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L’identité numérique : de la cité à l’écran. Quelques aspects de la représentation de soi dans l’espace numérique Article inédit. Mis en ligne le 30 décembre 2010. François Perea François Perea est maître de conférences à l’université Paul Valéry – Montpellier III et chercheur dans l’équipe de recherche Praxiling, UMR 5267 CNRS. Plan Plan Plan Plan Poser le cadre L’identité numérique : de la cité à l’écran Communauté numérique et personnage-écran : au bout du continuum Conclusion Références bibliographiques Résumé Dans l’espace virtuel du web social, les dynamiques subjectives se travaillent entre identité civile et identité numérique. Cet article, après avoir explicité les grandes caractéristiques de l’interaction dans le web social, s’attache à présenter ces deux bornes du continuum identitaire sur le net. Ce cadre posé, l’auteur s’attache au personnage-écran, une forme extrême de la subjectivité numérique, construite entre liberté et contrainte du système. Mots-clés : identité, internet, subjectivité, personnage Abstract In the virtual space of the social web, subjective dynamics oscillate between ordinary and digital identity. In this paper, the author explains key features of social web interaction, and presents both boundaries of the identity continuum on the net. Once the framework is posited, the focus is on the character-screen, an extreme form of digital subjectivity, hovering between freedom and constraints of the system. Keywords: identity, Internet, subjectivity, character Resumen En el espacio virtual de la web social, las dinámicas de la subjetividad repartense entre la identidad civil y la identidad digital. El artículo, después de explicar las principales características de la interacción en la web social, los intentos de presentar estos dos limitès de la continuidad de la identidad en la red. A continuación el autor se centra en el personaje-pantalla, una forma extrema de la subjetividad digitale, construido entre la libertad y la restricción de la sistema. Palabras claves: identidad, Internet, subjetividad, personaje.

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  • Lidentit numrique : de la cit lcran.

    Quelques aspects de la reprsentation de soi dans lespace numrique

    Article indit. Mis en ligne le 30 dcembre 2010.

    Franois Perea

    Franois Perea est matre de confrences luniversit Paul Valry Montpellier III et chercheur dans lquipe de recherche Praxiling, UMR 5267 CNRS.

    PlanPlanPlanPlan

    Poser le cadre

    Lidentit numrique : de la cit lcran

    Communaut numrique et personnage-cran : au bout du continuum

    Conclusion

    Rfrences bibliographiques

    Rsum

    Dans lespace virtuel du web social, les dynamiques subjectives se travaillent entre identit civile et identit numrique. Cet article, aprs avoir explicit les grandes caractristiques de linteraction dans le web social, sattache prsenter ces deux bornes du continuum identitaire sur le net. Ce cadre pos, lauteur sattache au personnage-cran, une forme extrme de la subjectivit numrique, construite entre libert et contrainte du systme.

    Mots-cls : identit, internet, subjectivit, personnage

    Abstract

    In the virtual space of the social web, subjective dynamics oscillate between ordinary and digital identity. In this paper, the author explains key features of social web interaction, and presents both boundaries of the identity continuum on the net. Once the framework is posited, the focus is on the character-screen, an extreme form of digital subjectivity, hovering between freedom and constraints of the system.

    Keywords: identity, Internet, subjectivity, character

    Resumen

    En el espacio virtual de la web social, las dinmicas de la subjetividad repartense entre la identidad civil y la identidad digital. El artculo, despus de explicar las principales caractersticas de la interaccin en la web social, los intentos de presentar estos dos limits de la continuidad de la identidad en la red. A continuacin el autor se centra en el personaje-pantalla, una forma extrema de la subjetividad digitale, construido entre la libertad y la restriccin de la sistema.

    Palabras claves: identidad, Internet, subjetividad, personaje.

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    Dans lespace du web social proclam participatif et interactif, linternaute est omniprsent, inscrit dans une situation de communication caractrise, entre autres, par la publicit des changes, par labsence de coprsence physique des participants, par des usages linguistiques et interactionnels propres et par le partage de praxis et de rfrences communautaires. Cette absence de coprsence suppose donc une explicitation identitaire de linstance nonciatrice (qui parle ?) qui peut se faire de multiples manires, en tension entre un jeu de contraintes techniques et lgales dune part, et une libert identitaire dautre part. Ici se trouvent les formes premires de lidentit-numrique.

    Le succs grandissant de ces changes repose sur des dynamiques qui ne sont pas en leur principe novatrices puisque ce sont celles du bavardage, de la discussion ordinaire. Cependant, le net introduit quelques variables nouvelles ce bavardage ( clavardage , par contraction de clavier et de bavardage, selon lOffice qubcois de la langue franaise depuis octobre 1997), plaant le sujet parlant en situation de puissance indite en autorisant les interactions au niveau mondial, sous forme synchrone ou asynchrone, et surtout en exposant mdiatiquement aux yeux de tous les internautes le produit de ses changes.

