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Jean-Noºl Jeanneney, lisabeth LØvy, Denis Pingaud, Bernard Poulet, David Pujadas, GØrard SpitØri numØro 138 janvier-fØvrier 2006 Eric Aeschimann, StØphane Arpin, BØnØdicte Delorme- Montini, Jean-Luc Delarue, Christian Delporte, Olivier Ferrand, Marcel Gauchet, Jean-Claude Guillebaud, PENSER LA SOCIÉTÉ DES MÉDIAS I Extrait de la publication

PENSER LA SSOCIÉTÉ DDES MMÉDIAS I… · Penser la société des médias MÉDIAS ET POLITIQUE Denis Pingaud, Bernard Poulet : Du pouvoir des médias à l’éclatement de la scène

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Jean-Noël Jeanneney, Élisabeth Lévy, Denis Pingaud,Bernard Poulet, David Pujadas, Gérard Spitéri

numéro 138 janvier-février 2006

Eric Aeschimann, Stéphane Arpin, Bénédicte Delorme-Montini, Jean-Luc Delarue, Christian Delporte, OlivierFerrand, Marcel Gauchet, Jean-Claude Guillebaud,

PPEENNSSEERRLLAA SSOOCCIIÉÉTTÉÉ DDEESS MMÉÉDDIIAASS

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Penser la société des médias

MÉDIAS ET POLITIQUE

Denis Pingaud, Bernard Poulet : Du pouvoir des médias à l’éclatement de la scène publique.Marcel Gauchet : Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir.Christian Delporte : De la propagande à la communication poltique. Le cas français.Olivier Ferrand : La société du divertissement médiatique.

Jean-Luc Delarue : Télé-vérité. Entretien.

UNE VISION DU MONDE ?

Élisabeth Lévy : Le rapt du réel.Jean-Claude Guillebaud : La question médiatique.Eric Aeschimann : Le moralisme médiatique.Gérard Spitéri : Le journalisme-idéologue et la crise des quotidiens nationaux.

David Pujadas : L’émotion et l’information. Entretien.

CRITIQUES ET AUTOCRITIQUES

Stéphane Arpin : La critique des médias à l’ère post-moderne.Jean-Noël Jeanneney : Bourdieu, la télévision et son trop de mépris pour elle. Dixans après.Bénédicte Delorme-Montini : Quand les médias écrivent sur les médias.

janvier-février 2006 numéro 138

Directeur: Pierre Nora

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PENSER LA SOCIÉTÉDES MÉDIAS

Tout le monde en est d�accord, les médias sont devenus l�une des principales forces qui prési-dent au fonctionnement et à la transformation de nos sociétés. Le facteur périphérique est passé au centre. C�est la conscience de cette promotion que traduit la fortune de notions comme celles de « société d�information » ou de « société de communication ». Elles expriment ce sentimentrépandu qu�il est possible, à certains égards, de saisir l�ensemble du mécanisme collectif sous l�angledu rôle qu�y tiennent les journaux, la radio, la télévision et, désormais, les réseaux numé-riques. Prudemment, nous nous en sommes tenus à la notion purement descriptive de « société desmédias ».

Car, en même temps, le consensus s�arrête à ce constat d�importance. Sur l�interprétation desvoies et des effets de cette puissance unanimement reconnue, les vues les plus divergentess�affrontent. Sa nature reste mal définissable. D�où le projet de ce numéro: reprendre le problème à la base, modestement et méthodiquement, secteur par secteur, au plus près des données, endonnant largement la parole aux acteurs. Notre ambition n�a pas été de traiter exhaustive-ment le sujet, mais d�identifier les questions à partir desquelles son intelligibilité est susceptibled�avancer.

La première préoccupation a naturellement été de cerner l�impact des médias sur la politique.S�il est une chose qu�ils ont bouleversée, c�est la démocratie et l�exercice du pouvoir en démocratie.Mais à quel titre au juste et jusqu�où ? Est-il vrai, pour commencer, que le « quatrième pouvoir » apris le pas sur les autres pouvoirs ? Quelle est la nature exacte de ce pouvoir ? Comment lepersonnel politique s�est-il adapté à ce nouvel environnement dans lequel il est condamné àévoluer ? Dans les deux composantes qu�associent les médias, l�information et le divertissement,laquelle est la plus déterminante, pour finir, par son retentissement sur l�esprit public ? Autant d�interrogations qu�il fallait aborder de front, mais aussi mettre à l�épreuve d�études de casillustrant cette interaction inédite de la politique et des médias.

Longtemps, l�image convenue des médias a été celle de relais de « l�idéologie dominante ». Etpuis l�hypothèse s�est fait jour, petit à petit, qu�ils possèdent une idéologie bien à eux ou, du moins,qu�ils développent une vision de la réalité qui leur est propre. Si c�est le cas, sur quoi repose-t-elleet en quoi consiste-t-elle ? Jusqu�à quel point s�impose-t-elle à la société ? Comment caractériser

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ce « pouvoir spirituel » d�une espèce inattendue ? À la mesure de cette capacité d�influence, quereste-t-il du rôle des intellectuels au sein de la société des médias? Autre test de ce rayonnement, la concurrence avec l�école en matière de façonnement de la mémoire collective. La représenta-tion du passé fabriquée par les médias supplante-t-elle l�histoire telle qu�elle s�enseigne ?

La sphère des médias est le contraire d�un univers stable. Sa montée en puissance s�accompagned�un constant renouvellement. Il s�agissait de s�orienter au milieu de ces bouleversements. En endressant le bilan, d�abord, au moyen d�une chronologie qui remet en perspective, à l�échelle de laFrance, ces cinquante ans qui ont vu l�avènement du règne des médias. En s�efforçant de s�y retrouver, ensuite, au milieu des changements accélérés d�aujourd�hui. Où en est la publicité, à la fois message privilégié et force de financement d�un domaine qui fonctionne de plus en plus à la gratuité ? La presse écrite survivra-t-elle à la démultiplication des offres concurrentes ? Quedevient-elle en devenant gratuite ? Que se passe-t-il du côté des médias préférés des jeunes géné-rations ? Les modes de fonctionnement qu�ils expérimentent sont-ils appelés à se généraliser ? Ledernier venu, Internet, est-il destiné à rafler la mise et à couronner le système ? La seule certitude,au milieu de ce paysage mouvant, est que la « destruction créatrice » n�est pas près de s�arrêter.Nous n�avons pas fini d�en scruter les développements. Ce premier tour d�horizon ne se veut pasautre chose qu�une plate-forme pour des échanges et des explorations futures.

L�abondance des matières nous a contraints à diviser cette enquête en deux volets. On trou-vera à la dernière page du présent numéro le sommaire du prochain, étant entendu que, dansl�esprit, ces deux numéros n�en font qu�un.

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Médias

et politique

Les médias ont changé la politique, c�estune affaire entendue. Mais en quel sens et enfonction de quels ressorts ?

On a pu avoir l�impression d�une prise depouvoir par les médias. Outre qu�il y a lieu des�interroger sur le bien-fondé de cette impres-sion, renvoie-t-elle, pour ce qu�elle a de juste,à une configuration durable ? se demandentDenis Pingaud et Bernard Poulet. Les pentesactuelles de la technique et de la société nepoussent-elles pas d�ores et déjà vers unefragmentation de la scène publique à laquellele pouvoir médiatique risque de ne passurvivre ?

Quelle place occupe au juste ce pouvoirdes médias dans le système général des pou-voirs ? Quelle est la réalité de ce quatrièmepouvoir qui peut passer pour le premier dansla conjoncture présente ? Marcel Gauchetrevient sur la problématique classique ducontre-pouvoir et sur ses métamorphosesdans la période récente.

L�adaptation des partis à la démocratiemédiatique s�est traduite par l�apparition, enlieu et place de la vieille propagande, d�unescience nouvelle de la conquête des esprits :la communication politique. Une activité troppeu scrutée, dont Christian Delporte retracela genèse en France.

L�analyse des médias dans leur rapport àla politique privilégie systématiquement, sansmême y penser, l�information et le journa-lisme. Or, c�est d�abord du divertissementqu�offrent les médias, rappelle Olivier Fer-rand. Leur consommation est en priorité uneactivité de loisir. Ne serait-ce pas par ce côté,en réalité, qu�ils exercent leurs effets poli-tiques les plus profonds ? N�est-il pas tempsd�évaluer à sa juste portée la parole publiquevéhiculée par le spectacle médiatique ?

