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Revue de synthèse : 6 e série, 2014, 26 p. DOI 10.1007/s11873-014-0249-8 ARTICLE MICRO‑IMAGERIE DE MATÉRIAUX ANCIENS COMPLEXES (I) Étienne ANHEIM*, Mathieu THOURY** et Loïc BERTRAND*** RÉSUMÉ : Cet article vise à exposer les premiers résultats d’un projet de recherche transdisciplinaire dans le domaine des sciences du patrimoine. À partir d’une réflexion sur l’utilisation croissante et les potentialités des méthodes de micro- et nano- caractérisation synchrotron pour l’étude de matériaux anciens (archéologie, paléon- tologie, patrimoine culturel, environnements anciens), il s’agira de dégager et tester des éléments conceptuels et méthodologiques de convergence entre sciences physico- chimiques et sciences historiques. MOTSCLÉS : imagerie, matériaux, spectroscopie, épistémologie, traces. * Étienne Anheim, né en 1973, est maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines. Il est directeur de la rédaction de la revue Les Annales. Ses recherches portent sur les formes de la culture savante à la fin du Moyen Âge ainsi que sur l’épistémologie de l’histoire et ses liens avec les autres sciences sociales. Adresse : Département d’histoire, UFR SSH, 47, boulevard Vauban, F-78047 Guyancourt cedex ([email protected]). ** Mathieu Thoury, né en 1977, est scientifique au sein de la plateforme européenne de recherche sur les matériaux anciens IPANEMA. Ses recherches portent sur le développement d’approches d’imagerie et de spectroscopie dans les domaines de l’UV/visible/infrarouge pour l’étude des matériaux anciens aux échelles macro- et microscopique. Adresse : IPANEMA, USR 3461 CNRS/ MCC, BP48 Saint-Aubin, F-91112 Gif-sur-Yvette ([email protected]). *** Loïc Bertrand, né en 1974, est chercheur au synchrotron SOLEIL et directeur de la plateforme IPANEMA. Ses recherches portent sur l’enregistrement d’informations par les matériaux anciens, notamment archéologiques et du patrimoine culturel. Adresse : IPANEMA, USR 3461 CNRS/MCC, BP48 Saint-Aubin, F-91112 Gif-sur-Yvette ([email protected]). Ils ont publié ensemble en 2013 « Ancient materials specificities for their synchrotron examination and insights into their epistemological implications », Journal of Cultural heritage, vol. 14, n°4, p. 277–289.

Micro-imagerie de matériaux anciens complexes (I); Synchrotron-based characterization methods applied to ancient materials (I); Mikro-bildgebung komplexer antiker materialen (I);

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Revue de synthèse : 6e série, 2014, 26 p. DOI 10.1007/s11873-014-0249-8

ARTICLE

MICRO‑IMAGERIE DE MATÉRIAUX ANCIENS COMPLEXES (I)

Étienne Anheim *, Mathieu Thoury ** et Loïc BerTrAnd ***

résumé : Cet article vise à exposer les premiers résultats d’un projet de recherche transdisciplinaire dans le domaine des sciences du patrimoine. À partir d’une réflexion sur l’utilisation croissante et les potentialités des méthodes de micro- et nano- caractérisation synchrotron pour l’étude de matériaux anciens (archéologie, paléon-tologie, patrimoine culturel, environnements anciens), il s’agira de dégager et tester des éléments conceptuels et méthodologiques de convergence entre sciences physico- chimiques et sciences historiques.

moTs‑clés : imagerie, matériaux, spectroscopie, épistémologie, traces.

* Étienne Anheim, né en 1973, est maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines. Il est directeur de la rédaction de la revue Les Annales. Ses recherches portent sur les formes de la culture savante à la fin du Moyen Âge ainsi que sur l’épistémologie de l’histoire et ses liens avec les autres sciences sociales. Adresse : Département d’histoire, UFR SSH, 47, boulevard Vauban, F-78047 Guyancourt cedex ([email protected]).

** Mathieu Thoury, né en 1977, est scientifique au sein de la plateforme européenne de recherche sur les matériaux anciens IPANEMA. Ses recherches portent sur le développement d’approches d’imagerie et de spectroscopie dans les domaines de l’UV/visible/infrarouge pour l’étude des matériaux anciens aux échelles macro- et microscopique. Adresse : IPANEMA, USR 3461 CNRS/MCC, BP48 Saint-Aubin, F-91112 Gif-sur-Yvette ([email protected]).

*** Loïc Bertrand, né en 1974, est chercheur au synchrotron SOLEIL et directeur de la plateforme IPANEMA. Ses recherches portent sur l’enregistrement d’informations par les matériaux anciens, notamment archéologiques et du patrimoine culturel. Adresse : IPANEMA, USR 3461 CNRS/MCC, BP48 Saint-Aubin, F-91112 Gif-sur-Yvette ([email protected]).

Ils ont publié ensemble en 2013 « Ancient materials specificities for their synchrotron examination and insights into their epistemological implications », Journal of Cultural heritage, vol. 14, n°4, p. 277–289.

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2 REVUE DE SYNTHèSE : 6e SÉRIE, 2014

SYNCHROTRON‑BASED CHARACTERIZATION METHODS

APPLIED TO ANCIENT MATERIALS (I)

AbstrAct: This article aims at presenting the first results of a transdisciplinary research programme in heritage sciences. Based on the growing use and on the poten‑tialities of micro‑ and nano‑characterization synchrotron‑based methods to study ancient materials (archaeology, palaeontology, cultural heritage, past environments), this contribution will identify and test conceptual and methodological elements of convergence between physicochemical and historical sciences.

Keywords: imaging, ancient materials, spectroscopy, epistemology, traces.

MIKRO‑BILDGEBUNG KOMPLEXER ANTIKER MATERIALEN (I)

ZusAmmenfAssung: In diesem Beitrag sollen erste Ergebnisse eines disziplinüber‑greifenden Forschungsprojekts auf dem Gebiet der Wissenschaften der Kulturerbe vorgestellt werden. Zunächst stehen die zunehmende Anwendung und die Möglich‑keiten mikro‑ wie nanoskopischer Untersuchungen antiker Materialien mit Synchro‑tron‑Technik im Mittelpunkt (Archäologie, Paläontologie, Kulturerbe, Paläoklima), woraufhin anschließend konzeptionelle und methodologische Ansätze entwickelt und getestet werden, die sich aus der Konvergenz zwischen Physik und Chemie auf der einen und Geschichtswissenschaften auf der anderen Seite ergeben.

schlAgworte: Bildgebung, Material, Spektroskopie, Epistemologie, Spuren.

Cet article dont la première partie, ici même, est d’abord publiée par voie élec-tronique sera prolongé dans la Revue d’une seconde partie, l’ensemble ayant voca-tion à être inséré dans un prochain fascicule.

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3É. ANHEIM : MATÉRIAUX ANCIENS COMPLEXES

Quel est le cadre théorique pertinent pour rendre compte de l’étude scientifique des artefacts du patrimoine culturel ? La dispersion des approches en une multiplicité

de disciplines et de méthodologies, issues aussi bien des sciences historiques que des sciences de la nature, rend cette question difficile à résoudre. En apparence, l’étude du patrimoine est un domaine où la physique, la chimie ou les sciences de l’information sont instrumentales, au service d’interrogations venues de l’histoire, de l’histoire de l’art ou, plus encore, des besoins de conservation et de restauration, sous-tendus par des enjeux sociaux, politiques ou économiques. Cette ancillarité, qui réduit le travail des sciences naturelles à un rôle d’expertise, dans une perspective purement positiviste (dater, authentifier, attribuer, conserver, restaurer, valoriser…), donne une perspective biaisée sur les mécanismes réels de construction du savoir dans le domaine patrimo-nial et masque des procédures complexes, faites de coopération et d’agrégation de concepts, d’instruments et de chercheurs 1. La qualification du savoir ainsi produit est elle-même largement indécise, faute d’avoir reçu pour le moment l’attention suffisante.

Cet article vise à explorer des pistes pour combler ce manque et s’inscrit dans une entreprise plus vaste. Depuis le printemps 2010, un groupe de chercheurs s’est progres-sivement constitué autour d’un programme transdisciplinaire consacré au patrimoine matériel, à son étude scientifique fondamentale, à sa conservation et à sa transmission 2. Face au double contexte d’une demande sociale et politique sans cesse croissante dans le domaine patrimonial et d’un financement de la recherche désormais majoritairement obtenu sur projet, les acteurs de ce programme se sont réunis autour de l’idée de contri-buer à la formalisation de « sciences du patrimoine » cohérentes, critiques et partagées par une large communauté, qui soient une contribution savante à cet enjeu fondamental pour les sociétés contemporaines. Il s’agit de préciser l’utilité sociale de la recherche par l’affirmation, en apparence paradoxale, d’un projet appuyé sur l’autonomie de la démarche scientifique. En effet, le sens de l’activité savante financée publiquement est, entre autres, de viser à une pertinence socio-politique, sans pour autant être soumise à cette finalité et à ses attendus – en l’occurrence, à travers le patrimoine, à la fois la constitution d’une économie (du tourisme, du symbolique, etc.) et d’une politique (mémorielle, identitaire, etc.) – mais au contraire, en en proposant une vision cohérente et réflexive.