    Cet article propose une lecture interprtative de ces changes, tels quils sont relats et analyss par de nombreux auteurs (entre autres, parmi ceux cits dans les lignes qui suivent : Chardenet, 2004 ; Martin, 2006 et 2007 ; Pastinelli, 2006 ; Velkovska, 2002) et tels que nous les observons en naviguant sur des sites communautaires, des forums et des blogs. Il ne propose pas de rsultats danalyse de corpus, mais une rflexion gnrale et transversale sur certaines dynamiques identitaires et subjectives agissant dans lespace numrique en gnral et dans ces lieux dchange en particulier.

    Nous commencerons par exposer quelques caractristiques de ces espaces dchange qui constituent le cadre dmergence de ces identits numriques. Dans un deuxime temps, nous prsenterons les deux bornes du continuum de lidentit numrique : lidentit civile et lidentit-cran. Enfin, nous nous interrogerons sur une figure extrme de la subjectivit numrique, le personnage-cran, inscrit en tension entre libert et consensus, omniprsence et dsincarnation

    POSER LE CADRE

    Clavardage et communaut dans le web social

    Le primate occup pouiller avec application son congnre ne se contente pas de lui venir en aide pour sa toilette tout en sassurant un complment alimentaire : il travaille activement la cohsion de la communaut. Lpouillage mutuel, ou grooming, reprsente en effet une activit essentielle du groupe laquelle lindividu consacre une bonne partie de son temps et pour cause : il participe notamment au maintien de la hirarchie et vite les conflits entre les membres, travers un principe rgulateur qui tient de lconomie de service (Grundmanna, 2002, p. 5). Il est de plus source de plaisir puisquil stimule chez le patient la synthse de lhormone du bonheur : la -endorphine.

    Pour Robin Dunbar (2002), les hommes comme les primates pratiquent le grooming, ou plus exactement un grooming verbal . Lauteur fait lhypothse que le bavardage aurait permis lhomme de gagner du temps en sadonnant dautres activits simultanment, tout en pratiquant ces indispensables changes sociaux. Quelles quen soient lorigine et lexplication, ces bavardages, chronophages (Dunbar estime quils reprsentent les deux

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    tiers de nos conversations) et sans finalit pratique apparente, paraissent bien avoir un intrt social commun avec les activits de nos cousins primates pouilleurs .

    Le clavardage-gromming participe ainsi de que ce que Iannis Pledel (2009) appelle le comportement tribal sur le Web 2.0. En effet, les rseaux sociaux lectroniques ne sont donc pas une simple juxtaposition dindividus isols, mais une vritable structure sociale qui repose sur la cohsion de ses membres :

    lintrieur de la communaut, par le partage dusages de langue, de symboles, daffects

    vis--vis de son extrieur, en une logique manichenne o sopposent un eux et un nous .

    Lauteur observe ainsi les stratgies tribales qui, pour que la communaut survive, visent tendre son territoire (par la multiplication des amis sur Facebook par exemple) et dfendre celui-ci face aux attaques (commentaires ngatifs, trollisme, voire sabotage). De plus, lintrieur de ces espaces, des hirarchies sinscrivent : webmasters, membres inscrits, invits nont pas tous les mmes droits et les mmes accs aux services.

    Les communauts ainsi cres sur le web ont en commun de se retrouver sur des univers indpendants les uns des autres (jeux, actualit, loisirs, sphre professionnelle dclins en communauts dopinions) o chaque internaute a le sentiment dtre le point central autour duquel le reste volue. Cest lindividualisme de rseau [qui] devient une forme de sociabilit sur Internet, et ceci nest pas sans consquences sur la vie concrte, relle des individus. (Pledel, 2009).

    Le clavardage sinscrit ainsi dans un espace dtre ensemble , selon lexpression de Madeleine Pastinelli (2006), et correspond une qute de lautre et un dsir de liens. Lauteure tablit ici la comparaison avec la socialisation bistrotire (tout comme le fait Nicolas Vanbremeersch (2009) pour faire de lespace lectronique un lieu, cest--dire un espace habit et symbolis, volutif, sous-tendu et sous-tendant des dynamiques identitaires. Nous pouvons ajouter que, compte tenu de l'individualisme soulign (entre autres) par Pledel, ces identits sont certes collectives, mais surtout singulires, propres chacun.

    Ces communauts localises dans ces espaces identifis et identifiants reposent, comme cela est le cas dans le monde rel, sur des praxis et des comportements langagiers valeurs lectales.

    Subjectivit et usages

    Sur le net, les chats (synchrones), forums (asynchrones) ont maintes fois t dcrits comme des lieux de clavardage, non sans quelques diffrences avec les bavardages ordinaires :

    le nombre de participants, et lexposition mdiatique dcuplant le pouvoir du bavardage (pour un aperu, voir Donald, 2007) ;

    la possibilit de clavarder avec de nombreux participants indpendamment et simultanment, en ouvrant plusieurs fentres de chat par exemple ;

    le dcalage dans lespace ( lchelle plantaire) et dans le temps : mme en cas dinteraction synchrone, les dcalages horaires induisent que les interactants ne partagent pas une mme rfrence temporelle, quand bien mme ils sont connects au mme moment .