On lira avec intérêt, à l�appui de ladémonstration d�Olivier Ferrand, l�entretienqu�a bien voulu nous accorder Jean-LucDelarue. A-t-on pris la mesure de ce quereprésentent la communication des intimitésou le dévoilement personnel dont la télé-vision peut être le vecteur ?

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Denis Pingaud, Bernard Poulet

Du pouvoir des médiasà l�éclatement de la scène publique

Le « quatrième pouvoir » supposé exercer uncontre-pouvoir aurait-il outrepassé son rôle ?Serait-il devenu, au fil du temps, le juge suprêmedu politique, formulant la sanction et exerçantl�application de la peine ? Signe des temps, FranceCulture nous offre désormais une intéressanteémission intitulée, tout simplement, « Le premierpouvoir ». Depuis plus de vingt ans, en effet, lamontée en puissance des médias, et singulière-ment de la télévision, semble inexorable, au pointde modifier l�écosystème de la démocratie. C�estce que nous disent une certaine « médiologie »et les médias eux-mêmes, fascinés par leur pré-tendue influence. C�est ce que répètent beau-coup d�hommes politiques pour mieux justifierleur impuissance ou leurs lâchetés. C�est ce quedénonce une critique de gauche radicale, prompteà tirer un trait d�égalité entre force de frappemédiatique et domination idéologique. Pourtant,la thèse est-elle si certaine ? Ou, plus exactement,n�est-elle pas obsolète ?

L�histoire des médias nous apprend en effet

que les rapports entre médias et société n�ontcessé de se modifier. Les évolutions de la société(individualisme, consumérisme, délitement dulien social, mondialisation, etc.) et les transfor-mations de la démocratie (rôle de l�État, affai-blissement de la politique et des politiques, crisede la représentation, effacement des partis, etc.)ne restent pas sans effet sur la place et le rôle desorganes d�information. L�analyse des médias atrop souvent tendance à ne s�intéresser qu�à leurmécanique interne de développement, indépen-damment de leur environnement. Au fond, elleprésuppose le pouvoir des médias, se contentantd�en rechercher la nature et les effets. RégisDebray a raison de moquer ceux qui veulentcréer un « homo mass-mediaticus sans attacheshistoriques et sociales ».

Il ne s�agit pas ici de reprendre dans ses détailsl�histoire des médias (Jean-Noël Jeanneney 1, par

Denis Pingaud est directeur de la stratégie d�EuroRSCG.Il est notamment l�auteur de L�Impossible Défaite (Paris,Éd. du Seuil, 2002).

Bernard Poulet est rédacteur en chef de L�Expansion. Il est notamment l�auteur de Le Pouvoir du «Monde» (Paris, LaDécouverte, 2003).

1. Une histoire des médias des origines à nos jours, Paris,Éd. du Seuil, 1996.

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exemple, l�a très bien fait), mais de rappelerqu�elle n�est pas linéaire, ni surtout indépen-dante de la société qui les entoure : la place et lerôle des moyens d�information dans les sociétéseuropéennes ont beaucoup évolué en fonctiondes techniques, mais aussi du contexte. Si l�on apu parler d�un « âge d�or » de la presse avant laguerre de 1914-1918, les médias modernes neprennent vraiment leur essor qu�après la GrandeGuerre. L�entre-deux-guerres voit le triomphedes médias de masse et de propagande, politiséset souvent violents, dont le pouvoir de nuisanceest certain.

À l�inverse, et paradoxalement, la consolida-tion d�une presse d�opinion et l�émergence de latélévision, encore sous influence gouvernemen-tale, après la Seconde Guerre mondiale, ouvrentune séquence au cours de laquelle la politiqueparaît assujettir les médias. Ce n�est qu�à la findes années 1960 et au cours des années 1970,quand la presse « de référence » prend le pas sur lapresse « partidaire » et quand la télévision s�ins-talle dans tous les foyers, que sonne l�heure d�unecertaine émancipation à l�égard du pouvoir. Ilfaut souligner ici � même si cela relève de l�évi-dence � que la presse de parti disparaît, non parla volonté des journalistes, mais avec l�affaiblis-sement des partis politiques et l�épuisement pro-gressif du militantisme de masse.

Le pouvoir grandissant des médias sur lascène publique va se manifester alors de deuxmanières. D�une part, la puissance de la télévi-sion comme vecteur de l�information et du débat démocratique modèle durablement lemode de production de la politique. La figure del�orateur et du visionnaire doit faire progressive-ment place à celle de l�acteur et du pragmatique.D�autre part, le mythe du « journalisme d�inves-tigation », libre de tout pouvoir (et de toutelimite ?), structure profondément l�ensemble des

médias. Déjà fragilisée par l�individualisation dela société, la politique devient une cible privilé-giée de l�idéologie de la transparence.

Puissance de la télévision,désacralisation du politique

Quand la télévision, dans un modèle nonencore affaibli par la multiplication de l�offre dechaînes et la fragmentation généralisée de l�au-dience, fabrique l�unité de lieu, de temps et d�in-trigue du rapport des politiques à leurs électeurs,le quatrième pouvoir peut commencer de rêverd�être le premier. Le petit écran ne se contentepas d�offrir aux politiques qui exercent le pouvoirou aspirent à le conquérir un contact puissant etimmédiat avec le peuple. Il les oblige à modifierleur agenda, transformer leur langage et soignerleur apparence.

Depuis une trentaine d�années, le débatdémocratique, dans les pays développés, s�orga-nise en fonction des impératifs télévisuels. Il nes�agit pas tant de l�usage émotionnel des jour-naux télévisés du soir pour accueillir en directdes otages récemment libérés ou prononcer uneallocution de circonstance que de la prédomi-nance totale du petit écran comme tribune del�expression politique. Que vaut désormais, pourun chef de gouvernement, le discours d�investi-ture devant la représentation nationale par rap-port à sa première « prestation » dans l�émissionpolitique phare du moment ?

Si le petit écran scande son tempo, il orienteaussi le langage du politique. Non pas tant parl�usage démagogique de telle ou telle expressionpopulaire � les préaux d�école y étaient égalementpropices � que par la simplification à outranced�un discours nécessairement complexe. Le dis-cours se limite désormais à un message, l�expo-sition à une conclusion et la rhétorique à une

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formule. Les spin doctors ont fait commerce dutalent à réduire à quelques « petites phrases » lapensée politique. Exercice, on l�imagine bien,qui contribue à réduire concomitamment ladésacralisation des politiques.

Ce n�est pas tout. Le style doit être de plus en plus conforme à la fonction principale d�en-tertainment du média télévisuel. Inutile de déve-lopper ici la perversité d�un système qui chercheà présenter l�élu ou le responsable sur le mêmeplan que l�acteur ou le témoin. À force de confu-sion de rôles, on en vient vite à cette questionréservée, en principe, à la promotion des faiseursde spectacles mais posée implicitement à toutpolitique croyant faire de l�audience dans uneémission people : quelle est votre actualité ?Comme si celui-ci n�avait pour fonction que demettre en scène et de « vendre » une expressionpublique. Le processus est évidemment achevéquand, dans certains pays, la publicité politiqueenvahit les écrans publicitaires lors des consulta-tions électorales.

Le pouvoir de la télévision est à ce pointreconnu que l�on se prend volontiers à son jeu.Et que la principale question qui surgit à l�issued�une émission politique est celle-ci : a-t-il été« bon » ? a-t-elle été « bonne » ? On est ainsi passéde la psychologisation de la politique � est-il sin-cère, honnête, convaincant ? etc. � à sa « peopo-lisation ». Dès lors, il est tentant de considérerque les politiques ne sont plus que des marion-nettes � ce qu�ils sont d�ailleurs rapidementdevenus, « Guignols de l�info » ou autres, dansles grilles de programmes. Le petit écran ayant�uvré à la banalisation des politiques, lesmédias en général n�ont-ils pas travaillé, parallè-lement, à leur délégitimation ?