Au sein de ce programme de recherche s’est individualisé un axe d’investigation plus particulièrement dédié aux enjeux réflexifs de ce positionnement scientifique, repré-senté par cette première contribution. Un tel programme, en effet, suppose de conférer un statut théorique fort aux procédures scientifiques et à leur capacité à construire

1. Pour une approche critique et réflexive des usages de l’expertise scientifique dans le domaine de l’histoire de la peinture, voir les propositions novatrices de GuichArd, 2010, qui propose en particulier une relecture stimulante du travail mené dans le cadre du Rembrandt Research Project, p. 1395-1396, montrant qu’à une ambition d’authentification positiviste a pu se substituer, en cours de recherche, une réflexion beaucoup plus complexe sur les processus de production au sein de l’atelier. Voir aussi Mohen, 1999. Sur la notion de patrimoine elle-même et ses enjeux contemporains, voir leniAud, 2002.

2. Ce groupe de recherche a été à l’origine des projets de laboratoire d’excellence (LabEx) « Patrimoines matériels » (PATRIMA) et d’équipement d’excellence (EquipEx) « Patrimoines matériels : plateforme instrumentale multisite expérimentale » (PATRIMEX) qui ont été sélectionnés par un jury international en 2011. Pour plus d’informations, voir le site www.sciences-patrimoine.org.

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4 REVUE DE SYNTHèSE : 6e SÉRIE, 2014

un savoir autonome par rapport aux enjeux extérieurs qui pourraient les déterminer. Cependant, cette démarche n’a pas pour but d’instaurer une coupure absolue entre un point de vue de la science qui serait surplombant, et les formes d’appropriation et de pratiques des objets patrimoniaux par le monde non-scientifique. La perspective est à la fois plus modeste et plus ambitieuse. Plus modeste, dans le sens où l’objectif est de construire pragmatiquement un langage commun aux sciences du patrimoine, en associant une multiplicité de mondes et d’acteurs. Plus ambitieux, parce que l’axiome rendant possible la constitution de ce monde commun par l’ensemble des acteurs est explicite : il s’agit d’aborder les objets patrimoniaux de manière épistémologique et de mesurer les effets induits d’une telle démarche, dans le temps même où elle s’effectue.

C’est pourquoi la réflexivité est un élément central de cette enquête. Notre ambition transdisciplinaire s’est appuyée sur une méthodologie concrète, la constitution d’une série d’« objets-frontières », sur le modèle proposé par Star et Griesemer en 1989 3. Dans leur étude sur le Muséum de Zoologie Vertébrée de Berkeley, ces deux cher-cheurs montraient comment un monde commun avait pu se définir, à l’intersection de professions, de disciplines et d’intérêts très divers, autour d’un certain nombre d’objets et de procédures permettant la coopération de l’ensemble des acteurs. Notre point de départ a été de reprendre ce modèle désormais classique de description de l’action dans la sociologie des sciences pour en faire un outil pratique guidant notre travail empirique. Le « patrimoine matériel » et les « matériaux anciens » en tant que notions, les dossiers de synthèse des recherches menées et de réponses aux appels à projet qui ont suscité le rassemblement de cette communauté ainsi que l’expérience concrète de leur rédaction, le contexte scientifique et administratif qui s’en dégage, ainsi que les artefacts étudiés, matériaux archéologiques, objets de musée, livres, archives, édifices, ont été considérés comme autant d’« objets-frontières », qui ont permis d’orienter l’ac-tion collective malgré la très grande diversité des acteurs. Le programme de recherche est devenu finalement en lui-même une « expérience-frontière » en temps et grandeur réels, s’appuyant sur le savoir accumulé par la sociologie des sciences pour définir les procédures d’une recherche à venir et, simultanément, pour observer en retour les effets de ces procédures, sans séparer la production collective du savoir de sa remise en perspective critique.

Ainsi, on a fait l’hypothèse qu’une communauté d’acteurs était capable de créer un dispositif expérimental, constitué d’équipes de chercheurs, d’instruments, d’objets et de procédures, permettant de lier pratique scientifique positive et réflexivité socio-logique, et que ce dispositif expérimental pouvait permettre non seulement de décrire pragmatiquement les processus de négociation d’un savoir stabilisé en son sein, mais aussi de conceptualiser épistémologiquement ce savoir. La réflexivité et la sociologie des sciences ne condamnent pas au relativisme dès lors que la pratique, en l’occur-rence le suivi des acteurs dans leur effort de stabilisation d’un savoir commun, est prise au sérieux jusqu’au bout, c’est-à-dire non seulement comme la volonté de trouver une coïncidence d’ « intérêts » dans une « négociation », mais comme la capacité, ce faisant, de construire un cadre épistémologique commun, et de tester ses enseignements

3. sTAr et Griesemer, 1989.

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5É. ANHEIM : MATÉRIAUX ANCIENS COMPLEXES

pratiques pour la production des savoirs pour les sciences du patrimoine, la méthodo-logie, l’instrumentation.

Cet article est le premier résultat de la mise en pratique de ce projet. Il porte sur l’analyse de ces « matériaux anciens » par un « réseau sociotechnique » 4 constitué d’un grand instrument d’observation, le synchrotron SOLEIL, élément technique dont la médiation est décisive dans notre enquête, et d’une équipe de chercheurs, principa-lement physiciens (IPANEMA – CNRS/MCC), travaillant en lien avec des historiens (IEC – UVSQ). Nous sommes partis de l’idée d’observer la manière dont la source synchrotron et l’imagerie photonique, dont l’usage pour l’analyse des matériaux anciens date d’à peine plus de vingt ans et dont les méthodologies sont en plein développement, affecte la connaissance des matériaux anciens, et d’essayer d’en tirer des perspectives générales. Notre objectif dans cet article est donc (a) de décrire comment cette évolu-tion technique a conduit les physiciens à mobiliser empiriquement des notions permet-tant de qualifier leur matériau et les opérations scientifiques effectuées, (b) de proposer une élaboration théorique de ces notions, (c) de viser finalement à l’amélioration des pratiques expérimentales concrètes par une clarification du vocabulaire conceptuel qui les organise, et à la définition d’un cadre épistémologique dans lequel inscrire les sciences du patrimoine 5.

Pour y parvenir, on présentera les principaux aspects de la méthode synchrotron et des matériaux anciens (1), dont on mettra en évidence deux caractéristiques, l’hétéro-généité et la non-reproductibilité (2). Leur étude conduira à montrer l’importance de la notion de « trace » dans l’étude physique de ces matériaux (3), puis son utilisation concrète dans la spectroscopie et l’imagerie synchrotron (4). Enfin, on cherchera à indiquer, pour conclure, des développements épistémologiques à partir de cette notion de trace, en la replaçant dans un ensemble conceptuel plus large, tentant de faire dialo-guer sciences de l’homme et sciences de la nature (5).

MÉTHODE SYNCHROTRON ET MATÉRIAUX ANCIENS

Le synchrotron SOLEIL est un très grand instrument de recherche localisé sur le plateau de Saclay. Source intense de lumière (photons), SOLEIL constitue à la fois un centre mettant à la disposition d’utilisateurs des dispositifs expérimentaux alimentés par la source de lumière et un pôle de compétence particulier en développement méthodologique, instrumental et scientifique. Depuis fin 2003, le CNRS, le ministère

4. Akrich, 1987 et 1989. 5. Il importe ici de préciser la méthodologie suivie pour la rédaction de ce texte. L’origine de

l’étude repose sur les échanges entre les auteurs durant les travaux préparatoires à la constitution des projets de LabEx et d’EquipEx ; une seconde phase a correspondu à la circulation croisée de textes de référence entre les auteurs, portant sur les enjeux méthodologiques et théoriques propres à leurs disciplines. L’identification de thématiques et de concepts communs a conduit à une troisième phase, celle du travail collectif sur des objets spécifiques, y compris dans l’observation du déroulement concret des opérations d’analyse scientifique, de manière à intégrer la dimension expérimentale à la réflexion. Les notes accumulées par les différents auteurs au cours de ces phases du travail ont ensuite donné à une nouvelle élaboration par une véritable écriture collaborative, débouchant sur cette publication.

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6 REVUE DE SYNTHèSE : 6e SÉRIE, 2014

de la Culture et SOLEIL ont commencé à concevoir une plateforme de soutien et de recherche destinée à l’étude des matériaux anciens, intitulée IPANEMA, qui exerce des fonctions de soutien aux utilisateurs de l’archéologie, de la paléontologie, du patrimoine culturel, des environnements anciens, et développe deux axes métho-dologiques principaux en analyse des données et imagerie/spectroscopie avancée. Ce travail s’inscrit dans le cadre de ce deuxième axe et accompagne le développement et l’optimisation des méthodes d’imagerie et de spectroscopie liées au synchrotron, dont le principe repose sur les mécanismes physiques d’interaction lumière/matière. La source synchrotron, par ses caractéristiques (brillance extrême, large étendue spec-trale, accès aux cohérences spatiale et temporelle, polarisation, etc.), est employée en complément des sources de laboratoire lorsqu’un meilleur rapport signal/bruit ou une haute sélectivité spatiale et/ou spectrale sont recherchées. Les mécanismes d’inte-raction mis en jeu se traduisent par plus de 50 méthodes analytiques qui nous infor-ment sur la composition, la structure, les propriétés des matériaux. Dans le domaine de l’étude des matériaux anciens, les méthodes synchrotron les plus employées nous renseignent sur la composition élémentaire des éléments majeurs aux éléments-traces (fluorescence de rayons X), l’organisation électronique et magnétique locale, et ce faisant la spéciation chimique (absorption X, photoémission, spectroscopies infrarouge et UV/visible), la structure et la texture des composés organisés (diffraction et diffusion des rayons X). Ces méthodes connaissent une utilisation en très forte croissance pour l’étude des matériaux anciens 6.

