8
PERCEPTION Article écrit par Georges THINÈS Prise de vue Malgré l'intérêt incessant qu'a suscité l'étude de la perception tout au long de l'histoire de la philosophie occidentale et malgré l'énorme contribution, sur ce sujet, de la psychologie depuis l'époque où celle-ci a tenté de se définir comme science, ce topique constitue, par excellence, un domaine qui résiste à la fois à l'observation concrète et à l'analyse abstraite. Le malaise que provoque tout exposé traitant de la perception comme d'un en-soi trouve son origine dans le fait qu'elle ne saurait être distinguée du sujet percevant. On a d'abord pensé résoudre le problème de cette indissociabilité en ramenant la perception à la sensation ; ce modèle physiologique intuitif de la psychologie naissante permettait, en effet, d'établir une distance entre un résultat obligé et un fonctionnement supposé et de donner ainsi l'apparence d'une objectivation. Procédé commode sans doute, mais qui ne pouvait permettre de démasquer le caractère intuitif voilé par l'appareil et les méthodes de la métrologie. Procédé trompeur, parce qu'il dispensait d'affronter le principe de relativité que l'existence même du sujet introduit dans tout traitement psychologique du vécu. Ainsi s'est produite une scission entre le vécu et l'analyse des phénomènes tels qu'ils étaient définissables par les moyens mis en œuvre par l'analyse elle-même. On ne saurait faire grief à plus d'un siècle de recherche expérimentale d'avoir constamment séparé l'objet de la perception de l'acte de la perception, car, sans un tel écart, l'idée même d'une science des phénomènes perceptifs n'aurait pu se développer. Par-là se trouve posée à son tour la question de la légitimité de toute science psychologique autonome, sans qu'on ait à incriminer le mouvement historique lui-même, personnalisé dans les hypothèses particulières. L'historien qui entreprendra de retracer les fondements de toutes les théories dualistes ne dégagera sans doute, s'il s'en tient à la formulation intelligible des postulats sous-jacents, qu'un pragmatisme de fait s'il se limite à l'examen des procédés et de leur efficacité. Il sera condamné à relever des non-sens historiques, sans pouvoir établir ce que le sens effectivement trahi aurait exigé à un moment donné. Actuellement encore, rien n'interdit de définir les perceptions comme le résultat du fonctionnement des récepteurs, et rien ne permet d'imposer l'idée que la transcendance du vécu n'est pas une superstructure étrangère aux actes mêmes. Pour ces raisons, la critique introduite par l'étude phénoménologique des perceptions n'a guère été comprise de ceux qui interprètent comme une négation toute volonté de radicalité. L'étude de la perception entraîne, quoi qu'on fasse, une confusion entre le vécu et l'intelligible, confusion d'autant plus profonde que le vécu, défini fallacieusement comme le « privé », le singulier irréductible, est opposable à partir de ce moment à l'« objectif », défini comme l'universel. Et lorsque certains, Erwin Straus en particulier, ont montré que la fidélité même aux lois de la physiologie obligeait à traiter du sentir et non des sensations, leur mise au point a paru largement étrangère aux buts poursuivis par une psychologie rigoureuse. Il semble bien que l'épistémologie fondamentale impliquée par l'étude des perceptions doive, dans une perspective soucieuse de prudence, être abordée à partir des enseignements de la physique et, concurremment, à partir du concept de conscience. Il ne s'agit nullement de justifier l'idée – qui avait cours au XIX e siècle – d'une psychophysique, mais plutôt de dégager les exigences de pensée qui ont résulté de la physique naïve, laquelle est en opposition, sous plus d'un aspect, avec les principes de la physique théorique. Il ne s'agit pas non plus de revenir à une psychologie de la conscience. On ne pourrait envisager la tâche qui s'impose qu'en essayant de fournir de la conscience une définition non normative et donc, autant que possible, opérationnelle. Et l'on verrait sans peine, au terme de cette analyse, que toute définition isolée de la conscience empêche d'aborder la perception dans sa réalité vécue. On est amené par-là à considérer le caractère biologique de l'activité perceptive et à montrer que les problèmes de la physique naïve, comme ceux de la conscience, ne peuvent être clarifiés que dans cette perspective. Cela doit également permettre de situer le vécu de la perception au niveau biologique lui-même, ce qui, par voie de conséquence, exige d'inclure le problème du vécu perceptif des animaux dans l'ensemble des processus d'adaptation qui assurent les équilibres vitaux. I-La perception comme acte

Perception

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Encyclo Universalis

Citation preview