Triomphe de l�investigation

Parallèlement à cette prise de pouvoir par latélévision, à partir des années 1970, le chemindes médias en Europe rejoint celui des États-Unis dont on célèbre volontiers le « journalismeà l�anglo-saxonne » prétendant à l�objectivité, àla séparation entre les faits et les commentaireset à l�absence de parti pris (toutes affirmationsqu�il serait bon de réévaluer aujourd�hui, maisc�est un autre sujet�). Il est significatif que Libé-ration tente alors � sans succès � de devenir le« Washington Post à la française» . C�est à partirde l�affaire du Watergate 2, en 1974, quand lapresse fait tomber, croit-on, l�homme le pluspuissant du monde � le président américainRichard Nixon � que naît le mythe du « journa-lisme d�investigation » et que, de quatrième pou-voir, la presse et l�ensemble des « médias » vontpeu à peu convaincre et se convaincre qu�ils sontdevenus le premier pouvoir.

Pendant trente ans, les médias « indépen-dants » � il faudra revenir sur cette notion d�in-dépendance � vont, à coups d�investigations etde révélations, traquer les abus de tous les autrespouvoirs, en particulier ceux des politiques,mélangeant les grandes affaires comme le Water-gate avec les premières révélations sur la vie pri-vée des politiciens, comme lorsque Gary Hart,candidat démocrate américain promis à la vic-toire, dut se retirer de la course présidentielle,en 1988, après que la presse eut révélé sa liai-son extra-conjugale avec une dame aux m�urslégères 3. Il faut bien voir que ces audaces nou-velles découlent pour beaucoup de l�affaiblisse-

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de la scène publique

2. Voir Bernard Poulet, Le Pouvoir du « Monde », Paris,La Découverte, 2003, pp. 147 sqq.

3. À cela s�ajoutèrent quelques mensonges sur son âge et sur nom véritable � Hartpence � qui finirent de le déconsi-dérer.

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ment croissant des hommes politiques. L�idéolo-gie de la « transparence » les oblige à s�adapter à cette scène publique qui leur échappe.

En France, une nouvelle alliance justice-police-médias bouleverse les traditionnels rap-ports de force. Pour assurer leur indépendance,les juges, principalement les magistrats instruc-teurs et, dans une moindre mesure, les policiers,violant délibérément le secret de l�instruction,fournissent informations et dossiers aux « jour-nalistes d�investigation ». Ceux-ci, sans les confi-dences intéressées de ces informateurs, auraientété bien incapables de débusquer les « affaires »qu�ils révèlent durant ces années-là. Seul l�écla-tement des pouvoirs autorise ce nouveau « pou-voir médiatique ». Avec la désacralisation de lapolitique et la trivialisation du débat, les poli-tiques se retrouvent dans une position d�insignevulnérabilité : c�est le guignol où chacun peutleur taper dessus.

Logiquement, dans ce contexte, les médiasdeviennent à leur tour l�enjeu d�une lutte pour lepouvoir. Une lutte de castes, d�abord, entre lesintellectuels et les journalistes pour savoir quiexercera le magistère d�autorité et d�arbitre de lamorale, un terreau sur lequel pousse cet étrangehybride qu�on a baptisé l�« intellectuel média-tique ». Quand les journalistes, en France, sepiquent volontiers d�influencer l�opinion � avecde moins en moins de succès, comme l�a montréla campagne référendaire sur la Constitutioneuropéenne �, les intellectuels, à l�instar de Ber-nard-Henri Lévy, ne se prennent-ils pas pour lesnouveaux « investigateurs » de l�information ? Àcette étape, il faut bien constater que tout lemonde en sort perdant : les intellectuels média-tiques se démonétisent et l�influence intellectuelledes journalistes s�est évaporée. La fonction, jadisessentielle, de l�éditorial s�est perdue. Significa-tivement, la disparition du « Bulletin » du Monde

en première page a marqué la fin de ce magistèremédiatique. Aujourd�hui, la parole d�un Marc-Olivier Fogiel ou d�un Karl Zéro (que le grandpublic assimile à des journalistes alors qu�ils sontdes « animateurs » de spectacles) pèse autant quecelle de la plupart des éditorialistes ou analystes.

Les médias contre les politiques

Une autre lutte a aussi, bien entendu, opposéles médias aux politiques. Ce qui s�est produit auRoyaume-Uni depuis la fin des années 1980l�illustre à merveille : les médias (aidés, il est vrai,par le ras-le-bol des Britanniques) avaient finipar « avoir la peau » de Margaret Thatcher. Ilss�acharnent ensuite sur son pâle successeur JohnMajor, en même temps qu�ils passent à la mouli-nette chacun des chefs de l�opposition travail-liste, en particulier l�excellent Niel Kinnock quiest lapidé par une presse particulièrement viru-lente. En fait, dès qu�un homme politique prendson envol, il devient la cible de la presse. « Lespolitiques avaient dominé les médias jusqu�auxannées 1960, depuis ils ont été littéralementsur la défensive, cédant constamment du terrainaux médias », écrit le journaliste britanniqueJohn Llyod dans un livre significativement inti-tulé Ce que les médias font à nos politiques (Éd.Constable, 2004).

Et c�est bien, d�abord, pour se défendre queTony Blair bâtit une formidable machine decommunication avec l�aide de ses fameux spindoctors, nouveaux légistes du souverain démo-cratique. Pour se protéger, Blair manipule lesmédias. Il y excelle au point d�en faire un instru-ment essentiel de son gouvernement et, peut-être, d�en faire trop. Car, dans nos démocratiestransparentes, les peuples ont appris à « décryp-ter » les manipulations médiatiques. Et la meil-leure communication politique du monde finit

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toujours pas se retourner contre ses auteurs. Elledevient alors la « preuve » de leur absence de sin-cérité et elle finit par décrédibiliser leurs meilleuresintentions, leurs choix les plus sincères. D�ail-leurs, depuis la guerre en Irak et la crise qu�elle aouverte pour le gouvernement Blair, les médiasbritanniques se comportent comme s�ils pre-naient leur revanche, après des années d�humi-liation, face à un Premier ministre affaibli.

La période où les médias ont occupé le devantde la scène a été les « Trente Glorieuses » desmédias. C�est l�époque où l�on encense les maga-zines d�enquêtes à la télévision sur le modèle del�américain Sixty Minutes, où les journalistesd�investigation prennent le pouvoir dans lapresse écrite et où les journalistes-éditorialistes,distributeurs des bons et des mauvais points de lamorale, peuvent être considérés par RégisDebray comme une « nouvelle cléricature ». C�estl�époque, encore, où de vénérables institutionscomme le New York Times et, plus encore, LeMonde ambitionnent de dire non seulementquelles sont les bonnes politiques mais, surtout,qui a le droit moral de gouverner.

Cette apogée du pouvoir des médias corres-pond à un moment particulier de l�histoire dessociétés occidentales et pas seulement aux révo-lutions technologiques. Elle provient, certes, defacteurs endogènes comme l�envahissement dela télévision et l�émancipation de la presse, maisaussi de facteurs exogènes comme l�affaissementgénéral de tous les autres pouvoirs et de toutesles institutions pouvant prétendre à organiser desvaleurs pour la société (l�État, les églises, les par-tis politiques, la famille et, plus encore, lesgrandes idéologies). Les grandes menaces de laguerre froide ont disparu, la société s�est pacifiéeau rythme du développement du bienfaisant com-merce, et chacun proclame le triomphe de la« société civile » et celui des droits de l�individu.

La presse et la plupart des médias se sententalors vraiment indépendants. Qu�est-ce à dire,d�ailleurs ? Cette notion d�indépendance est fortambiguë, car, le plus souvent, elle signifie laliberté qu�ont les journalistes ou, plus précisé-ment, les responsables de rédaction d�exprimerleurs opinions et leurs choix. Qui ne sont pasforcément ceux du public. Et c�est ce décalageentre l�élite journalistique et le public quiexplique, pour une bonne part, la crise des quoti-diens en France, alors qu�en Grande-Bretagne,où ce fossé est moins profond, les journauxrésistent mieux, notamment grâce à ceux quel�on ne qualifie pas sans raison de « populaires »(quant aux quotidiens de qualité, leur diffusion a progressé de 3 % depuis un an).

La fin des « Trente Glorieuses »pour les médias ?

Ce moment particulier de toute-puissancedes médias se referme. Le prétendu premier pouvoir donne le sentiment d�être mal en point.À force d�en comprendre les mécanismes et lesressorts, l�opinion décrypte parfaitement la rela-tion entre télévision et politique. Il n�est pasinintéressant de constater que, désormais, lespolitiques n�usent du petit écran que pour fairevaloir aux journaux télévisés du soir, presquesous forme de spot publicitaire, le message prin-cipal de leur action. Les débats télévisés, demoins en moins nombreux, souffrent de déficitd�audience et ressemblent plus à des talk showsde divertissement où le bon mot l�emporte surl�argument.

