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7/21/2019 niangpe_4-2014_web_0 http://slidepdf.com/reader/full/niangpe4-2014web0 1/13 politique étrangère  4:2014 97     C     O     N     T     R     E     C     H     A     M     P     S      |      E     B     O     L     A   :     C     E     Q     U     ’     I     L     F     A     L     L     A     I     T     F     A     I     R     E Ebola : une épidémie postcoloniale Par Cheikh Ibrahima Niang Cheikh Ibrahima Niang est socio-anthropologue à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal). Il a conduit de nombreuses recherches pour des institutions internationales, dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Au cours de l’été 2014, il s’est rendu en Sierra Leone pour étudier les aspects sociaux de l’épidémie d’Ebola. Si l’épidémie d’Ebola de 2014 est si difficile à endiguer, c’est qu’elle a émergé dans des pays marqués par les stigmates de la pauvreté et de la violence, et se reproduit dans un climat général de méfiance. Les populations – qui ont encore en tête les injustices des périodes coloniale et postcoloniale – ne font confiance ni à leurs propres pouvoirs publics, ni aux Occidentaux venus aider. Elles désertent les hôpitaux, considérés comme des mouroirs, ce qui ne fait que renforcer la propagation d’Ebola. politique étrangère L’épidémie d’Ebola n’a cessé de s’étendre en Afrique de l’Ouest, depuis les premiers cas signals la n de lanne 201. u 2 octobre 2014, 10 141 contaminations et 4 922 dcs avaient t enregistrs par lOr - ganisation mondiale de la sant OS de par le monde. eux seuls, trois pays d’Afrique de l’Ouest (Guinée, Libéria, Sierra Leone) totalisent 10 114 cas et 4 912 dcs. a Sierra eone est le deuxime pays le plus tou- ch, avec 96 cas et 1 21 dcs. Jamais depuis sa premire apparition en 1976 dans lactuelle publiue dmocratiue du Congo, la maladie du virus dEbola na eu une telle extension, na fait autant de morts, na autant dur. argaret Chan, directrice gnrale de lOS, rapporte uon lui demande fruemment pouruoi lpidmie actuelle est dune telle enver- gure et si difcile contenir 1 . Pour rpondre cette uestion, la boutade de eredeth Turshen pourrait savrer utile : celle-ci disait ue si les bac- tries et les virus peuvent survenir spontanment dans la nature , il ny 1 . M. Chan, Ebola Virus Disease in West Africa. No Early End to the Outbrea , The New England Journal of Medicine, 371, 201, p. 1183-1185, disponible sur : http:.nejm.orgdoifull10.1056NEJMp109859 .

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Ebola une épidemie post-coloniale

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Ebola : une épidémie postcoloniale

Par Cheikh Ibrahima Niang

Cheikh Ibrahima Niang est socio-anthropologue à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar(Sénégal). Il a conduit de nombreuses recherches pour des institutions internationales, dontl’Organisation mondiale de la santé (OMS). Au cours de l’été 2014, il s’est rendu en Sierra Leonepour étudier les aspects sociaux de l’épidémie d’Ebola.

Si l’épidémie d’Ebola de 2014 est si difficile à endiguer, c’est qu’elle a émergé

dans des pays marqués par les stigmates de la pauvreté et de la violence, etse reproduit dans un climat général de méfiance. Les populations – qui ontencore en tête les injustices des périodes coloniale et postcoloniale – ne fontconfiance ni à leurs propres pouvoirs publics, ni aux Occidentaux venus aider.Elles désertent les hôpitaux, considérés comme des mouroirs, ce qui ne faitque renforcer la propagation d’Ebola.

politique étrangère

L’épidémie d’Ebola n’a cessé de s’étendre en Afrique de l’Ouest, depuisles premiers cas signals la n de lanne 201. u 2 octobre 2014,10 141 contaminations et 4 922 dcs avaient t enregistrs par lOr-ganisation mondiale de la sant OS de par le monde. eux seuls,trois pays d’Afrique de l’Ouest (Guinée, Libéria, Sierra Leone) totalisent10 114 cas et 4 912 dcs. a Sierra eone est le deuxime pays le plus tou-ch, avec 96 cas et 1 21 dcs. Jamais depuis sa premire apparitionen 1976 dans lactuelle publiue dmocratiue du Congo, la maladie

du virus dEbola na eu une telle extension, na fait autant de morts, naautant dur.

argaret Chan, directrice gnrale de lOS, rapporte uon luidemande fruemment pouruoi lpidmie actuelle est dune telle enver-gure et si difcile contenir1. Pour rpondre cette uestion, la boutadede eredeth Turshen pourrait savrer utile : celle-ci disait ue si les bac-tries et les virus peuvent survenir spontanment dans la nature , il ny

1.