    Ce dispositif original conduit une connectivit perptuelle (Katz et Aakhus, 2002), une obligation la connexion qui inscrit le sujet dans une disponibilit tout instant. Ainsi, dans les logiciels de clavardage synchrone, tels MSN ou Skype, labsence nest

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    toujours quune suspension de la prsence : le sujet est connect , indisponible , absent mais il y a toujours la possibilit de laisser un message quil dcouvrira son retour Le temps suspend son vol, mais jamais ne larrte. Madeleine Pastinelli (op. cit), qui a tudi de trs prs le comportement dun chat qubcois (le canal #amitie25-qc), souligne comment cet espace doit tre occup en permanence, quitte parler mme lorsque lon a plus rien dire, en guise de processus compensatoire de labsence de coprsence physique. Ce rapport au temps est constitutif de la subjectivit numrique, marque par la figure fantasmatique du sujet post-moderne caractris par sa capacit tre branch sur les flux de circulation de linformation en permanence (la miniaturisation des quipements va en ce sens), bard de prothses technologiques lui permettant dtre partout, tout le temps, en un nouvel ordre temporel qui combine le ici et maintenant du sujet concret au hors temps et hors lieu quautorise et impose le systme technologique (Ghislaine Azmard, 2009).

    Concrtement, sur le net et chez les observateurs, nous retrouvons cette figure du sujet : linternaute na dexistence dans la communaut quen fonction de son activit, dabord value quantitativement (nombre de posts , d amis ), en une identit calcule pour reprendre la terminologie de Fanny Georges (2009). Nous entrevoyons ici une possibilit de dcrochage avec lidentit civile, sociale, dans le rel : peu importe lidentit, ce qui est primordial, cest ce que linternaute dclare tre (Iannis Pledel, op. cit.). Lexistence numrique est ainsi dtermine par lexigence de la publicit de soi, qui suppose le partage dun cadre de rfrence et dun code commun de communication.

    La double injonction de prsence et de partage communautaire conduit des changes articuls autour dun thme zro, selon Patrick Chardenet (2004, p. 71) : la centration sur le dire plutt que sur le dit, qui semble tre un facteur rcurrent de lusage des technologies rcentes travers lesquelles on sappelle pour sappeler, contribue faire apparatre de nombreux changes saisis comme paraissant produits sans thme directeur . Le dispositif se retourne ainsi sur lui-mme, dans un certain dcrochage du rel qui pourrait constituer lobjet du message, en passerelle entre les mondes (ici encore, le mdium cest le message , McLuhan). Lauteur souligne ainsi que les diffrentes thmatiques abordes dans les changes seffacent gnralement derrire le travail de la relation. Ce travail relationnel explique galement le recours la citation des autres internautes, amplifi par le dispositif technologique qui permet de reproduire lidentique tout ou partie dun message.

    La dimension interactionnelle semble donc tre au cur du dispositif avec quelques diffrences marques entre bavardage et clavardage, dont la non moindre est labsence de rencontre des corps. Marcienne Martin (2007), sinterrogeant sur la conversation numrique, prcise que sil ny a physiquement pas dautre en face de soi lors de ces changes, le corps du sujet nest pourtant pas isol : il a devant lui la machine qui cr le lien, une distance intime ou rapproche selon les catgories dE. T. Hall (1966). Si les dynamiques de la communication en distance rapproche sont ici largement amputes (odeur, contact pidermique), celle-ci semble bien crer les conditions dune communication proche, favorisant les registres intimistes tels quon peut les retrouver sur beaucoup de forums et sites (cela reste bien sr une hypothse). Madeleine Pastinelli cite pour sa part certains procds visant compenser cette absence de coprsence physique. Ils sont clbres dsormais et de nombreuses tudes ont t consacres ces indices textuels du message du corps, depuis les moticnes renseignant sur ltat affectif et guidant linterprtation (, , etc.) jusquaux acronymes remplissant des fonctions similaires ( mdr , dtc et autres jpl ).

    Le lien autrui est donc travaill jusqu compenser son absence. Cest que ce lien est essentiel : le clavardage suppose un destinataire. Comme bavarder seul est mal venu, le

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    soliloque est discrdit et, sur le web 2.0, mme les blogs-journaux intimes sont ouverts la raction dautrui.

    Dans les chats, o lanonymat est le plus souvent de mise, lautre est prsent, simultanment inscrit dans lespace numrique, mais reste (au dbut tout du moins) une abstraction (Velkovska, 2002). Cette abstraction ne signifie pas pour autant que lautre est annul ou tenu distance. Il peut avoir, en effet, le statut dun proche permettant un discours intimiste, dautant plus facilement que cette implication forte est couple une facilit du dsengagement rassurante. Et Julie Velkovska dcrire que la construction de lautre dans lespace du mdia est extrmement gnrale et anonyme. En mme temps, cet autre fait partie du quotidien : on converse tous les jours avec lui et lon passe ensemble des heures sur le rseau. Avec les mdias lectroniques, il devient possible de vivre dans un monde la fois dabstraction et de proximit (p. 212).

