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Pensée et Réalité

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    PENSE ET RALIT

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    PENSE ET RALITESSAI D'UNE RFORME DE LA PHILOSOPBIE CRITIQUE

    par -a:. snn^TRADUIT DE L'ALLEMAND SUR LA TROISIEME EDITION

    par A. PENJONProfesseur de philosophie la Facult des lettres de Lille.

    TRAVAUX ET MEMOIRES DES FACULTES DE LILLETome V. Mmoire N" i8.

    LILLEAU SIGE DES FACULTS, PLACE PHILIPFE-LEBONA PAHIS I A LILLE

    Ciii:/. FiLix ALGAN Chkz Ch. TALLANDIEKI08, BOULEVARD SAINT-GEHMAIN, lo8 A II-l3, RUE FAIDHERBE, ll-l3

    1896

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    Des articles de revues (i) et surtout les Esquisses dephilosophie critique (2) qu'il avait crites dans notre langue,ont commenc faire connatre en France la doctrine deSpir. Elle a excit dj un vif intrt. Mais ces articles etles fragments parus sous le nom d'Esquisses n'en donnentencore quune ide fort incomplte. Le moment est venu depublier la traduction du grand ouvrage Pense et Ralit, oelle est expose sous forme systmatique et rigoureusementdmontre. (3)

    La philosophie sera-t-elle toujours une vaine recherche, etcomme une sorte de chasse o le plaisir de la poursuite finitpar l'emporter sur le besoin d'atteindre la vrit ? Ou bien,comme l'ont cru jusqu' prsent, sans jamais pouvoir justifierleur foi, tous les grands penseurs, peut-elle nous donner lacertitude? Si elle n'est qu'un jeu, un exercice de l'esprit, un

    (1) V. Critique philosophique (i" srie), . XIV, p. 228, et (2* srie),4' anne, I, p. 185 Revue philosophique, mars 1887. Revue de Mtaphy-sique et de morale, mai 1893.

    (2) La premire srie des Esquisses a t publie en 1887, Paris,Alcan. La seconde est en cours de publication dans la Revue deMtaphysique et de Morale.

    (3) Outre Pense et Ralit {Denken und Wirklichkeit), les principauxouvrages de Spir sont : Schrijten zur Moralphilosophie et Schriftenvermischten Inhalts (Verlag von Paul NelF, Stuttgart).

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    VIart de raisonner sans autre profit que d'aiguiser pour de plussrieux objets notre raison, il faut la laisser aux enfants etne plus y voir qu'une partie de l'ducation intellectuelle. Si,au contraire, elle doit tre une science elle-mme, on convien-dra qu'elle n'est encore ni org-anise, ni constitue. Il n'est pasdouteux cependant qu'un grand nombre de vrits partielles ontt successivement dcouvertes. Que reste-t-il donc trouver?Un principe sous lequel ces vrits s'ordonnent, forment untout et prennent enfin leur vritable signification et toute leurvaleur.

    Descartes avait dj reconnu que la seule vrit d'exp-rience dont nous soyons immdiatement assurs, est le fait deconscience. Mais faute d'une vrit rationnelle, immdiatementcertaine elle aussi, et ncessaire pour y suspendre toutes lesvrits dont la certitude ne peut tre que mdiate, ce grandhomme avait laiss la philosophie retomber dans l'orniredes anciens systmes. La mtaphysique, d'une part, avec lachimre de ses explications transcendantes, et, de l'autre,le sensualisme avec ses consquences sceptiques, avaientrefleuri de nouveau. Kant proclama la ncessit de lois del'esprit ou de catgories, pour l'explication mme de l'exp-rience. Mais la thorie qu'il en a donne est obscure, com-plique, manifestement arbitraire. Ses catgories, sans subor-dination, sans rapports logiques les unes avec les autres,constituent un mcanisme dont les rouages sont adapts desbesoins souvent imaginaires, et quelquefois mme disposs envue de la symtrie seulement. Les tentatives pour rformercette grande doctrine n'ont pas, (picl qu'en soit d'ailleurs lemrite, corrig autant qu'il l'aurait fallu ses dfauts origi-nels; personne n'a pu proposer une dduction satisfaisante des

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    vucatgories ; on n'a pas encore atteint, en d'autres termes, cequi est toujours, il est vrai, le plus diliicile rencontrer, ce qui ne se trouve partout qu'en dernier lieu, ce qui est,en un mot, le plus simple ; mais ici, comme partout, leseflorts de tous les chercheurs y tendent sans cesse, et prci-sment grce ces efforts communs, vui jour ou l'autre, lebonheur ou le gnie le fait tout coup dcouvrir. L'ordreest alors rtabli, ce qui tait obscur s'claircit, les contra-dictions, auxquelles se heurtent ncessairement tt ou tard lesdoctrines mal fondes, s'vanouissent,

    (( Placaturaque nitet dilfuso lumine cluni ,La philosophie de Pense et Ralit n'est pas une de ces

    constructions mtaphysiques, dans lesquelles l'imagination etles prjugs introduisent toujours quelques donnes arbitraires.Ce n'est, aucun degr, un essai d'explication des choses,ou de la connaissance que nous en avons. C'est la pure cons-tatation de ce qui est et, du mme coup, la rfutation dci-sive du sensualisme. L'auteur prend pour point de dpart,d'un ct, l'vidence du fait de conscience , qu'il analysecomme personne ne l'avait fait avant lui, et, de l'autre, celledu principe d'identit, qui est le seul principe vraiment priori. Son originalit est, en effet, d'avoir compris le premier,ou simplement d'avoir constat que ce principe est la loisuprme de la pense, le fondement de toutes nos affirmationslogiques. Sa grande dcouverte est d'avoir vu, et il l'a montravec beaucoup de force dans le second livre de la premirePartie (Principes), que la valeur objective du principe d'iden-tit est prouve par son dsaccord mme avec la ralit empi-rique, o rien ne se rencontre qui soit identique avecsoi-mme, qui ait une nature vraiment propre, qui soit une

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    VI II

    substance ou un absolu, un inconditionn ; mais o tout, enmme temps, est organis de manire prendre l'apparencede substances, de corps ou d'esprits. Tout en s'cartant de laloi de notre pense ou de la norme, le monde de l'exprience,aussi bien au dehors de nous qu'au dedans, parat ainsi seconformer cette loi. En l'ait, il n'est compos que de ph-nomnes : nos sensations, d'une part, nos tats intrieurs, del'autre, sont l'toffe exclusivement dont il est fait, et cependantnous croyons, par une ncessit naturelle, en vertu de la loisuprme de notre pense , l'existence de corps hors denous; nous nous apparaissons nous-mmes comme des sub-stances unes et identiques. A la rflexion seulement, en con-statant partout la composition, le changement, la dpendancevis--vis de conditions, nous dcouvrons le caractre anormaldes choses et notre propre anomalie. La loi de la pense quia cr l'illusion nous donne aussi le moyen de hi pntreret, en la pntrant, de la dissiper, ou plutt de nous leverau-dessus d'elle et de la juger. Nous ne pouvons, en effet,parvenir reconnatre l'anomalie des choses et la ntre queparce que nous avons la notion de la norme; nous ne pouvonspenser au relatif ou au conditionn comme tels que parce quenous concevons l'inconditionn et l'absolu.

    La notion de l'absolu est ainsi, dans l'ordre de la pense,comme le soleil qui claire tout le domaine de la connaissance.Elle s'exprime par le principe d'identit qui prend enfin, enphilosophie, la place qui lui appartient. Elle ne conduit, ilest vrai, qu' l'affirmation pure et simple de l'absolu ; elle faitle fond de la preuve cartsienne de l'existence de Dieu

    ,

    la seule preuve, bien comprise, qui ait une relle valeur.Elle n'autorise donc aucun degr une explication du monde

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    IX

    anormal, dont la ralit s'impose comme mi l'ait, et quiest, par cela mme qu'il est anormal, inexplicable. Dieu,ainsi que l'avait bien compris Aristote, est la perfection quise sullit elle-mme et qui ne saurait tre la cause del'imparfait. Mais il est le terme vers lequel il faut tendre:il est l'idal , actuellement ralis , que nous devons nousefforcer d'imiter, et comme le phare qui rpand sur notreroute sa lumire, et nous permet, par les clarts dont il inondel'esprit, d'arriver la certitude. L'affirmation de l'existence deDieu et le sentiment religieux sont les conditions ncessaireset de toute pense logique et de toute action morale.

    Du principe d'identit se dduisent, comme de sinqilesdterminations de la notion d'absolu ou comme des cons-quences, tous les autres principes priori mais drivs,c'est--dire toutes ces lois de l'esprit ou ces catgories entrelesquelles il avait paru jusqu'alors impossible d'tablir desrapports logiques. Parmi elles se trouvent les propositions queles sciences proprement dites acceptent comme des postulats,sans pouvoir les justifier. Et alors, bien mieux qu'on ne pour-rait le faire avec aucune autre doctrine, on aperoit les dille-rences et les rapports de la philosophie et des sciences. Laphilosophie va jusqu'au fond des choses ; elle commence oles sciences, qui ne peuvent pas dpasser le domaine de l'appa-rence, sont contraintes de s'arrter, et c'est elle qui leur donneleurs principes et qui assure la validit de leurs inductions.A le bien comprendre, on viterait la confusion o, de nosjours encore, la philosophie se dbat; on cesserait de l'as-servir, renversant les rles, aux sciences, de borner sa tche de vaines gnralisations que de nouveaux et incessants pro-grs dans l'tude infinie du monde enqnrique rendront ton-

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    jours insuffisantes ; on verrait en elle enfin ce qu'elle est, laplus positive des sciences et la seule qui puisse atteindre, dsmaintenant, une vrit dfinitive.

    Spir tait n le i5 novembre 1887, dans la Russie mri-dionale. Il prit, comme officier de marine, une part brillante la dfense de Sbastopol, et se consacra ensuite exclusi-vement l'tude. Sans autres matres que les uvres des prin-cipaux philosophes dont il acquit une connaissance parfaite,il conut la longue cette doctrine qu'il aurait vivementsouhait de voir apprcier par le peuple le plus naturellementpris de clart, et c'est pourquoi, vers la fin de sa vie, ilcrivit ses Esquisses en franais. Il est mort le 26 mars 1890.

    Il avait song, je le sais, faire ici quelques changementsdans l'ordre de ses dmonstrations. Je n'ai pas cru pouvoirles tenter de ma propre autorit. J'espre, du moins, quemon souci de l'exactitude n'aura pas trop nui l'lgance del'expression ni surtout la nettet de la pense.

    A. \\

    Douai, mai 189.

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    TABLE DES MATIRES

    PagesIntroduction i

    Premire PartieLA LOI DE LA PENS?:

    LIVRE PREMIERPrliminaires

    Premier chapitre. La certitude immdiate i6Deuxime chapitre, De la nature de Vide et du sujet con-

    naissant. I. Qu'est-ce que l'ide ? -^i^5 2. Diffrence de l'ide el le l'image. L'essence de l'ide

    caractrise par la croyance 28 3. Didrence de l'ide et de la sensation 33 4- De la connaissance des tats internes 38 5. Rsum des observations prcdentes 4^ 6. Du sujet connaissant 47

    Troisime chapitre, De la certitude mdiate. I. Couunent l'erreur est-elle possible 54 2. Comment la conscience de l'erreur est-elle possible ?. 58!!} 3, Considrations prliminaires sur le raisonnemet en

    gnral, et en particulier sur le syllogisme .... (ii 4^ Considrations provisoires sur l'induction.

