172
Célia Rossi ENSCI 2 011 du fond & de la figure en peinture

Percevoir le quotidien

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Mémoire de Célia Rossi J'organise des compositions d'objets que je peins sous forme de petits tableaux rapides. Au bout d'un mois, je rassemble mes travaux et commence leur analyse. Comment ma perception de l'objet en peinture peut-elle influencer mon regard de designer ? La nature morte interroge le statut de ces objets et la vision d'autres artistes peintres enrichit mon point de vue. Cette recherche met en place des mécanismes qui me permettront de relier peinture et design.

Citation preview

Page 1: Percevoir le quotidien

Célia Rossi ENSCI 2 011

du fond & de la fi gure en peinture

Page 2: Percevoir le quotidien
Page 3: Percevoir le quotidien

Sommaire

3

Page 4: Percevoir le quotidien
Page 5: Percevoir le quotidien

Analyse de peintureRecherches

p.07

p.11

p.14

p.15

p.27

p.32

p.34

p.45

p.48p.58

p.20

p.30p.37

p.49p.51

Incidence de la peinture sur ces objets

La nature morte, évocation du quotidien

Un nouvel environnement :IKEA

Parcours et déambulations

Importance du supportPoursuite de la relation

objet-support-fond

Analyse d’une œuvre de Chardin

Nouvelle relation à l’objetAnalyse d’une œuvre de Morandi

Motif domestiqueAnalyse d’une œuvre de Matisse

Sommaire

Chapitre i Peintures domestiques L’objet dans un environnement familier

Chapitre ii Peintures en magasin L’objet sculpture, construction par touches

Chapitre iii Le motif Relation de l’objet au support et au fond, perturbations à la surface de la toile

Introduction

5

Page 6: Percevoir le quotidien

6

Analyse de peintureRecherches

p.63

p.72

p.81

p.93

p.98

p.105

p.109

p.119

p.167

p.66p.68

p.84p.89

Le blanc :- efface et/ou révèle- une méthode - un espace de projection

Le cours de couleurs :- des méthodes- une mise en volume

Théories de la couleur

Modifi cations du support Analyse d’une œuvre de Barcelo

Expériences lumineuses Analyse d’une œuvre de Monet

Chapitre v Matière lumineuse Phénomène de dispersion des couleurs

Chapitre iv Le blanc Disparition, passage à travers la toile

Conclusion

Œuvres Analysées

Travail Personnel

Bibliographie

Sommaire

Page 7: Percevoir le quotidien

Introduction

7

Page 8: Percevoir le quotidien
Page 9: Percevoir le quotidien

La peinture est un moyen pour me concentrer sur le quo-tidien. Elle m’aide à observer attentivement les objets qui le composent et les espaces qui le construisent. Je considère la peinture comme une matière qui se travaille et se manipule rapidement. Chaque tube choisi déverse sa couleur sur un coin de palette puis le pinceau médiateur relie chaque petit tas pour venir fi nalement recouvrir une toile de la matière colorée dont il s’est chargé. Des formes apparaissent presqu’au même mo-ment où elles sont regardées et appréciées. Instantanément le réel prend une forme fl oue puis se distingue au fur et à mesure que les aplats de couleur se juxtaposent.

J’avance à tâtons, selon les mélanges qui se créent sur la palette. Un mode de construction instinctif orienté par les perceptions que le corps réunit. L’acte de peindre propose une approche très physique, un rapport au corps, à une ma-tière qui se laisse mélanger, diviser, recouvrir, étaler. J’aborde ainsi l’observation du quotidien d’une manière concrète et sen-sible à  la fois. Les qualités visuelles, sonores et tactiles sont liées. Les textures et leurs couleurs résonnent dans la juxta-position des touches de matière, dans un merveilleux étincel-lement de  points lumineux. Les premières observations sont étonnantes. Le traitement pictural procure de nouvelles sensa-tions par rapport à l’objet, à l’espace, et permet une façon d’ap-procher mon environnement d’une manière directe à travers l’outil pinceau. J’ai le sentiment de venir toucher les objets de près et de les considérer autrement en peinture.

Dans ce mémoire, je relie intentionnellement la peinture au design. Elle vient nourrir le processus de création, des premières observations jusqu’à la façon d’appréhender un ob-jet ou  un espace. J’utilise ce temps d’écriture afi n de trouver les  différents mécanismes qui me permettront de réaliser un passage de la peinture vers le design.

De quelle façon peut-elle infl uencer la réalisation d’un objet ou d’un espace ?

Je décide de peindre les objets du quotidien dans de simples mises en scène et d’analyser ce que je vois.

En quoi la perception de l’objet en peinture peut-elle enrichir ma vision de l’objet en design ?

À chaque chapitre, j’effectue de constants aller-retours entre les peintures réalisées et les objets étudiés. Puis je mo-difi e le contexte, le décor, observe certains changements et  découvre de nouveaux paramètres à prendre en compte. Des liens se créent au fur à mesure entre la perception de l’objet sur la toile et son appréhension en trois dimensions. La peinture rend les volumes et leur relation à l’espace plus complexes. Elle offre de nouveaux outils d’analyse et révèle l’infi nité des qualités liées aux matières, à l’éclairage, aux résonnances de couleurs

Introduction

9

Page 10: Percevoir le quotidien

entre les objets et leur contexte d’appartenance. Elle amène plusieurs points d’entrée afi n d’aborder leur représentation, à l’intérieur du cadre et au délà.

C’est une technique qui nourrit le regard. Le tableau de cha-que mise en scène montre ce qui fait fi gure dans la succession des plans et ce qui occupe le fond. Je décortique l’image et considère l’objet au premier plan, puis le support sur lequel il repose, enfi n l’arrière plan en fond. Les rapports entre ces trois éléments distincts sont observés et remis en cause au cours du mémoire. Des liens apparaissent puis se fl outent, et se mé-langent jusqu’à disparaitre entièrement.

Chaque peinture offre une nouvelle situation afi n de com-prendre les étapes et les enjeux de la représentation. Je mets en place quatre protocoles en tout qui m’aideront à organiser ma démarche. Chacun lance un nouvel exercice :

- la première série de peintures d’objets usuels s’inspire de plusieurs lieux comme au travail, à la maison ou en magasin.

- la deuxième série de peintures modifi e certains paramètres liés à la perception de la mise en scène.

- le suivi du cours couleur enseigné à l’Ensci.- la confection de l’objet-mémoire sous forme de grandes

cartes permet de confronter et d’organiser l’ensemble des élé-ments par chapitre.

Ces protocoles ont ponctué mes recherches, déclenché l’écri-ture et produit le matériel nécessaire à la création du mémoire. Ils s’estompent fi nalement au profi t d’une vue globale du conte-nu et de la suite logique des différentes étapes. Ils ne seront ainsi plus évoqués au cours des chapitres suivants.

La mise en page souligne cependant divers types de conte-nus dans sa forme (alignement de texte, choix des typos, sens de lecture). Elle marque la différence entre mes recherches en peinture et l’étude d’œuvres d’artistes peintres qui ont orienté ma vision. L’ensemble est réparti en cinq chapitres qui respec-tent un ordre chronologique et l’évolution d’un cheminement de pensée.

Le premier chapitre lance le début de ces recherches. Je re-garde le paysage qui m’entoure, le quotidien que je  connais bien, composé d’objets et d’espaces familiers. Je pose sur eux un regard différent qui s’éloigne de la fonction, de l’usage. Ici, ils sont observés pour ce qu’ils sont. Une forme de contempla-tion, qui tente de se libérer des aprioris, du beau ou du moche. Tout devient soudainement intéressant et véritablement im-portant.

Je commence alors par peindre ce que j’ai à portée de main.

10

du fond & de la fi gure en peinture

Page 11: Percevoir le quotidien

11

Peintures Domestiques

l’Objet dans un Environnement Familier

Chapitre I

Page 12: Percevoir le quotidien

Je peins à l’acrylique sur des pièces de carton gris, ou déjà teinté, d’un format qui oscille entre le rectangle et le carré – environ 20 ou 30 cm de côté. J’utilise les trois couleurs, dites primaires : le bleu, le jaune, et le rouge ainsi que le noir et blanc. Elles me permettent de concocter une palette de couleurs, suf-fi sante à l’exercice que j’entreprends. J’impose ces contraintes dans le but de répéter l’exercice rapidement, produire suffi samment afi n d’observer des changements et une évolu-tion possible.

Chaque peinture est fi gurative et identifi e clairement les ob-jets qui y sont représentés. Le mélange des cinq couleurs de ba-se, selon différentes mesures et proportions me laisse entrer à la surface des choses, comprendre la complexité des textures et des nuances colorées. En fonction de l’éclairage – naturel le  jour et artifi ciel à la tombée de la  nuit – les  objets dévoi-lent leur forme et leurs contours de plusieurs façons. Ils oc-cupent alors une nouvelle scène, un nouvel endroit et s’expri-ment autrement que lorsqu’ils sont rangés comme à l’habitude, sur une étagère ou dans un placard. Je choisis et regroupe dans une même scène des objets tous familiers, issus d’une produc-tion industrielle de masse. Certains d’entre eux appartiennent à  l’univers des objets techniques (ordinateur, téléphone por-table, enceintes, etc.), d’autres font références aux objets tradi-tionnels, depuis plus longtemps inscrits dans notre quotidien, par exemple, l’assiette, la tasse à café, les ustensiles de cuisine ou bien des livres.

12

du fond & de la fi gure en peinture

Page 13: Percevoir le quotidien

Analyse de peintureRecherches

13

Analyse d’une œuvre de Chardin.

Incidence de la peinture sur ces objets.La nature morte, évocation du quotidien.

Chapitre I

Peintures Domestiques

l’Objet dans un Environnement Familier

Page 14: Percevoir le quotidien

La peinture me permet de fi ger une célébration d’objets usuels un court instant. Chaque mise en scène puise dans un environ-nement rempli de produits divers et attribue de  l’importance à certains d’entre eux, une valorisation par la peinture de l’objet industriel. Des chargeurs, des stylos, des téléphones portables, tous objets du banal, des outils de travail appartenant à notre époque. Leurs utilisations journalières les ont ancrés dans nos habitudes de consommation. Facilement remplacés, échangés, rachetés, ils défi lent devant nous au quotidien. Les objets tech-niques plus particulièrement, tel que l’ordinateur, le téléphone et autres accessoires électroniques, ont été prévus, dessinés en amont pour être obsolètes et renouvelables rapidement, au bout d’un certain nombre d’heures d’utilisation. Ce phé-nomène issu du modèle de production mis en place aux États-Unis, au début du Xxe siècle, dans une société de consom-mation naissante contraint l’objet à suivre la mode et l’éphé-mère. La «mort» de l’objet est programmée dés les premières étapes de sa création afi n de laisser place sur le marché à la nouvelle version plus performante techniquement que la pré-cédente. Dans son livre Le Système des objets, Jean Baudrillard décrit explicitement cette logique de production : «Il ne faut pas que l’objet échappe à la mort. Au jeu normal du progrès technique, qui tendrait à résorber cette mortalité de l’objet, s’oppose la straté-gie de la production qui s’emploie à l’entretenir.» * La production des objets techniques en même temps que les découvertes en nouvelles technologies accélère à la fois leur naissance et leur mort.

Il est intéressant d’observer dans l’exercice que je commence, la façon dont la peinture agit sur cette typologie d’objets. Elle prolonge leur espérance de vie et fi ge leur obsolescence. Je pose un regard sur ces objets plus admiratif qu’à l’habitude et prends le temps de les contempler.

L’i-mac 2010, par exemple, avec une existence prévue d’en-viron six mois, se retrouve inscrit dans un tableau pour beau-coup plus longtemps. En le peignant, je considère la durabilité de cet objet. Comme si, le fait de le peindre et de lui accor-der cette attention toute particulière, sortait ce produit pré-cisément de sa logique de série. Comme si le peindre dans de telles conditions le rendait presque immortel. Figé en mode écran de veille Spectrum, il somnole pour l’éternité. L’arc en ciel sur l’écran se meut et renouvelle ses mélanges de couleurs infi niment. L’ordinateur est considéré en dehors de sa série, comme une pièce unique et choisi pour faire partie d’un nouvel espace mis en scène. Le traitement pictural lui accorde un statut particulier. Il expose sa préciosité dans l’espace qu’il occupe et sa valeur en tant qu’objet central de la composition.

14

du fond & de la fi gure en peinture

Incidence de la peinture sur ces objets

Incidence de la peinture sur ces objets

Page 15: Percevoir le quotidien

Les objets technologiques font partie de ces objets qui  ac-compagnent le quotidien. Des outils que j’utilise tous les jours et qui symbolisent des tâches précises. Au sein de la représen-tation picturale, l’ordinateur, le clavier ou la table graphique deviennent les symboles familiers du travail et la référence di-recte à la vie. Ils évoquent à la fois la fragilité même d’une exis-tence due à leur courte durée d’utilisation et leur obsolescence programmée. Cette évocation fait allusion aux réunions d’ob-jets des tableaux de Vanités. Ils apparaissent au cours du Xviie siècle, en même temps que la progression du mouvement baroque. Le compas, la boussole, des cartes de navigations, des écrits, des fruits, objets symbolisant la vie, au côté d’une bougie ou d’un crâne symbolisant la mort, étaient une façon de rappeler la fragilité de l’existence humaine sur terre.

Le traitement fi guratif de ces peintures est cependant loin du traitement photographique, qui confère au sujet toute l’ins-tantanéité et la brièveté du moment liée au geste et à l’appa-reil. La peinture, au contraire, inscrit l’objet plus longtemps dans l’image. D’une part grâce au médium et d’autre part, parce qu‘elle renvoie aujourd’hui à une pratique très ancienne de la représentation. Elle pose sur ces objets une temporali-té différente et une autre façon de les apprécier qu’en photo-graphie. La fragilité des objets vite consommés se manifeste, et leur perte de valeur par rapport au temps qui passe, ap-paraît plus évidente. Vanités modernes où l’objet technolo-gique évoque alors aux côtés des tasses à café la fragilité d’une existence programmée et l’inexorable empire du temps sur sa vie, sa matière. Le spectateur devant la représentation pictu-rale se retrouve face à une coque vide au caractère illusoire, à  la prise de conscience de sa fi n et de sa perte. Elle renvoie à un sentiment d’impuissance et à la fragilité de notre propre condition. Dans certaines compositions, nous le verrons par la suite, l’objet technologique «s’enfonce» et disparaît dans le support. Laissant derrière lui une trace, un vide seulement, que les couleurs du contexte redessinent naturellement.

Les premières peintures que j’effectue, ciblent des objets, ou-tils que j’isole du reste de l’étagère ou de la surface d’un bureau. D’abord, une souris d’ordinateur, puis des souris ensemble sur un tapis. Je rapproche une souris d’un clavier et d’une tasse à café. Je représente les éléments juxtaposés, hors contexte, les objets ont l’air de fl otter dans l’espace du tableau. Ces divers rassemblements d’objets évoquent un thème classique en pein-ture : celui de la Nature Morte. Les éléments constitutifs du genre sont souvent choisis dans des environnements familiers. Dans son livre La Nature Morte, Charles Sterling se propose de

15

Imac (voir p.122.)

Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

La nature morte, évocation du quotidien

La nature morte, évocation du quotidien

* Jean Baudrillard, Le Système des objets, Éditions Gallimard, Paris, 1978, p.204.

Page 16: Percevoir le quotidien

16

du fond & de la fi gure en peinture

La nature morte, évocation du quotidien

Les premiers essais de composition.

Ils se font sur un lieu de travail. Les objets sont d’abord isolés puis rapprochés les uns des autres au fur et à mesure…

Page 17: Percevoir le quotidien

défi nir ces éléments : «Objets humbles qui accompagnent l’homme dans son train journalier, animaux familiers, ils trahissent la pas-sion de la réalité courante.» * Cependant, avant de devenir ces objets du quotidien dignes d’être montrés, la représentation d’objets inanimés connut une lente émancipation et reconnais-sance tardive dans l’histoire de la peinture. Elle fut longtemps considérée comme la moins noble dans la hiérarchie des genres établis par l’Académie française de peinture et de sculpture en 1648. Afi n de mieux cerner ce genre et les intentions de la représentation, je retracerais rapidement l’historique, de ses origines sous l’Antiquité jusqu’aux Natures Mortes hollan-daises du Xviie, puis au Xviiie, siècle de Chardin. L’analyse d’une œuvre de Chardin en particulier, m’aidera à identifi er une approche classique de la peinture à laquelle je fais allusion et comprendre vers quoi je veux tendre, par la suite.

La représentation d’objets au cours de l’Antiquité apparaît sous forme de mosaïques dans l’architecture, de décors peints au théâtre mais aussi à travers les fresques d’intérieurs de mai-son. Les premières réunions d’objets du quotidien sont des at-tributs d’intellectuels, d’athlètes ou d’acteurs, tels que du ma-tériel pour écrire, des armes, des masques dissimulés dans des scènes du quotidien, de combat ou de mythologie. Le xenion est une première représentation d’objets inanimés sous la forme de fresque aux murs des riches demeures de l’époque. La plu-part du temps sont peints des victuailles, des présents comme des légumes, des fruits, du pain et des récipients également, contenant de l’eau, de l’huile ou du vin. Ce type de représenta-tions se poursuit sous l’Empire romain à travers des peintures de garde-manger, de niches ou d’étalages d’objets et de victu-ailles accumulées. Dans tout les cas, il s’agit d’évoquer un spec-tacle qui expose l’opulence et la richesse de son propriétaire. Ce sont les débuts du thème du Buffet, de la Table servie. (réf. Bibliographie de la Nature Morte, page 18.)

La nature morte perd de sa popularité au Moyen-Age où les tableaux présentent essentiellement des scènes religieuses. Elle ne s’intéressera à la représentation d’objets pour eux-mêmes, qu’à partir du moment où la vie terrestre et ses réali-tés quotidiennes seront intégrées à la conception chrétienne. Par exemple, Giotto fut l’un des premiers peintres à mettre en valeur les choses inanimées : rien ne lui paraît indigne de l’intérêt pictural et depuis l’Antiquité, la peinture n’a jamais donné à un objet autant d’importance. Dans les intérieurs où se  situent les scènes religieuses apparaissent des objets fami-liers : un coffre, un souffl et. L’architecte-peintre est sensible au rôle que la peinture antique réservait aux ombres portées dans l’évocation de l’espace et des volumes représentés. Son intérêt

17

* Charles Sterling, La nature morte : de l’Antiquité au XX e siècle, Éditions Orangerie des Tuileries, Paris 1952, p. 14.

La nature morte, évocation du quotidien

Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

Page 18: Percevoir le quotidien

pour les sculptures antiques, sa connaissance des fresques et mosaïques romaines, ses études sur la lumière dans ses mises en scène nourrissent l’illusionnisme de ses trompes l’œil archi-tecturaux. La niche remplie d’objets décore les parois devant lesquelles se déroulent les épisodes religieux. Les peintres mul-tiplient meubles et autres objets familiers liés à la symbolique religieuse dans leur mise en scène : par exemple, dans les  ta-bleaux d’Annonciation, des vases, des livres apparaissent ou bien, dans la Cène avec le thème du repas, des mets et des cou-verts. (réf. Bibliographie de la Nature Morte, ci-contre.)

La Renaissance chasse l’esprit médiéval. À la fi n du Xve siècle, les marqueteries italiennes sont un véritable apport dans la peinture d’objets inanimés. Elles participent à placer ce type de représentation et celle du paysage au rang de sujet indépen-dant, après avoir orné nombre de mobiliers dans les églises et palais. Au même moment, l’école de peinture néerlandaise voit le genre de la Nature Morte apparaître timidement à travers des esquisses, miniatures ou petits volets de diptyques, œuvres destinées encore aux bibliothèques privées ou aux chambres à coucher. Puis elle devient un véritable tableau de chevalet, au Xviie siècle. L’appellation «nature morte» apparaît offi cielle-ment un peu plus tard, au milieu du Xviie.

À la fi n du Xve, le Maniérisme réagit face à la vision de l’idéa-lisme classique en remettant en cause les concepts de la Renai-ssance. Cette période engage la modifi cation des proportions, déformations et torsions des corps, des contrastes de tons acides et crus. Puis le Baroque se charge à son tour de briser l’équilibre de la composition, de la perspective, de la lumière et le choix du sujet lui-même. Les peintres font apparaître dans leur composition les objets «silencieux», des éléments d’une nature banale et d’un réalisme vulgaire (fruits, fl eurs, animaux morts, etc). Le Caravage est un exemple de grand maître ita-lien qui installe au premier plan d’un de ses tableaux une cor-beille de fruits et la peint avec un souci de vérité, une certaine violence dans le rendu de la réalité, un point de vue original qui montre une scène à hauteur du regard. Une corbeille posée sur le bord de la table, presque en déséquilibre, comprend des feuilles fanées, des fruits gâtés avoisinant d’autres fraîchement cueillis. Rembrandt contribue également à renouveler le genre. Sa vision est beaucoup moins analytique. Il traduit les formes, l’épiderme des choses grâce à une pâte, un traitement de cou-leurs différent et un point de vue idyllique sur les choses. Il ajoute un clair-obscur nouveau propre à plonger l’objet le plus vulgaire dans une atmosphère lyrique.

Son célèbre tableau Le Bœuf écorché marque l’évolution de la Nature Morte et infl uence les peintures hollandaises de la fi n du Xviie et du Xviiie siècle.

18

du fond & de la fi gure en peinture

Bibliographie de la Nature Morte :

Charles Sterling, La nature morte : de l’Antiquité au XX e siècle, Éditions Orangerie des Tuileries, Paris, 1952.

Faré Michel, Le grand siècle de la nature morte en France : le XVII e siècle, Éditions Fribourg, Paris, 1974.

Bott Gian Casper, Nature Morte, Taschen, Paris, 2008.

Hubert Comte, La vie silencieuse : essai sur la nature morte de l’Antiquité à nos jours, Éditions la Renaissance du livre, Bruxelles, 1998.

Grimm Claus, Natures mortes fl amandes, hollandaises et allemandes aux XVII e et XVIII e siècles, Éditions Herscher, Paris, 1992.

Grimm Claus, Natures mortes italiennes, espagnoles, et françaisesau XVII e et XVIII e siècles, Éditions Herscher, Paris, 1996.

Karine Lanini, Dire la vanité à l’Âge classique : paradoxes d’un discours, Éditions Honoré Champion, Paris, 2006, p.10 -84.

La nature morte, évocation du quotidien

Page 19: Percevoir le quotidien

Le Xviie est l’âge d’or de la Nature Morte (l’appellation ap-paraît seulement au Xviiie). Toujours considérée comme un thème inférieur à celui du portrait et des scènes d’Histoire, le mépris offi ciel des Académiciens lui accorde de cette façon plus de liberté. Ils ne réglementent pas encore le genre qui se dé-veloppe progressivement dans les ateliers des peintres hollan-dais. La représentation d’objets immobiles est l’exercice parfait pour comprendre les volumes, leurs ombres portées, la densité des corps, les rendus de matière et contrôler les rapports à la lumière, à l’espace. Des tableaux de chevalet sont véritable-ment voués à ce sujet. Essentiellement décorative et bourgeoise, la Nature Morte se voit attribuer quelques thèmes en particu-lier, celui du repas servi, de la table ou du buffet jonchés de mets et d’objets, celui du bouquet de fl eurs, de fruits. Le Xviiie siècle connaît une Nature Morte qui envisage de tromper l’œil. Au plus proche des effets de la Nature, elle tente de les dépas-ser pour toucher une réalité qui fascine, trouble et enchante. «Le trompe l’œil est une peinture qui veut faire oublier sa qualité de peinture, qui prétend être un fragment de la réalité. Pour y arriver, il (le peintre) suggère non seulement l’espace profond mais celui qui est en avant de la surface de la peinture, il institue une continuité entre l’espace fi guré dans la peinture et l’espace réel où se trouve le spec-tateur.» * La nature morte - trompe l’œil invite généralement le spectateur dans l’image par un point d’entrée, en faisant surgir par exemple au bord ou hors cadre un élément (objet, couteau, fruits, angle de table). Elle est aussi vouée à remplir des intéri-eurs bourgeois, des bibliothèques par exemple en représentant de faux livres, de faux papiers ou de fausses gravures. Ou bien des cuisines, avec des scènes illusoires de victuailles et d’usten-siles.

Le terme de «Nature Morte» apparaît au milieu du Xviiie. Dès la fi n du Xviie, circulant par centaines dans les Pays-Bas, le jargon des ateliers forge le terme de Still-leven, repris par les autres langues germaniques (still life en anglais aujourd’hui). «Leven», vie ou nature, veut dire «modèle» ou «modèle vivant», «still» signifi e «immobile». Still-leven était donc par opposition à la peinture de fi gures ou d’autres être animés, la peinture de ce qui ne bouge pas. L’expression hollandaise se traduit à Paris, par nature reposée, immobile. Le véritable terme de Nature Morte fut trouvé par ses détracteurs en étendant l’idée à ce qui est inanimé ou mort. (réf. Bibliographie de la Nature Morte, ci-contre à gauche.)

19

Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

La nature morte, évocation du quotidien

* Charles Sterling, La nature morte : de l’Antiquité au XX e siècle, op.cit., p. 117.

Page 20: Percevoir le quotidien

En peignant d’une manière fi gurative des réunions d’objets, je fais ainsi référence au thème classique de la Nature Morte. J’étudie l’œuvre d’un peintre afi n de comprendre à quels codes je fais allusion, et vers quoi je souhaite évoluer. Je choisis un tableau de Chardin, peintre par excellence de la nature morte. L’analyse de Nature morte au gobelet d’argent et la première série de peintures réalisées pour ce mémoire permettent de mettre en évidence plusieurs points importants de la représentation. D’une part les éléments de composition du tableau, puis les ef-fets de lumière, de profondeur, artifi ces de la peinture agissent sur nos perceptions. L’œuvre de Chardin appartient au Xviiie siècle, un contexte qui assimile le genre à celui du trompe l’œil, une réalité imposante, comme inventée exprès par le peintre. Loin d’approcher une forme de mimétisme du réel dans mes peintures, je souhaite simplement retrouver les choix que je fais en peignant afi n de mieux comprendre leur pertinence.

Mes rassemblements d’objets se limitent, au début, à deux ou trois éléments, des souris d’ordinateur ou bien des télé-phones portables. Ce sont des objets de petite taille que j’ai sous la main. Ils sont peints pratiquement échelle 1 . Je les pose et les représente sur une surface plane, dans un contexte qui n’est pas réellement défi ni. Dans la représentation, aucun élé-ment ne pourrait nous informer sur l’espace qu’ils occupent. Les points de vue sont très rapprochés, vue de dessus ou bien de face. Je regarde de près ces objets qui paraissent imposants, presque monumentaux à l’image.

Pourtant, je suis dans un environnement de travail, je pour-rais faire ressortir l’ambiance qui y règne, à travers la compo-sition ou l’accumulation d’éléments alentours. Mais je cherche à mettre l’accent sur l’objet lui-même et me débarrasse de tout décor superfl u qui pourrait perturber son analyse. Je sai-sis donc l’objet hors de son contexte et le replace sur un coin de table pour ne peindre que lui. Ce qui m’intéresse, c’est da-vantage sa mise en valeur et sa relation peut-être à d’autres objets. Puis, un nouvel élément s’ajoute à la mise en scène, une tasse ou une cannette de soda. L’angle de vue change également, je suis moins dans un rapport frontal aux choses, ce qui a tendance à aplatir la profondeur de l’image. Je m’éloigne au contraire un peu, pour avoir une meilleure vue d’ensemble et je  fais entrer au fur et à mesure de nouveaux objets dans la composition.

Les objets choisis dans Nature morte au gobelet d’argent sont aussi d’une grande simplicité (toute époque gardée). Il y a cette volonté de peindre un «morceau de vie», une volonté de réalisme immédiat, de naturel libéré de tout décor qui pour-rait encombrer la situation. Le peintre choisit quelques objets

20

du fond & de la fi gure en peinture

Iphone(voir p.123.)

Tablette graphique(voir p.121.)

Enceintes(voir p.127.)

Iphone et canette(voir p.128.)