    Dans lespace du web social, espace numrique aux usages et praxis nouvelles caractris par de nouvelles figures de la subjectivit et des changes caractriss tout autant par la proximit que par labstraction, par la personnalisation que par lanonymat, se dessinent des comportements dinscription identitaire de soi varis mais aux soubassements communs.

    LIDENTITE NUMERIQUE : DE LA CITE A LECRAN

    Il serait illusoire de vouloir faire le tour de toutes les formes explicites dinscription identitaire dans le cadre du web social. Nous ne nous attachons ici quaux identits personnelles (et non celles de groupes tels des entreprises) en excluant une problmatique voisine, celle des identifiants numriques (bien que celle-ci soit importante puisquelle questionne la traabilit de linternaute anonyme et permet la conjonction identit sociale identit-cran l o le sujet peut souhaiter une disjonction tanche).

    Si lutilisation dun pseudonyme est souvent repre et mise en avant, il faut constater que celle-ci ne constitue quune possible posture dinscription identitaire, ct entre autres des usages de lidentit civile par exemple. Ces deux formes constituent les bornes dun continuum que nous appelons, par commodit identit numrique .

    Identit ?

    Sil nest pas question de circonscrire en quelques lignes une dfinition de lidentit, nous pouvons toutefois rappeler sa triple dimension :

    dimension personnelle, subjective, dabord, rsultant dune construction visant un effet dunit dans la complexe htrognit de la personnalit, permettant lidentification /de soi dans la permanence. Erick H. Erikson la dcrit ainsi comme le sentiment subjectif et tonique dune unit personnelle (sameness) et dune continuit temporelle (continuity) (1972, p.13).

    dimension interpersonnelle, ensuite, cest--dire co-construite dans la relation autrui, ce qui pointe, dj Hegel : La conscience de soi est en soi et pour quand et parce quelle est en soi et pour une autre conscience de soi ; c'est--dire quelle nest quen tant qutre reconnue (1939, p. 155).

    dimension sociale, enfin, en rfrence aux statuts et rles prpars dans la socit. Pour Henri Tajfel, l'valuation de soi se trouve l'identit sociale cest--dire dans son

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    appartenance diffrent groupe au sein desquels l'individu se voir dfinir la place qu'il occupe dans la socit.

    Dans les lignes qui suivent, nous considrons lidentit comme le rsultat de lintime interaction de ces trois dimensions. Mais ce rsultat nest pas homogne : il dpend, par exemple, du contexte.

    Nous entendons par identit civile laspect de lidentit tel quil se manifeste et se travaille dans la ralit quotidienne, mais aussi sur le net en concordance avec cette premire ; et par identit cran laspect de lidentit tel quil se manifeste et se travaille spcifiquement et exclusivement sur la toile. Par identit numrique, nous dsignons lensemble des manifestations de lidentit (civile et cran) observable dans ses manifestations sur le net.

    Lidentit civile : nomen verum entre monde rel et virtuel

    Identit civile, dabord, articule lusage du prnom et du nom dusage, en toute transparence. Linternaute ralise ici la conjonction entre son identit sur le web social et son identit sociale relle, historique, caractrise notamment :

    par labsence de choix : les anthroponymes de ce genre ne sont pas choisis, mais donns par autrui : lidentit de la personne est directement inscrite dans le don (et ses consquences) de lautre, de la famille et de la socit ;

    par linscription du sujet dans les rseaux sociaux et lancrage dans ces liens : filiations, origines, hirarchies

    par la transversalit de son usage : toutes les formes de communication peuvent laccepter puisque le prnom et le nom soutiennent toujours la concurrence avec les autres formes de nomination (surnoms, pseudonymes).

    Il faut noter que les internautes emploient lidentit civile dans les sites sociaux ouverts sur le monde rel : ainsi, ils sont frquents sur FaceBook o lidentifiant demand prend la forme [prnom] [nom] (une dtection automatique lors de linscription dtecte et refuse les formes non conformes cette attente). Cela nest gure surprenant puisque ce site, conformment son objectif premier inspir des annuaires dtudiants amricains, est largement utilis comme support dexposition et de publicit de soi dans une perspective professionnelle, comme en tmoignent de nombreux murs dexposition (pages personnelles o sinscrivent les brves) qui rassemblent affiches publicitaires et invitations vnements commerciaux. Bien entendu, si cela nempche pas dautres usages, le fonctionnement mme de FaceBook repose sur cette publicit : la multiplication des amis (assurant une multiplication des espaces de projection de soi et de ses propres news ) conduit accepter des demandes damitis dinconnus ds linscription : le compteur d amis est ainsi un compteur des pages sur lesquelles peuvent apparatre les messages.

    Soulignons au passage que si linteraction entre les membres est possible sur FaceBook, elle ne reprsente quune part mineure des changes, ces derniers tant souvent limits au partage de la surface dexposition.

