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Métapsychologie et fictions

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L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

Article original

Métapsychologie et fictions�

Metapsychology and fictions

Gilles Bourlot (Docteur en psychologie clinique et psychopathologie,Psychologue clinicien) ∗

4, rue Blasco-Ibanez, Le Ramosta entrée A, 06100 Nice, France

Recu le 6 juin 2013

Résumé

Objectifs. – L’objectif de cet article est d’analyser les limites de la représentation et les caractéristiques desfictions dans leurs relations à la métapsychologie freudienne. Cette approche comporte ainsi une dimensionépistémologique qui interroge les sources et les modèles de la fiction, notamment dans l’élaboration duconcept de pulsion.Méthode. – Cet article correspond à une recherche théorique sur les fictions et les fondements des conceptspsychanalytiques, à travers l’analyse épistémologique et historique de la métapsychologie freudienne. Lathéorie des pulsions est située dans le processus historique de sa construction.Résultats. – Cette étude démontre que les fictions correspondent à une approche heuristique pour penser« quelque chose d’inconnu ». Cet article suggère aussi que les fictions métapsychologiques ont différentsmodes d’existence : « fictions théoriques », « concepts fondamentaux », mythes. . . Ainsi, d’importants argu-ments en faveur des fictions mythologiques sont exposés : dans le cas de la pulsion de mort, les mythes peuventfournir une représentation des pulsions et ainsi donner une place à ce qui échappe au savoir scientifique.Discussion. – L’article propose une approche synthétique du positionnement fictionaliste à l’œuvre dansL’interprétation du rêve. La caractérisation des « fictions théoriques » est reliée à un champ philosophique etaux principaux précurseurs du fictionalisme freudien : Kant et Hans Vaihinger. Un aspect important consisteà montrer comment la métapsychologie intègre un questionnement philosophique concernant la possibilitéde la représentation. La question des « concepts fondamentaux » est abordée : la réflexion se concentre alorssur la notion de « convention » et la signification du « concept-limite ». Si le modèle freudien de 1915 estclairement scientifique et conceptuel, l’approche métapsychologique de 1920 devient fondamentalementmythologique et narrative. Ce tournant épistémologique est examiné et sa signification est discutée.

� Toute référence à cet article doit porter mention : Bourlot G. Métapsychologie et fictions. Evol Psychiatr XXXX; vol(no): pages (pour la version papier) ou URL [date de consultation] (pour la version électronique).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2014.02.0070014-3855/© 2014 Publié par Elsevier Masson SAS.

EVOPSY-830; No. of Pages 10

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Conclusion. – Cet article propose une conclusion générale : l’épistémologie freudienne de la fiction reposesur une aporie qui est au cœur de la possibilité même de la représentation métapsychologique. D’un pointde vue épistémologique, la métapsychologie formule et maintient une position critique sur la question des« concepts fondamentaux » et des constructions théoriques : cette conclusion propose de faire des liens entrele problème des fictions et la question de la croyance.

© 2014 Publié par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Métapsychologie ; Pulsion ; Vie psychique ; Freud S. ; Épistémologie ; Psychanalyse ; Fiction ; Mythe ;Pensée ; Croyance

