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Droit, déontologie et soin Décembre 2004, vol. 4, n° 4 520 J URISPRUDENCE Notes de jurisprudence Gilles DEVERS Avocat au Barreau de Lyon. I – Lien de causalité et perte de chance Cour d’appel de Paris, 1 ère chambre, 20 février 2004 Une patiente souffrant d’un fibrome de l’utérus consulte un médecin exerçant en libéral au sein d’un établissement privé, qui pratique l’ablation de l’utérus. Au cours de l’intervention apparaît une hémorragie vaginale et un accident vasculaire qui laisse des séquelles d’hémiplégie. La patiente saisit le juge des référés qui désigne un collège d’experts. Les experts relèvent un mauvais choix thérapeutique. En effet, les données acquises de la science à l’époque de l’intervention, soit en 1990, con- duisaient, dans le cas d’une femme encore jeune, à pratiquer d’abord un traitement hormonal puis, seulement en l’absence de résultats, un curetage utérin, et enfin l’exérèse chirurgicale du seul fibrome. La patiente ayant trente deux ans à l’époque des faits, l’hystérectomie pratiquée d’emblée n’était pas indiquée. Le choix de l’intervention est donc fautif. Mais le dossier ne permet pas d’affirmer de manière certaine le lien de causalité entre l’intervention pratiquée et l’hémorragie cérébrale. En effet, les experts relèvent qu’il existait une « présomption que la patiente était atteinte d’une malformation vasculaire préexistante et que le saignement hémorragique avait pu être déclenché par l’effet hypertenseur du produit injecté dans l’utérus pendant l’intervention ». La juridiction relève que ne sont ainsi établies que des possibilités, mais pas de certitudes. Dès lors, le choix, fautif, du médecin a fait perdre à la patiente une chance d’échapper à une infirmité préexistante probable. L’infraction des préjudices correspondant à la perte de chance de les éviter est fixée à 30 %. Cette affaire illustre les bases de la responsabilité civile. Pour que la res- ponsabilité soit engagée, il faut qu’existent une faute, un dommage et un lien de causalité. La faute est établie. Elle ne résulte pas d’une maladresse dans le geste technique, mais d’une option thérapeutique dangereuse, décidée de manière inap- propriée car précipitée. La faute médicale est donc certaine. Le préjudice l’est tout autant : il s’apprécie comme le dommage corporel lié aux séquelles d’une hémiplégie. Mais en revanche, s’il est certain que sans l’intervention chirurgicale, l’hémorragie et l’accident vasculaire ne se seraient pas produits, il n’en reste pas moins que préexistait une malformation vasculaire et que sans

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Page 1: Notes de jurisprudence

Droit, déontologie et soin Décembre 2004, vol. 4, n° 4520

J U R I S P R U D E N C E

Notes de jurisprudenceGilles DEVERS

Avocat au Barreau de Lyon.

I – Lien de causalité et perte de chance

Cour d’appel de Paris, 1ère chambre, 20 février 2004

Une patiente souffrant d’un fibrome de l’utérus consulte un médecin exerçant enlibéral au sein d’un établissement privé, qui pratique l’ablation de l’utérus. Au coursde l’intervention apparaît une hémorragie vaginale et un accident vasculaire quilaisse des séquelles d’hémiplégie. La patiente saisit le juge des référés qui désigneun collège d’experts. Les experts relèvent un mauvais choix thérapeutique. En effet,les données acquises de la science à l’époque de l’intervention, soit en 1990, con-duisaient, dans le cas d’une femme encore jeune, à pratiquer d’abord un traitementhormonal puis, seulement en l’absence de résultats, un curetage utérin, et enfinl’exérèse chirurgicale du seul fibrome. La patiente ayant trente deux ans à l’époquedes faits, l’hystérectomie pratiquée d’emblée n’était pas indiquée. Le choix del’intervention est donc fautif.