    Au-del de cet exemple, on remarque la prsence de lidentit-civile sur les sites o les rapports entre les usagers dpassent le cadre de lespace numrique : rencontre de camarades de classe (Copains davant), dveloppement de rseaux professionnels (Viadeo ou LinkedIn) Cet usage reste exceptionnel sur des sites de rencontres (Meetic) ou dexposition de jeunes artistes (o le pseudonyme dartiste est, comme dusage dans le milieu, privilgier).

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    Le pseudonyme : lidentit comme cran de projection et de protection

    A lautre borne du continuum de lidentit numrique, nous retrouvons lensemble des formes pseudonymiques. Nous employons le terme pseudonyme conformment lusage lectronique qui en fait un terme gnrique incluant la varit des formes autonymiques remplaant lidentit civile. Soulignons tout dabord que les usages interactionnels numriques ntant pas libres des contraintes que connaissent les changes hors de lespace lectronique, l injonction au pseudonyme constitue un lment du rituel du clavardage auquel il est difficile de droger et ncessaire de sadapter. Ce caractre injonctif peut dstabiliser le nophyte, comme en tmoignent certains internautes peu avertis demandant des conseils pour choisir leur pseudonyme ou sinterrogeant sur lexistence de programmes permettant den crer automatiquement ! Les pseudonymes sont souvent prsents comme des formes anonymes, marques du sceau de la libert du choix et de la protection, comme le souligne le blogueur Tiresias (2009) : cest pour crire librement, sans engager dautres que moi, et sans que les consquences puissent peser un jour sur les gens de mon nom ). Ils participent aux contraintes dusage, qui sont dans leur principe semblables toute forme de communication (que lon songe aux manires de sappeler dans tel ou tel milieu professionnel par exemple).

    Sil est vrai quils permettent de masquer lidentit civile sur le net, ils nen constituent pas moins un lieu didentification fort, particulirement sur les forums. Soulignons quils peuvent tre accompagns, dans ce dernier cas, dun avatar (une image valant photographie didentit, mais, le plus souvent, sans rapport avec le vrai visage de linternaute), dune citation, dun post-scriptum la suite de sa contribution

    La varit des pseudonymes est considrable (Martin, 2006). Parfois, un prnom rempli cette fonction ( vrai ou faux , cela est invrifiable), mais souvent, il y a une signification cache sous ces formes qui ne sont pas dnues de sens pour leurs crateurs, comme en tmoignent ces rponses la question : Y'en a on se pose pas la question. N'est-ce pas SimpleT ! Mais pour les autres, d'o vient l'origine de votre pseudo ??? , pos(t)e sur le forum http://actionmuco.aceboard.fr :

    NOTA : Les interventions sont reproduites sans modification ou correction faco : Moi a vient de l'animal Phacochre (vous savez Pumba dans le roi lion!) mamanthom : moi c est tres simple .... je suis la maman de thomas .... abreviation de thomas : thom donc mamanthom mimibounce13 : moi c'est le dbut de mon adress msn, pk cette adresse ? mimi = surnom que j'ai chez moi bounce = comme une puce parce que je fais tout, n'importe quoi, vite, de partout etc lol 13 = allez l'om mdr schmurtz : moi c'est mon petit surnom la maison krisspack : Moi Krisspack ,c'est un condenc ,de kriss pour christ mon nom de famille c'est Chrtien et Pack pour Paques, mon prenom c'est Pascal ,un peu tir par les cheveux Naty : Bah , moi, c'est simple, mon prnom est Nathalie.... Naty, c'est un surnom que personne ne me donne parmi mes proches donc c'est celui du forum !

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    sansan43 : sansan pour sandrine mon papa m'appel comme sa quand j'tais petite.

    Le pseudonyme na donc pas uniquement vocation cacher (fonction dcran de protection), mais peut servir marquer un autre aspect de lidentit, plus subjectif, souvent affectif. Sa caractristique premire est donc dtre un espace de projection identitaire (fonction cran de projection). Cette dernire a ceci de particulier que linternaute en est la source et lobjet. Contrairement aux prnoms, noms, surnoms le choix est laiss au sujet de la forme qui lidentifiera et sera porteur de son identit.

    Cette libert de projection est dautant plus grande que le net constitue un espace de protection : labsence de rencontre directe et lanonymat ouvrent un espace dexpression accru, qui ntait, dans le monde rel, souvent rserv qu des situations clandestines ou secrtes, dans certains milieux interlopes ou clubs privs, et qui maintenant peuvent stendre sur le web social et tre publicis linfini. Cet anonymat et le respect de la vie prive est dailleurs au centre des proccupations lies aux identifiants techniques : il semble que lexposition personnelle de soi soit sous-tendue par cet impratif de protection de la sphre prive, en une apparente contradiction qui se rvle tre au contraire la condition mme de cette exposition.

    Lidentit numrique : un continuum

    Sur le net, lidentit civile et lidentit-cran constituent donc les bornes dun continuum qui accepte toutes les nuances et les variantes de linscription identitaire.