M. Chan, Ebola Virus Disease in West Africa. No Early End to the Outbrea , The New England Journal ofMedicine, 371, 201, p. 1183-1185, disponible sur : http:.nejm.orgdoifull10.1056NEJMp109859.

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a par contre rien de naturel ou de spontan dans une pidmie – faisantallusion aux facteurs et dynamiues historiues, sociaux, politiues,conomiues et culturels ui expliuent lavnement et le cours dune pi-démie2. Brooke Schoepf a crit, dans le mme sens, ue les pidmies sont des processus sociaux .

Or lanalyse de ces dimensions sous-jacentes renvoie des reprsen-tations historiues, insres dans une production discursive ui nestpas neutre. Selon nous, lpidmie dEbola, en particulier en friue delOuest et en Sierra eone, se droule dans un contexte postcolonial. Ceterme est employé ici au sens où Achille Mbembe parle de trajectoirehistoriue de socits sorties de lexprience coloniale4  – celle-ci tant

dnie comme rapport de violence par excellence . Dans cette optiue,le rgime postcolonial, structure et dynamiue de conictualit, met enrelief la fois un hritage de violence, des formes spciues dassujet-tissement et une volont dmancipation. Cest ainsi umerge une descaractristiues les plus reconnaissables dun tel rgime : de profondesingalits sociales jointes une extrme pauvret. a directrice de lOSrelve cet gard ue les pays les plus touchs par lpidmie dEbolaGuine, ibria et Sierra eone sont aussi parmi les plus pauvres dumonde. Ils sortent peine dannes de guerres civiles ui ont dtruitou fortement dlabr leurs systmes de sant : entre autres indicateurs,

on peut citer le fait de ne disposer ue dun ou deux mdecins pour100 000 personnes6.

Cest sur ce socle de pauvret ue se diffuse la peur, un des facteurs lesplus souvent cits pour expliuer les rumeurs ampliant le dveloppementde lpidmie. a peur constitue une rupture du rapport de conance orcest ce dernier ui crdibilise un discours agissant sur le risue et la vul-nrabilit lors dune pidmie.

a crdibilit du discours ofciel sur lpidmie nest pas sans lien avec

le contexte postcolonial, leuel se caractrise par ailleurs par la faiblessedes relations de conance avec les communauts de base. ue ce discoursamplie limportance de la rponse mdicale nationale et internationale

2. M. Turshen, The Political Ecology of Disease in Tanzania, Ne Brunsic, NJ, Rutgers University Press,

198.

3. B.C. Schoepf, AIDS, History, and Struggles over Meaning ,  in E. Kalipeni et al. dir., HIV & AIDS in

 Africa: Beyond Epidemiology , Malden, MA, Blacell, 200.

.  A. Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris,

Karthala, 2000.

5. M. Chan, op. cit.

6.

Contre 33 en France selon les données 201 de l’Institut national de la statistique et des étudeséconomiques ndlr.

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ne le rend pas plus crdible le dispositif mdical ofciel et ses prolonge-ments internationaux sont vus comme procdant de pouvoirs par naturetrangers et hostiles. e manue de conance renvoie lincapacit de larponse ofcielle interprter et comprendre les discours des commu-nauts de base. Cest pouruoi on entend ici amplier les voix de ces der-nires sur leur exprience de lpidmie.

otre rexion sur cette dynamiue sociale procde dune recherchesocio-anthropologiue mene en juillet 2014 dans les communauts lesplus touchées par l’épidémie en Sierra Leone. os travaux ont t mensdans les districts de ailahun et de enema zones frontalires avec laGuinée et le Libéria), en particulier dans les chefferies rurales à prédomi-nance mend et kissi, et dans les zones urbaines multiculturelles abritantles uartiers et les populations les plus pauvres et les plus affectes parEbola.

ors de cette enute de terrain, les deux districts totalisaient euxseuls respectivement 6 et 1 des dcs lis au virus en Sierra eone.e village de jala par exemple dans le district de ailahun, ui portaitencore les stigmates de maisons abandonnes sans nul survivant, avait enuelues semaines perdu 47 habitants sur une population de 00.

