Gumperz et la justice sociale1
Monica Heller CRÉFO/OISE, Université de Toronto
[email protected]
Une part importante de l’attention portée à l’œuvre de John Gumperz
repose sur la façon dont il nous a permis de saisir comment
l’interaction sociale établit le sens. Son travail sur la
communication interculturelle a également été primordial, quoique
vraisemblablement plus controversé. Dans cet article, j’explore la
manière dont les deux notions sont liées à la préoccupation pour la
justice sociale, en observant la production de la différence
sociale dans l’interaction interpersonnelle. Pour y parvenir, il
faut revenir sur certaines critiques adressées à l’œuvre de Gumperz
sur la communication interculturelle et examiner quels genres de
concepts et de données peuvent nous aider à éviter certains des
pièges des explica- tions trop culturalistes de l’inégalité
sociale, tout en nous permettant de découvrir que la langue et la
culture demeurent, néanmoins, impliquées dans sa fabrication
sociale.
La notion de contextualisation de Gumperz repose sur l’idée que les
gens sont socialisés pour associer conventionnellement des
ressources communicatives particulières à des cadres
d’interprétation spécifiques, de sorte que l’interaction est, selon
lui, en grande partie un processus
1. Cet article est la traduction de « Gumperz and Social Justice »,
Journal of Linguistic Anthropology, 23 (3), 2014 : 191-197. Avec
l’autorisation de son auteur et de l’Ame- rican Anthropological
Association.
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d’inférence (Gumperz 1982). À son avis, ce processus n’est ni
immuable ni universel, autrement nous ferions tous les choses de la
même façon, tout le temps, et nous n’aurions aucune difficulté à
comprendre ce que veulent dire les autres tant que nous
partagerions le même système linguistique de base. Nous n’aurions
jamais à nous plaindre à nos amis de la mauvaise réaction de nos
partenaires intimes à la plupart de nos spéculations les plus
innocentes sur le monde, ni à nous sentir perplexes quand nous
regardons d’autres gens faire allègrement ce que nous n’aurions
jamais rêvé faire nous-mêmes (par exemple, toucher – ou ne pas
toucher – de véritables étrangers, ou se tenir à une distance qui
nous semble très proche ou très lointaine quand ils parlent).
Il explique que les gens fonctionnent de différentes façons dans le
monde, et mettent en œuvre des processus d’inférence selon les
groupes auxquels ils appartiennent. Au moins une partie de ce
processus sem- blerait arbitraire : Gumperz n’explique pas
pourquoi, par exemple, pour certains groupes une intonation
descendante pourrait signifier une affir- mation et une intonation
montante, une question, tandis que d’autres ne font pas une telle
association. Cet exemple particulier, beaucoup de lecteurs le
sauront, est donné dans Crosstalk (1979), documentaire de la BBC
consacré à l’œuvre de Gumperz : nous y voyons des employés blancs à
l’accent britannique faire la queue pour le déjeuner à la cafétéria
d’une grande entreprise. Un serveur d’origine sud-asiatique leur
demande ce qu’ils souhaitent manger, et, la sauce étant un choix de
garniture pour un plat principal, s’ils en veulent ou non, en
employant une intonation descendante que la plupart des
Britanniques (et Américains du Nord) parlant l’anglais associent
avec une affirmation et non avec une question. Les clients
interprètent ceci comme grossier et même agressif.
Pour Gumperz, il existe simplement une différence arbitraire dans
la façon dont la même courbe d’intonation indique une question ou
une déclaration. Cette différence, aurait-t-il souligné, est due
aux mondes séparés dans lesquels ces conventions sont construites :
une intonation descendante pourrait indiquer n’importe quoi (ou
rien), mais dans le contexte de communication particulier qu’il a
étudié, cette intonation indiquait des questions pour un groupe
d’interlocuteurs mais des affir- mations pour un autre groupe.