Analyse d’une œuvre de Chardin

Analyse d’une œuvre de Chardin

Page 21: Percevoir le quotidien

usuels qui font allusion au thème du repas servi et s’attache à l’objet pour lui-même. Il le présente précis, l’intègre dans une atmosphère harmonisée. Il ne dévoile aucune information par-ticulière quant au lieu dans lequel il se trouve, aucune fi ori-ture, un décor épuré, seulement le bord d’un muret, sur lequel la composition repose. Il crée ainsi un espace propice à la libre contemplation de chacun des objets présents.

Les objets se suivent sur le bord de «table» qui ordonne l’ho-rizontalité des pommes, des châtaignes et de la vaisselle. Les lourdes rondeurs et l’immobilisme de chaque élément, se re-trouvent aussi dans le choix d’objets trapus (gobelet d’argent, écuelle, pomme). Ils sont disposés sur un plan horizontal, se succèdent de manière très rapprochée. L’ensemble offrant une vue d’éléments assez compacte au milieu du tableau. Cepen-dant, les objets ne se touchent pas respectivement les uns avec les autres, des petits vides séparent les éléments et créent des liens subtils liés aux proportions, à leur direction dans l’es-pace, leur voisinage sur le même plan.

Ce qui m’intéresse à ce moment ce sont ces «petits vides», ces «rapprochements subtils», le motif réduit qui unifi e les formes, crée toute la profondeur et le réalisme de la scène. Je parviens en changeant d’environnement, à créer de nouveaux liens entre les objets, à observer les rapports entre plusieurs. Ils sont déjà liés selon moi par le quotidien. Le banal vulgarise ces objets disposés dans différents lieux de la maison et les relie à la fois sur un bureau ou une table de nuit. Ici, je recrée in-tentionnellement des associations et multiplie les situations. Une théière se retrouve à discuter avec une enceinte, une montre Casio et un carnet moleskine se joignent à eux, puis un verre Ikea et un chandelier se glissent dans le fond. Deux grands livres entament une discussion avec un petit verre bleu, oubliant complètement le chargeur Mac qui s’enroule autour de la pile d’assiettes derrière eux. Ou bien, un pico-projecteur fait la conversation à un petit livre et à une boîte de mouchoirs déjà bien entamée.

L’objet n’est plus considéré comme au début de l’exercice, seul, dans l’abstraction de son contexte mais au contraire par-mi la foule de produits divers qui l’accompagne au quotidien. J’effectue essentiellement un travail de composition et de mise en scène utilisant les objets usuels qui habitent l’espace domes-tique. Je regarde les contrastes qui se créent lorsque sont juxta-posés objets techniques et traditionnels, les liens qui se créent par rapport aux vides qui les séparent, à leur orientation dans l’espace et aussi grâce aux couleurs qui réagissent en fonction des volumes.

21

Jean Siméon Chardin,Nature morte au gobelet d’argent, 1769.(voir p.111.)

Deux souris(voir p.125.)

Trois souris(voir p.124.)

Câble audio(voir p.126.)

Analyse d’une œuvre de Chardin

Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

Page 22: Percevoir le quotidien

J’apprends en peignant, à poser la couleur sur ces objets d’une façon particulière. Ma peinture aplatit les textures et les ma-tières. Je ne suis pas dans un rapport sensuel à la couleur, qui différencie précisément les effets et donne le sentiment tactile des matières, comme transmis dans la nature morte de Char-din. J’effectue un travail en photo avant de peindre afi n de choisir l’angle de vue, juger la composition de l’ensemble, puis je passe les images sur l’écran de mon ordinateur. L’écran fait écran. Il devient ce fi ltre entre ce que je perçois en réalité et ce que je vois à l’écran.

J’ai à disposition un très bon aperçu du cercle chromatique sur ma palette, pour fi nalement donner à ma peinture seu-lement une dominante de gris ou de bleu, de beige très clair. Chaque tableau revêt ce fi ltre qui absorbe toutes les couleurs de  l’arc-en-ciel pour en faire apparaître quelques unes seu-lement, légèrement nuancées, de teintes proches et complè-tement désaturées. Les matières semblent être diluées, par la prise de photo, l’écran d’ordinateur. Les couleurs comme lavées par les pinceaux sont enfi n re-projetées sur le tableau. Songeant à des mélanges de couleurs plus saturées, je projette directement sur des objets blancs l’ensemble du spectre lumi-neux, en continu. Cette expérience me donne le sentiment d’effacer le fi ltre d’absorption posé à la surface de mes tableaux et de laisser toutes les longueurs d’ondes s’échapper afi n d’ex-primer leurs rapports colorés.

Loin du rapport tactile qui nourrit les effets de matière dans Nature morte au gobelet d’argent, j’observe les réson-nances de couleur d’un objet à l’autre. La pomme est d’abord une sphère et une couleur. Elle ordonne l’espace par de mul-tiples contrastes avec les autres éléments présents. L’éclatante lumière des fruits enveloppés d’un rouge brillant s’accorde avec le velouté rougeoyant de l’écuelle. Leur matière chaleu-reuse et charnue contraste avec le froid refl et du gobelet d’ar-gent. L’ensemble des couleurs s’anime sous l’autorité du rouge dans la peinture de Chardin. Les ombres aux contours imprécis refl ètent de manière accentuée la diversité des textures, la ron-deur des formes. Fruits ou récipients, le contraste est nuan-cé, il assouplit l’éclatant rouge des pommes qui attire le regard en premier. (réf. Bibliographie de Chardin, ci-dessus.)

Les couleurs donnent l’impression que la réalité peinte par l’artiste est plus parfaite que celle de la vie. Les artifi ces sont nombreux. Les oppositions de matière évoquent la multiplica-tion des effets de surface, des touches de pinceaux, des couches de glacis, au plus proche d’une réalité qui fascine et s’impose à nos yeux, nous émerveille par ses qualités de  lumière. Celles-ci se rapprochent suffi samment des effets atmosphériques

22

du fond & de la fi gure en peinture

Analyse d’une œuvre de Chardin

Au bord de l’étagère 1(voir p.130.)

Au bord de l’étagère 2(voir p.131.)

Bibliographie de Chardin:

Hélène Prigent et Pierre Rosenberg, Chardin,la nature silencieuse, Éditions Gallimard, Paris 1999.

Marianne Roland Michel, Chardin, Éditions Hazan, Paris 1994.

André Comte-Sponville, Chardin ou la matière heureuse, Éditions Société Nouvelle Adam Biro, Paris 1999.

Renée Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Éditions Olbia, Paris 1999.

Page 23: Percevoir le quotidien

réels pour que nous ayons vraiment l’impression d’entrer en scène. D’autre part, ces objets usuels et la neutralité de leur présentation suggèrent une œuvre humble aux qualités spiri-tuelles. La composition retenue et structurée traduit une at-mosphère silencieuse, recueillie. Les objets sont plongés dans une ambiance homogène, subtilement nuancée d’où émane une chaleur venue de l’intérieur. Unifi ée par une dominance de couleur, une lumière douce saupoudre l’ensemble et donne son réalisme éblouissant à la scène, ainsi amenée pour séduire le regard de l’homme.

23

Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

Analyse d’une œuvre de Chardin

Enceinte, théière et moleskine(voir p.133.)

Les couleurs vives du spectre sont projetées sur quelques objets blancs.

Elles semblent provenir de la palette sans avoir subiaucun mélange.

Livres, chargeur et coupelles(voir p.132.)

Table de chevet(voir p.129.)

Page 24: Percevoir le quotidien

C’est un premier état des lieux sur ce qui compose mon envi-ronnement (au travail, à la maison, etc.). Dés le départ, je fo-calise ma peinture sur quelques objets, un ou deux éléments au plus. Le fond est encore fl ou et donne l’impression que les ob-jets fl ottent dans le tableau. Il conforte dans l’idée que l’atten-tion est portée sur eux précisément et il ne s’encombre pas du contexte. J’ajoute au fur et à mesure d’autres éléments usuels à la composition. Ils viennent nourrir l’organisation et le rap-port des objets entre eux. J’observe ainsi l’infl uence des cou-leurs, des formes, des pleins ou des vides, leur relation dans l’espace du tableau. Divers objets entrent en scène au même moment où ils refl ètent le quotidien.

24

du fond & de la fi gure en peinture

Transition I

Les compositions d’objets se complexifi ent.

Elles convoquent des éléments relatifs à l’affect au sein de l’espace domestique.

Page 25: Percevoir le quotidien

Transition I

D’un point de vue plastique et dans une pratique fi gura-tive de la peinture, je ne souhaite pas pour autant me rap-procher du trompe l’œil ou d’une réalité illusoire. Je prends conscience de la façon dont j’utilise la couleur sur certains objets. Très éloignées des effets tactiles et réalistes de Chardin, mes couleurs sont lavées, comme re-projetées en surface. Elles absorbent tout le spectre lumineux pour ne retransmettre seulement qu’un mince échantillon de teintes très proches. L’incidence de la lumière est importante. Elle harmonise l’en-semble de la composition et agit sur la première impression de la mise en scène.

En étudiant les œuvres de Chardin et la Nature Morte, je com-prends davantage les intentions de ce type de représentation et le statut des objets extraits d’une certaine période de l’histoire. Les victuailles, le repas servi, les ustensiles de cuisine refl ètent le statut particulier et la richesse de ces objets. Dans mes na-tures mortes, j’aborde également la question de la représenta-tion du quotidien. Les objets sont différents mais les effets de la peinture sur eux induisent le même changement de perception. Le banal prend soudain de l’importance, replacé au centre du tableau. Il fait fi gure et se charge d’une connotation sacrée face au temps qui passe. Le rapprochement entre outils technolo-giques et traditionnels est devenu la particularité d’un pay-sage. Ce rapport me semble intéressant, à première vue oppo-sé sous plusieurs aspects (fonction, matériaux, manipulation) puis je m’aperçois qu’il fait allusion au même type de rassem-blement qu’organise Chardin entre le gobelet en argent (objet technique) et les fruits (objet plus commun) par exemple. Réu-nie au cœur du tableau, la confrontation révèle la richesse et la complexité du quotidien. Le regarder et le peindre de cette manière modifi ent la vision que j’en ai. La mémoire de l’objet devient perceptible, il partage avec le spectateur l’histoire et les émotions qui lui ont été attribuées dans un cadre domes-tique. Présenté comme une pièce unique en peinture, il prend de l’importance et semble avoir retrouver l’aura* qu’il avait perdu au sein de sa série en usine ou en magasin.

Que signifi erait redonner son aura à un objet autrement qu’en peinture ? De quelle manière se charge-t-il d’une valeur affective, d’une mémoire, d’expériences ? Comment s’intègre-t-il, se fond-t-il au paysage domestique ou au contraire, fait-il fi gure, est-il mis en valeur ?

25

* «l’aura d’un objet naturel pourrait (se) défi nir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il»,Walter Benjamin, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Folio plus, Paris, 2008, p.74.

Page 26: Percevoir le quotidien
Page 27: Percevoir le quotidien

27

Peintures en Magasin

l’Objet Sculpture, Construction par Touches

Chapitre II

Page 28: Percevoir le quotidien

La première série de peintures m’a permis d’observer les dif-férents paramètres qui entrent dans la perception de l’objet et de prendre en compte son statut dans l’espace domestique, son rapport aux autres objets, ses résonnances de couleur en surface, première zone de contact, première accroche avec le regard. La peinture devient le principe de construction des volumes et des formes. J’explore en surface, décompose la vi-sion de l’objet en aplats de couleur et de contrastes.

Je poursuis mon travail de composition dans un nouvel en-vironnement, celui d’ikea, que je redécouvre avec l’envie de peindre. Dans le cadre du magasin, je développe un rapport encore différent au quotidien. Par exemple, l’objet est mon-tré parmi une accumulation d’éléments dans des intérieurs re-constitués de toutes pièces qui fausse la relation. Il est exposé directement dans sa série qui en neutralise sa valeur. Je par-cours le magasin et prends le temps de décrire le décor et mes déambulations. Puis, j’organise de nouvelles réunions d’objets et analyse les peintures qui en résultent. Enfi n, j’étudie une nature morte de la même manière que dans le chapitre pré-cédent. À travers l’étape qui suit, j’analyse cette fois le travail de Giorgio Morandi, une de ses œuvres en particulier m’aide à défi nir le statut des nouvelles compositions où les objets sont accumulés et regroupés tels de grands monuments silencieux.

28

du fond & de la fi gure en peinture

Page 29: Percevoir le quotidien

Analyse de peintureRecherches

29

Nouvelle relation à l’objet.Analyse d’une œuvre de Morandi.

Un nouvel environnement : IKEA.Parcours et déambulations.

Peintures en Magasin

l’Objet Sculpture, Construction par Touches

Chapitre II

Page 30: Percevoir le quotidien

Je deviens spectateur de tous les objets qui m’entourent. Je les décris à l’aide de l’outil pinceau. Une nouvelle rela-tion se met en place. Ces moments de peinture sont une ap-proche dans la construction de l’objet qui change habituelle-ment de la maquette en trois dimensions. Ici, la couleur me permet de construire l’objet étape par étape ou plutôt couche après couche. Les formes se construisent par la juxtaposi-tion d’aplats. Les objets apparaissent au fur et à mesure, grâce à un ensemble de tons, de contrastes d’ombres et de lumières, disposés par couche. Le dessin fusionne avec la peinture. Il n’est plus une première étape dans la construction de l’objet comme lors d’un projet de design. Je ne dessine plus les objets, leurs contours, mais leurs pleins, leur matière. La peinture permet une construction par étape, par touches de couleurs. Cézanne décrivait sa perception de peintre : «Le dessin et la cou-leur ne sont plus distincts ; au fur et à mesure que l’on peint, on des-sine, plus la couleur s’harmonise, plus le dessin se précise.» *

C’est un travail instinctif lors duquel je dessine en peinture grâce aux couleurs qui se créent au fur et à mesure. À chaque tableau, je renouvelle le mélange des trois couleurs primaires, du blanc et du noir. Je ne connais pas d’avance la teinte fi nale qui me permettra de poser une ombre ou de signifi er un creux sur un volume. La rencontre de chaque pigment peut don-ner naissance à de nouvelles couleurs et une infi nité de tona-lités. Je tente différentes mixtures. Les premières produisent toujours les couleurs secondaires, le violet, l’orangé, le vert. Puis je nuance celles-ci et organise de nouvelles rencontres que je n’aurais pas soupçonnées avant l’exercice. Je découvre, par exemple, qu’un peu de bleu cyan mélangé à un peu plus de rouge magenta donne naissance à un violet rougi qui, d’une pointe de jaune, révèle un violet brunâtre tirant sur les ocres. Je m’en sers alors de base lorsque je veux obscurcir une teinte. Une touche de noir également dans chaque couleur obtenue me permet de faire retomber la brillance des effets trop «plas-tiques» de la matière acrylique. Je n’ai cependant jamais assez de jaune lorsque je veux illuminer certains mélanges.

J’apprends ainsi les doses de peinture qui me permettent subjectivement d’interpréter ce que je vois. C’est une véritable cuisine de couleurs sans recette prédéfi nie. Sur un plan de tra-vail-palette que je tiens en main, les «bonnes» proportions de rouge, de bleu, de jaune ou de noir suivent un raisonnement et une vision très personnels. Après la concoction d’une ombre portée vient l’addition de blanc et de jaune aux mélanges, pour poser une touche plus lumineuse à ses côtés qui permettra de comprendre la tranche éclairée d’un livre par exemple.

30

du fond & de la fi gure en peinture

* Maurice Merleau-Ponty,Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Paris, 1945, p.255.

Nouvelle relation à l’objet

Nouvelle relation à l’objet

Page 31: Percevoir le quotidien

Pour chaque composition, je plisse les yeux, je la regarde dans son ensemble, je zoome sur la brillance d’un couvercle ou sur la transparence d’un verre, sur les refl ets ocres d’un plan de travail. Ce sont ces allers-retours, et une compréhension de la multitude de couleurs qui envahit l’image, qui me laissent en-trer à la surface des choses, lier une relation de proximité avec chaque élément que la peinture met en forme. Les secrets d’une surface colorée, que je n’ai pas l’habitude de regarder avec au-tant d’insistance, me sont ici révélés. Les volumes, grâce au jeu de lumière sur leur matière sont devinés. Je me retrouve dans la situation où j’observe et perçois mon environnement avec un  regard de peintre. Les couleurs et les matières s’animent différemment qu’habituellement lors d’un projet de design. L’ombre des objets par exemple devient soudainement très im-portante. Elle est souvent la couleur la plus délicate à poser car c’est elle qui donne leur vibration aux éléments et du mouve-ment au tableau.

31

Étapes en peinture.

Les volumes des tasses suivent un processus de construction en deux dimensions.

Chapitre II Peintures en magasin.L’objet sculpture,construction par touches.

Nouvelle relation à l’objet

Page 32: Percevoir le quotidien

Après avoir composé dans l’univers domestique plusieurs na-tures mortes, je me rends chez ikea, fournisseur fréquent des intérieurs de maisons contemporaines. Je parcours l’endroit et l’observe avant de peindre à nouveau. Les décors du lieu sont spécialement pensés pour imaginer les habiter soi-même. Les environnements de chaque pièce de la maison sont reconsti-tués et exposés dans un même espace. Ils mettent en scène des intérieurs rêvés où la lampe sur la table basse à côté du ca-napé reste encore allumée. Des situations en suspend dans les-quelles le visiteur peut facilement entrer.

Avant de parcourir le magasin, le catalogue transporte déjà le lecteur dans des épisodes de vie, à travers des moments qui suscitent l’envie. «C’est ici que se rêvent les plus belles histoires»1, comme l’indique l’une des propositions d’aménagement de chambre, dans le catalogue ikea 2011.

La photo occupe une double page. Elle propose, à hauteur du regard, un angle de vue incitant le lecteur à se glisser sous la couette du lit s’offrant devant lui. Celle-ci à moitié repliée, ornée d’un motif fl euri bleu marine et blanc de lin, découvre sur un bord, un livre encore ouvert. Aux pieds du lit une cou-verture, d’un blanc crème, ondule et décrit de nombreux plis. D’autres romans abandonnés entre les oreillers à moitié affais-sés, attendent d’être lus. Sur le côté, un verre d’eau et une pe-tite pile de livres reposent sur une table de chevet. Une lampe inclinée juste au-dessus l’inonde délicatement d’un halo lu-mineux. Elle procure à la scène un éclairage doux et teinté de jaune qui réchauffe les blancs des différents tissus autour du lit. Une autre source lumineuse à l’exact opposé, venant de la fenêtre, amène une autre qualité d’ambiance. Une lumière du jour, naturelle et nuageuse, illumine le blanc des armoires dont les portes vitrées découvrent des rangées de livres bien serrées. Elle fait scintiller la transparence de la collection de vases et autres chandeliers de verre, posée au-dessus du mobilier. Un tabouret, devant celle-ci, supporte une autre pile de maga-zines. Le regard se pose alors sur le bleu nuit du tapis duveteux qui recouvre presque la totalité du sol. Il se refl ète dans la pein-ture blanche des meubles avoisinants et se retrouve également dans le choix des livres, magazines qui occupent la scène. Un fauteuil à carreaux bleu-layette un peu plus loin accueille un coussin du même bleu, dans un rayon de lumière très précis provenant de la fenêtre en arrière plan. Les couleurs résonnent avec celles du radiateur placé en dessous et du petit guéridon, qui soutient une horloge patinée par le temps. Un coffre, ados-sé aux pieds du lit, sur lequel sont posés d’autres coussins et couvertures repliées, se situe juste en face. Il frôle le voilage blanc qui tombe de la structure en baldaquin au-dessus du lit.

32

du fond & de la fi gure en peinture

1.Catalogue IKEA, 2011, p.12-13.

Un nouvel environnement : IKEA

Un nouvel environnement : IKEA

Page 33: Percevoir le quotidien

Ce tissu reçoit la lumière du jour dans sa transparence et fi ltre à la fois, celle plus artifi cielle, provenant de la lampe. Chaque plan est lié par cette lumière qui homogénéise et procure une atmosphère calme, reposante. Deux teintes dominent la scène, dans un dégradé très subtil de couleurs, des blancs jaunes aux blancs lin d’une part et, des bleus clairs-layette aux bleus-nuit, de l’autre.

Au premier plan, la table de chevet, puis le lit, les grandes ar-moires dans le fond, enfi n une ouverture au milieu qui donne sur une nouvelle pièce. La succession des plans suggère l’idée de profondeur, l’angle de vue rend plus clair également l’invita-tion à entrer dans cet intérieur soigneusement agencé. L’autre pièce dans le fond laisse entrevoir de nouveaux coussins, un miroir au-dessus de nouveaux accessoires, un canapé en L et une large table basse. Les teintes résonnent toujours avec celles de la chambre. Deux espaces ouverts, une ambiance qui semble se prolonger d’une pièce à l’autre et paraît gagner le reste de la maison.

La première réaction lorsque je regarde ce décor, est d’entrer en scène et de reprendre le cours de cette vie sans effort. L’en-vie de me glisser dans le lit, d’éteindre la lumière et de profi -ter de cette ambiance sereine, apaisante, avec l’impression que tout ce dont j’ai besoin est présent dans ce décor. «La vie, là, serait facile, serait simple. Toutes les obligations, tous les problèmes qu’implique la vie matérielle trouveraient une solution naturelle»2 écrit l’écrivain Georges Perec, dans la première partie de son livre, Les Choses. Il imagine l’intérieur rêvé d’un jeune couple qui aspirerait à un décor d’appartement plus luxueux et répon-dant davantage à leurs aspirations matérielles. Jérôme et Sylvie puiseraient leurs goûts, leurs idées dans les catalogues d’ameu-blement et autres annonces publicitaires à la mode. L’écrivain se sert lui-même de ces pages pour parvenir à la description de l’intérieur rêvé au tout début du roman, en y intégrant égale-ment des objets personnels.3

Cette page ikea m’offre la même sensation, en restant une marque accessible à une classe sociale moyenne. Elle donne l’impression de contenir tout ce qui est nécessaire dans une chambre à coucher et de répondre par une accumulation d’ob-jets au moindre de nos besoins. Des besoins secondaires, qui rendent possibles les petits plaisirs du quotidien, indispen-sables au bonheur. Des livres pour la lecture, un lit confor-table pour dormir, pleins de coussins pour plus de confort. Des armoires et une grande malle pour garder toutes ces choses rangées et un maximum de place pour circuler car «sans un ran-gement bien conçu, pas de vide dans l’habitat.»4 Plusieurs couver-tures pour s’assurer contre le froid, un fauteuil pour s’asseoir

33

2.Georges Perec, Les Choses, Éditions Pocket, Paris, 2006,p.14.

3. Document vidéo INA, interview de Georges Perec pour son livre Les Choses.

4 .Charlotte Perriand, Exposition De la photographie au design, Petit Palais du 07.04.11 au 18.09.11.

Un nouvel environnement : IKEA

Chapitre II Peintures en magasin.L’objet sculpture,construction par touches.

Page 34: Percevoir le quotidien

et bouquiner près de la fenêtre, un verre d’eau en cas de soif, un beau tapis pour donner de la chaleur à la pièce et des lampes amovibles dissimulées un peut partout pour capter assez de lu-mière au moment opportun. «Il leur semblerait parfois qu’une vie entière pourrait harmonieusement s’écouler entre ces murs couverts de livres, entre ces objets si parfaitement domestiqués qu’ils auraient fi ni par les croire de tout temps créés à leur unique usage, entre ces choses belles et simples, douces, lumineuses.»1

Un intérieur qui prétend vendre une situation de vie idéale et propose une quantité démesurée d’objets. Les murs de la pièce sont entièrement recouverts d’armoires qui débordent de livres. Il y a tellement de livres qu’ils investissent en plus le lit, la table de chevet, le tabouret. Les éléments s’empilent et s’accumulent dans l’espace qui se réduit et se confi ne. Un intérieur encombré d’une multitude d’objets destinés à une classe moyenne d’acheteurs, contraste fortement avec les inté-rieurs plus spacieux et aérés proposés par une marque haut de gamme. Bulthaup montre par exemple dans son catalogue, un intérieur de cuisine qui englobe la salle à manger, le salon et se transforme en une immense pièce à vivre. L’espace accordé au vide est beaucoup plus important et devient synonyme de luxe. Un océan d’objets comparé à un espace aseptisé, désencombré, voir déserté. Est-ce qu’une pièce est plus facile à vivre dans un espace extrêmement spacieux, ou bien sous une accumulation d’objets qui couvrent les moindres de nos besoins et attendent patiemment d’être utilisés ? Une alternative tout aussi rêveuse pourrait imaginer, dans une économie de moyens et de ma-tières, des intérieurs abordables situés entre le plein, encombré et le presque vide.

À peine rentrée, je reconnais l’univers familier du magasin. Je suis le parcours tracé au sol cette fois avec un regard diffé-rent. L’espace d’exposition ne se réduit pas à celui de la seule contemplation. C’est un lieu de démonstration où les produits sont utilisés et mis en valeur dans un décor qui fabrique du contexte. Il s’adresse directement au visiteur, et le place au cœur de l’aménagement lui permettant ainsi de s’y projeter plus facilement. ikea montre le statut de ses produits, son po-sitionnement dans l’affi chage des prix, l’accumulation des ob-jets (qui s’entassent explicitement au sous-sol) et exploite à la fois la relation produit/acheteur. Il construit son discours au-tour de la mise en scène puis en faisant usage de sa marchan-dise crée du dialogue entre les objets et le visiteur. «Le principe d’exposition revient donc à ménager puis aménager cet espace didac-tique qui s’instaure entre le public et le privé (c’est encore vrai sur le stand Arthur Martin ou au premier étage d’IKEA).»2, explique Pierre Leguillon dans l’éditorial du numéro spécial Art Press,

«Oublier l’exposition».

34

du fond & de la fi gure en peinture

Parcours et déambulations

Parcours et déambulations

1.Georges Perec, Les Choses, op.cit., p.16.

Page 35: Percevoir le quotidien

L’espace est dessiné suivant un labyrinthe soigneusement orchestré qui oriente les déplacements (et nos esprits éga-lement). Il gère la circulation des corps et du regard, depuis les reconstitutions d’intérieurs du premier étage à l’entrepôt en sous-sol. Ce type de parcours étudié se poursuit également dans l’univers du supermarché qui tente en vain de mettre en valeur et d’humaniser le dialogue avec ses visiteurs. Le décor se construit autour d’un découpage structurant la zone de cir-culation des clients où le marketing dictant le principe de mise en scène pousse à la motivation et la segmentation des espaces. Les produits qui coûtent le plus cher sont généralement à porté de main, visibles au premier coup d’œil. «Située entre 120 et 160 centimètres, la zone des yeux est la plus rentable, on y retrouve les produits leaders et/ou avec marges importantes.» 3

Le client parcourt le plus souvent la totalité des rayons (jusqu’à connaître par cœur leur répartition après trois vi-sites), avant d’atteindre la ligne de caisse, dernière étape vers la sortie. Les déambulations se ressemblent d’un supermarché à l’autre, similaires entre Intermarché ou bien Carrefour. «Pour faciliter le repérage, on crée des zones de chalandise, le magasin est divisé en trois phases : Phase d’entrée ou zone froide : le consomma-teur est entrainé dans une promenade d’achat agréable (...) Phase intermédiaire ou zone chaude : au centre du magasin, on  dispose nombre de promotions et d’offres spéciales et l’on retient le client sur son chemin jusqu’à ce qu’il rejoigne les produits haute fréquence (...) Phase fi nale ou zone des caisses : lorsque le client a  reçu beaucoup d’impulsions d’achats, il veut en fi nir, on favorise alors les achats spontanés.»4

L’organisation de la Grande Epicerie de Paris est un peu dif-férente puisque, elle se destine à la vente de produits de luxe. L’éclairage, moins agressif, cible certains produits ou îlots pour émerveiller les clients au détour d’une allée et donner l’impres-sion par moment que tout brille dans ses rayons. Les allées, moins orthogonales qu’à l’habitude, dessinent ici des courbes autour de gondoles plus petites, arrondies et d’ilots circulaires. Le parcours plus sinueux semble davantage plaisant, mais laisse de la même façon les clients parcourir la totalité du magasin et déambuler infi niment avant de prendre le chemin de la sortie.

J’ai longtemps travaillé dans ce type de lieux, et pris le temps d’observer les différents parcours qui divisent l’espace et dé-cident pour les clients des chemins à suivre. Ce sont des fac-teurs pris en compte dans l’organisation du magasin qui sont aussi considérés, par exemple, lors de la création d’une scé-nographie. La déambulation des visiteurs au cours d’une ex-position est évidemment imaginée en amont, suivant l’ordre d’apparition des objets qui sont montrés. J’ai pris l’habitude

35

Parcours et déambulations

Chapitre II Peintures en magasin.L’objet sculpture,construction par touches.

