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Tous droits de reproduction réservés PAYS : France PAGE(S) : 52-56 SURFACE : 442 % PERIODICITE : Bimensuel JOURNALISTE : Vincent Riou 28 septembre 2017 - N°66

PAYS : France JOURNALISTE : Vincent Riou · Comment un être humain peut-il réussir cela? ... mais je ne parlerais pas de souffrance. Je suis plutôt Un million de pratiquants rien

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JOURNALISTE : Vincent Riou

28 septembre 2017 - N°66

Dansl'ulîra-îrail,cetteétrangedisciplinequivoit desgenscourirenmontagneetescaladerlesplushautssommetsdumondeenquelquesheures,il y ala star,l'EspagnolKilianJornet.Etil y aceluiquiabattulastar:le FrançaisFrançoisD'Haene,quiaremportédébutseptembrel'Ultra-trailduMont-Blanc,l'épreuvereinedel'exercice.Uneperformanced'autantplusremarquablequecevigneronl'affirme:dansle trail, riennesertdetropenfaire.Confessionsd'unsurhommenormal.PAR VINCENT RIOU, À SAINT-JULIEN / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

L'ultra-trail est à la mode et François D'Haene ne s'en plaint pas, luiqui vient de remporter l'UTMB (l'Ultra-trail du Mont-Blanc), l'épreuvereine de la discipline, et dispose d'un partenariat avec Salomon, l'undes équipementiers ayant misé sur le potentiel de ce nouveau marchédepuis le début. Pour autant, il est un peu perplexe face au mode devie des nouveaux adeptes qu'il lui arrive de croiser. y a des mecs quin'avaient jamais couru de leur vie et qui, d'un coup, ne vont pas boire unegoutte d'alcool au mariage de leur sœur sous prétexte qu'ils vont prendrele départ de l'UTMB six mois plus tard, constate-t-il. Pour eux, il n'y aplus que ça qui existe. Ils vont devenir vegans ou arrêter de manger dugluten parce qu'ils ont appris que tel ou tel champion s'impose tel régimealimentaire. C'est Alors, François D'Haene fait un peu de\provocation\, comme il dit. En 2014, à peine passée la ligne d'arrivéede l'UTMB les bras levés lors de sa deuxième victoire dans l'épreuve,il avait ostensiblement fait descendre une bière cul sec dans son gosierde champion. Cette année, pour préparer sa montée du mont Blanc,il a couru 35 heures par semaine en montagne pendant un mois. Mais lesoir, avec les amis ou la famille, il était un convive gourmet et gourmandparmi les autres. table, je buvais un ou deux verres de vin si on ouvraitune bonne bouteille. Bon, les deux dernières semaines, j'ai dit non au

admet-il, en servant à ses invités un verre de son rosé maison.

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Ancien kiné spécialiste de cross-country et de 3 000 mètres steeple dansses jeunes années, François D'Haene habite une bâtisse vigneronne enpierres dorées avec sa femme et ses deux enfants près de Villefranche-sur-Saône. Autour s'étendent 3,5 hectares de vignes plantées à flanc decoteau, qu'ils exploitent en fermage depuis 2012. Quand Salomon l'acontacté en 2010 pour rejoindre son écurie, celui qui se définit comme

de sa femme a été très clair: pas question de fairepasser l'effort avant la vie. dit que je venais de l'athlé et que j'avaischoisi le trail parce que je ne voulais pas me sentir enfermé dans un pland'entraînement strict. Que je voulais pouvoir manger et boire comme jele souhaitais. Et décider seul des courses sur lesquelles j'allais m'alignerdans la saison, en fonction de mes aspirationssportives, mes envies de voyage ou mon calendrierprofessionnel ou Une leçon apprise lorsde son premier UTMB, où il avait abandonné

30 kilomètres avant la fin, sur blessure.l'impression que le monde s'écroulait, j'avais toutconcentré là-dedans, jusqu'à sacrifier les vacancesentre copains. Je ne ferai plus jamais cetteD'autant que cela ne l'empêche pas d'enchaînerles performances folles. Maître de l'UTMB, maisaussi trois fois vainqueur de la Diagonale desfous, ou Grand Raid, course mythique de l'île deLa Réunion, François D'Haene détient depuis juin2016 le record de la traversée du GR20 en Corse,une petite escapade de presque 200 kilomètreset 13 000 mètres de dénivelé qu'il a bouclée en...31 heures et six minutes.