Héritages de violence

Pauvreté, guerre et tensions sociales

laune des indicateurs de dveloppement humain, la Sierra eone est undes pays les plus pauvres du monde7. Plus de la moiti de la population1,71 vit sous le seuil de pauvret, lesprance de vie est faible 4, anset le taux de mortalit maternelle slve 90 dcs pour 100 000 nais -sances vivantes. Cette pauvret est, dans les mmoires collectives locales,charge dun hritage politiue, social et conomiue.

En 197, le Fonds montaire international FI a ferm son porte-feuille un rgime dj profondment gangren par la corruption.effondrement des ressources de ltat entrane alors le dmantlementsystmatiue des pouvoirs publics, surtout dans les zones rurales. an des annes 190 voit le systme de sant se dlabrer et la conditiondes enseignants se dtriorer trs fortement – ceux-ci restent parfois plu-sieurs mois sans salaire.

7. Voir le Rapport sur le développement humain 2014 du Programme des Nations unies pour le dévelop-

pement PNUD, disponible sur : http:hdr.undp.orgsitesdefaultleshdr1-report-fr.pdf .

8.

P. Richards, Forced Labour Civil War. Agrarian Underpinnings of the Sierra Leone Conict ,  inP. Kaarsholm dir., Violence Political Culture & Development in Africa, Oxford, James Currey, 2006, p. 181.

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La Sierra Leone a longtemps été le refuge de populations confrontéesaux conits et la violence politiue. Depuis la chute des grands empiressoudano-sahéliens (Ghana, Mali et Songhaï), elle a accueilli des réfugiésfuyant les razzias esclavagistes transsahariennes, les conutes militaires etles guerres intestines précédant la traite atlantique au XVI

e sicle. e pays a,trs tt, abrit une mosaue de communauts linguistiues et culturellesue lon retrouve dans dautres pays dfriue de lOuest. a traite desesclaves mene par les Europens a renforc ce paysage multi-ethniue 9 dont les systmes coloniaux et postcoloniaux, presss par limmense enjeudes ressources naturelles, nont pas russi maintenir la cohsion.

es reprsentations collectives retiennent de la Sierra eone le paradoxedun pays immensment riche en matires premires mais avec une despopulations les plus pauvres de la plante, et rgi par un systme poli-tiue des plus contestables. Torild Skard cite ce propos lhistoire sui-vante : orsue le Seigneur cra la Sierra eone, les anges protestrenten disant que ce n’était pas juste de mettre toutes les richesses du mondedans un seul pays. ttendez de voir ui gouvernera le pays, rpondit leSeigneur10 . Et Skard poursuit : au lieu de rduire les diffrences ethniueset rgionales, le pouvoir colonial les a utilises, jusu lindpendance.a dmocratisation des annes 1990 na pas accru la participation popu-laire dans la prise de dcision elle semble au contraire avoir t instru-

mentalise pour aggraver les antagonismes existants.

Cest en 177 ue les Britanniues semparrent du site de lactuelleFreetown pour y implanter une colonie desclaves affranchis de leursanciennes possessions dmriue du ord. a Sierra eone fut, dabord,administre par une compagnie anglaise, avant dtre une colonie de la

couronne britanniue de la n du XVIIIe sicle

au dbut des annes 1960. a mmoire col-lective a gard le souvenir de ce lien orga-nique entre l’État colonial et les compagnies

prives, et le projette aujourdhui dans sesreprésentations des rapports entre les multinationales, l’État sierra-léonais et l’ancienne puissance coloniale, incluant dans cette perceptionles organisations non gouvernementales OG ui tentent de rpondre lpidmie. agure, la Compagnie anglaise de Sierra eone stait vuedlguer ladministration de la colonie. ujourdhui, tout se passecomme si les OG se voyaient attribuer la gestion de lpidmie dans les

9. P.D. Curtin, The Atlantic Slave Trade: A Census, Madison, WI, The University of Wisconsin Press, 1969.

10.

