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Philippe était le fils de Johnny Schuth. Pour l’un comme pour l’autre, le foot- ball était un jeu de mains. Tous deux originaires de Merlebach, ils ont accompli une carrière de gardiens de but. Une belle carrière. Qui était le plus fort ? « On ne compare pas deux époques, ne cherchons donc pas à savoir », tranche Johnny. Le père a participé à l’aventure de Coupe du monde 1966 où l’équipe de France, en partie composée de joueurs nantais, n’a guère brillé. En Angleterre, dont la sélection a obtenu le titre après son succès en finale sur la RFA, Johnny Schuth était, avec Georges Carnus, la doublure de Marcel Aubour et il s’est lassé de n’être que remplaçant. Il a renoncé à répondre aux convocations du sélectionneur pour se consacrer aux clubs qui l’ont successivement engagé, Strasbourg et Metz. Après avoir aligné les sélections de Lorraine, minimes et cadets, Philippe atteignit le très honorable niveau des espoirs français, en compagnie de Blanc et Cantona. Son parcours professionnel s’est trouvé jalonné de nombreuses haltes dans les clubs de l’Hexagone. « Sa valise était toujours prête », s’amuse Lucile, sa maman. Tandis que sa carrière touchait à son terme mais alors qu’il avait tout juste 35 ans, l’enfant unique du foyer merlebachois bascula dans le vide. Et sa famille plongea dans l’horreur. L’hiver avait engourdi la Lorraine. L’est du pays connaît bien la dureté du climat qui déshabille les arbres et enveloppe les gens de douillettes épaisseurs. Il pleuvait ce soir-là et la visibilité était mauvaise sur l’autoroute A31 où la Corvette de Philippe Schuth venait de quitter Nancy. Direction Merlebach. L’entraînement s’était, comme généralement, déroulé au cours de la matinée et les joueurs disposaient de leur après-midi. Dès qu’il avait un moment, Philippe aimait faire la petite centaine de kilo- mètres qui le séparait de Merlebach et rendre visite à ses parents. A hauteur de Custines, dans une ligne à peu près droite, la voiture lâcha sa trajectoire P HILIPPE SCHUTH LE TERRIBLE ARRÊT

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Philippe était le fils de Johnny Schuth. Pour l’un comme pour l’autre, le foot-ball était un jeu de mains. Tous deux originaires de Merlebach, ils ont accompli une carrière de gardiens de but. Une belle carrière. Qui était le plus fort ? « On ne compare pas deux époques, ne cherchons donc pas à savoir », tranche Johnny. Le père a participé à l’aventure de Coupe du monde 1966 où l’équipe de France, en partie composée de joueurs nantais, n’a guère brillé. En Angleterre, dont la sélection a obtenu le titre après son succès en finale sur la RFA, Johnny Schuth était, avec Georges Carnus, la doublure de Marcel Aubour et il s’est lassé de n’être que remplaçant. Il a renoncé à répondre aux convocations du sélectionneur pour se consacrer aux clubs qui l’ont successivement engagé, Strasbourg et Metz. Après avoir aligné les sélections de Lorraine, minimes et cadets, Philippe atteignit le très honorable niveau des espoirs français, en compagnie de Blanc et Cantona. Son parcours professionnel s’est trouvé jalonné de nombreuses haltes dans les clubs de l’Hexagone. « Sa valise était toujours prête », s’amuse Lucile, sa maman. Tandis que sa carrière touchait à son terme mais alors qu’il avait tout juste 35 ans, l’enfant unique du foyer merlebachois bascula dans le vide. Et sa famille plongea dans l’horreur. L’hiver avait engourdi la Lorraine. L’est du pays connaît bien la dureté du climat qui déshabille les arbres et enveloppe les gens de douillettes épaisseurs. Il pleuvait ce soir-là et la visibilité était mauvaise sur l’autoroute A31 où la Corvette de Philippe Schuth venait de quitter Nancy. Direction Merlebach. L’entraînement s’était, comme généralement, déroulé au cours de la matinée et les joueurs disposaient de leur après-midi. Dès qu’il avait un moment, Philippe aimait faire la petite centaine de kilo-mètres qui le séparait de Merlebach et rendre visite à ses parents. A hauteur de Custines, dans une ligne à peu près droite, la voiture lâcha sa trajectoire