PERCEPTIONArticle crit par Georges THINSPrise de vueMalgr l'intrt incessant qu'a suscit l'tude de la perception tout au long de l'histoire de la philosophieoccidentale et malgr l'norme contribution, sur ce sujet, de la psychologie depuis l'poque o celle-ci atent de se dfinir comme science, ce topique constitue, par excellence, un domaine qui rsiste la fois l'observation concrte et l'analyse abstraite. Le malaise que provoque tout expos traitant de la perceptioncomme d'un en-soi trouve son origine dans le fait qu'elle ne saurait tre distingue du sujet percevant. On ad'abord pens rsoudre le problme de cette indissociabilit en ramenant la perception la sensation; cemodle physiologique intuitif de la psychologie naissante permettait, en effet, d'tablir une distance entre unrsultat oblig et un fonctionnement suppos et de donner ainsi l'apparence d'une objectivation. Procdcommode sans doute, mais qui ne pouvait permettre de dmasquer le caractre intuitif voil par l'appareil etles mthodes de la mtrologie. Procd trompeur, parce qu'il dispensait d'affronter le principe de relativitque l'existence mme du sujet introduit dans tout traitement psychologique du vcu. Ainsi s'est produite unescission entre le vcu et l'analyse des phnomnes tels qu'ils taient dfinissables par les moyens mis enuvre par l'analyse elle-mme. On ne saurait faire grief plus d'un sicle de recherche exprimentaled'avoir constamment spar l'objet de la perception de l'acte de la perception, car, sans un tel cart, l'idemme d'une science des phnomnes perceptifs n'aurait pu se dvelopper. Par-l se trouve pose son tourla question de la lgitimit de toute science psychologique autonome, sans qu'on ait incriminer lemouvement historique lui-mme, personnalis dans les hypothses particulires. L'historien qui entreprendrade retracer les fondements de toutes les thories dualistes ne dgagera sans doute, s'il s'en tient laformulation intelligible des postulats sous-jacents, qu'un pragmatisme de fait s'il se limite l'examen desprocds et de leur efficacit. Il sera condamn relever des non-sens historiques, sans pouvoir tablir ceque le sens effectivement trahi aurait exig un moment donn. Actuellement encore, rien n'interdit dedfinir les perceptions comme le rsultat du fonctionnement des rcepteurs, et rien ne permet d'imposerl'ide que la transcendance du vcu n'est pas une superstructure trangre aux actes mmes. Pour cesraisons, la critique introduite par l'tude phnomnologique des perceptions n'a gure t comprise de ceuxqui interprtent comme une ngation toute volont de radicalit. L'tude de la perception entrane, quoiqu'on fasse, une confusion entre le vcu et l'intelligible, confusion d'autant plus profonde que le vcu, dfinifallacieusement comme le priv, le singulier irrductible, est opposable partir de ce moment l'objectif, dfini comme l'universel. Et lorsque certains, Erwin Straus en particulier, ont montr que lafidlit mme aux lois de la physiologie obligeait traiter du sentir et non des sensations, leur mise au pointa paru largement trangre aux buts poursuivis par une psychologie rigoureuse. Il semble bien quel'pistmologie fondamentale implique par l'tude des perceptions doive, dans une perspective soucieusede prudence, tre aborde partir des enseignements de la physique et, concurremment, partir duconcept de conscience. Il ne s'agit nullement de justifier l'ide qui avait cours au XIXesicle d'unepsychophysique, mais plutt de dgager les exigences de pense qui ont rsult de la physique nave,laquelle est en opposition, sous plus d'un aspect, avec les principes de la physique thorique. Il ne s'agit pasnon plus de revenir une psychologie de la conscience. On ne pourrait envisager la tche qui s'impose qu'enessayant de fournir de la conscience une dfinition non normative et donc, autant que possible,oprationnelle. Et l'on verrait sans peine, au terme de cette analyse, que toute dfinition isole de laconscience empche d'aborder la perception dans sa ralit vcue. On est amen par-l considrer lecaractre biologique de l'activit perceptive et montrer que les problmes de la physique nave, commeceux de la conscience, ne peuvent tre clarifis que dans cette perspective. Cela doit galement permettrede situer le vcu de la perception au niveau biologique lui-mme, ce qui, par voie de consquence, exiged'inclure le problme du vcu perceptif des animaux dans l'ensemble des processus d'adaptation quiassurent les quilibres vitaux.I-La perception comme acteLe dualisme percevant-peruL'ancien dualisme du sujet et de l'objet a introduit dans la pense psychologique une notion d'interactionqui s'est dveloppe dans le sens de l'empirisme d'une part, dans le sens de l'idalisme d'autre part. Il estassez remarquable que la thorie hylmorphique d'Aristote, tout en fondant lointainement les plestraditionnels du dualisme, reposait dans son principe sur une conception biologique implicite des relationsentre le percevant et le peru. Toutefois, elle est galement responsable du lien tabli ultrieurement entrele