Abstract

Aims. – The purpose of this study is to analyse the limits of representation and the characteristics of fictionsin Freudian metapsychology. As such, this paper has an epistemological angle, which looks at the sourcesand models of fiction in the elaboration of the drive concept.Method. – This article is a theoretical research on fictions and foundations of psychoanalytical concepts,through an epistemological and historical analysis of Freudian metapsychology. The drive theory is locatedin the process of its construction.Results. – This study shows that fictions correspond to an heuristic approach to thinking “something unk-nown”. This article suggests that metapsychological fictions have different modes of existence: “theoreticalfictions”, “fundamental concepts”, myths. . . In this paper, important arguments for mythological fictions areexposed: in the case of death drive, myths may provide a representation of drives and a place for that whichescapes the realms of scientific knowledge.Discussion. – The article contains a brief overview of the fictional position in The Interpretation of Dreams.The characterization of “theoretical fictions” is connected with a philosophical field and the principalprecursors of Freudian fictionalism: Kant and Hans Vaihinger. An important aspect is to show how meta-psychology integrates a philosophical investigation of the possibility for representation. The question of“fundamental concepts” is examined: the focus concerns the notion of “convention” and the significanceof “limit-concept”. If the 1915 drive model is clearly scientific and conceptual, Freud’s 1920 approach isfundamentally mythological and narrative. This epistemological shift is examined and its significance isdiscussed.Conclusion. – This paper proposes a general conclusion: the Freudian epistemology of fiction is based onan aporia which is present at the core of the possibility of metapsychological representation. From anepistemological point of view, metapsychology formulates and maintains a critical position on the questionof “fundamental concepts” and theoretical constructions: this conclusion connects the problem of fictionswith the question of belief.© 2014 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Metapsychology; Drive; Psychic life; Freud S.; Epistemology; Psychoanalysis; Fiction; Myth; Thinking;Belief

1. Introduction

Quelles que soient leurs dénominations successives (« représentation auxiliaire », « fictionthéorique », « convention ». . .) ou leurs sources d’inspirations (modèles scientifiques, héritagesphilosophiques, récits mythiques. . .), les fictions occupent une place centrale dans la métapsy-chologie. Freud a bien souvent reconnu cet aspect, notamment lorsqu’il caractérise sa théorie

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des pulsions comme « notre mythologie » ([1], p. 129). Dans quelle mesure peut-on penser quela métapsychologie repose sur des propositions « fictionnelles » ou des récits « mythologiques » ?Plus précisément : qu’en est-il du statut épistémologique des fictions métapsychologiques ?

1.1. La fiction et les limites de la représentation

Freud est très attentif à la frontière qui sépare ce qui relève de la fiction et ce qui n’en relèvepas, et il repère toujours le mouvement qui conduit sa pensée du côté des fictions, en nommantses méthodes d’investigation. Dès les débuts de la métapsychologie en 1894–1895, il différen-cie les champs et les modalités de sa théorie : l’invention du nom même de métapsychologiedécoule de cette exigence de formuler le nom d’une discipline qui se trouve au fondement de lapsychanalyse et qui se permet d’aller au-delà de l’observation clinique et de la description desphénomènes conscients. Tout au long de sa recherche métapsychologique, Freud continuera ànommer ses processus de pensée. Dans ce sens, nous rejoignons la définition de P.-L. Assoun :« La métapsychologie n’est autre que la pratique épistémique freudienne se nommant » ([2],p. 122–23).

Plus radicalement, la métapsychologie se caractérise par les rapports privilégiés qu’elleentretient avec la fiction comme mode d’élaboration, à la limite du conceptualisable, de « concepts-limites » comme le concept de pulsion ([3], p. 169). Tel est le but de la métapsychologie : produiredes représentations à la limite de l’impensable. D’où notre hypothèse de départ : dans la mesureoù la métapsychologie se déploie aux limites de l’irreprésentable, Freud fait appel à la fiction.S’engager dans le champ de la fiction, c’est à la fois faire l’épreuve des limites de la représenta-tion théorique et faire sien l’héritage kantien de la « chose en soi », qui est une des dénominationsmodernes de l’« Inconnu » [2]. Un des problèmes fondamentaux de la fiction se trouve alors dansl’articulation dynamique entre le représentable et l’irreprésentable : la métapsychologie, en par-ticulier la théorie des pulsions, se présente donc moins comme un savoir objectivable dans descontenus fixés une fois pour toutes que comme une série d’essais et de transformations de lapensée à la rencontre de l’impensable du pulsionnel [4].