2.«Oublier l’exposition», Art Press, numéro spécial 21, Paris, 2000, p.13.

3.ibid., p.37.

4.ibid., p.36.

Page 36: Percevoir le quotidien

de travailler sur de petites expositions au cours de ma scolarité, à Paris. J’ai cependant compris les limites d’un tel contrôle des fl ux de circulation, lors d’un important changement d’échelle, en travaillant sur la scénographie d’une exposition pour l’en-seigne McDonald, lors d’un stage au sein de Mauk Design à San Francisco. L’exposition se nommait «Re-Imaging», d’une surface de plus de 300 m2 dans un immense lieu qui couvrait un événe-ment mondial pour l’enseigne. Des scénaristes avaient été en-gagés avant les scénographes pour décrire précisément les dif-férents déplacements des «futurs» visiteurs, les réactions dont ils devaient faire preuve, les questions qu’ils devaient se poser et les émotions qu’ils étaient supposés ressentir. Ce long scé-nario (une quarantaine de pages) insistait surtout sur ce que les gens devaient avant tout comprendre et retenir au fur et à mesure de leur visite. Un lent et méthodique travail de persua-sion qui guidait le visiteur dans l’exposition. Des personnages avaient donc été inventés (un «curieux», un «admirateur», un «diffi cile à convaincre») et des dialogues recréés à travers la découverte d’une scénographie imaginaire. J’étais saisie devant ce procédé que je n’avais évidemment jamais rencontré aupa-ravant, lors d’expositions à échelle plus réduite. J’ai répondu à l’exercice qui m’était demandé, en pensant qu’ils n’accepte-raient jamais mon concept et que Maukdesign me confi erait un tout autre projet. Je poussais à l’extrême l’absurdité de leur procédé, dans la réalisation de machines qui hypnotisaient lit-téralement les gens et rendaient compte de l’évidente manipu-lation. Enchantés, ils ont accepté ce concept et j’ai dû suivre le projet plus longtemps que prévu. Cette expérience américaine a évidemment changé ma façon d’appréhender l’exposition et mon regard sur le pouvoir qui peut être attribué aux déambula-tions dans des espaces contrôlés.

Je reviens sur la suite de mon parcours à ikea. Dans la pre-mière partie du magasin, je suis, comme indiqué, le chemin à emprunter. Prise dans ce labyrinthe domestiqué, je traverse différents modèles de chambres, de salles de bain, de cuisines et de salles de séjour. Chacun découvre des ambiances pour chaque pièce de la maison et invente de nombreuses histoires, des situations à vivre pour tout le monde. L’espace semi ouvert de cette première partie semble ne rien dissimuler au visiteur, il montre «l’envers» des décors que l’on traverse et découvre, sans avoir l’impression de s’être vu imposer l’ordre de visite. Le lieu offre alors la possibilité de sortir du manège prévu et dessiné par les micro-espaces qui se succèdent. Un étage plus bas, j’entre dans la deuxième partie du magasin. Après avoir sagement pris connaissance des offres ikea, je peux alors rem-plir mon chariot ou bien mon sac bleu électrique avec des idées d’ambiances en tête.

36

du fond & de la fi gure en peinture

Parcours et déambulations

Page 37: Percevoir le quotidien

Ce dernier niveau est comme un grand entrepôt dans lequel s’entassent bols, assiettes, coussins, bonzaïs en fonction des ca-tégories et des pièces de la maison. Ce sont des étagères à perte de vue et de grands bacs remplis d’objets en tout genre. Je ne suis pas là cette fois pour acheter et je comprends alors que j’ai à portée de main autant d’objets disponibles pour reconstruire une infi nité de mises en scène.

Je poursuis ainsi à cet étage le travail que j’ai commencé dans l’espace domestique. J’ai ici à disposition une quantité impressionnante d’objets pour former de nouvelles composi-tions, sur  une étagère, au fond d’un carton, au milieu d’une table d’exposition. Dans un premier temps, j’analyse la série de peinture qui découle de ces mises en scène. Dans un second temps, j’étudie une nature morte de Morandi en particulier qui me permet d’approfondir la relation entre la peinture et l’objet fi gure. Cette analyse met en évidence de nouvelles caractéris-tiques liées à la représentation d’objets inanimés.

Ces nouvelles peintures sont des réunions, qui mettent les objets une fois de plus au premier plan. Vaisselle, ustensiles de cuisine, l’objet est considéré seul ou bien dans sa famille. Le support est davantage pris en compte. La table, l’étagère ou le  muret apparaissent dans la peinture. J’intègre consciem-ment à la représentation, le plan stable qui porte les objets. Seul élément qui appartient au décor général, que je signifi e, dans l’abstraction du reste du lieu. Les objets sont rassemblés sur une petite surface du support et occupent une position centrale dans l’image. Les ombres portées, à chaque représen-tation, dessinent l’accroche des objets dans ce plan.

37

Analyse d’une œuvre de Morandi

Analyse d’une œuvre de Morandi

Chez IKEA:

Des accumulations d’objets différentes de celles organisées au sein de l’espace domestique.

Chapitre II Peintures en magasinL’objet sculpture,construction par touches

Page 38: Percevoir le quotidien

Leur relation silencieuse au support, leur immobilité m’inté-resse ainsi que la façon dont ils s’imbriquent les uns avec les autres. Des assiettes, des tasses et des bols s’empilent dessinant de nouvelles silhouettes. Dans le paysage ikea, l’objet est saisi au milieu d’une famille de produits, de sa série. Sa reproducti-bilité neutralise sa valeur. Dans l’espace domestique, même si le quotidien opère, l’objet conserve un statut particulier parce qu’il se charge d’une valeur affective de souvenirs. Ici, l’objet comme neuf ne peut être relié à aucun évènement, aucune mémoire. Il en émane quelque chose de différent à travers la nature morte. Le regroupement d’éléments identiques induit un autre regard sur l’objet.

Au bord d’une étagère, j’arrange six mugs blancs de façon à former un cercle. La vue d’ensemble, de face, offre ainsi en peinture une lecture totalement différente de l’objet-mug. Elle donne l’impression d’un nouveau type de contenant ou d’un objet monumental. Sur un autre tableau, une pile d’as-siettes et de bols donne aussi une nouvelle vision des objets ex-posés et semble dessiner les contours d’un totem géant. L’ob-jet parfois isolé (comme la carafe blanche au bord d’une éta-gère) évoque la même impression d’immensité face à un objet qui devient sculpture ou objet de contemplation. L’usage et la fonction arrivent au second plan. Choisie parmi la foule d’élé-ments présents, chaque nature morte semble offrir des com-positions familières. Certains produits sont peints avec encore leur étiquette de prix apparent. Le banal fi gé, condensé, met en scène les objets pour eux-mêmes, détachés du contexte d’uti-lisation. Seul le support signifi é marque l’ancrage dans un en-vironnement. La lecture des objets se trouve modifi ée et joue sur l’accumulation des éléments, leur disposition nouvelle au sein d’un contexte très épuré. Certaines de ces idées résonnent dans l’œuvre de Morandi et m’aident à interroger ces objets sculptures et leur rapport au contexte.

Le motif réduit de la nature morte de Morandi se résume aux simples objets du quotidien que le peintre accumule dans son atelier : bouteilles effi lées, grand broc au bec imposant, lampe à l’huile ancienne dont le verre a disparu. L’accumulation d’ob-jets rapprochés dans le même sens sur une petite zone compose une masse dense et uniforme. Elle tient dans un espace res-treint et s’appuie sur le plan horizontal, légèrement esquissé, qui supporte les objets. Isolés, ils ne laissent échapper aucun bruit dans un environnement déserté qui s’est débarrassé des éléments pouvant parasiter la lecture des objets. Ces derniers illustrent la nature silencieuse (autre appellation pour nature morte), réincarnée dans des objets immuables, comme d’im-menses monuments fi gés, dont la fonction est d’être admirée.

38

du fond & de la fi gure en peinture

Tasses suspendues(voir p.134.)

Réunion de tasses(voir p.135.)

Mugs 1(voir p.137.)

Mugs 2(voir p.136.)

Analyse d’une œuvre de Morandi

Page 39: Percevoir le quotidien

Le peintre se désintéresse de l’usage premier des objets pour donner toute son importance à la contemplation seule des élé-ments qu’il regroupe au milieu de sa toile. Les objets de Mo-randi apparaissent comme des vestiges de la vie domestique, un rassemblement d’objets autrefois d’usage quotidien. Ils sont soigneusement disposés sur deux plans et suivent une architec-ture rigoureuse. Les ombres portées disparaissent dans la rai-deur de la pose, de longues statues dont le peintre maîtrise l’éclairage homogène et les fait fl otter dans l’espace. Si proches, si monumentales et pourtant intouchables, elles sont posées là sans s’enfoncer dans le support. Fermement modelées, leur so-lidité est produite par des touches discrètes et larges de pein-ture, plutôt denses, et uniformément appliquées.

La perception de ces objets pourtant familiers a totalement changé. Le peintre transforme l’intime en monumental, et fait de l’ordinaire une nouvelle expérience. Je considère dans l’œuvre de Morandi ce dernier point extrêmement intéressant. L’objet est regardé en tant que sculpture dans l’abstraction du contexte et non plus comme objet utile qui se manipule.

Souvent comparé à Chardin, dans sa célébration des choses ordinaires, Morandi s’en rapproche dans la composition condensée de ses natures mortes. Un décor épuré, un motif réduit à quelques objets usuels. Ces peintres que deux siècles séparent, semblent aller vers une forme d’essentiel. À la dif-férence de Chardin, Morandi n’en donne pas une descrip-tion minutieuse et sensuelle. Il ne cède pas la place à l’anec-dotique et à l’artifi ce. Il se situe à l’opposé de ce qui carac-térise les natures mortes hollandaises faites pour imiter le réel, le sublimer et où l’artiste veut approcher au plus près la qualité la plus superfi cielle de la matière : la luisance. Chez le peintre italien, l’opacité des objets, le rejet des refl ets per-mettent d’en accentuer les formes individuelles et de jouer sur leur organisation, soit en les isolant, soit en les juxtapo-sant en groupe. Repositionner un objet dans l’espace entraîne selon le peintre de nouvelles conditions lumineuses, un rapport nouveau avec les surfaces voisines, une relation nouvelle avec l’œil. Un seul élément peut être ajouté ou supprimé à partir d’une confi guration de base et avoir des conséquences sur l’en-semble du tableau, sur les relations entre proportions et rap-ports de couleur. Morandi choisit souvent ses sujets autant pour leur couleur et leur texture que pour leur forme. Le choix de ses couleurs a lieu dans les bruns de cette nature morte et me laisse découvrir ses motivations, ses raisons très différentes de celles de Chardin. (réf. Bibliographie de Morandi, ci-dessus.)

39

Giorgio Morandi, Nature morte,années 50.(voir p.112.)

Pichet seul(voir p.139.)

Analyse d’une œuvre de Morandi

Chapitre II Peintures en magasin.L’objet sculpture,construction par touches.

Bibliographie de Morandi:

Morandi dans l’écart du réel, Éditions Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2001.

Morandi 1890-1964, Museo d’arte moderna di Bologna (Mambo), Éditions Skira, 2009.

Karen Wilkin, Giorgio Morandi, œuvres, écrits, entretiens, Éditions Hazan, Paris, 2007.

Page 40: Percevoir le quotidien

Opaline, céramique ternies par le temps et la poussière, ma-tité, absence d’éclat, la neutralité des teintes compte manifes-tement beaucoup pour Morandi. Boîtes et bouteilles sont systé-matiquement débarrassées de leurs étiquettes ou de tout signe de reconnaissance. Le peintre conserve une couche de pous-sière sur ses objets et pose sur un grand nombre d’entre eux une couche de peinture blanche ou grisâtre, afi n d’éviter les re-fl ets et les aspérités. Ses techniques l’aident à uniformiser les éléments trop différents et à simplifi er les silhouettes. Dans cet univers clos, l’air ne circule plus, la transparence est solidi-fi ée, et une tension réside dans les écarts entre les formes na-turelles ou fabriquées. Les choix du peintre sont guidés par les contours des objets, d’une ligne, d’une zone d’ombre ou d’une lumière qui contiennent le besoin d’être soulignées, accentuées ou recouvertes.

Loin d’être dans un rapport de causalité entre les éléments comme dans la nature morte classique, où les objets résonnent et s’infl uencent entre eux, le peintre s’interroge sur l’imbrica-tion des éléments et des différents plans du visible, en juxta-posant les objets comme des monuments immobiles. Infl uencé par Cézanne puis marqué par le cubisme, Morandi travaille ainsi la simplifi cation des formes et limite les couleurs de sa palette autour de gris et de bruns. Ces tonalités dégagent une sensation de matité sans éclat ni refl ets. Dans cette économie de moyens, Morandi peint des formes sobres aux contours dé-pouillés. Un microcosme de l’univers domestique, une géomé-trie calme aux tonalités de gris et de bruns, dont je me sens plus proche, du point de vue des rapports colorés. (réf. Biblio-graphie de Morandi, page 39.)

Je continue de peindre, les objets d’ikea, en utilisant plus ou  moins les mêmes mélanges que dans l’espace domes-tique. L’éc-lairage, le support, la valeur des objets ont changé, je conserve cependant une dominance de gris et de blanc. La photographie y est pour beaucoup aussi. Le type de photo que je prends, a tendance à aplatir les couleurs et gommer les ré-sonnances entre éléments. Mes teintes sont toujours lavées dans un rapport de projection au support, loin des effets de matières, tactiles. Elles impliquent une certaine mise à dis-tance face à l’objet réel. Je ne suis pas dans une description minutieuse des matières mais davantage dans un recul face à l’usage de l’objet, son statut et ses couleurs. La pensée de Mo-randi m’aide à entrevoir cette question.

La nature morte choisie révèle sa prise de distance par rap-port aux éléments qu’il peint. Le traitement pictural unifor-mise les matières et dissimule leurs fonctions derrière leur contemplation. D’un côté, il relie, il rapproche, il unit les objets

40

du fond & de la fi gure en peinture

Analyse d’une œuvre de Morandi

Pile d’assiettes 2(voir p.141.)

Poelle seule(voir p.138.)

Pile d’assiettes 1(voir p.140.)

Page 41: Percevoir le quotidien

dans le rassemblement, l’ajustement parfait entre les éléments etdans une dominance de couleur, un même rapport de touche. D’un autre côté, il disperse, dissocie, sépare dans son trai-tement en série de la nature morte, montrant ainsi l’infi nité de possibles confi gurations tout aussi proches et  équilibrées. L’objet se défait de sa matière première, de son usage, de son volume de ses derniers liens avec le réel. L’espace se transforme alors en surface et l’ensemble de la représentation devient presque indépendant de la réalité dont il s’inspire. Morandi exprime fi nalement moins l’espace domestique et les senti-ments liés à un univers familier. Il montre une forme de  ré-sistance passive à travers le regroupement d’objets et le  trai-tement homogénéisé des matières. Les objets prennent leur distance vis à  vis de l’homme et de son regard, pour exister eux-mêmes dans un monde abstrait de la représentation. Ils ne sont plus des accessoires de vie, avec une fonction pré-cise mais s’affi rment au contraire à travers leur plasticité et leur monumentalité pour ne plus renvoyer à faire, mais à voir et contempler.

41

Analyse d’une œuvre de Morandi

Chapitre II Peintures en magasin.L’objet sculpture,construction par touches.

Page 42: Percevoir le quotidien

Je mets en avant au début de ce chapitre la construction de l’objet en peinture, un travail par couches et juxtaposition d’aplats. Après un regard sur le quotidien au sein de la maison et au travail, je change de lieu en me rendant chez ikea. La re-lation aux objets se modifi e dans le cadre du magasin. Celui-ci expose des accumulations d’objets dans l’espace domestique ici vendeur, montre des intérieurs saturés et une surabondance de produits. Chaque décor est un espace de projections et d’ex-positions possibles pour le visiteur qui fait usage des objets qu’il présente. La façon dont ces espaces sont «équipés» pose la question de ce qui est nécessaire, ou ne l’est pas. Qu’est ce qui rentre alors, dans «l’équipement» d’une pièce à vivre ? De quoi a-t-on  besoin pour remplir un espace de vie ? Pourquoi un si grand écart entre des intérieurs signifi és par une pléthore de produits et ceux d’un autre côté haut de gamme où le vide est synonyme de luxe ? Dans une économie de moyens, comment atténuer ce contraste et penser des dispositifs ou un aména-gement changeant la perception de l’espace, vers un essentiel d’éléments ?

42

du fond & de la fi gure en peinture

Transition II

Page 43: Percevoir le quotidien

Transition II

Le contexte du magasin infl uence d’autres rapports entre les objets et amène le phénomène de série. La répétition d’éléments identiques provoque de nouvelles imbrications et un nouveau type d’accumulation. Les niveaux de lecture sont multiples en fonction des silhouettes et davantage de l’ordre de la contemplation. Le traitement en peinture a tendance à  li-bérer les objets de leur fonction, et désencombrer les décors en fond. Il  rend compte d’un essentiel autour de l’objet qui repose sur un support devenant le seul lien entre l’objet et son contexte.

Je conserve un traitement des couleurs similaires au cha-pitre précédent. Elles ont toujours une dominante de gris et de blanc. Je m’intéresse alors à l’œuvre du peintre Morandi pour son traitement des couleurs et ses réunions restreintes d’ob-jets. L’analyse d’une de ses natures mortes m’aide à identifi er plusieurs points. D’une part, ses petits regroupements du quo-tidien au milieu du tableau apparaissent comme de grands mo-numents immobiles, inertes et offrent une nouvelle lecture de l’objet. D’autre part, son œuvre exprime une simplifi cation des formes apparentes, des couleurs. Sa peinture gomme les diffé-rences de matière et d’usage à la fois entre les objets. Les cou-leurs sont davantage dans un rapport de projection et nous amènent dans un monde plus abstrait de la représentation.

Cette mise à distance des objets face au réel, à leur fonc-tion prédéfi nie amène un nouveau point de vue à la surface de  la  toile. Elle permet un autre regard en peinture sur les objets du quotidien, libéré des contraintes et des aprioris.

43

Page 44: Percevoir le quotidien
Page 45: Percevoir le quotidien

45

Le Motif

Relation de l’Objet au Support et au Fond, Perturbations à la Surface de la Toile.

Chapitre III

Page 46: Percevoir le quotidien

Certaines des natures mortes ikea retiennent davantage mon attention au niveau de la composition et de l’imbrication des volumes entre eux. L’accumulation d’objets en série, d’éléments identiques apparaît alors comme le dessin d’un motif. Il sim-plifi e les formes et l’ensemble de la composition. La réunion d’objets se déchiffre autrement posée sur un support qui prend toute son importance.

Le travail du motif se poursuit dans l’espace domestique où je compose de nouvelles peintures. Dans un intérieur de maison, j’organise de nouvelles mises en scène en tenant compte de la relation objet-support. Je retiens quelques unes de mes produc-tions en peinture que j’analyse dans un premier temps. Puis dans la suite de l’étude sur le motif, je regarde de plus près une œuvre de Matisse, Intérieur au rideau égyptien de 1948. L’ana-lyse de la composition, des rapports de lignes de force et de couleurs met en évidence un nouveau traitement de l’espace de représentation. Elle m’aide à identifi er plusieurs aspects qui nourrissent la perception de l’objet en peinture.

Dans un dernier point, j’analyse une nouvelle série de na-tures mortes, qui ne sont plus des regroupements d’objets seuls mais l’objet peint à l’intérieur de son contexte d’utilisation, en incluant ce qui l’entoure. Le fond prend une autre signifi ca-tion, il n’est plus épuré, désencombré comme auparavant. J’in-tègre alors dans ma perception de l’objet sa relation au support et au fond à la fois.

46

du fond & de la fi gure en peinture

Page 47: Percevoir le quotidien

Analyse de peintureRecherches

47

Motif domestique.Analyse d’une œuvre de Matisse.

Importance du support.Poursuite de la relation objet-support-fond.

Chapitre III

Le Motif

Relation de l’Objet au Support et au Fond, Perturbations à la Surface de la Toile.

Page 48: Percevoir le quotidien

Après avoir ressenti chez Chardin les résonnances des cou-leurs et l’infl uence des objets entre eux, je découvre chez Mo-randi le seul lien qui persiste entre l’objet et son contexte, le  support. Légèrement esquissé, il est présent et soutient les  objets. Il est le plan sur lequel se poser, leur point d’an-crage dans n’importe quel paysage. En regardant plus atten-tivement les tableaux d’objets inanimés, je remarque qu’il est caractéristique du genre de la Nature Morte. Table, meuble, plateau, tablette, étagère… La présence du support appa-raît toujours discrètement dans la représentation. Surface qui supporte une tablée d’objets domestiques, elle se regarde en  second plan, après plusieurs coups d’œil ou plusieurs mi-nutes lorsque le regard entre au fur et à mesure dans la com-position. Elle apparaît mais ne se dévoile pas entièrement du premier coup. Elle ne montre qu’une épaisseur, une tranche, un bord, un angle parfois ou un morceau de nappe. Solide, horizontale, elle porte la composition d’objets. Le support est une base stable qui participe pleinement à la construction du tableau. Il délimite un territoire, un espace dans lequel ces objets s’expriment à un moment donné et de façon particu-lière, comme s’ils se rencontraient et s’organisaient ensemble pour la première fois. Timides avant que la réunion n’ait lieu, ils osent s’affronter seulement après l’intervention du peintre qui leur conseille les meilleurs agencements possibles. Ils en-trent alors prudemment en scène, accompagnés, afi n de jouer leur rôle dans cette nouvelle situation et ce décor qui leur sont proposés. Dans certaines  natures mortes, je remarque davan-tage ce lien entre support et objet. Je prends conscience qu’en fonction du lieu, du type de support la relation est modifi ée et la perception de l’objet change. J’explore à l’échelle du tableau les infl uences du support sur l’objet.

Les compositions d’ikea que je retiens en particulier, se construisent autour d’une accumulation de vaisselle. Par exemple, une réunion de cinq pichets ordonnés au creux d’un emballage type carton recyclé, un regroupement condensé vu du dessus qui dévoile sa monumentalité. En y regardant de plus près, il offre une multitude de valeurs de blanc. Il se construit à partir de tâches blanches, grises, violettes, ocres juxtaposées les unes aux autres. L’objet blanc est regardé dans son ensemble puis analysé en surface où les nuances varient en fonction de l’éclairage et des éléments ambiants. Le car-ton est presque totalement recouvert par cette série de pichets et apparait seulement comme une sorte de cadre autour des objets regroupés. Le plan horizontal du carton semble se re-dresser vers le spectateur et donner une sensation de mouve-ment différente des orientations prises par les becs des pichets.

48

du fond & de la fi gure en peinture

Importance du support

Importance du support

Page 49: Percevoir le quotidien

La profondeur paraît se réduire à la surface du tableau et lier les éléments dans un même motif. Les jaunes, les ocres du car-ton se mélangent au blanc immaculé de la céramique, créant un va-et-vient entre les éléments, une circulation des cou-leurs. Elles se refl ètent entre les objets et le support dans une construction organisée du contenu.

Il y a une perméabilité entre support et objet que je remarque également dans l’empilement des bols blancs. L’angle de vue a changé, un peu plus frontal, esquissant une ligne de perspec-tive qui s’enfuit à gauche du tableau. La profondeur de l’image se dessine légèrement par les aplats de couleur qui changent de valeur. Autrement, l’espace est gommé, aplati par le trai-tement pictural. Ce travail par la peinture décortique l’anato-mie de l’image, la composition des couleurs et des refl ets, pour ensuite reformer un tout, un ensemble lisse où les objets fu-sionnent avec le fond sur lequel ils sont projetés. La peinture les traite en tant que motif, lisse leur texture, leur forme et leur éclat. Par exemple, je traite de la même façon à l’acrylique, la  surface du carton molle, terne et la texture brillante des pichets blancs. De la même manière, l’étagère en médium peint semble se rapprocher de la matière céramique des bols. À dominance violette, l’image prend le bol comme élément répété sur trois plans et le signifi e par de brefs coups de pin-ceau. Une légère ligne de blanc se dessine en bordure, délimite un volume et fait circuler sa luminosité partout dans l’image.La décomposition par aplats de couleur du support et  des objets, la répétition d’un même élément, son empilement, perturbe la vision du réel et vient enrichir la perception de l’es-pace. Dans son accumulation, le bol crée une sorte de motif et «augmente» la mise en scène. Il donne le sentiment de se répéter en dehors du champ visible, agrandissant ainsi la dyna-mique de la représentation.

De retour à la maison, j’ai l’intention cette fois de construire une nouvelle discussion entre objets et support -surface, une nouvelle confrontation. J’ai le sentiment d’effectuer un réel travail d’observation dans cet espace, comme je l’ai entrepris depuis le début, à la différence que j’agence ici les choses avec de nouveaux prétextes.

Je regarde plusieurs endroits de la maison à différents mo-ments de la journée. Je m’attarde sur une composition d’objets que je viens de rassembler, fais abstraction du reste de la pièce puis zoome, «dézoome» et m’attarde encore. La permanence du regard sur certains détails, sur les contrastes entre un objet et l’arrière plan, m’aide à faire des choix. J’effectue plusieurs essais jusqu’à ce que l’un me paraisse plus pertinent qu’un

49

Chapitre III Le motif.Relation de l’objet au support et au fond,Perturbations à la surface de la toile.

Motif domestique

Motif domestique

Bols qui s’entassent(voir p.142.)

Pichets au carton(voir p.143.)

Page 50: Percevoir le quotidien

autre. J’utilise des fonds différents, place de nouveaux objets à portée de main, les regroupe, les sépare, les positionne selon une ligne imaginaire tracée. Mon regard se pose et s’attache à ces nouvelles formes d’interactions. L’exercice se répète sur plusieurs jours. Une phrase écrite par Maurice Merleau-Ponty décrit pertinemment la façon de percevoir son environnement. «Qu’est-ce que fi xer ? Du côté de l’objet, c’est séparer la région fi xée du reste du champ, c’est interrompre la vie totale du spectacle, qui assignait à chaque surface visible une coloration déterminée, compte tenu de l’éclairage ; du côté du sujet, c’est substituer à la vision glo-bale, dans laquelle notre regard se prête à tout le spectacle et se laisse envahir par lui, une observation, c’est-à-dire une vision locale qu’il gouverne à sa guise.» *

Un temps d’observation est attribué à chaque élément du vi-sible, l’objet seul, puis posé sur un support. Il prend cette fois autant d’importance que le fond. Les peintures que je conserve expriment le mieux cette volonté de considérer attentivement chaque élément qui entre en jeu dans la représentation. Après la décomposition des objets en aplats de couleur, ici je re-marque la décomposition des éléments constitutifs de chaque plan et prends en compte l’objet en fonction du support, du fond – c’est-à-dire des différents plans qui se juxtaposent. Le fond et l’objet sur leur plan respectif semblent faire partie d’un même ensemble, ramené à la surface du tableau, dans des si-tuations que j’improvise. Par exemple, le tableau avec l’étui blanc de la montre sur fond de motif «feuillage aux écureuils».  La vue du dessus aplatit l’image et sa profondeur est signifi ée seulement par quelques feuilles assombries ou par l’ombre dessinée de l’empreinte de montre. La boîte blanche est alors réduite à une fi gure plane, un rectangle blanc. Elle fl otte à la surface de la table sur laquelle elle repose, emportée par les feuilles du motif dans la même horizontalité.

Autre petit tableau : celui où les objets (i-phone, mètre ru-ban, bougie, câble VGA, adaptateur) soigneusement posés sur une table basse, nagent parmi le feuillage du motif qui la re-couvre. Très coloré (jaunes, oranges, ocres et verts) et légère-ment nuancé, le motif modifi e la perception de l’espace donné. Les objets fl ottent au dessus du plan de la table, de quelques millimètres dans un espace harmonisé et feuillu, qui semble se prolonger en dehors de la toile, dans l’infi nie répétition du  motif. De plus, les fi ls paraissent s’enrouler autour des branchages, pointant différentes directions au-delà du champ visible.