Quant aux médias en général, ils ont été àleur tour victimes de l�idéologie de la transpa-rence qui avait été leur arme de conquête du pouvoir. Plusieurs crises au New York Times, lemodèle de tous les quotidiens, ont entraîné les

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démissions des responsables éditoriaux, le départde chroniqueurs et, à plusieurs reprises, desexcuses du journal auprès de ses lecteurs. Mêmel�émission phare du journalisme d�investigation,Sixty Minutes, a disparu des écrans en mêmetemps que le présentateur vedette de la chaîneCBS, l�influent Dan Rather, était poussé vers laretraite. En France, la démission, l�an dernier, dudirecteur de la rédaction du Monde, idolefrançaise de l�investigation et architecte de lastratégie de conquête de pouvoir de son journal,a également signifié qu�une page se tournait.

L�idéologie de la transparence � voire dusoupçon � qui avait été une de leurs armes dedestruction massive s�est retournée contre lesmédias. Ce constat est particulièrement vrai pourles organes d�information de référence (NewYork Times, CBS, Le Monde, etc.), parce que c�estl�existence de ces médias « dominants » qui fon-dait le pouvoir de l�ensemble de la corporation.Ainsi, c�est pour avoir soutenu mordicus la véra-cité d�un reportage qui s�est finalement révélésans preuves, que Dan Rather a démissionné sousla pression hargneuse de quelques blogs conserva-teurs qui avaient révélé l�erreur du journaliste. Demême CNN, considérée comme proche des démo-crates, est placée sous surveillance, constammentsoupçonnée de manipuler l�information.

Des médias coupés du « peuple »

Cette perte de pouvoir s�accompagne d�unedérive quant au mode de production même del�information. Les grands médias sont de plus en plus moutonniers, couvrant en même tempsles mêmes sujets, livrant ensemble les mêmesanalyses. Et comme c�est essentiellement au tra-vers des médias (et des sondages) que les poli-tiques essayent de comprendre le pays, il y a dequoi s�inquiéter. Les médias fonctionnant à

l�émotion et à l�instantanéité, les politiques secondamnent à courir derrière eux, ce qui donnel�impression fausse que les médias auraient un(le) pouvoir. L�agression supposée (en réalitéimaginaire) d�une jeune femme dans le RERparisien, en juillet 2004, avait été l�occasion d�unspectaculaire dérapage politico-médiatique. Réagissant dans une frénésie de rapidité, dès lespremières « informations » à la radio, le présidentde la République nous gratifia d�un coupletd�indignation sans attendre la moindre enquête.On a là le parfait exemple de ce dysfonction-nement en boucle qui associe médias et poli-tiques : des policiers informent des journalistes,ceux-ci, pour être les premiers, révèlent « l�infor-mation », et la révélation médiatique provoqueles réactions politiques. Au bout du compte,médias et politiques en sortent tous un peu plusdécrédibilisés.

Parce qu�ils étaient devenus un pouvoir, lesmédias subissent eux-mêmes l�assaut qui estmené contre tous les pouvoirs. Le phénomène aété amplifié par leur déconnexion, particulière-ment en France, avec les sentiments populaireset même majoritaires. Barre, Balladur et, dansune moindre mesure, Jospin ont été ces chou-chous des médias que les électeurs ont rejetés.Le référendum sur la Constitution européenne amanifesté à l�extrême la fracture médiatique. Laplupart des organes d�information, presque tousles éditorialistes et tous les animateurs de radioet télévision ont défendu le « oui » comme si l�onétait à la veille d�un nouveau Munich-1938 (lacomparaison a été vraiment faite !). Pis, la plu-part des médias se sont abstenus de ces repor-tages où l�on va voir ce que « les gens » pensent etdont on dit pourtant qu�ils sont l�essence dujournalisme. Tout s�est passé comme si les son-dages (nous en avons désormais plusieurs parjour) suffisaient pour photographier les pro-

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blèmes, comme s�ils étaient le dernier moyend�approcher la vie réelle 4.

Il est vrai que quelques rares tentatives dereportages lors de la campagne référendaireavaient fait apparaître un fort courant pour le« non » et que certaines rédactions « oui-ouistes »avaient préféré ne plus en faire (pour ne pasdésespérer leur direction ?). Les réflexions du P.-D.G. de Radio France, Jean-Paul Cluzel, sont, àcet égard, édifiantes. « Un reportage ne sauraitêtre autre chose qu�une photographie sans image,explique-t-il à ses collaborateurs pendant la cam-pagne, mieux vaut rester au bureau, lire un bonrapport, connaître un dossier, mener des inves-tigations sur Internet que courir micro en main àla Courneuve. » Et, citant en exemple FranceInfo, il ajoute : « Je n�ai entendu aucune critiquesur cette disparition présumée du reportage. Entant qu�auditeur privilégié, je ne souffre pas d�unmanque en tout cas 5. »

On touche là au débat sur le mode de produc-tion même de l�information. À force d�« investi-guer » contre les pouvoirs au lieu de tenter derendre compte du réel, au lieu d�aller voir en fai-sant entendre les différents points de vue 6, lesmédias, et singulièrement la presse écrite, ontfini par déraper et, peut-être, par lasser. Signedes temps, l�objectivité du 20 heures de TF 1pendant la campagne référendaire tranchait surla partialité de l�ensemble des autres médias. Etl�accusation discutable qui lui avait été adresséeen 2002 � être responsable de l�élimination deLionel Jospin pour excès de sujets sur la sécurité �le serait sans doute tout autant aujourd�hui si cer-tains se plaignaient du nombre de minutes consa-crées aux délocalisations. En vérité, contraintepar son objectif commercial de fédérer le maxi-mum d�audience, la télévision ne peut ignorerles mouvements profonds de l�opinion (en 2002,les dirigeants de TF 1 assuraient que c�est leur

« courrier des lecteurs » qui les avait alertés surle thème de l�insécurité).

Contre-partie de cette démarche, elle privilé-gie l�émotion � la victime d�agression ou la vic-time de licenciement � et relègue la politique aumême rang que le fait divers ou le spectacle.Finalement, les médias participent activement(sinon consciemment) à la dévalorisation démo-cratique de la politique. Dogme de la transpa-rence, chasses à l�homme, dictature de l�émotion,« peopolisation », institutionnalisation de la déri-sion (les « Guignols » mais aussi ces émissions devariété où les politiques vont se faire malmenerpar quelques animateurs agressifs), célébrationde la victime, tout cela n�a pas prouvé le « pou-voir des médias », mais a sûrement contribué àsaper les bases de tout pouvoir. Y compris, aubout du compte, celui des médias.

L�avenir des médias

Il est clair qu�une époque se termine � celledu « pouvoir des médias » �, il est moins évidentde prévoir ce qui suivra, mais on peut discernerquelques nouvelles tendances. On assiste depuisquelques années à une concentration accéléréeet à la constitution de grands groupes multimé-dias. Si le phénomène est déplaisant, source souvent de conflits d�intérêts entre les proprié-taires et les rédactions, s�il se traduit inévitable-ment par quelques « blancs » sur des sujets quipourraient fâcher l�actionnaire, il n�est pas cer-

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4. Quelques jours avant le congrès du PS, un sondageplaçait ainsi « Ségolène Royal en tête des présidentiables socialistes », sans qu�on s�interroge trop sur la réalité politiqued�une telle enquête « scientifique ».

5. Cité par ACRIMED (Action critique médias), le 29 juin2005.

6. Le reportage ne doit pas être confondu avec le « micro-trottoir » ou le reportage brut, dans lesquels les témoi-gnages ne sont pas mis en contexte et les différents points de vue ne sont pas exposés.