Cette croissance forte et récente fait de la source synchrotron appliquée aux maté-riaux anciens un terrain privilégié pour une lecture épistémologique et réflexive de la démarche analytique mise en œuvre dans le domaine des sciences du patrimoine, et des innovations techniques et conceptuelles rendues possibles. Cette démarche est d’au-tant plus nécessaire qu’elle vise, en plus de contribuer à la théorie épistémologique, à une optimisation très concrète de l’utilisation de ces méthodes, des instruments qui les mettent en œuvre et des concepts engagés dans ces opérations. En effet, l’augmen-tation des capacités analytiques est telle qu’elle conduit à rechercher des approches rationalisées et formalisées conceptuellement pour optimiser la quantité d’information collectée et les séquences instrumentales, par rapport au temps d’analyse et de trai-tement des données. La dimension quantitative du problème montre que la question fondamentale posée par l’usage du synchrotron dans l’analyse des matériaux anciens est à la fois celle de la performance de l’instrument, qui permet de nouveaux déve-loppements en imagerie, et celle des procédures d’enquête et d’interprétation. L’accu-mulation de données rendue possible ne garantit pas toujours un accroissement de la capacité scientifique à rendre compte du matériau étudié. En ce sens, la puissance d’un grand équipement comme le synchrotron SOLEIL fournit une illustration des limites de ce que serait une perspective strictement positiviste : son utilisation exige, au contraire du sens commun, une complexification de la construction des connaissances, faute de quoi l’on risque l’ensevelissement sous les données, et de passer à côté des résultats sortant de notre attente. En somme, si l’application des méthodes synchrotron ouvre

6. Pour des informations complémentaires, le lecteur est invité à consulter la littérature spécialisée et les références indiquées dans les articles de revue, voir BerTrAnd, 2007, 2011, 2012a et 2012b.

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de nouvelles perspectives à l’analyse des matériaux anciens, ce n’est pas seulement parce qu’elles augmentent la puissance d’analyse et donc, la capacité de connaissance brute et positive du matériau, c’est aussi parce qu’elles conduisent les chercheurs à reformuler les concepts qui guident leurs manipulations et les interprétations de ces dernières, et à procéder à des réagencements de leurs méthodes de travail.

Cet effort de reformulation dans le cours de la recherche empirique a conduit les physiciens d’IPANEMA à une nouvelle conceptualisation liée à ces évolutions techniques. Notre collaboration a rapidement mis en évidence le fait qu’un certain nombre de concepts utilisés par les physiciens au cours de leurs travaux, et servant concrètement de support à la préparation puis à l’interprétation des manipulations instrumentales, avaient une parenté frappante avec des concepts courants permettant de décrire les opérations historiographiques, par exemple : trace, échelle, données, corpus, collections, contexte. Le croisement entre une technique analytique et une classe d’objets, les matériaux anciens, a donc produit le développement d’un outil-lage conceptuel au cours même de l’expérimentation, phénomène sur lequel nous voudrions nous interroger maintenant. Le rapprochement entre les notions employées par les utilisateurs du synchrotron et celles des historiens pourrait ne pas avoir de signification épistémologique forte, d’autant que le vocabulaire de description scien-tifique, au sens large, partage bien souvent des racines scolaires communes. Mais la simultanéité chronologique dans l’usage de ces notions durant ces trois dernières décennies, au sein des deux communautés scientifiques, et leur caractère opératoire dans un cas comme dans l’autre, du point de vue des acteurs, incitait à approfondir la réflexion, pour tenter de comprendre s’il était possible de considérer ces concepts comme véritablement communs, constitutifs d’un même langage scientifique, ou si du moins, l’exploration de leurs « grammaires » respectives, tant dans l’action que dans la langue, pourrait permettre des clarifications conceptuelles et méthodologiques pour les sciences historiques, dans la lancée des réflexions sur le paradigme indiciaire et les jeux d’échelles, mais aussi pour les sciences physiques, en s’interrogeant sur la pertinence de ces concepts de traces, d’échelles ou de contexte de la donnée pour la micro-analyse spectroscopique des matériaux anciens.

Nous regroupons communément, sous l’appellation « matériaux anciens », les matériaux de l’archéologie, du patrimoine culturel (paradoxalement, le cas échéant jusqu’aux périodes actuelles), de la paléontologie et des environnements anciens. Ce terme recouvre par conséquent une très grande diversité de matériaux du point de vue de leur composition, de leur structure comme de leur usage. La notion d’ « ancien » mérite une attention particulière car elle est davantage qu’un adjectif qualificatif : son emploi dans le milieu de l’analyse physico-chimique est révélateur du fait qu’il s’agit d’abord de qualifier une forme d’approche d’un matériau donné. En un certain sens, qui excède l’usage courant mais qui est valable en théorie, les matériaux anciens sont tous les matériaux, y compris les matériaux contemporains, couramment étudiés en contexte patrimonial (les matériaux de l’art contemporain ou des produits de restauration et leur vieillissement en sont un bon exemple), considérés sous l’angle de leur transformation dans le temps et de leur temporalité. Cela concerne bien évidemment davantage des matériaux réellement « anciens », c’est-à-dire éloignés dans le temps, mais en réalité, la question est moins celle de la distance temporelle (qui a des effets, par exemple

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l’ignorance du contexte d’élaboration du matériau et l’impossibilité, corollairement, de le synthétiser simplement) que d’une approche qui considère le matériau dans son altération, c’est-à-dire non dans son identité idéale originelle, mais dans des caracté-ristiques singulières acquises avec le temps, qui font écart. Cet écart par rapport à une saisie du matériau subsumée aux caractéristiques générales de sa nature physique relè-verait ainsi d’une inspiration « relative », non pas au sens courant du « relativisme » sociologique, mais au sens de la physique : il s’agit d’étudier un rapport différentiel, dont l’origine et l’actualité sont les termes extrêmes et, en fait, second par rapport à l’objet réel qui est le rapport lui-même : le vieillissement du matériau, la réaction de la structure aux contraintes mécaniques d’un geste technique, les changements de phase pendant une étape de chauffe, etc. 7 En ce sens, on pourrait rapprocher le terme « ancien » du terme « historique » 8, lorsqu’il est employé non pas pour désigner le passé, mais le processus d’altération opéré par le déroulement temporel – dans le sens où les sciences humaines et sociales sont des sciences « historiques » parce que l’objet de leur étude, qu’il s’agisse de la littérature, de l’anthropologie ou de l’histoire, est pris et transformé par le temps.

La convergence des concepts, comme trace, échelle, donnée, contexte, semble n’être que la partie émergée d’un iceberg partagé par les différentes disciplines se préoccupant des matériaux « anciens ». Loin d’être un rapprochement fortuit, nous proposons de voir dans leur usage par les spécialistes des sciences historiques comme par les physiciens et chimistes des matériaux anciens, la conséquence d’une logique commune, celle de la qualification des objets engagés par la recherche. Les « maté-riaux anciens » des physiciens et des chimistes paraissent semblables aux « docu-ments », archives, manuscrits et artefacts divers étudiés par les historiens : non seulement parce qu’ils peuvent, occasionnellement, leur être commun (tel tableau, tel vestige archéologique, tel livre ancien), mais parce que la visée scientifique sur l’objet est convergente. Il s’agit d’étudier l’objet en tant qu’il est pris dans le temps et transmis jusqu’à nous, avec tout ce que cela comporte d’un point de vue épistémo-logique. Cela présuppose ainsi la notion d’altération, au sens le plus étymologique (le fait de devenir autre, et non pas seulement de se détériorer), et celle de singu-larité 9. La nature du matériau étudié, de même que celle des concepts mis en jeu, font donc signe vers un horizon épistémologique commun, celui où la connaissance scientifique se construit sur des singularités, avec des situations expérimentales non-reproductibles et une distance temporelle rendant parfois impossible la recons-titution contextuelle de la genèse et de l’évolution de l’objet. Dans cette hypothèse, leur rapprochement interdisciplinaire ne relève pas de l’analogie, au contraire : en un certain sens, ici, les physiciens-chimistes et les historiens essaient bien de parler « de la même chose ». Il s’agit de se demander dans quelle mesure leurs dispositifs

7. Merci beaucoup à Vincent Bontems pour ses suggestions sur ce point. 8. ArchAmBAulT de BeAune, 2007.9. Ces emplois d’altération et de singularité, dans un contexte épistémologique lié aux sciences

historiques, renvoient en particulier aux analyses de cAsToriAdis, 1975, sur l’altérité/altération propres aux sociétés humaines dans le temps, mais qu’on peut aussi, en retournant le concept vers les objets, appliquer aux non-humains, ainsi qu’aux propositions de WeBer, 1965, sur les sciences socio-historiques comme sciences de la singularité.

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9É. ANHEIM : MATÉRIAUX ANCIENS COMPLEXES

techniques, leurs manipulations concrètes et leur langage permettent ou non de donner lieu à une épistémologie enjambant la frontière entre sciences humaines et sciences de la nature.