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le terrible arrêt

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et percuta la barrière de sécurité. Le gardien de l’ASNL fut touché à la tête. Diagnostic : sévère traumatisme crânien. C’était le 19 février 2002. A son retour du magasin de sport qu’il tenait à Merlebach (jusqu’à l’heure de la retraite qui a sonné depuis), Johnny reçut un appel téléphonique du service des urgences de Nancy. « J’ai immédiatement eu très peur, dit-il. Et l’annonce qui allait m’être faite ne fit que confirmer mes crain-tes. » A l’hôpital, le père et la mère de Philippe comprirent d’emblée, quoique le corps du blessé ne fût pas abîmé, que tout espoir était vain. L’équipe de l’ASNL était réunie au complet autour du président Jacques Rousselot et de Francis Smerecki, l’entraîneur, comme pour aider Philippe à s’extraire de la terrible posture où il se trouvait et à échapper à l’épouvanta-ble trou noir où il avait commencé à s’enfoncer. Sur le terrain, les joueurs de l’ASNL avaient, ensemble, gagné des matches, et ils voulaient remporter celui-ci, plus important, ô combien, que tous les autres. L’accidenté de l’A31 n’ouvrit plus jamais les yeux et le décès fut officialisé le lendemain. Philippe, beau jeune homme célibataire à l’œil pétillant, n’a joué que durant quelques mois à l’AS Nancy-Lorraine, mais il y a laissé le souvenir d’un com-pétiteur loyal, doublé d’un homme posé et courtois. « J’ai appris à notre fils, souligne Lucile Schuth, que le respect d’autrui était une valeur de la vie. Lorsque je voyais certains joueurs faire des gestes déplacés envers le public, je lui faisais remarquer : “Philippe, n’oublie jamais que les spectateurs

Quelques semaines avant son décès accidentel, Philippe Schuth avait été reçu à la table de ses parents à l’occasion de Noël (collection Lucile et Johnny Schuth).

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sont les clients du football, et ne te laisse pas aller à ces déborde-ments.” Il m’a toujours écoutée. Philippe était très sérieux. » En quelque endroit, ici ou ailleurs, se trouve prolongée la courte existence de Philippe Schuth. A son âge, le footbal-leur dégageait une grande force de vie et le corps médical obtint de ses parents effondrés que son éclatante santé, brutalement bri-sée, profitât à d’autres organismes en attente d’un souffle nouveau. « Que la mort de notre enfant se soit épanouie dans un don de soi ano-nyme nous fait du bien », prononce Johnny dont la légère voussure pèse sur deux épaules incapables de porter le poids du chagrin familial. Au stade Marcel Picot, derrière l’un des buts qu’il a protégés de façon bien trop éphémère, Philippe Schuth garde un peu de son être faussement désin-volte parmi le public lorrain. Portant désormais le même nom que le stade communal de Merlebach où le joueur-enfant avait couru pour la première fois derrière un ballon, la tribune Philippe Schuth rend hommage à celui dont les obsèques, célébrées en l’église de la Nativité à Merlebach, ont été un instant d’intense émotion ; l’Ave Maria interprété par Alexis s’élevant a capella dans la nef de l’édifice et saisissant les amis du défunt au plus profond de la poitrine. Dans le paisible mouvement du cercueil, porté lentement par six équipiers vers le cimetière, se distinguait la pesanteur du moment. Je revois ces visages graves où se dessinait une peine unanime, auprès de Johnny qui s’était appro-ché de chacune des personnes présentes à la cérémonie. Avec chaleur et sans pouvoir mot dire, il avait pris dans ses mains des centaines de mains. Philippe Schuth, figé dans le bois de son repos, était en train, sous les yeux des siens et de ses supporters, de quitter le jeu et l’on pensait, sur le parvis de l’église de la Nativité, qu’il avait peu marché sur la terre des vivants. Lucile n’avait guère eu d’intérêt pour le football avant de rencontrer son mari. Johnny et plus tard Philippe l’ont transformée en admiratrice. « Aujourd’hui, dit-

Philippe Schuth avait gagné l’estime du public. Celui-ci a pleuré sa

disparition (photo Alexandre Marchi, L’Est républicain).

