5
Date : JUIN 15 Pays : France Périodicité : Mensuel Page de l'article : p.81-85 Journaliste : Bérénice Geoffroy- Schneiter Page 1/5 CARTIER 1717404400501 Tous droits réservés à l'éditeur LES MAITRES DE LA SCULPTURE PAR BERENICEGEOFFROY-SCHNEITER LA JUSTE REHABILITATION DE LARTISTE AFRICAIN «Les maîtres de la sculpture de Côte d Ivoire », jusquau26julLlet 2015 Museeduquai Branly. galerie Jardin www quaibranly fr est un bien étrange face-à- face auquel on pouvait assister au Musee du quai Branly, ce mois d'avril der- nier. Artiste contemporain célébré dans les biennales internationales (dont celle de Venise, en 2013), le sculpteur ivoirien Jems Robert Koko Bi déambulait au beau milieu des masques et des statues tailles dans le bois par ses parèdres il y a plus d'un demi-siècle... Formé à l'Institut national des arts et de l'action culturelle d'Abidjan (l'Insaac) puis, grâce à une bourse d'études, à l'Académie des beaux- arts de Dusseldorf, le plasticien recon- naissable à sa longue et fine barbiche (symbole du lien qui le rattache de façon irréductible à ses racines) ne cachait pas sa fierté et son émotion de voir ses oeuvres dialoguer avec celtes de ses ancêtres. L'itinéraire de ce plasticien, né en 1960 au sud du pays gouro, ne fut pourtant pas des plus simples N'est-il pas aile jusqu'à quel ir auprès des anciens Longtemps confiné dans un anonymat injurieux, lartiste traditionnelafricain sort enfin du purgatoire de L'oubli et cohabite désormais avec les créateurs contemporains sur lescimaisesdes musées. Il était temps... de son village la permission de devenir artiste ! Issu d'une famille d'agricul- teurs, il lui était, en effet, impensable d'accomphi son rêve toucher le bois demeurait un privilège réserve à la caste des sculpteurs A écouter la parole pudique et mesurée de Jems Robert Koko Bi, l'on mesure soudain combien la création africaine a longtemps été corsetée par les diktats et entachée de tabous. Loin d'être gratuit, encore moins profane, l'acte de sculpter dans le bois une effigie d'ancêtre ou un masque cense incarner un esprit restait affaire sérieuse. Ne s'agissait-il pas, ni plus ni moins, de donner forme au rituel et au sacré ? AU XX E SIÈCLE, LA NAISSANCE DES «MAÎTRES» On aurait tort, cependant, de résumer l'art traditionnel africain à sa seule dimension religieuse et, davantage encore, de noyer dans un anonymat collectif les auteurs des chefs-d'oeuvre qui ornent désormais nos musées. À la lumière des toutes dernières recherches de terrain, une poignée d'ethnologues tentent désormais de dissiper ce malen- tendu : lom d'être un personnage relé- gué tout en bas de l'échelle sociale, l'ar- tiste africain jouissait d'une réputation et d'un prestige qui rayonnaient bien au-delà de son village Mieux : sa com- munaute acceptait même parfois de prendre en charge une part de son tra- vail, afin de lui accorder le temps néces- saire au développement de son activité

PAR BERENICEGEOFFROY-SCHNEITER … · Date : JUIN 15 Pays : France Périodicité : Mensuel Page de l'article : p.81-85 Journaliste : Bérénice Geoffroy-Schneiter Page 2/5 Tous droits

Embed Size (px)

Citation preview

Date : JUIN 15

Pays : FrancePériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.81-85Journaliste : Bérénice Geoffroy-Schneiter

Page 1/5

CARTIER 1717404400501Tous droits réservés à l'éditeur

LES MAITRES DE LA SCULPTURE

PAR BERENICEGEOFFROY-SCHNEITER

LA JUSTEREHABILITATIONDE LARTISTEAFRICAIN

«Les maîtresde la sculpture de Côte

d Ivoire »,jusquau26julLlet

2015 MuseeduquaiBranly. galerie Jardin

www quaibranly fr

est un bien étrange face-à-face auquel on pouvaitassister au Musee du quaiBranly, ce mois d'avril der-nier. Artiste contemporaincélébré dans les biennalesinternationales (dont celle

