25

Notre école n'est pas (encore) foutue - …excerpts.numilog.com/books/9782081364295.pdf · expliqué aux magistrats le traumatisme de Muhittin, lui ... pour que leurs enfants puissent

  • Upload
    buidien

  • View
    218

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Notre écolen'est pas (encore) foutue !

Marie-Christine Culioliavec Mikaël Guedj

Notre écolen'est pas (encore) foutue !

Décrochage, violence, intégrisme…Une proviseure témoigne

Flammarion

© Flammarion, 2015.ISBN : 978-2-0813-6429-5

À Eléa et Shaïline,qui vont construire l'avenir.

PROLOGUE

Gare de Rennes, lundi 16 mars 2015. La nuitcommence à peine à tomber sur le train qui me ramènevers Paris. Je suis vidée, épuisée. Bouleversée, aussi, par cetaprès-midi passé au tribunal. Voilà dix ans que Zyed etBouna sont morts. Dix ans que Muhittin est ressorti griè-vement brûlé de ce maudit transformateur EDF. C'estpour eux et pour leurs familles que j'ai accepté de témoi-gner lors du procès des deux policiers poursuivis pour« non-assistance à personne en danger ». J'ai raconté qui ilsétaient. Mes élèves. «Nos jeunes », comme je l'ai dit auxjuges. Bouna, sa joie de vivre, son sourire toujours grandcomme ça, sa foulée d'athlète extraordinaire. Un adoles-cent que beaucoup adoraient dans ce petit village qu'estClichy-sous-Bois. Peu intéressé par la chose scolaire,Bouna, poussé par les siens, n'était pas en décrochage. Ilavait 15 ans. Zyed était plus réservé, gardant tout pour lui,à l'intérieur. Toujours présent même si, de toute évidence,l'école ne le passionnait guère. Arrivé de Djerba quatre ansplus tôt, il imaginait déjà son avenir professionnel, son-geant à devenir plombier. Il avait 17 ans. J'ai aussi

9

expliqué aux magistrats le traumatisme de Muhittin, luiqui dira au tribunal : « J'ai encore des traces en moi. »Après sept semaines d'hospitalisation, il était de retour enclasse. « Reprenez-le », m'avait-on demandé. J'avais finipar dire oui, après mûre réflexion et concertation avecmon équipe. J'avais cependant insisté pour qu'il puissebénéficier de soins. L'accompagnement psychologique,voire psychiatrique, était indispensable. Il se révélera trèsinsuffisant, pour ne pas dire inexistant… Aujourd'hui,Muhittin a 27 ans.Ce n'est pas la première fois que j'entre dans un tribu-

nal, le métier de proviseure suppose des relations étroitesavec la justice. Mais venir à la barre, lever la main droiteet jurer, c'est une expérience inédite. La charge émotion-nelle est considérable, ce procès n'est pas n'importelequel. Ni pour les victimes, ni pour la police. Ni pourmoi. Durant les jours qui ont précédé, j'ai tâché de mepréparer, de choisir mes mots, d'anticiper d'éventuellesquestions. Il ne m'appartient pas de prendre parti : jen'étais pas présente lors de l'accident, je ne sais pas ce quis'est passé. Je ne suis pas juge. Je viens pour parler desjeunes, pour que leur portrait soit le vrai et ne soit enaucun cas déformé par des intérêts partisans. Juste parlerde Bouna, Zyed et Muhittin… Je ne cacherai ni le stressqui m'a accompagnée, ni les courtes nuits qui sont alléesavec. Ce lundi soir, à peine assise dans mon wagon, toutela pression retombe. D'un coup.La journée aura été celle des retrouvailles – si l'on peut

s'exprimer ainsi. À l'issue de l'audience, la mère deBouna, si digne et si pudique, est tombée dans mes bras,

10

Notre école n'est pas (encore) foutue !