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elle, je regarde volontiers les rencontres télévisées, surtout celles concernant l’ASNL, et je les commente à Philippe dont la photographie se trouve sur le téléviseur. » Après avoir fait ses premiers pas sportifs comme joueur de champ chez les poussins, Philippe s’était glissé dans le rôle de son père. Et de son grand-père aussi. Chez les Schuth, on ne pouvait être que gardien de but ! « D’autant que Philippe avait de réelles qualités », confirme son papa qui l’a vu très tôt, après un passage au club proche de L’Hôpital, s’éloigner du berceau familial pour répondre à une sollicitation d’Arsène Wenger et de Max Hild. Schuth signa à Strasbourg. « En fait, se souvient Johnny Schuth, il aurait dû aller à Nancy, puisque Hervé Collot et Aldo Platini étaient venus le rencontrer, mais nous n’étions pas à la maison à ce moment-là et le contact avec Strasbourg a très vite abouti. » Angers, où il s’est fracturé l’astragale, Dunkerque où il a travaillé sous les ordres de Francis Smerecki qui l’appela ultérieurement à Nancy, Metz, Lorient, Toulouse et Gueugnon témoignent du désir de découverte qui le titillait. Philippe aura été un grand voyageur. En deux saisons, il participa à la montée des Lorientais en division 2 puis en division 1, mais le souvenir le plus crous-tillant que raconte Johnny Schuth a trait aux termes du contrat que Philippe avait exigé de signer à Gueugnon.

La prime du petit malin

Philippe était le représentant des joueurs professionnels auprès du syndicat de ceux-ci, l’UNFP. Et il veillait attentivement à la sauvegarde des intérêts des footballeurs. « Notre fils aimait les clauses, et son engagement officiel au sein du club bourguignon en comportait une, assez savoureuse », se souvient Johnny Schuth. En provenance de Toulouse, l’enfant de la Moselle avait demandé au pré-sident de Gueugnon que fût prévue une prime spéciale dans l’hypothèse où l’équipe bourguignonne se qualifierait pour une Coupe d’Europe. Le dirigeant du modeste club gueugnonnais, pensant certainement que ses joueurs avaient autant de chances d’y arriver que de marcher un jour sur la Lune, ne fit aucune difficulté à Philippe Schuth. Ce dernier fut sans doute le seul footballeur de Gueugnon à parapher un contrat européen ! Or, Gueugnon battit le Paris SG en finale de la Coupe de la Ligue en 2000 et s’avança sur la voie aussi royale qu’inattendue de la Coupe d’Europe ! Un sacré pied de nez au président qui dut débourser 200 000 francs auprès de chacun de ses joueurs lauréats pour leur triomphe historique sur les vedettes de la capitale, et se plier à l’exigence exclusive de ce vieux briscard de Philippe Schuth qui, tout en n’ayant pas joué contre Paris en raison d’une récente blessure, cumula la prime du vainqueur, promise à toutes les doublures, et celle du petit malin.

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« Je suis venu à l’ASNL pour y poursuivre mon métier, et je serai le numéro deux, derrière Bertrand Laquait », répétait souvent Philippe Schuth qui fit tout, pour-tant, pour, à peine arrivé en Forêt de Haye, ravir sa place au titulaire. Ce que décida finalement Francis Smerecki. « Je vais jouer ce soir contre Laval », téléphona un jour Philippe à son père. Il ne quitta plus les buts nan-céiens, sa sérénité ayant contribué à rassurer une formation déséquilibrée. Philippe Schuth visita les deux clubs lorrains. « Il se trouva mieux à Nancy qu’à Metz », apprécie Johnny qui n’eut pas, personnellement, à s’enthousiasmer lui non plus de façon significative lors de son passage chez les Messins. Philippe ne venait toujours qu’en coup de vent à Merlebach. Johnny aurait eu envie d’évoquer avec lui son avenir, puisqu’il était clair que celui-ci se situe-rait en dehors du football. Le gardien nancéien n’avait pas envie de devenir entraîneur. « Je n’ai pas jamais eu le temps de parler à mon fils du métier commercial qui aurait pu être le sien », souffle Johnny qui serre contre son cœur le cœur de son épouse pour verser ensemble les larmes qui les soulagent. Ils considèrent en paix, chaque matin et jusqu’au soir, la distance qui les sépare de l’être qui leur a été ravi. Philippe ne leur a laissé ni belle-fille, ni petit-fils. Seulement quelques images d’un amour déchiré.

Une banderole qui exprime la douleur des supporters. Aujourd’hui, une tribune nancéienne porte le nom de Philippe Schuth (photo Alexandre Marchi, L’Est républicain).

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