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    XII TABLE DES MATIERESPagesQuatrime chapitre. De la connaissance d'un monde extrieur.

    I. Courte revue des thories 78 2. Ce que nous connaissons comme des corps n'est pas

    autre chose que nos sensations 81 3. Les corps sont, quant leur concept, inconditionns. 884- Un non-moi n'est pas synonyme d'un monde extrieur. (p

    Cinquime chapitre. Examen de diverses thories. i. Thories d'aprs lesquelles une vraie connaissancedes corps est possible avec les seules donnes de

    l'exprience yo 2. Thorie d'aprs laquelle la connaissance des corps

    serait acquise au moyen d'un concept priori decausalit 98

    3. La prtendue thorie psychologique de Stuart Mill . . 102 4- Remarques finales ii3

    LIVRE SECONDPrincipes

    Premier chapitre. Le concept de l'inconditionn 117Deuxime chapitre. Les lois logiques.

    I. Le principe d'identit 126 2. Le principe de contradiction i3o 3. Passage de la logique l'ontologie i4o

    Troisime chapitre. Preuve de la loi suprme de la pense.I). Par la composition et la relativit des objets empiriques.

    I. Sens et forme de la loi suprme de la pense .... 146 2. Preuve de la valeur objective de la loi suprme de lapense i53

    Quatrime chapitre. Preuve de la loi suprme de la pense.II). Par la nature du changement.

    I. De l'essence du changement 162 2. Preuve que le mouvement n'appartient pas l'trepropre les choses 167

    Cinquime chapitre. Preuve de la loi suprme de la pense.III). Par la nature des sentiments de plaisir et de douleur. . . 173

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    TABLE DES MATIERES XllIPagesSixime chapitue. L'organisme de la pense.

    I, Des concepts pr/oW 179 2. 11 ne peut y avoir qu'un concept pr/oA'f i85 3. La proposition qui exprime le concept primitif

    prtort doit tre la lois identique et synthtique. . i88 4. De quelques concepts drivs 191

    LIVRE TROISIMEConsquences principales

    Premier chapitre. Le concept de causalit. i. Examen de quelques thories sur la causalit. . . . 194 2. Drivation du principe de causalit 2o3 3. Diffrence entre la conception ordinaire et la concep-

    tion scientifique de l'ide de causalit 211 4- Suite du mme sujet 216

    Deuxime chapitre. tre et devenir 221Troisime chapitre. Rapport du monde et de Vinconditionn

    .

    I . Ce rapport ne ressemble aucun de ceux que nousconnaissons 227 2. Dtermination plus prcise du rapport entre le monde

    de l'exprience et l'inconditionn 233Quatrime chapitre. Uinconditionn est un.

    I. Preuve de l'unit de l'inconditionn 241 2. Considrations touchant la simplicit de l'incondi-tionn 248

    Cinquime chapitre. Le phnomne et l'apparence 12,54Sixime chapitre. Le vrai sens de la relativit de tout savoir . 2(11

    LIVRE QUATRIMEDe l'explication

    Premier chapitiu;. De l'explication en gnral 2()8Deuxime chapitre. ~ Du principe de raison suffisante 27(5Troisime chapitre. (^e qu'est la ngation dans la ralit . . . 285

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    XIV TABLE DES MATIEHESPugesQuatrime chapitre. Le panthisme ou la confusion de Vin-

    conditionn avec le gnral 29'jCinquime chapitre. Le thisme 'i2Sixime chapitre. L'antinomiefondamentale ho

    Deuxime PartieLE MONDE DE L'EXPRIENCE

    LIVRE PREMIERLe monde extrieur.

    Premier chapitre. L'ide de temps 323Deuxime chapitre. L'ide d'espace.

    i. Du contenu de l'ide d'espace 333 2. De l'origine de l'ide d'espace 338

    Troisime chapitre. Si nous nous distinguons primitivementd'autre chose 341

    Quatrime chapitre. De la connaissance des successions. . . 35iCinquime chapitre. Dmonstration de l'idalisme.

    I. Remarques prliminaires 357{5 2. Dmonstration de l'identit de nos sensations et des

    corps perus 358 3. Dmonstration de la non-existence des choses ext-

    rieures comme causes de nos sensations 363 4- Remarques et claircissements 366

    Sixime chapitre. De la perception des corps. I. Les conditions essentielles de la perception 377 2. Etude approfondie du l'ait de la perception 386

    Septime chapitre. Des thories scientifiques des corps.{5 I . De l'essence des corps en gnral 399jij 2. Des qualits des corps 4o

    Huitime chapitre, Du mouvement 4i8

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    TABLK DES MATlliUES XVPages

    Neuvime chapitre. Force et loi 422Dixime chapitre. Considrations tlologiques

    .

    I. D'un but cxlrieur de la nature 4^7 2. De la finalit interne de la nature 44o 3. Remarques sur la doctrine de Darwin 444 4- Fausset de l'argument tlologique 4^0 5. Du Logos qui rgit le monde 453

    LIVRE SECONDLe moi

    Premier chapitre. De la nature et de Vanit du moi. I. Exposition de la doctrine fondamentale 4^3 2. Notre moi n'est pas une substance, mais un compos

    et un processus 466 3. Sens et fondement de la conscience de soi 4^3 4- Dpendance du moi par rapport aux conditions. De

    quelle nature est l'unit du moi ? 4^8 5. Point de vue suprieur 485 6. De la connaissance des autres sujets 4^

    Deuxime chapitre. Sentiment et sensation 49^Troisime chapitre. La volont.

    i. Origine et nature de la volont 49^ 2, Les lois de la volont 5o5

    Quatrime chapitre. L'ide considre comme fait rel. . . 5ioCinquime chapitre. Le jugement.

    I, Qu'est-ce que le jugement 52i 2. Ce que l'on affirme dans le jugement 527 3. Diffrence des jugements synthtiques et des juge-ments analytiques 53o

    Sixime chapitre. Le syllogisme. 1. Du raisonnement en gnral 5352. Thorie de Stuart Mill sur le syllogisme 538 3. De la valeur du syllogisme 542

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    XVI TAULE UKS MATIEHESPages

    Septime chai'Itue. Uinduction. I. Des roiidenioiils empiriques de l'induclion 55o 2. Des fondements rationnels de l'induction :

    a) par rapport la succession des phnomnes. . 553fi) par rapport la simultanit des phnomnes. Soy

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    INTRODUCTION

    Quelle est la tche de la philosophie ?La rponse cette question est peut-tre l'introduction la

    plus convenable l'ouvrage que voici, bien qu'on ne puissevraiment dire quelle est la tche de la philosophie sansdonner les principaux rsultats des recherches exposes danscet ouvrage mme. Car la tche de la philosophie est enrelation troite avec son essence, avec les thories fonda-mentales qui constituent cette essence.

    On n'prouvait autrefois aucune difficult rsoudre cettequestion : quelle est la tche de la philosophie? La philo-sophie devait tre simplement une mtaphysique, une sciencede l'inconditionn ou de l'absolu, et elle avait ainsi un objetspcial qui distinguait son domaine de celui des auti*essciences. Mais depuis que l'on sait, grce l'exprience demilliers d'annes, qu'il n'y a pas trace dans l'humanit d'unescience de l'inconditionn, ou plutt qu'il n'y a relativement cet objet que des hypothses qui se dtruisent mutuel-lement, la question n'est pas si facile rsoudre.

    Pour ce qui est de la prtention des anciens philosophesde constituer une mtaphysique , une science de l'incondi-tionn, il faut en faire justice en peu de mots, parce qu'elletmoigne d'une parfaite ignorance des voies et moyens de la

    Fac. de Lille Tome V. i.

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    2 PENSE ET RALITconnaissance (i). L'inconditionn, en ef'et, n'est pas un objetd'exprience autrement notre exprience elle-mme seraitdj une mtaphysique, ou la mtaphysique serait une partiede notre exprience; il ne peut donc tre connu, s'il l'estjamais, que par un raisonnement. Mais le raisonnement nepeut rien faire de rien, ni faire sortir la science de l'igno-rance. Il ne peut qu'tendre notre connaissance de certainsobjets d'autres, qui ne nous sont pas immdiatement connus,mais qui appartiennent la mme espce que les premiers.Par le raisonnement, un objet encore inconnu ne devient doncconnu qu'autant qu'il fait partie du genre d'un objet connu.Mais l'inconditionn n'appartient aucun genre d'objets connus,empiriques, qui prcisment sont tous conditionns; il ne peutdonc tre lui-mme connu par le raisonnement. Et suppos quenous ayons a priori un concept de l'inconditionn ce quiest , comme on le verra plus loin , le cas en effet, ceconcept n'a aucun contenu rel, car la connaissance ne peutavoir qu'un contenu conditionn, empirique; il n'y a donc pasmoyen de fonder avec lui une science de l'inconditionn, unemtaphysique.

    Mais si la philosophie ne peut pas dcouvrir l'incondi-tionn et n'a pas, par suite, un objet diffrent de celui dessciences exprimentales, comment peut-elle subsister ct deces sciences et s'en distinguer? En quoi consiste donc la tchede la philosophie? Quand on fait cette question aux philo-sophes d'aujourd'hui, on obtient autant de rponses diffi'entes({u'il y a de philosophes interrogs. Ils n'ont jnis, pour laplupart actuellement, une ide plus nette de la tche de laphilosophie que de sa vritable essence. Nous allons direquelle ide il faut s'en faire.

    (i) Nous reviendrons amplement sur cette question dans la premirel'iirlie (le cet ouvrage.

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    INTRODUCTIONOn a l'habitude d'opposer la philosophie aux sciences

    positives , parmi lesquelles on range les sciences expri-mentales. De l le reproche que la philosophie n'est pas positive , et ce reproche tait jusqu' prsent parfaitementfond, comme le fait voir' la complte strilit jusqu' ce jourdes efforts philosophiques. Mais quand c'est la vraie philoso-phie, la philosophie relle qui est en- question, il lui est facilede rtorquer ce trait. Il ne peut y avoir une philosophie dis-tincte des sciences exprimentales que parce que les sciencesexprimentales ne sont pas assez positives .

    On a gnralement une conscience obscure de ce fait, et cequi le prouve, c'est l'opinion fort rpandue que tout savoirempirique est relatif . Mais on ne voit pas clairement ceque signifie au juste cette relativit. Dire que le savoir empi-rique est relatif, qu'il n'est pas inconditionn, c'est dire qu'iln'est pas inconditionnellement vrai, et, en d'autres termes,qu'en son essence mme il est faux, qu'il repose sur une d-ception. Nous ne pouvons pas savoir, dit-on, ce que lamatire et l'esprit sont en eux-mmes. C'est trs vrai; maiscela prouve prcisment que l'esprit (le moi) et le corps quenous connaissons dans notre exprience, ne sont pas dessubstances relles, mais une apparence seulement de substances.Car si des objets nous sont donns dans l'exprience mme ets'ils ne peuvent cependant pas tre connus comme ils sont ensoi, c'est prcisment la preuve qu'ils n'ont pas un en soi,c'est--dire qu'ils ne possdent pas un tre vritablement propre,qu'ils ne sont pas des substances relles. Si au contraire lescorps de notre exprience existaient rellement, notre exp-rience serait elle-mme une mtaphysique, ce qui n'est videm-ment pas le cas.