Une des difficultés de ce champ tient à deux dimensions corrélatives. D’une part, la fictionn’est pas une notion univoque : plusieurs activités de pensée peuvent mener aux fictions théo-riques et il y a plusieurs ordres de fictions (« Konstruktion », « Spekulation ». . .). D’autre part, lamétapsychologie ne s’est pas déployée sur le mode d’une progression linéaire ou cumulative : onnote des modifications touchant au fond des enjeux pulsionnels notamment avec l’introductionde la pulsion de mort en 1919–1920 et, du même coup, des bifurcations méthodologiques et desmodalités hétérogènes pour fictionner.

1.2. L’« ombilic » de la théorie

La métapsychologie correspond à l’« ombilic » de la théorie freudienne dans la mesure où ellevise un noyau de processus psychiques qui se tiennent au-delà des investigations empiriques et desdonnées conscientes. Il s’agit donc de processus inaccessibles à l’observation : en ce sens, la fictionserait inhérente à la recherche métapsychologique, qu’il s’agisse des « processus primaires », del’« excitation pulsionnelle » ou de la définition même de la « pulsion ».

Le mot métapsychologie avait d’abord été forgé par Freud pour différencier sa théorie del’inconscient des psychologies classiques et pour marquer une analogie avec la métaphysique,le lien entre les deux notions étant cette exigence d’un passage au-delà de l’observation desévénements donnés. Il s’agit d’approcher des processus psychiques dans un travail théorique où se

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forment des relations entre des constructions en devenir et leur limite irréductible [5]. L’opérationde la pensée métapsychologique, précisément lorsqu’elle « fictionne », consiste à déplacer leslignes de démarcation entre les représentations théoriques et leur limite.

À cet égard, le passage du raisonnement théorique à la fiction métapsychologique se déploie, enpremier lieu, à partir d’une ligne de partage entre l’aspect descriptif de la clinique et la dimensionconstruite de la théorie : les « processus primaires » ou la « source » de la pulsion, par exemple,ne sont pas « observables » sur un plan empirique ([3], p. 170). Les notions fondamentales de lamétapsychologie (« appareil psychique », « pulsion », « libido ». . .) ne prétendent pas coïncideravec le plan des faits cliniques : en cela il est légitime de parler de fiction et de « spéculation » [6].Toutefois, la notion de « spéculation » devrait être réservée à un style de pensées qui ne prennentleur essor qu’à partir de 1920, alors que la fiction définit dès 1899–1900 avec la Traumdeutung,la pensée métapsychologique [5].

2. L’échafaudage et le bâtiment

La première modalité fictionnelle correspond à une activité de « construction » de nouveauxmodèles théoriques ; sur ce plan, L’interprétation du rêve est un texte essentiel à la fois dans lagénéalogie de la métapsychologie et dans la reconnaissance de la fiction : la notion de « fictionthéorique » y est proposée comme un genre particulier de représentations qui ne coïncident pasavec ce qu’elles représentent ([5], p. 659). Dans cette première phase, l’épistémologie freudiennede la fiction repose sur l’écart qui existe entre une représentation théorique et ce qu’elle vise, d’unepart, et sur la nécessité de « construire » des modélisations du psychisme inconscient, d’autre part.

2.1. La position d’une différence épistémologique

Freud déploie de manière inédite une position « fictionaliste » lorsqu’il construit cer-taines représentations non descriptives qu’il appelle des « représentations auxiliaires »(« Hilfsvorstellungen »). Le mot « Hilfe » renvoie en l’occurrence à la personne secourable, cellequi peut aider, qui vient au secours. . . Ces représentations se présentent en effet comme des outilsféconds et des modèles nécessaires pour ne pas renoncer à explorer un champ de la vie psychique :la « force pulsionnelle », les « processus primaires », l’« appareil psychique ». . . Dans ce contexte,il écrit : « J’estime que nous avons le droit de laisser libre cours à nos suppositions, pourvu que, cefaisant, nous gardions notre froideur de jugement sans prendre l’échafaudage pour la construction.Comme nous n’avons besoin de rien d’autre que de représentations auxiliaires pour la premièreapproche de quelque chose d’inconnu, nous préférons d’abord à toutes les autres les hypothèsesles plus brutes et les plus concrètes » ([5], p. 589–90).