HÉTÉROGÉNÉITÉ ET NON-REPRODUCTIBILITÉ

Les matériaux anciens possèdent un certain nombre de caractéristiques communes à l’aune de leur analyse synchrotron, qui conditionnent fortement le processus analytique. Une caractéristique essentielle de ces matériaux est leur utilisation dans les processus scientifiques destinés à mieux comprendre les évolutions et transformations historiques, qu’il s’agisse de préciser le processus de production d’un objet, son utilisation ou son alté-ration. En complément des informations stylistiques et géochronologiques et des sources textuelles, quand elles existent, la micro-analyse des matériaux des artefacts archéolo-giques, des objets du patrimoine culturel et des témoins paléo-environnementaux conduit à des informations essentielles 10. Ces informations peuvent contribuer à répondre à des questions utilitaires : diagnostiquer l’altération d’un objet avant restauration, rassembler des indices concernant l’authenticité ou l’attribution d’une œuvre, élaborer des procédés de conservation et restauration. Mais au-delà d’un usage strictement positif, elles peuvent aussi contribuer à reconstruire des processus, des actions et des réseaux, par exemple en comparant des sources possibles de matières premières, ou en décrivant les étapes d’une chaîne opératoire. Elles nous permettent également en retour de décrire des lois de comportement à long terme, telles celles régissant l’altération des objets dans leur contexte dépositionnel (taphonomie) ou muséal. Enfin, l’étude matérielle des objets anciens et de leur environnement laisse augurer de la conception de matériaux archéo- ou paléo-mimétiques intégrant certaines propriétés des matériaux anciens qui nous sont parvenus, comme la résistance à l’altération à long terme. Dans cette perspective, la micro-analyse synchrotron des matériaux anciens apporte l’identification de constituants chimiques, la quantification de propriétés physico-chimiques ou mécaniques, et permet d’améliorer la segmentation, classification et comparaison des données collectées. Enfin, toutes ces opérations ont des effets en retour sur les techniques elles-mêmes, ce qui peut être d’une grande importance dans le développement de l’instrumentation – d’où le caractère à la fois théorique et empirique du travail sur la clarification des concepts que nous proposons ici.

Dans cette première contribution consacrée à la micro-imagerie de matériaux anciens complexes, nous nous sommes proposé de partir d’une première notion utilisée couramment par les physiciens et les chimistes pour qualifier de façon descriptive les matériaux anciens, celle d’hétérogénéité, qui découle directement des caractéristiques « historiques » évoquées précédemment, pour essayer d’en expliciter les usages et les fondements théoriques.

10. reGerT, 2006 ; spoTo, 2000 ; pollArd, 2008 ; renfreW, 2000.

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10 REVUE DE SYNTHèSE : 6e SÉRIE, 2014

Hétérogénéité

Les matériaux anciens sont souvent particulièrement hétérogènes du millimètre au nanomètre, tant du point de vue de leur composition que de leur organisation. Il faut souligner ici la polysémie du terme « hétérogénéité » lors du processus d’ana-lyse : complexité locale de la composition d’un mélange, et complexité spatiale de l’organisation multi-échelle d’un matériau. Du fait tant de leur composition origi-nelle que de leur transformation, intentionnelle ou non, ces matériaux présentent une composition (déterminée spectralement) et une organisation (spatiale), et ce faisant des propriétés complexes 11.

La composition des assemblages étudiés est particulièrement complexe du fait de l’hétérogénéité « initiale » des matériaux constitutifs des artefacts et écofacts 12, qu’ils soient d’origine biologique (colles, résines, matériaux ligneux, fibres textiles…), ou minérale (pigments, métaux, terres céramiques, etc.). L’altération au temps long intro-duit souvent des perturbations physico-chimiques considérables. Il est ainsi classique de la part des expérimentateurs de décrire les échantillons comme contenant « tout le tableau périodique », et conduisant à des spectres ou diagrammes complexes s’appa-rentant à « une forêt de pics » (en fluorescence ou diffraction de rayons X par exemple). Cette complexité chimique de dirty materials dépasse largement la seule composition élémentaire. Ainsi, minéraux et produits organiques sont mélangés et peuvent réagir pour former des composés d’interaction superficiels (adsorbats), voire hybrides (poly-mères réticulés, savons, formation de composés organo-métalliques, solutions solides, etc.). Même en s’intéressant à un seul élément chimique, son état d’oxydation ou son environnement chimique local peut résulter de mélanges complexes à toutes les échelles accessibles.

Si la composition chimique des matériaux est diversifiée localement, elle peut en outre varier fortement d’un point à l’autre de l’échantillon. Les systèmes apparaissent fréquemment stratifiés, inclusionnaires, texturés, anisotropes, interfaciaux, traduisant la ségrégation originelle des composés et l’impact des lois qui régissent le compor-tement thermodynamique et cinétique des matériaux lors de leur production, de leur usage ou de leur vieillissement. Le geste de l’artiste ou de l’artisan peut être ici déter-minant : tri des matériaux, dépôt de couches en peinture ou procédés céramiques, travail mécanique du métal, des matériaux lithiques, etc. L’information enregistrée par les matériaux, contrainte par son hétérogénéité originelle, peut donc imposer un degré de complexité supplémentaire. Des échelles caractéristiques d’hétérogénéité peuvent généralement être définies pour les systèmes étudiés. Dans des cas aussi distincts que la surface corrodée d’un objet en métal ou les couches picturales d’une peinture de chevalet, l’hétérogénéité peut être présente au long de plus de 7 ordres de grandeur, du nanomètre au centimètre. Les méthodes résolues spatialement, qu’elles résultent de l’excitation par faisceaux électroniques, ioniques ou photoniques, notamment synchro-tron, nous informent sur les matériaux à ces différentes échelles, nous y reviendrons dans un prochain article. Les faisceaux photoniques du térahertz aux rayons X durs

11. BerTrAnd, 2012c.12. Entendu ici au sens des vestiges matériels animaux, végétaux ou minéraux. Terme utilisé en

résonance avec celui d’artefact réservé aux objets produits par l’homme.

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entrainent des phénomènes résonants du centimètre à l’angström. Les dimensions ultimes des objets sondés, imposées par les phénomènes physiques étudiés, sont contraintes généralement par la limite de diffraction qui s’exprime typiquement sous la forme λ/2NA, où l’ouverture numérique NA est d’ordinaire comprise entre 0,5 et 1,7.

Ces acceptions du terme hétérogénéité ont des impacts distincts sur l’analyse en spectroscopie et en imagerie des matériaux anciens : nécessité de discriminer les composants individuels d’un mélange dans le premier cas, de visualiser un matériau à ses différentes échelles dans le second. Ces deux niveaux de complexité conduisent à des spécificités analytiques très fortes, orientant fortement les protocoles de caracté-risation, que nous nous proposons d’illustrer et de discuter, dans la mesure où le choix conceptuel guide concrètement l’expérimentation.

Non‑reproductibilité

Il faut rappeler que l’échantillonnage constitué par les matériaux anciens n’a pas de validité statistique en tant que tel : ne peuvent être évidemment étudiés que les matériaux ayant survécu à une disparition complète, ce qui détermine a posteriori, de l’origine et de la conservation de ces matériaux, l’analyse scientifique qu’on peut en faire. Ce biais fondamental est cependant difficile, voire impossible à corriger, si ce n’est par une attention soutenue à ce qu’on pourrait appeler « la part manquante » (en archéologie, source du biais taphonomique), ce en quoi, une nouvelle fois, les sciences physiques appliquées aux matériaux anciens sont très proches des sciences historiques. Cependant, une autre caractéristique de la transmission des matériaux anciens a encore plus de conséquences sur leur étude. En effet, la complexité des matériaux étudiés en archéologie et patrimoine culturel, qu’ils partagent avec ceux des sciences de l’environ-nement, de la Terre et certains champs des sciences de la vie et de la médecine légale, entraîne une conséquence épistémologique majeure avec l’impossibilité de reproduire ces matériaux ad libitum. Le caractère non-reproductible des matériaux est renforcé par la rareté, voire l’unicité, des objets étudiés ou encore plus, des prélèvements effectués pour analyse, notamment dans le cadre du patrimoine culturel et de la paléontologie. La production de matériaux modèles à partir de protocoles de vieillissement artificiel se heurte également à de grandes difficultés théoriques et méthodologiques.

Approcher les matériaux anciens par des matériaux modèles réclamerait à la fois une connaissance précise de leurs constituants d’origine et de leur histoire physico- chimique – du procédé à l’altération – qui nous sont le plus souvent inconnus. Quand bien même toutes ces informations seraient-elles connues, la sensibilité des systèmes étudiés aux conditions initiales et à de petits écarts d’environnement ou de contexte rendrait extrêmement complexe leur approximation par la simple reproduction des différentes étapes de leur vie. Leur évolution thermodynamique et cinétique est donc tellement complexe que nous nous trouvons dans le cadre de matériaux au comporte-ment chaotique déterministe. Ceci n’entraîne pas, loin s’en faut, que nous ne puissions rien dire sur ces matériaux, mais plutôt que les lois de comportement auront un carac-tère stochastique, avec une influence forte de l’échelle spatiale considérée.

Epistémologiquement, l’absence de reproductibilité, dans la plupart des cas, entraîne le fait que les hypothèses formulées sont non‑testables dans une durée compatible avec

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l’activité de recherche, ce qui confère à la notion d’expérience, au sens de la tradition galiléenne et popperienne, un statut tout à fait particulier. Ces stratégies expérimen-tales diffèrent ainsi grandement de celles adoptées dans d’autres champs de recherche où les propriétés des matériaux modèles peuvent pour partie être optimisées en ligne avec le processus de caractérisation. Il y a ici une proximité forte avec les matériaux des sciences de l’environnement et de la Terre, et avec la médecine, mais aussi, para-doxalement, avec une « pensée par cas », selon l’expression de Jacques Revel et de Jean-Claude Passeron, qui n’est pas l’apanage des sciences humaines 13. Ainsi, comme le soulignait il y a cent cinquante ans Claude Bernard, le chercheur est ramené à une position d’observateur, à partir de laquelle il construit sa démarche scientifique – à condition de considérer l’observation comme une opération scientifique active, et non comme une contemplation 14. Une approche observationnelle et comparatiste, cher-chant à donner une description globale des systèmes, constitue généralement le point de départ d’une analyse telle quelle, avec deux conséquences fortes : la nécessité de comparer avec méthode des observations recueillies selon des procédures spécifiques (au sein d’un corpus, d’une collection, voire d’un seul objet en étudiant les contrastes au sein de celui-ci par des méthodes d’imagerie), et celle de coupler les méthodes analytiques pour constituer « un faisceau de preuves».