Mais le dossier ne permet pas d’affirmer de manière certaine le lien de causalitéentre l’intervention pratiquée et l’hémorragie cérébrale. En effet, les experts relèventqu’il existait une « présomption que la patiente était atteinte d’une malformationvasculaire préexistante et que le saignement hémorragique avait pu être déclenchépar l’effet hypertenseur du produit injecté dans l’utérus pendant l’intervention ».La juridiction relève que ne sont ainsi établies que des possibilités, mais pas decertitudes. Dès lors, le choix, fautif, du médecin a fait perdre à la patiente unechance d’échapper à une infirmité préexistante probable. L’infraction des préjudicescorrespondant à la perte de chance de les éviter est fixée à 30 %.

Cette affaire illustre les bases de la responsabilité civile. Pour que la res-ponsabilité soit engagée, il faut qu’existent une faute, un dommage et un lien decausalité. La faute est établie. Elle ne résulte pas d’une maladresse dans le gestetechnique, mais d’une option thérapeutique dangereuse, décidée de manière inap-propriée car précipitée. La faute médicale est donc certaine. Le préjudice l’esttout autant : il s’apprécie comme le dommage corporel lié aux séquelles d’unehémiplégie. Mais en revanche, s’il est certain que sans l’interventionchirurgicale, l’hémorragie et l’accident vasculaire ne se seraient pas produits,il n’en reste pas moins que préexistait une malformation vasculaire et que sans

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Gilles DEVERS

Décembre 2004, vol. 4, n° 4 Droit, déontologie et soin 521

cette malformation, l’accident n’aurait jamais eu lieu. Ainsi, la faute a concouruà la réalisation du dommage, dans une proportion que la juridiction estime à30 %. Une telle décision, non critiquable en droit, ne peut laisser que des insa-tisfactions pour les personnes concernées. Le geste technique du praticien, en soi,n’est pas critiquable, et il n’a été que déclencheur d’une invalidité préexistante.Pour la patiente, l’hémiplégie est hélas bien réelle, et elle ne se trouve indemniséequ’à hauteur de 30 %. Ce système se trouve aujourd’hui dépassé du fait desdispositions de la loi du 4 mars 2002 ayant remis en place le processus d’indem-nisation des accidents médicaux. L’indemnisation est désormais acquise dès lorsque le taux d’invalidité est supérieur à 24 %, ce qui est le cas en matière d’hémi-plégie. Il s’agit bien d’un processus d’indemnisation et non pas de responsabilité,de telle sorte que la totalité des dommages est acquise à la victime, versée parun fonds d’indemnisation, en l’absence même de faute médicale.

II – Retard dans la décision de réopérer

Tribunal administratif de Nancy, 20 avril 2004

Une patiente est hospitalisée dans un centre hospitalier pour une thyroïdectomietotale. En raison d’un hématome cervical compressif, une nouvelle intervention estdécidée au cours de laquelle sont identifiés deux points de saignement. L’un veineuxdans la région du récurrent gauche, l’autre artériel, dans la région du pédicure thy-roïdien supérieur droit, auxquels il est remédié par la pause d’un clip. Plusieursheures plus tard, devant la persistance du saignement, une reprise chirurgicale estfinalement décidée, au cours de laquelle la patiente est victime d’un arrêt cardio-respiratoire entraînant une encéphalie post-anoxique. La patiente est demeuréetétraplégique, dysarthrique et quasiment aveugle. Un recours en responsabilité estengagé contre le centre hospitalier. Le tribunal administratif retient la responsabilitéde l’hôpital car, selon le rapport d’expertise, en présence d’un hématome dans larégion thyroïdienne, il aurait été conforme aux règles de l’art d’amener immédia-tement la patiente au bloc opératoire. Les retards pris dans la décision de réopérerd’abord, puis dans la réalisation de l’intervention, constituent des fautes engageantla responsabilité du centre hospitalier.

Dans cette affaire, tout est allé très vite, mais, pour autant, les retards sontavérés et engagent la responsabilité du centre hospitalier.

