Différence de la philosophie de la nature chez démocrite et chez épicure - Karl Marx

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KARL MARX*

DIFFRENCE DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE CHEZ DMOCRITE ET CHEZ PICURE*

. son trs cher ami paternel le conseiller intime du gouvernement Trves M. LUDWIG VON WESTPHALEN en tmoignage damour filial. Vous mexcuserez, trs cher ami paternel, de faire figurer votre nom bien-aim en tte dune brochure insignifiante. Je nai pas la patience dattendre une autre occasion de vous donner un faible tmoignage de mon affection. Puissent tous ceux qui ont jamais dout de lide avoir, comme moi, le bonheur dadmirer un vieillard plein de force et de jeunesse, qui salue avec lenthousiasme et la circonspection de la jeunesse tout progrs de son poque, et qui, fort de cet idalisme profondment convaincu et lumineux, seul dpositaire de la vritable Parole devant laquelle comparaissent tous les esprits du monde, na jamais recul devant les ombres des fantmes rtrogrades, ni devant le ciel souvent obscur et nuageux de son poque, mais, avec une nergie divine et un regard dune virile assurance, na cess de contempler, au travers de tous les dguisements, lempyre qui brle au cur du monde. Vous, mon paternel ami, vous ftes toujours pour moi la dmonstration vivante ad oculos que lidalisme nest pas une simple cration de limagination, mais une vrit. Je nai pas formuler de vux pour votre bien-tre physique. Lesprit, voil le grand mdecin magique qui vous vous tes confi. [1]*

Avant-propos Jaurais rdig la prsente tude sous une forme dune part plus rigoureusement scientifique et dautre part, pour certains dveloppements, moins pdantesque, si mon intention premire navait t den faire une thse de doctorat. Des raisons extrinsques me dcident cependant la faire imprimer sous cette forme. Jestime, en outre, que jy ai rsolu un problme, insoluble jusquici, de lhistoire de la philosophie grecque.

Les gens comptents savent que, pour lobjet de cette dissertation, il nexiste pas de travaux antrieurs que lon puisse utiliser. Les radotages de Cicron et de Plutarque, on sest content, jusqu nos jours, de les ressasser. Gassendi, qui a libr picure de linterdit dont lavaient frapp les Pres de lglise et tout le moyen ge, priode de la draison ralise, ne prsente dans son expos [2] quun seul lment intressant. Il sefforce de concilier sa conscience catholique avec sa science paenne, picure avec lglise, peine perdue dailleurs. Cela revenait jeter la dfroque dune nonne chrtienne sur le corps splendide et florissant de la Las grecque. Gassendi apprend de la philosophie dans picure plutt que de pouvoir nous renseigner sur la philosophie dpicure. On voudra bien ne voir dans cette tude que lamorce dun travail plus important o jexposerai par le dtail le cycle de la philosophie picurienne, stocienne et sceptique dans ses rapports avec toute la spculation grecque. Dans ce nouvel ouvrage, je ferai disparatre les fautes de forme, etc., de la prsente tude. [3] Hegel, il est vrai, a caractris, dans les grandes lignes, llment gnral de ces divers systmes. Mais le plan de son histoire de la philosophie, point de dpart rel de lhistoire de la philosophie, tait dune grandeur et dune hardiesse si admirables quil ne pouvait, dune part, entrer dans le dtail ; et, dautre part, lide quil se faisait de ce quil appelait spculatif par excellence* [4] empchait ce penseur gigantesque de reconnatre dans ces systmes la haute importance quils ont pour lhistoire de la philosophie grecque et lesprit grec en gnral. Ces systmes sont les clefs de la vritable histoire de la philosophie grecque. Quant leurs rapports avec la vie grecque, on en trouve une esquisse assez pousse dans louvrage de mon ami Kppen : Friedrich der Grosse und seine Widersacher. [5] Si nous avons ajout, en appendice, une critique de la polmique de Plutarque contre la thologie dpicure, cest parce que cette polmique nest pas un phnomne isol, mais le reprsentant dune espce* : elle reprsente, en effet, de faon excellente le rapport entre la raison thologienne et la philosophie. Entre autres choses, nous nessaierons pas, dans la critique, de dmontrer la fausset gnrale du point de vue auquel Plutarque se place quand il cite la philosophie devant le tribunal de la religion. Nimporte quel raisonnement peut tre remplac par ce passage de David Hume : Cest videmment une espce dinjure pour la philosophie que de la contraindre, elle dont lautorit souveraine devrait tre reconnue en tous lieux, se justifier, en toute circonstance, des consquences quelle entrane, et prsenter sa dfense ds quelle heurte un art ou une science quelconque. Cela vous fait penser un roi qui serait accus de haute trahison lgard de ses propres sujets. [6] La philosophie, tant quune goutte de sang fera battre son cur absolument libre et matre de lunivers ne se lassera pas de jeter ses adversaires le cri dpicure :