de Venise, en 2013), le sculpteur ivoirienJems Robert Koko Bi déambulait au beaumilieu des masques et des statues taillesdans le bois par ses parèdres il y a plusd'un demi-siècle... Formé à l'Institutnational des arts et de l'action culturelled'Abidjan (l'Insaac) puis, grâce à unebourse d'études, à l'Académie des beaux-arts de Dusseldorf, le plasticien recon-naissable à sa longue et fine barbiche(symbole du lien qui le rattache de façonirréductible à ses racines) ne cachait passa fierté et son émotion de voir sesoeuvres dialoguer avec celtes de sesancêtres. L'itinéraire de ce plasticien, néen 1960 au sud du pays gouro, ne futpourtant pas des plus simples N'est-ilpas aile jusqu'à quel ir auprès des anciens

Longtemps confinédans un anonymatinjurieux, lartistetraditionnelafricainsort enfin dupurgatoire de L'oubliet cohabitedésormais avecles créateurscontemporains surlescimaisesdesmusées. Il étaittemps...

de son village la permission de devenirartiste ! Issu d'une famille d'agricul-teurs, il lui était, en effet, impensabled'accomphi son rêve toucher le boisdemeurait un privilège réserve à la castedes sculpteurs A écouter la parolepudique et mesurée de Jems RobertKoko Bi, l'on mesure soudain combienla création africaine a longtemps étécorsetée par les diktats et entachée detabous. Loin d'être gratuit, encoremoins profane, l'acte de sculpter dans lebois une effigie d'ancêtre ou un masquecense incarner un esprit restait affaire

sérieuse. Ne s'agissait-il pas, ni plus nimoins, de donner forme au rituel et ausacré ?

AU XXE SIÈCLE, LA NAISSANCEDES «MAÎTRES»On aurait tort, cependant, de résumerl'art traditionnel africain à sa seuledimension religieuse et, davantageencore, de noyer dans un anonymatcollectif les auteurs des chefs-d'œuvrequi ornent désormais nos musées. À lalumière des toutes dernières recherchesde terrain, une poignée d'ethnologuestentent désormais de dissiper ce malen-tendu : lom d'être un personnage relé-gué tout en bas de l'échelle sociale, l'ar-tiste africain jouissait d'une réputationet d'un prestige qui rayonnaient bienau-delà de son village Mieux : sa com-munaute acceptait même parfois deprendre en charge une part de son tra-vail, afin de lui accorder le temps néces-saire au développement de son activité

Date : JUIN 15

Pays : FrancePériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.81-85Journaliste : Bérénice Geoffroy-Schneiter

Page 2/5

CARTIER 1717404400501Tous droits réservés à l'éditeur

créatrice. On est bien loin, semble-t-il,du cliché colporté pendant des décen-nies par des générations d'ethnologuestrop englués dans leurs préjugés pourcollecter les noms de ceux qu'ilstenaient pour de simples artisans...Il a donc fallu attendre les travaux pré-curseurs du Belge Frans Olbrechts pouridentifier, dès 1938, la « patte » d'ungrand sculpteur baptisé « le maître deBull », du nom du village luba (actuelleRépublique démocratique du Congo)où il produisit au tout début du XXe

siècle ses oeuvres. Dans le sillage de cesrecherches, William Fagg, alors conser-vateur au British Muséum, a soulignél'individualité créatrice des artistes enpaysyoruba (Nigeria) : le savant britan-nique est allé jusqu'à identifier des styleset des sous-styles, ainsi que la présencede « signatures » transcrites sous uneautre forme qu'une écriture alphabé-tique. Le sculpteur Olowe avait ainsicoutume de « signer » son œuvre par unmotif rectangulaire ; les sculpturesd'Ayo se reconnaissaient à un petittriangle incisé sur la face inférieure dela base... Enfin, présentée au Musée duquai Branly en 2011, la magistrale expo-sition consacrée à la statuaire dogonmettait enfin en lumière une myriaded'individualités artistiques : un œil

averti peut désormais discerner la griffedu « maître Ogoli », le style du « maîtredes yeux obliques ». Et si l'on ne connaîtpas toujours précisément leur nom, ces« fantômes » d'artistes sont néanmoinsparvenus à une certaine forme de recon-naissance, de postérité...