DE L’HÉTÉROGÉNÉITÉ À LA TRACE

Pertinence des traces

L’une des réponses conceptuelles apportée à cette hétérogénéité, avec des consé-quences expérimentales majeures, est l’introduction de la notion de « trace », dont il faut souligner d’emblée le caractère polysémique (« très petite quantité perceptible » dans la première acception, « marque laissée par une action » dans le second cas). L’ambivalence de ces usages est en elle-même problématique d’un point de vue épisté-mologique, mais aussi pour la méthodologie concrète, qui désigne par un même terme deux formes d’enquête expérimentale apparemment différentes. L’approfondissement de la réflexion sur cette notion et la tentative de mettre en évidence un noyau théorique au croisement des divers emplois du mot, sont ainsi emblématiques de notre effort d’éclairer les fondements théoriques des sciences du patrimoine en même temps que d’en aider le développement empirique – même s’il ne faut pas perdre de vue que le concept est ici choisi comme exemplaire de notre démarche, et non pas parce qu’il permettrait à lui seul de résoudre l’ensemble des questions soulevées ici.

13. pAsseron et revel, 2005. 14. BernArd, 1865 : « au point de vue du raisonnement expérimental les mots observation et

expérience pris dans un sens abstrait signifient, le premier, la constatation pure et simple d’un fait, le second, le contrôle d’une idée par un fait. Mais si nous n’envisagions l’observation que dans ce sens abstrait, il ne nous serait pas possible d’en tirer une science d’observation. La simple constatation des faits ne pourra jamais parvenir à constituer une science. On aurait beau multiplier les faits ou les observations, que cela n’en apprendrait pas davantage. Pour s’instruire, il faut nécessairement raisonner sur ce que l’on a observé, comparer les faits et les juger par d’autres faits qui servent de contrôle. Mais une observation peut servir de contrôle à une autre observation. »

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Ainsi, depuis une cinquantaine d’années et le développement des méthodes d’ana-lyse neutronique, électronique, ionique et de rayons X 15, un effort particulièrement important en sciences de la conservation et en archéométrie a été porté vers l’analyse de la composition en ce qu’on a appelé des « éléments-traces », par des méthodes telles que NAA/PGAA, ICP-MS/AES, ED/WD-XRF, microsonde de Castaing, PIXE/PIGE, etc. Il a ainsi été montré que le suivi de la teneur en éléments-traces depuis un gisement géologique jusqu’à une pierre précieuse ou une obsidienne permettait dans certains cas d’en inférer la provenance et ainsi de dessiner des voies de circulation et d’échange des produits ou semi-produits. Historiquement, les premières analyses synchrotron, par fluorescence X, de matériaux archéologiques ont été développées avec cet objectif 16, et l’analyse synchrotron à micro-échelle peut apporter des contributions essentielles dans ce contexte du fait de sa brillance. Nous avons par exemple contribué à montrer que la détermination de la composition en éléments-traces d’inclusions fayalitiques micro scopiques sélectionnées, par micro-spectroscopie de fluorescence X confocale, permettait de préciser la provenance d’artefacts médiévaux en fer 17, dont l’établisse-ment de la provenance est particulièrement ardu sinon impossible à partir des teneurs macro scopiques. Le concept de « teneur en éléments-traces » est particulièrement adapté à des objets différentiables non pas tant à partir de leur composition élémentaire moyenne dominée par les majeurs, que de petits écarts à cette composition moyenne, généralement traitées en perturbation.

Au-delà de la composition en éléments‑traces, les écarts au comportement moyen peuvent être de natures extrêmement diverses : phases minérales traces 18, défauts cris-tallins 19, changement local de degré d’oxydation, de spéciation chimique 20, etc. Cette ségrégation peut tout aussi bien refléter l’hétérogénéité du matériau initial, une réacti-vité localisée, la ségrégation des composés non (ou partiellement) miscibles au cours de la fabrication, de l’usage ou de l’altération du matériau. Ainsi, N. Salvadò et al. ont souligné la présence de phases cristallines traces dans des pigments verts à base cuivre d’une œuvre du peintre catalan Jaume Huguet et concluent à l’importance de ces traces minéralogiques comme marqueur de technologies de préparation de ces pigments et de l’altération 21. La présence de traces de phases néoformées à haute température (ou de leur absence) signe également les plages de température atteintes lors des cuissons céramiques 22. Nous y voyons une extension du concept de trace, au-delà de l’informa-tion élémentaire de l’élément-trace.

Parallèlement, à l’échelle microscopique à laquelle nous travaillons, l’information critique se niche souvent dans des anomalies localisées spatialement : inclusions 23, clusters et agrégats, interfaces, etc. Cette localisation peut être mise en relation avec la

15. renfreW, 2000 ; reGerT, 2006a et 2006b. 16. hArBoTTle, 1986 ; BrissAud, 1989 ; BrissAud, 1990. 17. leroy, 2011 et 2012. 18. sAlvAdo, 2002. 19. Thoury, 2011. 20. roBineT, 2011. 21. sAlvAdo, op. cit. 22. leon, 2010.23. leroy, 2011.

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seconde acception du terme trace, « marque(s) laissée(s) par une action », l’« action » se traduisant non pas tant par une altération minime, que par une série de consé-quences physico-chimiques à l’échelle locale. Au-delà de l’information issue de la résolution du problème inverse visant à identifier l’« action », ces défauts localisés spatialement peuvent entraîner des propriétés particulières (mécaniques notamment : par la présence de défauts cristallins localisés) ou constituer des centres particuliers de réactivité, origine potentielle de la nucléation de phases d’altération au cours de processus d’oxydo-réduction. Ainsi, l’observation de traces d’hydroxychlorure de fer β‑Fe2(OH)3Cl dans des objets en fer corrodés par méthodes d’absorption X synchro-tron entraîne une relecture de leur mécanisme de corrosion dans les sols, ces phases conductrices étant susceptible de changer profondément, même à l’état de traces, le mécanisme d’oxydation des métaux, notamment quand elles percolent 24.

Le sens de cette extension du concept de trace est très important d’un point de vue épistémologique : la trace n’est pas un simple élément ponctuel, elle est révélatrice d’un processus dynamique, comme le travail du peintre ou de l’artisan, et permet de réins-crire l’information dans une réflexion sur l’histoire de l’objet patrimonial, et non seule-ment sur sa caractérisation. Cette extension de la trace est en étroite parenté avec l’usage que les sciences historiques peuvent faire du même concept, qui trouve également son origine dans une démarche de caractérisation (par exemple, l’attribution des tableaux à partir de détails par l’historien d’art Morelli, dans le modèle de Carlo Ginzburg 25), mais qui peut être étendu à une réflexion globale sur la discipline, souvent définie dès la fin du xixe siècle comme une « connaissance par traces » 26. Il est possible dans cette pers-pective d’envisager la connaissance produite par l’analyse synchrotron (mais ce serait vrai d’autres formes d’investigation physico-chimiques) comme processuelle ou dyna‑mique. Il s’agit donc de souligner que même au niveau expérimental, la nature du savoir produit par les sciences physico-chimiques ne saurait être réduite à une contribution positive et statique (datation, composition originale, origine géographique, etc.), même si elle y participe 27, et que les informations ainsi recueillies participent à la réflexion sur des processus historiques complexes, dans la durée.

Remarquons que les deux acceptions de la « trace » développées ci-dessus n’entre-tiennent pas nécessairement de relation directe avec la notion d’intentionnalité, plutôt à rechercher du côté du processus analytique. De même que dans la notion voisine utilisée dans les sciences historiques, la trace n’est pas fondamentalement intentionnelle, ou du moins pas volontaire (c’est même le fondement de la méthode de Morelli et du para-digme indiciaire de Ginzburg), et peut donc revêtir un caractère « inattendu » pour le chercheur – on pourrait dire que les traces sont des constructions du processus scienti-fique (on revient ici en partie à la notion bachelardienne de « phénoménotechnique », mais dans un contexte où les expériences ne sont pas reproductibles) ; qu’il s’agit de qualifier, conceptuellement, des caractéristiques observées ; et que l’historien comme le physicien instituent, voire constituent (expérimentalement) les traces, dans

24. reGuer, 2007. 25. GinzBurG, 1989. 26. Anheim, 2004, p. 155-156.27. GuichArd, 2010.

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le sens où ils donnent le statut de trace à des discontinuités ou des irrégularités qui deviennent dès lors significatives. La recherche de telles singularités nécessite donc d’élargir suffisamment le spectre des signaux détectés, des méthodes instrumentales et la dynamique spatiale, pour ne pas risquer de passer à côté. Ceci explique l’intérêt de méthodes à faibles présupposés, « holistes », pour l’étude des matériaux anciens. Ainsi, l’analyse organique par spectroscopie infrarouge menée classiquement sur des systèmes organiques, pourra être employée pour rechercher des traces organiques dans des maté-riaux inorganiques. Les approches multi-élémentaires sont également souvent préférées, comme le fait de travailler à relativement haute énergie en fluorescence X (et en émis-sion stimulée sous faisceaux ioniques ou électroniques) pour pouvoir observer simulta-nément un large ensemble d’éléments chimiques, notamment en approche exploratoire.