    C'est seulement dans le couis de l'ouvrage que tout celasera tabli, prouv et clairci. Nous ne faisons que l'indiquerici pour caractriser la tche de la philosophie. La philosophie

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    4 PENSE ET RALITn'a pas d'autre objet que les sciences exprimentales, et cepen-dant elle en diffre, elle en est indpendante. Car toute notreexprience repose sur une dception organise; l'expriencenous montre les objets non comme ils sont rellement, maiscomme ils nous apparaissent par une ncessit de nature. Ainsinos impressions sensibles nous apparaissent ncessairement etavec une parfaite concordance en fait comme des corps dansl'espace, que nous croyons voir, toucher, en un mot per-cevoir immdiatement, tandis qu'en ralit il n'y a jamais rienqui nous soit donn et nous soit prsent en dehors de nossensations.

    La tche de la philosophie est donc de chercher la connais-sance inconditionnellement vraie, de nous lever ainsi au-dessusde la dception naturelle, de connatre les objets tels qu'ilssont vraiment et rellement. Si la philosophie parvient un jour se constituer, elle sera la seule science rellement posi-tive , la seule science dont les doctrines seront vraies sansrestriction, ce qui n'est pas le cas pour les sciences exprimen-tales, malgr leurs succs et leur triomphe.

    La mthode de la vraie philosophie consiste simplement etuniquement en ceci : i constater exactement, tels qu'ils sont,les faits eux-mmes, du moins les faits donns immdiatement,et 2 ne tirer des faits que les consquences les plus simples,celles qui se prsentent d'elles-mmes.

    Si l'on s'attache cette mthode, on s'affranchira pour tou-jours de toute possibilit d'erreur. Mais ici se dresse laquestion : pourquoi n'a-t-on pas essay depuis longtemps cettemthode qui est videmment la bonne ? Ce qui l'a surtoutempch, de tout temps, c'est la dception naturelle qui est lacondition de notre exprience, et l'invincible penchant qu'ellefavorise d'expliquer les faits ; ce penchant rend impossiblel'intelligence toute simple et sans prjug des faits eux-mmes.Les sparer, les distinguer de toutes les explications possibles

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    INTRODUCTION 5OU impossibles qu'on en donne, c'est si bien au contrairel'essentiel en philosophie, que tout ce que l'on fera, en ngli-geant d'tablir cette distinction, manquera de toute valeurscientifique.

    Cependant il y a eu au moins une tentative d'employer peu prs la mthode caractrise plus haut, et elle a t faitepar David Hume, le plus sagace des hommes (i). Mais cettemthode l'a conduit au scepticisme le plus complet, et c'est cequi a dtourn d'employer la seule vraie mthode. On aimeraitmieux se tromper que d'aboutir aux mmes rsultats que cephilosophe. Il est clair toutefois que l'on peut se servir desmmes procds que lui et arriver des rsultats plus satis-faisants. Mais il faut pour cela connatre la loi fondamentalede notre pense, et Hume l'ignorait. Si nous pouvonspntrer la dception naturelle et parvenir une connais-sance vraie et inconditionne, c'est la lumire seulementdu concept que nous avons a priori de l'inconditionn (c'est--dire de l'tre inconditionn, normal des choses), et qui estla loi fondamentale de notre pense. Aussi la philosophieest-elle avant tout une philosophie critique : la dcouverte dela loi de la pense forme sa premire tche et la plus impor-tante (2).

    Cependant les travaux qui ont men Hume son parfaitscepticisme sont en partie irrprochables, et quiconque suivra

    (i) Hume, cependant, n'a pas pu lui-mme s'affranchir entirement dupenchant qui nous porte expliquer, et c'est ce qui l'a fait se tromper.Tant qu'il se contente de constater les faits, il arrive des rsultatsexacts. S'il lente, au contraire, d'expliquer quelques faits, par exemple lanature de l'ide elle-mme, l'ide d'une liaison ncessaire des phnomnes,le caractre apodictique des propositions mathmatiques, il tombe dansl'erreur.

    (a) Les deux tches principales de la philosophie, dcouvrir la loi dela pense et connatre tels qu'ils sont rellement les objets donns,ne peuvent tre accomplies que toutes les deux ensemble. On ne peutarriver une notion exacte de la lui de la pense sans connatre les choses

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    6 PENSE ET RALITla mme mthode, la seule bonne, arrivera, au moins en partie,aux mmes rsultats, cette conclusion, en particulier, que lacroyance naturelle dans laquelle nous sommes tous ns et nousavons tous grandi, est logiquement contradictoire et ne s'accordepas avec les faits (i). Mais les choses de ce monde sontarranges de telle sorte que, pour la conscience ordinaire etenferme dans la dception naturelle, les explications qu'on endonne, les plus opposes la vraie philosophie, semblentl'exposition des choses telles qu'elles sont et non de puresrveries. Il ne faut donc pas s'tonner que la philosophie aitfait si peu de progrs, quoiqu'elle ait affaire ce qui est leplus prs de nous et le plus immdiatement vrifiable. Nousdevons plutt nous tonner que les hommes, malgr un sigrand obstacle, aient pu former tant de conjectures exactes.Car presque toutes les vrits, les prendre isolment, ont ttrouves et exprimes par les anciens penseurs. Mais c'estautre chose d'avoir des penses isoles vraies, et autre chosede possder une droite faon de penser, de se mettre au pointde vue o se fait la liaison logique de toutes les vrits.Isoles, les opinions, les penses vraies n'ont ni force ni effet;aussi voyons-nous que, malgr tous ces gains individuels, enphilosophie, on n'est arriv rien dans l'ensemble, qu'on n'afait aucun progrs gnral; que, depuis des milliers d'annesau contraire, les mmes problmes sont agits sans succs etles mmes querelles sans cesse renouveles. De notre tempscomme elles sont, et, rciproquement, cette connaissance n'est vraimentpossible dans toute son tendue que par cette notion. Ce double aspectncessaire toute recherche philosophique, j'ai essay dj de l'indiquerpar le titre de cet ouvrage. Dans la premire Partie, je traite surtout de laNorme de la pense et surtout, dans la seconde, des choses donnes tellesqu'elles sont rellement.

    (i) Il faut cependant en excepter la croyance une liaison ncessaire desphnomnes et la valeur du principe de causalit, que Hume a mal com-prise et mal explique parce qu'il en ignorait le fondement rationnel.

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    INTRODUCTION 7encore, le pur naturalisme est redevenu florissant, c'est--direla ngation de toute philosophie, sous les noms de Monisme ,de Positivisme , de Matrialisme , etc. Et il semble quetous les grands penseurs, depuis Heraclite et Parmnide jusqu'Hume et Kant, aient vcu et travaill pour rien. Mais cet tat dechoses dplorable ne tardera pas cesser. La droite manirede penser est trouve, c'est--dire le point de vue o se faitla liaison logique de toutes les vrits. 11 m'a t, par suite,possible de rsoudre dfinitivement tous les problmes que j'aiabords, si bien qu' l'avenir il n'y aura rien d'essentiel ychanger et que l'humanit est assure jamais du bien intel-lectuel le plus prcieux.

    Il importe pour l'intelligence de cet ouvrage de faire con-natre en peu de mots quel est ce point de vue d'o l'ondomine toute la philosophie. Les deux propositions suivantessuflisent l'exprimer.

    jo Nous avons dans notre pense une Norme (dont l'expres-sion est le principe d'identit) avec laquelle, sans exception,ne s'accorde pas la nature des objets de l'exprience.

    2 Tous les objets de notre exprience tant intrieurequ'extrieure sont organiss de manire paratre s'accorderavec cette Norme.

    Ces deux propositions rsument toute la philosophie. Celuiqui a bien compris ces deux propositions a tout compris etpeut tout claircir sans mon secours. Celui, au contraire, quine les comprend pas, ne sait rien de la vraie nature des choses,et il vit comme dans un demi sommeil, quelles que soientd'ailleurs sa science et sa perspicacit. Si un grand nombred'hommes arrivent un jour comprendre ces deux propositions,ce sera pour l'humanit une re nouvelle, le dbut de l're dela maturit de l'esprit.

    La Norme de notre pense est le concept que nous avonsa priori de l'inconditionn ou de la substance, le plus simple

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    8 PENSE ET RALITet le plus lev de tous les concepts. Le concept de l'incon-ditionn ou de la substance n'est proprement parler rienautre que le concept d'un objet qui possde un tre qui luiest propre et qui est identique avec lui-mme. Quelque simpleet vident que soit ce concept, une recherche sincre fait voirque dans toute l'tendue de notre exprience pas un objet nelui rpond rellement, et cependant nous connaissons, cequ'il semble, des objets inconditionns, des substances (commeles corps, par exemple). Mais bien qu'aucun des objets del'exprience ne s'accorde avec la Norme ou la loi fondamentalede notre pense, il est possible de prouver que par leurdsaccord mme avec cette loi ils en confirment, ils en attes-tent la validit. Trois chapitres de la premire Partie sontconsacrs cette preuve.

    Il est encore ncessaire d'ajouter ce qui a t dit djquelques remarques gnrales sur la constatation dans notrepense et notre connaissance d'un lment a priori. Sur cesujet, on a, comme on sait, beaucoup crit sans arriver unrsultat dfinitif; on peut voir dj que les choses sont trssimples et trs claires. La Norme a priori de notre pense, leconcept de l'inconditionn ou de la substance, c'est--dire leconcept d'un objet qui a un tre qui lui est propre et qui estidentique avec lui-mme, est vident, immdiatement cer-tain, si bien que le nier ce serait nier absolument sa pensemme (i).

