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Gilbert Prouteau

MONSIEUR L'INSTITUTEUR

L'âge d'or de la laïque

Albin Michel

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© Éditions Albin Michel S.A., 2000 22, rue Huyghens, 75014 Paris

www.albin-michel.fr

ISBN : 2-226-11413-0

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À la mémoire de mon père et de ma mère, instituteurs de village.

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Avant-propos

Ce livre n'est ni un mémoire, ni un manuel, ni une thèse, ni un plaidoyer. Il est composé comme un dos- sier, qui rassemble les grandes heures, les grandes figu- res et le Grand Œuvre de l'école laïque :

— sa genèse et ses métamorphoses ; — ses avatars et ses avanies ; — sa maturation et son éclosion. Ce dossier a vocation d'évocation. Il a pour objet de restituer les travaux et les jours de

l'école, depuis l'époque si proche et si lointaine de la misère, de l'ostracisme et de la vassalité.

De retracer les épisodes et les péripéties de cette que- relle doctrinale qui pendant un siècle a coupé la France en deux.

D'éclairer quelques figures légendaires des fils d'insti- tuteur, ceux qui, selon le mot de Malraux, sont des orfè- vres de civilisations, d'Alain-Fournier à Jules Romains ou Marcel Pagnol.

D'aborder quelques « morceaux choisis » des maîtres de notre littérature qui ont consacré une part de leur œuvre à l'école et aux instituteurs, d'Alphonse Daudet a Emile Zola, de Lamartine à Hugo.

Et de se terminer sur une lettre ouverte au ministre de l'Éducation nationale.

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Il ne manque plus à ces écrits que les gouaches et les pastels de l'enluminure pour illustrer ce qui pourrait prétendre à devenir l'« Album des très riches heures de l'école laïque ».

La querelle de la liberté de l'enseignement qui a si longtemps opposé l'Église à l'État a des racines séculai- res. L'Église veut former des militants chrétiens, l'État veut éduquer des citoyens français.

Ces finalités divergentes ont sécrété les ferments de l'antagonisme qui allait générer pendant deux siècles une guerre larvée, jalonnée de lois et de décrets, de caba- les et de procès, de révoltes et d'affrontements, de rixes et d'émeutes, de coups de poing et de coups de fusil.

L'Assemblée des évêques de France publia un communiqué au lance-flammes où l'agnostique cédait le pas à l'agonistique : « Les lois de laïcité n'ont de lois que le nom. Un nom usurpé. Elles ne sont que la cor- ruption de la Loi. Des violences plutôt que des lois sco- laires. » La tradition des outrages et des injures allait subsister longtemps dans les bulletins paroissiaux où les anathèmes étaient écrits d'une encre mêlée de fiel et de vitriol :

« L'école laïque est un moule où l'on jette un fils de chrétien pour qu'il s'échappe en renégat. »

« C'est l'école sans Dieu qui fait les insoumis, les voleurs, les assassins, les apaches de toutes s o r t e s »

La Grande Guerre contribua puissamment à l'apaise- ment des passions. Le cardinal Salièges put lancer du haut de sa chaire : «Je vous interdis d'attaquer l'institu- teur et l'école publique. Comme vous, l'instituteur a charge de l'éducation des enfants de France. C'est fou, c'est criminel que les chrétiens se combattent et se haïs- sent. » Et martelant ses mots comme un tribun de

1. Bulletin paroissial de Guémené-Penfao.

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forum, le cardinal scanda sa péroraison : « Il faut faire la paix scolaire. Vous les prêtres, devez être les premiers à travailler à cette paix. »

Cette requête a mis quelques décennies à trouver un écho favorable dans les cœurs des fidèles, certains prélats intégristes menant encore des combats de retardement.

Mgr Cazeaux, évêque de Luçon, lançait encore un vibrant appel aux chrétiens pour entamer la grève des impôts : « Nous croyons légal de suspendre vos paie- ments. » Mais l'Assemblée plénière de l'épiscopat fran- çais a pu déclarer le 7 décembre 1960 : « L'école publique est un creuset où se prépare le destin des enfants et l'avenir du pays. L'école publique a droit à l' estime des catholiques et de leurs pasteurs. »

Il semble aujourd'hui que le chemin des écoliers ait trouvé enfin les voies de la Providence.

Aujourd'hui, la guerre des écoles est entrée au musée. Sa dernière parade a mobilisé à Paris deux cent mille

partisans de l'enseignement libre qui ont contraint François Mitterrand — pourtant élevé chez les bons pères — à réviser sa politique : « Le pouvoir ne recule jamais. » Sauf devant le nombre.

La paix scolaire reste une paix armée. Mais elle n'est plus troublée par les agressions, ou souillée par les crimes.

La France n'est plus divisée en deux clans ennemis. Les uns et les autres ont fini par adopter le credo de Bonaparte : « Vivre, c'est composer avec le réel. »

Les pulsions et les convulsions de cette dernière guerre de Religion appartiennent aujourd'hui à l'Histoire. Elles apparaissent tantôt féroces et tantôt cocasses. Elles allient le tragique au burlesque et le folklore à la guérilla.

J 'ai pu compulser les documents rassemblés par mon père : le baroque y relaie le pathétique. Je n'ai gardé de ce travail d'archiviste que les échantillons exemplaires qui permettent de juger sereinement d'une querelle révolue parce que dépassée par l'Histoire.

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I.

La leçon d'histoire au tableau noir

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1.

Le fourgon sous la pluie

Mon père et ma mère étaient instituteurs de village. Je les ai rejoints au crépuscule de mon enfance : six ans.