peru et le connu. Tous les dveloppements thoriques modernes concernant la perception n'ont pu, pourcette raison, traiter explicitement de la fonction de la perception sans se rfrer, de loin ou de prs, au rled'instauration cognitive que l'existence des objets pour un sujet semblait devoir imposer. L'acte perceptif estainsi apparu comme une sorte d'intermdiaire difficilement dlimitable, relgu, aux yeux de certains, dansles interprtations pistmologiques contradictoires des philosophies successives.Au XIXesicle, la psychologie de l'acte, qu'inaugure Franz Brentano (1873), fournit les premiersfondements d'une thorie de la perception qui, travers le concept d'intentionnalit, rendra possible untraitement des modalits de la constitution telle qu'elle est dveloppe par Husserl. Cependant, lessuccesseurs immdiats de Brentano, groups autour de A.Meinong et de quelques autres, ne pourrontchapper une psychologie de l'objet constitu et une thorie de la connaissance, dans laquelle lesensoriel et le cognitif auront des relations complexes, souvent difficilement unifiables. Les textes deMeinong et de ses collaborateurs, runis dans une publication parue en 1904 (Untersuchungen berGegenstandstheorie und Psychologie), sont trs instructifs sous ce rapport. Non moins typique est l'tude deC.von Ehrenfels sur les qualits formelles (ber Gestaltqualitten, 1890), qui introduit le concept destructure (Gestalt) sans lui accorder la signification purement phnomnale que lui reconnatront lesthoriciens de la psychologie de la forme. Plus rcemment, des psychologues exprimentateurs trsrigoureux introduisent, malgr eux, dans leurs dfinitions, des termes qui impliquent une relationfondamentale entre perception et connaissance. Henri Piron, par exemple, dfinit la perception comme uneprise de connaissance sensorielle d'objets ou d'vnements extrieurs qui ont donn naissance dessensations plus ou moins nombreuses et complexes. Toute perception, ajoute-t-il, est une gnosie. Cedernier terme, mme pris dans son acception neurophysiologique courante, affirme lui seul la valencecognitive de processus que l'on rfre par ailleurs des sensations considres exclusivement comme desractions physiologiques locales. Le dualisme cartsien apparat comme l'origine des conceptions hybridesdes psychologues exprimentateurs. La lecture des Principia de Descartes montre que les termesperception et apercevoir revtent chez lui la signification d'actes qui se droulent au niveau de lapense. Mme si, dans le vocabulaire cartsien, la pense dsigne la plupart du temps l'ensemble dupsychisme, aucun doute n'est possible quant au sens de perception, terme qui est du reste rfr auxactes de l'entendement. Cependant, s'il existe un dualisme philosophique qui a dtermin l'orientationprincipale de la psychologie scientifique au XIXesicle, il faut se demander quel rle exact les notionsphysiques ont jou dans cette volution.Rfrence sensible et rfrence rationnelleL'opposition cartsienne entre la pense et l'tendue est le rsultat d'un scepticisme fondamental au sujet des certitudes fournies par l'activit sensorielle. Celle-ci fournit le point de dpart des adaptations aux situations de la vie ordinaire et fonde une physique nave, c'est--dire une physique lie aux actions biologiques de l'organisme dans son milieu. Cette physique, que l'on pourrait assez justement qualifier de physique subjective, est entirement indpendante de tout problme de vrit, tel qu'il se pose au niveau de la logique et de l'pistmologie. La rfrence au sensible n'est pas, dans ces conditions, une opration oriente vers un quelconque mcanisme de preuve; c'est, au contraire, une preuve l'tat pur qui n'appelle aucune dmonstration. Lorsque la physique conceptuelle et toute science en gnral se tourne vers la preuve sensible, elle revient, au terme d'un processus d'abstraction, au niveau de cet absolu sensoriel, au-del duquel aucune affirmation d'existence n'est possible. En d'autres termes, il ne peut exister de science exprimentale que si l'on pratique un moment donn un retour vers la physique nave, qui est la physique inluctable laquelle est soumis l'observateur vivant dans son acte concret de reprage. Lescertitudes exiges par la philosophie cartsienne la suite du Cogito orientent le penseur scientifique versune rfrence rationnelle (celle qui est amplement dveloppe dans le Discours et dans les Regulae) audtriment des certitudes trompeuses des sens. partir de l s'amorce dans la pense occidentale unemfiance l'gard du sensoriel, mfiance qui finira par atteindre le subjectif dans son ensemble. Dans cetteperspective, on n'attribue plus de valeur la perception que par rfrence l'exercice de la rationalit etdonc en opposition radicale avec la physique vcue (nave) des actes vitaux. La psychologie comme sciencedu subjectif se trouve donc fonde, dans la pense moderne, sur une physique abstraite dans laquelle lesdimensions de l'espace et