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tain que cela soit une très grave menace surl�indépendance des médias. Quand on voit ce quiarrive à Serge Dassault, qui avait repris le groupeSocpresse pour « faire passer ses idées », onrelativise la menace d�interventionnisme idéo-logique. Ainsi, le propriétaire du Figaro n�a-t-ilpas pu, comme il en avait l�habitude avantde l�acheter, faire passer un papier d�opinion surle référendum dans « son » quotidien, précisé-ment, lui a-t-on expliqué, parce qu�il en étaitdevenu le propriétaire. Il a dû publier sontexte dans Les Échos et, récemment, quand unjournaliste lui demandait s�il intervenait auFigaro, il répondait : « J�essaie, mais ce n�est pasfacile. Les journalistes sont parfois pires que lessyndicats 7 ! »

Le véritable danger, avec la constitution desgrands groupes, vient de la tendance à considé-rer les médias comme une industrie comme lesautres. Jusqu�à récemment, la fonction civiqueet même la responsabilité sociale des organesd�information étaient admises, ne serait-ce qu�im-plicitement, et on n�investissait pas dans lapresse uniquement pour s�enrichir. Même si celapouvait aussi rapporter gros. Mais dans un uni-vers où il ne s�agira plus que de dégager une ren-tabilité de 15 % ou de 30 % pour l�actionnaire,les journaux généralistes de qualité ou les télévi-sions « culturelles » auront bien du mal à survivre.Le cas du Los Angeles Times est tout à fait parlant.Le groupe du LAT a été racheté en 2000 par Tri-bune Compay, un groupe de Chicago habitué àdégager 30 % de marge de profit alors que le LAT se contentait de 20 %. Il lui a donc fallu couper dans ses dépenses, et dans ses équipes,pour répondre aux exigences du nouveau pro-priétaire, avec le risque d�une baisse de qualitéet, donc, de recul du lectorat. « Beaucoup deP.-D.G. sont dans une situation difficile,explique John Caroll, le rédacteur en chef du

LAT qui a fini par démissionner en refusantd�effectuer de nouvelles coupes budgétaires, ilsdoivent obtenir des résultats financiers rapides,sinon ils sont virés. Mais les réductions de coûtsfinissent par produire un journalisme au rabais,avec moins de journalistes et moins de pages 8. »

Faudra-t-il recréer des services publics unpeu partout ou inventer de nouvelles formes depropriété (des fondations, comme l�avait ima-giné le créateur du Monde Hubert Beuve-Méry,ou comme le Scott Trust qui possède le Guardianau Royaume-Uni) ? Là aussi, la seule loi du mar-ché n�assure pas nécessairement les meilleursrésultats.

Mais, au-delà des questions découlant del�industrialisation du secteur, l�avenir des médiasdoit aussi être pensé au regard des nombreusesinnovations technologiques et encore plus del�approfondissement de certaines tendances� l�individualisme et le communautarisme � denos sociétés démocratiques. Les deux fontsystème. En bref, il nous semble que la scènepublique commune qui a caractérisé l�époquedes grands médias de masse est en train d�écla-ter en morceaux. Les nouvelles technologies del�information � Internet, téléphones mobiles,SMS, BlackBerry, blogs, MP3, TNT, etc. � quipermettent à l�individualisme consumériste des�épanouir sous mille formes, de même que ladésaffection pour la lecture de la chose impri-mée parmi les jeunes générations, contribuent àfabriquer un monde médiatique morcelé, celui« des solitudes interactives », évoqué par Domi-nique Wolton 9. Au mythe du « village global »imaginé par Marshall McLuhan pourrait bien se

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7. Challenges, 10 novembre 2005.8. Cité par Michael Massing in « The End of News ? »,

New York Review of Books, 1er décembre 2005.9. Il faut sauver la communication, Paris, Flammarion,

2005.

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substituer l�inquiétante réalité d�un globe des tribus.

En effet, la multiplication des nouveauxcanaux de diffusion (dans lequel nous mettrons,pour faire vite, la presse gratuite) s�accélère, etl�on voit poindre le moment où chaque « niche »de la société et, à la fin, chaque individu aurason propre médium personnel. Deux respon-sables du Monde interactif expliquent ainsicomment, sur Internet, le logiciel Findory peutfournir à chaque instant à chaque internaute lesinformations concernant les secteurs qui l�inté-ressent 10. Mieux, l�algorithme qui anime ce ser-vice corrige lui-même la programmation initialede l�utilisateur s�il constate que l�internaute nesuit pas les préférences qu�il avait d�abord indi-quées. C�est, disent ces auteurs, l�équivalentd�« un journaliste qui se met au service d�uneseule personne à la fois ». Ce qui leur permet d�enconclure : « Internet n�est pas un support deplus ; c�est la fin du journalisme tel qu�il a vécujusqu�ici. » Déjà, à la fin des années 1980, Nicho-las Negroponte, fondateur du mythique MediaLab du MIT, prédisait l�avènement du « me-jour-nal », le journal pour moi tout seul.

Sans sauter à des conclusions aussi défini-tives, il faut bien constater que quelque chose denouveau arrive, comme aurait dit Bob Dylan. On sait que la lecture de la presse écrite ne cessede se tasser 11, l�audience des radios généralistesa été divisée par deux en vingt ans, celle desgrandes télévisions a commencé à s�effriter. Et,surtout, les modes de consommation de l�infor-mation par les jeunes générations sont en train de se bouleverser. Les adolescents passent deplus en plus de temps devant leurs écrans d�or-dinateur, dans des chat-rooms, des forums dutype MSN ou sur des blogs et probablement déjàbeaucoup moins devant TF 1 ou France 2. Unerécente étude estime que « la TV est la première

victime de la redistribution des cartes en médias »parmi les 15-25 ans 12.

Les consommateurs d�informations (et deprogrammes audiovisuels) ont de plus en plustendance à faire leur marché et à composer leurmenu individuellement. Les hiérarchies, les choiximposés par les médias traditionnels sont remisen question et donc « l�audience, cette écoutecollective qui fonde la retransmission des évé-nements et la présentation des nouvelles endirect 13 ». Nicholas Negroponte avait annoncé,il y a plusieurs années : « La technologie suggèrequ�à la possible exception du sport et des soiréesd�élection la télévision et la radio du futur serontacheminées de façon asymétrique 14. »

Significativement, les grands groupes demédias traditionnels (Time Warner, NewsCorp., etc.) ont vu leur cours de Bourse « sous-performer » depuis cinq ans, relève le FinancialTimes 15, « parce que les investisseurs sont inquietspour l�avenir et particulièrement concernés parl�usage croissant d�Internet et de la distributiondigitale des médias et des communications ». Lechangement est déjà très sensible pour la publi-cité, avec le transfert rapide sur Internet despetites annonces, une rentrée essentielle pour lapresse écrite.

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10. Jean-François Fogel et Bruno Patino, Une presse sansGutenberg, Paris, Grasset, 2005. Sans doute l�étude la plus intéressante actuellement sur les nouvelles possibilités d�In-ternet et leurs conséquences.

11. La crise de la presse française a cependant des rai-sons spécifiques. Elle n�est pas partout aussi grave : il suffit de regarder le Royaume-Uni où les initiatives de presse qui se succèdent très vite montrent que le secteur a encore quelque avenir.

12. À la question : « Si vous ne deviez garder que deuxmédias dans votre vie », ils répondent à 61 % Internet, contre49 % la télévision et 17 % la presse quotidienne. Et par rap-port à l�année précédente, ils sont 55 % à dire qu�ils consa-crent plus de temps au web et moins à la télévision (étude MSN sur les jeunes 15-25 ans, décembre 2004).

13. Une presse sans Gutenberg, op. cit., p. 27.14. Cité ibid.15. Financial Times, 14 novembre 2005.

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Au niveau des consommateurs-citoyens, lesnouvelles technologies agissent comme desaccélérateurs de tendances profondes dans nosdémocraties, le « présentéisme », l�individualismeet le communautarisme en particulier. Les blogs,très à la mode actuellement, l�illustrent bien,même s�il ne faut pas exagérer l�impact à longterme de ce mode de communication. Un jour-naliste américain a parlé à leur propos d�« éco-nomie de l�ego », des journaux intimes offerts àtous et dans lesquels chacun peut intervenir. Ilssont une expression presque caricaturale du nar-cissisme contemporain où, si la logique allait àson terme, chacun aurait son blog et ne parleraitplus qu�à lui-même.

Quand leur auteur a du talent, certains blogspeuvent acquérir une véritable influence. AuxÉtats-Unis, ils forment de plus en plus de véri-tables groupes de pression électroniques capables,on l�a vu pour les blogs de droite, de faire tom-ber un journaliste vedette comme Dan Rather ou,pour les blogs de gauche, de forcer à la démissionle sénateur républicain Trendt Lott, pris en flagrant délit de propos racistes.