Puisqu’elle signifie quelque chose pour les deux groupes, elle peut
être considérée comme une base pour l’in- férence. Ne sachant pas
si ces courbes sont culturellement variables, les inter locuteurs
peuvent seulement mobiliser leurs cadres personnels pour faire
l’inférence à chaque fois que l’interaction le nécessite. Je vais
noter ici que ce commentaire, bien sûr, ne tient pas compte du rôle
possible
GUMPERZ ET LA JUSTICE SOCIALE / 43
des positions sociales des interlocuteurs (personnes de souche
britannique et de race blanche par opposition aux personnes
d’origine sud-asiatique et racialisées ; les femmes ou les hommes ;
les serveurs ou les consomma- teurs ; et ainsi de suite) dans la
façon dont ils font de telles inférences et la raison pour laquelle
ils les font ; cette critique sera traitée plus en détail
ultérieurement.
D’autres éléments de communication semblent plus étroitement liés à
la culture, au moins dans la mesure où, par exemple, certains
groupes pourraient valoriser la pensée individuelle, et par
conséquent accorder aux gens le temps de réfléchir à la réponse à
une question, tandis que d’autres pourraient croire en l’importance
d’une action collective et se précipiter donc pour finir les
phrases des uns et des autres – autrement dit, au moins dans la
mesure où les comportements particuliers de com- munication peuvent
être considérés comme des manifestations matérielles ou la
promulgation d’un ordre moral. En tenant compte de l’indexation
significative à la fois sur le plan arbitraire et culturel, je
soutiendrais que Gumperz a résolu le problème du relativisme
culturel en affirmant que les procédures d’inférence pourraient
bien être universelles, tandis que les détails de ce qui est inféré
au moyen des ressources linguistiques quelconques sont plus
probablement relatifs et variables du fait de leur caractère
arbitraire. Il s’agit là d’une contribution importante pour tenter
de s’éloigner des conséquences destructrices du darwinisme culturel
ou de toute tentative connexe d’appliquer la théorie de l’évolution
au langage, à la culture et à la société, comme l’ont fait le
nazisme, le colonialisme, l’esclavage, ainsi que leurs
manifestations et résurgences contemporaines.
Quoi qu’il en soit, le raisonnement repose sur l’idée de groupe et
par conséquent sur les limites des groupes. S’il existe des
différences culturelles dans les conventions de communication et
leurs fonctions de contextua- lisation, c’est parce que les gens se
retrouvent sur l’idée de différence, en fonction des expériences
qu’ils partagent. Ils s’accordent par conséquent sur la
signification qu’ils donnent à ces différences, et par la suite sur
les conventions de communication qu’ils développent afin d’indiquer
leurs cadres d’interprétation. Le manque de communication entre les
groupes est prévisible, puis, à partir de là, la présumée
séparation entre les groupes empêche les gens de se familiariser
avec les manières des autres, et par conséquent avec la façon de
les interpréter.
Gumperz était très préoccupé par la manière dont ces problèmes de
communication pouvaient entraîner plus qu’un simple inconfort
interactionnel. Il avait remarqué de nombreuses situations dans la
vie quotidienne où, dans l’effort de comprendre les autres, les
gens passent
/ MONICA HELLER44
rapidement de jugements sur l’intelligibilité des énoncés à des
jugements sur la compétence et la légitimité des énonciateurs. Il
pensait que les gens étaient moins susceptibles de considérer la
différence culturelle et la mauvaise communication qui y est
associée que de présumer leurs interlocuteurs stupides,
incompétents, fous ou socialement anormaux. Comme nous l’avons vu
dans l’exemple de la cafétéria de l’entreprise britannique,
entendre un énoncé comme une affirmation plutôt que comme la
question attendue conduit par exemple les clients à évaluer les
serveurs comme arrogants ou négligents plutôt qu’à envisager une
différence culturelle (on ne nous dit pas ce que pensaient les
serveurs). C’est une expérience assez désagréable dans les
rencontres au hasard à l’aéroport ou au magasin du coin, mais pire
encore lorsque les enjeux sociaux sont importants.