du temps n'ont que le statut d'extensions conceptuelles labores partir de lanotion de point et de sommation homogne. L'organisme ne se meut pas de manire autonome dans sonenvironnement vital; il est simplement capable d'tre dplac positionnellement dans l'espace cartsien. Ilsubit les actions ponctuelles discrtes des stimuli et ceux-ci forment des sensations qui, combines parassociation, formeront des ensembles additifs appels perceptions.Indpendamment des critiques proprement philosophiques qu'on peut adresser la conceptioncartsienne, il est certain que celle-ci a contribu l'instauration d'une psychologie des perceptionsincompatible avec la ralit biologique de l'organisme. Cette ralit, il convient de le rpter, est celle d'unsystme rgi macroscopiquement par les donnes d'une physique prconceptuelle. Les actes perceptifs nesont donc pas des actions rductibles, par leur nature mme, un systme d'informations programmes,tant donn qu'une rduction de cette nature implique forcment une analyse en lments aussirudimentaire, du point de vue biologique, que celle que pratiqurent les tenants du premier atomismemental. Et ce dernier ne faisait que raliser, sous une forme approximative, les ambitions mcanistes d'unorganisme-machine. Notons galement que l'influence cartsienne s'est particulirement manifeste dans laconception passiviste des perceptions, qui a envahi la psychologie depuis ses origines scientifiques. Lesperceptions d'un organisme dfini more geometrico n'incluent par dfinition que les traces ponctuelles d'unsystme extrieur, qui ne peut faire aucune part l'intervention active d'un sous-systme qui lui estidentique dans son essence mme. Le modle cyberntique de l'organisme ne rsout pas cette difficult, enraison du fait que le caractre tlologique des perceptions qu'il reconnat n'intervient, lui aussi, que dans lecadre d'une conception o les actions de l'organisme sont commutatives avec celles du milieu. La notioncyberntique de tlologie est donc diffrente de la notion biologique de tlonomie, cette dernireattribuant au vivant un caractre producteur sui generis propre un ordre d'changes o la sommation pureet simple fait place des processus de dcision autonome. C'est ce caractre de dcision qui permet dedfinir les perceptions comme des actes. Ceux-ci dfinissent la fois la constitution du phnomne et lesexcutions adaptes que seul ce dernier rend possibles.II-La constitution phnomnalePour une approche biologiqueLe caractre de dcision, outre qu'il empche de traiter la perception selon un pur modle d'interaction quivalente entre l'organisme et le milieu, amne logiquement considrer la constitution du monde phnomnal. Si l'organisme et le milieu reprsentent les ples d'un processus d'interaction rgi par de purs transferts abstraitement interchangeables, on se voit oblig de considrer comme rel un modle qui n'est pas conforme aux donnes de la biologie. Sans doute, dans la communication qui s'tablit entre l'organisme et le milieu, y a-t-il transfert d'informations diverses. Celles-ci sont indispensables au fonctionnement des rgulations vitales. Ce qui parat inacceptable, c'est l'admission d'un modle qui, investi d'un pouvoir d'analyse exagrment grossi, amne ngliger ces aspects premiers de la perception, tels qu'ils existent pour le sujet percevant lui-mme. La conception cartsienne et ses consquences sur la psychologie scientifique illustrent une telle situation. De mme, les modles biologiques d'inspiration mcaniste et les modles cyberntiques non biologiquement fonds interprtent les actes perceptifs en les simplifiant l'extrme, dans la mesure o ils sacrifient la complexit des phnomnes observables la seule cohrence d'un langage formalis. L'application du calcul informationnel l'tude des perceptions expose aux mmesschmatisations. Sans doute de telles analyses peuvent-elles fournir des indications numriquesintressantes sur certains aspects des phnomnes perceptifs. Mais l'application adquate de ces mthodessuppose la mise en vidence antrieure de ceux-ci sur le plan biologique. On peut donc se demander si l'onpeut tirer de ces procds une hypothse heuristique sur la nature fondamentale des relations del'organisme avec son environnement.L'approche biologique des phnomnes perceptifs permet, au contraire, de mieux comprendre laconstitution du monde phnomnal au niveau de l'exprience et de dterminer ultrieurement dans quellemesure la perception rejoint la connaissance. Comme l'crit V.von Weizscker, il faut ncessairementdistinguer de l'intgration physico-mathmatique l'intgration biologique de l'espace. L'intgrationphysico-mathmatique a un systme de rfrence constant dans le temps. Les coordonnes doivent tre entat de totale immobilit, et tous les corps qui se rfrent elle sont donc aussi sans contradiction entre eux.L'intgration biologique n'a jamais qu'une valeur momentane; son systme de rfrences peut sans douteavoir une certaine dure, mais