SPECTROSCOPIE ET IMAGERIE SYNCHROTRON DE MATÉRIAUX ANCIENS

La grande majorité des méthodes mises en œuvre nécessite l’étude de prélèvements – généralement de micro-prélèvements, pour deux raisons essentielles. Les photons sont peu pénétrants aux énergies les plus intéressantes. Mis à part pour certains types d’informations (densité électronique), les reconstructions 3D sont difficiles car elles résultent d’un problème inverse requérant la modélisation des interactions des photons incidents, fluorescés, diffusés dans des matériaux complexes. De ce fait, les expé-riences visent généralement à caractériser la stratigraphie de coupes minces préparées à partir de prélèvements. Les méthodes sont alors qualifiées d’invasives et peuvent porter sur de très petits volumes de matière, classiquement (100 µm)3.

Pour l’étude des matériaux anciens, et notamment de leurs « traces », les méthodes synchrotron apportent des spécificités particulièrement intéressantes, en complément des outils portables et de laboratoire :

La spectroscopie micro‑ et nano‑focalisée. L’analyse microfocalisée sur source synchrotron a connu un développement très important depuis la fin des années 1990. Il sera bientôt possible de mettre en œuvre des méthodes de spectroscopie avec une résolution spatiale sans précédent de quelques nanomètres, la résolution maximale actuelle atteignant 30 à 50 nm dans la gamme des rayons X moyens / durs, pour l’étude de traces localisées. Leur usage se développe néanmoins à grands pas pour les sciences de la vie et des nano-matériaux. Elles bénéficient également, sur un autre plan, d’un jeu de valeurs favorable incitant à l’emploi de méthodes de nano-caractérisation, la micro- et a fortiori la macro-échelle pouvant apparaître comme ringardisées. Ces méthodes nano-résolues ont encore du mal à se frayer un passage dans l’étude des matériaux anciens, sauf dans des cas très spécifiques. Leur quasi absence d’uti-lisation à ce jour pour les matériaux anciens peut partiellement être expliquée par le fait que notre compréhension de la complexité de ces matériaux à l’échelle du micro-mètre est déjà dans la plupart des cas fragmentaire. Une exception pourrait par exemple être l’étude des lustres, nano-particules métalliques qui, plongées dans une matrice verrière, donnent brillant et doré aux céramiques médiévales islamiques 28. L’analyse

28. prAdell, 2008.

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par des nano-faisceaux peut s’avérer particulièrement ardue. Par ailleurs, les méthodes de caractérisation nano-focalisée imposent des contraintes expérimentales extrême-ment fortes sur la préparation, la manipulation et l’environnement des échantillons, et la brillance des faisceaux employée est également source potentielle d’altération.

La sélectivité en énergie d’excitation et de détection. La complexité des maté-riaux étudiés et de leur organisation spatiale requiert l’utilisation de techniques permet-tant de décorréler le plus efficacement possible les signatures de chacun des composés présents en concentrations relatives parfois très variables dans un milieu hétérogène. En spectroscopie ainsi qu’en imagerie, la dynamique de sélection dépend de la capacité d’ajuster la largeur de la bande passante et la longueur d’onde centrale de la gamme d’excitation (rayons X, UV/visible, IR) et de détection. Le caractère blanc du rayon-nement synchrotron, qui permet cette accordabilité continue, constitue ici une spéci-ficité centrale par rapport aux autres sources disponibles. L’utilisation de systèmes à bande passante réduite en détection, notamment à cristaux, permet de réduire la bande passante en détection et conduit à des systèmes offrant une meilleure résolution spec-trale en détection (WDX pour la fluorescence X, analyseurs arrières en diffraction des rayons X, filtres et réseaux en UV/visible) pour mieux décorréler les signatures spectrales des constituants individuels présents dans des mélanges hétérogènes. De manière corollaire, il en est de même de l’exploitation de la sélectivité en excitation (rayons X, UV/visible) résultant du spectre continu obtenu sur source synchrotron. Ainsi, l’obtention de spectres, cartographies et images d’une même zone obtenue pour différentes énergies d’excitation est également un paramètre pertinent pour optimiser le pouvoir de séparation de composés minoritaires. L’analyse par μ‑XANES de la dégra-dation du pigment jaune de cadmium au sein de couches picturales est un exemple de l’exploitation de la sélectivité de l’énergie du faisceau excitateur pour la segmentation et l’identification de composés à l’échelle micrométrique 29.

Le balayage rapide. Cette approche repose sur le déplacement spatial contrôlé d’objets par rapport au faisceau pendant l’acquisition ponctuelle en spectroscopie (rayons X, UV/visible, FT-IR) dans le but de générer des cartographies spectrales. L’utilisation de supports/platines motorisées permet le déplacement nanométrique de l’échantillon devant le faisceau d’analyse. La résolution spatiale des cartes obtenues dépend de la taille du spot d’analyse irradiant l’échantillon mais également du pas de translation utilisé, le sur-échantillonnage spatial pouvant permettre d’augmenter la résolution spatiale sans trop affecter le rapport signal/bruit. Les informations spectrales ainsi obtenues à haute résolution spatiale permettent la caractérisation de zones micro ou sub-micrométrique, pour la caractérisation du contexte spatial de traces. Ainsi, le développement de méthodes de macro-balayage X de tableaux entiers repose sur la collecte de l’information (notamment par fluorescence et de diffraction de rayons X) sur des zones importantes d’objets, par exemple des tableaux entiers, pour en déter-miner les variations de composition, au sens propre comme figuré 30.

L’essor de la spectro‑imagerie. L’étude de tels matériaux bénéficie grandement de mesures à haute résolution spatiale et faible bruit effectuées sur de larges zones

29. vAn de snickT, 2009. 30. dik, 2008 ; Bull, 2011.

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spatiales. La spectro-imagerie concerne aujourd’hui tout aussi bien l’infrarouge (imageurs FPA), l’UV/visible (nouvelles générations de CCDs) que les rayons X (CCDs et CMOS couplés à des scintillateurs, nouveaux détecteurs à pixels aujourd’hui aux performances limitées mais dont le développement bénéficie de moyens impor-tants). En spectro-imagerie, des images hyperspectrales sont collectées à la fois à hautes résolutions spectrale et spatiale. La taille de chaque image générée est typiquement de 100 × 100 à 1000 × 1000 pour des images de 0,01 à 1 mégapixel. Le développement de la spectro-imagerie réside dans l’optimisation de paramètres tels que la modélisation de la fonction de transfert optique, de la sensibilité spectrale, de la taille et de la non unifor-mité du détecteur. À l’instar des applications menées à l’échelle macroscopique 31, la spectro-imagerie rassemble donc les informations spatiales récoltées en analyse plein champ, et les données spectrales obtenues en analyse ponctuelle par spectroscopie. Les « cubes » d’images ainsi constitués permettent de relier les données spatiales, rassemblées dans deux dimensions du cube, aux données quantitatives spectrales dans la troisième dimension, l’énergie d’excitation pouvant constituer une quatrième dimension. La constante amélioration des performances de détection des photosites qui composent les capteurs permet leur miniaturisation et mène conjointement à l’augmen-tation des résolutions et des dynamiques spectrale et spatiales des spectro-imageurs et la diminution des temps d’acquisition des données.

L’exploitation d’autres paramètres permettant d’augmenter les capacités de sépa-ration spatiale et spectrale des techniques de spectro-imageries et microscopies peut également être prise en compte. Ainsi, l’exploitation de la réponse temporelle d’un matériau à une excitation temporellement très étroite (pulse inférieur à la nanoseconde) est une piste méthodologique qui fait l’objet de développements importants dans le but d’en étudier la potentialité pour la caractérisation physico-chimique de matériaux à micro-échelle. Ainsi l’exploitation des données temporelles complète les données spectrales pour discriminer des matériaux anciens. Cette ségrégation temporelle est, par exemple, reportée pour l’analyse en luminescence sur des sources classiques (FLIM – Fluorescence lifetime imaging) de composés organiques au sein de fresques murales datant de la Renaissance 32.

Illustrons notre propos par un exemple spécifique. Nous avons étudié des inclusions piégées dans de micro-prélèvements du fer provenant d’armures anciennes produites par le procédé « direct » et potentiellement issues du nord de l’Italie (régions de Milan et Brescia) conservées dans la Wallace Collection de Londres (Royaume-Uni) 33. À elles seules, les teneurs élémentaires du métal ne permettent pas d’en préciser la provenance. Une telle étude repose sur la corrélation entre les compositions élémentaires des mine-rais (signature d’un « espace sidérurgique »), celles de scories produites lors de la réduc-tion du métal, et celles d’inclusions piégées dans les artefacts résultant de l’ensemble de la chaîne opératoire de fabrication métallurgique. Ces dernières sont parfois nommées inclusions de scories (anglais : « slag inclusions »). La présence et la composition chimique de ces inclusions résultent du maintien d’une température de chauffe inférieure

31. delAney, 2010.32. comelli, 2000. 33. leroy, 2010 ; leroy, 2011.