Commequiers était une bourgade marine, face à Noir- moutier. Nous l'avons quittée pour Saint-Mesmin, un des Oradour des armées de la République en 1793. Tout y avait péri, maisons, femmes, enfants, troupeaux, par le fer et le feu des Colonnes infernales. Le souvenir du carnage s'était transmis à travers les générations. L'école confessionnelle accueillait deux cents élèves. L'école sans Dieu en comptait une douzaine.

La moitié du village ignorait notre présence, détour- nait la tête à notre passage ; nous étions les héritiers de la Convention.

La plupart de nos écoliers appartenaient à une reli- gion schismatique, les descendants des derniers réfrac- taires qui avaient refusé le Concordat de 1801, et s étaient rassemblés dans une communauté farouche et mystique : la Petite Église. Les catholiques les surnom- maient les « Dissidents ». Leur catéchisme portait ses lettres de noblesse sur sa couverture : Diocèse de La Rochelle, 1792.

Ils partaient à l'aube de leur métairie solitaire, chemi- naient en sabots à travers les guérets givrés de l'hiver ou les aiguails fleuris du printemps, portant en bandoulière

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par-dessus leur sarrau et leur cache-nez une musette en sac de toile, où les cahiers de devoirs et les manuels de calcul chevauchaient le lard et les gousses d'ail.

Automne 1929... Saint-Mesmin... Le duvet lunaire des jeunes neiges sur les tuiles moussues du préau. Et les grincements des sabots ferrés sur l'étang gelé où le soleil boréal fait fondre le bonhomme de neige.

À la fête de l'école, ma mère a chanté pour les petits de la maternelle ces romances d'eau courante décorées du nom de barcarolles.

Cette année-là une bronchite m'a cloué huit jours à l'infirmerie du lycée, et je suis venu passer ma convales- cence à Saint-Mesmin. J'ai retrouvé ma chambre d'en- fant, la « chambre bleue » où le papier peint décollé penche sur mon sommeil des grappes de chasselas et des étamines de fleurs sauvages. Je n'oublierai jamais ce matin du 25 novembre 1929...

Une pluie grise et glacée avait investi le ciel et les jardins. Une pluie sourde et lugubre comme un glas rouillé, qui tombait tantôt par lanières obliques et grê- lantes, tantôt par nappes sonores comme les averses tro- picales.

Mon père entra dans ma chambre et posa sa main sur mon front :

— Tu n'as plus de fièvre. Tu peux te lever. Tu vas t'habiller chaudement, t'envelopper d'une couverture et te poster devant la fenêtre.

— Pourquoi ? Sa voix changeait d'octave, devenait grave et

recueillie : — ... Georges Clemenceau est mort hier. C'était un

grand homme. Bien sûr, il a été injuste envers les socia- listes en 1918. Mais il n'a jamais failli à ses convictions républicaines. Le convoi a quitté Paris hier soir, il devrait passer d'ici une heure devant la maison et

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prendre la route de Pouzauges. Alors assieds-toi et attends. Moi je rejoins la classe.

Une heure plus tard, deux lunes d'ambre jaune cli- gnotaient entre les harpes de l'averse. Et le fourgon cahotant est passé sous ma fenêtre, vite noyé dans l'om- bre ruisselante.

Mon père est entré dans ma chambre, la tête entur- bannée d'une serviette.

— Alors tu l'as vu ? Oh ! si peu, si vite... Ne l'oublie jamais... Sais-tu pourquoi le convoi

funèbre du plus grand homme de l'histoire contempo- raine passe devant des auvents repliés ? Non ? Eh bien, c est parce que Georges Clemenceau, fidèle au serment de ses vingt ans, a choisi un enterrement civil.

— Quel serment ? — Ils étaient trois à fonder le journal Le Travail, Fir-

min Casse, séminariste défroqué, Emile Zola et Clemen- ceau. Le serment était inscrit sur le journal : « Pas de prêtre à la naissance, pas de prêtre au mariage, pas de prêtre à la mort. » Il a tenu ce serment. C'est pourquoi les volets sont clos, par ordre de l'évêque.

Il tira sa montre de son gousset. — Dix heures et demie... Je dois te quitter. C'est la

fin de la récréation.

Je connais depuis ma prime enfance les horaires de la journée de mon père, les cases et les pauses de son « emploi du temps ».

Levé à sept heures, il allume la cuisinière et prépare le de la maisonnée.

A huit heures, il est debout sur son estrade. A dix heures, il fait les cent pas dans la cour de récréa-

tion. Une brève promenade après déjeuner. A deux heures, il reprend sa craie, sa blouse et

sa baguette.

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À cinq heures, quand un dernier galop de galoches a vidé la cour, il s'affaire aux « cahiers de devoirs » où se côtoient la géométrie plane et l'éducation civique, l'histoire de France et les sciences naturelles. Il trace dans les marges des chiffres et des lettres :

B. Non. — XXX. — TB. — Oh... — Peut mieux faire... — Passable. — ? ? ? — Très faible. — Bon travail.

Et il inscrit en haut de la copie des 5 et des 8, des 12 et des 15.

La classe est déserte. L'ombre s'est emparée des paral- lépipèdes rectangles et de l'Arabie pétrée. Les fantômes de Pasteur et de Mérovée, de Turenne et de Mazarin s'endorment dans les pupitres. Il raccroche sa blouse avant de traverser la cour, pour regagner la maison.

Après dîner, il va enseigner les participes passés et les fractions décimales aux « cours d'adultes ». Ses élèves ont entre trente et soixante ans. Ils l'appellent d'un nom respectueux et régalien : M. le Régent.