    Cependant la recherche scrupuleuse exige que l'on ne se(i) Ce concept forme si bien l'essence de notre pense, que nous ne

    pouvons pas concevoir qu'il y ait un objet qui ne s'accorde pas avec lui,c'est--dire qui n'ait pas un tre propre et ne soit pas identique avec lui-mme. Mais tous les objets de l'exprience sont prcisment faits de lasorte ; ils sont de simples combinaisons, changeantes et dpendantes deconditions extrieures. Tous les objets de l'exprience nous-mmescompris, sont don^ inconcevables pour notre pense. Mais cette oppo-sition entre la loi fondamentale de notre pense et la nature des objetsdonnes et mieux encore leur accord apparent, a en outre pour effet

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    INTRODUCTION 9contente pas de cette certitude subjective, de cette ncessitde penser. Car on a dit avec raison et dmontr (Stuart Milll'a fait avec beaucoup de profondeur) que l'habitude, l'associa-tion des ides peut produire d'apparentes ncessits de penser, etque, par suite, on a pris pour ncessaires penser et certainesa priori des choses qui non seulement n'taient pas fondesdans la nature de notre pense, mais qui se rvlaient faussespar la suite. Mais nous avons, pour le caractre apriorique denotre loi de la pense, un autre critrium qui carte toutepossibilit de douter, savoir ce fait que notre expriencetout entire est en dsaccord avec la loi de notre pense.C'est bien l le critrium de tout a priori. Sans ce dsaccord,on ne peut prouver, d'aucune prtendue ncessit de connais-sance, qu'elle n'est pas une gnralisation de l'exprience.L'hypothse d'un lment a priori de connaissance n'a de sensque si cet lment ajoute quelque chose l'exprience, qu'onn'y trouverait pas, qu'il serait donc impossible d'en driver.Il nous serait impossible de former notre concept d'un objetidentique lui-mme, inconditionn, avec les matriaux del'exprience, parce qu'il n'y a en elle aucun objet semblable.Mais il y a dans l'exprience quelque chose qui confirme, d'unemanire positive, le caractre apriorique de ce concept, c'estl'organisation naturelle qui fait que les objets de l'expriencesemblent rpondre ce concept. Cette organisation naturelle,dcevante, qui rend si diiUcile la vritable intelligence desfaits, constitue, quand une fois on l'a pntre , la preuve laplus forte que le concept de l'inconditionn n'est pas seulementpropre a priori notre pense, mais encore qu'il conditionnefcheux de rendre trs diilicile la connaissance exacte de l'une et desautres. Tout cela sera dvelopp tout au long dans cet ouvrage, et je n'enparle ici que pour faire voir qu'on ne peut juger des choses avec comp-tence, que lorsqu'on les a profondment tudies. Par suite de l'trangeconstitution de notre monde, ce qui est clair, ce qui est simple est aussi leplus diilicile dcouvrir et comprendre.

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    lO PENSE ET RALITtoute la rgularit du cours des choses. A cela s'ajoute lapreuve mentionne plus haut, que les objets de l'exprience,prcisment parce qu'ils ne s'accordent pas avec notre loia priori de pense, en attestent et en confirment la validit.Et ainsi la loi de notre pense est atteste de tous cts etvidemment par le tmoignage unanime des faits.

    Je n'ai pas besoin de prolonger cette Introduction. Il fautmaintenant parcourir pas pas, et avec une application patiente,ce domaine de la recherche, dont je n'ai donn qu'un lgeraperu.

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    PREMIERE PARTIE

    LA LOI DE LA PENSE

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    LIVRE PREMIERPRLIMINAIRES

    Chapitre premierLa certiudk immdiate

    D'aprs ce qui a t dit dans l'Introduction, je dois regardercomme accord que le but de la philosophie est la certitude.On sait depuis longtemps qu'une chose ne peut tre cer-

    taine que de deux manires, immdiatement ou mdiatement.Est mdiatement certain ce dont la certitude est produite parautre chose, c'est--dire est emprunte d'autre chose. Une choseest certaine mdiatement, lorsque je vois qu'elle est vraie parson rapport avec autre chose dont la vrit a t d'abord tablie.Si rien n'tait sr immdiatement, rien ne serait certain mdiate-ment, et il n'y aurait absolument pas de certitude. Si je doistoujours appuyer de nouvelles raisons les raisons par lesquellesdoit tre dmontre la vrit de mon opinion, si la poursuitede ce qui doit garantir les raisons donnes doit toujours con-tinuer, toute la suite ou toute la chane des principes et desconsquences , ne contiendra pas la moindre certitude ; ilsflotteraient, comme on dit, dans le vide ou dans l'air; ilsn'auraient pas de fondement. Dans ce cas, en effet, chacunedes raisons successives n'aurait de valeiu* qu' la conditionque quelque chose de diffrent et t d'abord prouv et

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    l4 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEreconnu comme vrai; cette condition se renouvellerait con-stamment, et il est vident que la possession d'une certitudetoujours espre ne serait jamais atteinte, ne deviendrait jamaisune ralit. Mais si tt que dans cette rgression de raisonsen raisons nous arrivons quelque chose dont la vrit estimmdiatement clatante et n'a besoin d'aucune garantie, toutela srie descendante reoit la fois force et valeur. Ce quin'tait auparavant qu'une suite morte de penses, devient parl plein de vie et de signification jusque dans ses dernierschanons; les penses se changent en connaissances dont lavrit se fait jour manifestement. La certitude immdiate estainsi la source de toute certitude en gnral. La premiretche de la philosophie consiste donc chercher la certitudeimmdiate.

    Mais cette tche n'est pas si facile remplir, non que nousn'ayons pas une connaissance immdiatement certaine, maisparce que nous sommes souvent disposs prendre pour imm-diatement certain ce qui est simplement conclu. On peut aussitomber dans la faute contraire et mconnatre ce qui est cer-tain immdiatement. La difficult est donc de distinguer ce quiest immdiatement certain de la masse des choses qui passentpour telles et de le sparer de tout ce qui est dduit. On saitque Descartes, le premier, a nonc avec l'nergie ncessaireen pareille matire, que la pense ou la conscience est pourelle-mme immdiatement certaine. L'existence de la pense elle-mme, dit-il, ne peut tre ni nie ni mise en doute ; car cettengation ou ce doute tant eux-mmes des tats de pense oude conscience, le seul fait de leur prsence prouve ce qu'ilscontestent et leur enlve ainsi toute signification. 11 est diffi-cile de croire que cette argumentation puisse tre mal com-prise, et elle pourrait l'tre cependant et de diverses faons.Je voudrais carter tout malentendu dans cette question etj'espre y russir par les considrations suivantes.

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    LA CERTITUDE IMMDIATE l5Dans tout savoir, ou, d'une manire plus gnrale, dans

    toute ide, il y a distinguer ce que l'ide elle-mme est, etce qu'elle reprsente, ou, en d'autres mots, ce qui est donndans une ide et ce qui est affirm (des objets) en elle. Ce quiest aflirm peut tre faux ou douteux, mais jamais ce qui estdonn. On voit par l combien tait peu soutenable l'objectionde ceux qui prtendaient qu'au lieu de la formule cartsienne Je pense, donc je suis , on pourrait dire tout aussi bien Je chante, ou je cours, donc je suis . Ces gens-l n'ont pasvu o tait prcisment le nerf de la chose ; ils ne remar-quaient pas cette circonstance que le doute et la fausset repo-sent sur la double nature des ides qui reprsentent des objetsqu'elles ne sont pas elles-mmes, que, par suite, la suppres-sion immdiate du doute, ou, en d'autres termes, la certitudeimmdiate peut se rencontrer seulement dans ce que les ideselles-mmes (le Cogito) prsentent indpendamment de leurrapport avec les objets. La formule de Descartes Cogito ergosurn doit, exprime avec prcision, s'entendre ainsi :

    Tout ce que je trouve dans ma conscience est, comme simplefait de conscience, immdiatement certain (i).

    Quand je vois un objet, il peut tre douteux si cet objetvu existe hors de ma conscience; mais il n'est pas douteux

    (i) Que Descartes ait lui-mme entendu et compris ainsi les choses,cela ressort clairement d'un passage de la 3" mditation qui est, d'aprsla traduction franaise, revue par Descartes, ainsi conu : Quoique leschoses que je sens et que j'imagine ne soient peut-tre rien du touthors de moi et en elles-mmes, je suis cependant assur que ces faonsde penser que j'appelle sentiments et imaginations, en tant seulementqu'elles sont des faons de penser, rsident et se rencontrent certaine-ment en moi . Mais Descartes lui-mme a donn lieu des malentendus.Car la formule : Je pense, donc Je suis a pris ciicz lui dans la suite cesens :Je pense, donc Je suis une substance pensante, ce qui est videmmentfaux et en dsaccord avec les faits. Il n'est pas facile de voir, il estvrai, comment il aurait pu viter cette erreur. 11 lui aurait fallu s'lever la conscience que le monde ne contient en ralit aucune substance nimatrielle ni spirituelle, et c'tait impossible de son temps.

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    l6 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEque j'ai l'impression sensible donne qui veille chez moi l'ided'un objet vu hors de moi. Quand j'entends un son, il peuttre douteux qu'il ait une cause hors de moi ; mais il n'est pasdouteux qu'il y a dans ma conscience un certain son qui meparat, suivant les circonstances, venir de droite ou de gauche,de devant ou de derrire. Il en est de mme pour tout lecontenu de notre conscience. Il est douteux que n'importe quoiau dehors rponde n'importe comment ce contenu, mais lecontenu donn de la conscience est lui-mme absolument horsde doute. Dans le contenu de notre conscience, nous avonsainsi toute certitude immdiate dans Vordre des faits (i).

    C'est la gloire ternelle de Descartes d'avoir, le premier,nonc avec dcision cette afirmation que la philosophie quimrite ce nom doit commencer par le commencement, c'est--dire par la certitude immdiate, et d'avoir dcouvert par uneintuition trs sre dans le contenu mme de la conscience lacertitude immdiate en matire de fait. Mais Descartes n'a rienfait de plus que de bien commencer, et la suite que lui ou lesautres ont essay d'y mettre s'est disperse dans toutes lesdirections.

    Les premires questions qui se prsentent nous avantd'aller plus loin sont celles-ci : ce qui est en fait immdia-tement certain est le contenu de notre propre conscience ;comment quelque chose d'extrieur notre conscience peut-iltre certain? En outre, ce qui est immdiatement certain entant que fait est toujours quelque chose de particulier, uneimpression sensible dtermine, un certain son, une sensationindividuelle de saveur ou d'odeur, etc.; comment pouvons-nousde ces faits particuliers nous lever des connaissances gn-rales d'une parfaite certitude? La philosophie a la tche derpondre ces deux questions; aussi cet ouvrage est consacr

    (i) On verra bientt la raison de cette restriction.

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    LA CERTITUDE IMMDIATE IJ les rsoudre, et je vais indiquer ds maintenant la marcheadopte pour leur dveloppement. Ce qui suit en sera, je l'espre,clairci d'autant.

    Puisque le certain immdiat en tant que fait ne peut,comme nous l'avons vu, se rencontrer que dans les ides, ilfaut avant tout rechercher la nature des ides elles-mmes.C'est videmment l le premier pas que l'on doit faire raison-nablement pour reconnatre et assurer les fondements d'unerecherche ultrieure. Cette recherche, telle qu'elle est instituedans le chapitre suivant, donne ce rsultat que le rapportparticulier des objets qui sont diffrents d'elles constitue l'tredes ides, d'o il suit que la nature des ides elles-mmesgarantit l'existence des objets hors d'elles, et, qui plus est,qu'il doit y avoir des lois (des principes) fondes sur la naturede l'ide (de la pense) qui conditionnent la connaissance desobjets. La recherche faite dans le troisime chapitre sur laquestion de savoir comment une chose peut tre mdiatement cer-taine ou, en d'autres termes, comment un progrs de la connais-sance est possible, donne de son ct ce rsultat que le certainimmdiat de nature individuelle, en tant que fait, seul, ne peutmener avec certitude aucune connaissance gnrale, bref, quedans les donnes de la perception seule il n'y a aucune raisonpour fonder la valeur des inductions qui reposent sur elle.