    Figure 1

    A lune des bornes de ce continuum, le pseudonyme se prsente comme le ligateur autonyme (Georges, 2009) dans le processus de constitution de lidentit-cran. Au-del de cette inscription qui constitue la porte dentre du personnage mis en scne (personnage-cran), il est ncessaire dinterroger de manire plus large les postures subjectives dans le contexte de la socialisation exclusivement virtuelle sur le web social.

    COMMUNAUTE NUMERIQUE ET PERSONNAGE-ECRAN : AU BOUT DU CONTINUUM

    Il faut distinguer ici deux situations :

    les interactions sur le web social qui prolongent des relations prexistantes dans le monde rel (cas frquent chez les adolescents qui se connectent pour tchater avec ceux quils ont croiss toute la journe au collge par exemple) ou en tension avec celui-ci (comme cest le cas avec lutilisation de Twitter par les Iraniens

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    manifestant la suite de la rlection de Mahmoud Ahmadinejad en 2009, qui souhaitent montrer la ralit de la rpression violente) ;

    les interactions sur le web social dgages du rel, ne reposant que sur le virtuel, tel que la participation des communauts virtuelles dont les membres ne se connaissent que dans ce contexte.

    Nous ne traiterons, dans les lignes qui suivent, que de la seconde situation dont nous savons quelle reprsente une situation extrme des changes sur le web, prototypique et prsentant lavantage de souligner des phnomnes du web social plus discrets dans dautres contextes moins caractristiques.

    Lomniprsence dsincarne

    Lidentit-cran peut accueillir une image. La rgle est lavatar bien que certains nhsitent pas mettre une photographie, souvent mise en scne, parfois humoristique, mais celle-ci ne remplace pas la prsence. Revenons sur ce point voqu plus haut : lidentit-cran a ceci de particulier quelle rfre un sujet qui, dans lespace social numrique, est dsincarn. Autrement dit : le personnage-cran est thr, immatriel quand bien mme un sujet rel le sous-tend.

    Dans les conversations lectroniques, les corps isols ne sont quau contact des machines (souris, clavier, cran) une distance proche voire intime, pour reprendre la terminologie hallienne.

    Si cette mdiation prolonge certains sens (oue et vue) au-del de l ici et maintenant , elle ne prolonge pas les corps. Le dveloppement technologique des annes 90 stait accompagn dun imaginaire dploy jusque dans le champ de la sexualit avec le cybersexe, par exemple, et ses prothses censes reproduire sur le corps les sensations dun contact charnel. Aujourdhui, linteraction du corps de lhomme et de la machine se dveloppe dans une autre direction : lobjet technologique, miniaturis, se colle au corps et le suit dans ses dplacements en mme temps que la publicit le vante comme un lment de la personnalit (la publicit pour le tlphone LG Prada se prsente comme un cadre-miroir dans lequel se reflte lusager) ou un vritable partenaire ( Le nouvel iPod Shuffle, le premier baladeur qui vous parle ). Si le virtuel permettait dtre partout depuis son ordinateur, ce dernier phnomne permet daccder au monde virtuel partout depuis le monde rel, rduisant peut-tre de jour en jour la frontire entre les deux mondes dans les pratiques ou renversant, chez certains, lchelle des priorits. On parle alors de ralit augmente .

    Cette dsincarnation du sujet est un trait clairant lidentit numrique, dont nous avons dit quelle tait un continuum stendant depuis lidentit sociale jusquaux formes de lidentit-cran. Lidentit numrique permet ainsi de faire le lien entre les lments identitaires htrognes, mais aussi les univers (rel et virtuel) dvolution qui se croisent. Lidentit-cran seule, hors lien avec les formes identitaires du monde rel et sous sa forme extrme, se pose comme un espace de confusion. Dans lexprience immdiate et virtuelle se croisent ds lors lici et maintenant, lailleurs et la permanence, en une confusion du second au premier, ralisant une forme pousse de ce que Jean Baudrillard (1985) dsigne comme simulacre . Dans cette perspective (qui est celle de la post-modernit), les modes de reprsentation culturels simulent la ralit, et cette simulation virtuelle tendant lillusion parfaite conduit, pour Baudrillard, lextermination du rel par son double . Francis Jaurguibrry (2001, p.150) rappelle que les manipulations de soi auxquelles certains internautes se livrent en empruntant un sexe, un ge, statut, etc. autre que le leur dans les forums de discussion (...) se multiplient (....) la manipulation de soi sur Internet nous parle de la

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    souffrance ou de la difficult de lindividu contemporain tre un sujet capable de relever le dfit de la gestion de son identit.

    Les manipulations de soi deviennent alors nfastes lorsque lidentit relle, ntant pas suffisamment consolide, est dsaffecte au profit de la projection virtuelle. Alors lindividu senferme dans une attitude compulsive vis--vis de linternet, o les corps absents, le miroir accueillant car manipulable de lautre, linvention sans limite de soi en un no-moi virtuel lidentit choisie semblent le seul horizon acceptable. Michel Hautefeuille et Dan Vla (2010, p. 151) rapportent ainsi la rponse dun jeune adolescent dpendant un jeu en ligne :

    - Kirzo, rpondit-il.

    - Non, quel est votre nom ?