il peut tre aussi chaque instant sacrifi en faveur d'un autre. Ce n'est doncpas un systme proprement parler, mais un agencement d'oprations biologiques dans un prsent.L'apport de la psychologie gestaltisteL'tude du monde phnomnal de l'homme et des diverses espces animales a t principalementinspire par la psychologie gestaltiste. Il y a lieu, toutefois, de distinguer ce propos les phnomneseux-mmes et les thories qui se rapportent cette cole. Ces dernires, comme toutes les thoriesscientifiques, n'ont rpondu qu' un nombre limit de questions. Quant aux faits d'observation, leurdcouverte a rvl certains aspects fondamentaux de la perception, dont l'universalit a t confirme maintes reprises au niveau animal. On est encore loin de pouvoir en donner l'explication physiologique, mais,sur le plan volutif, divers arguments trs srieux militent en faveur de leur caractre primordial. Sherringtonen particulier, indpendamment des enseignements gestaltistes, a soulign quelques faits capitaux quipermettent de mieux comprendre l'mergence de l'organisation phnomnale au cours de l'volution; dansson ouvrage clbre The Integrative Action of the Nervous System (1906), il dveloppe, propos des sens distance (vision, audition, olfaction), la thorie dite de la prcurrence, selon laquelle ceux-ci se distinguentdes sens non prcurrents (sens tactile et sens gustatif) par le fait qu'ils permettent l'organisme de reprerdes changements du milieu sans exiger un contact des stimuli avec le corps propre. Ce caractre entrane unaccroissement de la scurit biologique: un prdateur peut tre repr visuellement avant l'attaqueeffective, une substance peut tre estime olfactivement avant ingestion, etc. L'important est, toutefois, quela prcurrence n'a pu atteindre ce rsultat biologique que par le dveloppement d'un espace subjectif et,conscutivement, par le dveloppement d'un temps propre l'organisme. Les distances de reprageaugmentant, les temps d'excution des actes augmentent corrlativement, et la diversit des dcisionspossibles s'accrot elle aussi. la limite, les conduites indirectes et l'utilisation d'intermdiaires de plus enplus complexes entranent l'apparition de comportements intelligents caractristiques. Cette hypothseremarquable permet aussi de comprendre l'mergence de la structuration phnomnale, c'est--direl'apparition progressive des perceptions dans la srie animale. L'utilisation d'intermdiaires fonctionnels nepouvait, en effet, produire les effets volutifs que l'on constate chez les animaux suprieurs et chez l'homme(c'est--dire chez les organismes les plus indpendants des contraintes du milieu) que si le champenvironnant se diffrenciait en systmes possesseurs d'une invariabilit relative. Les signaux lmentairesqui guident les organismes moins volus ont donc t remplacs chez les organismes suprieurs par dessystmes complexes d'excitation multidimensionnalit pousse. On peut lgitimement ramener ceprocessus l'mergence des formes structures qui sont devenues les stimuli-signes. La perception tantdevenue indissociable de l'action, du fait que l'extension perceptive tait lie une diversification des actesdans le temps accru de la prcurrence, le faire de l'organisme a produit des objets pourvus des mmescaractristiques que les structures naturelles du percevoir. Ainsi s'est form le monde phnomnal dechaque forme animale, monde organis dans lequel le naturel et l'artificiel ont suivi les mmes principesbiologiques de diffrenciation.En ce qui concerne le problme de la perception, l'apport de la psychologie gestaltiste peut tre rsumdans les points suivants: L'organisation du monde phnomnal est le rsultat d'un processus volutif au cours duquel ladiffrenciation des divers champs sensoriels s'est impose la manire de repres ncessaires l'exerciceefficace de la prcurrence. Les rponses sensorielles les plus lmentaires ont d'abord consist en des ractions des signaux.Elles ont ultrieurement fourni le point de dpart matriel de structures plus complexes dans lesquelles lecaractre de tout ou rien du signal a t remplac par des formes. L'mergence des formes ou structures perceptives a t caractrise par une extension dessignifications. La valence de prsence ou d'absence du signal correspondait une signification fonde surl'utilit biologique immdiate. Par le jeu de l'extension temporelle lie la prcurrence, les significations sesont progressivement dissocies de la simple fonction-signal, du fait que la multiplicit des actesintermdiaires a rendu multivalentes des situations qui taient originairement ambivalentes. Le dveloppement conjoint de la prcurrence et des actions intelligentes a introduit peu peu dessystmes de relation tendant vers la reprsentation et la symbolisation. Ce dernier point soulve le problmedes relations entre perception et cognition.III-Perception et cognitionLa signification biologique de la perceptionLe glissement du perceptif au cognitif, qui, comme on l'a