    Par l, il y a un point acquis, savoir qu'en dehors desfaits immdiatement certains il doit y avoir des principes de laconnaissance immdiatement certains qui portent, non sur leparticulier, mais sur le gnral. Ils sont la source de la certi-tude rationnelle, par opposition la certitude de fait qui accom-pagne les donnes et les faits de la conscience. Mais ici sebrise le fil conducteur et nous devons faire un nouveau com-mencement. Car il ne peut y avoir une mthode ou une rglepour dcouvrir la certitude immdiate. Nous devons nous deman-der si nous ne connaissons pas une formule gnrale, qui soit

    Fac. de Lille Tome V. a.

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    8 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEimmdiatement certaine, vidente, en un mot intelligible parelle-mme. Comme on le sait depuis trs longtemps, il y en aune qui est telle en effet, c'est le principe d'identit. Nous devonsy trouver l'expression de la loi fondamentale de notre pense.Que l'on n'ait pas encore reconnu le vrai sens du principed'identit, Ifi faute en est d'une manire gnrale cette cir-constance mentionne dans l'Introduction, que les objets del'exprience semblent rpondre au principe d'identit, tandisqu'en ralit aucun d'eux ne s'accorde avec lui. Cette organi-sation dcevante des objets empiriques trompe presque invin-ciblement la pense et lui rend trs difficile l'intelligence deses propres lois dans la plupart des cas. Nous devons donnerd'autant plus de soin cette question fondamentale. Les deuxderniers chapitres du premier livre et tout le second livre decette premire Partie servent prouver que le principe d'identitexprime la loi fondamentale, qu'il est le plus haut principe denotre pense, et que la valeui" objective de ce principe estgarantie par le tmoignage des faits eux-mmes.

    Les deux derniers chapitres du premier livre sont prpara-toires. Ils traitent l'importante question de l'origine de notreconnaissance du monde des corps, et, grce au fait de cetteconnaissance on peut montrer trs clairement que les donnesde la perception seule ne peuvent fournir une exprience commela ntre. L'analyse attentive de notre connaissance du mondedes corps permettra dj d'apercevoir clairement la loi suprmede notre pense qui se trouve au fond de cette connaissance.Tout le second livre qui a pour titre : Principes , a pourobjet de prouver que cette loi fondamentale de la pense quiconditionne la connaissance des corps et qui trouve son expres-sion dans le principe d'identit, est un concept, primitivementinn notre pense, de l'existence propre, inconditionne deschoses, avec lequel aucune des donnes de l'exprience nes'accorde parce que l'exprience, prcisment, n'offre rien

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    LA CERTITUDE IMMEDIATE I9d'inconditionn, mais dont elles prouvent toutes la valeurobjective par ce dsaccord mme. Par l, ce concept se rvlecomme le principe commun de la logique et de l'ontologie.La seconde moiti de la premire Partie et la seconde Partie decet ouvrage sont entirement consacres faire ressortii* lesconsquences logiques de ce premier principe, de la loi de lapense.

    La doctrine que je propose a donc, son point de dpartet dans son fondement, la double certitude immdiate quenous offrent, d'une part, les faits de conscience, de l'autre,la loi suprme de la pense. Tout raisonnement dans monlivre a pour une de ses prmisses la loi fondamentale dela pense, pour l'autre, un fait de conscience ou ifne con-squence tire prcisment de ces prmisses fondamentales.Gomment l'une de ces prmisses fondamentales, la loi suprmede la pense, sera prouve et vrifie quant sa certitude et sa valeur, je l'ai dj indiqu dans l'Introduction. Pource qui concerne les prmisses fondamentales d'autre sorte, lesfaits de conscience, je prendrai partout le plus grand soin den'employer que des faits tout fait purs et sans aucun mlangedes inductions et des claircissements que l'influence de l'ha-bitude y fait adhrer. Les raisonnements eux-mmes serontconduits conformment ce principe fondamental : de chosesidentiques ou qui s'accordent on peut affirmer la mme chose ;on ne le peut pas de choses non identiques ou qui ne s'ac-cordent pas.

    De cette manire s'lvera un systme de penses dont lesfondements seront absolument solides et assurs et dont toutesles parties seront parfaitement relies aux fondements : le plushaut principe de la pense et les faits de conscience.

    Une philosophie ainsi constitue ne peut jamais entrer enconflit avec les sciences de la nature. L'occasion d'un conflitentre les sciences de la nature et la philosophie nat de

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    20 PENSE ET RALIT, PREMIRE PARTIEla supposition des philosophes que l'inconditionn, dont ilsfont leur objet, contient la raison suHisante du monde exp-rimental, dont l'tude est l'objet des sciences de la nature, etqu'il est ainsi l'explication dernire trouver. Nous aurons montrer dans le cours de cet ouvrage que cette sup-position est fausse et que, par suite, la prtention des phi-losophes rgenter les sciences de la nature est mal fonde.L'inconditionn n'est pas la raison suffisante du inonde exp-rimental, mais c'est le concept de l'inconditionn qui seul estl'objet de la vraie philosophie, de la philosophie critique, etle fondement aussi du savoir exprimental. 11 en rsulte unetout autre relation entre les sciences de la nature et la phi-losophie, qui se compltent ainsi au lieu de se combattre. Caro finit le domaine des unes, commence le domaine de l'autre.Les sciences de la nature, par exemple, ne demandent pascomment il se fait que nous puissions tirer du contenu denotre propre conscience la connaissance d'un monde de corpshors de nous. Elles ne peuvent pas rpondre non plus cettequestion, car, pour elles, la connaissance du monde des corpsest la dernire, la plus haute supposition ; mais la philosophiedoit rpondre cette question en revenant pour cela lacertitude immdiate elle-mme. Les sciences ne deuiandent pasde quel droit elles attribuent une valeur universelle et la mmedans tous les temps aux lois naturelles qu'elles constatent.Elles ne peuvent jamais rsoudre cette question, parce que lasimple exprience n'apprend pas que quoi que ce soit soitrellement impossible ; mais la philosophie doit fournir lesarguments rationnels qui garantissent la valeur des inductionsscientifiques. Il ne peut donc y avoir de dbat entre elles.

    Mais bien que la vraie philosophie ne puisse jamais treen conllit avec les sciences et que le mme principe soit aufond de l'une et des autres, cependant elles ne s'accordent pasensemble. Car toute notre exprience repose prcisment sur

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    NATURE DE L IDEE 31une dception organise systmatiquement, et le mme principequi rend possible une forte pense logique et qui est la basede toute certitude rationnelle, est aussi la condition de cettedception naturelle. Le principe de la vrit est en mmetemps le principe de l'apparence. Aussi la philosophie et lessciences, bien qu'elles aient le mme objet et reposent surle mme principe, se distinguent cependant. Les sciences,en effet, se meuvent dans le domaine de la dception natu-relle ; elles ne reconnaissent pas les objets tels qu'ils sontrellement, mais comme ils nous apparaissent en vertu d'unencessit naturelle, tandis que la tche de la philosophie estprcisment de rechercher la vrit inconditionne, de recon-natre les objets tels qu'ils sont en ralit, et de mettre enlumire le vrai sens de la loi de la pense.

    Deuxime ChapitheDe la nature de l'ide et du sujet connaissant

    I. Qu'est-ce que l'ide?Nous devons d'abord nous demander ce que signifie la dis-

    tinction du vrai et du faux et les consquences qui en rsul-tent.

    La distinction du vrai et du faux a ce caractre qu'elleconcerne, non pas la nature mme d'un objet, mais son rap-port avec quelque autre chose. La vrit est, comme on sait,l o un objet, que nous pouvons en gnral dsigner par A,se prsente ou se produit prcisment tel qu'il est en ralit,ou comme ce qu'il est rellement, c'est--dire dans sa proprenature, savoir prcisment comme A. Si, au contraire, onaiilrme de l'objet A quelque chose qui n'est pas rellement

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    22 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEen lui, qui lui est par suite tranger, si l'objet A est conunon comme A, mais comme quelque autre chose, comme B sil'on veut, on dit que cette affirmation ou cette conception estfausse. L'affirmation, par exemple, qu'un homme a des ailesserait fausse, parce que l'homme n'a rien de tel, parce queles ailes appartiennent en effet la nature de l'oiseau, maisne se trouvent pas chez l'homme et qu'on lui attribuerait ainsiquelque chose qui est tranger son tre rel.

    On fera bien de remarquer cette liaison entre la distinctiondu vrai et du faux et celle de ce qui est propre ou trangerpar rapport la nature d'un objet; car on l'a souvent mal com-prise et il en est rsult plus d'un malentendu. Un objet nepeut pas contenir de fausset dans sa propre nature, car lafausset consiste exclusivement en ceci que l'on affirme del'objet quelque chose qui prcisment n'appartient pas sanature. Si, par exemple, l'objet A tait aussi en soi et confor-mment sa propre nature B, cela ne constituerait pas unefausset, car l'objet A serait en vrit B en mme temps. Lanature vraie et la nature propre d'un objet signifient doncexactement la mme chose ; ce sont deux expressions d'un seulet mme concept. Il n'y a rellement fausset que si un objet An'est pas B en soi, et s'il parat cependant B quelqu'un. Toutesles fois qu'on parle de ce qu'un objet est en soi et en vrit,il faut entendre par l sa propre nature.

    La possibilit de la fausset suppose maintenant la prsenced'une image toute particulire qu'on appelle l'ide. 11 faut trssoigneusement rechercher la nature de cette image et bien ladterminer, avant d'esprer pouvoir trouver en philosophie unebase solide. Mais jusqu' prsent ce sont au contraire desthories obscures et contradictoires qui rgnent sur ce sujet, etpersonne, que je sache, n'a eu le courage d'tudier et de scruterla nature de l'ide avec l'attention, l'exactitude et l'impartialit

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    NATURE DE l'iDE 23qu'il aurait fallu. Je vais l'essayer et examiner en mme tempsquelques-unes des doctrines proposes ce sujet.

    Prenons tout de suite un cas concret. Un contenu rel m'estdonn, par exemple une couleur bleue. J'ai de ce contenu deuxexpriences contradictoires. Toutes les fois en effet que je voisla couleur bleue, elle me parat s'tendre au dehors, commeune qualit d'objets extrieurs que, pour cette raison, on appellebleus ; d'autres expriences m'apprennent au contraire que lecontenu rel ou la qualit bleue est en moi. Quelle est de cesdeux expriences la vraie, je ne vais pas le rechercher ici, carcela est indifFrent pour notre objet actuel. Je considre commeexacte pour ce cas l'opinion adopte par tous ceux qui pen-sent, que le contenu donn ou la couleur bleue est en nous,est notre propre sensation. On se demande maintenant : Quellesconditions ou quelles suppositions implique le fait que la cou-leur bleue qui est en nous nous apparat comme existant horsde nous, comme la qualit d'objets extrieurs? Gomment lecontenu donn peut-il apparatre comme quelque chose qu'iln'est pas?

    Le plus simple serait assurment d'aflirmer que le phno-mne ainsi produit n'a pas besoin de tant de suppositions, quele contenu ou la qualit bleue, sans l'intervention d'autres fac-teurs, apparat comme une qualit des objets extrieurs. Seulementcette opinion est inadmissible. Car s'il y avait identit entre lecontenu en soi (c'est--dire rellement, dans sa propre nature)et ce qu'il parat, ce ne serait plus un simple phnomne. Sidans notre sensation de la couleur bleue nous trouvions toutde suite, sans gard quelque autre chose, qu'elle est unequalit des choses extrieures, elle ne nous apparatrait plussimplement comme telle ; elle serait en mme temps, rellementet en toute vrit, en nous et hors de nous. Si au contraireelle n'jcst pas hors de nous, mais parat y tre seulement, ildoit y avoir quelque chose quoi elle paraisse de cette manire.