Avec les blogs et les innombrables nouvellesformes d�enregistrement électronique � autrecaractéristique ultra-contemporaine � de moinsen moins d�événements pourront être tenussecrets. Ce sont des photos prises avec un télé-phone portable et diffusées sur Internet qui ontainsi fait éclater le scandale des sévices contre lesprisonniers de la prison d�Abou Graïb en Irak. Et l�on vient de voir qu�un passager d�un avionqui se crashait avait eu le « réflexe » de filmercette chute. Nous approchons du stade suprêmede la transparence, la réalisation numérique dupanoptique universel.

« Les journalistes ont commencé à perdreleur monopole, ou oligopole comme on veut, del�expression publique avec l�apparition des blogs,

une technologie qui offre à tous les pouvoirs dese passer de la presse pour émettre comme pourrecevoir », estiment même les auteurs de Unepresse sans Gutenberg.

Le blog est le terrain de jeu favori du narcis-sisme et de l�individualisme, mais il renforceaussi les sentiments communautaires, toutcomme le font déjà de nombreux sites « clas-siques », puisque s�y retrouvent essentiellementdes gens partageant une vision commune (poli-tique, religion ou même hobby). Ce phénomènetouche tous les médias. En France, en moins dequinze ans, « les journaux s�intéressant à l�actua-lité générale ont perdu, globalement, 15 % deleurs ventes, tandis que ceux qui se consacraientaux intérêts particuliers en ont gagné 15 % 16 ».

Aux États-Unis, où s�écrit un peu de notrehistoire future, on a pu constater depuis lesannées 1980 la formidable montée en puissancedes talk shows militants, dont le plus célèbrereste celui de Rush Limbaugh, virulent et sou-vent grossier ténor de la droite conservatrice, quirassemble chaque semaine 14 millions d�audi-teurs. C�est depuis 1987, et l�abolition de laFairness Doctrine qui demandait une couvertureéquilibrée des sujets controversés, que les médiaspartisans � surtout ceux de la droite conserva-trice et religieuse au départ � se sont libérés detout souci d�objectivité. Le New Yorker consa-crait récemment un long article à Hugh Hewitt,autre talentueux journaliste-animateur conserva-teur qui revendique d�être biased (de parti pris) et reproche aux journalistes MSN (mainstreammedia) « de cacher leurs opinions ». Il diffuseaussi un programme hebdomadaire écouté parprès d�un million de personnes chaque semainequi est relayé par un blog très actif, où il n�hésite

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16. Cité in Rémy Rieffel, Que sont les médias ?, Paris, Gal-limard, « Folio Actuel », 2005.

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pas à déclencher des campagnes. Le New Yorkerconcluait en estimant que « le journalisme d�opi-nion politique est en pleine expansion ». Mus pardes valeurs individualistes, ces programmesrecréent pourtant des attitudes partisanes, sinonmilitantes (Fox News, la chaîne de télévisionbushiste dont la part d�audience est passée de17 % à 25 % depuis 2000, ne cache pas son militantisme). Mais plus que de mobiliser lesmasses, ces médias qui touchent d�abord desconvaincus ont surtout pour fonction de réassu-rer les auditeurs dans leurs convictions. Lespublics se répartissent de plus en plus selon leursopinions politiques, constate l�institut améri-cain Pew Research Center. Si ces tendances seconfirment, on devrait assister à une réorganisa-tion considérable du monde médiatique.

Par ailleurs, face à la saturation provoquéepar la multiplication infinie, et infiniment répéti-tive, des sources d�information, augmente lerisque d�une confusion croissante entre la véritéet la manipulation. De plus en plus de sites, surInternet ou des blogs, fondent leur succès sur laméfiance à l�égard des médias « officiels », maisaussi sur des idéologies paranoïaques du complotet de la manipulation, à l�instar du « réseau Vol-taire », site créé par Thierry Meyssand, l�hommequi soutient qu�aucun avion n�est tombé sur lePentagone le 11 septembre 2001.

C�est toute la question du mode de produc-

tion de l�information qui est posée. Le mythe demédias démocratiques produits et contrôlés partous, qui ne seraient plus l�apanage de profes-sionnels, trouve évidemment prétexte dans lesusages nouveaux que permet la convergence desimages, des voix et des données dans des outilsde communication personnels.

Reste à s�interroger, dès lors, sur ce qui peutrefonder, dans un tel paysage éclaté, la notionmême de journal ou de média de référence. Lapresse d�opinion de qualité peut encore y trou-ver une place, l�exemple britannique le prouve.La presse écrite de qualité est peut-être condam-née à terme, mais rien ne l�oblige à se suicider !Simplement, elle risque d�être de plus en plusréservée à une « élite », pendant que l�essentiel dela population fera son propre marché de l�infor-mation auprès de multiples médias plus oumoins sérieux, en fonction de ses centres d�inté-rêt et de conviction. Dès lors, la question du pouvoir des médias devra être posée autrement.Ils continueront d�influencer leurs fidèles, chacunà leur manière. En revanche, la scène publiquecommune dont ils sont encore l�une des der-nières incarnations risque alors d�avoir disparu.

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Marcel Gauchet

Contre-pouvoir, méta-pouvoir,anti-pouvoir

De naissance, pour ainsi dire, le journalismea représenté un défi pour la conception du pou-voir et des pouvoirs. C�est très tôt, en tout cas,qu�il a perturbé la belle tripartition arrêtée parMontesquieu, puisque c�est dès 1787 que Burkel�a intronisé comme un « quatrième pouvoir »destiné à flanquer le législatif, l�exécutif et lejudiciaire, sans qu�on sache trop ni comment lenommer, ni quelle place lui reconnaître. En deuxsiècles, si l�idée a été plébiscitée, la clarificationde la nature et du rôle de ce singulier « pouvoir »n�a pas beaucoup avancé. L�excitation actuelleautour du « pouvoir médiatique » ne déroge pas àla règle. Elle s�accommode d�un flou remarquablequant à son objet. La conviction qu�il existe untel pouvoir ne nous renseigne guère sur ce enquoi il consiste, ni sur la fonction qu�il remplit,en dehors du fait qu�il se prête à tous les fan-tasmes. On peut même dire que le point est plusobscur que jamais.

Devant un trou noir de ce genre, il est tentantde se débarrasser du problème comme d�un faux

problème, en excipant, justement, du brouillardfantasmagorique qui l�environne. Existe-t-il véri-tablement un tel pouvoir ? N�est-on pas typique-ment en présence d�un fantôme verbal, sansautre réalité que celle qui naît de la suggestiondes mots, de telle sorte qu�il n�y a pas lieu des�étonner ensuite que ses propriétés demeurentinsaisissables ? La purge serait salvatrice, n�étaitqu�on ne vient pas si facilement à bout du pro-blème. Il résiste à la dissolution. Notre entitéimprobable passe avec succès l�épreuve du douteméthodique. Sans doute ce pouvoir est-il sansconsistance institutionnelle ; son caractère infor-mel ne l�empêche pas, toutefois, de jouir d�unancrage structurel dans le mécanisme de nossociétés, ancrage qui l�érige en double irréduc-tible des pouvoirs officiellement établis ; en finde compte, on ne les conçoit pas sans lui. Il estexact, de même, qu�il est dispersé en une fouled�organes, tirant, de surcroît, dans des directionsopposées, fragmentation qui justifie de soupçon-ner de simplification abusive sa réduction à

Marcel Gauchet est responsable de la rédaction du Débat.Il vient de publier La Condition politique (Paris, Gallimard, coll.« Tel », 2005).

