. cit., p. 146.

  • 8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols

    7/9

    7

    prend souvent aux communistes et au clerg. Les inimitis personnelles et le ressentiment

    sont bien perceptibles, tandis que lautocritique est limite linconscience de la jeunesse.

    Gimnez fait de la propagande anti-militariste durant son service militaire en 1934, puis

    devient secrtaire des JL de Sants (Barcelone) et sengage comme milicien dans la colonne

    Durruti (front de lEbre). Ses descriptions de la vie des camps dinternement franais ou les

    informations sur le recrutement pour lorganisation Todt ne manquent pas dintrt. Vers

    1943, il participe la reconstitution dune organisation dans lexil ; il devient ensuite

    secrtaire de la CNT de Bordeaux, membre du groupe Nervio et collabore avec Peirats

    lorsque celui-ci crit lhistoire de la CNT. Il parat plus intellectuel que Sirvent ou Ramos et,

    contrairement eux, il nvoque pas les divisions de la CNT. Mis part le cas de Sirvent, ce

    sont donc les aventures et les souffrances personnelles durant la priode dramatique de la

    guerre qui sont au cur des rcits. Dans un contexte de polmiques, la critique des adversaires

    et lautojustification semblent simposer, sauf pour Gimnez, et lennemi franquiste est plutt

    absent, except chez Ramos, ce qui corrobore lide que ces mmoires ont une finalit

    politique interne au mouvement avant tout. Reste multiplier les tudes de cas pour vrifier la

    validit de ces hypothses.

    Cest sans doute sur la vie prive que les mmoires des anarchistes espagnols diffrent

    le plus des autres. On a dit que la vie prive est masque par une pudeur de classe. Rares sont,

    ainsi, les vocations des parents, des conjoints, des enfants et des difficults de la vie

    familiale. C. Auzias a remarqu limportance de lunion libre et la prsence dun discours

    no-malthusien dans le milieu libertaire ouvrier, mais les rapports de domination ne sont pas

    bouleverss au sein des foyers, malgr les propos galitaires12. Globalement, les femmes

    semblent tre oublies : Delles on parle peu. La plupart des textes valorisent le pre, ce

    hros, et reprsentent les mres et les pouses comme des arrires, freins de laction, ou

    victimes que leur douleur rend pesantes , crit M. Perrot13. La discrtion sur la vie prive

    semble moins marque chez nos Espagnols, tandis que la femme, mre ou compagne, occupeune place plus importante que le pre. On note peu de diffrences entre nos trois auteurs. Ils

    parlent peu de leurs frres et surs, voquent leur vie amoureuse et laissent transparatre leur

    sensibilit, mentionnent les vnements familiaux importants, font lloge du courage des

    femmes et voquent peu les pres. Ramos critique brivement le sien, parce quil dpense

    largent quil gagne. Les enfants sont trs prsents dans ses mmoires, qui insistent sur

    12

    Auzias C., op. cit., p. 60-63, 335-347 ; Peneff J., op. cit., p. 65 ; Perrot M., op. cit., p. 115-116 ; Shubert A., op.cit., p. 152-154.13 Perrot M., op. cit., p. 112.

  • 8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols

    8/9

    8

    limportance de la famille. A la fin, il insre une posie quune de ses filles a ddie ses

    parents. La famille et les compagnons de lutte partagent dailleurs la ddicace des trois

    mmoires. Comme Ramos, Sirvent met laccent sur la solidarit et lharmonie familiales. Il

    montre les changes intellectuels avec sa compagne et lui crit un pome. Tant Sirvent que

    Gimnez consacrent un chapitre leur femme et la mort de celle-ci clt les mmoires dans les

    deux cas. Gimnez crit aussi un chapitre pour chacun de ses parents, tandis que Sirvent

    sattarde sur le dcs de sa mre, qui donne lieu une confrontation svre avec le reste de sa

    famille propos des obsques civiles. Il est intressant de signaler que la maladie est prsente

    dans les trois rcits.

    Cette premire approche semble confirmer que les autobiographies danarchistes

    espagnols peuvent prsenter des caractristiques spcifiques, propres nuancer les

    apprciations portes jusqu prsent sur lcriture de soi dans les milieux populaires. M.

    Perrot a constat leffacement du je devant le nous , la primaut de lidentit collective

    dans lautobiographie ouvrire14, or les trois mmorialistes que nous avons tudis utilisent la

    premire personne du singulier et leur individualit ne se dissout pas dans le groupe social.

    Cependant, lanarchisme et le syndicat apparaissent clairement comme une dimension

    constitutive de lidentit individuelle. Dans lavenir, nous nous proposons de dresser un

    inventaire chronologique de ces autobiographies qui permettrait, notamment, danalyser les

    hypothtiques relations rticulaires entre les diffrents discours. Il est probable, en effet, que

    les textes se rpondent, que les sous-entendus sclaircissent, que des spcificits

    gnrationnelles deviennent perceptibles, que les thmes dominants mergent et rendent

    possible une typologie.

    On ne peut ignorer que le prsent contraint la recomposition du pass.Il faut donc se

    demander ce qui prside lcriture. Les mmoires de Ramos et, sur une tonalit mineure, de

    Gimnez peuvent apparatre comme des variantes, chez lexil politique, du rcit difiantdune russite sociale : celle de lintgration dans la continuit idologique. Cela est

    paradoxal au sein dun exil que lon a dit tendu vers le retour. Ces mmoires seraient-ils donc

    une forme daveu de limpossibilit dun retour, aussi bien gographique que chronologique ?

    La porte claque dfinitivement sur le pass et ses utopies ? Cest ce que peut suggrer le titre

    de lpilogue des mmoires de Gimnez, qui porte sur le retour en Arige et non en

    Espagne. Doit-on entendre ces mmoires comme laffirmation dune russite familiale malgr

    14 Perrot M., op. cit., p. 115.

  • 8/14/2019 Mmoires de Militants Anarchistes Espagnols

    9/9

    9

    les preuves ou bien comme la reconnaissance dun chec en qute dautojustification, sur le

    mode : nous avons t de bons militants, mais nous navons obtenu ni la victoire ni le

    renversement de Franco et on ne peut pas nous reprocher notre intgration en France ? Ce

    discours mlant russite sociale relative et chec idologique patent, sans que lun compense

    ncessairement lautre, ne sadresse-t-il pas en priorit aux Espagnols de lintrieur qui, la

    dmocratie restaure, tournrent le dos ceux de lexil ? Une demande de reconnaissance

    posthume, en quelque sorte.