dj not, caractrise certaines thoriesgnrales de la perception, constitue un problme essentiel, qu'on ne peut aborder de manire fructueuseque si l'on donne la fonction adaptative de la connaissance un primat absolu. Toute pistmologie estfinalement ramene, pour cette raison, au problme biologique de la perception. Et cette affirmation nesignifie nullement que l'on doive, au terme d'une analyse de ce genre, revenir aux composantes sensorielleslocales comme au seul fondement capable de fournir une explication scientifique de l'organisationperceptive. Les anciennes thories dualistes qui ont recherch, avec une tnacit remarquable, deslments explicatifs dans les substrats sensoriels n'ont jamais abouti qu' des juxtapositions de principes.Ces thories ont constamment confondu des causes supposes avec des conditions relles. Elles ont enoutre, comme E. Straus l'a montr, t obliges d'inventer des explications verbales pour les besoins de lacause. Le concept d'inhibition, par exemple, tel qu'il est utilis par Pavlov dans la thorie des rflexesconditionns, se prsente plus comme une obligation du discours que comme une ncessit impose parl'exprimentation elle-mme. On peut ajouter que la structuration perceptive est intimement lie auxrponses des rcepteurs, mais qu'il est impossible de la rduire ces dernires. Il n'y a donc de substratet de sensations que dans l'investigation physiologique pure. Au niveau de l'exprience subjective, quiest celui de la psychologie, ces deux termes ne sont que des abstractions commodes, qui traduisent lemalaise pistmologique de tentatives plus assimilatrices que cratrices.S'il est donc question de connaissance au niveau de la perception, c'est encore en relation avec la signification biologique de celle-ci. On a insist dans cet article sur l'enracinement volutif des structures de la perception, parce qu'il semble primordial de s'interroger sur la gense des phnomnes constitus par la subjectivit et d'viter par-l de partir de celle-ci comme d'une notion gnrale qui ferait figure de postulat. L'examen des conditions les plus probables dans lesquelles le subjectif s'est progressivement instaur montre que c'est dans le dveloppement phylognique lui-mme qu'il faut trouver la source des diffrenciations qui ont abouti la polarit de l'organisme et du milieu. On pourrait dire, plus prcisment, que la relation entre l'un et l'autre est une relation dans laquelle l'action constitutive des fonctions autorgulatrices du vivant fait surgir des interactions qui sont dj trs diffrentes d'une simple relation physico-chimique au niveau de l'inanim. Quant l'instauration de la subjectivit proprement dite, elle doit tre comprise, semble-t-il, comme l'mergence d'une relation nouvelle dans laquelle le couple organisme-milieu est remplac par le couple sujet-monde. Toutefois, si les hypothses qu'on peut avancersur le plan ontognique amnent reconnatre l'originalit des structurations dans les actes constitutifs duvivant, le rle de la subjectivit oblige envisager les potentialits de l'organisme dans la perspective de lapsychologie compare et de la psychologie gntique. Le point de vue phylognique trouve donc uncomplment ncessaire dans le point de vue ontognique.Comparant la perception humaine et la perception animale, F.J.J. Buytendijk remarque que l'hommeest citoyen de deux ralits, du monde matriel, objectif, reconnaissable, et de l'environnement subjectifavec lequel il coexiste, part intgrante de son vcu. Chez l'animal suprieur comme chez l'homme, lesvnements et les objets sont perus dans un contexte de significations qui est irrductible la seuleconfiguration du systme d'excitation. Le ressentir et le constater sont, pour reprendre la terminologie de cetauteur, indissociables dans les actes qui unissent l'tre vivant son entourage. Chez les animaux infrieurs,au contraire, les significations seraient plus limites, parce qu'elles sont absolues pour l'espce en ce sensque chaque individu les ressent de la mme manire. C'est en ce sens que la perception humaine estun savoir la fois connaissant et sensible (Buytendijk, 1958). Vivre dans un monde ne signifie donc pas,dans les situations de la vie humaine, excuter des actes qui seraient les rsultats obligs d'autorgulations;les significations s'instaurent plutt sur un fond d'ambigut fondamentale. C'est en ce sens galement queles sensations, c'est--dire les rponses physiologiques locales, ne sont pas isolables malgr leur spcificit.Elles ne peuvent, pour cette raison, constituer par elles-mmes un champ de conscience, et celui-ci n'est pasun contenant dans lequel viendraient simplement s'additionner et se combiner de diverses manires desinformations partielles interchangeables. Les structurations qui caractrisent les perceptions sont orientesau dpart, non seulement par les potentialits des rcepteurs, mais aussi par l'intervention des significationsdiverses acquises par chaque individu au