T. Sard, Continent of Mothers, Continent of Hope. Understanding and Promoting Development in Africa Today . Londres, Zed Boos, 2003.

Le pouvoir médical et

politique des anciennes

puissances coloniales

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termes du pouvoir mdical et politiue des anciennes puissances colo-niales, en lieu et place des communauts de base.

a n des annes 1960 amorce une longue srie de coups dtat mili-taires, avec linstauration dun parti uniue, la gnralisation de la corrup-tion dans lappareil dtat, et laggravation de la pauvret et des ingalitssociales. u dbut des annes 1990, la Sierra eone subit le contrecoup dela guerre civile au ibria voisin et sombre son tour dans un conit dumme type. Celui-ci dbouche sur dimportants reux de population versla Guine, des massacres grande chelle, lintervention de mercenairesau service des compagnies minires, dinterminables violences intercom-munautaires et une nouvelle srie de coups tat Freetown.

instabilit politiue est symptomatiue dun dcit de leadership socialement accept, ue la mmoire collective croit retrouver dans la luttecontre lpidmie. e personnel international parat se succder aux yeuxdes communauts, sans ue celles-ci aient le sentiment davoir un uel-conue contrle sur le cours des vnements, lesuels donnent plutt uneimpression de discontinuit.

a guerre civile, particulirement atroce, a dur de 1991 2002 avec denombreuses mutilations, 100 000 200 000 morts, plus de 2 millions de

dplacs, une multitude de viols, des cas desclavage sexuel, denlve-ments et une utilisation massive denfants soldats. es multinationales dudiamant sont intervenues directement dans le nancement et lexcutiondoprations militaires. e conit prit n aprs une intervention de grandeenvergure de la Communaut conomiue des tats dfriue de lOuestCEDEO et de lOrganisation des ations unies O, appuye par unengagement militaire britanniue.

Pour certains auteurs, la guerre a rsult de tensions non rsolues au seinde la socit sierra-lonaise et dune rupture de la cohsion sociale. Paul

ichards expliue ainsi ue les tensions prcdant la guerre avaient taggraves par lincapacit des gouvernements postcoloniaux construireune citoyennet reconnaissant les droits des jeunes et des travailleursmigrants dans le secteur minier ou agricole11.

ouvrage de Patrick Puy-Denis12  rend compte quant à lui de la traitedes esclaves conduite sur les ctes sierra-lonaises partir du XVI

e sicle parles nglais, en concurrence avec dautres Europens Franais, Portugais,

11.

P. Richards, op. cit.12. P. Puy-Denis, La Sierra Leone, Paris, Karthala, 1998.

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Danois, Hollandais, etc., et avant par les rabes. Il sagit dune priodede razzias, denlvements, de mutilations : le rapport au corps et sesorganes, le contrle du corps et de lintgrit physiue, ont t des enjeuxcentraux des violences de la traite, et le sont rests au cours de la guerrecivile de la n du XX

e sicle. impression ui prvaut est ue la mmoirecollective procde par asacs uand elle souponne les centres de trai-tement et les dispositifs logistiues contre lpidmie dEbola de tracdorganes. image des convois de 4x4, arborant les drapeaux des OG etfonant vive allure sur des communauts dont ils viennent interner lesmembres dans des structures d’isolement, n’est pas sans rappeler un passéde guerres dont les traumatismes collectifs sont encore vivaces.

pidmie dEbola nat en uelue sorte arme de lhritage de rup-ture de la cohsion sociale ui, lchelle communautaire, afeure dans undiscours mtaphoriue. oindu, dans le district de ailahun, on raconteuau dbut de lpidmie la rumeur avait dsign comme responsable unhomme ayant rvl lexistence dun serpent, jalousement tenue secrte parson pouse : une chane de morts aurait suivi la transgression de ce tabou. Ils’agit là d’une représentation métaphorique que les personnes âgées m’ontaid dcoder durant mon sjour sur place. e serpent symbolise une rela-tion sexuelle extraconjugale dont le dvoilement annonce une rupture de larelation de conance et une explosion de tensions dans le foyer conjugal,

et par extension entre hommes et femmes dans la communaut. ide iciest que l’épidémie s’est déclarée du fait de l’absence de cohésion dans lacommunaut. ous la retrouvons dailleurs dans un autre rcit, ui veutque l’épidémie ait pour cause des querelles opposant une femme qui auraitachet du poisson crdit et la vendeuse ui naurait pas t paye. areconstruction de la cohésion sociale par le biais de dynamiques de dia-logue apparat ds lors ncessaire au dpassement de lpidmie.