Trailer pionnier vs traiter bling-biing

Comment un être humain peut-il réussir cela?L'ultra-trail est une discipline encore mystérieuse,et François D'Haene n'est pas le dernier de sesmystères. Les physiologistes de l'effort avaient d'abord admis qu'elleconvenait particulièrement aux coureurs chevronnés, pour ne pas direaux vétérans. Sauf qu'après les deux victoires, à 58 et 59 ans, de l'ItalienMarco Olmo à l'UTMB, c'est un gamin de 20 ans -la star du genre,Kilian Jornet- qui s'est imposé en 2008. D'un coup, les spécialistes sesont alors entendus sur le fait que l'ultra-trail était fait pour celles etceux taillés sur le morphotype du Catalan: 1,71 mètre, 57 kilos. Jusqu'à ceque François D'Haene et ses 192 centimètres viennent prouver lecontraire. Atypique à la ville, mais aussi en course, donc. fait, c'estla connaissance de soi et l'expérience de la montagne qui comptent, pasl'âge ni le coupe court le Français, dont les parents ch'tis onteu la bonne idée de s'installer près du lac d'Aiguebelette, non loin deChambéry, quand il était tout môme. Même si c'est seulement à 18 ansqu'il a fait des Alpes son terrain d'entraînement avec ses copains del'athlétisme. bout de deux, trois heures, ils avaient faim, soif, ils enavaient marre, et moi c'est là que je commençais à m'amuseï; je me disais:'Tiens, ça commence à être cool là, on pourrait aller se faire ce sommet,et puis Aujourd'hui encore, quand il s'aligne sur une course,François D'Haene peut piocher pendant les premières heures pourrester au contact des autres quand, soudain, y a un truc qui se passe,quand eux ça les débranche, moi ça m'enclenche. Je me dis: 'Vous faitesquoi, les mecs?' Mais ça n'a rien de mystérieux. Faut apprendre à joueravec soi, à composer avec les sensations de faim, de soif, d'hypoglycémie.C'est très important. Moi, ce qui m'intéresse, c'est après douze ou quinzeheures d'ejforts, le moment où le tri estfait et que ça devient dur pour lesmeilleurs. Là, j'atteins un sentiment de plénitude, et ce n'est plus la capacitéintrinsèque qui compte, mais l'expérience, la motivation, la connaissancede son corps et de ses limites, te N'allez pas pour autant attendrede lui une sortie sur l'art de se faire mal ou sur la beauté de la souffrancecomme en récitent depuis toujours les grands grimpeurs du Tour deFrance cycliste. heureux que j'aie les jambes raides et des crampes,je fais en 20 heures ce que, normalement, les gens mettent douze jours àfaire! S'il y a des refuges tout le long, à la base, ce n'est pas pour le faire en

ce quim'intéresse, c'estaprès douze,quinze heuresd'efforts, lemoment où le triest fait et que çadevient dur pourles meilleurs.Là, j'atteins unsentiment de

courant d'une traite. Donc c'est dur, je sais que çava l'être dès le début, je l'ai bien cherché, mais je neparlerais pas de souffrance. Je suis plutôt

Un million de pratiquants rien qu'en France,3 000 courses organisées chaque année, un marchédes chaussures et des vêtements qui est passéde 700 millions d'euros en 2010 à plus de deuxmilliards en 2016 et continuerait d'augmenter,des inscriptions déjà closes pour l'édition 2018 del'UTMB malgré des tarifs en hausse... Les chiffres

le montrent: c'est comme sil'ultra-trail, cette anciennediscipline pour grandsfous, était devenue grandpublic. La \faute\ à l'époque,en ont déjà conclu quelquesuniversitaires, au premierrang desquels l'anthropologueFlorence Soulé-Bourneton et lesociologue Sébastien Stumpp,qui écrivaient récemment dansLe Monde que la discipline était

d'une société de laLa faute aussi

à la médiatisation de certainsde ses champions, commeKilian Jornet, élude l'année par lemagazine National Géographie

