NYS Philippe

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    CLBRATION D'UNE SPHREPhilippe Nys

    Gallimard | Le Dbat

    1991/3 - n65

    pages 87 92

    ISSN 0246-2346

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-1991-3-page-87.htm

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    Pour citer cet article :

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    Nys Philippe, Clbration d'une sphre ,

    Le Dbat, 1991/3 n65, p. 87-92. DOI : 10.3917/deba.065.0087

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    Clbration dune sphre

    Linstallation dune sculpture dArnoldo Pomodoro1, dune unique sculpture, dune sphre, dans unjardin intrieur du Vatican, au cur de la chrtient, saffirme comme un geste inaugural en son apparentesimplicit. Il inaugure en ce lieu une nouvelle re, celle de loutre-pays, celle dun au-del du paysagemoderne tel quAugustin Berque le dfinit : Loutre-pays est la Terre, parce quil estla Terre. Loutre-

    pays, cest en effet notre plante ; mais telle que nous ne lavions jamais vue : la terre dans une ralitplus forte, parce qu la fois physique etphnomnale. cologique etsymbolique2. Le geste de Pomodorone nous propose pas quune mtaphore de cette ide fondatrice dun nouvel horizon de pense, il nousen offre une de ses incarnations les plus manifestes en mme temps que les plus nigmatiques, tant parle choix de la forme de la sculpture, une sphre, que par celui du lieu choisi pour lexposer, un jardin closet nu, compos de quatre simples carrs dherbe rase.

    Une part de lart de Pomodoro, aujourdhui en pleine maturit, rside non seulement dans le travailsur les formes sculptes, mais aussi dans le choix du lieu pour installer ses sculptures et nous installer ,nous aussi, en elles. Ses sculptures sont des formes gomtriques simples, ariennes, et quon imaginedabord creuses. Elles sont conues dans des matires nobles, dures et brillantes, mais dont les surfacessont dchiquetes comme de lintrieur, moins que les dessins des crevasses ne soient le rsultatdun impact extrieur violent. Par les trous creuss dans leur carapace, les sculptures dvoilent leursstructures intrieures, elles simposent comme des corps pleins part entire, plus lourds que nous nelavions suppos.

    Lart de Pomodoro jaillit aussi dans la manire de disposer ces formes dans un site charg dhistoire Florence, la basilique Saint-Pierre Rome, ou tout autre lieu investi de significations, comme ce projet,refus par les autorits dUrbino, dune crevasse sculpte dans un cimetire, mme le sol de la colline.Il y a quelques annes, du 7 juillet au 28 octobre 1984, Pomodoro avait install un ensemble de sculp-tures face la ville de Florence, sur le fort du Belvdre do lon dcouvre non seulement la ville, maisaussi la manire dont elle sinscrit au creux des collines environnantes grce, notamment, au dme de

    Philippe Nys, philosophe, a rcemment anim un sminaire sur les jardins et les paysages au Collge international dephilosophie.

    Cet article est paru en mai-aot 1991, dans le n 65 du Dbat (pp. 88 93).

    C O N S T R U C T I O N S

    1. Arnoldo Pomodoro est n en 1926. Il expose partir de 1954 et travaille au dbut avec son frre Gio. Leurs uvresrespectives ont t reconnues comme une recherche importante sur le thme du continu spatial. Luvre de Pomodoro sestrpandue mondialement, mais il ne semble pas quelle soit reconnue de manire significative, en France notamment, malgrquelques expositions Paris en 1962, 1976, 1978,1982.

    2. Augustin Berque,Mdiance : de milieux en paysages, Montpellier, d. Reclus, 1990, p. 136. Je tiens souligner ici toutce que mon commentaire doit la lecture du livre dA. Berque.

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    Brunelleschi et au campanile de Giotto. Florence comme Rome surgit lide dun recommencement.Les formes proposes par Pomodoro offrent une nouvelle version de notre histoire en faisant parler les-

    pace par lespace. Ce sont non seulement les diffrents horizons de notre histoire qui sont ainsi rinscritspar et dans lespace, mais aussi, travers eux, notre condition premire dhumain, celle dhabiter la terre.