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    a4 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEAprs cette faon de comprendre le phnomne, qui est la

    plus simple sans doute, mais qui est insoutenable, comme nousl'avons vu, prenons-en une autre presque aussi simple. Lephnomne et ce quoi il apparat ne peuvent pas tre unseul et mme tre, mais nous ne voyons, du moins jusqu'prsent, aucune raison d'affirmer qu'ils sont trangers l'un l'autre et tout fait diffrents. Nous supposons donc que lecontenu, ou la couleur bleue elle-mme, existe doublement etest prsente dans une double reprsentation. Elle est d'un ctce qui apparat comme qualit des choses extrieures. Dsi-gnons par A cette reprsentation ou cette manire d'tre ducontenu donn. D'un autre ct, elle est ce quoi A apparatcomme la qualit des objets extrieurs. Cette dernire repr-sentation ou manire d'tre du contenu, nous la dsignonspar a.

    Nous devons maintenant examiner dans laquelle des deuxreprsentations du contenu donn la fausset, l'apparence dece contenu comme tant ce qu'il n'est pas, se produit, si c'esten A, ou en , si c'est dans ce qui parat ou dans ce quoiil parat. D'aprs ce qui prcde, la rponse n'est pas douteuse.Ce qui parat A, n'a aucune part la fausset du phnomne ;il ne peut pas tre autrement qu'il n'est. Au contraire lafausset du phnomne consiste en ce que prcisment ce qui estrelatif A ne rpond rellement pas sa propre nature. Lanature de A est, en effet, ce qui fournit la norme pour ladistinction de la vrit et de la fausset du phnomne. Toutefausset est ainsi la charge de l'autre reprsentation (a) ducontenu. C'est en ce que a ne rpond pas A que consistela fausset.

    Mais un simple dsaccord entre deux objets ne contient pasen soi la moindre fausset. Un cheval et une maison diffrentassurment l'un de lautre, ce qui n'empche pas le chevald'tre rellement un cheval et la maison rellement une maison.

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    NATURE DE l'iDBE 20Pourquoi donc le dsaccord de ces deux reprsentations suppo-ses d'un mme contenu, A et a, est-il le signe d'une fausset ?Et quelles conditions le dsaccord peut-il se changer enfausset ? Evidemment dans le cas seulement o la manired'tre a du contenu donn n'est pas prise comme existantindpendamment et sparment, mais comme le reprsentantde A expressment ; o tout ce qui est pos ou prsent dans adoit valoir non pour lui-mme, mais pour son oppos A. C'estsimplement parce que tout ce qui est prsent en a est relatif A ou lui est attribu que son dsaccord avec ce dernierconstitue une fausset. Sans ce rapport particulier, a pourraitdiflrer de A du tout au tout sans qu'il y et l aucune faus-set ; il n'y aurait qu'une dillerence entre eux.

    Cette existence d'un contenu donn, qui est en relationexpresse avec un contenu correspondant, extrieur lui, etque nous avons jusqu' prsent dsign par a, c'est prci-sment Vide. Ce quoi, au contraire, elle se rapporte etque nous avons dsign par A jusqu' prsent est l'tre relou objectif du contenu reprsent. La proprit de l'ide con-siste en ce que tout ce qui est prsent en elle existe non passeulement en soi, mais comme le reprsentant de quelque chosede diflerent d'elle-mme, qu'on nomme son objet. Pour con-cevoir la nature de l'ide comme telle, il faut avant toutcherclier et bien comprendre la manire dont elle se rapporteaux objets. Car c'est prcisment dans cette sorte de rapportque se trouve le trait saillant, le caractre qui fait de l'idece qu'elle est et la distingue de toute autre chose. Aussi ai-jeconsacr cet examen tout le prsent chapitre.

    Qu'il y ait quelque chose de tel que les ides, ce n'est pasdouteux; car le doute suppose lui-mme la possibilit de lafausset et la fausset suppose l'existence d'ides, comme dece en quoi seulement elle peut se produire. Mais une idevraie ne se distingue pas quant l'essence d'une ide

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    20 PENSE ET RALIT. PUEMIUE PARTIEfausse. Comme ides, elles sont l'une et l'autre de mmenature, caractrises l'une et l'autre par le mme genre derapport autre chose ( l'objet). Pour le faire comprendre, jevais donner et examiner deux cas de connaissance vraie, dontpersonne ne doute que les ides n'y soient quelque chose dediffrent de leurs objets. Soit : i" le souvenir, la connaissancede ce qui est pass, absent; 2" la connaissance que nous avonsdes autres hommes.

    Je remarque expressment que je n'ai pas m'occuper icide la faon dont ces connaissances se forment. C'est assez,pour notre but, que personne n'en conteste la vrit en gnral.

    La connaissance du pass est elle-mme quelque chose deprsent, et cependant le pass est connu par elle directementcomme tel. Je ne me reprsente ainsi rien de rellement pr-sent, mais bien quelque chose qui a t prsent autrefois etqui ne l'est plus maintenant. Je me souviens, par exemple,d'une maison que j'ai vue hier dans une certaine rue. Dansce souvenir, il doit naturellement y avoir en moi un contenuprsent, par exemple, une reproduction quelconque de l'impres-sion faite hier par la maison. Mais si je ne remarque pas toutparticulirement ce fait, je ne pense pas du tout au contenu pr-sent en moi, mais immdiatement la maison que j'ai vue hier.Que l'on rflchisse maintenant la manire dont ce contenudonn existe en moi. Le fait rel de son existence, savoir saprsence en moi, s'efface pour ainsi dire et se dissimule. Il nese prsente pas comme lui-mme, mais comme quelque chosede diffrent. Dans l'ide de la maison vue hier, cette maisonmme est pour moi prsente. Si, par rapport mon souvenir,je fais quelques rflexions ou quelques calculs, ils sont rela-tifs, ordinairement, non pas au contenu qui est en moi actuel-lement et qui est le support du souvenir, mais l'objet rappel.

    Les choses se passent de la mme manire pour une autreide dont l'accord avec son objet est hors de doute dans la

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    NATURE DE l'idE SJplupart des cas ; je veux dire la connaissance des tats et desqualits des autres hommes. liCs tats intrieurs d'un autrehomme sont si bien extrieurs moi que je ne puis jamaistre immdiatement en relation avec eux, et cependant je con-nais non seulement l'existence, mais la manire d'tre intrieuredes autres hommes. De quelle manire se forme cette connais-sance, peu importe ici; il sufft de savoir qu'elle est une idequi reprsente exactement, en gnral, un objet extrieur, dif-frent d'elle-mme, et par laquelle, sans sortir de moi-mme,j'ai la certitude de l'objet. Tout ce que je sais d'un autrehomme, est naturellement en moi, est un de mes actes, de mestats, mais ce qui en rsulte, le contenu de cet tat ou decet acte intrieur ne se donne pas pour ce qu'il est, mais pourdes tats ou des dterminations d'un autre homme. Si, parexemple, j'entends crier un enfant, je sais qu'il prouve duchagrin. Je n'ai pas besoin pour cela d'en prouver moi-mme;au contraire, je peux me sentir trs dispos au mme instant,mais le chagrin de l'enfant est prsent en moi d'une faontoute spciale pendant que je le connais. Cette manire d'trespciale d'un contenu ou d'un objet (dans la pure ide), onl'appelle son tre idal. En quoi consiste maintenant la marquecaractristique de cette existence idale?Pour tre plus clairs, prenons la perception d'un objet quel-conque, d'une feuille de papier par exemple (i).

    (i) Je dois remarquer expressment ici que, dans cet exemple d'une feuillede papier, un objet corporel n'a t choisi que pour la clart. Il ne s'agitpas du tout ici de la question de l'existence des corps, parce que la doctrineque je dois mettre ici en lumire, savoir que l'ide, quant son existence,se rapporte un objet diffrent d'elle, est tout fait indpendante de cettequestion. Pour notre recherche actuelle, il importe peu que les corps existentou non. Mais comme dans la con.science de la plupart des hommes un objetrel et un corps semblent avoir le mme sens, il. faut soigneusement faireremarquer qu'il y a aussi en dehors des corps d'autres objets rels, quidiffrent de leur connaissance ou de leur ide, comme le font voir lesdeux exemples donns ci-dessus.

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    28 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEIl est clair que, dans mon ide de la feuille de papier, est

    contenue sa couleur blanche, mais l'ide elle-mme n'est pasblanche. L'tendue et la figure de la feuille sont aussi repr-sentes dans mon ide; mais l'ide elle-mme n'est pas tendueet n'a point de figure dans l'espace. La duret et le poids dela feuille y sont expressment compris, puisque je parle deduret et de pesanteur; mais l'ide elle-mme n'est en soi nidure ni pesante. En un mot, tous les objets qui me sont connusdoivent tre prsents dans ma conscience, ou bien je n'en pour-rais rien connatre; mais ma conscience n'est pas elle-mmetous ces objets. On voit que l'tre de l'ide consiste en gnralen ce que, en elle-mme, elle n'est pas ce qu'elle reprsente,c'est--dire que tout ce qui est en elle vaut non pour elle, maispour quelque autre chose, pour son objet. Ce qui en soi formeun monde rel se trouve idalement dans la conscience dechaque sujet particulier, mais est prcisment par l connucomme un monde rel. Le caractre spcial de cette existenceidale des objets (dans l'ide) consiste donc en ce qu elle affirmeexpressment l'existence relle, objective de ces objets hors del'ide.

    C'est seulement cause de cette nature des ides que l'er-reur, comme nous l'avons vu, est possible, dans le cas o ce quiest affirm des objets dans l'ide ne s'accorde pas rellementavec la nature de ces objets.

    Mais ce caractre fondamental des ides, on le mconnat,on l'ignore avec une rare persvrance. Tout l'empirisme nieexpressment que l'ide soutienne avec les objets un rapportqui a son principe dans son essence. Nous examinerons lachose avec le plus grand soin en avanant pas pas.

    2. Diffrence de l'ide et de l'image. L'essence de l'idecaractrise par la croyance.Il est trs ordinaire d'appeler l'ide une image. Et, en fait,

    (juand l'ide est vraie, elle est une image fidle de l'objet.