La perception de l’espace représenté change, comparée à celle des premières natures mortes qui mettaient seulement l’accent sur le regroupement d’objets, indépendamment de leur

50

du fond & de la fi gure en peinture

Motif domestique

Empreinte de montre(voir p.145.)

Iphone, câble VGA et bougie(voir p.144.)

* Maurice Merleau-Ponty,Phénoménologie de la perception, op. cit., p.272.

Page 51: Percevoir le quotidien

contexte. Ici, la décomposition par plans de l’image et la prise en compte des multiples éléments qui la constituent, ques-tionnent sur la place de l’objet dans son environnement. Dans ce cas précis (d’objets posés sur une étagère), plusieurs choses m’importent : l’angle de vue sur la mise en scène, la juxtapo-sition des différents plans, la profondeur également à travers l’emploi du motif et l’organisation minimale des objets. J’ima-gine alors ce que cela signifi erait au cours d’un projet de design. La portée que prendraient les mots «place de l’objet dans son environnement» ou bien «importance du contexte dans la réa-lisation de l’objet». Le dessin de l’objet serait pensé en fonction de l’espace qui lui est destiné. Il tiendrait compte des différents aspects qui décrivent cet environnement (support, éclairage, volume occupé, arrière-plan, éléments déjà présents) pour voir l’objet fi nal en complète interaction avec l’espace qui lui a été réservé.

Je cherche dans une œuvre de Matisse les explications qui m’aideront à comprendre davantage l’utilisation du motif en peinture, ses répercussions sur la construction du tableau et la perception de l’espace représenté. Intérieur au rideau égyptien est une nature morte réalisée par Matisse en 1948, vers la fi n de sa vie, elle illustre l’aboutissement de ses recherches pictu-rales. Derrière une composition classique, je tente d’identifi er les éléments marquants du tableau qui font sa particularité et son originalité.

Le tableau suit des règles de construction héritées de la pein-ture académique. Le peintre reprend, en effet, les principes de bases des compositions de tableaux pour mieux les réinvestir et les dépasser. Il utilise, à première vue, un format de tableau élaboré sur le principe du nombre d’or, recréant les propor-tions idéales d’une œuvre. Un rectangle d’or est ainsi obtenu : après avoir dessiné un premier carré, puis tracé un cercle de centre le milieu d’un des côtés et passant par un des coins op-posés, je prolonge une des longueurs du carré jusqu’à croiser le cercle. L’intersection marque le côté du nouveau rectangle. Ces repères permettent de tracer un rectangle dont les dimen-sions sont proportionnelles au nombre d’or. C’est une façon de partager, de composer le tableau en deux moitiés inégales et de trouver ainsi le bon équilibre. Dans Intérieur au rideau égyptien, Matisse présente ce rectangle verticalement. Dans un format généralement dédié au portrait, il compose ici un paysage de couleurs qui renouvelle le genre de la nature morte. Le motif ne se réduit pas seulement à une réunion d’objets mais enva-hit l’intérieur de la pièce entièrement. Le peintre confère à sa nature morte une dimension particulière comme déjà signifi é

51

Chapitre III Le motif.Relation de l’objet au support et au fond,Perturbations à la surface de la toile.

Analyse d’une œuvre de Matisse

Analyse d’une œuvre de Matisse

Henri Matisse, Intérieur au rideau égyptien, 1948.(voir p.113.)

Le schéma ci-dessous présente les différents tracés afi n d’obtenir un «rectangle doré».

Page 52: Percevoir le quotidien

dans son titre, qui ne nomme pas simplement les objets mais l’espace qu’ils occupent.

Matisse reprend également un thème universel en peinture, celui de la fenêtre. Elle délimite un cadre (aussi proportionnel au nombre d’or) et ouvre sur un autre espace au cœur même du tableau. Une mise en abîme amène le regard dans une autre dimension, au-delà de la toile et prend une plus grande am-pleur qu’une nature morte classique. S’appropriant les règles de la peinture académique, Matisse s’éloigne cependant du format traditionnel de la nature morte et agrandit l’espace de représentation.

Suivant une autre règle de composition, le peintre dessine trois plans successifs (le rideau, la table et la fenêtre), prenant soin de placer l’objet du tableau au second plan (la corbeille de  fruits). Mais la corbeille n’est pas vraiment le sujet, c’est l’intérieur entier qui est sujet de l’œuvre. Matisse porte autant d’attention à chacun des plans, soit en remplissant d’aplats de couleur pour le rideau, soit en délimitant clairement le contour comme pour la fenêtre. Le regard du spectateur glisse d’un plan à l’autre, suit le sens de lecture (occidental) de gauche à droite ou de haut en bas, sans jamais être interrompu, pouvant par-tir de n’importe quel point d’accroche. Par exemple, mon regard se pose sur la corbeille de fruits sur la table, longe l’ho-rizontalité du plan vers la droite jusque dans le rideau égyp-tien, puis remonte dans les arabesques du motif, épouse les lignes courbes jusqu’en haut, se poursuit dans les branches du palmier qui s’offre à lui, se laisse doucement tomber le long de celles qui descendent et le laissent regagner le rose lumineux du plan initial de la table.

La lumière circule dans l’ensemble du tableau, dans les blancs, les roses, les oranges, les jaunes. Elle éclaire les cou-leurs chaudes au premier plan et celles plus froides de l’arrière plan. C’est de cette immense fenêtre que la lumière émane et infi ltre l’intérieur. Elle provient plus directement du coin gauche supérieur de l’encadrement, suivant la logique de lec-ture occidentale. Elle dessine parfaitement l’ombre portée de la corbeille à l’exact opposé d’une diagonale partant du coin supé-rieur gauche s’arrêtant sur le côté droit en bas, à l’intersection du bord de la table avec le rideau. L’espace de Matisse regroupe certaines règles de composition classique dans un espace construit par la couleur, la lumière et une dynamique, suivant plusieurs contrastes.

La fenêtre reste l’immense source lumineuse du tableau et produit de forts contrastes. Elle distribue les rayons de lumière et envahit chaque plan de la composition. La panière de fruits éclatante se refl ète dans le rose pâle de la table. L’ombre de la

52

du fond & de la fi gure en peinture

Analyse d’une œuvre de Matisse

Page 53: Percevoir le quotidien

panière, d’un noir plus obscur que le reste de la scène, est par-faitement dessinée, aiguisée. Elle reprend les arrondis de l’ob-jet et s’arrête brusquement au bord, sur l’arrête de la table. Orange sur la tranche à contre jour, elle semble avoir rougi et s’être éclaircie à la surface du plan horizontal baignant dans la lumière du jour. Cette lumière envahit chaque interstice de la fenêtre, contrastant ainsi avec son cadre noir. Elle englou-tit jusqu’au pan de rideau face à nous dans lequel elle circule de toute part, de haut en bas faisant partie intégrante du motif.

Ce tableau aurait pu inspirer la réfl exion de Rogier Van Der Heide, chef designer chez Philips éclairage, lors d’une confé-rence donnée pour TED à Amsterdam en 2010 «Why light needs darkness ? (Pourquoi la lumière a-t-elle besoin de l’obscu-rité ?)». Un bon éclairage se reconnait grâce aux zones de pé-nombre qui lui sont accordées. Il explique à travers différentes architectures, les bienfaits que ce phénomène induit sur notre organisme, par exemple dans les lieux de travail, bureaux, où la concentration sur une longue durée est possible si l’éclairage n’est pas extrêmement lumineux en permanence. La lumière, pour exister et être appréciée, a besoin de l’obscurité.

Elle circule dans le tableau, aussi éclatante et lumineuse à  nos yeux parce que des zones d’ombre, d’obscurité ont été savamment juxtaposées. Elle éclaire et resplendit à l’intérieur du tableau car Matisse a su glisser suffi samment de noir tout autour de la fenêtre, sur le mur à contre jour, le tissu du rideau et surtout le faire circuler à l’extérieur dans le feuillage du pal-mier. Ces épines de noir contrastent avec la lumière du soleil et le jaune des branches. Leur rencontre est électrique et rythme le mouvement naissant des branches agitées.

Matisse fait naître des tensions aux intersections de ces lignes, entre la profondeur et la surface, dans les circulations d’un plan à l’autre. Une tension naît par exemple de la coexis-tence entre une zone de trouée comme la fenêtre, et une zone d’avancée comme le rideau. La montée aérienne du rideau contraste avec l’horizontalité basse de la table qui se prolonge dans un mouvement latéral sur le motif du tissu. Le regard, aussi, subit des points de polarité. La frontalité du rideau, par exemple, tronquée sur toute sa longueur semble faire obstacle, retenir le regard. Elle le fait glisser en dehors de la toile sur la droite, dans le prolongement des plis du motif d’arabesques, alors que la perspective de la table ainsi que la forme arrondie des feuilles du rideau pointent vers la fenêtre. Elles amènent ainsi le regard au centre du tableau au cœur des branchages du palmier, au-delà du plan de la fenêtre et, derrière encore.

Un autre point intéressant apparaît au niveau de la table en  perspective, coincée entre deux plans d’une frontalité écrasante.

53

Analyse d’une œuvre de Matisse

Chapitre III Le motif.Relation de l’objet au support et au fond,Perturbations à la surface de la toile.

Page 54: Percevoir le quotidien

Elle paraît en lévitation devant le mur noir du fond. Les fruits de la corbeille donnent aussi la sensation d’être en apesanteur, prêts à se soulever très légèrement. Une légèreté qui contraste avec le rideau structuré formellement et rempli d’aplats de cou-leurs, semblant retenir la table derrière ses plis. Le traitement pictural du meuble plus hésitant se distingue par les coups de pinceaux esquissés, qui révèlent en partie la toile vierge du fond et les premières lignes de dessin au crayon. À la place de l’ombre portée un vide se dessine découvrant un bout de mur dans un trou noir. Il conforte l’idée que la corbeille fl otte plus qu’elle ne se stabilise et se pose, grâce à son ombre. Le spectateur est par-tagé entre voir des vides pleins de couleur ou une zone pleine évidée. Son regard pénètre les objets, suit les mouvements entre chaque élément et s’étend en dehors du tableau. Matisse explore des procédés qui le font rebondir d’un point à un autre, l’absorbent, l’arrêtent, le font glisser latéralement, puis verti-calement. Une dynamique ininterrompue, à l’opposé de toute attitude de contemplation, contrairement à Morandi.

Les formes pleines et arrondies du rideau contrastent en ap-parence avec les hachures de la fenêtre. Cependant, des liaisons sont clairement visibles entre les plans. Même si  chaque élé-ment est différent, le mouvement du motif dans le rideau se poursuit dans les branches du palmier. Les jaunes vifs de l’arbre sont ramenés à la surface dans les plis du tissu. La circulation du noir participe également à relier ces éléments, il est présent dans tout l’intérieur jusque dans le dessin du palmier à  l’ex-térieur. Sur le rideau, le noir pourrait appartenir au mur en arrière plan, et vice-versa. Le cadre de la même couleur autour de la fenêtre concentre ainsi la lumière du tableau, dans un effet d’éblouissement si elle est regardée avec insistance. L’œil est attiré à l’intérieur de la spirale des branchages. Ses accords colorés et le traitement en hachures projettent le palmier vers l’avant et provoque un mouvement du «fond» vers le «devant» : du lointain vers le proche. Matisse exprime le pouvoir de la lu-mière au moyen de la couleur. Il obtient une sensation d’enso-leillement, de profondeur et d’expansion de l’espace à  travers ce paysage projeté vers l’avant, par le simple emploi de la cou-leur. (réf. Bibliographie de Matisse, ci-dessus.)

Le blanc communique également à l’ensemble du tableau son intensité et ses contrastes avec les autres couleurs. D’une part, il y a cette fi ne ligne blanche qui, bordant le cadre noir de la fenêtre, le cerne par sa luminosité. D’autre part, les lignes blanches autour du motif «égyptien», au côté des aplats de-noir, donnent l’impression d’être une sorte de négatif photo-graphique où les valeurs lumineuses des objets sont inversées (même effet pour la corbeille de fruits blanche sur fond noir).

54

du fond & de la fi gure en peinture

Bibliographie de Matisse:

Rémi Labrusse, Matisse : la condition de l’image, Éditions Gallimard, Paris, 1999, p.200-260.

Dominique Levy-Eisenberg, Lire Matisse, la pensée des moyens, Éditions l’Harmattan, Paris, 2005, p.58 -126.

Laurence Millet, L’ABCdaire de Matisse, Éditions Flammarion, Paris, 2002.

Henri Matisse : Vence, l’espace d’un atelier, Éditions Réunion des musées nationaux, Paris, 2007.

Gilles Néret, Matisse, Éditions Taschen, Paris, 2001.

Dominique Fourcade, Henri Matisse, Écrits et Propos sur l’art, Éditions Hermann, Paris, 1972.

Analyse d’une œuvre de Matisse

Page 55: Percevoir le quotidien

Dans ce rideau, l’union des complémentaires (rouge-vert) crée également un foyer coloré d’une chaleur tout aussi intense que celle de la fenêtre et rejoint les jeux d’opposition entre couleurs (complémentaires, noir et blanc, arabesques et lignes droites, touche brève et aplats remplis). Matisse décrit sa pratique de la couleur dans ses écrits et interviews rassemblés par Domi-nique Fourcade dans son livre Henri Matisse, Écrits et Propos sur l’art : «Sans doute, il existe mille façons de travailler la couleur, mais quand on la compose, comme le musicien avec ses harmonies, il s’agit simplement de faire valoir les différences.»1 Dans Inté-rieur au rideau égyptien, les couleurs sont simples, si intenses qu’elles semblent quasiment pures. Elles n’ont pas l’air d’avoir été beaucoup transformées, ce qui importe au peintre ce sont les contrastes, les harmonies possibles dans leur juxtaposition.

La couleur est motif dans l’œuvre de Matisse. Je remarque deux types d’objets dans l’espace du tableau. Il y a les objets «neutres», tels que la table, la corbeille de fruits, le mur, et les objets «motifs», comme le rideau, la plante. L’objet-motif structure et confère un rôle architectural à la verticalité du ri-deau, par exemple. Il est profondeur entre l’avant et l’arrière dans les hachures du palmier. Il donne le mouvement et parti-cipe à la dynamique de l’œuvre. Dans l’espace matissien, le mo-tif est discontinu, homogène : hachures, aplats, vides, pleins mais surtout couleurs. Je repense à une citation de Maurice Denis devant un tableau de Matisse : «Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.» La couleur caractérise l’œuvre de Matisse et construit la représentation dans tous ses effets. Le peintre exprime son impression, toujours dans le même livre : «Je sens par la couleur, c’est donc par elle que ma toile sera toujours organisée.»2 La couleur éblouit, absorbe, s’évapore, réchauffe, repousse, retient et puis surprend dans ses oppositions. Ce qui importe dans l’œuvre du peintre ce sont les rapports qui se créent entre les éléments. La peinture de Matisse est basée sur ces rapports internes défi nis entre les oppositions de lignes de force et de couleurs. Il explique ainsi, plus loin dans le même texte : «On a trop souvent tendance à oublier que les anciens ne travaillaient que par les rapports. La question capitale est là. Que les rapports soient expressifs et toute la surface se trouve modulée, animée, la lumière exaltée, la couleur amenée à son plus haut degré de pureté et d’éclat.» 3

Le peintre établit un système de relations entre les trois plans de l’espace représenté et les éléments dans leur juxtapo-sition. Différentes techniques sont employées : une composi-tion très structurée issue des règles de peinture académique,

55

Analyse d’une œuvre de Matisse

Chapitre III Le motif.Relation de l’objet au support et au fond,Perturbations à la surface de la toile.

1.Dominique Fourcade, Henri Matisse, Écrits et Propos sur l’art, Éditions Hermann, Paris, 1972, p.200.

2.ibid, p.195 .

3.ibid, p.195 .

Page 56: Percevoir le quotidien

des éléments mis en tension dans leur rapport à la couleur et à la forme. Certains objets sont simplement esquissés à côté d’autres plus dessinés par exemple. Des éléments dissimulés, tronqués en opposition à ceux montrés de front, entiers. (réf. Bibliographie de Matisse, page 54.)

Le résultat de ces opérations ouvre le champ de vision du spectateur et l’espace de représentation. L’expansion du re-gard s’effectue ainsi à travers différents niveaux. L’utilisation d’une fenêtre signifi e l’ouverture sur un autre espace. La mul-tiplication d’un élément (dans un motif) donne l’illusion d’un développement infi ni et aléatoire sur une surface. Les points de tensions dans le tableau dirigent le regard au cœur de la représentation, derrière la fenêtre vers une autre dimen-sion. Les rapports dans la peinture questionnent, se contre-disent, mettent en doute la perception de l’espace représenté et conduit l’image dans ses limites. La représentation n’est pas close, fermée, elle est plutôt ouverte. Ce qui m’importe dans l’analyse de ce tableau, ce sont les opérations du peintre «qui mettent en relation». Ce sont les mouvements provoqués par les lignes de force et la couleur, le regard qui glisse d’un plan ou d’un objet à l’autre. Finalement, c’est la question de la circu-lation qui est mise en évidence, et compte le plus dans l’espace matissien.

56

du fond & de la fi gure en peinture

Analyse d’une œuvre de Matisse

Page 57: Percevoir le quotidien

Après l’avoir libéré de son usage dans l’analyse de Moran-di, l’objet est perçu encore différemment au long de ce cha-pitre. Il est inclus dans un ensemble (support-objet-fond). Je prends conscience des éléments qui le composent, des para-mètres à prendre en compte et structurent l’espace de repré-sentation. Je joue avec le support qui devient le fond. Il aplatit la profondeur de champ et agrandit l’espace à la fois. L’angle de vue change, ce qui modifi e la perception des objets et de l’es-pace entièrement. L’arrière plan recouvert d’un motif feuillage, les place dans une autre dimension. La vision est aplatie mais s’étend grâce au motif. Je m’interroge sur les perturbations qu’engendre le motif car elles remettent en cause la place de l’objet dans l’espace de représentation.

L’analyse du tableau de Matisse me montre la richesse dans l’emploi du motif, sa manière de construire l’espace. La com-position académique de sa peinture suivant les lignes de force, structure l’espace par plans. Elle gère la circulation du regard dans le tableau par des correspondances de couleur et un fl ot de lumière continu. La couleur est motif dans la peinture de Matisse. Dans un rapport totalement opposé à Morandi où la couleur unifi e, ici, elle oppose. Le peintre travaille l’espace de représentation pour ses contrastes, ses différences, ses op-positions dans la juxtaposition des aplats colorés. Il amène le  regard en dehors de la toile à travers le motif, sur les cô-tés, mais également au cœur du tableau, au-delà de la fenêtre. Sa peinture ouvre sur une autre dimension où la perception de l’espace et des objets qui s’y trouvent, a changé. La relation entre l’objet, le support et le fond a évolué, devient plus étroite. Ils semblent s’infl uencer entre eux, être davantage liés, presque indissociables.

Transition III

Transition III

57

Page 58: Percevoir le quotidien

58

du fond & de la fi gure en peinture

Poursuite de la relation objet-support-fond

Page 59: Percevoir le quotidien

L’importance du fond et du support, le contexte de l’objet, est devenu un paramètre fondamental des prochaines pein-tures que j’entreprends. Après avoir traité le support en tant que motif infi ni, j’imagine qu’il fusionne avec l’objet qui s’en imprègne jusqu’à disparaître au travers, laissant une trace, une empreinte seulement.

Je peins une scène d’objets qui viennent de servir. Sur une table de restaurant, des tasses, une presse à café, quelques verres, une serviette et des couverts. Tout juste utilisés, leur disposition évoque un moment familier, rappelle des émotions ou un épisode agréable de la journée. Un bout de table supporte la composition, l’éclairage homogène inonde la mise en scène et célèbre le moment. Il dévoile chaque silhouette d’objets, ses formes, sa transparence et ses couleurs, en fonction de l’in-tensité. Il laisse entrevoir la multitude de tons et de nuances présents à la surface des objets, sous l’infl uence du milieu. La transparence de ce verre devient du «gris», des nuances de gris, du très clair au gris coloré par des ocres, des roses et des vio-lets, car il absorbe un peu des teintes des éléments qui lui sont proches.

Ce rapport aux couleurs est évidemment très subjectif. Je dé-cris en fonction de mes perceptions. Je ne dessine plus, les cou-leurs se chargent de révéler les volumes. J’y vois ce qui me plaît et la peinture est un bon moyen d’exprimer une vision très per-sonnelle des choses. Je fabrique directement mon «impression» en mélangeant les couleurs. Maurice Merleau-Ponty décrit dans son ouvrage Phénoménologie de la perception, le regard por-té sur le réel qui nous apparait grâce aux variations de points colorés qui le constituent et se meuvent sous les changements de lumière. «La vision, dit-on, ne peut nous donner que des couleurs ou des lumières, et avec elles des formes, qui sont les contours des couleurs, et des mouvements, qui sont les changements de position des tâches de couleur.» * L’éclairage du moment est si doux qu’il fait vaciller les couleurs de la vaisselle, du tissu et des verres. Il fl oute leur contour et ne permet plus de discerner clairement les nuances de marrons dans le bois de la table ou bien le déta-chement du verre transparent devant. Je ressens alors plus de liberté dans la répartition des touches de peinture. Les touches colorées se juxtaposent plus librement comme pour délimi-ter le contour des objets. Ils se mélangent davantage au sup-port et l’inexactitude, ou le tremblement des contours, confère vibrations et mouvements à la représentation.

59

Poursuite de la relation objet-support-fond

Chapitre III Le motif.Relation de l’objet au support et au fond,Perturbations à la surface de la toile.

Empreinte d’Iphone 1(voir p.146.)

Empreinte d’Iphone 2(voir p.147.)

Empreinte d’Iphone 3(voir p.148.)

* Maurice Merleau-Ponty,Phénoménologie de la perception, op. cit., p.275.

Page 60: Percevoir le quotidien

J’ai l’impression que l’intensité de l’éclairage inonde tout de lumière. Elle homogénéise la scène, l’envahit d’une peinture très lumineuse et crée de nouveaux effets à la surface des ob-jets. Ces derniers se mélangent à la lumière et au support. Seu-lement l’objet téléphone n’est pas éclairé. Pour cette série de peintures sur table, j’omets de peindre le téléphone portable posé sur la table et laisse le fond de la toile (carton gris) des-siner l’objet. Il devient une petite zone sans lumière qui joue à la surface, un vide dans l’image. Comme s’il s’était enfoncé dans la table jusqu’à passer au travers et laisser une ouverture visible. L’objet s’est dissout dans le support. Je renouvelle cet effet dans un autre restaurant. Une accumulation de vaisselle sur le point d’être débarrassée est esquissée. L’objet principal de la représentation est peint une première fois, puis disparaît dans un second tableau. Les éléments se dissolvent, de la même manière que pour le téléphone, à la surface de la table-sup-port (qui sert de fond également). Il y a un plat en céramique blanche rectangulaire contenant couverts, verre et serviette. La zone qu’ils occupent est vide, sans matière-peinture, à l’excep-tion de celle du carton blanc, toile de la composition, qui appa-raît et dessine en négatif la forme de l’objet. Un blanc compact et restreint par les autres couleurs qui l’entourent et dessinent ses contours. Il prend «forme» grâce au contexte : la table sur laquelle tout repose. Ce n’est pas n’importe quel blanc mais le blanc du carton sur lequel je peins. Brut et silencieux à la fois, il représente une forme géométrique quelconque. Si je n’avais pas la forme «pleine» en comparaison, je pourrais imaginer une multitude d’objets contenus dans ce blanc.

Le rapport de la forme simplifi ée sur fond uni fait allusion aux Quadrangles de Malévitch, par exemple Carré noir sur fond blanc exposé en 1915, à Petrograd (actuelle ville de Saint-Pétersbourg). Ce fut un bouleversement dans la peinture du début du siècle, puisqu’il s’agit d’une des premières œuvres non-fi guratives. Exposée comme une icône, elle fut montrée en hau-teur dans le coin d’une salle qui regroupait plusieurs œuvres suprématistes. Plus haut que les autres et légèrement incliné en direction des visiteurs, elle surplombait la salle et le reste des œuvres. Elle annule à la fois l’angle de la pièce en ramenant en surface l’image très minimale du carré. (réf. Bibliographie de Malévitch, ci-dessus à droite.)

Carré noir sur fond blanc ouvre, dans une économie de moyens, sur une nouvelle dimension de l’espace pictural. Il amène la ré-duction des formes à un essentiel de représentation, une forme d’essentiel jusqu’à faire disparaître toutes allusions fi guratives au temps et à l’espace. Le carré libère du réalisme académique de la nature. Infl uencé par les œuvres cubistes, Malévitch s’est

60

du fond & de la fi gure en peinture

Poursuite de la relation objet-support-fond

Page 61: Percevoir le quotidien

d’abord intéressé à l’Impressionnisme (représentation de la nature à travers ses impressions colorées) et à Cézanne qui écrit à propos de la décomposition de l’image (simplifi cation des formes) : «Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective. (...) La nature, pour nous, hommes, est plus en profondeur qu’en surface.» * Malévitch se nourrit de la pensée cézanienne sur la profondeur de l’image et la façon de percevoir les volumes ainsi que des représentations cubistes de son époque sur la fragmentation des objets et la multipli-cation des points de vue au sein même de l’image. Le peintre au fur à mesure parsème de fragments d’objets reconnaissables ses tableaux jusqu’à leur disparition progressive et l’effacement total de l’objet au moyen du pictural. Il ne représente plus que son essence, son rythme, son battement interne incarné par le sans-objet et exprimé à travers l’œuvre suprématiste.

Ce qui me perturbe le plus dans ce travail de représentation, c’est l’ouverture sur un nouvel espace en peinture. La forme abstraite centrale de l’œuvre semble en suspension dans l’es-pace du tableau. Il n’y a ni haut, ni bas. Elle fl otte grâce à un équilibre des forces tout autour. Le blanc est lumineux. Il sert de fond uni, d’encadrement au carré et supprime la spatialité, le sentiment de perspective. Comme si la lumière autour des-sinait la forme, et légitimait la place de l’objet dans l’espace. Son œuvre minimale révèle l’importance de la lumière depuis son travail de mise en scène, lors de la réalisation des décors pour l’opéra, La Victoire sur le soleil, en décembre 1913. Elle par-titionne l’espace et révèle sa profondeur. Le peintre prend à ce moment l’habitude d’employer le noir et blanc. Le rideau du second acte, où fi gure un carré divisé diagonalement en noir et blanc, est là où Malévitch lui-même situait la naissance du sans-objet. Son intention était de donner au décor de scène un aspect tridimensionnel en jouant sur les angles de vue et la juxtaposition des plans (les différents rideaux) dans l’espace. L’ambiguïté des relations spatiales entre les éléments se situe dans la perception de l’ensemble. Vu de face, l’arrière plan est aplati, cependant la lumière et  le contraste des couleurs don-nent la sensation de profondeur. Malévitch opère un glisse-ment de la toile-tableau à la représentation de   ise en scène (à une très grande échelle). Il lui permet d’apercevoir à travers le décor d’opéra, le rythme et la  vie se jouant dans une suc-cession de fi gures. Il pénètre les profondeurs de l’espace dans ses jeux de lumière et ses différents points de vue sur la scène. (réf. Bibliographie de Malévitch, ci-dessus.)

Ce rapport à la mise en scène dans l’œuvre de Malévitch m’intrigue. Il ouvre un passage depuis l’œuvre bidimension-nelle à la représentation en trois dimensions. Ce travail de

* Malevitch, un choix dans les collections du Stedelijk museum d’Amsterdam, op.cit., p.16.

61

Au restaurant 1 et 2(voir p.151.)

Bibliographie de Malévitch:

Malevitch , un choix dans les collections du Stedelijk museum d’Amsterdam, Édition Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, 2003.

La lumière et la couleur, 4e tome des écrits de Kasimir Malévitch, Éditions L’âge d’homme, Lausanne, 1993, p.61-101.

Gilles Néret, Malévitch et le suprématisme, Éditions Taschen, Paris, 2003.

Andréi Nakov, Malévitch aux avant-gardes de l’Art Moderne, Éditions Gallimard, Paris, 2003.

Jeannot Simmen, K.Malévitch, sa vie et son œuvre, Éditions Köenemann Kolja Kohlhoff, Cologne, 1999.

Poursuite de la relation objet-support-fond

Chapitre III Le motif.Relation de l’objet au support et au fond,Perturbations à la surface de la toile.