limpie, ce nest pas celui qui mprise les dieux de la foule, mais celui qui adhre lide que la foule se fait des dieux. [7] La philosophie ne sen cache pas. Elle fait sienne la profession de foi de Promthe : En un mot, jai de la haine pour tous les dieux ! Et cette devise, elle loppose tous les dieux du ciel et de la terre, qui ne reconnaissent pas la conscience humaine comme la divinit suprme. Elle ne souffre pas de rival. Mais aux tristes sires qui se rjouissent de ce quen apparence la situation sociale de la philosophie ait empir, elle fait son tour la rponse que Promthe fit Herms, serviteur des dieux : Jamais, sois-en certain, je nchangerais mon misrable sort contre ton servage ; jattache plus de prix, en effet, tre riv cette pierre qu tre le valet fidle et le messager de Zeus le Pre. [8] Dans le calendrier philosophique, Promthe occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs. Berlin, mars 1841 K.-H. MARX .*

PREMIRE PARTIE Diffrence, au point de vue gnral, de la philosophie de la nature chez Dmocrite et picure * . I. Objet de la dissertation Il semble advenir la philosophie grecque ce qui ne doit pas advenir une bonne tragdie : un dnouement faible. Avec Aristote, lAlexandre macdonien de la philosophie grecque, il semble que se termine, en Grce, lhistoire objective de la philosophie et que mme les stociens, malgr leur force virile, ne russissent pas, comme les Spartiates y avaient russi dans leurs temples, enchaner Athna Hrakls de faon quelle ne pt senfuir. picuriens, stociens, sceptiques, on les considre comme un pilogue pour ainsi dire parasite, sans aucun rapport avec les puissants antcdents. La philosophie picurienne serait un agrgat syncrtique de physique dmocritenne et de morale cyrnaque ; le stocisme un amalgame du systme cosmologique