Gumperz a fait valoir que la vie urbaine moderne, organisée par des
institutions bureaucratiques anonymes, a créé des « situations-clés
» (key situations) où beaucoup de choses en jeu dans ce qui serait
des rencontres éphémères, sinon relativement sans conséquence, y
changent de dimen- sion. Dans des situations comme les entretiens
d’embauche, des entrevues de diagnostic médical, ou des procès, on
ne consacre pas beaucoup de temps à comprendre ce que quelqu’un
veut dire. Au contraire, on s’attend à ce que certains participants
puissent assez rapidement aboutir à un jugement sur autrui, fondé
en grande partie sur ce qu’il dit et sur la façon dont il le dit,
mais aussi sur le fait de le percevoir uniquement comme un spécimen
monodimensionnel de sa position sociale, plutôt que comme l’être
humain complexe qu’il est en réalité.
En outre, Gumperz a souligné que, puisque les conventions de com-
munication se forment en fonction des limites d’un groupe, les
personnes qui jugent pourraient bien conclure que tout ce qui
s’applique à un membre d’un groupe vaut également pour l’ensemble
du groupe. De cette manière, une mauvaise communication
interculturelle pourrait aussi entraîner des stéréotypes et de là
mener à des formes de préjugés insti- tutionnalisés. Gumperz a mis
le langage au cœur des formes d’inégalité sociale tant émergentes
qu’installées de longue date où les gardiens d’une culture échouent
systématiquement à comprendre et donc à évaluer les membres
d’autres cultures.
En ce sens, Gumperz a pris une position ferme non seulement contre
les conceptions liant le langage et la discrimination, mais aussi
contre les hypo- thèses du déficit culturel et linguistique qui ont
mobilisé une grande partie de la politique sociale des années 1960
et 1970, du moins en Amérique du Nord et en particulier dans le
domaine de l’éducation ; hypothèses qui
GUMPERZ ET LA JUSTICE SOCIALE / 45
perdurent encore aujourd’hui, dans la façon dont les décideurs
politiques conçoivent l’aide à apporter aux groupes dont les
enfants restent marginaux dans les systèmes scolaires
traditionnels. Ce modèle du déficit, reposant sur une longue
tradition de réflexion européenne et nord-américaine sur le
développement relatif de systèmes culturels et linguistiques depuis
au moins le xixe siècle, postule que ce qui est enseigné dans les
écoles représente la plus haute forme de développement intellectuel
sur une échelle univer- selle, et que les élèves doivent y être
exposés avant de fréquenter l’école et y avoir accès en permanence
à l’extérieur des classes pour réussir. Il jette les fondements de
certains programmes avant et après l’école qui existent en Amérique
du Nord depuis les années 1960, et qui visent à faire le pont entre
le monde communautaire et le monde scolaire pour encourager les
élèves soi-disant « à risque » à rester à l’école et à bien y
réussir.
Gumperz et d’autres chercheurs (notamment William Labov 1982 et
Frederick Erickson 1982) ont soutenu que le problème n’était pas
que certains groupes avaient des ressources linguistiques et
culturelles moins bien développées que celles enseignées à l’école,
mais bien qu’il ne s’agissait pas de celles auxquelles les écoles
avaient recours pour effectuer l’évaluation. C’est-à-dire que le
problème ne vient pas d’un déficit linguis- tique, mais bien d’une
différence linguistique. Tout comme nous allons le voir ci-dessous,
alors que cette position (qui est désormais connue comme «
l’hypothèse de la différence » pour expliquer des exemples d’échec
sco- laire particulièrement durables chez certains groupes sociaux
en Europe et Amérique du Nord) a été plus tard critiquée comme ne
portant pas suffisamment attention au fonctionnement des relations
de pouvoir, elle a néanmoins représenté une première étape
importante pour aborder les idéologies qui sous-tendent les
relations institutionnelles de l’inégalité.