Le double mouvement de la fiction correspond donc à la liberté de « fictionner » des notions etdes modèles hypothétiques, tempérée cependant par le sens critique. À ce moment de son élabora-tion, Freud est en effet en quête de modèles pour représenter l’« appareil psychique » : il s’agit depoursuivre la construction de l’« échafaudage » théorique pour penser des structures (l’« appareilpsychique » et ses « systèmes ») et des processus (l’« excitation », la « force pulsionnelle »). Lanotion de « fiction théorique » (« theoretische Fiktion ») émerge comme le nom générique del’activité d’une pensée en train de se produire ([5], p. 659). Ce nom renvoie à un positionnementépistémologique : il s’agit de pouvoir penser la vie psychique et les conditions de possibilité desa représentation théorique. Mentionner la présence d’une « fiction » dans le dispositif théorique,c’est souligner la dimension spécifique de la métapsychologie lorsqu’elle touche au pulsionnel et

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à l’inconnu. Freud s’est-il lui-même préoccupé de caractériser précisément cette notion de fictionthéorique ?

2.2. Les caractéristiques de la fiction théorique

Le projet métapsychologique de Freud s’inscrit dans un champ intellectuel, philosophique etscientifique où la problématique de la fiction est récurrente. Nous devons toutefois reconnaîtrequ’il fut difficile à Freud d’expliciter la notion de fiction : s’il utilise le mot, c’est en ramassantson sens dans des formules condensées ou de brèves allusions. Au début de ses recherches méta-psychologiques, la « fiction théorique » est synonyme de « construction », elle peut se définir àpartir de trois caractéristiques.

2.2.1. La dimension de l’artificeÀ la source de la fiction, il y a de facto une inadéquation : l’« échafaudage » n’est pas le

« bâtiment ». Dès lors qu’il y a la reconnaissance d’une différence irréductible entre la représenta-tion et ce qu’elle représente, la dimension de « fiction » définit un certain type de représentations.« Construire » signifie que pour continuer à penser, il faut recourir à l’artifice de représentationset d’hypothèses qui ne se réfèrent pas nécessairement à des faits cliniques. La fiction théoriqueest donc en un sens une proposition non objectivable et non descriptive ([5], p. 659).

2.2.2. La reconnaissance de l’« Inconnu »La deuxième caractéristique de la fiction théorique tient à sa limite : il y a « quelque chose

d’inconnu » (« etwas Unbekanntes ») ([5], p. 589). Cette expression renvoie à la dimension kan-tienne du savoir comme sphère limitée : la fiction concernant une proposition problématique(comme le concept de « noumène » chez Kant) n’est pas arbitraire si elle reconnaît les limitesde son usage ([7], p. 984). La reconnaissance de l’« Inconnu » institue à la fois la limite de laconnaissance et la nécessité de la fiction. L’héritage kantien de Freud se lit dans ce souci dereconnaître des limites épistémologiques strictes : la fiction s’apparente alors à une pensée quitente de s’approcher, comme par degrés, de l’« Inconnu ».

2.2.3. Par-delà le vrai et le faux : la valeur heuristique de la fictionLa troisième caractéristique de la fiction théorique concerne sa valeur. Si la fiction permet de

faconner des représentations « auxiliaires » pour penser le psychisme aux limites du pensable, ellea d’autant plus de valeur qu’elle permet de redessiner les frontières entre ce qui est représentableet ce qui échappe à la représentation. À plusieurs reprises, Freud relie la fonction et la légitimitéde la fiction à une œuvre philosophique fondamentale : La philosophie du comme si de HansVaihinger. Qu’est-ce qu’une fiction, sinon une pensée qui procède sur le mode du « comme si » ?Freud nous en donne une définition utile dans La question de l’analyse profane : « Que voulez-vous, c’est une représentation adjuvante comme il en existe tant dans les sciences. Les toutespremières ont toujours été plus ou moins grossières. Open to revision1, comme on peut direen pareils cas. Je tiens pour superflu d’en appeler ici au « comme si », devenu populaire. Lavaleur d’une telle. . . « fiction », comme la nommerait le philosophe Vaihinger, dépend de tout cequ’on peut en faire. » ([8], p. 17). Le positionnement de Freud s’inscrit en effet dans un champ