Page 62: Percevoir le quotidien

division de l’espace et de simplifi cation des formes est perçu comme une percée à travers le tableau. Un vide se crée sur la toile-tableau et symbolise une forme dissoute dans la table-support. Une tentative pour basculer de l’autre côté de la représentation. J’appréhende un passage en trois dimensions et interroge à la surface du tableau, la résistance de la toile. Malévitch explique brillamment son rapport avec elle : «En ef-fet, qu’est ce que la toile ? Qu’est ce qui y est représenté ? En exa-minant la toile, nous voyons avant tout, en elle, une fenêtre à tra-vers laquelle nous découvrons la  vie . La  toile suprématiste repré-sente l’espace blanc et non pas l’espace bleu. La raison en est claire : le bleu ne donne aucune représentation réelle de l’infi ni. Les rayons de la vue frappent, dirait-on, sur une coupole et ne peuvent péné-trer dans l’infi ni. L’infi ni suprématiste blanc permet aux rayons de la vue d’avancer sans rencontrer de limite.» * À l’intérieur de la toile, une fenêtre, elle délimite une zone et ouvre à la fois sur un autre espace. Dans un coin de ma chambre, je remarque un gobelet en plastique posé sur une étagère. Il est recouvert de bandelettes réfl échissantes qui depuis un certain angle de vue laissent l’objet se fondre dans son environnement puisqu’il ré-fl échit les couleurs ambiantes. Seulement d’un certain point de vue, il se distingue et se démarque soudainement du reste. Il apparaît d’une couleur éclatante presque aveuglante comparée aux autres objets, soudainement ternes autour. Il délimite alors une petite zone blanche singulière, plane, une petite porte sur un autre espace.

La suite de mes productions en peinture continue d’inter-roger la relation objet-support-fond et offre une nouvelle per-ception de l’espace de représentation. L’enjeu sera d’aborder un passage possible de la surface bidimensionnelle de la toile au volume et une appréhension de l’objet en trois dimensions.

62

du fond & de la fi gure en peinture

Poursuite de la relation objet-support-fond

Photographies domestiques

En fonction du point de vue, le papier réfl é-chissant autour du gobelet efface la pré-sence de l’objet dans son environnement.

* Malevitch, un choix dans les collections du Stedelijk museum d’Amsterdam, op.cit., p.18.

Page 63: Percevoir le quotidien

63

Chapitre IV

Le Blanc

Disparition, Passage à travers la Toile

Page 64: Percevoir le quotidien

Les prochaines peintures interrogent la résistance du sup-port sur lequel les objets reposent depuis le début et qui a été évoquée lors du chapitre précédent. Je reste dans l’espace domestique et déplace les mises en scène à différents endroits qui me permettent de modifi er le support de la composition. Après plusieurs situations, la nature morte prend place à l’ex-térieur de la maison, dans la neige. Les objets s’enfoncent dans le blanc. Phénomène de disparition que j’identifi e à la surface de la toile et qui apparait dans l’analyse de cette nouvelle série de peintures.

Je découvre par la suite la richesse de l’œuvre du peintre espagnol Miquel Barcelo. En étudiant l’une de ses natures mortes, je trouve les explications et les raisons de mon intérêt pour sa peinture. Elles m’aideront à comprendre et poursuivre mes recherches. En effet, entre 1987 et 1989, Barcelo peint un certain nombre de tableaux qu’il recouvre d’une épaisse couche de blanc. Une matière organique qui engloutit, ou bien dans laquelle les objets s’enfoncent. Elle contient divers éléments et une multitude de blancs, sidéraux, crayeux, infi nis. J’ai l’im-pression que cette couleur revient régulièrement dans mon tra-vail en peinture, autant que dans mes projets de design. Dans une dernière partie, je choisis d’étudier ces blancs. Ceux que j’ai rencontrés dans l’œuvre de différents artistes, ceux qui ré-vèlent ou effacent, le blanc comme une méthode dans le travail de Robert Ryman, et pour fi nir le blanc vu en tant qu’espace de projection. J’entrevois à ce moment précis ce qu’il peut signifi er dans mon travail.

64

du fond & de la fi gure en peinture

Page 65: Percevoir le quotidien

Analyse de peintureRecherches

65

Modifi cations du support.Analyse d’une œuvre de Barcelo.

Le blanc : - efface et/ou révèle. - une méthode. - un espace de projection.

Chapitre IV

Le Blanc

Disparition, Passage à travers la Toile

Page 66: Percevoir le quotidien

La table solide des précédentes natures mortes s’est transfor-mée, jusqu’à lentement se ramollir. Dans les premières natures mortes de ce chapitre, elle devient tissu et exploite le moelleux de cette matière. Par exemple, un Macbook pro en veille, dans son mode spectrum, repose sur un lit, entre les plis des draps. Soudain, l’objet paraît s’enliser dans le moelleux des draps et  des oreillers. Comme si les plis aléatoires du tissu se pro-longeaient dans les ondulations du spectre coloré à l’écran. La composition entière, l’objet et le contexte se mêlent pour for-mer un même paysage. Un fl ux d’énergie circule de l’objet au décor, du décor à l’objet. L’écran hypnotisant délimite un cadre noir à l’intérieur du tableau et ouvre une fenêtre à travers l’ob-jet sur l’espace de représentation, un passage au-delà de cette bidimensionnalité.

Je déplace certains éléments dans un sac de tissu en coton épais. Une souris d’ordinateur, un téléphone, des écouteurs tombent au fond du sac et s’enlisent dans le froissé du tissu. Ils semblent poursuivre leur chute indéfi niment, en tournant sur eux-mêmes et s’emmêlant davantage dans les fi ls des écouteurs. De la même façon, une clémentine et un tampon Muji sont surpris au fond du sac. Les plis de tissu en tension de chaque côté ne laissent paraître que deux petits éléments qui unissent leur force afi n de passer au travers. Ils commencent à  s’en-foncer légèrement vers le fond du sac jusqu’à vouloir dispa-raître entièrement dans l’ombre rose et ocre qui les enveloppe progressivement.

Ces expériences dans les plis du tissu remettent en cause ma perception de l’espace de représentation. J’éprouve le besoin de sortir de la maison. L’éclairage y est beaucoup plus froid, plus intense, et le cadre très différent. C’est le mois de janvier à Brooklyn et tout est recouvert d’une épaisse couche de neige. Le support solide et stable de la table se transforme en un gros nuage blanc qui a tout englouti, sol et tables de jardin, lors de son arrivée en ville. Le paysage est fait de hauteurs variées, de monticules blancs scintillants en cette fi n de matinée. Je dé-place alors assiettes et téléphone à l’extérieur, ou plutôt, je les jette dehors dans le blanc glacé et encore intact. Ils viennent s’enfoncer brusquement dans l’épais manteau qui recouvre le balcon et créer une empreinte ou un trou apparent. J’ai l’im-pression d’être dans un nouvel atelier dans lequel mes pieds, mon chevalet s’enfoncent et disparaissent dans le  sol. Les angles ou les bords de cet espace sont fl ous, diffi ciles à distin-guer. Tout est faussé par l’opaque et blanche matière qui a tout recouvert.

D’un côté, un petit bol en porcelaine au motif bleu lapis-lazuli dessine un trou parfaitement cylindrique dans la neige,

66

du fond & de la fi gure en peinture

Macbook Pro en veille spectrum(voir p.150.)

Vaisselle dans la neige 1(voir p.154.)

Au fond du sac 1(voir p.149.)

Au fond du sac 2(voir p.153.)

Modifi cations du support

Modifi cations du support

Page 67: Percevoir le quotidien

au côté d’un grand verre transparent également à moitié recouvert. Les objets s’enfoncent dans le support, dans une em-preinte que leur volume a précisément esquissé. Ils semblent poursuivre leur enlisement, s’effacer progressivement jusqu’à disparaître plus tard complètement. Pour le moment, ils sont encore visibles, pour certains seulement à moitié. Une passoire s’est isolée dans un coin de l’atelier. Elle semble baigner dans l’étendue de blanc, se prélasser dans un rayon de lumière qui projette son ombre dans un parfait alignement. De l’autre côté, une famille d’assiettes de différentes tailles parsèment la neige suivant une trajectoire linéaire. Elles ont l’air d’ovnis qui se suivent les uns derrière les autres, pointant la même direction dans le blanc de l’espace.

La défi nition de la table a changé. Il n’y a plus d’horizonta-lité et je peux «coller» les objets suivant n’importe quelle ver-ticalité. La table dressée d’éléments divers se redresse. Les as-siettes ponctuent le sol enneigé et donnent l’impression d’être ramenées vers l’œil du spectateur, que le plan imaginaire sur lequel elles ont été lancées, gagne la surface de la toile. L’im-pression d’un nouveau paysage où la table redressée s’incline et disparaît sous l’épaisse couche de neige. La profondeur de l’espace est ressentie seulement grâce à certains détails. Au regroupement d’assiettes par exemple, pris au piège dans la neige, elles dessinent dans leur sillage un point de fuite. La géométrie de la composition perd ses repères dans un décor qui gomme les contours et la perspective du lieu. J’avance lente-ment dans ce contexte, pose à tâtons les éléments que je choisis de peindre. Ils se fondent à cette matière blanche. La table se transforme en une surface moelleuse, immaculée, sur laquelle les objets sont projetés. La table devient tableau et j’ai mainte-nant du mal à les différencier. Entre les murs enneigés et un sol qui a disparu, un nouvel espace apparaît dans la représentation picturale et accueille la nature morte couchée sur une table-toile. La peinture me permet d’ouvrir l’espace sur cette autre dimension dans le blanc. Les objets semblent exprimer quelque chose de différent des chapitres précédents et donnent cette impression de vouloir passer au travers de cette table-toile.

Cette mise en scène en extérieur entraîne également plu-sieurs variations dans la perception des couleurs. J’ai tou-jours travaillé en lumière naturelle depuis le début, seulement dehors la lumière est beaucoup plus forte. La multitude des nuances et des refl ets qu’elle apporte devient d’une extrême richesse. Cette nouvelle situation m’offre une vision nouvelle. Elle apporte une complexité dans la recherche des couleurs et la différenciation des nuances de blanc dans ce cas précis. Je reprends ici une phrase tirée du livre Phénoménologie de la

67

Verre d’eau et coupelle dans la neige(voir p.156.)

Passoire au soleil(voir p.157.)

Vaisselle dans la neige 2(voir p.155.)

Quelques affaires dans la neige(voir p.152.)

Chapitre IV Le blanc.Disparition, passage à travers la toile.

Modifi cations du support

Page 68: Percevoir le quotidien

perception, dans lequel l’auteur s’exprime sur une situation similaire. «De même qu’en regardant attentivement la neige je dé-compose sa blancheur apparente qui se résout en un monde de re-fl ets et de transparence.»1 La vaisselle blanche fusionne avec le blanc de la neige dans le craquement léger d’une matière qui se contracte. La décomposition des couleurs est d’autant plus diffi cile. J’ai conscience que chaque élément est blanc, que les blancs sont différents en fonction des matériaux et ne s’of-frent pas de la même façon aux rayons de lumière. Le blanc laiteux de la porcelaine refl ète dans son éclat le bleu du ciel ; le blanc immaculé des fl ocons agglutinés se met, lui, à étince-ler lorsqu’un rayon de soleil se pose sur les cristaux gelés. Leur interprétation en peinture dépend intrinsèquement des maté-riaux regardés : «Une couleur n’est jamais simplement une couleur, mais couleur d’un certain objet, et le bleu d’un tapis ne serait pas le même bleu s’il n’était pas un bleu laineux.»2 En effet, en fonc-tion des matières, la lumière révèle les surfaces et les couleurs des choses de diverses manières. Ce travail en peinture, à la recherche des couleurs selon le matériau, montre toute la com-plexité des nuances et des couleurs appartenant au monde visible.

Mes premiers mélanges de «blanc» sont très hésitants, un blanc trop bleu, ou trop rose. J’ai du mal à convenir des bonnes proportions de blanc, de jaune, de bleu et à justement puiser parmi les cinq couleurs à disposition. Je comprends l’impor-tance de la lumière, de chaque matière dans ce travail de dif-férenciation et de décomposition des couleurs. Mon corps fait la synthèse de ce que je vois, de ma vision et de mon impression tactile des couleurs. Je vois le blanc de la neige, je sais qu’il est froid et brillant, alors que le blanc porcelaine dur et mat est beaucoup plus chaud. Pour peindre ce blanc glacial, je suis ten-tée d’ajouter du bleu, des nuances de violets bleus, des couleurs dites froides. «Aujourd’hui, on utilise parfois le bleu pour suggé-rer l’au-delà du blanc : le freezer des réfrigérateurs (plus froid que le froid), les bonbons à la menthe...» 3 Mais les mélanges sont plus complexes que cela. Ce sont des blancs-bleus, des blancs-ocres, des blancs-gris-violets, des blancs-verts. Autant de blancs qui permettent la construction de l’objet en peinture.

Miquel Barcelo est un artiste espagnol dont l’utilisation du blanc m’interpelle dans plusieurs de ses tableaux. C’est une des premières raisons pour lesquelles je me suis intéressée à son travail, puis dans sa façon originale de traiter la nature morte. Le tableau Sans titre (1994), utilise en grande quantité une ma-tière blanche qui recouvre pratiquement toute la surface du tableau et épargne seulement quelques tomates dispersées.

68

du fond & de la fi gure en peinture

Analyse d’une œuvre de Barcelo

Analyse d’une œuvre de Barcelo

Page 69: Percevoir le quotidien

Cette œuvre a été un premier tremplin vers un autre de ses tableaux. Au cours de leur analyse, j’ai trouvé beaucoup de ré-ponses. Elles m’ont permis d’identifi er les choix picturaux que j’effectuais et de comprendre la direction que j’empruntais dans mes peintures.

La matière peinture que crée Barcelo a une base principale de latex, liant végétal ou dérivé du pétrole, mélangée à des pigments minéraux, ou de la cellulose pour épaissir la ma-tière. Un pigment peut provenir de certaines algues, traitées pour ne pas pourrir. Le peintre exploite l’arène de ses tableaux comme un fond marin, d’un blanc très particulier. Une matière picturale  d’un blanc crayeux, blanc grisé, blanc ivoire, blanc d’os de  seiche, blanc des sables. Un blanc perturbant, léger, métaphysique, le blanc d’un monde sidéral inconnu. Un blanc impavide, blafard, ranime un rouge sous-jacent qui surgit des tomates. Elles paraissent immenses, disproportionnées dans l’immensité du tableau. Un blanc teinté de bleu et de vert em-prisonne les plus petites. Les plus grosses d’un rouge palpitant, charnu, ont échappé à la coulée de blanc.

Tableau riche en matière, les embryons de tomates sont pris au piège. Ils pullulent à la surface du tableau, encore vivants, et s’enlisent dans cette matière qui les empêche de rouler ou de bouger. Comme si un épais nuage de cendre semblable à celui de Pompéi, avait tout recouvert sur son passage. Cette pous-sière blanchâtre s’enroule autour de chaque fruit et s’insinue à l’intérieur. Une coulée de peinture s’empare de la matière vi-vante et l’embaume. La nature endormie, prise au piège, en-tame une lente phase de conservation. La peinture annonce son emprise totale sur la nature, sa durée de vie mais aussi sur sa fi n, et sa putréfaction. Lentement, elle provoque l’effacement des choses, la disparition du vivant et conserve parallèlement tout le processus de création, la genèse du tableau, son dévelop-pement dans le temps. Barcelo met en scène la nature morte d’une façon toute particulière. L’objet de son œuvre évoque le temps, la vie et la mort, le développement des choses, à travers la peinture. Il explique à travers l’article d’Elizabeth Vedrenne : «C’est la peinture qui crée cette réalité. Le rapport matière-support avec l’image qui présente et non plus représente. Toute la peinture est dans cet espace entre les choses et le tableau. C’est la vie et aussi une façon de ne pas mourir. Lutter contre la mort, la mort de la pein-ture.»4 Dans Sans titre (1994), Barcelo peint une nature qui tend à disparaître mais n’est pas encore morte. Les tomates qui n’ont pas été recouvertes, découvrent un cœur rouge vif, suintant d’une fraîcheur comestible. La vie semble surgir de ces objets réduits à l’essentiel mais plus vivants encore. La nature morte de Barcelo, bodegon en espagnol, still-life painting en anglais,

69

Miquel Barcelo, Sans Titre, 1994.(voir p.114.)

Chapitre IV Le blanc.Disparition, passage à travers la toile.

Analyse d’une œuvre de Barcelo

1.Maurice Merleau-Ponty,Phénoménologie de la perception, op. cit., p.365.

2.ibid., p.368.

3.Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, Éditions du Panama, Paris, 2005, P.52.

4. Elizabeth Vedrenne, Miquel Barcelo, alchimiste de la peinture, Connaissance des Arts, Paris, mai 2007, p.65.

Page 70: Percevoir le quotidien

ou plutôt still-living, est une nature pas tout à fait morte, encore en vie qui se débat pour ne pas s’enliser. Le peintre ne représente pas les poivrons tels qu’ils sont connus mais pré-sente une nature dans une temporalité différente au milieu d’un monde qui nous est inconnu.

Le tableau pourrait être accroché au mur, pour être contem-plé ou bien posé au sol dans un sens différent, nous pourrions tout aussi bien le comprendre. C’est une peinture qui peut se regarder et se lire dans plusieurs sens, sous plusieurs angles de vue. Placées dans le désordre, grosses ou petites, les  to-mates donnent l’impression qu’elles sont vues depuis une certaine hauteur. La vue plongeante sur l’intérieur des fruits et rien d’autre, insiste sur le fait de ne pas préciser ce qui est hors champ, ce qui semblerait poser le contexte dans lequel ils setrouvent. Ecorchés, ils fl ottent dans le tableau blanchâtre tels des planètes, des poussières de météorites en activité, des bulbes bourgeonnants, des résidus amalgamés. Dans un pay-sage presque lunaire, troublé de géologie, de métamorphoses et de rêverie. Un désert blanc animé de reliefs informes, un environnement qu’il nous est impossible de situer vraiment. La toile disparaît sous l’épaisse couche de matière. Seule l’ombre portée des tomates donne le sentiment qu’elles reposent bien sur une surface.

La lumière chez Barcelo, inonde de manière homogène l’en-semble du tableau, les ombres esquissées donnent l’orienta-tion d’une source de lumière imaginaire culminant au côté gauche du tableau. Aucun obstacle ne se dresse entre elle et les tomates posées sur le sol lunaire. Seules leurs ombres se des-sinent, leur matière vivante se mélange à cette matière obs-cure si fi ne, presque imperceptible, laissant quelques traces de rouge violacé dans le bleu-gris des ombres posées. Le blanc lumineux, dans ce tableau, fi ge les objets exposés, enlisés dans cette peinture qui a tout recouvert. Les choses sont beaucoup plus inertes mais la lumière, d’autant plus fi ne, laisse naître des ombres légères et pose au bord des tomates rouges écor-chées un rose orangé. Le temps est impossible à défi nir dans ce non lieu, cet environnement hors de tout contexte. Le lieu est cependant lié au temps. Ces données ne sont pas explicites, seule la disparition de la matière organique, objet du tableau, son enfouissement et sa décomposition nous donnent une indi-cation de temps. Le temps que le peintre a pris pour construire le tableau et la durée de vie qu’il lui attribue de la même fa-çon. Chaque étape est une manière de comprendre les diffé-rents niveaux qui composent le tableau. Le peintre dispose de plusieurs couches de matière : la «matière toile», la «matière peinture», la «matière organique», une matière qui engloutit

70

du fond & de la fi gure en peinture

Analyse d’une œuvre de Barcelo

Page 71: Percevoir le quotidien

au fur et à mesure les éléments déposés sur la toile. L’objet du tableau tend à disparaître en surface. Chez Malévitch, cela a lieu à l’intérieur du carré noir qui ouvre sur l’infi ni, ici la pein-ture recouvre concrètement l’objet de la représentation. (réf. Bibliographie de Barcelo, ci-dessous.)

Un autre tableau de Barcelo accorde la  même importance au blanc et m’aide à identifi er davantage les choix pictu-raux des dernières natures mortes «enneigées». Sistole dias-tole (1987) presque deux fois plus grand dans ses dimensions que Sans titre (1994), offre un immense espace dans lequel les objets s’enfoncent et disparaissent à l’intérieur même du ta-bleau, les objets ont plutôt l’air de passer au travers de la toile. Barcelo représente une série d’objets enfouis sous une couche de blanc, qui recouvre le tableau entièrement. Il ne laisse vi-sible qu’une multitude de trous noirs en forme d’ovales plus ou moins larges. La perspective présente, place tous ces trous sur un même plan qui semble s’être redressé pour se rapprocher à la verticale de l’œil du spectateur. Cet effet accentue l’impression que les objets ont directement pénétré la toile du tableau, qu’ils peuvent la traverser facilement et passer de l’autre côté. Les assiettes jetées dans la neige font allusion au même phénomène, à cette volonté de voir disparaître les ob-jets sous une couche de blanc. Un traitement pictural similaire crée des empreintes circulaires, des trous en surface, passages imaginaires d’une dimension à l’autre, du pictural à derrière la toile. À la différence près que, dans mes peintures, je viens réel-lement enfouir les objets dans le sol enneigé. Physiquement, je les jette de manière à ce qu’ils s’enfoncent et déforment le plan sur lequel je les dispose. Un effacement dans le blanc, une dis-parition des objets dans la matière «neige» puis «peinture» ont pour conséquences une déformation du support et un glis-sement des objets d’un espace pictural bidimensionnel à un es-pace en trois dimensions, au-delà de la toile.

Je retiens plusieurs explications de Barcelo à propos de son travail, de ce blanc qui efface et m’intrigue. Il fait part au lecteur dans le livre des Éditions du Jeu de Paume : «En 1987, j’ai fait des tableaux blancs dans lesquels l’image disparais-sait. Les tableaux avaient des trous, des craquelures, des néga-tions d’images.» 1 Dans sa peinture, le blanc est tenace et bru-tal. Il prend le dessus sur l’objet du tableau, comme des sables mouvants qui engloutissent au passage les objets qui s’y sont aventurés. Un peu plus loin dans le même ouvrage : «C’était en 1987. J’en avais assez des images, je ne pouvais plus peindre ou plutôt j’avais l’impression de faire semblant. Mes tableaux étaient devenus de plus en plus blancs, comme un travail d’effacement, ils ressemblaient de plus en plus à des paysages du désert.»2

71

Miquel Barcelo, Sistole diastole, 1987.(voir p.115.)

Analyse d’une œuvre de Barcelo

Chapitre IV Le blanc.Disparition, passage à travers la toile.

Bibliographie de Barcelo:

Castor Seibel, Barcelo ou la Peinture, Éditions l’Échoppe, Paris, 1998.

Joëlle Busca, Miquel Barcelo, le triomphe de la nature morte, Éditions La lettre volée, Bruxelles, 2001.

Pierre Péju et Eric Mézil, Portrait de Miquel Barcelo en artiste pariétal, Éditions Gallimard, Paris, 2008.

Jean Marie del Moral, Barcelo Mundo, Éditions Actes Sud, Paris, 2009.

Miquel Barcelo, Éditions du Jeu de Paume, Paris, 1996.

Miquel Barcelo, alchimiste de la peinture, Connaissance des Arts, Paris, mai 2007.

1.Miquel Barcelo, op.cit., p.20.

2.ibid., p.21

Page 72: Percevoir le quotidien

Le blanc évanouit, fait disparaitre. L’enterrement de ce qu’il dissimule pour une renaissance peut-être plus tard dans le temps, après avoir traversé la toile.

Barcelo explique encore un autre blanc au moment où il peint. «Les tableaux blancs où je ne supportais plus l’image. Il fal-lait que ce soit une image seule, un éclairement, comme le début d’un ciel, une sorte d’aveuglement. L’image c’était la lumière.»1 Le blanc est d’une part, une couleur saine, neutre qui efface les images du passé, et d’autre part lumineux qui révèle, fait apparaître. Par exemple, dans son tableau Sans titre (1994), au lieu d’être vu comme celui qui recouvre, le blanc peut être vu comme celui qui dévoile les éléments cachés. Il met en évidence les tomates sanglantes et leurs contrastes évidents avec l’arrière plan. Il est capable de proposer une surface neuve, de rendre visible de nouvelles choses. Le blanc, le trou, la craquelure, la pous-sière, le cratère, différentes échelles de la tâche microscopique aux constellations. Ces fi gures fonctionnent dès lors comme des apparitions. Des images apparaissent et disparaissent, sous la matière picturale du blanc.

J’entreprends alors une quête vers les différentes signifi ca-tions du blanc. Je cherche ce qu’il peut représenter et signi-fi er en fonction du contexte. Le blanc apparaît dans mes re-cherches à ce moment précis où j’étudie les œuvres de Barcelo et j’ai l’impression qu’il revient très souvent dans mon travail.

En peinture, parmi les couleurs dominantes, au cours des projets de design à l’école également. C’est un mot qui appar-tient au vocabulaire du projet. Maquette en blanc. La feuille blanche, vierge avant de commencer à dessiner, le blanc du car-ton plume des maquettes d’études, de l’après qui recouvre les volumes avant la couleur fi nale, du décor neutre en studio pho-to. L’objet blanc en design transmet une forme de pureté, de perfection. Il est vite sacralisé, entouré de mystère, d’une aura qui intrigue et attire.

J’ai choisi de regarder les blancs que j’avais collectés au cours de mes lectures ou lors d’expositions, et de les diviser en trois parties. Le blanc qui efface et/ou révèle, le blanc une méthode chez Ryman, et enfi n le blanc comme espace de projection.

Le blanc est une couleur. Il a été utilisé dans le Minimalisme, le plus souvent en tant que couleur parmi une multitude. Le blanc a besoin des autres couleurs, plus vives, pour exister et être mis en valeur. C’est une question qui préoccupe beau-coup de peintres et d’architectes.

Chez Matisse, le blanc circule dans le tableau à côté de cou-leurs plus foncées. Il illumine l’ensemble grâce aux rapports contrastés qu’il entretient avec elles. Le peintre joue également

72

du fond & de la fi gure en peinture

Le blanc : efface et/ou révèle

Le blanc

efface et/ou révèle

Page 73: Percevoir le quotidien

avec la toile vierge du fond qu’il laisse entrevoir dans le des-sin de la table par exemple. Le blanc de la toile, utilisé à part entière comme une couleur défi nie, vient compléter la palette du peintre. Braque voit ce blanc comme un fond uni et ins-table qui dissimule en dessous une multitude d’autres couleurs. Muni de pinceaux, il révèle au fur et à mesure qu’il peint, ce que le blanc garde secret. Jean Paulhan cite le peintre dans son roman, «Quand je commence, il me semble que mon tableau est de l’autre côté, seulement couvert de poussière blanche, la toile. Il me suffi t d’épousseter. J’ai une petite brosse à dégager le bleu, une autre le vert ou le jaune : mes pinceaux. Lorsque tout est nettoyé, le ta-bleau est fi ni.»2 Le blanc intact de la toile s’efface au profi t des couleurs rêvées par le peintre. Il fait apparaître ici l’objet du tableau en s’évanouissant sous ses coups de pinceaux. Ou bien au contraire, il choisit de rester et d’utiliser les contrastes que produisent son éclat et sa luminosité aux côtés des autres cou-leurs plus foncées. Il met de cette façon en évidence ce qui est montré et fait découvrir l’objet représenté grâce à une opposi-tion des valeurs. Alberto Giacometti fait usage du blanc à tra-vers le plâtre de ses sculptures. Dans son livre, Louis Clayeux décrit l’artiste, «Il aimait les ‹plâtres›. Il en prévoyait toujours quelques uns dans ses expositions. Et sans doute ceux-ci rompaient la monotonie (...) en le disposant par contraste à mieux regarder les bronzes, il aidait le spectateur ‹à voir›.»3 Couleur à part, le blanc prend tout son sens en fonction du contexte qu’il investit. Uti-lisé pour ses contrastes, il s’oppose aux éléments situés à proxi-mité. Il éclaire et révèle ainsi son entourage.

Pour Le Corbusier, le blanc est perçu, dans un premier temps, en tant que couleur rationnelle et morale, qui efface. Dans un second temps, il le considère comme une couleur «construc-tive» qui révèle.