dHraclite, de la conception morale du monde des Cyniques, voire dun peu de logique aristotlicienne ; le scepticisme enfin le mal ncessaire oppos ces dogmatismes. On rattache ainsi, sans sen rendre compte, ces philosophies la philosophie alexandrine, en en faisant un clectisme troit et tendancieux. La philosophie alexandrine, enfin, est considre comme une rverie, une dsagrgation absolues, et dans cette confusion on pourrait tout au plus reconnatre luniversalit de lintention. Or, une vrit fort banale nous dit bien que la naissance, lpanouissement et la mort constituent le cercle dairain o se trouve confine toute chose humaine et quelle doit parcourir. Il ny aurait donc rien dtonnant ce que la philosophie grecque, aprs avoir atteint lapoge de son panouissement, avec Aristote, se ft ensuite fltrie. Mais la mort des hros ressemble au coucher du soleil, et non pas lclatement dune grenouille qui sest enfle. Et puis, naissance, panouissement, mort sont des ides trs gnrales, trs vagues, o lon peut bien tout faire entrer, mais qui ne font rien comprendre. La mort est elle-mme prforme dans le vivant ; il faudrait donc, tout aussi bien que la forme de la vie, en dfinir la forme en un caractre spcifique. Enfin, si nous jetons un coup dil sur lhistoire, lpicurisme, le stocisme, le scepticisme sont-ils des phnomnes spciaux ? Ne sont-ils pas les prototypes de lesprit romain, la forme sous laquelle la Grce migr Rome ? Ne sont-ils pas dune essence tellement caractristique, intense et ternelle, que le monde moderne lui-mme ait t forc de leur concder la plnitude du droit de cit intellectuel ? Je ninsiste sur ceci que pour remettre en mmoire limportance historique de ces systmes ; mais ce dont il sagit ici, ce nest pas leur importance gnrale pour lhistoire de la civilisation, cest leur connexion avec la philosophie grecque antrieure. Naurait-on pas d, en raison de ce rapport, se sentir du moins incit des recherches, en voyant la philosophie grecque finir par deux groupes diffrents de systmes clectiques, dont lun constitue le cycle des philosophies picurienne, stocienne et sceptique, et dont lautre est connu sous le nom de spculation alexandrine ? Nest-ce pas en outre un phnomne remarquable quaprs les philosophies platonicienne et aristotlicienne, qui slargissent jusqu luniversalit, apparaissent des systmes nouveaux qui ne se rattachent pas ces riches manifestations de lesprit, mais qui, remontant plus haut, se tournent vers les coles les plus simplistes, les philosophes de la nature pour la physique, lcole socratique pour lthique ? Do vient-il en outre que les systmes postrieurs Aristote trouvent en quelque sorte leurs fondements tout prpars dans le pass, quon rapproche Dmocrite des Cyrnaques et Hraclite des Cyniques ? Est-ce un hasard que, chez les picuriens, les stociens et les sceptiques, tous les lments de la conscience du moi soient reprsents en totalit, mais chaque lment comme ayant une existence propre ? Que lensemble de ces systmes forme la construction complte de la conscience ? Le

caractre, enfin, par lequel la philosophie grecque dbute, de faon mythique, avec les sept Sages, ce caractre qui sincarne, pour ainsi dire comme le centre de cette philosophie, dans Socrate, son dmiurge, je veux dire le caractre du sage, du (sophs), est-ce fortuitement quil sest affirm dans ces systmes comme la ralit de la science vritable ? Il me semble que, si les systmes antrieurs sont plus significatifs et plus intressants pour le fond de la philosophie grecque, les systmes post-aristotliciens, et principalement le cycle des coles picurienne, stocienne et sceptique, le sont davantage pour la forme subjective, le caractre de cette mme philosophie. Or, cest prcisment la forme subjective, le support spirituel des systmes philosophiques, que lon a jusquici presque entirement oublie pour ne considrer que leurs dterminations mtaphysiques. Je me rserve dexposer, dans une tude plus dveloppe, les philosophies picurienne, stocienne et sceptique dans leur ensemble et leur rapport total avec la philosophie grecque antrieure et postrieure. Il me suffira, pour le moment, de dvelopper ce rapport en mappuyant pour ainsi dire sur un exemple et en ne le considrant que sous un seul aspect, sa relation avec la spculation antrieure. Je choisis comme exemple le rapport entre la philosophie de la nature dpicure et celle de Dmocrite. Je ne crois pas que ce point de dpart soit le plus commode. Dune part, en effet, cest un vieux prjug, admis partout, didentifier les physiques de Dmocrite et dpicure jusqu ne voir dans les modifications introduites par picure que des ides arbitraires ; et je suis forc, dautre part, dentrer, pour le dtail, dans des micrologies apparentes. Mais, prcisment parce que ce prjug est aussi ancien que lhistoire de la philosophie, parce que les divergences sont assez caches pour ne se rvler pour ainsi dire quau microscope, le rsultat sera dautant plus important, si nous russissons dmontrer quen dpit de leur connexion il existe, entre les physiques de Dmocrite et dpicure, une diffrence essentielle stendant jusquaux moindres dtails. Ce qui peut se dmontrer en petit se laisse montrer plus facilement encore quand on prend les rapports avec de plus grandes dimensions, tandis quinversement des considrations trs gnrales laissent subsister un doute sur le point de savoir si le rsultat se confirmera dans le dtail.*

. II. Jugements sur les rapports des physiques dmocritenne et picurienne. Comment mes vues se dterminent en gnral par rapport aux prcdentes, cela sautera aux yeux en passant rapidement en revue les jugements des anciens sur les rapports des physiques de Dmocrite et dpicure.