A dix heures il rejoint Zola ou Romain Rolland. Il souffle sa lampe à minuit... ... Ainsi tous les jours que Dieu fait.

Gilbert, tu iras m'attendre à l'école, j 'ai à te parler... Je traverse la « vieille classe » qui n'a jamais été jeune,

faute d'enfants pour la peupler. Là s'enroulent les cylin- dres rouillés des cartes anciennes, les fusées des feux d'artifice langées d'arentelles, les cibles et les quintaines du concours de tir, des rouleaux du « Secours mutuel », des albums de papier à musique, des jouets blessés, che- vaux sans pattes et poupées sans têtes. Autrefois, j 'en avais fait mon refuge. J'y cachais mes piboles, mes nasses et mes trébuchets. C'est là que j'ai fait l'apprentissage de la solitude.

Dans la classe des grands, rien n'a changé. Le décor est celui que j'ai connu pendant cinq ans. La mappe- monde, le portrait de Jules Ferry, le buste de la Répu-

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blique et la carte des fleuves. Le tableau noir et ses chiffons mouillés. Les bancs de bois d'œuvre, les pupi- tres rustiques creusés d'une étroite alvéole où s'incrus- tent les encriers de faïence emplis d'encre violette, les plumes Sergent-Major qu'on affûte sur un dail de caout- chouc vulcanisé, les ardoises et les plumiers.

Les craies de couleur dressent leurs crêtes bariolées dans une boîte de fer-blanc. Les adages de la morale républicaine rayonnent sur des pancartes entre l'Insu- linde et la Déclaration des droits de l'homme :

« Cracher à terre, c'est attenter à la vie d'autrui. » « Le travail de chacun garantit la liberté de tous. » « Voter ce n'est pas un droit, c'est le devoir du

citoyen. » Les hautes fenêtres s'ouvrent sur le champ de foire. Au fond de la classe, la bibliothèque bancale, calée

par un rondin. Et le poêle de fonte, avec ses rondelles noircies et son ringard à crochet. Son tuyau et ses cou- des montent vers un archipel malais où des lumières vertes veillent sur l'enfance des perles. Sur ce poêle, les enfants des fermes éloignées font réchauffer leur fres- sure et leur bols de lait. Les odeurs de fumée, d'encre et d'éponge sont étouffées chaque midi par les relents du fricandeau rissolé et des châtaignes grillées.

La porte s'ouvre sur les tilleuls du préau. La cloche du péristyle sonnait la récréation. Adieu Carolingiens, preuve par neuf, sédiments du Bassin parisien, affluents de la Seine, et tables de multiplication. Nous allions tro- quer la règle de trois contre le jeu des quatre coins.

A nous les palets, la marelle, les cris d'Indien, la balle au chasseur, et les étoiles aux genoux, « le vert paradis des amours enfantines ».

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2.

La dernière guerre de Religion

L'école est enveloppée d'un suaire gris, entre brouil- lard et grésil. Je ne distingue plus les bras maigres des tilleuls derrière les carreaux qui pleurent. J'ai allumé le poêle, la fumée s'envole d'un coude déboîté.

Mon père pousse la porte et dépose sa serviette sur la table. Je le retrouve tel qu'en lui-même. La silhouette fragile et nerveuse, le front évasé aux plages des tempes, couronné d'une crinière drue aux crins frisés. La blouse crayeuse et la barbe de druide. Un crayon dit « mine de plomb » vissé sur l'oreille. Il parle de sa voix basse et voilée comme un soleil d'hiver :

— J'ai lu et relu ta dernière lettre. Et je dois te dire qu'elle m'inquiète. Tu arrives à l'âge où l'avenir se pré- sente comme une nébuleuse de fantasmes. Toi, tu as aujourd'hui treize ans d'âge. Seize ans pour le niveau culturel. Sept ans pour le mental. Tu caresses des chimè- res changeantes. Il y a deux ans tu voulais être aviateur, l'an dernier instituteur, cette année écrivain.

Je n'ose pas regarder mon père en face... — Je voudrais te mettre en garde contre les tenta-

tions et les illusions de ce métier qui n'en est pas un. Si tu choisis d'écrire, il faut d'abord exercer une profes- sion qui assure ton existence matérielle. Regarde-moi, quand ma classe est finie, je passe toute ma soirée sur

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mes copies et ma préparation de textes. Mais j'ai mes dimanches pour les semis de mon jardin et les jeudis pour les jachères de ma culture. Aucune profession n'of- fre autant de loisirs à un écrivain. Pense aux jours fériés, aux trois mois de vacances...

«Je vais te citer un exemple qui m'est cher : Ernest Perochon était instituteur à Cirières, un village du Bres- suirais à dix minutes de chez nous à vol de loriot. Un haut-lieu de la Petite Église, ces cathares du Bocage ven- déen aujourd'hui rejetés par les catholiques, mais

confortés par le pape : "On ne condamne pas la fidé-

« À l'École normale, Ernest Perochon avait toujours le "prix de français". À Cirières, il tenait un journal qu'il nourrissait chaque soir des rencontres, des échanges, des entretiens avec les anciens du village, les forestiers ou les métayers. Au bout d'une année de notes, il a ras- semblé ses documents et commencé un roman. Chaque soir, il peaufinait ses paysans et ses paysages, ses croquis et ses dialogues. Après deux années et trois cents pages, il a tracé le mot FIN et adressé le manuscrit à Gaston Chérau, président de l'Académie Goncourt.