Le blanc, nuance saine et propre, est supposé recouvrir les murs et papiers peints du passé au travers d’une couche de peinture Ripolin, sur les conseils de l’architecte en 1925. Il énonce dans son livre l’Art décoratif d’aujourd’hui, publié la même année, la loi du «lait de chaux» ou la loi «Ripolin», à l’attention de chaque citoyen. Dans le but de recouvrir l’exis-tant, de rendre propre les intérieurs, de les débarrasser des or-nementations et des couleurs modernes qui évoquent confu-sion, désordre et saleté. C’est un blanc net, propre et sain que Le Corbusier décrit dans la Loi du Ripolin : «‹Nous ferions un acte moral : Aimer la pureté !

Nous accroîtrions notre état : Avoir un jugement !Un acte qui conduit à la joie de vivre : la poursuite de la perfection.›

Concevez les effets de la Loi Ripolin.

73

1.Jean Paulhan, Braque le Patron, Éditions Gallimard, Paris, 1980, p.53.

2.Jean Paulhan, Braque le Patron, Éditions Gallimard, Paris, 1980, p.53.

3.Louis Clayeux, Notes sur Alberto Giacometti, Édititons l’Échoppe, Paris, 2007, p.15.

Le blanc : efface et/ou révèle

Chapitre IV Le blanc.Disparition, passage à travers la toile.

Page 74: Percevoir le quotidien

Chaque citoyen est tenu de  remplacer ses tentures, ses damas, ses papiers peints, ses pochoirs, par une couche pure de Ripolin blanc. On fait propre chez soi : il n’y a plus nulle part de coin sale, de coin sombre : tout se montre comme ça est.»1 Le blanc efface pour mieux dévoiler l’espace et montrer ses volumes. Le Corbusier explique plus loin dans son livre : «Si la maison est toute blanche, le dessin des choses s’y détache sans transgression possible ; le vo-lume des choses y apparaît nettement ; la  couleur des choses y est catégorique.»2

C’est durant la même année 1925, qu’il achève avec Pierre Jeanneret, la Maison La Roche à Paris sur une commande de son client et mécène Raoul La Roche. Elle fait partie de cette série de maisons édifi ées par le Corbusier (Villa Stein de Monzie en 1926, la Villa Savoye en 1928). La polychromie du lieu revêt un caractère expérimental. Elle est conçue comme un lien entre l’univers de la peinture et de l’architecture. Elle constitue une première dans son œuvre et représente une nouvelle orienta-tion dans son travail. Les intérieurs de la maisons sont traités sur un double mode : le monochrome du hall d’entrée ou de la salle à manger et le polychrome de la galerie, bibliothèque, de la chambre. Les couleurs dans des valeurs différentes sont des gris, le bleu, le vert, l’ocre rouge clair, jaune, le rose, l’ivoire et le noir. Dans sa philosophie puriste, Le Corbusier regroupe les couleurs en trois catégories. Le blanc fait partie, avec le noir, la gamme des jaunes terre au rouge, et le bleu outremer, d’une catégorie de couleurs qui met en évidence les volumes en ar-chitecture. Il l’appelle la «grande gamme». Elle est «forte» et «stable». Elle donne de l’unité aux volumes, de l’équilibre, en opposition à la «gamme dynamique» qui perturbe l’espace et la «gamme de transition». Ce qui m’intéresse, ici, c’est la façon dont le maître des volumes blancs nomme cette couleur et l’im-portance qu’il lui confère.

Les murs blancs de la maison sont juxtaposés aux murs co-lorés, afi n de mieux percevoir leur éclat. «Le blanc doit être plus blanc que blanc, et, pour y parvenir, on doit ajouter de la couleur.» 3 Le blanc, en opposition aux différents plans colorés, refl ète dans ses nuances les pigments des murs à proximité. De loin, l’en-chainement des plans découvre toute sa luminosité et la pro-fondeur de l’espace occupé. Il n’y a que le hall d’entrée qui est peint uniquement en blanc. Une immense baie vitrée située un étage au-dessus éclaire astucieusement l’espace vu du rez-de-chaussée. Les volumes sont dévoilés selon les variations de lu-mière et vérifi ent la théorie du Corbusier quant à leur mise en valeur par le blanc. La lumière ne vient jamais éblouir de front une pièce, elle est toujours amenée indirectement, de manière subtile dans l’espace. Le verre des fenêtres est, par exemple,

74

du fond & de la fi gure en peinture

1.Le Corbusier, L’Art décoratif d’aujourd’hui, Éditions Flammarion, Paris, 1996, P.191.

2.ibid., P.193.

3.David Batchelor, La peur de la couleur, Éditions Autrement Frontières, Paris, 2001,P.53.

Le blanc : efface et/ou révèle

Page 75: Percevoir le quotidien

opaque ou martelé de sorte que la lumière pénètre d’une fa-çon douce, homogène et diffuse. Dans le salon, une ouverture longue et étroite sous le plafond est responsable de l’éclairage. Un réfl ecteur juste en dessous, légèrement incliné, répercute les rayons au plafond qui les redistribue dans la pièce.

Ces recherches sur le blanc me font découvrir les travaux de Robert Ryman et comprendre ainsi la méthode qu’il a utilisé en adoptant une dominance de blanc dans son travail. Il consi-dère cette couleur en particulier, comme médium, une matière à travailler. Le blanc semble offrir une infi nité de possibilités. En peinture, Ryman exploite les différentes applications du blanc. Des surfaces blanches, abstraites qui ne se réfèrent d’au-cune manière à un élément extérieur, issu de la nature. Ce n’est pas le blanc d’un paysage polaire, d’un matériau familier, d’une impression. Ce sont simplement des surfaces où la matière est travaillée et exploitée à travers plusieurs confrontations et mélanges d’éléments. Le peintre répond dans une interview : «Le blanc est venu parce que c’est une couleur qui n’est pas déran-geante. Je pourrais utiliser le vert, le rouge, le jaune mais pourquoi ? C’est pour moi une exigence que d’utiliser une couleur pour laisser se produire quelque chose sans avoir à y mêler des rouges, des verts qui sèment la confusion. Mais je travaille tous le temps avec la couleur. Je ne me considère pas comme faisant des tableaux blancs  ; je fais des tableaux ; je suis peintre. Le blanc est mon médium…» 4 . Dans la couleur blanche, Ryman voit une matière picturale qui offre un grand nombre de propriétés (consistance, transparence, tonalité, luminosité, etc.). En diminuant les moyens, il accen-tue l’attention portée aux effets possibles de la matière du ta-bleau. Au milieu des années 50, il s’intéresse à la relation sur-face-couleur d’un point de vue des rapports de matières avec pour célèbres exemples, les artiste de l’expressionisme abstrait, comme Pollock et Rothko, qui déplacèrent déjà le centre d’inté-rêt de la représentation aux propriétés et aux effets de la cou-leur sur la surface peinte. «Mon tableau est exactement ce que l’on voit : de la peinture sur papier gaufré, la couleur du papier, la façon dont c’est fait et la sensation que cela donne. Voilà ce qui s’y trouve»5, explique Robert Ryman dans le livre d’exposition du Centre G.Pompidou. Il travaille avec les possibilités spécifi ques que le médium et les matériaux offrent. Sa méthode a été de se concentrer sur le format carré très tôt et sur une couleur do-minante pour ainsi explorer chaque recoin de la toile et faire varier tous les autres paramètres, tels que le type de pinceaux, les couleurs en arrière plan, les matières ajoutées en surface. (réf. Bibliographie de Ryman, ci-dessus.)

75

Chapitre IV Le blanc.Disparition, passage à travers la toile.

Bibliographie de Ryman:

Suzanne P. Hudson, Robert Ryman, Used Paint, The MIT Press, Cambridge, 2009.

Jean Frémon, Robert Ryman, le paradoxe absolu, Édititons l’Échoppe, Paris, 2007.

Robert Ryman, Éditions du musée national d’Art Moderne et du Centre Georges Pompidou, Paris, 1981.

Le blanc : une méthode

une méthode

4.Robert Ryman, op.cit., P.18.

5.ibid., P.11.

Page 76: Percevoir le quotidien

Les tableaux de l’artiste gardent le même format, carré, comme dimension idéale. Un espace à l’intérieur duquel les tensions et les contraintes s’annulent d’un bord à l’autre. La forme standard, parfaite, libère le peintre du souci des propor-tions du tableau, pour se concentrer seulement sur les effets de matière. Il considère tout ce qui entre en relation dans la conception du tableau : l’utilisation de la toile, du châssis, de la couleur, des pinceaux. Il peint ainsi la toile sans châssis ou utilise la couleur sans pinceaux. Il peint également la tranche de ses tableaux pour signaler leur présence. Le blanc pose la  question dans l’œuvre de Robert Ryman de ce qu’est vrai-ment la peinture. Il ne se limite pas à l’application d’une cou-leur sur une surface mais intègre le choix du format, du châs-sis, de la nature du support, de la taille des pinceaux, du ton du blanc, de l’arrière plan et termine par l’accrochage du tableau, se souciant du mur sur lequel il sera posé. Chaque opération est effectuée avec le même soin et en relation directe avec les autres. R.Ryman se préoccupe du processus de la peinture comme somme d’opérations simples, constitutives du tableau. L’addition successive de pinceaux, de pigment, d’un support, et de la manière, considérés comme un tout.

Les blancs de Ryman sont des rapports spécifi ques de matière sur des surfaces choisies. Ce sont des blancs empiriques. Des blancs pluriels. Sa méthode est un exemple qui permet de tra-vailler la richesse des matériaux et des techniques à disposi-tion, en ayant choisi un minimum de contraintes dès le départ.

L’œuvre du peintre me laisse entrevoir une méthode qui pourrait être réutilisée lors d’un projet. Elle consiste à fi xer certains paramètres au départ (comme une règle du jeu) pour ensuite faire varier la multitude des paramètres restants. De cette manière, je cible davantage le sujet du projet, exploite la multitude de réponses possibles, les essaie et fi nis par choi-sir la plus adaptée. En repensant à un projet réalisé en début de parcours, j’imagine ce qui aurait pu être envisagé différem-ment. Celui de la création de couvert, en particulier la réali-sation d’une fourchette. Si je devais répéter l’exercice, je fi xe-rais davantage de variables dès le départ pour mieux maîtriser le projet, rendre une réponse plus fi ne et justifi ée. Je déciderais du matériau métal par exemple et choisirais de l’associer à une économie de matière. Je pourrais jouer de cette façon avec les vides et les pleins de l’objet, faire varier sa taille jusqu’à at-teindre ses limites «de prise en main». Je pourrais aussi décider d’ajouter une autre contrainte, par exemple, mettre en valeur le profi l de l’objet, ce qui m’obligerait à considérer sa tranche et ses contours lors de l’étape du dessin et de la maquette.

76

du fond & de la fi gure en peinture

Le blanc : une méthode

Page 77: Percevoir le quotidien

Une méthode peut s’adapter en fonction des projets, j’en prends conscience au cours de ce chapitre et l’approfondis da-vantage dans le suivant. Elle est évoquée lors du cours de cou-leur que j’ai suivi par la suite.

«Quel que soit son domaine d’inscription, le blanc ne le reste ja-mais longtemps.»1 écrit Alexis Vaillant dans le chapitre Cus-tomiser l’exposition du numéro spécial d’Art Press, «Oublier l’exposition». Le blanc fait allusion à l’espace neutre, vierge qui n’a pas encore pris la couleur de l’objet qui y sera déposé. Je pense au fond blanc du studio photo, à l’écran de cinéma ou bien aux murs de la galerie d’art. Le blanc ici symbolise l’es-pace de projection du spectateur. Le White Cube est l’exemple de ce type d’espace blanc dans l’attente d’accueillir ou de rece-voir l’objet. «Le White Cube est l’espace de projection par excellence – et ce, bien avant que les projections vidéo l’obscurcissent – […].»2 Les murs du White Cube font table rase de toute forme de décor extérieur, pour se couvrir de blanc seulement et exposer l’art contemporain dans une neutralité de contexte totale. Le «cube blanc» est devenu un titre très répandu à travers les noms de galeries, les titres d’œuvre ou d’exposition. Identifi é en premier lieu par le critique d’art et historien Brian O’Doherty, dans son livre White Cube – L’espace de la galerie et son idéologie, il montre les volumes blancs de la galerie comme lieu de d’ex-position idéale pour les œuvres modernistes. Il défi nit un es-pace minimal, qui a pour fonction de garantir une autonomie à l’objet d’art. Le blanc en retrait par rapport à l’œuvre, anni-hile tout décor, ou contexte extérieur et la libère de sa valeur d’usage au profi t de sa valeur culturelle. «La galerie est construite selon des lois aussi rigoureuses que celles qui présidaient à l’édifi ca-tion des églises au Moyen Âge. Le monde extérieur ne doit pas y pé-nétrer – aussi les fenêtres en sont-elles généralement condamnées. Les murs sont peints en blanc. Le plafond se fait source de lumière […]» 3 L’espace immaculé de la galerie, comme suspendu hors du temps et du lieu, devient un espace sacré qui concentre l’at-tention sur la relation entre l’œuvre d’art et le visiteur.

Le blanc des écrans de projection et de l’architecture de gale-rie s’obscurcit rapidement. Si la toile reste blanche, elle est aus-si prétexte et support à l’imagination. Dans une autre forme de projection, John Cage décrit le polyptique White paintings de Robert Rauschenberg, en 1951, comme «une piste d’atterris-sage pour les lumières, les ombres et les particules.»4 La neutra-lité du blanc évacue les autres couleurs avec l’intention d’évo-quer autre chose. Dans sa parfaite blancheur, il refl ète la réa-lité alentour ou bien offre au visiteur un espace de projection infi ni.

77

un espace de projection

Le blanc : un espace de projection

Chapitre IV Le blanc.Disparition, passage à travers la toile.

1.«Oublier l’exposition», Art Press, op. cit., p.13.

2.ibid., p.14.

3.Brian O’Doherty, Inside the White Cube – The ideology of the Gallery Space, University of California Press, San Francisco, 1999, p.16.

4.«Oublier l’exposition», Art Press, op. cit., p.13

Page 78: Percevoir le quotidien

Les peintures en début de chapitre, entre les plis du tissu sont une première étape vers une modifi cation radicale du support et du fond à la fois. Elles testent leur résistance à la surface de la toile et amorcent un basculement de l’autre côté, à  travers les peintures enneigées. Les objets s’enfoncent dans le support-fond devenu malléable et fragile. Ils semblent s’éva-nouir dans le blanc, dessinant clairement une empreinte dans la neige, un trou comme un passage éventuel au delà de la toile. Le support-fond devient une matière qu’il est possible de tra-verser afi n de passer dans une autre dimension.

78

du fond & de la fi gure en peinture

Transition IV

Page 79: Percevoir le quotidien

Le déplacement des objets familiers dans un nouveau cadre induit une nouvelle perception de l’espace. La relation objet-support-fond devient complètement fusionnelle. L’objet se fond au support et le traverse créant une ouverture à l’intérieur de la toile. Un passage possible au milieu du blanc. Cette situa-tion amène un questionnement autour de cette couleur et son caractère redondant dans mon travail. Il débute par une étude d’un tableau de Barcelo où la nature morte prend une autre ampleur. Elle évoque ici davantage le caractère périssable des choses, l’éphémère ou l’action du temps sur les objets. Englou-tis par le blanc de la peinture, de la neige, ils disparaissent au fur et à mesure, à travers la toile.

Dans cette nature morte, le quotidien disparaît dans le blanc, qui est fi nalement plusieurs choses à la fois. Il est surtout un nouvel espace qui accueille des objets familiers, une forme du banal dans un nouveau contexte, afi n d’en modifi er le sta-tut. Un phénomène qui l’envisage d’un nouveau point de vue, en  considérant les variations de cadre et de temps. L’analyse des objets suit ces changements tout au long du mémoire, por-tée par le fi l conducteur de la couleur. Le blanc en particulier est un point de transition, déclencheur d’un passage de l’autre côté de la toile. Il efface mais aussi révèle une autre forme de quotidien. Dans un espace perturbant, léger, inconnu, il le pro-jette et met en lumière une nouvelle relation à l’objet. Le pro-chain chapitre commence par décomposer ce blanc dans une infi nité de nuances colorées et continue à considérer le facteur temps, indissociable à la perception des choses.

79

Transition IV

Page 80: Percevoir le quotidien
Page 81: Percevoir le quotidien

81

Matière Lumineuse

Phénomène de Dispersion des Couleurs

Chapitre V

Page 82: Percevoir le quotidien

L’étude du blanc m’a permis de mettre en évidence un nou-vel espace ainsi qu’une nouvelle matière à travailler. Des blancs brumeux de Morandi, le blanc éclatant de Matisse, le blanc sidéral de Barcelo, le blanc constructeur du Corbusier. Une cou-leur sensible aux qualités lumineuse variant selon le contexte, les autres couleurs à ses côtés et le paramètre temps. Je consi-dère le blanc comme une matière lumineuse que je décompose et fais varier à travers quelques objets.

Dans une première partie, j’exploite le contexte lumi-neux, l’éclairage et son incidence sur l’objet. De ces premières observations, je retiens des changements de couleurs, de per-ception des volumes et poursuis, dans un second temps, ce travail d’analyse en étudiant une œuvre impressionniste. Un tableau de Monet en particulier illustre en peinture ces phéno-mènes liés à la lumière et à la persistance du regard dans une multitude de rapports colorés. Enfi n dans un dernier temps, le cours de couleurs enseigné à l’ENSCI me permet de rappor-ter ces envies de couleurs à l’objet. Après une longue période passée à  la surface de la toile, je considère au fi l des séances, l’objet en  trois dimensions. Le cours offre différentes mé-thodes afi n de libérer une approche de l’objet par la couleur et accompagner un passage en volume.

82

du fond & de la fi gure en peinture

Page 83: Percevoir le quotidien

Analyse de peintureRecherches

83

Théories de la couleur.Le cours de couleurs :- des méthodes.- une mise en volume.

Expériences lumineuses. Analyse d’une œuvre de Monet.

Chapitre V

Matière Lumineuse

Phénomène de Dispersion des Couleurs

Page 84: Percevoir le quotidien

Je poursuis mon travail d’observation en m’attachant de plus près à l’incidence de la lumière sur les objets. J’en choisis spé-cialement trois : une tasse de porcelaine avec sa soucoupe, un moule à glaçon, et un iPod nano. Je modifi e cette fois la va-riable «lumière», l’intensité de l’éclairage sur ces objets. J’ob-serve les refl ets, la réfl exion de ce qui les entoure ou la marque qu’ils laissent à l’endroit occupé. Les états de surface et les matières comptent beaucoup lors de cet exercice car ils sont étudiés d’une nouvelle façon. Je regarde l’objet de loin dans son décor puis de plus près, je  zoome et «savoure» l’infl uence du milieu sur l’objet. Les variations d’éclairage modifi ent l’am-biance de la scène et les qualités perçues. Une façon de re-mettre en cause la vision, de tester la lumière qui révèle, met en valeur ou dissimule à différents moments. Elle circule à la surface des objets sur chacune de leur facette, découvre leurs couleurs, leur éclat en fonction de l’heure qu’il est. La vision décide de ce qui doit être montré et de ce qui reste caché dans les zones d’ombre qu’elle a choisi de ne pas éclairer. Elle montre la nature et le mouvement des choses, prend toute son impor-tance dans chacune des mises en scène. Charles Sterling décrit ce phénomène ressenti à travers le genre des Natures Mortes. «La vie vibrante de l’épiderme des choses et le relief nerveux des formes y obéissent à un illusionnisme de la lumière et non celui de la couleur. Ils sont obtenus par de justes oppositions des tons d’ombre et de lumière.»1

La série d’expérience qui suit, joue avec cette lumière ré-vélatrice des différents contrastes subtils ou plus prononcés, sous un éclairage naturel. Ce sont des arrêts sur image, tra-duits d’un côté en peinture (toujours sur carton gris dans un petit format de tableau afi n de multiplier les situations), et d’un autre côté, signifi és par de courtes vidéos illustrant des varia-tions sur une durée limitée. Ce qui m’intéresse au cours de ces expériences, c’est l’analyse de la lumière, «responsable de ma vision», de la manipuler pour sentir son infl uence sur la scène. Les tests suivants décomposent la lumière en une multitude d’aplats de couleurs ou bien une infi nité de nuances qui des-sinent l’ombre de l’objet. Je renouvelle les expériences avec la tasse, le glaçon et l’iPod à divers moments de la journée. L’éclai-rage varie dans chaque composition et je note ces changements au cours d’une matinée très ensoleillée par exemple, d’une fi n de journée, entre chien et loup, ou bien lors d’un après-midi nuageux. Dans son livre Phénoménologie de la perception, Mau-rice Merleau-Ponty identifi e les répercussions de la lumière sur l’ambiance générale d’une scène et la vision des couleurs qu’elle induit. «L’éclairage n’est pas du côté de l’objet, il est ce que nous as-sumons, ce que nous prenons pour norme tandis que la chose éclairée

84

du fond & de la fi gure en peinture

Expériences lumineuses

Expériences lumineuses

Tasse matin et soir(voir p.160-161.)

Construction en couleur

1.Charles Sterling, La nature morte : de l’Antiquité au XX e siècle, op. cit., p.14.

2.Maurice Merleau-Ponty,Phénoménologie de la perception, op. cit., p.365.

Page 85: Percevoir le quotidien

se détache devant nous et nous fait face. L’éclairage n’est ni cou-leur, ni même lumière en lui-même, il est en deçà de la distinction des couleurs et des luminosités.»2 L’éclairage varie d’une heure à l’autre. La couleur attribuée à un objet (comme je dirais que l’iPod nano est rouge) est généralement celle qu’il émet le plus longtemps et le plus brillamment dans des conditions «nor-males» d’éclairage, selon Merleau-Ponty. Les couleurs varient également en fonction de l’intensité de l’éclairage, de sa teinte et du taux d’absorption du matériau de l’objet.

85

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

Expériences lumineuses

Ipod matin et soir(voir p.162-163.)

Tasse à contre jour 2(voir p.165.)

Ipod entre chien et loup(voir p.166.)

Tasse à contre jour 1(voir p.164.)

Tasse avec lumière homogène(voir p.158.)

L’objet est entièrement blanc, mais c’est en peignant que je prends conscience des blancs colorés qui le composent.

Ce sont des touches de lumières colorées qui se superposent.

Page 86: Percevoir le quotidien

Les trois objets en question sont extrêmement différents dans leur façon d’absorber et réfl échir la lumière. La tasse à café de porcelaine blanche et sa soucoupe d’un blanc éclatant dans un éclairage homogène, se rosit dans les rayons de soleil et découvre la transparence du matériau. L’iPod nano en alu-minium brossé recouvert d’une couche rouge carmin satiné joue en surface entre zones foncées et étincelantes. Le moule à glaçon d’un silicone laiteux semi-opaque semble, lui, absorber plus que les autres les rayons de lumière, les retenir pour n’en rejeter que très peu. Je procède à plusieurs séances photos et réserve certaines vues pour la peinture. La photo me permet de fi ger l’objet à un moment précis dans le temps et de capturer toute la richesse de l’instant. Je retiens particulièrement une série où je tourne autour de l’objet et prend une photo de lui à chaque pas. Je répète la prise photo toutes les demi heures sur une durée en fi n de journée et capte ainsi une variation signifi cative de l’éclairage. L’objet disparaît au fur et à mesure que la nuit tombe. De sa couleur initiale, blanche en plein jour légèrement rosée, le moule à glaçon s’obscurcit, sa couleur se grise et se mélange aux violets bleutés, aux gris jaunis de l’at-mosphère. Un halo d’un blanc qui se mêle pleinement au fond abandonne ses refl ets rosés pour des gris bleu jaune. Il appa-raît dans un rayon de lune et laisse deviner la présence d’un volume fuyant. Finalement, il n’offrira plus tard qu’une em-preinte fantomatique d’un bleu très foncé qui se distinguera à peine du fond entièrement plongé dans le noir/bleu profond du cadre. La disparition de l’objet évoque le passage du temps, son évolution au cours du temps. Elle interroge le statut de l’objet lorsqu’il n’est pas utilisé pour sa fonction première (faire des glaçons) ce qu’il est le restant du temps ou ce qu’il évoque. La «silhouette» de l’objet et ses couleurs changent en fonction de l’éclairage, il est mis en lumière puis disparait dans l’image.

L’incidence de la lumière sur la tasse et sa soucoupe est perçue d’une toute autre manière. La photo confi rme l’ins-tantanéité de la scène, son côté éphémère, elle capture la lu-mière à un instant très précis. La peinture au contraire pro-longe, exagère l’instant, dans la durée et dans les couleurs. Les ombres et creux de lumières semblent s’être fi gés, pris au piège dans la matière porcelaine pour longtemps. Puis les couleurs de la vaisselle blanche varient en fonction de l’intensité des zones éclairées. La peinture décompose le blanc lumineux de la tasse dans une multitude de nuances colorées, des blancs – ocre, bleu, rose et gris. La vision du blanc à travers le prisme de la peinture offre une gamme de blancs chauds à des blancs plus froids. Semblable à la réfraction de la lumière blanche en optique. Ses rayons traversent un prisme transparent pour

86

du fond & de la fi gure en peinture

Tasse entre chien et loup(voir p.159.)

Expériences lumineuses

Page 87: Percevoir le quotidien

se disperser dans les couleurs de l’arc-en-ciel du spectre. La peinture semble m’offrir la même possibilité de voir le blanc dans une infi nité colorée. Elle ouvre mes perceptions sur les qualités de l’objet sensible à la couleur, à la lumière et aux va-riations de son environnement.

87

Progression

La photographie capture sur une courte durée

les changements de valeurs de la boule Mujii,

du perceptible à l’invisible.

Expériences lumineuses

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

Page 88: Percevoir le quotidien

J’ai eu le sentiment de dessiner des formes au pinceau à l’aide d’une pâte lumineuse, d’une matière/lumière. Cette sensation donne l’envie de pouvoir manipuler une telle matière, sensible à la lumière, la mettre en forme. Le cours de couleur me per-mettra par la suite d’appréhender la forme en tenant compte de ces paramètres.

Ce temps de la recherche met en évidence l’importance de la lumière et les changements de perception qu’apportent ces va-riations. Ce souci de l’éclairage laisse penser qu’il devrait être pris en compte dans la conception de l’objet. Il est intéressant de dessiner et d’imaginer un volume sans faire abstraction des réactions de matière par rapport au contexte lumineux dans lequel il se retrouve. Que signifi e d’inclure l’éclairage dans la conception de l’objet ? Sous quelle lumière l’objet est-il des-siné et projeté ? Interroger sa perception des couleurs en fonc-tion des matières, et ses réactions ou variations par rapport à son environnement. La lumière devient un point central dans la peinture. Le passage par l’étape photo me permet de fi ger les ombres et les lumières, puis en peinture de comprendre la  richesse des couleurs qui les composent. Les ombres sur-tout, ce qui disparait ou ce qui est caché. Elles enrichissent la vue de l’objet ou de l’espace. Je retiens un passage du livre de Junichiro Tanizaki, L’Éloge de l’ombre, dans lequel il expose l’im-portance de l’ombre dans la perception des objets ou d’un es-pace. «Mais faites une expérience : plongez l’espace qui les entoure (coffret, plateau, table basse, étagère de laque brillante) dans une noire obscurité, puis substituez à la lumière solaire ou électrique

88

du fond & de la fi gure en peinture

Expériences lumineuses

Progression Elle redessine l’objet selon l’intensité de la source lumineuse.

L’ombre de l’assiette prend soudai-nement de l’importance.

Page 89: Percevoir le quotidien

la lueur d’une unique lampe à huile ou d’une chandelle et vous verrez aussitôt ces objets tapageurs prendre de la profondeur, de la sobriété et  de la densité.» * Ce qui est intéressant à ce mo-ment de mes recherches, c’est la considération de l’ob-jet dans la lumière et dans l’ombre également. Tenir compte de ce qui est montré ou pas, seulement suggéré lorsque ses lignes se perdent dans l’obscurité et se  mettent à l’abri des rayons de lumière. La vision de l’objet suivant plu-sieurs de ses profi ls ou selon les subtilités de l’éclairage. Les surfaces éclairées ayant besoin d’ombre pour exister et se densifi er.

On peut considérer le blanc comme une matière lumineuse qui se  travaille et se décompose dans une multitude de tons puis observer que les ombres sont également une réunion com-plexe de couleurs variées, a été une sorte de basculement d’un chapitre à l’autre, possible par la dispersion de ce blanc dans la couleur.