cours de son existence. Aux significations biologiquesfondamentales qui, tout en tant diffrentes, sont comparables chez l'animal et chez l'homme viennentse joindre celles qui rsultent des crations propres du sujet comme individu et comme tre social.La perception comme acte cognitifIndpendamment du point de vue biologique, la psychologie cognitive tente depuis le dbut des annessoixante-dix de renouveler la thorie de la perception en proposant des modes d'analyse inspirs par lathorie de l'information et de la communication. Cette tendance de la psychologie exprimentale se fondeessentiellement sur l'ide que la perception est un acte cognitif, en ce sens que le phnomne que l'ondsigne de cette faon est le rsultat d'un traitement subjectif guid par un programme, celui-ci orientant lesstratgies du comportement. Le terme de cognition couvre donc tous les processus par lesquelsl'information qui atteint le sujet est transforme, labore, mise en mmoire et finalement utilise (Neisser,1967). Sans avoir la prtention de renouveler de faon radicale les problmes soulevs par l'tude de laperception, la psychologie cognitive offre indubitablement une voie d'approche fonctionnelle qui permet deformuler des hypothses nouvelles sur les constructions psychiques qui caractrisent l'activitperceptive. Elle rejoint, de ce point de vue, les travaux antrieurs de D.A.Broadbent (1958) sur les relationsentre perception et communication, ainsi que l'oprationnalisme de Jean Piaget.Perception et intelligenceIl reste examiner le problme du dveloppement des perceptions et des relations entre l'activit perceptive et l'intelligence. Ne pouvant recenser ici les innombrables travaux qui ont tudi le dveloppement des diverses catgories de perceptions, on se limitera une discussion de quelques thses fondamentales, principalement de celles qui ont t dfendues par Jean Piaget dans toute une srie de publications. La perception, crit Piaget, est la connaissance que nous prenons des objets, ou de leurs mouvements, par contact direct et actuel, tandis que l'intelligence est une connaissance subsistant lorsqu'interviennent les dtours et qu'augmentent les distances spatio-temporelles entre le sujet et les objets. Cette dfinition, on le voit, s'apparente troitement aux conceptions qui rsultent des travaux de Sherrington. Selon Piaget, il est lgitime de supposer qu'il existe une continuit entre la perception et l'intelligence, parce que l'on a affaire dans les deux cas des processus qui rsultent en une quilibrationterminale: structurations quilibres dans le domaine perceptif, groupements opratoires stables dans ledomaine de l'intelligence. La thorie dfendue par Piaget fait droit aux observations gestaltistes. Ellereconnat le caractre biologique premier des formes, mais rejette l'ide de l'invariance des loisd'organisation au cours du dveloppement mental. L'auteur cite, l'encontre de cette thse, les rsultats dediverses recherches qu'il a effectues en ce domaine. Cette critique atteint indirectement la thorie del'isomorphisme, dfendue par Wolfgang Khler: les lois d'organisation des ensembles sont absolumentuniverselles et se manifestent au niveau physique comme au niveau phnomnal. Si l'on met en cause lagnralit des lois d'organisation, on peut, selon Piaget, chapper au dilemme atomisme-gestaltisme enfaisant intervenir, dans la gense des structures, des diffrenciations accommodatrices et assimilations.Les transformations observes en fonction de l'ge dans l'tablissement des constantes perceptives, dans lafacilit de transposition et dans bien d'autres cas encore amnent Piaget entrevoir, entre perception etintelligence, des relations qui, tout en se fondant sur le fait commun de l'existence de structures, diffrentnanmoins sur quelques points essentiels. Ainsi, on remarquera que, si les structures opratoires sont reliespar une srie continue d'intermdiaires aux structures perceptives [...], il y a cependant une inversionfondamentale de sens entre la rigidit d'une forme perue et la mobilit rversible des oprations.Les diffrences principales releves par Piaget peuvent tre rsumes de la manire suivante: Les structures perceptives sont modifies dans leur totalit par l'effet de changements internespartiels; les structures opratoires de l'intelligence ne sont pas altres par des transformations internes,grce l'intervention de compensations. C'est la consquence du caractre de rversibilit signal plus haut. Dans l'activit perceptive, toute centration est dformante et cette dformation doit tre corrigepar des dcentrations. L'activit intelligente procde galement par dcentrations, mais celles-ciaboutissent finalement, par des voies souples et nombreuses, l'objectivit. Dans la perception, les centrations entranent des dformations parce qu'elles se produisent en nombretrop limit pour dterminer la dcentration entire de l'objectivit. Les structures perceptives sont doncessentiellement