Posidonius le stocien, Nicolaos et Sotion reprochent picure davoir donn comme sienne la thorie de Dmocrite sur les atomes et celle dAristippe sur le plaisir [9]. Cotta lacadmicien demande chez Cicron : Que pourrait-il bien y avoir dans la physique dpicure qui nappartint Dmocrite ? Il modifie bien quelques dtails, mais la plupart du temps il ne fait que la rpter. [10] Et Cicron dit lui-mme : En physique, o il affiche le plus de prtentions, picure nest quun parfait profane. La majeure partie appartient Dmocrite ; ds quil scarte de lui ou veut le corriger, il laltre et le fausse. [11] Cependant, bien que beaucoup dauteurs reprochent picure davoir dclam contre Dmocrite, Lontius, daprs Plutarque, affirme au contraire qupicure avait de lestime pour Dmocrite, parce que celui-ci avait, avant lui, profess la vraie doctrine et dcouvert antrieurement les principes de la nature. Dans le trait De placitis philosophorum, il est dit qupicure fait de la philosophie daprs Dmocrite. Plutarque, dans son Adversus Coloten, va plus loin. Comparant successivement picure avec Dmocrite, Empdocle, Parmnide, Platon, Socrate, Stilpon, les Cyrnaques et les Acadmiques, il sefforce de prouver que, dans toute la philosophie grecque, picure sest appropri le faux et na pas compris le vrai [12] ; et le trait De eo quod secundum Epicurum non beate vivi possitfourmille dinsinuations malveillantes du mme genre [13]. Cette opinion dfavorable des auteurs anciens se retrouve chez les pres de lglise. Je ne cite en note quun passage de Clment dAlexandrie [14], un Pre de lglise qui mrite dtre, de prfrence tout autre, mentionn propos dpicure parce que, interprtant les paroles o laptre saint Paul met les fidles en garde contre la philosophie en gnral, il en fait une mise en garde contre la philosophie dpicure, sous le prtexte que celle-ci na mme pas fait entrer dans ses lucubrations la Providence, etc. [15] Mais la tendance que lon avait en gnral de taxer picure de plagiat apparat de la faon la plus frappante chez Sextus Empiricus, qui veut faire de quelques passages absolument inadquats dHomre et dpicharme les sources principales de la philosophie picurienne. [16] II est connu que, dans leur ensemble, les crivains modernes font galement dpicure, en tant que philosophe de la nature, un simple plagiaire de Dmocrite. La parole ci-aprs de Leibniz peut reprsenter ici leur opinion en gnral : Nous ne savons presque de ce grand homme (Dmocrite), que ce qupicure en a emprunt, qui ntait pas capable den prendre toujours le meilleur.* [17] Ainsi donc, tandis que Cicron reproche picure de gter la doctrine de Dmocrite, mais lui laisse au moins la volont de lamliorer et la facult den voir les dfectuosits ; tandis que Plutarque le taxe dinconsquence et dun penchant prdtermin pour le pire, et va jusqu suspecter ses intentions [18],

Leibniz lui dnie jusqu la capacit de faire avec habilet des extraits de Dmocrite. Mais tous saccordent dire qupicure a emprunt sa physique Dmocrite.*