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à celle requise pour la fonte du fer. Certaines, vitreuses, sont des néosilicates de type fayalitique (fayalite : Fe2SiO4). Elles contiennent certains éléments-traces, notamment des éléments dits lithophiles (par opposition à sidérophiles) qui ségrégent dans ces phases plutôt que préférentiellement dans le métal. La distribution constatée en éléments-traces résulte des coefficients de partage entre matrice métallique, scories et inclusions au long du processus métallurgique. Un rapport constant entre les teneurs élémentaires d’un ensemble d’éléments dans des minerais, scories et objets de provenance connue confirme que ceux-ci ont un comportement identique, exploités conjointement pour retracer le parcours du minerai jusqu’à l’artefact 34. Ce sont ici les concentrations qui sont exploi-tées, en réalité à un facteur d’échelle près (i.e. des ratios de concentration).

La spectroscopie de fluorescence X confocale sur source synchrotron permet d’ob-tenir des mesures de composition élémentaire dans des micro-volumes. Elle résulte de la focalisation des faisceaux de photons tant incidents que fluorescés à l’aide d’optiques de rayons X bordant le trajet optique du volume analysé. Cette mesure est réalisée sur des coupes transverses obtenues par découpe de micro-prélèvements métalliques. Sur les plus grandes inclusions, la bonne corrélation entre mesures effectuées au synchro-tron et par ablation au laser avec plasma à couplage inductif et spectrométrie de masse met en évidence les potentialités de la technique. Cette méthode permet l’analyse d’in-clusions de petite taille (10 µm ou moins) enfermées dans une matrice métallique qui a été longuement travaillée par martelage pour en chasser les inclusions les plus grosses et en améliorer la tenue mécanique. Cette approche a notamment permis d’étayer les soupçons des conservateurs qui, sur critères stylistiques, pensaient que certaines armures étaient des imitations ne provenant pas d’Italie du Nord, mais aussi d’ali-menter la réflexion sur les processus de fabrication, la circulation des techniques de travail du métal et le statut de ces objets eux-mêmes, identifiés au point d’être imités.

Notre relecture de ces travaux à l’aune du présent propos modifie notre appréhension qualitative de l’objet d’étude. L’opération de mesure peut être divisée en cinq temps :

1. recherche de la singularité, de la « marque », que constitue l’inclusion par un processus d’exploration spatiale de la surface d’un micro-échantillon hétérogène. Nous y reviendrons dans un prochain article, les inclusions sont généralement disséminées spatialement. Il est donc nécessaire d’optimiser la chaîne de mesure et le protocole analytique pour une caractérisation à forte « dynamique » spatiale multi-échelle : courses des platines, débattement sans risque de collision avec les dispositifs de mesure, champ des microscopes de visée utilisés pour le positionnement, etc. ;2. test de chaque inclusion pour sélectionner celles de type fayalitique, et optimiser les futures conditions de mesure. Il s’agit notamment ici d’effectuer une mesure explora-toire des éléments présents pour en tester la composition et vérifier la possibilité de doser sélectivement la composition de l’inclusion sans « taper » sur la matrice métal-lique. C’est une sélectivité spatiale en 3D (dans le plan de l’échantillon comme en profondeur) qui est requise pour cette étape de tri et d’optimisation des conditions de mesure employées à l’étape suivante ;

34. leroy, 2012.

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3. mesure de l’intensité des rayons X fluorescés en exploitant la sélectivité spatiale en 3D et celle dans le plan spectral excitation/émission : sélectivité spectrale en excitation pour analyser le signal des traces en présence de quantités importantes de fer en se plaçant à des énergies inférieures à celle du seuil K de cet élément (E=7,1 keV) pour l’analyse des éléments légers ou bien au-dessus pour les éléments de nombre quan-tique Z plus élevé, enfin sélectivité spectrale en émission en mesurant à suffisamment haute énergie le profil des raies d’intérêt pour décorréler les contributions des différents éléments, et intégrer ceux correspondant aux éléments présents à l’état de traces avec un rapport signal/bruit suffisant. La résolution spectrale en détection est ici critique et occasionne le développement de détecteurs spécifiques, et notamment de dispositifs dispersifs en longueur d’onde sur synchrotron 35. Une dynamique globale en détection est requise afin de pouvoir détecter le maximum d’éléments discriminants et affiner les signatures obtenues. Certains éléments-traces peuvent ne pas avoir été prévus aupara-vant et se révèlent pendant la mesure, voire pendant le traitement des données, d’où la nécessité d’une approche holiste ;4. calculs de correction et rejet des inclusions en dehors de gammes de composition extrêmes, issues de contaminations (revêtement des fours et creusets, ajouts, etc.), pour se cantonner à la population médiane 36 ;5. analyse statistique intra-échantillon et intra-corpus requérant un maximum d’élé-ments chimiques (12 dans réf. 34, par exemple), une taille suffisante de corpus et la laborieuse détermination de signatures d’espaces sidérurgiques de référence. Un niveau de discrimination suffisant ne peut pas reposer sur l’analyse des ratios de concentration en élément-traces donnés pris deux à deux, mais en analysant de manière multivariée le comportement de l’ensemble des éléments traces lithophiles. Nous profitons ici de la richesse d’information de l’objet multidimensionnel par comparaison à la somme des informations provenant des ratios de concentration individuels.

Quand la trace est-elle instituée en tant que tel par l’expérimentateur ? Notons tout d’abord que la trace ici considérée et suivie n’est pas le corpus d’inclusions en lui-même, ni une inclusion prise isolément mais bien la teneur en certains éléments-traces d’un corpus d’inclusions sélectionnées sur des critères physico-chimiques. Dans le cas présent, l’inclusion, comme la plupart de ses éléments-traces eux-mêmes, est initialement constitutive du minerai. Il ne s’agit donc pas de caractériser un apport à un objet en fer pur qui n’aura jamais existé mais d’y tracer une trace complexe, à la fois bornée spatia-lement (les micro‑inclusions) et spectralement (l’émission des éléments‑traces). Un trai-tement « en perturbation », au sens physique, est suivi qui renvoie donc au pendant d’un métal pur idéalisé. Le critère retenu pour tracer (et surtout classer) in fine est cette trace complexe. Cette discrimination relève de comportements singuliers par classes définis pour chaque couple minerai d’origine/procédé métallurgique. En outre, il serait faux de dire que nous n’avons pas de présupposé sur ce que va être la trace, même si de nouvelles stratégies de discrimination peuvent apparaître au cours de l’analyse. Dans notre cas, l’approche globale, la plupart des éléments dont la teneur trace va être exploitée et les lois de comportement physico-chimiques qui délimitent un champ des possibles imposant

35. szlAcheTko, 2010.36. dillmAnn, 2007.

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des contraintes aux limites sur les concentrations et coefficients de partage atteignables, sont bien identifiés sinon connus au préalable. Par contre, c’est la combinaison précise des signatures employées et du protocole expérimental qui va se dégager pendant l’expé-rience et le traitement statistique des données et autoriser une classification adaptée à chaque couple d’espace sidérurgique (minerai, procédé métallurgique). En un mot, au risque d’une tautologie, nous pouvons donc dire que « la trace, c’est la caractéristique physique qui discrimine » et qui est généralement découverte avec l’expérience.

CONCLUSION : PERSPECTIVES ÉPISTEMOLOGIQUES

Tentons de synthétiser les premiers éléments apparus au cours de ce travail. Nous nous sommes appuyés sur l’observation d’un « réseau sociotechnique », intégrant la prise en compte comme acteurs du processus scientifique, non seulement des objets (développement de la notion d’hétérogénéité) mais aussi de leur impact en termes d’instrumentation (développement de la question des traces et de l’adaptation des méthodes expérimentales synchrotron à cette notion), et mettant en contact des cher-cheurs issus des sciences historiques et des sciences physico-chimiques. Le protocole suivi, consistant à partir du lexique conceptuel permettant de décrire les opérations effectuées lors de la recherche, a paru pertinent, dans la mesure où il a permis de mettre en évidence un certain nombre de notions, parmi lesquelles nous avons distingué, pour débuter cette enquête, la « trace » – même s’il faut rappeler qu’il s’agit d’un premier exemple, et non d’un modèle à partir duquel construire l’ensemble d’un système théo-rique. La remontée vers l’amont, constitué par les dispositifs techniques employés et les objets patrimoniaux étudiés, a conduit à donner une place fondamentale à la ques-tion de l’hétérogénéité (et à un de ses corollaires instrumentaux – la dynamique), et à sa dimension profondément historique et taphonomique, définissant des problématiques scientifiques singulières. Cette dimension singulière et historique des objets saisis par l’expérimentation inscrit le travail conduit sur ces matériaux avec la source synchro-tron dans un cadre théorique très proche de celui des sciences historiques. Le rappro-chement transdisciplinaire sous-tendu dépasse donc largement une simple convergence de vocabulaire : le statut des objets considérés dans cette épistémologie est voisin, voire semblable, ce qui a posteriori n’est pas très étonnant.

Une approche pragmatique faisant des objets patrimoniaux des objets-frontières n’empêche donc pas, bien au contraire, d’envisager la construction d’une épistémo-logie commune dans laquelle des notions comme la trace n’ont pas un fonctionne-ment analogique, au contraire de beaucoup de tentatives transdisciplinaires – et nous ne sommes paradoxalement pas si éloignés ici du projet de « synthèse » au sens d’Henri Berr, en particulier tel qu’il se redéfinit et s’élargit à l’occasion de la création du Centre international de Synthèse à partir de 1925, à propos duquel il écrit : « L’objet du Centre international de Synthèse est de travailler à l’unification des sciences histo-riques, à l’unification des sciences de la nature, à l’unification enfin de ces deux ordres de connaissances ; pour cela, de mettre en lumière les grands résultats du travail scientifique, de préciser les problèmes d’interscience, d’en ménager et d’en hâter la solution » 37.