en pleurs. Elle est venue accompagnée de l'une de sesfilles et de plusieurs fils, dont un était scolarisé dans moncollège. Le père et le frère de Zyed sont là aussi. Muhittin,élégant dans son costume beige, me remercie d'être pré-sente. Tout remonte. Le souvenir de ces jeunes, l'injusticede ce deuil, la violence des émeutes. Ces images m'avaientdéjà envahie, dix jours plus tôt, lors de l'hommage renduà Claude Dilain, à Clichy-sous-Bois, en présence du pré-sident de la République. Le maire emblématique avec quinous, professionnels de l'éducation, avions si bien tra-vaillé, est décédé deux semaines avant l'ouverture duprocès…Les événements qui secouèrent cette ville de Seine-

Saint-Denis, puis l'ensemble du pays, demeurent profon-dément ancrés en moi, comme, je crois, en tous ceux quiles ont vécus de près. Pourtant, ce livre va bien au-delàdu drame de 2005 et des troubles qui suivirent. J'ai passéune décennie à Clichy et cela fait près de quarante ansque je suis entrée dans l'Éducation nationale. Pour moi,l'école est une forme d'engagement. Un engagementque je mène encore, là où j'ai grandi, à la limite de laSeine-Saint-Denis et de la Seine-et-Marne. C'est cettehistoire que je veux raconter aujourd'hui.Chez moi, elle prend racine dans le destin familial.

Côté paternel, des immigrés corses, venus sur le continentpour que leurs enfants puissent être scolarisés dans demeilleures conditions. Mon grand-père, blessé à Verdun,gaulliste fervent, transmettait son idéal républicain. Côtématernel, c'est, là aussi, la figure du grand-père quidomine. Lui était communiste et m'a offert mon premier

11

Prologue

dictionnaire. À l'enfant que j'étais, il enseigna la valeur dece gros livre. Il aurait pu, me racontait-il, devenir respon-sable de la menuiserie de l'hôpital de Ville-Évrard. C'étaitson métier. Ce très bon menuisier termina pourtant à labuanderie, à s'occuper du linge des malades. La raison ?Un jour, il lui fallut passer un concours pour décrocher leposte dont il rêvait. Ce concours, mon grand-père le rata.Il avait bien les compétences, mais sans doute aurait-il dûêtre scolarisé plus longtemps pour réussir une dictée etmieux répondre aux questions… Il tira de cet échec uneconclusion implacable : sa petite-fille devait aller à l'écoleet prendre la chose au sérieux ! Mes parents ont passé leflambeau avec ferveur. Eux non plus n'avaient pas pu faired'études. Ils n'auront de cesse que de tirer leurs enfantsvers le haut.C'est imprégnée de cette éducation que je me tourne,

naturellement, vers l'enseignement. Entrée à l'École nor-male d'instituteurs dans la foulée d'une hypokhâgne, j'aià peine 20 ans lorsque je me retrouve, pour la premièrefois, devant une classe. D'abord en maternelle – uneexpérience formatrice extraordinaire, allez enseigner àtrente-cinq enfants1 de 4 ans… Tous les profs devraienty passer ! – puis auprès de classes de CE2 et CP. Je tra-vaille alors à Paris, avant d'être mutée à Rosny-sous-Bois,en cité d'urgence, et à Noisy-le-Grand. Je ne quitteraiplus la banlieue parisienne. La suite : une soif d'étudesqui me ramène à l'université, le CAPES de lettres, trois

1. Les classes de maternelle sont aujourd'hui moins chargées :vingt-six élèves en moyenne, selon les chiffres officiels.

12

Notre école n'est pas (encore) foutue !

ans comme professeur de français. Et le grand saut dansla carrière de chef d'établissement. C'est la principale ducollège de Gournay, où j'enseignais alors, qui me mit surla voie : on cherchait, me dit-elle, des intérimaires dedirection. C'était parti ! Lors du premier entretien, on medemanda si je m'imaginais en zone difficile. Je me sou-viens ne pas avoir hésité. Petits ou grands, de banlieue oude centre-ville, ce sont toujours des enfants.