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    NATURE DE L IDEE 29Mais il faut bien remarquer la profonde diffrence de cetteimage et des autres. Les objets en ce monde ont plusieursproprits et plusieurs cts. Une image ordinaire ne repr-sente qu'un ct ou un petit nombre de cts de l'objet auquelelle correspond. Ainsi un tableau qui reprsente un paysagenous rappelle seulement les impressions extrieures et clair-semes que ces objets, en ralit, produisent sur nous unecertaine distance. Chaque objet en particulier, vu de prs, four-nirait en outre une grande quantit d'impressions qui, dansl'loignement et sur le tableau, se perdent, sans parler de lastructure interne des objets, de ce qui ne peut tre remarququ'avec le secours du microscope, et enlin de ce que d'autressens que la vue nous feraient percevoir. Tout cela , vi-demment, ne peut pas entrer dans le paysage reprsent. Oubien si nous prenons une statue, qui reprsente un homme,elle ne reproduit que sa forme extrieure, et ne contient riendes autres proprits ou cts innombrables de son tre. Or,l'ide est l'image spciale dans laquelle peuvent tre repr-sents toutes les proprits, tous les cts de l'objet corres-pondant. 11 n'est pas dillicile de dcouvrir au moins la con-dition ngative que suppose cette capacit de reprsentationgnrale. C'est seulement ce qui n!a pas de contenu propre quipeut ainsi rflchir ou reprsenter tout contenu donn. Lecontenu propre d'un objet, quelque flexible qu'il soit, a nces-sairement cependant une nature dtermine, et cette dtermi-nation est prcisment une limite sa facult de recevoir uneforme et en rend l'universalit impossible.A cette diflrence s'en joint une autre qui est essentielle.Ce que l'on appelle ordinairement image, ne soutient en soi

    aucun rapport dans son propre tre avec l'objet reprsent. Lepaysage peint n'est l'image d'un paysage rel que pour unspectateur, et la statue n'est galement que pour nous l'imaged'un homme. En soi les couleurs, la toile, le marbre, qu'ils

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    3o PENSE ET RALIT.- PREMIRE PARTIEsoient arrangs et disposs comme on voudra, n'ont pas lemoindre rapport avec un objet quelconque reprsent. Il n'y adonc rien dans ces images qui certifie ou concerne de quelquefaon l'existence de l'objet reprsent. Nous pourrions aussiconsidrer deux animaux de la mme espce comme des imagesl'un de l'autre, la faon des enfants qu'on prend pour desimages de leurs parents; car ils reproduisent en fait un grandnombre des qualits de leurs parents. Nanmoins un animal n'arien en soi d'une image. Il est bien, il est vrai, une repro-duction, mais non une i*eprsentation du type des ascendants,parce qu'avec l'essence des ascendants il ne soutient aucunerelation reprsentative. Une image mme dans un miroir n'estune image que pour un spectateur, et n'est en soi vraisembla-blement qu'un mouvement de particules corporelles. Or, paropposition tous ces exemples, l'ide est la fois image etspectateur. Tout ce qui est dans l'ide est, comme nous l'avonsdj indiqu, li avec l'aflirmation que rien de tout cela nevaut pour l'ide mme, mais pour un objet existant en dehorsd'elle, dont l'existence est ainsi affirme.

    Cette affirmation d'autre chose (de l'objet) inhrente l'ide,on peut d'une manire gnrale l'appeler croyance.

    Ce mot, il est vrai, donne facilement lieu des mprises,et je dois par suite faire les remarques suivantes. La croyancepasse gnralement pour le contraire de la science, et, en par-ticulier, de ce qui est prouv; mais dans cette manire devoir, il y a deux sens radicalement diffrents qu'il faut segarder de confondre. Ce qui n'est pas prouv peut s'entendrede ce qui n'a pas besoin de preuve, c'est--dire de ce. qui estimmdiatement sr, comme aussi de ce qui n'est susceptibled'aucune preuve suffisante, c'est--dire de ce qui n'est pas srdu tout. Il n'est pas question ici de ce dernier sens, et aucontraire la croyance dans le premier sens est le fondementde toute science. Le point sur lequel je voudi'ais attirer parti-

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    NATURE DE l'iDE 3iculireiiient l'attention du lecteur, est le fait que dans la certitudeimmdiate, dans la perception immdiate mme, aucune con-cidence de l'ide et de son objet ne se produit. 11 en rsultetrs clairement que la certitude est de mme essence dans tousles cas, qu'elle provienne de la perception immdiate ou d'unraisonnement. Gomme dans le dernier cas l'ide est videmmentdiffrente et spare de son objet, qu'elle consiste mme enl'absence de ce dernier, dans le premier cas aussi elle en estdistincte et spare. Toute croyance et toute certitude ont ainsileur fondement et leur racine dans la nature de l'ide mme,laquelle nature est de contenir primitivement l'afirmation dureprsent, la foi en son existence. Si connaissant et connu nefaisaient qu'un immdiatement, intimement, cette allirmationserait videmment inutile. Mais comment une conscience uniquecontiendrait-elle tout un monde, le prsent avec le pass et lefutur ? Et comment la fausset serait-elle possible ? Nous savonscependant que toujours et partout nous pouvons nous tromper.11 en rsulte donc, suivant les considrations prcdentes, que,relativement tout ce qui existe pour nous, l'ide est quelquechose de distinct et de spar de son objet. Jamais un objetne peut venir dans l'ide mme ; il reste toujours prs d'elle. Un objet est immdiatement connu ne peut signifier rienautre chose que ceci : Entre l'objet et l'ide le percevant,il n'y a pas d'intermdiaire ou encore : A la productiond'un contenu dans l'objet rpond innndiatement et parallle-ment la production d'un contenu correspondant dans l'ide .Sur elle-mme l'ide ne peut rien savoir si ce n'est en seredoublant ; l'ide connaissante est alors dillerente de l'ideconnue, et son contenu se rapporte cette dernire, affirmepar rapport elle. Cette affirmation seulement est trop souventfausse, ne s'accorde pas rellement avec la nature de l'ideconnue, comme le prouvent d'une manire fi-appante les nom-

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    32 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEbreuses thories inexactes que l'on a proposes sur la naturede l'ide mme.

    Mais la croyance, l'affirmation de l'objet inhrente l'iden'est pas quelque chose qui existe ct de l'ide ou qui luivient du dehors ; c'est prcisment au contraire la prsenceoriginaire de cette affirmation en elle qui en fait une ide.Autrement ce serait la simple reproduction, ou l'image, maisnon l'ide de l'objet. Il n'y a donc pas d'autre principe oufondement de la certitude que la force de l'affirmation inhrenteaux ides mmes. La croyance et sa certitude ne peuventjamais venir nos ides du dehors, des objets.

    Mais si la croyance n'est possible que dans les ides seu-lement, nous pouvons cependant avoir une ide sans croire lemoins du monde qu'un objet quelconqiie lui corresponde dansla ralit. Je pense trs bien des chimres, des fantmes,mais je ne leur attribue aucune existence relle. Ici l'affirmationde l'objet, inhrente l'ide que nous en avons, est nie etaffaiblie par des affirmations contraires plus fortes, mais nepeut tre malgr cela entirement anantie par elles. Quandje pense une chimre, je ne pense pas une simple ide, une simple pense, mais toujours un objet rel. La rflexionm'apprend, il est vrai, qu'il n'existe pas de semblables objets,que la pense d'une chimre n'est qu'une pense sans aucuneralit correspondante ; mais cette rflexion n'est pas l'ide dela chimre elle-mme, mais quelque^ chose qui s'y rapporte.Quand la perception est ei^-jetrrcette diffrence est encore plusremarquable. Je puis, par exemple, tre trs convaincu par larflexion que la couleur n'existe pas hors de moi ; nanmoins,quand je vois une couleur, je la vois comme extrieure moi,comme une qualit des choses extrieures. Ici la ngation seproduit videmment en dehors de la perception directe de lacouleur; cette perception maintient, sans qu'elle s'affaiblisse,son affirmation de l'objet. Comment il peut arriver, en gnral,

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    NATURE DE l'iDE 33que l'ide cre l'apparence d'objets qui n'existent pas du toutet comment on prend conscience de la fausset de telles ides,j'aurai le dire plus loin.

    3. Diffrence de l'ide et de la sensation.De notre temps, la doctrine qui rapporte toutes nos con-

    naissances la sensation, a pris un nouvel essor, et la ques-tion si souvent discute dj de la diffrence de la sensationet de l'ide doit tre remise sur le tapis.Au point de vue psychologique, une sensation se distingued'une ide, d'abord, en ce qu'elle est plus vive. Quand je voisun objet, l'image visuelle est beaucoup plus vive que lorsque jeme rappelle un objet dj vu; si j'entends une mlodie, l'im-pression est aussi beaucoup plus forte que lorsque je me sou-viens simplement d'une mlodie entendue autrefois. En outre,les sensations se distinguent des ides, en ce que les premireschangent selon le changement des objets extrieurs ou mespropres mouvements, ce que les dernires ne font pas. Si unobjet rouge est devant mes yeux, je ne puis avoir la sensationdu jaune ou du vert, et si un objet bleu se substitue au rouge,la sensation du rouge se changera aussitt en celle du bleu.Quand les objets, dans le champ de ma vision, changent parsuite de mes propres mouvements, le changement de mes sen-sations dpend aussi de mes mouvements. Si je tourne, parexemple, la tte droite, je fais natre certaines sensationsvisuelles; si je la tourne gauche, elles changent et font place d'autres. Au contraire, la succession de mes ides, de mespenses reste indpendante du changement des objets extrieurset de mes propres mouvements. Que je marche ou que jem'arrte, dans une chambre ou en pleine campagne, je peuxpenser aux mmes choses, laisser la mme suite d'ides sedvelopper dans ma conscience. C'est d'accord avec la dilrencephysiologique de la sensation et de l'ide , qui consiste en ce

    Fac. de Lille. Tuuie V. 3.

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    34 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEque la sensation a des causes extrieures, ou plus exactement,qui se trouvent hors de mon corps, tandis que celles de l'idesont purement intrieures, c'est--dire enfermes dans le cerveau.

    Or, les sensualistes affirment qu'il n'y a pas d'autre difle-rence entre la sensation et l'ide que celles que nous avonscites, parce qu'elles ne diflrent pas de nature, mais dedegr seulement, parce que l'ide n'est pas autre chose qu'unesensation reproduite un plus faible degr.

    Sur cette thorie, il faut d'abord remarquer que les sensa-tions actuelles elles-mmes passent par tous les degrs devivacit depuis zro jusqu'au point o elles sont intolrables.Gomment donc pourrait-il y avoir, ce point de vue, une dif-frence entre ce qui est senti et ce qui est simplement pens?On dira que la sensation est produite par une impression dudehors uniquement, tandis que l'ide n'a pas cette cause. Maisque signifie ici la diffrence des causes, quand on affirmeexpressment que les effets qu'elles produisent (sensation etide) sont de mme nature ? N'est-ce pas introduire enfraude, secrtement, une diffrence que l'on nie ouvertement?D'ailleurs les causes les plus proches aussi bien des sensationsque des ides sont les mmes, savoir des phnomnes phy-siologiques dans le cerveau. Il doit donc y avoir entre la sen-sation et l'ide une diffrence de nature beaucoup plus radi-cale que celles qui ont t donnes plus haut.

    Cette question est d'une si grande importance pour toute laphilosophie que tous les amis sincres de cette science doivents'efforcer de l'expliquer clairement et de bien se faire com-prendre. Je demande qu'on examine avec soin les observationssuivantes et qu'on rponde en soi-mme :

    Y a-t-il ici deux sortes de faits : Il y a un contenu relprsent , et Je reconnais que ce contenu est l, ou : Ily a deux choses diffrentes prsentes , et Je reconnais queces choses sont diffrentes l'une de l'autre, et en quoi , ou :

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    NATURE DE l'iDE 35 Il y a plusieurs tats ou phnomnes qui se suivent l'unl'autre , et Je reconnais la succession de ces tats ou de cesphnomnes . Y a-t-il donc l, je le demande, deux sortesde faits d'une seule et mme nature, d'une seule et mmeespce, ou non?