1 En anglais dans le texte de Freud. La fiction est fondamentalement « ouverte » à la critique et à la révision, ce qui ladifférencie nettement de l’illusion comme nous le verrons infra.

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intellectuel où cette question de la fiction comme méthode et modalité de la pensée était devenuede plus en plus prégnante : la philosophie de Hans Vaihinger (1852–1933) justifie l’usage des idéesdans une optique heuristique, elle irrigue la conception freudienne de la fiction. En s’appuyantnotamment sur des exemples tirés des mathématiques et de la physique, Vaihinger avait démontréque la légitimité d’une notion scientifique (comme l’atome) tient à ses effets dans la théorie :c’est dans la mesure où une idée est féconde dans la théorie qu’elle est justifiée [9]. La valeurd’une proposition dépend de ce qu’elle permet de penser et des opérations théoriques qu’elle rendpossibles. Freud reprend cet enseignement tout au long de son œuvre et il rappelle bien souventqu’une fiction n’est ni « vraie », ni « fausse » : elle n’a qu’une valeur d’usage. En outre, parler de« fiction » consiste à maintenir une attitude critique envers certaines représentations théoriques.La fiction n’est pas une illusion, elle vise, dans notre activité de pensée, une forme de suppositionqui n’abolit pas le sens critique : la philosophie du « comme si » n’attend d’une fiction qu’uneefficacité théorique, elle tend à préserver la distance critique entre le sujet et ce qu’il pense ([10],p. 169–70).

À partir de ces caractéristiques, la notion de fiction semble plus claire, mais il reste à déterminercomment le positionnement de Freud évolue tout au long de ses recherches : de ce point de vue,la métapsychologie a une histoire qui met en relief un changement de paradigme.

3. De quoi le « concept fondamental » de pulsion est-il le nom ?

Dans une première phase, entre 1900 et 1915, les sciences de la nature sont le vecteur d’unemétapsychologie qui se développe dans un paradigme essentiellement scientifique. La notionmême de « force pulsionnelle », fondamentale pour construire la théorie des pulsions d’un pointde vue dynamique, est issue des sciences : le champ des pulsions est construit sur le modèle des« forces » en physique [6]. C’est au sein de ce paradigme que Freud s’achemine progressivementvers la définition de la pulsion avec ses quatre dimensions constitutives : la poussée, le but, l’objetet la source ([3], p. 169). Ce « concept fondamental » est au centre des écrits publiés en 1915 sousle titre général de Métapsychologie.

3.1. Le paradigme du concept comme « convention »

Dans ce paradigme scientifique, un concept est d’abord le nom d’une convention passée dansla communauté des chercheurs : la définition des « concepts fondamentaux » (« Grundbegriffe »)souligne leur aspect « conventionnel » ; autant dire qu’un concept est indissociable des conditionssociales de sa mise en circulation et de sa reconnaissance ([3], p. 165–6). Le contexte historiquea manifestement joué un rôle dans cette conception de la « convention » : le début du XXe sièclea été marqué par un changement radical dans la modélisation, voire la fictionalisation de certainsconcepts scientifiques [9]. La théorie de la Relativité, par exemple, bouleversait l’idée même dece que peut être un « concept fondamental » comme le « temps » ou l’« espace » et la frontièreentre conceptuel et fictionnel devenait de plus en plus perméable [11].