LE DÉFI : RENDRETANGIBLELE TRAVAIL DE CRÉATIONDESSCULPTEURSAvec l'exposition consacrée aux« maîtres de la sculpture de Côted'Ivoire », un pas supplémentairesemble encore franchi. « Ceci n'est pasune énième exposition d'oeuvres d'artafricain élaborée à partir de différentescollections existantes, ceci est un défi »,explique ainsi Eberhard Fischer, l'un descommissaires qui fut, de 1973 à 1998, ledirecteur du Muséum Rietberg deZurich. « En partant de pièces choisiesdans des musées européens, américainset africains et dans des collections pri-vées, Lorenz Homberger et moi-mêmetentons de rendre visible le travail decréation de ceux-là mêmes qui, pour laplupart, sont inconnus à cc jour. Nousvoulons induire ainsi un nouveauregard sur l'art africain, rendre hom-mage aux extraordinaires réalisationsplastiques dc ecs sculpteurs d'un passépas si lointain. Enfin, nous voulons sus-citer à leur égard la reconnaissancequ'ils méritent », conclut ainsi l'ethno-logue dont les travaux sur les artistes etles artisans Dan font toujours référence.Et reconnaissons que le résultat obtenucomble les attentes ! Au fil des quelquetrois cents chefs-d'œuvre rassemblés letemps éphémère de cette exposition, levisiteur embrasse alors l'extraordinairegénie inventif des sculpteurs tradition-nels cle Côte d'Ivoire dont les noms -

lorsque cela est possible - sont enfinmentionnés ! Transcendant le carcandes rituels et les exigences drastiques descommanditaires, certains d'entre euxréussissaient à déployer la marque deleur style, savaient imprimer leur sensi-bilité, distiller leur imagination. Ainsi,parmi les artistes Dan, comment ne pasêtre subjugué par la douceur du modelédes masques cle Tame « le voyageur »(vers 1900-1965), parla vigueur expres-sionniste des œuvres de Dyeponyo (vers1880-1930) ? Notre préférence va néan-moins aux créations du grand Sra (vers

Exposition«Les maîtresde la sculpturedeCôted'lvoire»,M usee du Quai Branly,Paris ©Photo MuseeduquaiBranly/GautierDebionde

Date : JUIN 15

Pays : FrancePériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.81-85Journaliste : Bérénice Geoffroy-Schneiter

Page 3/5

CARTIER 1717404400501Tous droits réservés à l'éditeur

ATTRIBUTIONS

1880-1955), qui sont d'une intériorité etd'une grâce absolues. Parmi ses chefs-d'œuvre, figure ainsi cette mère portantfièrement son enfant dans le dos, repré-sentée dans tout l'éclat de sa ]eunesse.Montrée à Paris lors de l'exposition colo-niale de 1931. elle séduisit tant les ama-teuisd'« ait nègre » qu'elle devint uneicône de l'art africain ! On en ignoraitpourtant superbement le nom de sonauteur...Chez les peuples des Lagunes, les sculp-teurs étaient, quant à eux, tenus pourdes êtres à part, visités par ce don divin

qu'est l'inspiration. Autrefois reconnusau sein de leur communauté, ces artistes(parmi lesquels, fait rare, figuraientmême des femmes!) ont hélas perduleur identité au fil des décennies. C'estdonc sous des appellations faisant réfé-rence à leur style que les historiens del'art les ont immoitahses. « Maître desmains géantes », « maître des volumesarrondis », « maître des jolis seins »,« maître des ombrelles » sont quelques-uns de ces charmants sobriquets. Bienplus arbitraires, voire fallacieux, appa-raissent les surnoms dont l'historien de

MaîtredeKamer,Masque, vers 1720Côted Ivoire,region Saoule. 20 cm,collectionparticulière ©PhotoFredenc-D^haen/StudioAsselbergis

Date : JUIN 15

Pays : FrancePériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.81-85Journaliste : Bérénice Geoffroy-Schneiter

Page 4/5

CARTIER 1717404400501Tous droits réservés à l'éditeur

«Beaute Congo,Congo Kitoko7925-2075»,du 11 juillet

au15novembre2015Fondation Cartier

commissaire generalAndreMagnin wwwfondation cartier com

Albert LubakiSanstitre 1927encressur papier52x66cm collectionAndreMagninOAlbe Lubaki