    Pomodoro nest ni architecte ni architecte-paysagiste, encore moins urbaniste, et pourtant ses sculp-tures communiquent profondment avec toutes les formes dexpression de lespace parce quelles endvoilent la couche conceptuelle primordiale3. Son geste dpasse ainsi les catgories que nous utilisons

    pour tenter de saisir une telle uvre : il ne sagit ici ni tout fait de land artni vraiment de sculpture,nous ne sommes ni dans un muse intrieur ni dans un muse de plein air, nous ne sommes plus dans un

    paysage naturel et nous ne sommes pas encore dans un paysage urbain. Un des effets des sculpturesde Pomodoro serait-il alors de nous faire perdre la boule , de nous dsorienter, de nous laisser devantun abme vertigineux conu dlibrment pour nous perdre ? O sommes-nous transports ? Dans quelsespaces ? Dans quels temps ? Son geste serait-il le dernier clat dun monde au bord de la catastrophe ?Ces questions, aussi sduisantes puissent-elles paratre, sont rduites nant par lintensit de la lumirequi mane de luvre. Luvre est un foyer dans lequel viennent se condenser, au-dedans, les multipleshorizons dont elle est issue, en mme temps que viennent sy dployer, au-dehors, des flots dnergieset de correspondances multiples. Elle est le lieu dune fusion des horizons qui suscite un tonnement,une motion de tout notre tre.

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    3. Dans ce contexte, il est intressant dvoquer en quelques mots un parallle loquent, me semble-t-il, entre le travail dePomodoro et celui des architectes dits rvolutionnaires comme Boulle et Ledoux ou des ralisations comme la pyramide duLouvre ou lArche de la Dfense. Il y a l un mme souci pour des formes mathmatiques. Mais il y a aussi une diffrence dansla taille des uvres. Anti-fonctionnelles, parfois normes en elles-mmes, mais modestes lchelle dune ville, dun paysage,dun btiment, les sculptures de Pomodoro sont mesures et profanes alors mme quelles rendent les lieux une certaine sacra-lit. Il en va tout autrement des ralisations contemporaines cites plus haut. Elles sont dmesures dans leur taille ou leur inten-tion, car elles veulent tout signifier en elles-mmes : lart et le sacr, la fonction, le moderne et luniversel. Le paradoxe est quecest dun sculpteur, et non dun architecte, que nous vient un sens renouvel de la mesure.

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    Rome. La ville ternelle. Le Vatican. Lendroit le plus inattendu dItalie et de Rome en particuliero, pensais-je, sincarnerait un choc esthtique moderne ouvrant notre histoire un avenir. Ici le gestede Pomodoro est rduit un strict minimum et il est pourtant plus ample qu Florence et sans doutequen tout autre lieu de notre histoire. Il reprend, en les ramassant dans la forme la plus pure qui soit unesphre , non seulement le projet moderne depuis la Renaissance, mais, au-del, deux mille ans dhistoirechrtienne. En mme temps, par la manire dont elle est conue, la sphre nous projette dans un avenirquelle nous lance littralement la face. Tout, dans cette boule descendue du ciel et comme dpose

    angliquement sur le sol, engendre une multiplicit dchos. chos infinis dont les mtamorphoses, loinde saffaiblir au fur et mesure de leur loignement dans le temps et dans lespace, samplifient et semultiplient en une orchestration cleste de plus en plus complexe. Une musique des sphres, majestueuse,se dploie devant nous. coutons-la.

    Comme surgie du nant, la boule du Vatican sinscrit dlibrment dans un espace satur designifications, sans autre perspective, semble-t-il, que le ressassement du pass. Ltonnant est que, loinde vouloir simposer aux anciennes significations ou contre elles, luvre prsente se loge dans le lieude manire vidente, comme attendue depuis toujours. Ce faisant, elle se donne au premier abordcomme une signification ajoute celles qui existent dj, elle participe donc de ce trop-plein de signi-fications qui asphyxie le sens. Mais, dans le geste de Pomodoro, il y a plus et cest l que se situe songnie. La sculpture ne sinscrit pas seulement dans un lieu prt laccueillir, elle cre une nouvelleconfiguration du lieu. La simple introduction dune seule sculpture dans le site en fait apparatre les vir-tualits secrtes : le site est mtamorphos et se dploie librement devant nous. Toutes les significations

    passes se trouvent englobes par une interprtation qui, en simmergeant le plus profondment possibledans le temps, se donne la possibilit douvrir notre prsent un devenir.

    Au sommet de Saint-Pierre, une autre sphre, la premire, exalte le triomphe de la perfection. Ellerunit en elle la courbe de la basilique et les arcs qui la dessinent. Elle incarne ce moment suprme durassemblement de la communaut humaine gagne, de proche en proche, par une parole. La commu-naut terrestre est dsormais rassemble sous la vote du ciel, prte slancer pour conqurir lespace.La sphre est l, double, la fois terrestre et cleste, mdiation entre la terre et le ciel. Elle attire tou-

    jours plus haut le regard, elle le spiritualise, elle le transporte littralement au ciel. Image du cosmosen mme temps que de lhomme divinis. Moment dquilibre, instant de perfection. La terre, cemoment, quitte dfinitivement, semble-t-il, son immobilit pour entrer dans la danse des corps clestes.Elle est elle-mme devenue corps cleste. Enfonce jusque-l dans son enveloppe charnelle, elle selibre tout coup de la corruption et de la mort pour se mtamorphoser en ternit mathmatique. Elley a perdu dtre le centre de lunivers. Elle y gagne dtre devenue labri dune conscience dilate auxdimensions de linfini. Promesse dune exploration tout entire tourne vers le dpassement desconfins.