' et devenu célèbre pour avoir

gravi notamment deux foisl'Everest en une semaine ceprintemps. Un succès qui pose

naturellement la question suivante: l'ultra-trailest-il parti pour devenir un sport respectable?En ce qui le concerne, François D'Haene, qui s'estélancé cet été au pied du mont Blanc devant unefaune de 250 journalistes venus des quatre coinsdu monde, espère que cette popularité croissantene va pas donner la mauvaise idée aux instancesd'organiser un championnat du monde, ou pire:d'en faire un sport olympique. sera combienau départ? interroge-t-il. Et la sélection, l'équipede France, ce sera qui, pourquoi, comment? Et donc,il faudra que ce soit filmé en on fera des boucles?Et pour avoir du dénivelé aux JO de Paris 2024,on tournera dans la vallée de Chevreuse pendant160 bornes? Mais je ne fais pas des boucles, moi,ou alors j'en fais une et puis je m'arrête, je rentrechez Après quoi court François D'Haene?Pas après l'argent, en tout cas. Le revenu tiré deses partenariats (Red Bull, notamment, en plusde Salomon) est insuffisant pour faire vivre lapetite famille, et ce ne sont pas les gains pourses prestigieuses victoires qui changent la donne(950 euros pour la Diagonale des fous, des bonsd'achat chez un équipementier concurrent dusien pour l'UTMB...). Après la gloire, alors?Pas franchement non plus. ma matrice demotivation de base était de me battre contre lesautres, le chrono à tout prix, la gagne, je me feraischier dans la vie, parce que je nefais que troiscourses par Il précise: j'aime bien partirpour quatre, six, sept, huit heures sans trop savoiroù je vais. C'est ça qui me plaît. La seule logique dutrail, c'est d'aller d'un point A à un point B dans un

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un petit bijou qui coûte une fortune à montrer aux copains. Eh bien, pareil:t'en as qui font du trailpour avoir la dernière montre GPS et les plus bellesbaskets. Quand tu les vois tous habillés pareil, jusqu'au petit gilet parce queKilian en a un, t'as parfois envie de leur dire: 'Ouais, tu sais, si t'avais justeun short d'athlé pour marcher à trois à l'heure autour du mont Blanc, çale ferait aussi, Néanmoins, François D'Haene n'est pas non plus siinquiet que ça. Difficile de dénaturer l'esprit de partage et de solidaritédont se prévaut sa discipline, assure-t-il. début, il faut être clair,un traïl, c'est un peu chacun pour sa gueule, dit-il. Si les gens pouvaientse marcher dessus pour récupérer leur dossard ou gagner une place avantle départ... Mais ensuite, dans la course, il y a un truc qui se crée, des gensqui ne se connaissent pas deviennent les meilleurs amis du monde, on al'impression qu'ils ne pourraient plus vivre les uns sans les autres. Ça peutfaire flipper après 30 heures d'efforts, quand il fait -S degrés, de se retrouveren face d'un grand mur esprit d'équipe, ajoute-t-il, existe aussichez ceux qui jouent la gagne. Si Kilian n 'a rien à manger et qu 'il a unefringale, je vais lui filer une barre de céréales. L'ultra-trail: c'est pas 'Tiens,lui il va lâcher, bam, j'en mets une.' C'est pas le Tour de Après savictoire en 2014, il était redescendu en voiture pour supporter... son père.

ça qui est magique, dit-il. Dans quelle autre discipline le championélite prend le même départ que n'importe quel amateur?

a dormi dans le

Depuis savictoire à l'UTMB début septembre, entre les vendanges etle cuvage, François n'a pas franchement eu le temps de souffler. medemande combien de séances de cryothérapie j'ai faite pour récupérer.Bah aucune! Moi, le lendemain de la course, j'ai mis mes pieds fi'acassés

environnement spectaculaire, comme un chemingrande randonnée. Le GR20 est mythique parce

qu'on traverse la Corse du nord au sud par sonarrête en ayant vue sur tous cesreliefs différents qui

plongent dans laSans surprise, le champion,qui n'est même pas équipéd'un pèse-personne, et dontl'électrostimulateur Compexprend la poussière dans uncoin de la cuisine, est assezperplexe de voir combienles trailers du dimanchesont devenus accros à cesmachines censées les aider àoptimiser leur performance,récupérer plus vite,prévenir les blessures oumême traiter les douleurs.