Freud insiste tout particulièrement sur le devenir des concepts : celui-ci n’est pas à considérercomme une instabilité préjudiciable à la scientificité du savoir ; bien au contraire, les sciencespeuvent nous donner l’exemple de la nécessité des modifications conceptuelles. Tout concept estvoué à être reformulé par d’autres définitions et ce dépassement appartient au développementde la science ; la démarche scientifique se définit en l’occurrence par trois critères : le caractèreconventionnel des définitions, l’inachèvement des concepts et leur perpétuelle remise en question.

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Cette conception peut amener à penser le concept-convention comme une fiction provisoire,nécessaire un temps dans le développement du savoir : le propre des fictions, disait Vaihinger,est de s’inscrire dans un devenir ; elles sont de « simples points de transit de la pensée » ([9],p. 111). En ce sens, le concept de pulsion est une fiction, issue d’une dialectique complexe entredes « idées » et des « phénomènes », entre des définitions générales et un matériel empirique,dans un système de relations réciproques : il n’y a pas, par exemple, de description qui n’impliquequelques « idées », d’une part, et la pertinence d’un concept abstrait paraît délimitée par le matérielempirique, d’autre part ([3], p. 165–6).

L’arbitraire apparent des conventions a pour limite fondamentale la clinique : un concept méta-psychologique n’est qu’une fiction susceptible de rassembler, de rendre intelligible, de « saisir »(« Begreifen ») ce qui est rencontré dans l’expérience clinique, comme les processus liés au couplesadisme-masochisme par exemple. Ainsi, les concepts s’apparentent plus à des fictions provisoiresqu’à des dogmes détachés de la réalité clinique : Freud se donne le droit d’utiliser des « idéesabstraites », tout en maintenant un lien profond avec la nécessité de rendre compte de processuspsychopathologiques comme le sadisme, le voyeurisme ou le retournement sur la personne propre([3], p. 174–7).

3.2. La pulsion comme « concept-limite »

En 1915, cette théorisation de la pulsion insiste sur la dimension problématique duconcept. La pulsion est définie comme un « concept-frontière » ou plutôt un « concept-limite »(« Grenzbegriff »), ce qui indique à la fois la position spécifique de la pulsion entre corps et psy-chisme et la présence d’une frontière (« Grenze ») : « Si, maintenant, nous abordons par le côtébiologique l’examen de la vie de l’âme, la pulsion nous apparaît comme un concept-frontière entreanimique et somatique, comme représentant psychique des stimuli issus de l’intérieur du corpset parvenant à l’âme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée à l’animiquepar suite de sa corrélation avec le corporel. » ([3], p. 169). Le champ du pulsionnel n’est pasréductible au corporel ou au biologique, il renvoie plus fondamentalement à un processus de« représentation » et au « représentant psychique » de « quelque chose » qui demeure inacces-sible. Notons que cette expression de « concept-frontière » n’est pas une invention de Freud, c’estun héritage sémantique qui renvoie à Kant : un « concept-limite » désigne à la fois un conceptproblématique et une tâche pour la pensée critique ([7], p. 984–8).

Si cette conceptualisation se fait en référence à des limites, elle ne vise qu’une définition de lapulsion, à partir du modèle physique de la force. Or, entre 1915 et 1920, une transformation fon-damentale va conduire Freud d’une recherche conceptuelle à une position de théoricien-narrateur,où la narration mythologique prend une place nodale. Les fictions métapsychologiques changentalors de statut épistémologique.

4. Le tournant « spéculatif » de 1920

En 1920, la théorie des pulsions se renouvelle de facon substantielle, à partir de questionspsychopathologiques (comme la problématique du temps psychique, du trauma et de la répétition)qui participent à l’introduction des thèmes de la mort et de la pulsion de mort [12]. La publicationde « Au-delà du principe de plaisir » correspond ainsi à une modification de la théorie du dualismepulsionnel (réorganisée à partir du couple Eros/Thanatos) et à une ré-articulation corrélative desrapports entre la métapsychologie et ses fictions ([13], p. 331).