l'art belge Bernard De Grunne a affubleles anciens maîtres Baoule L'identitéperdue de l'artiste est désormais absor-bée par le nom du collectionneur ou dumarchand qui, le premier, collecta ouacquit ses œuvres ' Sous le vocable« maître de Kamer » (en reference aucélèbre galenste Henri Kamer le pre-mier man d'Hélène Leloup), se cacheainsi l'auteur de ce masque aux yeuxclos surmonte de trois têtes d oiseaul'une des pieces icomques de l'art afri-cain Le nom arbitraire de < maîtreAscher » renvoie, la encore, a celui d'unmarchand, Ernst Ascher Une façon apeine déguisée de faire flamber lescotes ? Bernard De Grunne a ainsi attri-bue a ce « mystérieux » artiste une dou-zaine de sculptures, dont cette figuremasculine au chignon délicatementciselé et a la patine rouge ensorcelanteRendons grâce cependant aux mar-chands car leurs « appétits > gourmandsont parfois sauve des chefs-d'œuvrepromis a la destruction ' L'exposition duQuai Branly réunit ainsi de façon exceptournelle les magnifiques sculptures dubois sacre de Lataha menacées, au toutdébut des annees 1950, par les ardeursiconoclastes d'un mouvement religieuxvaguement inspire de I islam le cultede Massa Attribuées désormais a deuxauteurs distincts, et non a un seulmaître, ces « sentinelles » de bois (qui

accompagnaient autrefois les cérémo-nies initiatiques du Poro) ont désormaisgagne la pénombre ouatée des plusgrandes collections privées

EN ATTENDANT LEVASARIDUCONTINENTNOIRMaîs c'est peut etre au cœur des ob]ets lesplus « modestes » que palpite encore legenie libre et inventif des plus grandsmaîtres de Cote d'Ivoire Celui que les eth-nologues ont baptise le « maître de Baou-fle (du nom de la ville, au sud du paysgouro dont il serait originaire) nous aainsi lègue des etriers de poulies de metiera tisser qui furent prétexte a d'admirablesvariations sur la beaute feminine Avecleur front bombe et leur petit nezretrousse ces exquises miniatures ont faittourner la tete a bien dcs collectionneursdeslesannees 1920 Ne portaient-elles pasen elles toutes les séductions de l'Artdeco ? Elles attestent aussi combien lesculpteur traditionnel pouvait tourner ledos au religieux et laisser libre cours a soni rn agi nation « Faire de l'art pour l'art >, enquelque sorteAutres temps, autres mœurs Désor-mais le collectionneui d'art tribal pre-fere le dépouillement, la sévérité,l'épure Soit un langage minrmalisteporte a son degré de perfection par ceseffigies d'ancêtres attribuées au « maitredu style de Tmkhiero » Faut-il devineren elles l'influence de Karmthe Kam-bire, l'un des plus grands maîtres Lobi?

Sans doute cette exposition poussera-t-elle les collectionneurs et les galeristes asuccomber a cette fièvre dangereusequ'est « l'attnbutionnite aigue » ' Fspe-rons qu'elle permettra surtout dc recon-sidérer avec d'autres yeux les sculpteurstraditionnels, dont les œuvres ontféconde a bien des égards, l'imaginairedes artistes contemporains Du Béni-nois Romuald Hazoume (dont lesmasques-bidons offrent un troublantecho aux masques tribaux) au FrançaisBertrand Lavier (qui a rev isite avec uneironie décapante leur répertoire), nom-breux sont les hommages, plus oumoins « inspires »Juste retour des choses les artistes afri-cains ont investi a leur tour les res-sources innombrables de la peintureoccidentale qu'ils ont revivifiée La Fondation Cartier exposera ainsi cet ete lafine fleur des peintres congolais, depuisles pionniers des annees 1920 tel AlbertLubaki au caustique Cheri Samba, enpassant par Mode Muntu dont les graffitis filandreux évoquent irrésistible-ment ceux de Keith Harmg Seul petitbémol ce sont encore des Occidentaux,aussi talentueux et bienveillants soient-ils, qui collectionnent et mettent enscene cette histoire de l'art africain Àquand un Vasari du continent noir > ?

On se prend a rever

Date : JUIN 15

Pays : FrancePériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.81-85Journaliste : Bérénice Geoffroy-Schneiter

Page 5/5

CARTIER 1717404400501Tous droits réservés à l'éditeur

Maître de la coiffureen crete de coqCouple de figurinestugubele, vers 19302 4 5 e t 2 5 7 c mCoted Ivoire centredupayssenoufocollection MarianneetHelmutZimmer©Muséum Rietberg Zurichphoto RamerWolfsberger