Cela me conduit à observer davantage les travaux des Im-pressionnistes qui ont étudié ce phénomène dés la fi n du Xixe siècle. La persistance du regard sublime la nature et décom-pose ses couleurs en peinture à travers de nombreux paysage. S’accordant avec la réalité, le peintre enregistre ses sensations colorées. Il fi ge un bref moment, une vue éphémère de la na-ture qu’il rend éternel. Claude Monet l’exprime savam-ment dans la  série du portail de la Cathédrale de Rouen, peintes à  différents moments de la journée où il perçoit la force de  la lumière sur l’impression colorée du monument. Une dominante s’installe dans chaque tableau, et se perçoit sous forme d’harmonies «vertes», «brunes» ou «bleues». La série des Meules de foin exprime autant la richesse des cou-leurs selon les variations de lumière au cours de la journée ou des saisons. Je tentais dans le travail photo précédent de rendre compte de ces changements de perception. Par exemple en photographiant plusieurs fois la soucoupe sur une pose très courte, l’appareil enregistrait les variations de la lumière sur l’objet et captait la disparition de son ombre. D’une soucoupe qui se distinguait clairement du fond, les contrastes s’adoucis-saient au fur et à mesure que le temps s’écoulait, pour obtenir une image plus homogène dans une harmonie de blanc.

Je poursuis ce travail sur la perception en étudiant plus particulièrement une œuvre de Monet. Je choisis ses Grandes Décorations des Nymphéas, aujourd’hui exposées dans l’Oran-gerie du Jardin des Tuileries. Plus qu’un paysage, les nym-phéas du peintre touchent aux limites de l’Impressionnisme

89

Analyse d’une œuvre de Monet

Analyse d’une œuvre de Monet

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

* Tanizaki Junichirô, L’Éloge de l’ombre, Éditions Orientalistes de France, Cergy, 1996, p.42.

Page 90: Percevoir le quotidien

et basculent dans l’abstraction. Les nymphéas subliment le réel et emportent le  spectateur au milieu des touches de lu-mières colorées, décrit Gaston Bachelard : «Trop consciente de sa beauté, elle est belle comme un sein. Sa blancheur a  pris un rien de rose, un ton rose-tentation-légère sans lequel la  cou-leur blanche ne pourrait avoir conscience de sa blancheur. Cette fl eur, ne l’appelait-on pas, en d’autres temps : «la quenouille de Vénus» (clavus veneris) ? Ne fut-elle pas, dans la vie mythologique qui précède la vie de toute chose, Héraclion, cette forte Nymphe morte de jalousie pour avoir trop aimé Héraclès ? Mais Claude Mo-net sourit de cette fl eur soudain permanente. C’est à celle-là même qu’hier le pinceau de Monet a donné l’éternité.»1

L’entreprise des Grandes Décorations des Nymphéas de Monet se déroule entre 1914-1918. Claude Monet est âgé de 74 ans et se lance dans le projet de peindre sur une très grande surface de toile, son jardin de Giverny, le bassin d’eau présent, les nym-phéas, les plantes. Lieu inventé de toute pièce où il décline le motif des Nymphéas pendant presque vingt-sept ans. Le jar-din d’eau a été créé vers 1892 après que Monet se soit porté acquéreur de la propriété de Giverny. Un jardin qu’il fabrique et conçoit entièrement. Il offre un lieu totalement artifi ciel à la peinture et une étendue à 360 degrés de toile qu’il met en place dans un atelier circulaire au milieu du jardin, exclusi-vement prévu à son projet. Véritable lieu d’expérimentations cette peinture gagne en dimension par rapport à ses tableaux précédents. D’une manière très contemporaine, il convoque la nature in situ. Dans un lieu défi ni, choisi et entretenu, de sorte à gérer et prévenir soi-même toutes les transformations, pour composer avec elles selon un programme, commandé par la peinture. Le tableau est en relation directe à l’espace envi-ronnant. Le peintre offre au spectateur un refuge immense, véritable asile au milieu de ses paysages de lumière. Il l’invite à s’installer au bord de la peinture, à se projeter au centre d’un bassin enchanté et se confronter à l’étendue de matière qui l’entoure. À quelques motifs près, Monet ne sera plus que le peintre des Nymphéas et se consacrera à son jardin d’eau jusqu’à la fi n de sa vie. (réf. Bibliographie de Monet, ci-dessus.)

Dans les Grandes Décorations, la peinture assure la fusion entre les éléments. Une fusion entre terre et eau, entre eau et ciel. Le jardin lui-même est un tableau exécuté à même la na-ture. Matière picturale assimilée à la terre, à la végétation. La surface de l’eau fl orissante renvoie aux algues qui se dévelop-pent en dessous. Le regard plonge, circule en profondeur puis s’envole dirigeant nos perceptions sur l’ensemble du panorama. Monet emprisonne le ciel dans l’eau, par les formes des nuages se refl étant en surface.

90

du fond & de la fi gure en peinture

Analyse d’une œuvre de Monet

Claude Monet, Grandes décorations des Nymphéas, 1914-1918. (voir p.116 -118.)

Bibliographie de Monet:

sylvie Patin, Regards sur les nymphéas, Éditions Réunion des musées nationaux, Paris, 2006.

Philippe Piguet, Claude Monet prospectif, Éditions l’Échoppe, Paris, 2010.

Georges Clémenceau, Claude Monet, Éditions Bartillat, Paris, 2010.

Louis Gillet, Trois variations sur Claude Monet, Éditions Klincksieck, Paris, 2010.

Stéphane Lambert, L’adieu au paysage, Éditions la Différence, Paris, 2008.

1.sylvie Patin, Regards sur les nymphéas, op. cit., p.44.

2.Georges Clémenceau, Claude Monet, op. cit., p.140.

3.sylvie Patin, Regards sur les nymphéas, op. cit., p.44.

Page 91: Percevoir le quotidien

La terre se mélange également à cette eau, aux nuages et aux fl eurs. Un mélange qui souligne la transparence de l’eau où la couleur est créatrice de lumière ou bien la lumière crée une im-mense gamme colorée. Les nuances s’harmonisent à l’infi ni en une étendue bleue ou rosée, entre ciel et l’eau, le lien étant la couleur. Le bleu en écho avec celui contenu dans la nature, tout à la fois dans l’azur du ciel et dans celui de l’eau.

Le spectateur effectue ce mélange optique des tâches de couleur. Un vert à coté d’un bleu outremer, donnera l’im-pression d’un bleu-vert, plus complexe que les couleurs pures seules. La technique de Monet reprend la théorie de la divi-sion des couleurs (comparable au procédé des grandes affi ches publicitaires par exemple aujourd’hui). «La couleur simple est plus intense que la teinte composée. Conséquence : un violet se com-posant de rouge et de bleu, pour l’obtenir, très vif, sans perte aucune de rayonnement, ne mélangez vos éléments ni sur la palette, ni sur la toile ; posez pures, auprès l’une de l’autre, une touche bleue et une touche rouge : il en résultera une sensation violette. Le mélange s’opérera sur la rétine. C’est le mélange optique.»2 Monet a trouvé une poétique particulière qui l’amène à décomposer la lumière et les nuances. Il dessine l’ombre elle-même en refl ets colorés, il regarde tout, comme baigné dans un fl uide aérien de couleur.

Il peint l’enveloppement atmosphérique des choses révélées par la clarté du jour. La nature lui offre une profusion de rap-ports. Suivant le pouvoir de la lumière, l’exaltation colorée a pour conséquence la négation des contours ou limites. L’ab-sence de délimitation formelle provoque une invention prodi-gieuse dans le domaine de la touche. «Les contours se volatili-sent, les bords se mettent à ondoyer dans un halo de lueurs pâles. Tout se métamorphose dans un éblouissement. Il ne reste du monde visible que ce poudroiement impalpable, cette ronde et ce tour-billon d’atomes qui tissent dans le vide la nappe de l’illusion.» 3 Des effets visuels sont possibles grâce à la lumière, cette onde élec-tromagnétique dépourvu de masse et composée d’un fl ux de photons en  mouvement. Ce que nous appelons lumière n’est que la transmission d’un état vibratoire des éléments qui se propage à une vitesse déterminée et vient se réfl échir à la surface des choses. L’univers nous apparaît ainsi comme une tempête d’ondes qui s’opposent ou s’intensifi ent pour des résul-tats fugitifs. Elle donne alors naissance au corps principal du tableau, l’atmosphère possible grâce à une multitude de touches, entrecroisées, ébouriffées, oscillées, striées, balayées de zé-brures, giratoires ou folles d’emmêlements. Le spectateur entre dans le décor de tout son corps et s’approche de plus prés pour admirer un incroyable tourbillon de couleurs et de lumière.

91

Analyse d’une œuvre de Monet

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

Page 92: Percevoir le quotidien

Monet élabore une nouvelle profondeur et réinvente la trans-parence. Il offre une façon unique de regarder et de ressentir le paysage. (réf. Bibliographie de Monet, page 90.)

Le peintre dépasse ainsi les objectifs premiers de l’Impres-sionnisme. Entrer à la surface des objets, des paysages par la  persistance du regard puis décomposer la multitude de nuances colorées qui compose chaque matière. Ce n’est pas seulement le regard qui entre en jeu mais le corps entier du peintre et du spectateur dans Les Grandes Décorations des Nym-phéas. Par sa monumentalité, l’œuvre renvoie au thème du panorama qui apparaît à la fi n du Xviiie siècle. Invention qui invoque un point de vue englobant (pas rétrécie, entourée d’un cadre comme dans une peinture traditionnelle) et saisit le pay-sage dans son étendue. «Seul le panorama, avec son horizon circu-laire, permet la vraie représentation de la nature.»1 Il offre un lieu clos qui ouvre sur une représentation sans limite du monde. Monet y fait déjà référence dans la conception de son atelier circulaire. «Le premier projet de Monet pour la présentation des Nymphéas prévoyait ainsi, en 1920, la construction d’un pavillon circulaire construit sur le modèle des panoramas.»2

L’œuvre s’offre à voir comme des «environnements», un dé-cor que la lumière révèle. Monet appose la peinture de manière à ce que l’objet de la représentation disparaisse et dévoile ce qui nous est invisible. «Avec de la matière, ce réaliste, enivré de tâches, nous fait rejoindre les conceptions plus idéalistes de la philosophie : il parvient à nous révéler ce qu’on ne peut voir. Qu’importe désormais le sujet ? Qu’importe les formes ? Qu’importe le paysage lui-même que l’on veut peindre ? Il n’y a qu’une chose réelle, la lumière.» 3 La lumière provoque une aspiration d’infi ni, un paysage en mou-vement. Les couleurs bougent, croient et offrent à l’œil le plai-sir de parcourir le tableau sans jamais s’arrêter. Les dimensions monumentales de ce «décor», provoquent un champ vaste et imposant pour embrasser entièrement le spectateur. Un mi-roir d’eau qui refl ète un univers devenu abstrait où le visiteur se penche et s’y retrouve., médite dans la temporalité d’un uni-vers devenu abstrait.

Ce qui m’intéresse dans l’œuvre du peintre, c’est cette ques-tion d’éphémère, de la disparition de l’objet au profi t de ses rapports colorés, l’exaltation de l’instant dans une nouvelle perception du temps et de l’espace. Une vision en couleur que je souhaite amener en volume et intégrer davantage au proces-sus de création. La question de la couleur, du choix des maté-riaux a été souvent mise de côté dans mes projets en atelier, au  profi t généralement du scénario d’usage, des outils et des nouvelles technologies que j’intégrais au fur et à mesure. Ce rapport à la couleur et au design que je tente d’approfondir par la suite, m’emmène dans une perception de l’objet en trois dimensions à travers le prisme de la lumière.

92

du fond & de la fi gure en peinture

Analyse d’une œuvre de Monet

1.Emmanuelle Michaux, Du panorama pictural au cinéma circulaire, éditions L’Harmattan, 1999 Paris, p.17.

2. «Oublier l’exposition», Art Press, op. cit., p.13.

3. Georges Clémenceau, Claude Monet, op. cit., p.98.

Page 93: Percevoir le quotidien

Je choisis de suivre le cours de couleur, enseigné à l’école, au même moment que j’effectue mes recherches en peinture et l’analyse d’œuvre. Une façon d’aborder la couleur du point de vue du design et d’étudier sa relation étroite à une production en volume. Le cours a été d’une aide très précieuse tout au long de mon mémoire, spécialement vers la fi n où il accompagne un passage de la bidimensionnalité de la toile à l’objet en trois di-mensions. Un passage qui se réalise au fi l des séances.

Ce cours permet une approche de l’objet industriel par la couleur. Il nous propose de nouvelles méthodes de travail et d’étudier l’objet sous divers points de vue. Son déroulement a été planifi é ce semestre par plusieurs enseignants dont Marie Rochut, coloriste et professeur à Duperré, Laurent Massaloux, designer et directeur de projet à l’école, Olivier Hirt, directeur des études. Au lieu de suivre une manière un peu théorique et  traditionnelle, ils programment tout au long du semestre l’intervention de plusieurs «professionnels de la couleur» ayant tous une approche différente en fonction de leur domaine. Marie Rochut intervient dans un premier temps, en solli-citant nos perceptions par une vision de l’objet, libérée des contraintes habituelles lors d’un atelier de projet. Puis dans les séances suivantes nous rencontrons une coloriste ainsi que Julien Gourbeix, vidéaste, et Chloé Pitiot, conservatrice du Centre Georges Pompidou et responsable du département Cou-leur et Design.

Première séance : Méthode de réceptionAprès une collecte d’objets personnels de couleur bleu, un

ébat est lancé au sein du groupe. Chacun fait preuve d’analyse et de curiosité avant d’émettre un jugement fi nal sur ce qu’il pense de cette réunion d’objets. On nous pousse à mettre de côté la part de jugement qui se veut effi cace, critique, rapide pour ne pas se précipiter dans des déductions trop faciles. Il nous est conseillé de se laisser du temps pour penser à l’en-semble des qualités de l’objet et ainsi collecter les différents points de vue des membres du groupe. Nous analysons d’abord ce que nous avons sous les yeux en évacuant la couleur car elle n’est dans ce cas qu’un prétexte à créer d’autres points de vue. Notre objectif est de recevoir ce que l’objet transmet pour plus tard le remettre en cause. Chaque objet est une boîte de si-gnifi cations. Nous tentons de faire parler l’objet, «ce qu’il contient».

Par exemple, pour le briquet Bic bleu, nous regardons ce que «ça contient», une série de mots : du gaz, des matériaux compo-sites, des p’tits trucs, des temps de fonte différents, du chaud, du danger, du vide, une sécurité, un paradoxe, de l’éphémère, du jetable, de la séduction, un moment de détente, une pause,

93

Le cours de couleurs :des méthodes

Le cours de couleurs

des méthodes

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

Page 94: Percevoir le quotidien

une marque, ma main, du bleu. L’objet est un nuage de signi-fi ants. On aurait pu utiliser des post-it avec tous ces mots au-tour pour l’illustrer.

C’est une méthode de travail où je reçois ce que je vois avant d’entrer dans le projet, dans la phase de conception. Je suis à l’écoute de mes perceptions et de celles des autres. «J’adhère à l’objet», «m’imprègne» de ce qu’il émet. La suite de cette mé-thode réside dans la façon dont s’organisent les qualités dé-gagées. Quel choix je fais dans le classement de ces qualités ? Quelles sont celles que je souhaite préciser ou développer ? Je voudrais par exemple que «ça contienne... plus de protection ou plus de vide». Ou bien si je les regroupe par catégorie, je peux choisir d’en travailler une en particulier, comme «la pa-renthèse», «l’allumage». Chaque suite entraine un processus de création différent. L’ensemble des qualités mises en évi-dence propose une multitude de points de vue et offre ainsi plusieurs pistes de travail.

Une autre approche que «ce que ça contient», serait de dire, cet objet «à quoi ça ressemble ?» ou «à quoi je l’associe ?» ou «ce n’est pas...», «comment s’est fait ?». L’intention est d’être davantage réceptif au potentiel de l’objet, à ce qu’il contient dés le début du projet pour entrevoir la pertinence d’un regard. Le cadre de ce cours permet une expérience sensible de l’objet à travers une variété d’interprétations possibles.

Deuxième séance : Méthode du minimumDans un second exercice, nous créons une série d’échan-

tillons de bleus différents. Chacun a devant soi plusieurs bandes de papier sur lesquelles il applique du bleu. En confron-tant les résultats de chacun, on se rend soudain compte de tous les paramètres mis en jeu dans un exercice aussi simple. Les bandelettes de papier affi chent toutes un bleu différent, des bleus verts, jaunes, violet, nuit, ciel, très clair, les valeurs dé-pendent de la façon dont la peinture a été diluée, la zone co-lorée en bout d’échantillon est plus ou moins grande selon les choix, les coups de pinceau n’ont pas la même densité, mou-vement, les mêmes stries, ils se terminent tous différemment d’une manière «appliquée», «propre», «brève», «envolée». Certains ont joué avec les vides et les pleins. La couleur ne va pas jusqu’au bout de l’échantillon et dessine un espace de la teinte du papier qui a été épargné. Ce blanc est plus ou moins contraint en fonction de la distance inoccupée entre le bleu et le bord du papier.

Nous répétons l’exercice avec des bandes de carton plume. L’épaisseur de l’échantillon a augmenté et amène un nouveau critère à prendre en compte, la tranche. De nouveaux para-mètres entrent dans la perception de cet objet, apparemment

94

du fond & de la fi gure en peinture

Le cours de couleurs :des méthodes

des méthodes

Page 95: Percevoir le quotidien

95

Le cours de couleurs :des méthodes

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

Mettre en couleur des échantillons de carton plume peut devenir un exercice très enrichissant.

Cours de couleur I

Cours de couleur II

L’étape suivante consiste à appré-hender la couleur sur un volume simple (étapes de la construction sur la page suivante). Les variations sont perceptibles selon le point de vue, le matériau et la technique utilisée pour appliquer la couleur.

Page 96: Percevoir le quotidien

simple. On assiste à une infi nité de manières de les faire va-rier et observe la richesse des résultats lorsqu’ils sont juxta-posés et mis en comparaison. Certains élèves n’ont peint que les tranches du carton, utilisé un bleu différent entre celles-ci et la surface du dessus. Le traitement change, puisque le ma-tériau absorbe différemment la peinture d’une zone à l’autre (mousse ou papier). Puis les bandes sont découpées, pliées, rac-courcies, vrillées, cornées, entrelacées. Elles décrivent de nou-velles formes et ne sont plus considérées à plat mais dans l’es-pace, en trois dimensions. Cette méthode nous montre qu’en partant d’un minimum de critères, nous obtenons une infi ni-té de résultats en fonction du point de vue adopté. La forme, le matériau et la couleur étant plus ou moins fi xés au départ, nous apprenons au fur et à mesure à regarder les autres choses qui rentrent en ligne de compte. Le simple fait de travailler un rectangle de carton plume convoque ainsi plusieurs aspects qui entrent dans le processus de création. Le sens de lecture de l’objet, les surfaces colorées, leurs rapports, contrastes, juxta-positions, le déploiement dans l’espace – l’ensemble constitue un tremplin vers l’exercice suivant.

Troisième séance : mise en volumeMarie Rochut nous présente un dernier exercice. Il s’agit de

considérer une forme rectangulaire à plat puis par un simple pliage de l’amener en volume. Selon le point de vue, l’objet est considéré sous plusieurs échelles, il donne l’impression d’une assise, posé verticalement ou bien d’une micro-architecture à l’horizontal. La forme de départ est donc plus ou moins fi xée, à nous de décider du matériau et de la mise en couleur de l’objet.

Mon premier choix est celui du matériau papier. Je décide de faire varier sa transparence et choisis trois qualités différentes en fonction de leur transparence : un grammage 180 opaque, un plus fi n d’environ 50 qui laisse passer davantage la lumière, puis une feuille de calque d’une opacité encore plus réduite. Replié, chaque petit module offre de nouveaux espaces qui ac-cueillent la lumière de différentes manières. La couleur est en-visagée dans un second temps. Elle dessine sur les parois du pa-pier les ombres qui apparaissent à un instant donné. La lumière traverse le matériau, se colore et construit un nouveau cadre au sein de chaque micro-espace. Je fais le choix des crayons de couleur pour appliquer la couleur et transforme certaines ombres dans un mélange de plusieurs bleus, violets. La couleur ici marque le lien entre le matériau et les rayons de lumière incidents. Le «noir» des ombres n’est pas envisagé comme

96

du fond & de la fi gure en peinture

Le cours de couleurs :une mise en volume

une mise en volume

Page 97: Percevoir le quotidien

une zone sombre mais absorbe la couleur. Le blanc, lui, rejette la lumière dans le reste de l’espace et résonne avec les bleus.

Cet exercice simple m’a permis d’observer à travers chaque étape, la multitude des paramètres qui pouvaient entrer en jeu dans la conception d’un objet ou d’un espace. Le choix du ma-tériaux, de la couleur si besoin, de la façon dont elle est appli-quée, aux endroits qui font sens par rapport à l’objet et à  sa forme, considérer les faces, les tranches, les différentes vues de l’objet. Le simple fait de fi xer certains d’entre eux permet d’ex-ploiter davantage les autres et donne un aperçu de la richesse des résultats possibles. C’est une méthode qui me montre simplement les aspects de l’objet importants à traiter lors de l’appréhension d’un volume et que je manquais d’approfondir jusqu’à maintenant.

97

Le cours de couleurs :une mise en volume

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

Cours de couleur II

Mise en volume de la feuille blanche. Elle détermine un passage en trois dimensions.

Page 98: Percevoir le quotidien

La couleur entretient un rapport étroit avec la lumière, la  matière et l’échelle dans laquelle elle est projetée. J’étudie la  couleur depuis le début du mémoire, depuis les rapports nuancés de Chardin, les contrastes et les oppositions chez Matisse, jusqu’à sa relation étroite à la lumière chez Monet.

Dans ce dernier paragraphe, je m’intéresse davantage aux théories de la couleur, qui la décrivent d’une manière plus aca-démique. Ce qui m’intéresse ici c’est l’emploi de la couleur par rapport à une pratique de l’espace et de la trois dimensions. J’ai l’intention de la voir réinvestir des volumes.

Je poursuis dans ce paragraphe une étude de plusieurs ar-tistes qui ont théorisé la couleur et proposé un certain nombre d’expériences, de phénomènes qu’elle offre à la vision. Je re-garde dans un premier temps les règles des contrastes d’Itten, puis la vision de la couleur chez Seurat, et enfi n, le point de vue de James Turrell pour son traitement de la couleur dans l’espace.

Johannes Itten propose la théorie des sept contrastes. Il compte parmi les premiers enseignants de l’école du Bauhaus et suit les étudiants lors du cursus préliminaire, condition d’entrée, jusqu’à ce qu’il désapprouve l’évolution de l’école vers le fonctionnalisme et démissionne en 1923. Il se consacre par-ticulièrement à l’étude des contrastes de couleurs et de leurs effets. Il distingue sept contrastes :

- Le contraste de la couleur en soi Il est donné par les couleurs pures qui donnent une inten-

sité et une forte luminosité. Les trois couleurs primaires sont le contraste maximum car chacune est fondamentalement dif-férente des deux autres. Le contraste s’atténue si l’on s’éloigne des primaires dans le cercle chromatique.

- Le clair-obscur Il représente le contraste des valeurs. L’effet maximum est

le noir opposé au blanc, ou le jaune au violet. Leurs valeurs in-termédiaires correspondent aux valeurs de gris possible entre les deux opposés.

- Le chaud-froid C’est le contraste entre les couleurs qui suggèrent le froid ou

le chaud. Il semble être le plus brillant, et donner l’impression que les couleurs chaudes avancent, les froides reculent.

- Le contraste des complémentaires Les célèbres couples de complémentaire jaune/violet, bleu/

orange, rouge/vert, sont les couleurs opposées sur le cercle chromatique. Leur rapprochement est très lumineux, intense et s’assombrit dans un gris foncé neutre si les deux couleurs sont mélangées.

98

du fond & de la fi gure en peinture

Théories de la couleur

Théories de la couleur

Page 99: Percevoir le quotidien

- Le contraste simultané Notre œil, pour une couleur donnée exige en même temps

sa complémentaire et la crée lui-même si elle n’est pas don-née. Par exemple, après avoir fi xé pendant quelques se-condes un carré vert, nous portons notre regard sur une sur-face blanche et voyons apparaître une forme rouge. C’est une image résiduaire pour Itten, appelée rémanente chez le peintre et théoricien Joseph Albers.

- Le contraste de qualité Il désigne l’opposition de couleurs saturées et éteintes.

Le degré de pureté et de saturation est altéré de différentes manières, avec du blanc, du noir, du noir/blanc, ou bien le mé-lange d’une complémentaire.

- Le contraste de quantité Il concerne les rapports de grandeur entre deux zones colo-

rées. Un rapport équilibré des couleurs élimine par exemple ce contraste. (réf. Bibliographie de la Couleur, ci-contre.)

Ses théories sont reprises par de nombreux peintres. Dans les interactions de couleurs des tableaux d’Albers par exemple, puis à travers les formes plus douces de Mark Rothko. La cou-leur est célébrée dans ses contrastes. Itten met en évidence la position des couleurs l’une par rapport à l’autre, leur éclat, luminosité, les relations dynamiques, les vibrations et mouve-ments entre elles, les harmonies et leur rapport à une échelle de grandeur, à une spatialité. La couleur reste cependant une expérience sensible qui dépend de la subjectivité de chaque in-dividu, du tempérament. De plus, sa perception est indissocia-blement liée en volume, comme sur la toile, à la forme et au matériau. Certains artistes du début du Xxe siècle ont décrit des correspondances de formes et de couleur, considérant les trois couleurs primaires comme fondement universel. Kandins-ky est le premier à formuler sa pensée dans son livre Du spiri-tuel dans l’art, où il considère le bleu comme rond, le rouge as-socié à une valeur d’intermédiaire de stabilité à travers le carré et enfi n jaune pour la forme triangle. Plus tard, dans les années 60, l’artiste Donald Judd passe de la peinture à la sculpture. Il explique les valeurs de la couleur pour un objet en trois dimen-sions. «Si l’on peint un objet en noir ou dans une couleur foncée, il est impossible de distinguer ses bords. Si on le peint en blanc, il pa-raît petit et d’une grande pureté. Et le rouge, à l’exception d’un gris de cette valeur, semble être la seule couleur qui rende vraiment un objet précis et défi nisse ses contours et ses angles.» * L’artiste joue beaucoup avec les refl ets internes des surfaces peintes de ses sculptures. Il utilise des métaux brillants, du plexiglas transpa-rent coloré, du métal peint.

Bibliographie de la Couleur:

Richard Lionel, Comprendre le Bauhaus : un enseignement d’avant-garde sous la République de Weimar, Éditions Infolio, Gollion (Suisse), 2009.

Johannes Itten, Art de la couleur, Éditions Dessain et Tolra, Paris, 2001.

Joseph Albers, Interaction of Color, revised and expanded Edition,Yale University Press, Londres, 2006.

Jean-Philippe Lenclos, Couleurs de la France : géographie de la couleur, Éditions Moniteur, Paris, 1999.

John Gage, La couleur dans l’Art, Éditions Thames&Hudson, Paris, 2009.

* John Gage, La couleur dans l’Art, op.cit., p.107.

99

Théories de la couleur

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

Page 100: Percevoir le quotidien

Dans une autre partie de ses cours enseignés au Bauhaus, Itten approfondit la relation de la couleur à la matière. Pas seu-lement dans une recherche de matériaux mais dans l’analyse des textures et de leur rythmes, affi nant autant le sens tactile que visuel de la couleur. Grâce à des planches réalisées à partir de différents matériaux, ses élèves s’exerçaient à reconnaître les textures les yeux fermés. Le contraste de matière pourrait s’ajouter à la liste d’Itten. La perception de la couleur étant tributaire des matériaux, et de la texture des éléments. Par exemple, la même tonalité paraît généralement plus claire sur une surface lisse que sur une surface texturée. Cependant sous un éclairage différent, la surface texturée paraitra plus claire.

La lumière réagit différemment en fonction des matières. Elle est également une variable essentielle dans la perception des couleurs.