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4.1. Élever le mythe à la dignité d’un savoir

Au seuil de la narration mythique, il s’agit de renoncer aux approches des sciences et dereconnaître un savoir narratif qui leur échappe, Freud décrit son choix épistémologique en cestermes :

« . . .nous travaillons là sur une équation à deux inconnues. Par ailleurs, ce que nous trouvonsdans la science sur l’apparition de la sexuation est si peu de chose que l’on peut comparerce problème à une profonde obscurité où n’a pas même pénétré le rayon de lumière d’unehypothèse. C’est d’ailleurs en un tout autre endroit que nous rencontrons une telle hypothèse,mais qui est d’un genre si fantastique – assurément plutôt un mythe qu’une explicationscientifique – que je n’oserais pas ici en faire état si elle ne remplissait précisément la seulecondition que nous aspirons à remplir. Effectivement, elle fait dériver une pulsion du besoinde réinstaurer un état antérieur. Je pense naturellement à la théorie que, dans le Banquet,Platon fait développer par Aristophane. . . » ([13], p. 331).

Il ne s’agit pas seulement d’aller « plus loin » dans les représentations du pulsionnel, il s’agit dechanger de direction : ce remaniement consiste en un double déplacement du centre de gravité de lamétapsychologie, vers la pulsion de mort et vers la narration de mythes, comme si seuls les mythespouvaient nous aider à penser la place de la pulsion de mort dans le vivant. L’enjeu implicite dutournant de 1920 est le suivant : dans quelle mesure les mythes sont-ils des fictions nécessairespour penser les pulsions ? Ce qui pose une question plus fondamentale : qu’appelle-t-on pensermétapsychologiquement ?

4.2. L’activité de penser et le « Phantasieren »

Les mythes permettent de penser « quelque chose » qui relève du plus énigmatique des pulsions,comme l’intrication de la Vie et de la Mort : en ce sens, ils participent d’un mouvement spécu-latif dans l’élaboration métapsychologique. Freud avait pris soin de souligner la « spéculation »comme un saut qualitatif dans sa propre pensée comme si, en même temps qu’il reconstruisait samétapsychologie, il n’avait pas cessé d’explorer les conditions de sa créativité théorique : « Ce quisuit, écrit-il au début de Au-delà du principe de plaisir, est spéculation, une spéculation remontantsouvent bien loin et que tout un chacun prendra en compte ou négligera selon sa position particu-lière. C’est aussi une tentative pour exploiter de facon conséquente une idée, avec la curiosité devoir où cela mènera. » ([13], p. 295). Chaque sujet épistémique demeure un sujet singulier, avecdes limites et des ressources particulières.

Un aspect signifiant de ce lien entre spéculation, créativité et métapsychologie se réfracte encoreà travers l’usage qu’il fait du verbe « Phantasieren » au cœur d’un de ses textes métapsycholo-giques les plus profonds, lorsque Freud fait cette remarque à propos des destins pulsionnels : « Sansspéculer ni théoriser – pour un peu j’aurais dit fantasmer – métapsychologiquement, on n’avancepas ici d’un pas. » ([14], p. 240) Au terme de ses années de recherches, il paraît de plus en plusévident à Freud que la possibilité d’approcher l’impensable du pulsionnel, et donc les points debutée de la cure psychanalytique, implique une part de spéculation et d’imagination théorique.

5. Conclusion

L’épistémologie freudienne de la fiction repose sur une aporie qui est au cœur de la possibilitémême de la représentation métapsychologique. L’aporie peut se définir comme une contradiction

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insoluble, voire une impasse : en effet, comment représenter « quelque chose d’inconnu » ? C’estbien cet enjeu épistémologique qui se déploie dans notre réflexion. Les fictions théoriques sesont constituées comme autant d’espaces intermédiaires entre la recherche métapsychologique et« quelque chose d’inconnu ». En ce sens, nous ferons quatre remarques pour terminer :