Or, ce modèle a été attaqué sur plusieurs fronts. L’un concerne la
question de la généralisation. John Ogbu (1993), anthropologue de
l’éducation, a notamment affirmé que la différence culturelle et
linguis- tique était une explication insuffisante à la réussite et
l’échec scolaire aux États-Unis. Si l’hypothèse de différence était
correcte, a écrit Ogbu, les difficultés scolaires surviendraient
chaque fois que se présenteraient des différences culturelles et
linguistiques. Pourtant, aux États-Unis, certains groupes ont
tendance à réussir mieux que la moyenne à l’école, alors que
d’autres ont tendance à faire pire. La différence ne réussirait pas
à expliquer les meilleures chances de réussite scolaire pour (par
exemple) certaines populations américaines asiatiques, et les
risques accrus d’échec scolaire chez les Afro-Américains. Ogbu a
plutôt soutenu qu’il fallait considérer ce que les groupes
apprennent, au fil des générations, quant à
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leurs destins, en tant qu’ils sont liés à leur position dans la
société et aux ressources dont ils disposent. Pour les immigrants
récents, l’école est l’un des rares moyens par lesquels la société
démocratique libérale maintient l’espoir d’une stabilité
économique, d’une représentation politique et d’une intégration
sociale. Les parents et les élèves investiront dans la réussite
scolaire dans le cadre d’une stratégie afin que l’immigration
fonctionne pour eux. Si cela fonctionne, la leçon qu’on en tire est
que l’investissement dans l’école rapporte, d’une manière ou d’une
autre (quoique Ogbu n’ait pas examiné de près toutes les
différentes formes que de tels efforts pourraient prendre).
Ceci pourrait ne pas s’appliquer aux réfugiés ou à toute autre
personne qui a abouti aux États-Unis non pas de son propre gré,
mais par la force, a été amenée là (comme dans le cas de
l’esclavage) ou incorporée de force (comme dans le cas des
Amérindiens). Certains nouveaux arrivants pour- raient ne pas être
intéressés à rester. D’autres groupes auraient pu essayer sans
succès de faire en sorte que le système fonctionne pour eux.
D’autres encore auraient eu des raisons de croire que le système ne
leur était pas du tout destiné, et que même de bons résultats
obtenus par miracle ne permettraient pas d’aboutir à un statut
social, économique ou politique proportionnel. Par conséquent,
autre chose intervient qui nous oblige à nous demander quelles
différences importent dans la production et la reproduction des
inégalités sociales et à quel moment elles interviennent. Ce n’est
pas, semble-t-il, que les différences ne sont pas jugées
pertinentes ; c’est qu’elles sont tout autant susceptibles d’être
issues de l’inégalité que de la produire. Le problème relève moins
du manque de communication que de la position inégale des
énonciations.
Ce problème est lié à un second en lien avec les limites des
groupes. Alors que la plupart de l’œuvre de Gumperz est axée sur
les rencontres interethniques engendrées par l’immigration
postcoloniale aux États- Unis, en Angleterre et en Allemagne, le
modèle a été adopté par d’autres chercheurs pour examiner la
mauvaise communication par-delà d’autres frontières sociales,
notamment la racialisation post-esclavagiste améri- caine (Erickson
1979, Michaels 1981) ; le sexe (Maltz et Borker 1982, Tannen 1990)
; ou dans un prolongement de l’œuvre de Basil Bernstein en
Angleterre, la classe (Brice Heath 1983, Dannequin 1987, Collins
1988). Dans ces cas, le pont jeté entre les différences sociales et
cultu- relles ne peut être considéré comme récent, et de ce fait
l’argument de l’ignorance de l’autre semble insuffisant.