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l�unité. Cette multiplicité de supports et d�agentsn�en converge pas moins, cependant, dans l�exer-cice d�une fonction relativement unifiée. L�hété-rogénéité matérielle et la diversité intellectuellene sont pas incompatibles avec le rassemblementde ces forces hétéroclites au sein d�un même pôlefonctionnel. Il est vrai, par ailleurs encore, quece prétendu pouvoir a la particularité notabled�être le fait d�acteurs privés, pour le principal,qui se mettent sur les rangs sans rien demander àpersonne et dont la réussite commerciale est lepremier objectif, ne serait-ce que parce qu�ilconditionne la poursuite de leur entreprise. Loinde les disqualifier, cette démarche toute parti-culière et mercantile ne les empêche pas de sevoir reconnaître un rôle éminemment public etde bénéficier d�une légitimité profonde, au moinsdans le principe. Dernier paradoxe : ce « pou-voir » est sans pouvoir à proprement parler ; iln�a aucune contrainte à sa disposition. Il n�usurpepas entièrement le nom de pouvoir, pour autant,puisqu�il fait agir, indiscutablement, puisqu�ildétient la capacité d�infléchir, voire de détermi-ner la conduite des acteurs les plus puissants. Iln�est pas déraisonnable de se demander, même,si, au cours de la dernière période, il n�est paspassé carrément au-dessus des pouvoirs légale-ment constitués. Bref, quel que soit l�angle souslequel on le prend, notre quatrième pouvoir serévèle à la fois fuyant à souhait et solidementinscrit dans un système général des pouvoirsdont il représente un rouage à part, mais unrouage crucial. Il échappe aux critères qui valentpour les pouvoirs classiquement répertoriés,mais le fonctionnement de ceux-ci ne se conçoitpas sans lui, au point qu�il n�est pas inimagi-nable qu�il en vienne à se les subordonner, d�unecertaine manière.

Pour résumer d�une phrase la thèse qu�ons�efforcera de défendre, il est le pivot autour

duquel tourne le processus représentatif. Cen�est qu�une fois replacé dans sa marche d�en-semble que ses étranges propriétés commencentà s�éclaircir. La nature paradoxale du quatrièmepouvoir est fonction des nécessités du pouvoirpar représentation. Aussi bien est-ce sur cettebase qu�il faut interroger la signification et leseffets de sa montée en puissance récente. Oucomment la condition de fonctionnement despouvoirs peut devenir un redoutable facteur d�incapacitation.

Représentation et démocratie

De toutes les notions familières de notrevocabulaire politique, celle de contre-pouvoir estpeut-être la plus négligée, comme si elle jouis-sait d�une sorte d�évidence qui rendait son élabo-ration inutile. Elle n�est pas jugée digne d�uneentrée dans les meilleurs dictionnaires. Les étudesà son sujet sont rares, sinon inexistantes. Dans lemeilleur des cas, l�autorité de Montesquieu esttenue pour avoir réglé la question une fois pourtoutes. « Pour qu�on ne puisse abuser du pou-voir, il faut que, par la disposition des choses, lepouvoir arrête le pouvoir » (De l�esprit des lois,livre XI, chap. IV). Mais le cadre dans lequel rai-sonne Montesquieu est celui des rapportsinternes entre les trois puissances constitutivesde l�État, dès lors qu�elles sont convenablementséparées, comme la Constitution d�Angleterre en offre le modèle. Le quatrième pouvoir, de parson extériorité à ce cercle, obéit à un schéma dif-férent. Or c�est à lui, pourtant, que la notion decontre-pouvoir s�applique dans sa pureté et saplénitude. Il est le contre-pouvoir par excellence.Il n�a d�autre pouvoir que celui d�arrêter les pou-voirs, à la différence du législatif, de l�exécutif et

Marcel GauchetContre-pouvoir, méta-pouvoir,

anti-pouvoir

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du judiciaire, qui jouent sans doute comme descontre-pouvoirs les uns vis-à-vis des autres, maisdont ce n�est pas la mission principale. Ce n�estpas dire qu�il n�a pas, lui aussi, des fonctionspositives par ailleurs, mais elles ne relèvent pasdu pouvoir à proprement parler. Est pouvoir,dans l�exercice de ces fonctions, ce qui contribueà empêcher ou à obliger les pouvoirs constituéspar rapport à leur pente spontanée �, et ajou-tons, ce qui contribue à démultiplier l�efficacitédes freins et contrepoids à l��uvre entre cesmêmes pouvoirs. Le quatrième pouvoir n�a depouvoir que celui qu�il soustrait aux autres ; cen�est même pas le sien. Tel est le mécanismefondamental de nos régimes de démocratiereprésentative qu�il s�agit d�élucider.

Il y a un quatrième pouvoir, pourrait-on dire,parce qu�il faut, dans un système représentatifbien conçu, une représentation du pouvoir per-manent de la société des citoyens au-delà desintermittences de son expression par le suffrageet, par conséquent, une représentation indépen-dante des pouvoirs élus. Il est la réponse fonc-tionnelle à l�objection opposée par Rousseau à la« liberté des Anglais » que vantait Montesquieu �« le peuple anglois pense être libre ; il se trompefort, il ne l�est que durant l�élection des membresdu parlement ; sitôt qu�ils sont élus, il est esclave,il n�est rien » (Du contrat social, livre III, chap. XV).Le quatrième pouvoir est celui qui empêche lepeuple de tomber dans l�esclavage en maintenantquelque chose de sa puissance dans les inter-valles de sa manifestation.

Il est indispensable, pour commencer, à cettemanifestation même. La désignation des repré-sentants ne se conçoit pas, pour être valablementmenée, sans un considérable travail d�explicita-tion des choix et d�évaluation des candidats quine peut être abandonné à ces derniers, ni a fortioriconfié aux pouvoirs en place. Elle est tout sauf

un processus spontané, comme on avait d�abordpu le croire. Nous disposons à cet égard d�uneexpérience de laboratoire dans notre histoire,avec les élections de la Révolution française, dontles leçons sont définitives 1. Comme le montrentpar contraste ces errements initiaux, le processusdemande de retourner point par point les postu-lations naïves sur lesquelles on avait cru pouvoirfaire fond. Pas d�élection sans une offre poli-tique préalable, sous forme de candidats et deprogrammes en compétition, au lieu et place dudégagement naturel par le corps social des indi-vidus jugés aptes à décider pour lui. Ce qui veutdire aussi, comme il mettra du temps à décanter,que si ces porte-parole ne sont pas liés par desmandats impératifs, ils sont engagés néanmoinspar les options sur la base desquelles leurs conci-toyens les ont choisis. Le processus électoral estdélibératif et doit une part essentielle de la légi-timité qu�il dégage et transmet aux élus à cetteconfrontation doctrinale et programmatique 2.

Ce processus suppose, autrement dit, l�exis-tence de ce qu�on a appelé l�« espace public », unedes dimensions décisives des sociétés modernes,et peut-être la plus énigmatique de toutes. Il abesoin pour se dérouler d�une scène distincte, àpart de l�existence sociale immédiate, à laquelletous les citoyens peuvent avoir accès et où lesdonnées de l�expérience commune sont exposées.Cette scène exige un personnel spécialisé pourl�animer, à distance des protagonistes politiques

Marcel GauchetContre-pouvoir, méta-pouvoir,

anti-pouvoir

1. Elles ont été magistralement tirées par Patrice Gué-nif-fey dans Le Nombre et la Raison. La Révolution française et lesélections, Paris, Éd. de l�École des hautes études en sciencessociales, 1993. Pour une synthèse commode, voir son articledans ces colonnes mêmes : « La difficile invention du vote.L�expérience révolutionnaire du suffrage et de ses apories », Le Débat, n° 116, septembre-octobre 2001.

2. Dimension fortement mise en lumière par BernardManin dans son article classique, « Volonté générale ou déli-bération ? », Le Débat, n° 33, janvier 1985. Voir également sonlivre, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

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comme des citoyens. On ne peut se contenter, en effet, de s�en remettre à la propagande descandidats en direction des électeurs, en comptantsur la capacité critique de ces derniers pour seformer une opinion. Encore faut-il qu�ils puis-sent disposer d�une information équilibrée etcomplète sur les positions en présence pour êtrevéritablement en mesure de juger, une informa-tion neutralisant les effets inséparables de l�exis-tence sociale immédiate, à savoir l�inégalité desmoyens entre les compétiteurs et les influencesofficielles. L�existence d�un marché politiqueéquitable et efficient, permettant à la concurrencedes personnes et des options qu�elles incarnentde jouer à plein, est à ce prix. Il requiert, donc,une information indépendante sur le processuslui-même et ses différents acteurs, mais aussi surla situation et sur les réalités par rapport aux-quelles les propositions politiques prennent sens. Pas de mécanisme représentatif au sensmoderne sans une machinerie destinée à assurerla lisibilité collective de son fonctionnement etsans un corps d�intermédiaires entre le person-nel politique et les citoyens pour l�alimenter.Le journalisme est consubstantiel à la politiquemoderne conçue comme émanation de la société.Là où il y a un député, il faut un journaliste,chargé à la fois de mettre le citoyen en positionde le choisir et de mettre en lumière les donnéesde la vie collective susceptibles de justifier l�orien-tation de l�un et de l�autre.