« Viande de brousse » et « gens de la forêt »

origine animale du virus est largement aborde dans la littrature scien-tiue1. On parle de contacts humains avec la chauve-souris roussette, lechimpanz, le rat gant, le porc-pic, lantilope, etc. e virus are olairus responsable de lpidmie actuelle est li aux zones de fort tropicale uicouvre la Sierra eone dans sa partie la plus touche.

a uestion de la consommation de viande danimaux sauvages occupeune place importante dans le discours ofciel sur la prvention de la maladie.

13.  A.S. Fauci, Ebola. Underscoring the Global Disparities in Health Care Resources , The New

England Journal of Medicine, 371, p. 108-1086, disponible sur : http:.nejm.orgdoifull10.1056 NEJMp1099.

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Cette vocation de la viande de brousse prend place dans un contextede dcit de communication. es messages sont compris comme vhicu-lant lide ue manger de la viande danimaux tels ue la chauve-sourisou le chimpanz causerait la maladie. Or la consommation de viande de brousse nest pas un sujet neutre : le discours dominant porte en germe lastigmatisation de certaines communauts, victimes de mpris ou de prju-gs culturels ue les messages ofciels visant prvenir la propagation dela maladie ne font ue renforcer.

a consommation de viande de brousse renvoie la uestion de larelation des milieux anthropiues avec les cosystmes de la fort tro-picale humide. e discours ofciel de prvention est peru comme une

construction discursive ui valorise ltablissement dune distance avec lafort, cette dernire reprsentant lanimalit de lauelle lhomme doit sedissocier. Or du point de vue des communauts locales, la fort a ses his-toires sociales raconter , participant de lontologie, des constructionsde lhumain et de la dynamiue sociopolitiue. Elle est un refuge indivi-duel et collectif elle protge, recompose, reconstitue, recycle elle soigneet gurit les blessures physiues et sociales elle permet de corriger lesdysfonctionnements sociaux elle renouvelle les cycles dharmonie, rin-tégrant les processus humains dans des ensembles apaisés et des cyclescologiues reposant sur la construction permanente de luilibre. insi,

dans le contexte de lpidmie dEbola, nombre danecdotes circulent ausujet de membres de ces communauts ui se rfugient dans les forts voi-sines pour chapper aux ambulances venues chercher les malades ou auxmesures de uarantaine et de connement.

Symbolique de dépossession et d’exclusion

La gestion de la maladie engendre une rupture entre les communautés etle systme. upture, tout dabord, au plan de lapprciation de la coh-rence du discours ofciel. Ds les premiers cas dinfection, une intense

campagne dinformation a t dveloppe autour du thme de labsencede traitement curatif de la maladie. Dans cette logiue, la seule issue, encas dinfection, tait la mort. information ofcielle a ainsi projet desimages terriantes ui semblaient tre conrmes par le nombre lev depersonnes ui dcdaient peu de temps aprs leur acheminement dansles structures mdicales. ais la soudainet de la mort na pas t seule,au dpart, poser problme. Ses circonstances importent aussi : la pertedu contrle sur le corps du dfunt est alors le symbole dune dposses-sion absolue – si on na aucun contrle sur le corps de nos morts, cestuon ne possde rien du tout . Sur ce plan, la femme apparat commela plus atteinte.