• par l’inaccessibilité de ses objets, la métapsychologie n’a pu se développer qu’à travers lerecours aux fictions ; seules les fictions permettent de dépasser les limites de l’observationempirique, ceci est aussi vrai dans certains champs scientifiques comme l’astronomie et lacosmologie. Dans cette perspective, les travaux récents de Frédérique Aït-Touati ont démontréla fécondité des fictions littéraires et des récits mythologiques dans le champ des sciencesmodernes :

« Parce que l’astronomie pose des problèmes spécifiques d’accessibilité, de visibilité et decrédibilité, elle rejoint des questionnements littéraires. L’inaccessibilité de l’objet considérésuppose en effet des techniques d’écriture pour décrire l’invisible et dire l’inconnu desnouveaux mondes cosmologiques. Dans ce contexte, la fiction joue un rôle central, car ellepermet de substituer une nouvelle image mentale du cosmos à l’ancienne. Seule la fictionpeut permettre de dépasser les limitations du réel observable. . . » ([15], p. 18).

• la fonction première des fictions, dans leurs rapports à la constitution d’un savoir, se situe àce niveau : proposer de nouvelles représentations d’un objet fondamentalement inaccessibleet tenter de « dire l’inconnu ». La fiction est par définition spéculative, puisqu’elle touche à lapart la plus créative d’une pensée qui cherche à multiplier les figurations possibles de ce quilui échappe au plan empirique ;

• le rapport subjectif à la fiction théorique présuppose une attitude critique envers les « conceptsfondamentaux » de la psychanalyse : il ne s’agit pas d’y « croire » ou d’être « convaincu » de quoique ce soit ([13], p. 333). C’est une autre fonction cruciale des fictions : maintenir une relationcritique entre le sujet épistémique et les propositions métapsychologiques. Nous soulignons ence sens la différence essentielle qui existe entre l’illusion et la fiction : si une illusion relèved’une croyance inconsciente qui tend à abolir le sens critique, une fiction théorique reposefondamentalement sur une convention qui maintient une position critique et interrogative dansla pensée. Une telle convention s’exprime bien souvent de cette facon : « Je vais parler dequelque chose que j’imagine. . . » ou encore « Je vais vous raconter une histoire qui peut paraîtreinvraisemblable. . . ». La référence au champ « mythologique » participe d’une telle convention.Autrement dit, la fiction est par définition conventionnelle et critique dans la mesure où ellereconnaît son caractère d’artifice imaginaire et construit. Elle ne cherche pas à produire unecroyance pleine et entière, elle consiste seulement à faire « comme si » nous pouvions penserquelque chose d’inédit à partir de telles ou telles représentations ([10], p. 169) ;

• la fiction d’une « idée » ou d’un « concept » s’inscrit dans un temps et un devenir complexes.Ainsi, dès lors qu’un « concept fondamental » devient l’objet d’une croyance dogmatique oud’une conviction idéologique, cela signifie qu’il a été perdu comme fiction théorique, et donccomme instance critique ([9], p. 134) ;

• enfin, nous avons mis en relief l’évolution ou l’approfondissement de la métapsychologie d’unpôle scientifique et conceptuel vers une dimension mythologique de la fiction. Le champ de lafiction est hétérogène et complexe. Il semble parfois possible de « s’enfoncer » ou de « plonger »dans la fiction, comme si cette modalité de la pensée connaissait des profondeurs, des strates oudes seuils distincts ([5], p. 654). Ainsi, dans l’univers des fictions, les mythes semblent capables

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d’énoncer ce qu’il en est du plus impossible à penser de la vie pulsionnelle, et donc de l’angoisse,comme par exemple l’impossible d’un regard qui transmettrait la mort [16]. L’activité de pensermétapsychologiquement implique de réhabiliter à la fois l’imagination théorique et la narrationmythique, c’est-à-dire la fiction dans ses dimensions les plus profondes, sous peine de ne paspouvoir approcher des processus psychopathologiques essentiels comme les processus de Vieet de Mort, de liaisons et de déliaisons ([14], p. 260–2). En ce sens, métapsychologie et cliniquedemeurent indissociables.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références

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