Prologue

Première partie

TEMPÊTE SUR CLICHY

Chapitre 1UN CHAOS INOUÏ

Les enfants sont morts, mais je l'ignore encore… Cevendredi 28 octobre 2005, au beau milieu des vacancesde la Toussaint, je descends, insouciante, de mon villageniché dans la montagne corse. En route pour le salon decoiffure. Il est tôt mais les rayons du soleil illuminentdéjà le chemin qui mène à Saparelli. La radio de la voi-ture se met enfin à capter, la nouvelle claque : un drame aeu lieu, la veille, à Clichy-sous-Bois. Le poste crache sesinfos en rafale : des jeunes, apparemment poursuivis parla police, ont perdu la vie après s'être réfugiés dans untransformateur électrique ; des émeutes ont eu lieu dansla nuit. Aucun nom n'est communiqué. Mais, immédia-tement, une intuition terrible me saisit : « Ces gosses, jeles connais ! » Ce que je ressens ne se traduit pas par desmots. Je suis alors la principale du collège Robert-Doisneau depuis deux ans, après avoir été la proviseureadjointe du lycée voisin, Alfred-Nobel, durant six ans.Cette ville, ces familles, c'est ma vie, mon quotidien. Cesont des gens avec qui je me sens bien. À ce moment-là,

17

je suis clichoise. Un grand vide s'ouvre sous mes pieds.Mais, très vite, le poids des responsabilités s'impose.Je m'arrête à l'embranchement de la grande route.

J'attrape mon téléphone portable pour composer lenuméro de Lydia Gomez, mon adjointe. Elle se trouve enArdèche et ne dispose encore d'aucune information. Jene me souviens plus qui du commissariat ou de la mairieme communique l'identité des victimes. Seule dans monvéhicule, je suis aspirée par un violent tourbillon. Je rap-pelle Lydia : « Ils sont de chez nous ! » Elle prend le volantle jour même pour rentrer à Clichy. À peine arrivée, ellese démène pour mettre la main sur les numéros de télé-phone de tous les professeurs. En comptant l'ensembledes équipes, j'arrive à la conclusion qu'une soixantaine depersonnes travaille au collège. Il faut les prévenir, toutes,et organiser une réaction collective. J'ai déjà en tête larentrée, prévue le jeudi suivant… Lydia et moi nousrépartissons les contacts et passons de longs moments aubout du fil. « Que s'est-il passé ? » Longtemps, la questiontournera en boucle dans nos conversations. De retour auvillage, j'allume la télé. Je ne décroche pas de ces imageseffrayantes. Clichy-sous-Bois semble en éruption.

Des hélicos sur nos têtes

J'arrive sur place le lendemain, après la marche trèsdigne qui traverse ce matin-là les rues de la ville. Je poserapidement mes valises dans l'appartement de fonctionque j'occupe au sein de l'établissement, avant de filer à la

18

Notre école n'est pas (encore) foutue !

mairie, qui se trouve alors entourée d'une armée de jour-nalistes. L'hôtel de ville s'est transformé en cellule decrise. Une ruche où tout le monde travaille dans l'urgence,et dont la première préoccupation est la sécurité. Toutfaire, surtout, pour qu'il n'y ait pas d'autres morts… Descolonnes de camions de police stationnent un peu par-tout. Combien sont-ils ? Et qu'y a-t‑il sous les remorquesbâchées ?Dans la soirée de dimanche, une grenade lacrymogène

explose à proximité de la mosquée Bilal de Clichy-sous-Bois. Du gaz pénètre à l'intérieur de la salle de prière,en pleine période de ramadan, provoquant un émoiconsidérable chez les fidèles musulmans. La colère contreles policiers redouble. La ville s'embrase à nouveau. Noussommes plongés dans un chaos inouï. Des groupesd'individus cagoulés, extrêmement mobiles, balancentdes projectiles, jouant à cache-cache entre les tours et lesesplanades. De loin, c'est un étrange ballet d'ombresbondissantes. Des hélicoptères tournent au-dessus de nostêtes. Leurs lumières percent la noirceur du ciel, c'estl'image la plus marquante, qui me reste aujourd'hui…Des voitures brûlent, les CRS avancent en rangs serrés eten silence. Je me souviens de la jeunesse de ces hommes.Comme nos profs, ce sont des fonctionnaires en début decarrière, venant souvent de province, envoyés dans unendroit dont ils ignorent tout, ou presque. Eux aussi, cesont des gosses. Et tout indique qu'ils ont peur. Deuxbouts de la jeunesse de ce pays se font face. Pourquoi cecataclysme, ici, chez nous ? Comment en est-on arrivé là ?