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L’ère du soupçon

Les procédures médicales imposent un isolement strict du malade qui

est peru comme une absence de transparence, cette mesure tant soup-onne de cacher des procdures irrgulires. a rponse mdicale estici vcue comme reposant sur un paradigme pidmiologiue ui rduitla solution la mise en uarantaine des malades et leur mort rapide :si tous ceux ui sont touchs meurent, alors il ny aura plus dEbola. Ilfaudrait ds lors les empcher de transmettre la maladie et les laissermourir rapidement. Dans les reprsentations et perceptions communau-taires, les logiques médicales sont donc associées à un cynisme froid etdshumanis : il sagirait de prcipiter la mort des patients pour venir  bout de lpidmie.

On murmure que, dans les centres de traitement, les malades d’Ebolane sont pas nourris correctement, qu’ils meurent de faim et que certainsschappent pour aller chercher manger. a logiue biomdicale veutue les lments nutritifs soient essentiellement transmis par perfusion.Mais si les nutriments sont une construction biomédicale, la nourritureest, elle, une construction sociale ui se trouve au cur des identits indi-viduelles et collectives.

es structures mdicales sont perues comme manuant dhygine etde protections, ce qui augmenterait le risque d’infection pour les personnessaines. On se plaint du nombre insufsant de lits – des malades tant allon-gs mme le sol –, du manue de draps, de robinets ui ne fonctionnent

pas, de vomissures par terre non nettoyes, de toi-lettes infectes, dodeurs pestilentielles, etc. es com-munauts amplient les rumeurs selon lesuelles lesmalades seraient livrs eux-mmes, certains narri-

vant mme pas avoir de leau au moment de leur agonie. On parle depersonnes mortes touffes par leurs propres vomissures, nul ne les aidant

changer de position. Ces plaintes rejoignent dailleurs celles du person-nel de sant de luniue centre de traitement dEbola de enema ui, n juillet 2014, reconnaissait ne disposer ue de 6 inrmiers l o il en auraitfallu 6 pour les besoins du district.

es visions communautaires projettent limage dun cauchemar, ampli- par la dnonciation de lexclusion des communauts et des familles dela prise en charge du malade. e monde mdical est peru comme sat-tribuant tous les pouvoirs sur le corps, en rupture avec les pratiues detoucher du malade qui concrétisent pour les communautés des concepts

dempathie et de solidarit essentielles pour la cohsion sociale.

6 infirmiers là où il

en aurait fallu 65

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La gestion médicale d’Ebola suscite des rapports de confrontationautour de la mort. Dans les cultures mend et kissi, lide forte dune conti-nuation de la vie aprs la mort fonde le culte des anctres, lontologie etla vision de ltre suprme, lesuels donnent sens aux rites et pratiuesfunraires autour du corps de la personne dcde. On parle au mort, et le fait de lui parler dit ui vous tes alors ue pour le systme ofcielil nest dsormais considr, pour lessentiel, ue comme un cadavre extr-mement contagieux. e corps du mort chappe au contrle de la famille etde la communaut pour tre saisi par le pouvoir mdical, leuel incarne laviolence de ltat postcolonial.

Dans ce contexte, ce nest pas seulement le corps ui est enjeu deconfrontation, mais aussi ses parties constitutives. On ne sait pas ce ui est

fait du sang prlev sur les patients ni uels enjeux peuvent tre lis samanipulation. es rcits de mutilations et de disparitions dans le contextede lesclavage et des guerres civiles ressurgissent alors des mmoires.

La femme exclue

Dans les comptes rendus communautaires de lpidmie jala, on insistesur le fait ue les femmes sont les plus touches. Il ne sagit pas dune vul-nrabilit biologiue mais sociale. Ce sont en effet elles ui sont le plus encontact direct avec les malades au moment o ils sont le plus contagieux.

Or les femmes sont peu intgres dans le systme institutionnel de prisede dcision. Elles ont un capital social norme ui se manifeste dans lesrseaux communautaires et les socits initiatiues, mais sont gnrale-ment ignores dans les rponses ofcielles. i les mammy ueens – dten-trices de pouvoirs distincts des chefferies masculines –, ni les leaders desorganisations traditionnelles de femmes (swei), ni les femmes responsablesdes marchés n’ont été impliquées en tant que telles dans l’élaboration etlapplication de ces rponses.