. III. Difficults relatives lIdentit des philosophies dmocritenne et picurienne de la nature. En outre des tmoignages historiques, bien des arguments plaident lidentit des physiques de Dmocrite et dpicure. Les principes atomes et vide sont incontestablement les mmes. Ce nest quen certains dtails quil semble y avoir une divergence arbitraire, donc accessoire. Mais il reste alors une nigme singulire, insoluble. Deux philosophes enseignent absolument la mme science, absolument de la mme faon ; mais quelle inconsquence ! ils sont en opposition diamtrale pour tout ce qui concerne la vrit, la certitude, lapplication de cette science, et, dune manire gnrale, le rapport entre la pense et la ralit. Je dis quils sont en opposition diamtrale. Cest ce que je vais essayer de dmontrer. A. Il semble difficile de fixer lopinion de Dmocrite sur la vrit et la certitude du savoir humain. Nous nous trouvons en prsence de passages contradictoires ; ou plutt, ce ne sont pas les passages, mais les ides de Dmocrite, qui sont contradictoires. En effet, laffirmation de Trendelenburg, dans son commentaire de la psychologie dAristote, que seuls les auteurs postrieurs relvent cette contradiction, mais quAristote lignore, est en fait inexacte. Il est dit, en effet, dans la Psychologie dAristote : Dmocrite considre lme et lentendement comme une seule et mme chose, le phnomne tant le vrai [19], et, dans laMtaphysique, nous lisons au contraire : Dmocrite prtend quil ny a pas de vrit ou quelle nous est cache. [20] Ces passages dAristote ne sont-ils pas contradictoires ? Si le phnomne est le vrai, comment le vrai peut-il tre cach ? Le fait dtre cach ne commence quau moment o phnomne et vrit se sparent. Or, Diogne Larce rapporte quon a rang Dmocrite parmi les sceptiques. Il cite sa maxime : En vrit, nous ne savons rien, car la vrit demeure au fond du puits. [21] Des affirmations analogues se rencontrent chez Sextus Empiricus [22]. Cette opinion de Dmocrite, sceptique, incertaine et au fond contradictoire avec elle-mme, est simplement dveloppe davantage dans la faon dont est dtermin le rapport de latome et du monde sensible. Dune part, le phnomne sensible nappartient pas aux atomes eux-mmes. Ce phnomne nest pas une apparition objective, mais une apparence subjective [23]. Les principes vritables, ce sont latome et le vide ; tout le reste

est opinion, apparence. [24] Ce nest que dans lopinion quil existe du chaud, quil existe du froid ; en vrit, il ny a que les atomes et le vide. [25] Il ne rsulte donc pas un objet de la pluralit des atomes, mais, par la combinaison des atomes, tout objet parat devenir un. [26] Par consquent, il ne faut considrer par la raison que les principes qui, cause mme de leur petitesse, sont inaccessibles lil sensible ; cest pourquoi on les appelle mme ides [27]. Seulement, dautre part, le phnomne sensible est le seul objet vritable, et l (asthesis) est (phrnesis) [28] : mais ce vrai est changeant, instable, phnomnal. Or, dire que le phnomne est le vrai est contradictoire [29]. tour de rle, chacun des deux cts devient donc subjectif et objectif. La contradiction semble ainsi dissipe, parce quelle est rpartie entre deux mondes. Dmocrite rduit donc la ralit sensible lapparence subjective ; mais lantinomie, bannie du monde des objets, existe dans sa propre conscience du moi, o le concept de latome et la perception sensible se rencontrent en ennemis. Dmocrite nchappe donc pas lantinomie. Ce nest pas encore ici le lieu de lexpliquer. Il suffit quon ne puisse en nier lexistence. coutons par contre picure. Le sage, dit-il, se comporte dogmatiquement et non pas sceptiquement [30] . Bien mieux, ce qui lui assure prcisment lavantage sur tous, cest de savoir avec conviction [31]. Tous les sens sont des hrauts de la vrit. [32] Rien ne peut rfuter la perception sensible ; ni le semblable le semblable, cause de leur similitude de valeur, ni le dissemblable le dissemblable, car ils ne jugent pas du mme objet, ni la raison, car la raison dpend des perceptions sensibles [33], est-il dit dans le Canon. Mais, tandis que Dmocrite rduit le monde sensible lapparence subjective, picure en fait un phnomne objectif. Et cest sciemment quil se diffrencie sur ce point, car il prtend partager les mmes principes, mais ne pas faire des qualits sensibles desimples opinions [34]. Une fois admis donc que la perception sensible fut le critrium dpicure et que le phnomne objectif y correspond, il faut bien considrer comme exacte la consquence qui fait hausser les paules Cicron : Le soleil parat grand Dmocrite, parce quil est un savant parfaitement vers en gomtrie ; il parat picure denviron deux pieds de diamtre, car picure juge quil est aussi grand quil parat. [35] B. Cette diffrence dans les jugements thoriques de Dmocrite et dpicure sur la certitude de la science et la vrit de ses objets, nous la trouvons ralise danslnergie et la pratique scientifiques disparates de ces hommes. Dmocrite, pour qui le principe ne devient pas phnomne et reste sans ralit ni existence, a, par contre, en face de lui, comme monde rel et plein de contenu, le monde de la perception sensible. Ce monde est, vrai dire, une apparence