Comme nous l’avons vu, Ogbu a montré que malgré la ségrégation
raciale, il était rare que les Blancs et les Noirs aux États-Unis
n’aient eu
GUMPERZ ET LA JUSTICE SOCIALE / 47
aucune connaissance les uns des autres. Les Noirs, comme toutes les
minorités, étaient plus familiers avec le groupe dominant que les
groupes dominants ne l’étaient avec la minorité, et ils étaient
tout à fait capables de parler comme un Blanc ; c’était juste qu’en
agissant ainsi, ils trahis- saient leur communauté au risque de ne
jamais être pris au sérieux par les Blancs (Ogbu 1999). De même, il
a été affirmé que, quoiqu’une certaine ségrégation entre les sexes
caractérise la plupart des sociétés, celles-ci ne pourraient
exister s’il n’y avait aucune interaction entre les hommes et les
femmes (Uchida 1992). De la même façon, les différences entre les
classes font partie de la manière dont les sociétés capitalistes
s’organisent. Même si pour certaines personnes, transiger avec les
membres de classes diffé- rentes peut donner l’impression que les
pratiques culturelles rencontrées sont survenues séparément de
leurs différents domaines d’expérience, ces domaines sont en fait
inextricablement liés. Ainsi, les origines des frontières de groupe
ne sont pas simplement une question de distance sociale ; elles
organisent également l’inégalité.
Enfin, une série d’articles (Singh, Lele et Martohardjono 1988,
Kandiah 1991, Sarangi 1994) a mis l’accent sur l’interprétation des
don- nées que Gumperz a présentées. Lorsqu’il soutenait que la
performance communicative avait été mal comprise du fait de la
différence culturelle, les critiques ont montré qu’il existait au
moins une autre interprétation : que les minorités, face aux
évaluateurs blancs, aient vite compris combien leurs chances de
succès étaient infimes et aient agi en conséquence, et que les
évaluateurs blancs n’aient vraisemblablement pas consacré leur
temps ou leur compréhension aux clients ou aux candidats des
minorités. Le racisme, ont-ils souligné, était au moins
minimalement aussi plausible pour expliquer les données que les
différences ; en d’autres termes, comme Uchida (1992 : 559) l’a
exprimé, nous devons miser sur la dominance, et non sur la
différence, pour expliquer les modèles d’interaction. Par exemple,
le silence d’un candidat ou sa résistance à une série de questions
pourraient être compris comme une expression de défaite face aux
inter- vieweurs qui ne prennent pas au sérieux ses
qualifications.
Si importantes que soient ces critiques, il importe de noter
qu’aucune d’entre elles n’a remis en question le fait que la
différence pourrait être liée à l’inégalité, ni que l’interaction
en face-à-face était un espace impor- tant à leur articulation. De
plus, elles laissent en suspens un ensemble de questions : quel
type d’espace l’interaction représente-t-elle ? À quoi pourrait
ressembler l’articulation inégalité-différence ? Et enfin comment
pouvons-nous empiriquement y remédier ? C’est sur ces points que je
voudrais maintenant avancer.
/ MONICA HELLER48
De manière significative, ces critiques ont soulevé des
préoccupations méthodologiques concernant ce qu’il est possible ou
non de percevoir dans les interactions enregistrées. Même si ces
critiques ne remettent pas en question l’opinion de Gumperz selon
laquelle la construction de la différence sociale et son
imbrication dans les relations de pouvoir devaient survenir et être
observables en un lieu, elles remettent en cause le fait
qu’observer les interactions en face-à-face, même dans des
situations clés, puisse être suffisant. Les problèmes soulevés sont
liés d’une part aux leçons que l’on peut tirer de l’interaction en
elle-même relativement à l’expérience des participants ; d’autre
part à la relation entre les consé- quences de l’interaction à
court terme et à long terme (et antécédents) et le rôle que joue
l’inégalité dans la formation des connaissances que les
participants y apportent.