19

Un chaos inouï

Nuits de feu

Lydia et moi sommes prises dans cette tempête. Nousessayons d'être utiles en arpentant les rues, à l'affût desélèves que nous pouvons repérer. Chaque fois que nousvoyons l'un d'entre eux, nous appelons ses parents pourqu'ils le ramènent à la maison. Une mère déboule, un mar-tinet sous sa gabardine : «Où il est ? Où il est ? » Des pèresfont des rondes pour tenter de récupérer leurs enfants. Onaurait tort de blâmer les familles. La plupart avaient peur etont tout fait pour protéger les plus jeunes ! Certaines les ontéloignés de la ville, d'autres les ont même enfermés pour lesempêcher de sortir… parfois sans succès.Tantôt à pied, tantôt en voiture, nous parcourons la

ville dès la nuit tombée. Seules ou avec le commissaire,qui voit d'un bon œil notre implication. Avec nous sur leterrain, il y a (un peu) moins de collégiens dans les rues.À aucun moment, je ne me sens menacée. Nous nesommes pas visées. Le danger plane surtout sur lesjeunes. Et les forces de l'ordre.

Je suis régulièrement en contact téléphonique avec lerecteur, à 2 heures ou 6 heures du matin. À l'aube, je tiensinformé l'inspecteur d'académie. Les nuits sont courtespour tout le monde. Ma hiérarchie approuve notre mobili-sation et nous soutient complètement. Sur le terrain, nouscroisons les politiques : le maire PS de la ville, ClaudeDilain, ses adjoints et le service municipal de la jeunesse,mais aussi Éric Raoult, le député UMP de la circonscrip-tion, maire de la commune voisine du Raincy. Chaquematin, un spectacle désolant s'offre aux habitants : voitures

20

Notre école n'est pas (encore) foutue !

calcinées, arrêts de bus dévastés, débris jonchant le sol…Ces troubles ont duré quelques nuits. Étonnamment peut-être, les choses se sont calmées plus vite ici, là où tout acommencé, que dans d'autres villes. Quand les coursreprennent au collège, le jeudi 3 novembre, les violencesviennent tout juste de prendre fin à Clichy-sous-Bois.

Un chaos inouï

Chapitre 2COLLÈGE EN DEUIL

Dès les premières conversations téléphoniques avecles enseignants, le rendez-vous est fixé au mercredi, veillede la rentrée. L'idée est simple : se réunir d'abord entreadultes, pleurer un bon coup et préparer l'accueil desélèves. Chez tous, nous sentons un besoin de se retrouver.L'élan est général. Seuls deux professeurs manquent àl'appel, dont une qui n'a pas pu rentrer à temps de l'étran-ger. Je garde en mémoire la tristesse qui obscurcit lesvisages et le silence qui règne dans cette salle polyvalenteau plafond haut. J'explique aux équipes où nous ensommes, ce que l'on sait alors. Les jeunes n'étaient pastrois, mais dix. Huit de chez nous, et deux qui ne sontplus au collège mais qui l'ont été. En d'autres termes,nous les connaissons tous. Ils sont partis jouer au foot,sont revenus. Que s'est-il passé exactement ? À cet instant,je l'ignore. Toujours est-il que des policiers sont arrivés,et que le groupe s'est dispersé telle une volée de moi-neaux. Trois se sont cachés dans le transformateur EDF.Muhittin, nous a-t‑on dit, est parvenu à en sortir et adonné l'alerte en venant jusqu'au centre-ville dans un état

23

Cet ouvrage a été mis en page par IGS-CPà L’Isle-d’Espagnac (16)