    Je crois que tout homme non prvenu accordera sans hsiterque ces deux sortes de faits diffrent l'un de l'autre totognre. Les lments les plus varis d'un contenu rel peuventse combiner de la faon la plus varie, se mler comme onvoudra, et mme se pntrer ou se souder les uns aux autres ;aucune combinaison de faits et de circonstances purementobjectifs, physiques, ne peut produire la conscience qu'il y al quelque chose de rel ou qu'un contenu donn prsente desrapports et des diffrences. Ces afirmations sont quelque chosequi se tient auprs du contenu objectif, et qui en diffre, maisimpliquent la croyance qu'elles valent pour un contenuobjectif, qu'elles le concernent et en font connatre l'exis-tence et la nature. Une telle affirmation touchant les objets,emportant avec elle la foi en sa valeur objective, est un juge-ment. Stuart Mill dit trs exactement : Les propositions sauf les cas o c'est l'esprit lui-mme qui en est le sujet, ne sont pas des assertions relatives nos ides des choses,mais des assertions relatives aux choses mmes. Pour croireque l'or est jaune, il faut sans doute que j'aie l'ide del'or et l'ide du jaune, et quelque chose de relatif ces idesdoit se passer dans mon esprit ; mais ma croyance ne serapporte pas ces ides ; elle se rapporte aux choses (i) .

    La mprise fondamentale des sensualistes et en gnral desempiristes, consiste en ce qu'ils prennent la croyance prsentedans les ides, le jugement, l'allirmation et la ngation pourun fait objectif, physique pour ainsi dire, qui se confond avec

    (i) Mill, Syst. de logique, I, p. 96, de la Irad. Peisse. 1880.

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    36 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEla combinaison pure et simple des lments difTrents d'uncontenu rel ou qui doit en rsulter suivant des lois physiques.Le penseur pntrant qui, dans le passage cit plus haut, s'estexprim si bien sur le jugement, dit, par exemple, sur laconscience du semblable et de la succession : La ressem-blance n'est pas autre chose que notre sentiment du semblable,la succession pas autre chose que notre sentiment de la succes-sion (Log. 1, p. 70). Mais nous allons considrer cela de plusprs.

    Pour que des choses puissent tre semblables, il faut aumoins qu'il y en ait deux ; car la ressemblance est un accorddans la nature de plusieurs choses. Ces dernires pourraientdonc tre aussi loignes que possible l'une de l'autre, etmme se trouver aux deux extrmits de la terre sans quecela ft le moindre tort leur ressemblance. Au contraire, cequi reconnat la ressemblance de deux choses ou d'un plusgrand nombre doit ncessairement tre un ; ce n'est en effetqu'en runissant les choses pour les considrer expressmentl'une et l'autre, qu'il peut en remarquer la ressemblance et ladissemblance. La connaissance de la ressemblance de deuxchoses ne peut donc pas tre contenue dans ces choses mmes.Elle est une affirmation qui se rapporte, il est vrai, auxchoses semblables, mais qui se porte ou se produit en dehorsd'elles. C'est encore plus vident pour la succession des chosesou des tats. La succession des tats n'est pas, naturellement,quelque chose qui existe ct et en dehors d'eux en celaMill a tout fait raison, mais la connaissance ou laconscience de la succession est ct ou en dehors. Je ne puisvidemment pas savoir qu'un tat, B, est suivi d'un autre, A,sans avoir dans la conscience l'tat pass B personne ne lecontestera. Pour que je voie et que je reconnaisse que troistats ou un plus grand nombre se sont succd, je dois lesavoir tous ensemble dans une mme conscience, en mme

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    NATURE DE l'iDE Sjtemps, parce qu'ils sont ainsi saisis dans une relation expresse.Si maintenant les tats successifs en soi doivent tre simultansdans leurs ides, il est clair que l'ide de leur successionest quelque chose de diffrent de leur succession mme. Maisil y a plus. Pour avoir conscience d'une succession, je doisnon seulement avoir prsents dans mon ide les tats passs,mais encore les reconnatre prcisment comme passs. Or,c'est une thorie trs rpandue que le pass peut treconnu immdiatement. Kant lui-mme tient, comme on sait,l'ide de temps ou de succession pour une intuition immdiateou mme pour la forme d'un sens, et ainsi pour une sorte desensation. Mais il n'y a pas d'autre thorie qui heurte pluset plus manifestement le bon sens que celle-l. Dire en effet quel'on peut percevoir le pass immdiatement comme pass, c'estdire que l'on peut percevoir le non-tre immdiatement commenon-tre, ce qui n'a aucun sens, car le non-tre ne peut trevidemment l'objet d'aucune exprience. La succession destats intrieurs nous est, il est vrai, immdiatement donneavec eux-mmes, mais la conscience ou la connaissance dela succession ne peut nanmoins nous tre donne que parun raisonnement et n'est jamais l'uvre d'une perceptionimmdiate, comme je le montrerai dans la seconde Partie.

    Il ne faut pas nier que, quand il y a souvenir d'impres-sions ou de sensations antrieures, la connaissance n'en estpas seulement une simple reproduction, mais est une ide, quidiffre, quant l'tre, de toutes les simples impressions ousensations, puisqu'elle contient prcisment des afirmations surles objets antrieurs, passs et, par consquent, extrieurs elle. Mais il en est de mme pour la perception de ce qui estprsent. Ce qui le prouve sans qu'on en puisse douter, c'estque nous percevons le contenu de nos sensations comme unmonde de corps dans l'espace. Il est absurde, tout le mondel'accorde, de dire qu'une sensation a un mille de long; mais

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    38 PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIEil ne l'est pas moins de soutenir qu'elle est longue d'un pouce,qu'elle est triangulaire ou carre, qu'elle a un ct droit ouun ct gauche. L'tendue spatiale, en effet, est une qualit,non des sensations en nous, mais des corps hors de nous.Nos ides d'tendue, de grandeur, de figure, d'loignement descorps, etc., ne peuvent donc tre une pure reproduction dessensations ni en copier quoi que ce soit. Dans le chapitre dela seconde Partie o je traite de l'ide d'espace, j'expliqueraitout cela plus longuement.

    Maintenant, toutes les sensations que l'on peut appeler objec-tives, parce que nous ne reconnaissons pas en elles nos proprestats, comme couleurs, sons, temprature, etc., sont prises pourquelque chose d'extrieur nous, qui est projet dans l'espace,au dehors, tandis qu'en fait elles sont et restent toujours ennous. Cette projection, comme on l'a dj assez dmontr, nepeut se faire que dans les ides. Le contenu des sensationsn'est pas jet hors de nous en ralit, mais il se rflchitdans l'ide comme extrieur. Mais pour cela il doit tre prsentdans l'ide mme (idal); car ce qui ne se trouve pas dansnos ides, nous ne pouvons pas le connatre.

    4- De la connaissance des tats internes.Pour ce qui concerne les sensations objectives (couleurs,

    sons, etc.), qui sont toujours connues comme quelque chosed'tranger au moi, personne, je l'espre, aprs les consid-rations prcdentes, ne prtendra qu'elles ne sont pas diff-rentes de la connaissance qu'on en a, que le connaissant etle connu sont l une seule et mme chose. Mais il resteencore se demander si nos tats intrieurs aussi, les senti-ments de plaisir et de peine, les affections du cur et les mou-vements de la volont, qui constituent l'tre propre du sujet etne sont jamais atliil)us aux choses extrieures (i), ne peu-

    (0 Des senlimcnls de joie et de peine peuvent, il est vrai, tre attri-

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    NATURE DE l'iDE Sgvent pas, eux non plus, tre connus autrement qu'au moyend'ides, qui sont diflercntes elles-mmes de ces tats. Il semble,en ralit, paradoxal de dire que nos tats intrieurs peuventtre pour nous absolument inconscients, qu'ils n'existent doncpas pour nous, si nous n'en avons une ide particulire. Aussibeaucoup de penseurs l'ont ni rsolument. BroAvn, les deuxMill (James et Stuart), Hamilton et d'autres s'accordent sur cepoint. Voici comment s'exprime James Mill : Avoir un sen-timent, c'est avoir conscience, et avoir conscience, c'est avoirun sentiment. Avoir conscience d'une piqre d'pingle, c'estsimplement avoir cette sensation. Et bien que j'emploie cesdift'rentes expressions pour ma sensation, lorsque je dis : jesens la piqre de l'aiguille, je sens la douleur de la piqre,j'ai la sensation d'une piqre, j'ai conscience d'un sentiment,...cependant la chose que j'exprime de ces diferentes manires,est une seule et mme chose (i) .

    Qu'un objet quelconque soit la connaissance ou l'ide de soi-mme immdiatement, ou qu'une ide soit immdiatement sonobjet, Herbart appelle le pur moi cette parfaite unit etidentit du sujet connaissant et de l'objet et il a explicitement faitvoir la contradiction que contient cette supposition (dans saPsychologie comme science, etc. 27). Mais il n'y a pasbesoin ici de longues explications. La pense qu'un objet estimmdiatement la connaissance de cet objet, a aussi peu de sensbues aux choses extrieures, mais non mes sentiments, tandis que jereconnais mes propres sensations de couleur, etc., comme des qualitsdes choses extrieures.

    (i) Analyse des phnomnes de l'esprit humain, Londres, i869, I, p. 224.Cependant Bain et Stuart Mill, dans leurs Remarques sur cet ouvrage, ontaccord que la sensation et la connaissance que nous en avons sont deuxchoses difTrentes. Bain dit : Nous devons ajouter au pur fait du plaisirla connaissance de l'tat comme un tat de plaisir et comme un tat qui nousappartient ce moment... liest donc correct de tracer une ligne entre sentiret savoir que nous sentons (Id. 1, 227). Kt Stuart Mill : Il y a un processusmental, par del le fait d'avoir un sentiment, auquel on applique quelque-fois, et on n'oserait dire que ce soit tort, le nom de conscience,c'est le fait de rapporter le sentiment nous-mmes (Ibid. p. a3o).

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    4o PENSE ET RALIT. PREMIRE PARTIRque l'affirmation qu'un buf est immdiatement un chien. Unseul et mme objet identique ne peut pas tre de deux maniresen mme temps (i). Et d'ailleurs on se demanderait pourquoitout objet n'est pas de la mme manire la connaissance delui-mme immdiatement, et un moi par l? Il y a encore desraisons plus faciles comprendre. Que l'ide des tats int-rieurs soit quelque chose qui en diffre, c'est prouv d'abordpar le fait qu'ils se combinent entre eux, que leurs rapportset leurs successions sont connus, ce qui arrive, non pas,videmment, dans les tats intrieurs qui passent, mais seu-lement dans une conscience qui les fixe et les saisit ensemble.C'est encore prouv plus fortement par le fait que, dans laperception des tats intrieurs, la fausset et l'illusion sontpossibles, et certains gards se produisent mme rguli-rement. Je crois re