de nature probabiliste. Leur irrversibilit conscutive s'oppose la rversibilit de ladcentration complte de l'acte intelligent. ct de ces diffrences, Piaget signale plusieurs caractres qui semblent tre communs la perceptionet l'intelligence. Il estime, en particulier, que les processus de rgulation qui se traduisent par l'interventionde dcentrations correctrices s'apparentent dj l'action intelligente, ne ft-ce que parce qu'ils contribuent rduire le caractre probabiliste de la perception. Divers arguments, principalement tirs de l'tude desvariations des illusions en fonction de l'ge, plaident dans le mme sens. On peut affirmer, dans laperspective de Piaget, que ces observations soulignent l'activit perceptive du sujet, par opposition laperception considre sous le seul aspect rceptif. L'analyse de Piaget montre et ce n'est pas son moindremrite qu'une tude de la gense des oprations mentales repose ncessairement sur une approchebiologique des actes perceptifs. Elle souligne galement l'insuffisance des conceptions atomistes etpassivistes qui ont longtemps rgn en ce domaine. Somme toute, ces conceptions s'avraient inadquates,surtout du fait qu'elles taient condamnes, par leur nature mme, traiter du perceptif en termes dephysiologie sensorielle classique. Et, si trangre que la thorie de Piaget puisse tre la pensephnomnologique, elle converge d'une certaine faon avec les enseignements husserliens en matire deconstitution. On songe, en particulier, aux relations que Husserl tablit entre la constitution perceptive et laconstitution catgorielle dans les Recherches logiques. Il faut galement rappeler que le rle central attribuaux structures dans la perspective gntique de Piaget trouve un antcdent historique dans le recours quefait Husserl au concept d'ensemble figural lorsqu' la fin de la Philosophie de l'arithmtique il tented'instaurer un traitement adquat de la multiplicit.Sans prtendre assimiler l'une l'autre des voies d'approche fondamentalement trangres dans leurs principes d'analyses, on peut, par de telles comparaisons, mettre en vidence les parents secrtes qui existent entre les thories de la perception. Il ne parat pas tmraire d'affirmer que, dans la mesure o elles russissent dvoiler un aspect important des actes perceptifs, ces thories se rejoignent, comme on l'a fait remarquer, au niveau biologique. Il est assez paradoxal d'aboutir une telle constatation, s'agissant dephnomnes qui s'agencent propos de l'activit adaptative des tres vivants. Mais ce caractre paradoxaltient peut-tre simplement au fait que l'observateur est un percevant qui ne dissocie qu'avec peine laperception vcue de la thmatisation qui porte sur la perception mme.Georges THINSBibliographie J.L.AUSTIN, Le Langage de la perception (Sense and Sensibilia, 1962), trad. P.Gochet, Armand Colin, Paris, 1971, rd. Vrin, Paris,2007) R.BARBARAS, Le Dsir et la distance. Introduction une phnomnologie de la perception, Vrin, Paris, 1999 S.H.BARTLEY, Principles of Perception, New York, 1958 D.C.BEARDSLEE & M.WERTHEIMER, Readings in Perception, Londres, 1958 J.C.BOUMAN, The Figure-Ground Phenomenon in Experimental and Phenomenological Psychology, Stockholm, 1968 M.BOVET & P.GRCO, Perception et notion du temps, P.U.F., Paris, 1967 D.A.BROADBENT, Perception and Communication, Londres, 1958 F.J.J.BUYTENDK, L'Homme et l'Animal, trad. de l'all. par R.Laureillard, Gallimard, Paris, 1958, rd. 1965 M.FLCKIGER & K.KLAUE dir., La Perception de lenvironnement, Delachaux et Niestl, Lausanne, 1991 R.FRANCS, La Perception, coll. Que sais-je?, P.U.F., 7ed. env. 1988 J.J.GIBSON, The Perception of the Visual World, Boston, 1950 J.GUIRAUD, nergtique de l'espace, Nauwelaert, Louvain, 1970 A.GURWITSCH, Thorie du champ de la conscience (The Field of Consciousness, 1947), trad. M.Butor, Descle de Brouwer, Paris,1957 W.KHLER, La Psychologie de la forme (Gestalt Psychology, 1929), trad. S.Bricianer, Gallimard, 1964, rimpr. 2000 A.MEINONG, Untersuchungen ber Gegenstandstheorie und Psychologie, Leipzig, 1904 M.MERLEAU-PONTY, Phnomnologie de la perception, Gallimard, 1945 W.METZGER, Gesetze des Sehens, Francfort-sur-le-Main, 1953 L.MILLET, Perception, imagination, mmoire, Masson, Paris, 1972 J.NOGU, Esquisse d'un systme des qualits sensibles, P.U.F., 1943 J.PIAGET, La Psychologie de l'intelligence, Armand Colin, Paris, 1947 C.SHERRINGTON, The Integrative Action of the Nervous System, Cambridge (Mass.), 1906, rd. 1952 G. SIMONDON, Cours sur la perception, 1964-1965, ditions de la Transparence, Chatou, 2006 H.STACHOWIAK, Denken und Erkennen im kybernetischen Modell, Vienne, 1965 E.STRAUS, Du sens des sens. Contribution l'tude des fondements de la psychologie (Vom Sinn der Sinne, Berlin, 1935), trad.G.Thines et J.-P.Legrand, Millon, Grenoble, 1989, 2ed. 2000 V.VON WEIZSCKER, Le Cycle de la structure (Der Gestaltkreis, 1947), trad. M.Foucault et D.Rocher, Descle de Brouwer, 1958.