« Un jour de novembre, il y a sept ans, Ernest Pero- chon terminait son cours de récitation. Son voisin le postier toque à la fenêtre de l'école :

« Monsieur l'Instituteur, venez vite... « Ernest Perochon accourt : « Que se passe-t-il ? « On vient de téléphoner de Paris, votre roman

Nêne a obtenu le prix Goncourt, il faut que vous les rap- peliez à ce numéro...

« Perochon s'éponge le front, exhale un long soupir : « Mon Dieu... le Goncourt... « Il se ressaisit :

« — Dites-leur que je les rappellerai dans une demi-

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heure, les enfants n 'ont pas fini leurs récitations. Et puis il faut que je ferme la classe.

« Et le soir, après avoir prévenu son inspecteur et assuré son remplacement, Ernest Perochon a pris à Bressuire un billet de troisième classe pour Paris.

« Deux jours plus tard, il reprenait sa place à l'école. « Écrivain ce n'est pas un métier, insiste mon père,

c'est une vocation. Une vocation rarement consacrée par la fortune et la gloire. Il paraît qu'un Français sur vingt compose un manuscrit. Un journal, un mémento, des maximes, des poèmes, des essais... un sur vingt. Sur ces deux millions, deux mille sont imprimés — la moitié à compte d'auteur. Deux cents sont lus... Bien sûr, Renan, Zola, Anatole France, Giono [mon père ne citait que les écrivains bien-pensants, c'est-à-dire "libres-pen- seurs" ]... Mais songe aux dizaines de milliers d'obscurs plumitifs condamnés à vivoter, à végéter. Sans lecteurs, c'est-à-dire sans rien qui justifie leur démarche. Institu- teur, c'est un grand métier. Un métier noble. Comme médecin, boulanger, ou chalutier. Mais tu ne trouveras aucune profession qui offre une telle liberté créatrice.

« Moi qui ne suis pas un écrivain mais un compilateur, j 'ai pu disposer du temps nécessaire à composer le dos- sier dont je vais te parler. Tu vas découvrir la genèse — tu sais ce que c'est, non ? mettons la ligne mélodique et les lignes de force de l'histoire de l'école... Je vais te confier un secret...

Il ouvre sa serviette et étale sur la table une dizaine de chemises de couleur. Il a soigneusement calligraphié les titres de sa haute écriture flamboyante, fleurie de boucles et de jambages : La Politique, L'Église, L'Affronte- ment, La Misère, Le Crime.

— Voilà trois ans que je travaille à cet ouvrage. À lon- gueur de vacances. Je ne le finirai sans doute jamais.

— Pourquoi ? Il hausse les épaules :

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— C'est un travail de titan, une documentation éparse, diversifiée, tentaculaire. Et je ne connais per- sonne dans l'édition. Bref, je l'ai mis en sommeil.

— Tu lui as donné un titre ? — Deux : Grandeur et misère de l'école et... Il hésite : — La Dernière Guerre de Religion... Alors, voilà ce que

je te propose, je t'exposerai au tableau les grandes lignes du sujet, que j'illustrerai par des projections photogra- phiques. Et puis je te confierai les documents. Tu les liras chapitre par chapitre, tu les annoteras et tu me poseras des questions sur les points qui te semblent confus ou obscurs. Voilà un tableau qui résume les gran- des dates de l'histoire de l'école, de la Révolution à nos jours. Tu le lis et nous en reparlerons demain.

Dès les premières minutes de ce prélude au tableau noir, resurgissent des mots, des objets, des lignes et des signes qui hibernaient dans ma mémoire : la règle de trois, la table de division, le cartable, les fournitures, les révisions, le cahier de textes, les devoirs de vacances, les dictées du certificat.

C'est un dimanche gourd et frileux de novembre. Nous sommes seuls dans la classe déserte et les fouailles de la pluie crépitent sur les larmiers.

Sur le tableau noir une inscription à la craie bleue : « Pour l'Église, enseigner c'est régner » (Victor Hugo).

Sais-tu pourquoi l'Église attache une telle impor- tance à s'assurer le monopole de l'éducation ? C'est qu 'à son premier âge, l'âme d'un enfant est une pâte à modeler. Les idées, les mots, les croyances s'y imprè- gnent de manière ineffaçable. Les passions, les élans, les anathèmes dont son maître a nourri son esprit vont germer dans son cerveau comme un grain déposé dans le silence des germinations. Les ferments de l'adoles- cence vont gonfler les levains de l'âge d'homme. Au sor-

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tir de l'enfance les dés sont jetés. C'est de l'éducation que dépend le destin d'un homme. Et au-delà de son destin, celui d'une nation.

« L'Église s'appuie sur vingt siècles de piété. Sur la foi du charbonnier et sur l'ignorance des masses. Sur la confusion savamment entretenue de l'infusion du caté- chisme et de l'éducation scolaire.

« Mais de grandes voix s'élèvent pour dénoncer les équivoques et les duplicités de cette dualité.

« À la tribune du Sénat, c'est Victor Hugo qui clame :

Je ne veux pas qu'une chaire envahisse l'autre. Je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou, si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille, j'ouvre sur les séminaires et les congrégations, l'œil de l'État, et j'y insiste de l'État laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité... Je ne veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse... l'esprit des générations nouvelles, c'est-à-dire l'avenir de la France, parce que vous le confier, c'est vous le livrer...

« Dans la foulée de ce réquisitoire, je vais te résumer le rôle de l'Église dans la guerre des écoles.

Il ouvre un vieil in-folio déplumé et lit lentement :

1. L'Église s'est maintenue et a puisé sa force dans l'igno- rance et dans la crédulité du peuple.

2. Elle a de tout temps cherché à s'enrichir et à dominer en exploitant les sentiments de terreur relatifs à la mort et à ses suites.