37. Cité dans BiArd, Bourel et BriAn, 1997, p. 14.

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Dans le cas des objets et des méthodes qui nous occupent, il s’agit bien ici d’un seul et même problème intellectuel, qui résulte de la saisie par la connaissance scien-tifique d’objets singuliers 38 et hétérogènes pris dans des processus d’altération tempo-relle – de la physique comme science historique... La résolution de ce problème passe par le prolongement de notre travail en situation expérimentale et réflexive. À cet égard, le choix qui consiste à décrire d’un point de vue épistémologique le fonctionne-ment sociologique et expérimental du réseau constitué autour de notre expérience est central : il s’agit de considérer que les concepts pragmatiques mis en jeu par les scien-tifiques de plusieurs disciplines, dans leur interaction avec les objets et les instruments, sont susceptibles d’une élaboration théorique, et que cette élaboration aura, en retour, des effets de clarification sur la démarche scientifique, y compris dans ses aspects les plus concrets. Le choix des notions utilisées pour rendre compte du fonctionnement des expériences scientifiques est fondamental, car ces notions permettent le nouage de l’interaction homme/objet/instrument. Si l’on reprend la notion de trace telle que nous l’avons ici mise en œuvre, on constatera qu’elle est ainsi à la fois un concept théorique qui permet l’élaboration d’un langage scientifique commun, mais aussi une caractéristique physique de l’objet étudié et une donnée construite par l’instrumenta-tion technique. Elle est donc l’un des points stratégiques permettant de rendre compte de la fabrique concrète de la science mais aussi de sa nature théorique. La trace est une caractéristique qui guide la définition et le calibrage de l’expérimentation, en amont, dans la mesure où elle est un élément existant dans le matériau lui-même. Mais elle est aussi ce qui est construit au cours de l’expérience par l’instrumentation, si l’on considère qu’il n’y a pas d’obstacle à ce que quelque chose soit à la fois doté d’une existence matérielle et construit par la démarche scientifique. Enfin, elle est l’outil d’interprétation de l’expérience, en particulier, si on la considère d’une manière exten-sive, ce par quoi l’analyse des matériaux anciens peut s’engager dans la construction d’une connaissance dynamique et processuelle, et pas seulement statique et factuelle, enrichissant ainsi la démarche de l’analyse physico-chimique. Un des aspects de l’épistémologie-frontière que nous essayons d’élaborer est donc qu’elle est une connaissance par les traces.

Encore faut-il s’entendre sur cette dernière proposition, qui ne se superpose pas tout à fait à une notion comme le « paradigme indiciaire » de Carlo Ginzburg, même si cette dernière a enrichi notre démarche, ou à l’idée d’ « observation indirecte » courante dans l’épistémologie des sciences historiques. La trace, telle que nous l’avons d’abord utilisée, pragmatiquement, puis telle que nous l’avons théorisée, réflexivement, a trois caractéristiques fondamentales.

1. Elle possède deux significations distinctes dans son usage courant par les cher-cheurs, sans distinction de discipline (« très petite quantité perceptible » et « marque laissée par une action »). On fera cependant valoir qu’il est possible de délimiter l’unité théorique de la notion. En effet, on peut considérer que la trace est un écart singulier, ou bien quantitatif – très peu – ou bien qualitatif – une discontinuité, une irrégularité, une

38. Tout en restant généralement descriptibles stochastiquement.

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marque qui distinguent et identifient. C’est dans ce caractère discriminant et singulier 39 que se situe, non pas le sens éternel de la notion de trace, mais la signification épisté-mologique rendant son usage pertinent dans la pratique scientifique actuelle. 2. Cette unicité construite à partir d’une irrégularité considérée comme signifiante, qui vaut aussi bien dans les sciences physiques que dans les sciences historiques, rend la notion utile, en particulier, dans la description d’objets singuliers et transformés, et on pourrait conjecturer un emploi dans des champs aussi divers que l’astrophysique, la médecine ou les sciences du langage. Une telle interprétation de la notion de trace permet d’envisager une avancée par rapport à la compréhension traditionnelle du terme et à son ambivalence ; cependant, elle a aussi pour corollaire des conséquences théori-ques dont il faut prendre la mesure. La trace comme singularité n’est pas à concevoir dans un rapport à un système (en ce sens, il ne s’agit pas d’un écart au sens structura-liste), mais dans un rapport à une régularité, ou plus exactement à l’horizon d’attente d’une régularité. Ce rapport interne entre trace et régularité dans le langage scienti-fique rend difficile l’adoption d’un paradigme indiciaire, selon l’idée de Ginzburg, qui l’oppose à la nomologie galiléenne. La trace ne doit en effet pas être naturalisée, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a pas des propriétés réelles et objectives. Comme nous l’avons dit plus haut, elle a ceci de spécifique d’être instituée en tant que trace par le processus scientifique à travers le crible réducteur des observables atteintes par l’expé-rience, tout en existant objectivement. Ce processus d’institution, qui correspond à l’identification et à la production d’un écart, ne peut s’opérer que dans un rapport à une attente prévisible, à une régularité – même s’il s’agit d’un rapport pragmatique et révisable. La dimension nomologique ou galiléenne n’est donc peut-être pas le point à partir duquel définir aujourd’hui l’activité scientifique, mais elle n’est pas non plus forcément un simple fantasme ou un obstacle. Elle est aussi un élément du processus de construction du savoir et elle sous-tend la connaissance par les traces ; l’une n’est pas possible sans l’autre. La distribution de ces écarts présuppose des lois de comporte-ment des matériaux ou des régularités du fonctionnement socio-historique, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèses ou de fictions permettant l’étayage logique. On serait donc conduit ici à renoncer à la pertinence de l’opposition entre sciences de l’observation et sciences de l’expérience, ou du moins au privilège de ces dernières pour définir la scientificité – et on serait, par la même occasion, conduit à mettre en doute l’opposition entre sciences socio-historiques et sciences de la nature, à un certain niveau de la géné-ralisation épistémologique. 3. Le choix de ce niveau de généralisation ne signifie pas qu’on atteigne à une abstrac-tion telle que le discours épistémologique ne dise plus rien de la pratique concrète des scientifiques, ni qu’on restaure la science, dans son unité ontologique. Il signifie seule-ment qu’on tente de reconstruire, par la pragmatique et l’expérimentation réflexive, les conditions de possibilité théorique d’une forme de discours qu’on qualifiera de « scien-tifique ». À ce titre, les traces, telles qu’on vient de les définir, sont des constructions, ou plus exactement, des élaborations théoriques d’éléments réels auxquels on confère une valeur singulière. C’est donc la pratique et le discours de la science qui définissent les traces, plutôt que les traces qui définissent la science. À ce titre, on considérera

39. Ou singulier « par classes » quand il s’agit de classifier, de segmenter un corpus ou la surface d’un micro-échantillon.

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donc avec prudence tout modèle voulant fonder sur la seule notion de trace l’ensemble d’une épistémologie disciplinaire ou interdisciplinaire, ou l’ensemble d’un rapport théorique au passé. Les difficultés posées par la notion de trace sont trop nombreuses pour qu’on surdétermine toute une approche de la science par cette unique notion et qu’on fasse porter sur elle seule le poids d’un rapport théorique à la singularité et aux effets du déroulement temporel. Une épistémologie-frontière, construite par exemple sur le terrain des sciences du patrimoine, doit sans doute être holiste, c’est-à-dire s’appuyer sur un nombre relativement important de propositions liées les unes aux autres et définissant la forme de connaissance produite et les processus de cette produc-tion, et non pas chercher une seule notion comme clé de voûte du savoir et de la science.

Une conséquence directe de notre travail est l’exploitation pratique qui peut être tentée, visant notamment à extraire des informations directement opérationnelles pour affiner le processus méthodologique d’analyse des matériaux anciens. La perspec-tive de rencontrer des traces inattendues lors du processus d’exploration nécessite par exemple de laisser suffisamment ouvert le champ des possibles pour ne pas se couper de possibilités de détection d’informations inattendues. Cette nécessité de « décaler le regard » est fondamentale pour l’analyse de matériaux anciens. Elle peut également expliquer pour partie l’intérêt d’approches photoniques exploratoires ne requérant qu’un niveau de présupposés très faible sur le matériau étudié (approches multi- élémentaires par exemple), au moins lors des étapes exploratoires précédant une analyse plus approfondie.

La notion de trace est très importante dans la pratique des scientifiques spécialistes des matériaux anciens, dans leur langue courante et dans les représentations qu’ils se font de leur travail, qu’il s’agisse des physiciens ou des historiens impliqués dans le projet. Elle semble par là même pouvoir fournir l’un des éléments adéquats à une élaboration théorique, posant les jalons d’un langage scientifique commun, dans la pratique comme dans la théorie. Les éléments de ce langage doivent cependant être explorés davantage, afin de tenter d’en décrire la structure épistémologique – même si la notion de trace, d’emblée, fait signe vers certaines caractéristiques : la possibi-lité d’un monisme épistémologique, le renoncement au strict paradigme galiléen, le holisme méthodologique, les réserves à l’égard d’une distinction entre sciences de l’expérimentation et sciences de l’observation, ou encore entre observation directe et observation indirecte. Nous proposons donc de poursuivre cette démarche réflexive et épistémologique visant à affiner les approches et les concepts sous-jacents à ces nouvelles capacités d’étude des archéomatériaux dans une prochaine contribution, en abordant les notions corrélatives d’échelle, de donnée, de corpus et de contexte à partir de la pratique de l’imagerie hyperspectrale appliquée aux matériaux anciens.

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