On voit tout de suite les tensions structu-relles qui vont organiser le domaine. Le choixpartisan est inséparable d�une demande d�impar-tialité dans le traitement des forces en présenceet d�une demande d�objectivité dans le traite-ment de l�information appelant prise de position.Les interférences entre les deux pôles vont êtreconstantes. Il sera tentant pour le journalisted�exciper de ses positions pour peser dans un

sens ou un autre. Mais c�est au nom de ses infor-mations qu�il le fera, justement, soulignant ainsiune distinction qui pourra être utilisée, aussi bien,dans le sens opposé. La différence des deux pôlesne cessera d�être creusée par ses transgressionsmêmes. Le journalisme d�opinion le plus débridéprétendra quand même s�appuyer sur un voletd�information ; dans l�autre sens, le journalismed�information le plus rigoureux sera rarementexempt d�inclinations politiques marquées. Maispar sa seule existence, d�une certaine façon, lejournalisme sera là pour signifier l�exigenced�une démarcation entre les deux ordres, quitte àn�exprimer, parfois, que sa propre indignité auregard de sa tâche.

L�originalité du pouvoir par représentation,autrement dit, est d�être flanqué d�un contre-pouvoir à base de publicité, sans lequel l�opéra-tion qui lui donne naissance ne peut se dérouler.Un contre-pouvoir, puisque son rôle se borne àcréer les conditions d�une compétition loyalepour le pouvoir, de l�extérieur du jeu, et par lesmoyens exclusivement d�une information à mêmede limiter l�emprise des puissances socialesdiversement intéressées à biaiser le jeu. Mais uncontre-pouvoir qui, de ce fait, devient lui-mêmeune puissance sociale considérable. À mesureque son rôle grandit dans l�esprit des citoyens, àmesure que sa fonction arbitrale gagne en recon-naissance et en crédibilité, il s�impose comme letruchement obligé des candidats pour atteindreles électeurs. Il détient une part notable, sinondéterminante, du pouvoir qui fait les pouvoirsélectifs. C�est à ce titre qu�il peut être appelé le« quatrième pouvoir », sans nullement devenirpour autant un pouvoir comme les autres. Il nes�y ajoute pas ; il constitue leur vis-à-vis.

Encore n�en sommes-nous qu�à la phase ini-tiale du processus, au moment de la désignationdes représentants. Le principal se joue une fois le

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anti-pouvoir

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faux entretien de Fidel Castro, entre autres écartsprofessionnels qui lui sont reprochés dans lapresse. Un an après, en pleine affaire Botton, ilpublie Lettres à l�absente, sorte de journal intimedédié à sa fille anorexique où il se plaint desrévélations du Canard enchaîné (« Les chacals ontencore aboyé ») avant de retracer sa carrière deprofessionnel respectable et reconnu. Et de poserdans les magazines avec sa fille pour le lance-ment du livre, pendant que son ami StéphaneDenis, confrère de Paris Match et du Figaro,publie pour sa défense L�Affaire Poivre. Aprèsun sondage, TF 1 le reconduit dans ses fonc-tions. Sa Lettre aux violeurs de vie privée, quant àelle, doit convaincre le public qu�il n�a jamaisfrappé de photographe (contrairement à ce qu�aprétendu l�un d�eux dans toute la presse), maisqu�il est en revanche lui-même victime d�unharcèlement des paparazzi. Avait-il besoin pourcela de nous émouvoir avec le récit minutieux dusuicide de Solenn ?

Du bon usage du livre (et de la vie privée).

En guise d�épilogue :le temps des caricatures

Après la crise du Monde soldée par le départde Plenel, la presse semble reprendre plus serei-nement le chemin de la réflexion. Aux titreschocs des années précédentes � France, ta pressefout le camp ; Presse, la grande imposture ; Bévuesde presse� � se substitue une production mono-polisée par les anciens ou actuels journalistes duMonde, où se mêlent histoire et pédagogie,modestie journalistique et quête de perfectionmorale, avec un retour à l�éthique professionnelledes années 1950 et 1960 : Le Tour du « Monde » en8 000 jours ou Les Dix Commandements du parfaitjournaliste d�Alain Woodrow ; Journaliste. Dans les pas d�Hubert Beuve-Méry, de François Simon ;

Le Journalisme, de Thomas Ferenczi (« Que sais-je ? ») ; Éloge du secret, de Jean Lacouture.

Parmi les témoignages, deux best-sellers quilaissent à penser : Confessions de Patrick Poivred�Arvor et Confessions d�un baby-boomer de ThierryArdisson. Concernant l�animateur, la stratégieest sans duplicité, son fonds de commerce repo-sant sur le people, l�intimité et la provocation,de surcroît repentie. Sans revenir sur la cohé-rence du journaliste, faisons simplement deuxremarques sur cette publication simultanéede deux ouvrages aux titres quasi identiques etau même faux parfum de scandale, signés res-pectivement par un journaliste et un animateur.On savait la tendance télévisuelle à la confusiondes genres entre l�information et le divertisse-ment. On ne peut que constater qu�elle est demieux en mieux assumée. Par ailleurs, nous voilàmalheureusement renseignés sur l�avenir de latradition des mémoires journalistiques. On saitdésormais avec quel genre d�appâts les journa-listes qui n�auront vécu ni la Guerre mondiale, ni la décolonisation, ni les grandes querellesidéologico-intellectuelles, ni les hommes poli-tiques d�envergure tenteront d�intéresser lepublic. Du moins les journalistes télévisuels auxprétentions littéraires, comme c�est le cas ici.Pour un héroïsme plus manifeste, reste le grandreportage. Mais pas n�importe quel grand repor-tage, référence et échappatoire des temps decrise ; un grand reportage adapté à la surenchèreémotionnelle de l�époque : Je voulais voir la guerre(Isabel Ellsen), Tête brûlée (Catherine Gentile), Rapporteur de guerre (Patrick Chauvel), Le Voleurde guerre (Jean-Claude Galli), Si je mourais là-bas(Dominique Le Guilledoux). Et Les Mémoiresd�otages irakiens faisant suite à ceux de Jolo :Nous sommes là où nous devons être ; Évasions.

Bénédicte Delorme-Montini.

Bénédicte Delorme-MontiniQuand les médias

écrivent sur les médias

Dépôt légal: janvier 2006Le Directeur-gérant: Pierre Nora.Rédaction : Marcel GauchetConseiller : Krzysztof PomianRéalisation, Secrétariat: Marie-Christine Régnier

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L’état du monde dans

Numéro 66 Monique Dagnaud : Gouverner sous le feu des médiasJean-Claude Guillebaud : Crise des médias ou crise de la démocratie ?

Numéro 74 Dictature de l’image ? Régis Debray, Marc Fumaroli

Numéro 85 Identification d’un objet : la médiologie de Régis Debray

Numéro 87 Jacques Pilhan : L’éciture médiatique

Numéro 88 L’opinion et les sondages : éléments pour une histoire : Loïc Blondiaux,Roland Sadoun, Pierre WeillPeut-on gouverner contre les médias ? Guy Carcassonne, Alain-Gérard Slama,Paul ThibaudJean-François Kahn : Anatomie de la pensée « unique »

Numéro 90 Edwy Plenel : La plume dans la plaie

Numéro 93 Claude Allègre et Denis Jeambar : La média-politique

Numéro 94 George Gerbner : La télévision américaine et la violenceJudith Lazar : La violence contagieuse ? Représentation symbolique et réalité

Numéro 110 Jean-Claude Guillebaud : Un empire sans empereur...Clarisse Herrenschmidt : L’Internet et les réseaux

Numéro 115 Christian Vandendorpe : L’hypertexte et l’avenir de la mémoire

Numéro 117 Internet : une révolution dans la propriété intellectuelle ? Pierre-Yves Gautier, Emmanuel Pierrat, Christian Vandendorpe

Numéro 120 Patrick Démerin : Arte, vache folle européenne ?

Numéro 125 Jean-Claude Kaufmann : Tout dire de soi, tout montrerPascal Duret, François de Singly : L’école ou la vie. « Star Academy », « Loft Story » : deux modèles de socialisationEmmanuel Hoog : Tout garder ? Les dilemmes de la mémoire à l’âge médiatique

ISSN 0246-2346

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