3. Elle a toujours été l'ennemie de la Science, qui nous invite à la discussion et à la recherche des preuves.

4. Elle a été la cause de bien des luttes. 5. Elle a bien souvent été une cause de discorde dans les

familles, dans les communes, dans le pays entier.

Il referme le livre... — Avant d'entrer dans le détail des événements, je

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souhaite que tu te familiarises avec les grandes étapes de l'histoire de l'École, le long calvaire de son implanta- tion. J'ai composé à ton intention un tableau synoptique qui recense dans l'ordre chronologique les dates majeu- res du XIX siècle, qui partent de Bonaparte pour aboutir a Jules Ferry. Nous commenterons ensemble les textes et les conséquences de leur application. Quand tu auras digéré ce prélude, tu me diras si tu es encore tenté par le métier d'instituteur. Si tu dois le choisir, je veux que ce soit en connaissance de cause.

18 mai 1804 Constitution de l'an XII Napoléon est déclaré Empereur des Français.

1806 Rapport de Portalis, ministre des Cultes, sur l'état déplorable de l'enseignement primaire.

Loi de 1806, Fondation de l'Université qui regroupe décret de 1808 l'enseignement secondaire et supé-

rieur.

Restauration des Bourbons. Règne de Louis XVIII, puis de Charles X jusqu'à la Révolution de 1830. Louis-Philippe leur succède.

1832-1836 François Guizot est ministre de l'Instruc- tion publique de façon quasi continue.

28 juin 1833 François Guizot organise l'instruction primaire ; création de l'enseignement primaire public, au sens moderne du terme : intégration des instituteurs dans le corps de l'Université. Une école nor- male dans chaque département, une école primaire dans chaque commune. Création du corps des inspecteurs pri-

1835 maires.

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1842 Les premières écoles normales d'insti- tuteurs apparaissent.

23, 24, 25 février Louis-Philippe est renversé, le Gouvernement 1848 provisoire proclame la République le

24 février. 24 février- Hippolyte Carnot est ministre de l'Ins- 5 juillet 1848 truction publique. 6 mars 1848 Par une circulaire, Carnot invite les ins-

tituteurs à réunir les électeurs de leurs communes pour des cours d'instruc- tion civique.

30 juin 1848 Carnot dépose un projet de décret sur l'instruction primaire.

5 juillet 1848 L'Assemblée constituante discute du budget de l'instruction publique, Car- not, mis en minorité, démissionne.

7 juillet 1848 Vote d'un crédit de un million destiné à secourir les instituteurs et institutrices publiques les plus misérables.

10 décembre Élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la 1848 présidence de la République. 20 décembre Falloux, royaliste et ennemi de l'Uni- 1848 versité, devient ministre de l'Instruc-

tion publique et des Cultes. 4 janvier 1849 Falloux rend deux rapports sur la réor-

ganisation de l'enseignement primaire, et sur la liberté d'enseignement. Il annonce le retrait du projet Carnot, et la nomination d'une commission extra- parlementaire chargée de la prépara- tion du nouveau texte.

Mai 1849 Élections à l'Assemblée législative : triomphe du parti de l'ordre.

11 janvier 1850 Loi De Parieu qui confie aux préfets

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l'autorité sur les instituteurs pour six mois : épuration.

15 mars 1850 Loi Falloux.

2 décembre 1851 Coup d'État : Louis-Napoléon Bonaparte deviendra empereur le 2 décembre 1852.

1851-1852 Réforme du fonctionnement des écoles normales.

1861 Concours auprès des instituteurs sur les améliorations à apporter aux écoles rurales.

1862 Décret qui organise une carrière pour les instituteurs.

1863-1869 Victor Duruy est ministre de l'Instruc- tion publique. Réforme du règlement des écoles nor- males.

1868 Programme de l'Instruction primaire par Octave Gréard, la pratique du certi- ficat d'études s'introduit lentement.

1870 Chute du second Empire. Proclamation de la République.

1881-1882 Les lois de Jules Ferry : l'instruction pri- maire publique devient laïque, gratuite et obligatoire.

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3.

Les cou l i s ses d e l ' h i s t o i r e

Un matin de mai en voyage vers les mers du Sud s'est arrêté à Saint-Mesmin. Il a dû se tromper d'escale. Le ciel chante, les pinsons rient, le soleil crépit le granit du dolmen et entre par flaques à travers les vitres, allume des madrépores entre la mer Egée et la mer Caspienne.

— Le climat, dit sentencieusement mon père en levant les yeux vers la Crète, est le ferment des civilisa- tions. Imagine Athènes en Islande, et il n'y a pas de miracle grec...

En reprenant ma place auprès du poêle je retrouve cette manne d'effluves, de fumées, de calcins, qui ne respiraient plus que dans les oubliettes de ma mémoire et qui se raniment si subtilement que je ne peux plus distinguer si c'est le souvenir de l'odeur de naguère ou le charbon incandescent qui brasille sous la fonte.

— Je ne vais pas t'infliger le pensum d'un récit histo- rique, je vais procéder à la manière d'un kaléidoscope. Tu sais ce que c'est ?

— C'est un appareil de photo ? — Non, imagine un tube opaque garni de miroirs dis-

posés de telle façon que les objets placés dans le tube projettent des images en couleur. Tu me suis ?

— Pas très bien. — Attends.