Donc, la première série de préoccupations portait sur la façon dont
l’analyste sait ce qui se passe ; sur les attentes et les
ressources que les par- ticipants apportent à une interaction, sur
la manière dont ils réa gissent à mesure que les événements
interactionnels évoluent, et pourquoi. La réponse méthodologique de
Gumperz à ces préoccupations a été de s’ap- puyer en premier lieu
sur des modèles assez standards de description lin- guistique, et
de souligner que, d’après les techniques d’élicitation et d’ob-
servation, il est possible de décrire les conventions stables
d’utilisation du langage propres à une communauté linguistique
délimitée, tout comme on peut décrire son inventaire phonémique.
Ces modèles devraient être observables, que les interlocuteurs en
soient conscients ou non, dans la mesure où il est possible d’être
témoin de leurs motifs réguliers de co- occurrence avec les
phénomènes contextuels (y compris ce qui précède et ce qui vient
après) ou d’autres aspects du comportement communicatif. Ceci
suppose, bien sûr, que les communautés linguistiques sont
effective- ment stables et limitées, caractérisées peut-être par
une variabilité interne, mais une variabilité que l’on peut
appréhender comme systématique.
Dans un deuxième temps, il s’est appuyé sur des entretiens post hoc
avec les participants pour identifier les moments de tension où
l’on ressentait la présence de la différence et de l’inégalité.
Ici, Auer (1984) a soulevé le problème suivant : ce qu’on peut
récupérer après l’expérience est, au mieux, un compte rendu
approximatif de ce qui se serait passé au moment même ; l’inférence
n’est pas toujours sujette au rappel ni même à la conscience
(Cicourel 1988). Enfin, comme l’a montré à maintes reprises le
penchant réflexif en anthropologie des années 1980, ce que dira
officiellement une personne de minorité à un Blanc venant d’une
université est toujours sujet à une inférence située qui lui est
propre (voir
GUMPERZ ET LA JUSTICE SOCIALE / 49
Lafont 1977). De ce fait, alors qu’il semblait tout à fait clair
que, dans chaque cas identifié par Gumperz, il se passait quelque
chose de pertinent quant aux frontières et inégalités sociales, il
aurait fallu un autre ensemble d’outils et, probablement, un
ensemble différent d’hypothèses prélimi- naires, pour déterminer
précisément ce qui se produisait.
Ces hypothèses préliminaires ont alors un rapport avec les types de
conditions sociales dont nous devons être conscients afin de
comprendre les types de ressources et d’attentes que les gens
apportent à leurs inter- actions, afin d’expliquer ce qui s’y
produit et d’appréhender pleinement leurs conséquences. Pour poser
le problème en termes socio-théoriques, la question est de savoir
quel rôle jouent les interactions dans la structura- tion sociale
(Giddens 1984, Cicourel 2002). Si nous comprenons que les relations
sociales sont toujours en quelque sorte formées par des relations
d’inégalité, nous avons la possibilité de nous demander quelles
formes d’inégalité sont pertinentes pour les participants et les
interactions. Dans un premier temps, nous pouvons nous demander
dans quelle mesure les ressources communicatives sont également
réparties, ou plus précisé- ment, qui a accès à quels types de
ressources communicatives et qui en détermine la valeur, et par
conséquent qui a le droit de juger qui et pour quels motifs. Un tel
élargissement de la perspective, à partir des détails
d’interactions spécifiques, requiert d’envisager les interactions
comme se trouvant dans des réseaux ou des domaines de connexion
évoluant à la fois dans le temps et dans l’espace (Giddens 1984),
tout en se posant le problème de savoir qui ou quoi possède de la
valeur : toutes préoccupa- tions également présentes dans les
notions de Bourdieu de « marché linguistique » et de « champs
symboliques d’activité » (Bourdieu 1982).