    - Kirzo, de la guilde des Zorcons.

    - Non, dans la vraie vie insistais-je.

    - Ah, vous voulez dire pour mes parents .

    Nanmoins, le temps fait son chemin (rapidement lchelle du net) : les nouvelles gnrations matrisent lusage du net et savent le positiver sans sy perdre : le web social les fascine moins que leurs ans et leur usage est utilitaire, largement li la rencontre sociale relle ou une occupation ludique. Lidentit-cran participe de lventail des identits sociales et constitue une facette identitaire qui nest pas exclusive, mais complmentaire.

    Le double miroir

    Dans ce contexte, lidentit numrique et tout particulirement lidentit-cran (parce quelle supporte la disjonction parfaite avec le monde rel) inscrite dans les cadres dchanges en communauts virtuelles, apporte ainsi de nouvelles possibilits de positionnement identitaire.

    La prsence de lautre, sa rponse synchrone (chat) ou asynchrone (forum), est comme dans tout change un lment dterminant. Dubar (1991) le souligne en crivant que la construction identitaire nexiste que dans un espace continuel de transaction et dchange entre limage que le sujet se fabrique de lui-mme et celle quautrui lui prsente en miroir.

    Sur le web social, le jeu de miroir a ceci de particulier que les individus sont en manque des informations habituelles dans la relation directe : linternaute ne sait de son interlocuteur que ce dont celui-ci veut bien linformer et choisit ce quil souhaite communiquer de lui-mme. Dans cette relation, les informations ne sont pas vrifiables, peu comparables celles manant dautres sources.

    De plus, la relation spculaire prend ici une forme supplmentaire en raison de la publicisation des changes : limage construite de soi est donc soumise la rponse de lautre (premier miroir). Elle repose galement sur le succs de la campagne dexposition (deuxime miroir), mesurable par exemple, au nombre de citations ou de visites. Cette double relation spculaire peut, cest dterminant, tre immdiatement suspendue : il suffit linternaute de se dsinscrire du groupe ou, plus simplement encore, de changer de pseudonyme (quand il nen utilise pas dj plusieurs simultanment).

    Ainsi, ces caractristiques (double miroir de linterlocuteur et de la communaut entire et possibilit de suspension tout moment et sans consquence de la relation) offrent un cadre de construction et de projection identitaires pour le moins singulier. Cette projection

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    est rendue possible par la disponibilit et le choix de la communaut, compose de mmes , qui constitue un espace rassurant (il y a toujours une communaut-miroir qui renverra un reflet positif) et protg (il y a toujours possibilit de quitter sans frais la communaut).

    Le personnage-cran : une forme extrme de la subjectivit numrique

    La libert de projection subjective, ouvre, pour Jean-Franois Marcotte (2003) la possibilit dun simulacre de soi , limage de la figure du golem dont la cration se passe de corps physique et de reproduction charnelle. Le terme mme davatar, emprunte cette puissance projete de la personne, puisquil dsigne lorigine lincarnation du dieu Vishnu parmi les hommes. Linternaute peut en effet prendre le contrle dune image dpendant, dans le cadre des relations et des communauts relles, des autres, des statuts, des rles et inventer un personnage qui lui sert de masque.

    Bien que caractristique dans son ampleur virtuelle, cette opration emprunte aux relations dans le monde rel. Le masque ou la faade (de pseudonyme et davatar entre autres) est une extension supplmentaire, dans lespace virtuel, des jeux de masques et de faades des interactions ordinaires. Serge Tisseron (2009) banalise mme lusage de lavatar : [] Nous vivons dans une culture o lapparence nest plus cense reflter lidentit, mais simplement une facette de cette identit. De la mme faon, dans un monde virtuel, l'avatar choisi ne nous ressemble pas forcment fondamentalement, mais il constitue une facette de nous-mmes quil nous plat de donner un moment prcis. Les mondes virtuels nont pas cr cette tendance, ils lont banalise en en faisant un mode gnralis de rencontre avec lautre. Cest un bal masqu permanent, on y rencontre des marins, des sorcires, des fes. Noublions pas que les ftes masques taient trs importantes dans les socits traditionnelles. Cela permettait de faire de nouvelles rencontres imprvues. Les mondes virtuels renouent en quelque sorte avec la tradition du carnaval, en sautorisant dire des choses que lon ne sautorise pas habituellement, parce quon est masqu.

    Avec la cration de ce personnage-cran (golem et avatar), peut-tre de carnaval, mais dont le masque est pris pour le vrai visage virtuel , souvre la possibilit dun discours que lon a qualifi dintime, de plus vrai sens tre dgag de tous les travestissements sociaux.