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Mon père a sorti d 'un coffre en dôme une antique lanterne dotée d'une lentille et d'une manette. Je recon- nais ce « projecteur d'images fixes » qui lui sert pour éclairer les corolles et les silex des « leçons de choses ». Le cadeau de M. Probst. Mécène de l'école, Jean-Fran- çois Probst est un gentilhomme voltairien, généreux et fortuné. Il a une barbe blonde et carrée de prince gothi- que, le teint soyeux et le sourire doré. Pour présider la distribution des prix, il arrive dans son Hispano-Suiza, culotte de golf, chaîne de montre en argent massif, sur- gilet de cachemire et panama beige à liséré noir. Le chauffeur sort du coffre des caisses de grands livres rouge et or. Cinq ans plus tôt M. Probst nous a offert un cadeau somptueux : le « Pathéorama » (modèle luxe émaillé). Un cube métallique surmonté d'une étroite tourelle avec une lunette cylindrique fixée sur sa paroi. Le couvercle amovible permet de glisser la pellicule dans le viseur, et mon père tourne lentement la manette jusqu'à l'apparition du cliché projeté sur le mur. Le Pathéorama est la gloire de l'école. Il nous offre le plus souvent une image terne et délavée, mais pétales et pétioles ajoutent un rayon floral au cours de botanique.

— Je t'ai préparé un résumé sur l'histoire de l'École, poursuit mon père. Ses étapes, ses métamorphoses, son évolution. De la Convention à Jules Ferry. Comme ça risque d'être fastidieux, je l'ai condensé en quelques pages. Sa lecture est indispensable à la « compréhen- sion-de-ce-qui-va-suivre », comme disent les feuilleton- nistes. Et comme j'ai peur que tu t'ennuies, je t'ai apporté un lot d'illustrations pour égayer le texte...

Il a entassé dans une boîte de biscuits des clichés anciens, des photos serties entre de fines baguettes de jonc, et prêtes à se glisser dans la rainure du projecteur. Des gravures, des clichés, des cravates, des commande- ries, des lorgnons, des barbes. Des noms étaient gravés sous les portraits : Villèle, Martignac, Guizot, Falloux,

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Victor Hugo, Thiers... Des fac-similés de lettres. Des cli- chés ombreux, à demi voilés, du temps de Nadar, des masures, des enfants, des processions...

— J'avais collecté cette imagerie pour illustrer mon manuscrit. Aujourd'hui elle va servir à éclairer mon exposé. T'apporter une autre dimension : le visuel, qui t'aidera à te représenter le décor et les personnages.

« Avant d'aborder le survol de l'Histoire, je dois encore attirer ton attention sur le postulat de départ qui est la clef du conflit et dont je t'ai parlé hier...

« Depuis les origines du royaume, l'Église a le mono- pole de l'enseignement. C'est elle qui forme les élites, qui impose son dogme et sa doctrine. D'autant plus faci- lement que la quasi-totalité du pays est analphabète. L'Église a dix siècles d'expérience, un programme, une méthode, des maîtres...

« La première faille de cette dictature se situe au XVIII siècle dans le conflit entre le clergé et les philoso- phes du Siècle des Lumières. Pour la première fois dans notre histoire l'élite spirituelle de notre pays rejetait la tutelle de l'Église et la sujétion de l'enseignement.

Il branche sa lanterne magique, l'image hésite avant d'allumer une estampe grouillante. Un orateur juché sur une estrade et coiffé d'une perruque à torsades. On distingue une foule pressée au pied de la tribune :

— Ça, c'est une séance de la Convention. L'Assem- blée chasse les religieux de ses écoles centrales, s'an- nexe l'enseignement secondaire et supérieur. Elle oublie l'école primaire et se heurte déjà à une sourde résistance... Une minute, je change de support...

L'image apparaît la tête en bas, les bottes à l'écuyère, la culotte de cachemire, la redingote, les cheveux plats sous le bicorne :

— Attends, je le remets d'aplomb. Tu reconnais le Premier Consul ? L'Histoire du monde moderne

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commence avec lui. Maintenant tu lis mes notes, nous en reparlerons après dîner.

LA DERNIÈRE GUERRE DE RELIGION

Il n'y aura pas d'État politique fixe s'il n'y a pas un corps enseignant avec des principes fixes... Dans l'éta- blissement d'un corps enseignant, le but principal est d avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales. Tant qu'on n'apprendra pas dès l'enfance qu'il faut être républicain ou monarchiste, catholique ou irreligieux, l'État ne formera pas une Nation », dit Bona- parte.

... Bonaparte devient Napoléon. La Nation devient l 'Empire. L'éducation guerrière y prend le pas sur l'édu- cation scolaire. À tel point qu'en 1806 M. Portalis, grand maître de l'Université impériale, écrit :

Les enfants sont livrés à l'oisiveté la plus dangereuse, au vagabondage le plus alarmant. Ils sont sans idée de la Divi- nité, sans idée du juste et de l'injuste. De là des mœurs farouches. De là un peuple féroce. Et toute la France appelle de tous ses vœux le retour de la morale et de la religion...

La Restauration, c'est le retour à l'Ancien Régime. Le curé du village reçoit la présidence du contrôle. Le chef du diocèse est promu inspecteur général. En 1819, le roi décide que la seule lettre du supérieur général suffira à l' obtention du brevet de capacité. Pour être titulaire il suffira de présenter un certificat attestant sa moralité, son attachement sincère à la religion, au roi et à son auguste famille. Illettré ? Pas d'importance, il vénère la

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famille royale. Et certains instituteurs ont alors jusqu 'à 150 élèves pou r une seule classe.