Bien avant la théorie des contrastes d’Itten, le Néo-impres-sionnisme exprime une méthode pour reconstituer la lumière à travers ses paysages. Le peintre Seurat met en pratique la méthode du mélange optique avant que Monet ne l’utilise et d’autres artistes encore. Phénomène décrit auparavant par le physicien Ptolémé dés le IIe siècle après JC. Au Xixe, Maxwell James Clerk concocte une machine qui fait tourner sur des disques des portions de différentes couleurs. Dans le mouve-ment, elles créent en se mélangeant une nouvelle teinte. La technique pointilliste réside dans la division également de la touche en petits points colorés. Le point ne renvoie qu’à lui-même, ne signifi e rien et se condensent jusqu’à atteindre une densité effi cace.

Cette méthode remplace le mélange de couleurs sur la pa-lette pour donner lieu à un mélange d’optique à la surface du tableau, par la persistance rétinienne. L’interaction des cou-leurs ne se réalise pas seulement dans l’œil du spectateur mais également sur la toile. Le peintre utilise le contraste des com-plémentaires, pour donner de l’intensité à un rouge au côté du vert par exemple. Ou souligner un orangé éclatant juxta-posé au bleu. Le peintre conçoit ses compositions et la répar-tition des touches en termes d’ombres et de lumière. «Placer une couleur sombre à côté d’une couleur différente mais plus claire permet d’intensifi er le ton de la première et de diminuer celui de la seconde (…)»1 Il utilise les lois des différences de valeurs entre les  couleurs, le contraste des couleurs pures donc très lumi-neux au sein du tableau.

La lumière est générée par l’interaction des points. «La petite taille des points fait en sorte que l’œil ne les identifi e pas isolément, qu’il est même incapable d’en percevoir convenablement l’addition, mais qu’il réagit à ce qui se passe entre eux.»2

100

du fond & de la fi gure en peinture

Théories de la couleur

Page 101: Percevoir le quotidien

La division pointilliste dessine un milieu hétérogène de couleurs et s’unifi e dans une vue d’ensemble. Le peintre parle également de température chromatique perceptible dans ses tableaux grâce à la transcription de la lumière. Il reconstitue en peinture une série de contrastes (chaud-froid, de valeur) proche des effets atmosphériques. La lumière et la couleur, intimement liées, induisent en peinture une richesse de combinaisons possibles, autrement perçue en trois dimensions. Dans l’espace, le chan-gement de dimensions, d’échelles et la géométrie des volumes induisent de nouveaux rapports de perception.

L’artiste James Turrell travaille sur cette relation étroite entre la couleur, la lumière et l’espace. Ses œuvres, comme l’entreprend Claude Monet, sont liées au paysage et à l’éclai-rage naturel du lieu qu’elles occupent. La lumière, véritable du matériau, pour Turrell, interroge sa relation à l’espace et agit comme un instrument révélateur du lieu et de ses volumes. Ses œuvres sont généralement implantées in situ (à l’exception de ses installations en musée par exemple) où le terrain et la lumière naturelle offrent les conditions idéales à la création d’une nouvelle perception du lieu.

The Kielder Skyspace est la première structure circulaire d’une série de Skyspace qui sera construit dans le monde. Ce Skys-pace est situé à Cat Cairn, une colline rocheuse aux vues spec-taculaires, à quelques kilomètres du village de Kielder prés de  la frontière écossaise. Kielder Skyspace est une chambre cylindrique enterrée, coiffée d’un toit avec une ouverture de 3 mètres de diamètre, circulaire en son centre. Le visiteur pénètre dans cet espace par un tunnel, constituant un pas-sage entre l’intérieur et l’extérieur. Autour de la paroi inté-rieure court un siège sur lequel le visiteur peut admirer l’en-semble du lieu. Au-delà de ce siège, les surfaces sont tota-lement blanches, continues, sans interruption, créant une vue globale de la scène. Derrière ces sièges, les sources de lumière de faible énergie sont disposées sur un anneau sur tout le périmètre de la salle. Elles créent une lumière am-biante et diffusent sur l’ensemble des murs, du plafond. Les visiteurs du Skyspace se retrouvent au milieu de cette chambre où le ciel est vu à travers l’ouverture du toit. C’est un travail sur un jeu mesuré, équilibré entre la lumière in-térieure, artifi cielle, et la lumière naturelle du dehors. C’est également un travail sur le temps, lié à l’évolution du paysage environnant. Les conditions de lumière changeantes au crépus-cule et à l’aube, offrent une riche exposition de tons et de cou-leurs à vivre physiquement. Turrell travaille avec un minimum de lumière artifi cielle. Les yeux s’adaptent au fur à mesure qu’ils découvrent l’environnement et voient les choses, l’espace

101

Théories de la couleur

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

1. John Gage, La couleur dans l’Art, op. cit., p.55.

2.Boehm Gottfried, Georges Seurat, fi gure dans l’espace, Éditions Hatje Cantz, Stuttgart, 2009, p.90.

Page 102: Percevoir le quotidien

102

du fond & de la fi gure en peinture

Théories de la couleur

Laurent Saksik, Série Couleurs-Écrans, œuvres présentées au Château d’Azay le Rideau durant l’été 2001.

James Turrell, Projection Pieces ,années 60,

&

The Kielder Skyspace, 2000.

Page 103: Percevoir le quotidien

progressivement. (réf. Bibliographie de Turrell, ci-dessous.)Dans une autre de ses œuvres, Projection Pieces, James Turrell

convoque plusieurs sources lumineuses dispersées dans une pièce, afi n de provoquer une illusion de profondeur. Le visiteur admire l’entrée du dehors comme une image plane sans savoir qu’il s’agit d’un espace en profondeur. Les pièces qui en résul-tent apparaissent comme des pièges subtils. Un rectangle bleu-té, par exemple, semble être fi xé sur le mur d’en face ou perçu comme une projection lumineuse (un peu comme lorsqu’on laisse un projecteur en mode veille et qu’il renvoit ce carré bleu au mur). Le spectateur a l’impression d’une peinture mono-chrome ou d’une projection de lumière, d’une illusion jusqu’à l’hallucination lorsque l’il voit une personne sortir du cadre bleu qui n’est qu’une pièce de plus. Le sentiment d’un tableau impalpable, dont on perçoit la présence et non la matière. Pein-ture concrète d’un côté (en place comme un tableau) et lumi-nescences impalpables de l’autre. Turrell joue de ces situations changeantes, réversibles, aléatoires qui évoluent dans le temps et laissent percevoir le réel d’une infi nité de façons.

La caractéristique première de ces projets est l’envergure des œuvres, le rapport d’échelle. L’artiste exploite de vastes super-fi cies, des espaces à parcourir autrement qu’à l’habitude. Les apparences du site varient à mesure que les heures passent et  que les phénomènes atmosphériques varient. L’implication du passage du temps (le temps chronométré comme le temps météorologique) est indéniable lié à sa pratique. Il invente plu-sieurs étapes conduisant à la révélation fi nale. Ces aménage-ments destinés simultanément à fermer et à ouvrir les espaces, surprennent le regard selon le point de vue dans lequel on se si-tue. Dans des espaces d’une autre proportion, l’artiste contem-porain Laurent Saksik révèle au visiteur différents dispositifs qui exploitent les rapports de couleur, le degré de transpa-rence des matériaux et la façon que la lumière a de circuler entre les éléments. La couleur est un rayonnement modulé par la lumière incidente. Elle dépend de son environnement et rend la perception de l’œuvre intrinsèque à l’espace et au temps.

Ils explorent la façon de voir chez le spectateur. Ils utilisent la lumière comme matière première afi n d’explorer davantage des sources variées, ses répercussions sur la couleur et la per-ception que l’on en a. La lumière métamorphose l’espace, par la couleur. Chaque artiste offre une vision de la couleur dans un espace en trois dimensions. Le spectateur n’est pas mis en présence d’une image, mais comme inclus à l’intérieur.

103

Théories de la couleur

Chapitre V Matière lumineuse.Phénomène de dispersion des couleurs.

Bibliographie de Turrell:

James Turrell, Rencontre 9, Éditions Almine Rech et Images Modernes, Paris, 2005.

James Turrell : eclipse, Michael Hue-Williams, Fine Art Publishers, London, 1999.

Jacques Meuris, James Turrell : la perception est le médium, Éditions La lettre volée, Bruxelles, 1995.

Page 104: Percevoir le quotidien

J’expérimente les variations de la lumière au sein de nou-velles mises en scène. Le contexte lumineux varie et agit sur la perception de l’objet de près comme de loin. Il révèle ou le fait disparaître et décrit la richesse de son environnement. L’étude Des Grandes Décorations de Monet célèbre la peinture dans son rapport étroit à la lumière. Elle prépare un change-ment d’échelle et m’apprend à déporter le regard du centre du tableau vers ses bords, puis sa périphérie. La décomposition du  paysage dans une multitude de touches colorées m’amène ainsi à considérer la couleur dans l’espace.

Le suivi du cours à l’Ensci confi rme et explique les liens entre l’emploi de la couleur et le traitement de l’objet en volume. Il rattache la couleur à une pratique du design et traduit son utilisation en trois dimensions. Elle permet d’appréhender l’ob-jet d’une manière plus libre et de travailler en surface les  im-pressions tactiles et visuelles. Les méthodes abordées montrent les différentes étapes qui entrent dans la réalisation d’un objet au niveau du choix des matériaux, de la mise en couleur selon le point de vue et les formes de l’objet, les variations possibles de chacun de ces paramètres.

Les séances accompagnent une mise en volume par la couleur permettant le passage de la bidimensionnalité de la toile au rapport en trois dimensions de l’objet. Dans un dernier temps, j’énonce la théorie des contrastes d’Itten et la vision de la cou-leur chez Seurat, son traitement particulier dans les travaux de Turrell ou bien de Saksis. La couleur est considérée dans un espace délimité, se souciant du point de vue et de l’intensité de l’éclairage, elle induit des changements de perception au ni-veau des objets ou des matières.

Je désire à ce moment mettre à profi t l’ensemble de ces ob-servations. Il devient cependant diffi cile de parler de couleur, de lumière et de matières sans expérimenter vraiment. Il est aussi temps de passer à la pratique.

104

du fond & de la fi gure en peinture

Transition V

Page 105: Percevoir le quotidien

105

Conclusion

Page 106: Percevoir le quotidien

J’ai souhaité peindre des objets familiers avec l’intention d’enrichir mon point de vue sur le quotidien. J’entreprends alors une série de natures mortes et d’expérimentations qui vont changer ma perception des objets et de leur environne-ment. Une analyse d’œuvres m’accompagne tout au long du mémoire et aide à approfondir mes recherches en peinture.

Les réunions d’objets évoluent, impliquant une analyse de la fi gure et du fond au sein de la représentation. Au début, l’objet fait fi gure par rapport à un fond épuré, désencombré, il conserve ce statut, se libère de son usage et laisse une do-minance colorée unifi er la toile. Puis l’objet-série simplifi e les formes. Il devient motif, se mêlant au support ou au fond, et permet au spectateur de ne plus distinguer l’objet fi gure du fond-support ou bien l’objet fond de la fi gure-support. Le re-gard détaille cet ensemble, parcourt chaque plan du tableau et traverse la toile vers une appréhension de l’objet en trois di-mensions. Ces observations ont lieu grâce aux nombreux chan-gements de cadres et de lieux qui entrainent une série de modi-fi cations à chaque nouvelle situation. La relation qui lie l’objet-support-fond, est mise en évidence à mi-chemin, puis remise en cause, pour enfi n devenir littéralement fusionnelle. Ce mo-ment où les éléments se confondent, permet un passage à tra-vers la toile. Il ouvre sur une nouvelle dimension qui accueille ces extraits du quotidien et confère aux objets un nouveau sta-tut dans un espace hors du temps et de tout contexte. Ce bas-culement a lieu au milieu du blanc, neutre, léger, inconnu, qui efface et révèle. Il est perçu comme un espace de projection à travers lequel je reconsidère le statut de ces objets familiers et prends conscience du rapport que j’entretiens avec la ma-tière. Ce rapport est porté par la couleur. J’envisage alors le blanc d’un point de vue de la lumière et fais varier ses intensi-tés. Elle joue à la surface des objets et découvre une multitude de nuances colorées. L’étude de cet univers prépare un change-ment d’échelle et m’amène, grâce à un cours sur la couleur éga-lement, à considérer les rapports colorés de l’objet en volume.

106

du fond & de la fi gure en peinture

Conclusion

Page 107: Percevoir le quotidien

Le travail du mémoire permet de prendre en compte les paramètres liés à la perception d’un objet et d’un espace. Je découvre au fi l des méthodes l’attention portée sur les dif-férents aspects qu’il est important de considérer lors de leur conception. La peinture a permis l’analyse du quotidien par couches et mis en évidence différents niveaux de lecture. Elle révèle la densité d’un paysage, une richesse à la surface des choses ainsi qu’une complexité dans leur organisation au sein du tableau. Puis, au fi l de l’analyse, la peinture dévoile la multi-tude d’interactions entre l’objet, les autres éléments de la com-position et  l’environnement qu’ils occupent. Je quitte le  mé-moire et  poursuis mes recherches à travers le projet avec de nouvelles préoccupations et l’envie d’intervenir dans des es-paces du quotidien.

Comment se réapproprier un contexte familier ? Considé-rer l’objet en fonction du temps, de l’espace qu’il investit et du point de vue. Regarder les formes d’interactions possibles se-lon les situations entre l’objet et son milieu. Révéler ses formes en tenant compte des matières, des couleurs, des contrastes et des divers éléments autour. La couleur prend une importance particulière dans mon travail puisqu’elle justifi e un passage en volume. Son emploi dépend de plusieurs facteurs (subjectivité, éclairage ambiant, matériaux ou textures utilisées), leurs va-riations ayant des conséquences sur la perception globale du sujet. Ces observations s’appliquent à chaque projet en cours et soulèvent la question d’une mise en lumière des objets en fonction du lieu et des usages convoqués. Réinvestir le banal, décor familier pour renouveler la façon qu’on a de le regarder avec l’envie de le célébrer jusqu’à amplifi er le regard, créer de l’illusion, et ainsi jouer avec nos perceptions.

107

Conclusion

Page 108: Percevoir le quotidien
Page 109: Percevoir le quotidien

109

Oeuvres analysées

Page 110: Percevoir le quotidien
Page 111: Percevoir le quotidien

111

Oeuvres analysées

Jean

Si

méo

n

Ch

ardi

n,

176

9.

Nat

ure

mor

te

au g

obel

et

d’ar

gent

,

Page 112: Percevoir le quotidien

112

du fond & de la fi gure en peinture

Gio

rgio

M

ora

nd

i N

atur

e m

orte

,an

nées

19

50.

Page 113: Percevoir le quotidien

113

Intérieur au rideau égyptien, 1948.

HenriMatisse,

Oeuvres analysées

Page 114: Percevoir le quotidien

114

du fond & de la fi gure en peinture

Miq

uel

B

arce

lo,

Sist

ole

dias

tole

, 19

87.

Miquel Barcelo, Sans Titre,1994.

Page 115: Percevoir le quotidien

115

Oeuvres analysées

Page 116: Percevoir le quotidien

116

du fond & de la fi gure en peinture

Gra

ndes

D

écor

a-ti

ons

des

Nym

phéa

s(e

xtra

it),

1914

-191

8.

Cla

ud

e M

on

et,

Page 117: Percevoir le quotidien

117

Oeuvres analysées

Page 118: Percevoir le quotidien

118

du fond & de la fi gure en peinture

Cla

ud

e M

on

et,

Gra

ndes

D

écor

a-ti

ons

des

Nym

phéa

s,(a

perç

u à

l’Ora

n-

geri

e du

ja

rdin

des

Tu

ileri

es.)

Page 119: Percevoir le quotidien

119

Travail personnel

Page 120: Percevoir le quotidien
Page 121: Percevoir le quotidien

121

Tabl

ette

gr

aphi

que

Travail personnel

Page 122: Percevoir le quotidien

122

du fond & de la fi gure en peinture

Imac

& Ipho

ne

Page 123: Percevoir le quotidien

123

Page 124: Percevoir le quotidien

124

du fond & de la fi gure en peinture

Troi

s so

uris

& Deu

x so

uris

Page 125: Percevoir le quotidien

125

Page 126: Percevoir le quotidien

126

du fond & de la fi gure en peinture

Câb

le

audi

o

& Ence

inte

s

Page 127: Percevoir le quotidien

127

Page 128: Percevoir le quotidien

128

du fond & de la fi gure en peinture

Ipho

ne

et c

anet

te

Page 129: Percevoir le quotidien

129

Tabl

e de

che

vet

Travail personnel

Page 130: Percevoir le quotidien

130

du fond & de la fi gure en peinture

Au

bord

de

l’éta

gère

1

Page 131: Percevoir le quotidien

131

Au

bord

de

l’éta

gère

2

Travail personnel

Page 132: Percevoir le quotidien

132

du fond & de la fi gure en peinture

Livr

es,

char

geur

et

cou

-pe

lles

Page 133: Percevoir le quotidien

133

Ence

inte

, th

éièr

e et

m

oles

kine

Page 134: Percevoir le quotidien

134

du fond & de la fi gure en peinture

Tass

es

sus-

pend

ues

Page 135: Percevoir le quotidien

135

Réu

nion

de

tas

ses

Travail personnel

Page 136: Percevoir le quotidien

136

du fond & de la fi gure en peinture

Mug

s 2

& Mug

s 1

Page 137: Percevoir le quotidien

137

Page 138: Percevoir le quotidien

138

du fond & de la fi gure en peinture

Poel

le

seul

e

Page 139: Percevoir le quotidien

139

Pic

het

seul

Travail personnel

Page 140: Percevoir le quotidien

140

du fond & de la fi gure en peinture

Pile

d’

assi

ette

s 1

Page 141: Percevoir le quotidien

141

Pile d’assiettes 2

Travail personnel

Page 142: Percevoir le quotidien

142

du fond & de la fi gure en peinture

Bol

s qu

i s’e

n-ta

ssen

t

Page 143: Percevoir le quotidien

143

Pic

hets

au

ca

rton

Travail personnel

Page 144: Percevoir le quotidien

144

du fond & de la fi gure en peinture

Ipho

ne,

câbl

e V

GA

et

bou

gie

Page 145: Percevoir le quotidien

145

Empreinte de montre

Page 146: Percevoir le quotidien

146

du fond & de la fi gure en peinture

Empr

eint

e d’

Ipho

ne 1

Page 147: Percevoir le quotidien

147

Empr

eint

e d’

Ipho

ne 2

Travail personnel

Page 148: Percevoir le quotidien

148

du fond & de la fi gure en peinture

Empr

eint

e d’

Ipho

ne

3

Page 149: Percevoir le quotidien

149

Au

fond

du

sac

1

Travail personnel

Page 150: Percevoir le quotidien

150

du fond & de la fi gure en peinture

Mac

book

P

ro

en v

eille

sp

ectr

um

Page 151: Percevoir le quotidien

151

& 2

Au restaurant 1

Travail personnel

Page 152: Percevoir le quotidien

152

du fond & de la fi gure en peinture

Que

lque

s af

fair

es

dans

la

nei

ge

Page 153: Percevoir le quotidien

153

Au

fond

du

sac

2

Travail personnel

Page 154: Percevoir le quotidien

154

du fond & de la fi gure en peinture

Vais

selle

da

ns la

ne

ige

1

Page 155: Percevoir le quotidien

155

Vais

selle

da

ns la

ne

ige

2

Travail personnel

Page 156: Percevoir le quotidien

156

du fond & de la fi gure en peinture

Verr

e d’

eau

et

coup

elle

da

ns

la n

eige

Page 157: Percevoir le quotidien

157

Pass

oire

au

sol

eil

Travail personnel

Page 158: Percevoir le quotidien

158

du fond & de la fi gure en peinture

Tass

e av

ec

lum

ière

ho

mog

ène

Page 159: Percevoir le quotidien

159

Tass

e en

tre

chie

n et

loup

Travail personnel

Page 160: Percevoir le quotidien

160

du fond & de la fi gure en peinture

Tass

e m

atin

Page 161: Percevoir le quotidien

161

& s

oir

Travail personnel

Page 162: Percevoir le quotidien

162

du fond & de la fi gure en peinture

Ipod

mat

in

Page 163: Percevoir le quotidien

163

Travail personnel

& s

oir

Page 164: Percevoir le quotidien

164

du fond & de la fi gure en peinture

Tass

e à

cont

re

jour

1

Page 165: Percevoir le quotidien

165

Travail personnel

Tass

e à

cont

re

jour

2

Page 166: Percevoir le quotidien

166

du fond & de la fi gure en peinture

Ipod entre chien et loup

Page 167: Percevoir le quotidien

167

Bilbliographie

Page 168: Percevoir le quotidien
Page 169: Percevoir le quotidien

169

Jean Baudrillard, Le Système des objets, Éditions Gallimard, Paris 1978.

Daniel Arasse, On n’y voit rien, Éditions Denoël, Paris 2000.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Paris 1945.

Charles Sterling, La nature morte : de l’Antiquité au XX e siècle, Éditions Orangerie des Tuileries, Paris 1952.

Faré Michel, Le grand siècle de la nature morte en France : le XVII e siècle, Éditions Fribourg, Paris 1974.

Bott Gian Casper, Nature Morte, Taschen, Paris 2008.

Hubert Comte, La vie silencieuse : essai sur la nature morte de l’Antiquité à nos jours, Éditions la Renaissance du livre, Bruxelles 1998.

Grimm Claus, Natures mortes fl amandes, hollandaises et allemandes aux XVII e et XVIII e siècles, Éditions Herscher, Paris 1992.

Natures mortes italiennes, espagnoles, et françaises au XVII e et XVIII e siècles, Grimm Claus, Éditions Herscher, Paris 1996.

Karine Lanini, Dire la vanité à l’Âge classique : paradoxes d’un discours, Éditions Honoré Champion, Paris 2006, p.10 -84.

Hélène Prigent et Pierre Rosenberg, Chardin, la nature silencieuse, Éditions Gallimard, Paris 1999.

Marianne Roland Michel, Chardin, Éditions Hazan, Paris 1994.

André Comte-Sponville, Chardin ou la matière heureuse, Éditions Société Nouvelle Adam Biro, Paris 1999.

Renée Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Éditions Olbia, Paris 1999.

Morandi dans l’écart du réel, Éditions Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2001.

Morandi 1890-1964, Museo d’arte moderna di Bologna (Mambo), Éditions Skira, 2009.

Karen Wilkin, Giorgio Morandi, œuvres, écrits, entretiens, Éditions Hazan, Paris 2007.

Rémi Labrusse, Matisse : la condition de l’image, Éditions Gallimard, Paris 1999, p.200-260.

Dominique Levy-Eisenberg, Lire Matisse, la pensée des moyens, Éditions l’Harmattan, Paris 2005, p.58 -126.

Laurence Millet, L’ABCdaire de Matisse, Éditions Flammarion, Paris 2002.

Dominique Fourcade, Henri Matisse, Écrits et Propos sur l’art, Éditions Hermann, Paris 1972.

Henri Matisse : Vence, l’espace d’un atelier, Éditions Réunion des musées nationaux, Paris 2007.

Gilles Néret, Matisse, Éditions Taschen, Paris 2001.

Georges Perec, Les Choses, Éditions Pocket, Paris 2006.

bibliographie

Chapitre i

Chardin

Chapitre ii

Morandi

Chapitre iiiMatisse

Page 170: Percevoir le quotidien

170

Malevitch : un choix dans les collections du Stedelijk museum d’Amsterdam, Édition Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, 2003.

La lumière et la couleur, 4e tome des écrits de Kasimir Malévitch, Éditions L’âge d’homme, Lausanne 1993, p.61-101.

Gilles Néret, Malévitch et le suprématisme, Éditions Taschen, Paris 2003.

Andréi Nakov, Malévitch aux avant-gardes de l’Art Moderne, Éditions Gallimard, Paris 2003.

Jeannot Simmen, K.Malévitch, sa vie et son œuvre, Éditions Köenemann Kolja Kohlhoff, Cologne 1999.

* Kasimir Malévitch,Le Suprématisme, 34 dessins, Marcadé, 1920 Paris.

David Batchelor, La peur de la couleur, Éditions Autrement Frontières, Paris 2001.

Brian O’Doherty, Inside the White Cube – The ideology of the Gallery Space, University of California Press, San Francisco 1999.

Jean Paulhan, Braque le Patron, Éditions Gallimard, Paris 1980.

Notes sur Alberto Giacometti, Louis Clayeux, Édititons l’Échoppe, Paris 2007.

Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, Éditions du Panama, Paris 2005.

Le Corbusier, L’Art décoratif d’aujourd’hui, Éditions Flammarion, Paris 1996.

Castor Seibel, Barcelo ou la Peinture, Éditions l’Échoppe, Paris 1998.

Joëlle Busca, Miquel Barcelo, le triomphe de la nature morte, Éditions La lettre volée, Bruxelles 2001.

Pierre Péju et Eric Mézil, Portrait de Miquel Barcelo en artiste pariétal, Éditions Gallimard, Paris 2008.

Jean Marie del Moral, Barcelo Mundo, Éditions Actes Sud, Paris 2009.

Miquel Barcelo, Éditions du Jeu de Paume, Paris, 1996.

«Miquel Barcelo, alchimiste de la peinture», Connaissance des Arts, Paris, mai 2007.

Suzanne P. Hudson, Robert Ryman, Used Paint, The MIT Press, Cambridge 2009.

Jean Frémon, Robert Ryman, le paradoxe absolu, Édititons l’Échoppe, Paris 2007.

Robert Ryman, Éditions du musée national d’Art Moderne et du Centre Georges Pompidou, Paris 1981.

Malévitch

Chapitre iv

Barcelo

Ryman

du fond & de la fi gure en peinture

Page 171: Percevoir le quotidien

171

de Paul Claudel à André Masson, Regards sur les nymphéas, Éditions Réunion des musées nationaux, Paris 2006.

Philippe Piguet, Claude Monet prospectif, Éditions l’Échoppe, Paris 2010.

Georges Clémenceau, Claude Monet, Éditions Bartillat, Paris 2010.

Louis Gillet, Trois variations sur Claude Monet, Éditions Klincksieck, Paris 2010.

Stéphane Lambert, L’adieu au paysage, Éditions la Différence, Paris 2008.

Boehm Gottfried, Georges Seurat, fi gure dans l’espace, Éditions Hatje Cantz, Stuttgart 2009.

Felix Fénéon, Georges Seurat et l’opinion publique, Éditions L’Échoppe, Paris, 2010.

James Turrell, Rencontre 9, Éditions Almine Rech et Images Modernes, Paris 2005.

Michael Hue-Williams, James Turrell : eclipse, Fine Art Publishers, London 1999.

Jacques Meuris, James Turrell : la perception est le médium, Éditions La lettre volée, Bruxelles 1995.

bibliographie

Chapitre v

Monet

Seurat

Turrell

Johannes Itten, Art de la couleur, Éditions Dessain et Tolra, Paris 2001.

Emmanuelle Michaux, Du panorama pictural au cinéma circulaire, éditions L’Harmattan, Paris 1999.

Joseph Albers, Interaction of Color, revised and expanded Edition,Yale University Press, Londres 2006.

Jean-Philippe Lenclos, Couleurs de la France : géographie de la couleur, Éditions Moniteur, Paris 1999.

Tanizaki Junichirô, L’Éloge de l’ombre, Éditions Orientalistes de France, Cergy 1996.

John Gage, La couleur dans l’Art, Éditions Thames&Hudson, Paris 2009.

Richard Lionel, Comprendre le Bauhaus : un enseignement d’avant-garde sous la République de Weimar, Éditions Infolio, Gollion (Suisse) 2009.

Page 172: Percevoir le quotidien

Laurent Saksik,- http://www.espacedelartconcret.fr/index.php?page=laurent-saksik- http://www.dominiquefi at.com/artists/laurent-saksik/

James Turrell,- http://www.youtube.com/watch?v=QWekIcZaKns&feature=relatedhttp://www.youtube.com/watch?v=3rJa9kIVwto&feature=related- http://www.youtube.com/watch?v=BoQyF64-KNA

INA,- http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I00005530/georges-perec-a-propos-de-son-livre-les-choses.fr.html- http://www.ina.fr/video/I05129103/georges-perec-chez-lui-se-presente-puis-parle.fr.html

TED,- http://www.ted.com/talks/rogier_van_der_heide_why_light_needs_darkness.html

Sites Internet

172

bibliographie

Revues «Oublier l’exposition», Art Press, numéro spécial 21, Paris 2000.