Skard le souligne14  : il existe une littrature anthropologiue sur des

femmes qui ont occupé des positions de leadership  politique dans l’his-toire de la Sierra eone. On parle ainsi de adam oko, dirigeante de laconfdration mend de pa , ou de femmes ui ont, durant des sicles,occupé les fonctions éminentes de chefs de lignage ou de dirigeants poli-tiques ou militaires1. Dans le cadre de la lutte contre lpidmie dEbola,le leadership fminin devrait tre le prolongement naturel de limage de lafemme apportant la vie, donnant la naissance par-del la mort.

1. T. Sard, op. cit., p. 169.

15. M.C. Ferme, The Underneath of Things. Violence, History, and the Everyday in Sierra Leone, Bereley,

CA, The University of California Press, 2001 T. Sard, op. cit. A. Kourouma, Allah n’est pas oblige, Paris,Le Seuil, 2000.

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politique étrangère   4:2014

La rumeur comme résistance

n proverbe mend dit : n tranger reconnat une nouvelle tombe mais

ne connaît pas qui y est inhumé16

 . Autrement dit, ce n’est pas ce que l’ondit explicitement ui est le plus important, cest ce ue lon sous-entendCest de cela uil faut soccuper.

Rumeurs et positions

analyse du compte rendu dune manifestation lauelle nous avonsassist permet de saisir la complexit des points de vue sous-jacents lexpression de rumeurs. Tout part dun attroupement de femmes dansle principal march de la ville de enema. une delles raconte : Jai

vu une femme crier “Ebola est faux ” et dire “oi ui vous parle, je suisinrmire. Je vais vous dire la vrit. Tout propos dEbola est uestionde sang et de trac de sang. e gouvernement a besoin de beaucoup desang pour le vendre aux pays occidentaux Tous ceux ui sont en train demourir dEbola sont en ralit tus pour cela. Cest a le secret. aintenantue je vous lai rvl, Ebola nexiste pas” . oratrice a vite runi autourdelle une foule ui ne tarde pas crier : Ebola est parti Ebola est parti a foule sest alors mise chanter et danser jusu ce ue la police arrivesur les lieux et interpelle loratrice ui est conduite la station de police.n peu plus tard, une foule sy rend pour rclamer sa libration. ais un

ofcier de police expliue uelle a t retenue pour vrications. Selonlofcier, lpoux de loratrice, contact par la police, a indiu ue celle-cine jouissait pas de toutes ses facults, et ue lui-mme viendrait la chercherau poste. En attendant, la police retient la femme, ce ui provoue lire dela foule ui ne reoit aucune dinformation. bout de patience, elle com-mence à jeter des pierres sur le poste de police, les policiers répliquant pardes tirs de gaz lacrymogne. Plusieurs groupes se forment alors, certainsprenant la direction du centre de traitement dEbola lhpital gnral dela ville – uelues jours auparavant, le bruit avait couru ue certaines per-sonnes voulaient lincendier. a foule est bientt stoppe par les forces de

scurit et, dans les affrontements, un garon est bless par balle.

es discours tenus au cours de cet pisode rvlent un dsir profondde voir lpidmie dEbola disparatre. Si celle-ci est prsente commeune maladie qui tue dans d’atroces souffrances, dans l’isolement total etpour lauelle il nexiste ni traitement ni vaccin, alors le slogan Ebola estparti traduit un rve profond et un espoir. Il ne sagit pas ce niveaudun dni de lexistence mme de la maladie, mais plutt de la remise

16. M.C. Ferme, op. cit., p. 23.

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Ebola : une épidémie postcoloniale

    C    O    N    T    R    E    C    H    A    M    P    S     |      E    B    O    L

    A  :

    C    E    Q    U    ’    I    L    F    A    L    L    A    I    T    F    A    I    R    E

en cause dune rponse ofcielle ui est incapable de susciter lespoir.es propos ampliant les rumeurs de trac de sang peuvent tre interpr-tés comme un appel à plus de transparence dans les procédures médicales,et plus de garantie des principes éthiques concernant le respect des droitset de lintgrit de la personne aux mains du pouvoir biomdical.

e politiue se cache presue toujours derrire ce dernier. es rumeursvhicules par les membres des communauts parlent dEbola commedune invention du gouvernement ui pactise avec le pouvoir biomdicaldans le but dorganiser des tracs de sang ou dorganes au prot duneclasse dirigeante corrompue. Derrire les manifestations se prole unervolte contre les autorits et les logiues mdicale et politiue, dans un

contexte de dcit de concertation et de communication.

a mme logiue de lecture peut tre appliue la tentative dincen-dier le centre de traitement enema. , la foule rptait ue personne nelui avait demand son avis avant dinstaller ce centre ct du btiment dela maternit de lhpital gnral. Et elle ne faisait pas conance au systmede sant pour maintenir une barrire tanche entre lespace disolementdes malades dEbola et celui de la maternit. e centre de traitement taitreprsent comme un centre de mort , reprsentant un rel danger pourla maternit, centre de vie .