De plus, il devient nécessaire d’incorporer les histoires et les
trajec- toires : ce que les gens savent déjà (comme l’a fait valoir
Ogbu) sur la façon dont les marchés sont structurés et sur la
manière dont inter- viennent vraisemblablement les processus de
catégorisation sociale qui limitent leur vie et celle de tous ceux
qu’ils connaissent, dans certains types d’institutions sociales
contrôlées par certains types de personnes avec certains types de
résultats surdéterminés. Cela ne veut pas dire que la structure
sociale détermine l’interaction sociale (ce qui est, je pense, une
lecture erronée de Bourdieu et de Giddens), mais plutôt que ces
deux facteurs sont liés d’une manière complexe et pas toujours
prévisible, qui peut inclure la production ainsi que la
reproduction ; les conséquences prévues, imprévues et perverses ;
la résistance ainsi que la complicité et la collusion (Willis 1977,
Foley 1990). En d’autres termes, une partie du problème
ethnographique consiste à découvrir où les interactions se
/ MONICA HELLER50
situent dans les réseaux temporels et spatiaux, comment les
ressources qui y sont en jeu circulent et sont évaluées, et à
comprendre la manière dont les conditions orientent alternativement
les participants vers des intérêts et des manières spécifiques de
faire les choses ou sont assez souples pour permettre l’innovation,
la création, l’invention, la production.
Il importe de noter que la plupart des données que j’ai citées ici
(les- quelles indiquent une approche historique et ethnographique
plus large ainsi que plus centralement informée par l’économie
politique) sont contemporaines de l’œuvre de Gumperz. Le défi a été
de trouver le pont méthodologique parmi les approches plus axées
sur les dynamiques de l’interaction et celles qui visent davantage
les histoires de vie, les processus institutionnels, la circulation
des personnes, des biens et des discours, autrement dit, qui
occupent des dynamiques temporelles plus longues et spatiales plus
larges. Il a aussi été parfois difficile de trier ce que nous
croyons en réalité à propos de la relation entre l’interaction
sociale et la structuration sociale. La dichotomie entre les
soi-disant approches macro et micro de l’étude de la vie sociale se
décompose à la lumière de la pers- pective de Gumperz : l’une ne va
effectivement pas sans l’autre et on ne peut certes pas expliquer
le processus social sans disposer d’un lieu où ce processus social
se produit. Ce qui reste à développer, ce sont les consé- quences
théoriques et méthodologiques concrètes de cette perspective.
L’œuvre de Gumperz a ouvert une piste d’enquête où la question
centrale consiste à savoir comment la différence sociale est liée à
l’inégalité sociale. Il a montré combien il est important de
prendre au sérieux l’idée que le langage est une dimension centrale
des processus sociaux et un terrain clé pour l’enquête sur les
problèmes classiques de la théorie sociale : quels types de
catégorisation sociale sont logiques en fonction de quelles condi-
tions historiques ? Comment les pratiques et les expériences
individuelles sont-elles liées au positionnement dans ces processus
de classification sociale ? Quelle est la relation entre
l’agencement et la structure ?
À cet égard, son œuvre jette les fondements des approches contem-
poraines liant la contextualisation et le cadrage à l’indexicalité
et à l’idée qu’il est impossible de tout simplement lire la
signification sociale dans la forme linguistique. La position que
nous adoptons, notre perspective, est liée à la façon dont la
position sociale limite ce que l’on peut savoir et ce que l’on
pourrait vouloir réaliser, mais ne les détermine pas. La
variabilité peut représenter une ressource pour créer la différence
sociale et l’inégalité sociale, mais elle peut aussi en être le
produit, tout comme l’a souligné Ogbu.
GUMPERZ ET LA JUSTICE SOCIALE / 51
En repoussant les limites de la description linguistique et ethno-
graphique, Gumperz a soulevé des problèmes astucieusement reconnus
par ses critiques ; mais on ne doit pas considérer que ces derniers
ont ébranlé la valeur de l’œuvre de Gumperz, car ils nous ont
plutôt montré où nous conduisent ses théories – au-delà de
l’attachement aux systèmes et aux ensembles vers des processus qui
estompent les distinctions onto- logiques entre le langage et la
société. Ce fut également le résultat d’un engagement partagé
envers la justice sociale ; résultat qui était certes un produit de
l’époque, et des histoires personnelles, mais qui reste d’autant
plus pertinent de nos jours.
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