    En faisant descendre cette sphre sur terre, Pomodoro donne un cho la premire et accomplit unmouvement proprement inou. Et dabord sa boule fait apparatre lautre sphre comme plus clesteencore quelle ne ltait auparavant. La sphre de la coupole de Saint-Pierre prend ainsi un nouvel envol,la terre est littralement projete hors delle-mme, tournoyant dans le cosmos comme une toupie. Mais,dans le mme mouvement, la mme sphre est l, immuable, en repos. Un cart, la mesure de notre

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    histoire et de nos cosmologies, a t cr entre le ciel et la terre redevenue notre terre. Cet cart mesurelabme dsormais creus entre deux reprsentations fondatrices de la modernit, celle de Husserl ( LaTerre ne se meut pas ) et celle de Galile ( Et pourtant, elle tourne )4. Les deux sphres se regardent etse rpondent dsormais, elles tournent autour lune de lautre, lune dpassant lautre dans un mouvementqui, jamais, ne se rejoindra. Un au-del du paysage moderne est n.

    En dposant la terre, objet cleste banal et anonyme sur Terre, une fracture sest installe pour tou-jours. Le repos de notre terre nest quapparent. Limage de la terre garde une partie de sa splendeurpasse. Lclat de la sphre de Pomodoro nous aveugle. Nous voici pigs, mais sans le savoir encore.Des reflets tranges attirent notre regard. Nous nous interrogeons, mais vaguement. Nous devinons une

    obscure tranget, un lger dcalage dans ce qui soffre notre regard. Ces colonnes rflchies sont-ellesbien les gardiennes de ce jardin intrieur ? Ces nuages qui traversent le ciel sont-ils bien l, dans la sur-face lisse et ronde, mtallique et comme sans dfaut, de cet objet extraterrestre ? Ce ciel sinscrit-il biendans la courbe de cette boule semblable un soleil ?

    Nous sommes irrsistiblement attirs par ces dessins tranges, par ces nuages noirs aux formesindfinissables qui traversent lclat de la sphre. Nous voulons en avoir le cur net. Approchons-nous.Un tonnement sans pareil nous attend. Notre il y perd ses repres, il glisse la surface de la courbeet, en mme temps, il y pntre. Ce quil croyait tre des reflets du rel ne sont que piges et simulacres

    parfaitement calculs. La sphre est brise, une fracture sest ouverte notre insu et laisse voir unemachinerie intrieure au lieu des reflets attendus. Ceux-ci restent cependant prsents mais fragments.Comble de surprise, une autre sphre, intrieure celle-l, se dcouvre notre regard qui ne sait plus nice quil regarde ni o regarder. Cette troisime sphre, elle aussi fracture, quelle est-elle ? Elle semble

    battre comme un cur blotti au centre de la premire. Notre terre tait-elle donc grosse de la sphrecleste ? Notre regard, nous en prenons confusment conscience, a t entran hors de lui-mme. Il estlittralement confondu, exorbit, dans ce quil contemple. moins que, suprme retournement, il ne soitque rendu lui-mme, mais aveugl. Avons-nous donc perdu toute assurance ? Le monde a-t-il basculdans un trou noir sans limite ? Tout nest-il que miroir, reflet de reflet dvoilant une effrayante mca-nique tout la fois cosmique et intrieure ?

    Il nous reste un dernier acte accomplir, moins que ce ne soit le premier pas dune nouvelle re.Un dernier tour de vis fait basculer lensemble du chemin parcouru sur son axe et le fait apparatre noncomme une dperdition, mais comme une ouverture sur notre finitude. Une sorte de plnitude lentementest ne de ce voyage au centre de la terre. Nous lavions pressenti, nous avons t mens de bout en boutde main de matre, jusquen un point central partir duquel seulement peut natre un sens, une infinitde sens. Rien ntait innocent, jusqu la perte de tout point de repre, jusqu labme vertigineux, maisctait pour nous faire prouver jusquau plus profond de nous-mmes que nous sommes nous-mmesnotre propre centre. Le monde peut nouveau tre rassembl, non dans lidentit des deux sphres, mais

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    4. Voir les analyses dA. Berque, op. cit.

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    dans leur sparation, dans et par ce qui les carte lune de lautre, dfinitivement. Nous dcouvrons quenous naurons jamais quune Terre, humaine, trop humaine.

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