La mère et la fille de toutes les maladies

Dans la plupart des entretiens approfondis, lexistence de la maladie est,non pas nie, mais prsente comme la catastrophe absolue. Ebola est unecatastrophe, en ce sens qu’elle détruit la chaîne de continuité généalogiqueet ontologiue. Elle dcime des familles entires, et ce faisant arrte lhis-toire . expression mend pour dsigner Ebola, odo ute , peut se traduirelittralement par extermination de la famille . On mesure lampleurde la catastrophe quand on garde à l’esprit la place centrale qu’occupe

la famille dans la construction des identits : on est, parce ue membredune famille .

Ce mal absolu sinstalle au conuent de plusieurs autres maux. neinterlocutrice de ailahun expliue : Ebola est la lle du paludisme, de latuberculose, du cholra, du sida et de toutes les maladies auxuelles on taithabituellement confronts. ais uand elle arrive, elle tue par la vre, ladiarrhe et de multiples maux, ui minent le corps et dispersent la famille .a mtaphore du conuent renvoie encore un manue de conance entrecommunauts et structures sanitaires : on pense toujours uune simplevisite un centre de sant augmente le risue dinfection par le virus.

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Daru dans le district de ailahun, linrmier responsable du postede sant nous cone le jour dune visite de terrain : Habituellement, jai ce jour 40 0 patients ui viennent en consultation. ujourdhui,

 jen ai ue 4 et cest comme a depuis plusieurssemaines maintenant . Dans dautres entretiens,on nous a indiqué que tous les programmes deprvention du paludisme et dautres maladiesinfectieuses ont t suspendus, de mme ue ceux

de renforcement nutritionnel lintention des enfants. On nous a rap-port galement ue rares sont les femmes ui maintenant vont accou-cher dans les structures mdicales. Dans ce contexte, lpidmie dEbolapeut en cacher dautres venir

Le patient zéro tel qu’il est généralement présenté dans les discourscommunautaires est une inrmire ui avait pris en charge une tradipra-ticienne, lauelle est dcde en prsentant tous les signes dEbola aprsavoir elle-mme soign une femme enceinte souffrant des mmes symp-tmes. a tradipraticienne avait fait un massage cette femme, dans lecadre des procédures traditionnelles prescrites pour la préparation delaccouchement. Or la structure mdicale coloniale et postcoloniale na past pense en prvoyant des massages aux femmes enceintes, surtout enmilieu rural et en milieu pauvre.

Selon les rcits, la patiente zro est arrive dans la structure de santau moment o sy tenait une rencontre de lassociation dinrmires dontelle tait membre. Elle a t touche par plusieurs de ses collgues etamies dans le cadre dune relation avec la malade ui impliue mauil -lage, toilette, alimentation – le massage rpondant surtout une logiuede prise en charge psycho-affective. e systme de sant, ui soupon-nait dj ue linrmire tait infecte par le virus Ebola – sans pourautant en tre totalement sr, ne disposant pas encore des rsultats des

tests – est accus de ne pas avoir partag ses soupons avec les collgueset amies de la patiente zro.

***

pidmie dEbola ne pose pas seulement un problme biomdical.Elle est un fait politiue et social, ui se dveloppe dans le champ histo -riue du postcolonialisme. Elle est lle dune histoire de violence struc-turelle et multiforme. Elle se dveloppe dans un cadre de conictualitinstitutionnelle, avec ses corollaires de dcit de communication, de peuret de rsistance. Elle gnre elle-mme de nouvelles histoires de violence.

L’épidémie d’Ebola

peut en cacher

d’autres à venir

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