Les deux premières phases avaient causé un dommage : la thyroïdectomietotale avait causé un hématome cervical compressif, et la nouvelle interventionavait laissé des points de saignement. Ces dommages n’étaient pas liés à desfautes, car ils étaient les conséquences d’actes à l’égard desquels aucun reprochene pouvait être effectué. Ainsi, la seule survenance du dommage ne crée pas laresponsabilité en l’absence de faute prouvée. En revanche, alors que les saigne-ments persistaient, la décision de ré-intervention, si difficile soit-elle, ne pouvaitattendre et ce retard, qui a par ailleurs été la cause d’un dommage corporelimportant, engage la responsabilité du centre hospitalier.

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J U R I S P R U D E N C E

Droit, déontologie et soin Décembre 2004, vol. 4, n° 4522

III – Responsabilité pénale de l’interne

Cour d’appel de Paris, 1ère chambre, 5 juin 2003

Un détenu, placé sous le régime de la détention provisoire, doit être transféré enurgence dans un établissement hospitalier à la demande du médecin qui l’avait exa-miné à la maison d’arrêt. Le médecin de garde prend connaissance à 18h00 desrésultats des examens biologiques prescrits lors de l’admission du malade. Ceux-cirévèlent des taux très élevés de potassium, d’urée et de créatinine, permettant dediagnostiquer une hyperkaliémie majeure. L’interne, sans consulter le médecin quiavait prescrit l’hospitalisation, ni prendre contact avec un responsable du labora-toire, se contente de réduire la perfusion de potassium et ordonne tardivement unnouvel examen biologique, alors qu’il aurait dû aviser les seniors, et surtout, inter-rompre immédiatement la perfusion et organiser le transfert du patient sans délai,dans une unité de soins intensifs. Le patient est décédé le lendemain matin.

Une plainte pénale est déposée et l’interne est condamné pour homicide involon-taire. L’interne commet une faute caractérisée au sens des articles 121-3 et 221-5 ducode pénal, privant le patient de toute chance de survie.

Compte tenu des circonstances, cette affaire ne pouvait être tranchée quepar le juge pénal. La victime était placée en régime de détention provisoire, etle procureur, avisé de ce décès, ne pouvait qu’enclencher une enquête. Il estrelativement rare que le procureur puisse agir de sa propre initiative en matièrede responsabilité médicale, car il n’a pas l’occasion de connaître les infractions.Il en va autrement s’agissant des détenus, car il est immédiatement avisé. Lafamille pouvait également porter plainte, ou se constituer partie civile, dès lorsque par son analyse, elle dispose de suffisamment d’éléments pour estimer qu’esten cause une faute par maladresse ou inattention. S’il faut être toujours trèsprudent avec les statistiques, il semble qu’en matière de responsabilité médicaleles plaintes pénales ne dépassent pas 3 à 5 % du total. Devant un décès quiparaît inexpliqué, les familles choisiront souvent la plainte pénale qui paraît laseule réponse appropriée, et qui permet notamment l’engagement d’une enquêteapprofondie.

L’interne n’ayant pas soutenu sa thèse, ne dispose pas du titre de docteuren médecine et ne peut exercer au sein des établissements de santé qu’en colla-boration étroite et effective avec un praticien. Cette collaboration, peu définiepar les textes, ne signifie pas que l’interne n’a aucune marge de manœuvre etqu’il doit référer en tout et pour tout à un praticien hospitalier. En l’occurrence,le fait que l’interne se soit retrouvé seul pour la prise en charge de ce patientqui est dans une phase très délicate ne traduit pas un dysfonctionnement. Enrevanche, devant un état de santé préoccupant, l’interne devait en référer à unpraticien senior. En outre, les mesures qu’il a décidées lui-même était totalementinadaptées et ont rendu l’évolution fatale inévitable. Sans doute, l’état était-ilgrave d’emblée, mais par son attitude, l’interne a privé ce patient de toute chancede survie, ce qui constitue la faute pénale.