    La communaut et la libert consensuelle

    La libert dtre soi-mme sous-tend ce personnage-cran. Cette libert sinscrit dans lidal dmocratique et galitariste du net, dont Nicolas Vanbremeersch donne un exemple : Comme les cafs, ces espaces [du web social] sont ouverts tous les vents. Chacun peut y circuler et lire ce qui sy dit [] quiconque souhaite y entrer, et prendre la parole, est effectivement libre de le faire. On ne demande pas de titres avant dcouter. On ne demande pas le nom. Cela nempche pas les conversations de stablir, librement, et les rputations de se faire. La parole et la contribution la conversation priment sur lidentit de lmetteur, la diffrence de lespace public bourgeois traditionnel, o la prise de parole est soumise la slection de filtres qui ne sont pas ceux de lagrment de la foule (2009, p. 52).

    Pourtant, cette libert (clbre) est encadre, dtermine par le dispositif technologique et ses usages symboliques.

    Le clavardage impose une contrainte qui souhaite la valorisation numrique : celle de la disponibilit, revers de lomniprsence, dploye dans tout le paradigme des communications mdies (tlphone portable, courriel). La popularit et la rputation de linternaute sont en effet soumises un impratif quantitatif : le nombre de posts, de rponses, de clics, damis numriques sont autant de gages de visibilit dans cet espace o la permanence de la prsence est le seul remde la disparition dans le labyrinthe

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    profond du web o limpopularit condamne loubli. En effet, mme mises en ligne, les pages peu ou pas lies, dfaut dtre buzes , ne sont pas exposes compte tenu des modes de navigation reposant sur la popularit (que les moteurs de recherche nont de cesse de classer, en un hit-parade qui tient dun nouveau mode de la spirale du silence telle que la dcrit Elisabeth Nolle-Neumann (1974)).

    La pression de l autre virtuel demeure et invite pour le moins au consensus. Celui qui nest pas daccord na dailleurs qu rejoindre une autre communaut partageant son point de vue. Ainsi, le vaste espace du web social semble-t-il tre, par son fonctionnement et dans son fondement mme, morcel. Si toutes les ides et les personnes peuvent sy exposer et sy publiciser, il nest pas le lieu de la confrontation, du dbat, mais celui dune atomisation du lien social en communauts dopinions consensuelles tanches entre elles, bardes de dfenses de leurs territoires respectifs (Iannis Pledel, op. cit). La libert sopre alors au prix dune disponibilit participer au consensus de la communaut. De la mme manire que les mass-mdias doivent plaire et sadapter la cible, lusager du web social doit jouer du consensus dans la (les) communaut(s) quil frquente pour rpondre lexigence de publicisation. Laffaire est dautant plus facile quil y a des communauts sur tout, pour tous les points de vue. Le web social (encore une fois, dans les contextes o les changes sont tanches au monde rel) apparat donc comme le lieu de rencontre dune communaut fantasme : homogne et consensuelle. Une autre terre dutopie concrte , un espace social rassurant travaill par les usagers pour ne rester, au sein dune diversit infinie, que dans lentre-soi, entre soi-mmes. Dans cette perspective extrme, lhomme devient alors, pour Baudrillard (1990), un pur cran , une partie intgrante du rseau o il ne croise plus que des semblables lui-mme : Le secret de lInterface, cest que lAutre y est virtuellement le Mme [] On est pass de lenfer des autres lextase du mme, du purgatoire de laltrit aux paradis artificiels de lidentit .

    Les diffrentes postures du sujet ne se limitent pas aux cas extrmes explors ici. Nous avons soulign une figure (personnage-cran) dans un cadre dvolution (la virtualit sociale sans rfrence la ralit sociale) et en tension avec lidentit-cran. Mais lespace numrique accueille tout aussi bien la personne civile sous sa forme numrique, lautre bout du continuum.

    Figure 2

    CONCLUSION

    Entre libert, dconnexion des rfrences organisatrices sociales premires, et alination la machine virtuelle, lidentit-cran porte donc en elle la trace des mutations subjectives

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    contemporaines. Elle apparat comme la forme prototypique lie aux figures modernes de la subjectivit permettant la personne de se penser et de sinscrire dans les rseaux. Le triomphe de lindividu saccompagne dun sentiment de toute puissance de soi et produit, dans le contexte de lidentit-cran, un effet dautocration de la part du sujet dmiurge dans la socit de linformation (lectronique de surcroit) dont il est la fois source et cible, moyen et finalit. Cette identit sous-tend le personnage-cran, la libert limite par le fonctionnement consensuel des communauts virtuelles.

    Lidentit-cran ne doit pas tre exclusive ou confondante (et le sujet ne doit pas se confondre avec le personnage-cran) au risque de conduire un dni de la ralit. Au contraire, elle doit accueillir et tre permable la subjectivit civile et relle. Le continuum de lidentit numrique doit alors produire, dans son paisseur et sa densit, un effet dhomognit dans lhtrognit des postures identitaires et subjectives. Une simple identit en somme, qui doit compter avec le retour du rel, des corps dans la socit des hommes marque par leurs rencontres et leurs changes directs, rappelant sans cesse lindividu ses repres dans les filiations, les groupes, les autres rseaux et ses commerces symboliques contractuels dans ces civilits o se travaillent les places.

    Avec ce rappel du rel, les changes lectroniques sociaux sont un gage douverture et de richesse. Sans celui-ci, ils conduisent lenfermement pathologique.

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