La loi Villèle consacre la dictature de l'Église. La Société de l 'Enfant Jésus prévoit :

Pour chaque classe un « chef de zèle », des « servants de messe », un « chef de chœur », un « réglementaire », un « portier », un « officier d'ordre », des « distributeurs de jetons, de chapelets, d'eau bénite », des « commissaires de quartiers », des « chefs de table », des « chefs de banc », les divers « vérificateurs », les « premiers en lecture », les « généraux de légion ».

Le ministère Martignac allège la loi Villèle. L 'ordon- nance impose contrôles et limites aux Petits Séminaires. Les élèves seront internes, et astreints au por t de la sou- tane au bout de deux ans.

Ainsi l'Église perd le contrôle absolu de l'Université. La loi dispense les instituteurs et les congrégations du service militaire s'ils s 'engagent à servir l 'État pendan t dix ans.

C'est sous Louis-Philippe qu 'émerge le premier minis- tre de l 'Éducation nationale de notre Histoire, François Guizot. Il écrit :

À notre degré et dans notre état de civilisation, l'instruc- tion du peuple est une nécessité absolue, à la fois indispen- sable et inévitable.

Ce n'est pas pour la commune seulement et dans un caractère purement local que la loi veut que tous les Fran- çais acquièrent les connaissances indispensables à la vie sociale sans lesquelles l'intelligence languit et quelquefois s'abrutit : c'est aussi pour l'État lui-même et dans l'intérêt public... L'instruction primaire universelle est désormais une des garanties de l'ordre et de la stabilité sociale.

Il lance 500 enquêteurs qui vont visiter toutes les éco- les de France (il y en a 39 000 à cette époque) . Il décide

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de rassembler les écoliers et les instituteurs dispersés aux quatre coins de la province, et sans lien de commu- nication entre eux, pou r en faire une grande corpora- tion nationale. Pour ne pas heur te r les congrégations, il maintient la présence du curé dans les comités de sur- veillance.

Mais déjà se dégage l ' idée force, dont M. Thiers fera son credo : « L 'enseignement primaire pour le peuple. L 'enseignement secondaire et supérieur pou r l'élite. »

On distingue, dit Pierre Chevalier, trois catégories d 'instituteurs. Son relevé donne un aperçu de la condi- tion sociale du métier :

Les uns à poste fixe, établis, peut-être nés dans l'endroit, quoique cette classe de citoyens soit essentiellement nomade par nature [...]. Ces honnêtes gens de l'instruc- tion primaire comprennent aussi les infirmes, je n'ose dire le rebut des autres métiers, mais ceux qu'une infirmité naturelle ou quelque accident grave avait rendus incapa- bles d'embrasser un état manuel.

... Après les instituteurs vivaces, attachés au sol par des racines profondes, viennent les instituteurs annuels. Ce sont les Béarnais, les Piémontais, les Briançonnais, les Auvergnats qui, aux approches de l'hiver, quittent leur montagne et s'en vont droit devant eux jusqu'à ce qu'ils aient trouvé une commune qui les loue pour la saison.

L 'Église, elle, a codifié son enseignement. Ce ne sont pas des prêcheurs nomades, mais un triptyque séden- taire :

1. Une branche de pères, primitivement dispensés de missions intérieures, mais qui auront la tentation de se jeter sur les établissements d'enseignement secondaire. Ces prêtres encadreront naturellement les congrégations sécu- lières et les tiers ordres.

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2. Une branche de frères enseignants pour les écoles pri- maires de garçons.

3. Une branche de sœurs enseignantes pour les écoles primaires de filles.

Dans ces conditions, le recrutement de ces ordres ensei- gnants et la formation des postulants se font davantage sur la piété et la bonne volonté que sur des capacités intellec- tuelles ou pédagogiques prouvées ; il s'agit pour ces institu- teurs de former de bons chrétiens, et préparer leur salut, plus que de dispenser des savoirs profanes.

Papa rentre sur la pointe des pieds. Il pose sa main sur m o n épaule :

— Alors, tu as lu ? — J 'a i lu, e t j ' a i annoté en marge. — Bien sûr, ce condensé n ' a pas vocation de manuel

ou prétent ion d'historien. Il ne te livre que l 'état des lieux. Et les lignes de force, le cheminement des idées, l 'évolution des lois. Et des hommes : ceux qui dirigent et ceux qui subissent. Ce qu'il faut retenir, ce n 'est pas seulement des chiffres et des dates, mais la croissance de l'idée, et l ' implantation de l'école. Et l ' émergence d ' u n h o m m e : Guizot. Guizot est très impor tant dans l'histoire de l'École parce qu'il exige que les enfants de familles nécessiteuses soient admis gratui tement à l'école. Mais les inscriptions gratuites ne sont qu ' à moi- tié honorées. Le travail des enfants, passé leur sixième année, est utile à leurs familles.

« Par ailleurs, pou r envoyer un élève à l'école, il faut le doter de chaussures, de culottes, de lainages... et on compte sous la Restauration près de 30 000 enfants abandonnés. Ceux-là ne f réquentent que l 'école buis- sonnière.

« La fréquentat ion de l 'école est saisonnière parce que tributaire des travaux des enfants. En 1860 on recense 760 000 écoliers l'hiver, contre 460 000 l'été.

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Les 300 000 manquants sont occupés aux travaux de la ferme. U n inspecteur écrit : "Les travaux des champs réclament des bras qui lorsqu'on les loue coûtent cher, et ne coûtent rien quand le cultivateur mobilise ses enfants."