prennent tellementsoin d'eux, les gens, c'est

lâche-t-il, unbrin moqueur. De la mêmemanière qu'il ne comprend

pas vraiment le sens de cette dérive mercantile.en rigole avec les copains de ce côté too much,

bling-bling, un peu fake, dit-il. Mais t'as toujours eudes mecs comme ça, qui font du vélo juste pour avoir

heureuxque j'aie lesjambes raideset des crampes,je fais en2 0 heures ce que,normalement,les gensmettent douzejours à

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Portrait

as qui fontdu trail pour avoirla dernière montreGPS et les plusbelles baskets.Quand tu les voistous habillés pareil,jusqu'au petit giletparce que Kilian ena un, t'as parfoisenvie de leur dire:'Ouais, tu sais,si t'avais juste unshort d'athlé pourmarcher à trois àl'heure autour dumont Blanc, ça leferait aussi,

dans des bottes et j'ai monté des tentes et lavé des seaux pour préparer lesvendanges. C'est sûr que j'aurais été mieux chez le kiné avec une musiquedouce, à manger mon petit quinoa hio, mais non, j'ai bossé comme unmalade et, avec ma femme, on a partagé un sandwich triangle parce qu'onn'avait rien Il a aussi fallu faire des provisions pour nourrir les50 vendangeurs bénévoles qui n'ont pas tardé à arriver. Ils ont dormi àcôté, chez la tante, mais surtout un peu partout dans la maison, en vrac.Certains ont planté leur bivouac. Nous, on a donné notre chambre et on adormi dans le De sa nouvelle vie de viticulteur à 300 mètres au-dessus du niveau de la mer, le trailer, qui aime tant la montagne, ne ditque du bien. a été très bien accueillis, peu de gens ici font du vin enbouteille, ils vendent en vrac ou à la coopérative, on n'est pas concurrents,ils nous ont aidés, ils sont contents de voir des Entre 2004 et2014, 25% des vignes ont été arrachées dans le Beaujolais, et le nombred'exploitations viticoles a baissé de plus de 40%. C'est qu'il sembleloin le temps où les J T ouvraient sur le goût de fraise ou de banane dubeaujolais nouveau, en s'enorgueillissant qu'il contribue à rééquilibrer(un peu) la balance commerciale avec le Japon. monté très vite,ça se vendait tout seul, et une fois descendu, c'est dur de remonter, ditFrançois, en connaisseur. Cette crise, c'est le retour de bâton. Le beaujolaisnouveau a fait du tort à l'image de l'ensemble d'un terroir, alors que leBeaujolais propose clairement l'un des meilleurs rapports qualité/prix/

plaisir, c'est un vin fin, léger, sensuel etSoit le cas d'école d'une stratégie marketingpayante à court terme mais désastreuse, in fine, surl'ensemble d'une filière dont l'image est écornée.L'industrie du trail ne devrait-elle pas en tirerquelques leçons? une question qu'on peuteffectivement se reconnaît le vigneron.En attendant, François D'Haene s'entraîne ence moment pour un autre défi, qu'il relèvera enoctobre, outre-Atlantique celui-là: un itinérairequi serpente le long de six parcs nationaux de laSierra Nevada, du Yosemite au mont Whitney.Le John Muir Trail: 338 kilomètres et 14 000 mètresde dénivelé. Le meilleur temps est de 79 heureset 36 minutes et François est dans l'inconnu total.

va falloir dormir, sûrement, mais combien detemps, et quand? s'interroge-t-il. Je pars avec monfrère, mon beau-frère et des copains avec lesquels jefais du sport depuis le lycée. Médiatiquement, on ditqu'on vise le record -je vais pas dire aux partenairesqueje vais faire une balade avec des potes-, mais bon,on verra • Tous PROPOS RECUEILLIS PAR VR

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