« Même son de cloche à Paris où les directeurs des

écoles constatent que leurs élèves travaillent à mi-temps. Ils sont occupés la moitié de la j o u r n é e aux ateliers... Ce qu'ils font ? De menus travaux : bricolage, ramassage, brouettage. O n leur paie un salaire dérisoire qu'ils rap- por tent à leur famille. Il faudra a t tendre la loi de 1841 pour voir interdire le travail manuel aux enfants de moins de hui t ans.

— Cette loi a été respectée ? Mon père hausse les épaules : — De temps en temps... Les enfants vont cont inuer à

travailler jusqu 'à la loi Jules Ferry. — Il n'y avait pas de moyen de contrôle ? — Non. La France d'alors n 'é ta i t pas un pays orga-

nisé et structuré. — Quelles structures ?

Je veux dire que tout n 'étai t pas à l ' époque fiché et répertorié comme aujourd'hui . Au milieu du XIX siècle règne une sorte de confusion, d 'anarchie, de pagaille justement due au manque de contrôle et à la précarité des moyens de communication.

« J'en arrive à la proclamation de la Deuxième Répu- blique, la plus pure — et la plus éphémère —, celle qui unit les ouvriers aux intellectuels, Louis Blanc, Ledru- Rollin, Lamartine...

Victor Hugo, pourquoi il est pas là ? Papa fourrage dans sa barbe. Embarrassé dans sa

pudeur de sacristain laïque... Il a refusé, il était l 'amant, enfin l'ami, d 'Hé lène

d' Orléans. Et il espérait la Régence. Oublions Victor Hugo. La République fait lever un immense espoir

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parmi les instituteurs. "Sans expérience des affaires gou- vernementales, ils furent employés par les républicains, comme des leviers pou r soulever les masses... O n leur promettai t merveille, on leur assurait pou r l 'avenir influence, considération, bien-être, une par t dans les affaires, etc. Le re tour à d 'autres opinions fut leur perte... Le gouvernement crut devoir s 'armer contre eux d ' u n e loi qui les mettait à la merci de leurs ennemis..." La République qui avait tout promis aux instituteurs ne leur d o n n a que la ruine et le malheur. Et pour tan t le nouveau ministre, Carnot...

— Lazare Carnot ?

— Mais non, étourneau, ce Lazare-là est mor t depuis quinze ans. Et il est resté dans sa tombe. C'est son fils, Hippolyte. Et le fils de celui-là, Sadi, sera président de la République.

— Qu'est-ce qu'il est devenu ? — Mort lui aussi, assassiné par un anarchiste, Caserio.

Mais ne m' in ter romps pas pou r des bricoles. Il est sept heures passées. J e te disais : la Deuxième République a soulevé un immense espoir. Lamartine publie dans son Conseiller du Peuple un "Appel aux instituteurs ruraux", et Hippolyte Carnot propose déjà l 'école gratuite et obligatoire. Mais les cléricaux préviennent Louis-Napo- léon, à la veille des élections, qu'ils voteront contre lui s'il garde Carnot. Bien sûr, Carnot est "largué", comme tu dirais... Son successeur, lui, va garder u n n o m dans l'Histoire.

— Comment il s 'appelle ? — Falloux, l 'auteur de la loi Falloux. Une loi à deux

visages, comme son auteur. Le premier, c'est l'inscrip- tion de la liberté des textes : "Tout Français âgé de plus de vingt-cinq ans est autorisé à fonder un établissement scolaire, à condition de fournir à l ' inspecteur d'Acadé- mie le diplôme de bachelier ou un brevet de capacité." Bien sûr, M. Falloux est élève des Jésuites, e t quand il

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parle sa casuistique noie le poisson dans l 'eau bénite. Passe-moi la chemise verte. Écoute ce qu'il a écrit :

... L'Église n'est point une secte. C'est une famille et une patrie. Quand on veut la servir à son exemple et selon ses vues, c'est l'expansion qu'on ambitionne pour elle... On ne la cantonne pas dans de petites citadelles, on ne l'em- prisonne pas dans les murs de quelques places fortes ; on ne rêve pas pour elle comme un bien idéal le sort des pro- testants sous l'édit de Nantes... C'est pourquoi, élever des jeunes gens au XIX siècle comme s'ils devaient en franchis- sant le seuil de l'école entrer dans la société de Gré- goire VII ou de Saint Louis serait aussi puéril que d'élever à Saint-Cyr nos jeunes officiers dans le maniement du bélier et de la catapulte, en leur cachant l'usage de la pou- dre à canon.

— Tiens, regarde-le... M. Falloux allonge sur la plaque sa figure de carême... — Il a été très vite dépassé par ses ultras... Je ne sais

pas qui a p rononcé le premier le vocable de purifica- tion, tu sais ce que c'est ?

— Oui, c'est chasser les saletés, les parasites, les microbes.

— Oui, c'est ça. Ici, les microbes et les parasites s'ap- pellent les instituteurs. O n en chasse quatre mille, les autres vont re tourner à la vassalité de la Restauration.

Qu'est-ce que tu appelles vassalité ? — La sujétion. La dépendance. Les curés doivent sur-

veiller les maîtres et les maîtresses dans leurs fonctions, les encourager, veiller sur leur conduite, visiter de temps en temps les écoles, et se faire souvent rendre compte de l' assiduité des enfants, de leur talent et de leur appli- cation. Passe-moi le dossier beige. Écoute :

Les maîtres d'école sont loin d'être heureux, et leur modeste rôle liturgique ne contribue pas toujours à leur

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Du même auteur

Aux éditions Albin Michel

La Nuit de l'île d'Aix ou le crépuscule d'un dieu, roman, 1985

Tout est dans la fin roman, 1987

Les Miroirs de la perversité 1984

La Fabuleuse Histoire du Puy du fou 1990

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