subjective, mais, par l mme, dtache du principe et laisse dans sa ralit indpendante ; mais il est, en mme temps, lunique objet rel, et cest ce titre quil a valeur et signification. Cest pourquoi Dmocrite est pouss lobservation empirique. Ne trouvant pas sa satisfaction dans la philosophie, il se jette dans les bras de la connaissance positive. Nous avons vu plus haut que Cicron lappelle un homme cultiv, vir eruditus [36]. Il est vers en physique, en thique, en mathmatique, dans les disciplines encyclopdiques, dans toutes les sciences [37]. Le simple catalogue de ses livres, donn par Diogne Larce, tmoigne de son rudition [38]. Or, lrudition a pour caractristique de stendre en largeur, damasser et de faire des recherches au dehors ; aussi voyons-nous Dmocrite parcourir la moiti du monde pour recueillir des expriences, des connaissances, des observations. De tous mes contemporains, se vante-t-il, cest moi qui ai parcouru la plus grande partie de la terre et explor les pays les plus lointains ; jai vu la plupart des climats et des pays, entendu les hommes les plus des savants, et dans la composition des figures avec dmonstration personne ne ma surpass, pas mme ceux que chez les gyptiens on appelait les Arpedonaptes. [39] Demetrios dans les (Homonumois) et Antisthnes dans les (Diadokhais) [40] rapportent quil se rendit en gypte auprs des prtres pour apprendre la gomtrie, auprs des Chaldens en Perse et quil poussa jusqu la Mer Rouge. Daucuns affirment quil sest galement rencontr avec les gymnosophistes aux Indes [41] et quil est all en thiopie [42]. Ce qui le pousse au loin, cest, dune part, le dsir dapprendre qui ne lui laisse ni cesse ni trve, et cest, dautre part, le fait de ne pas trouver de satisfaction dans le savoir vritable, cest--dire philosophique. La science quil tient pour vraie manque de contenu ; la science qui lui offre un contenu manque de vrit. Elle a beau tre une fable, lanecdote des anciens est une fable vraie, parce quelle exprime la contradiction de la nature de Dmocrite : Dmocrite se serait luimme priv de la vue, pour que la lumire sensible nobscurcit pas chez lui la pntration de lesprit [43]. Cest le mme homme qui, daprs Cicron, avait parcouru la moiti du monde. Mais il navait pas trouv ce quil cherchait. Une figure tout oppose nous apparat dans picure. Il trouve sa satisfaction et saflicit dans la philosophie. Cest la philosophie, dit-il, quil te faut servir pour que la vraie libert soit ton partage. Il na pas longtemps attendre, celui qui sest soumis et donn la philosophie ; il est immdiatement mancip. Car cest cela mme : servir la philosophie, qui est la libert. [44] Que le jeune homme, enseigne-t-il en consquence, nhsite pas philosopher et que le vieillard ne renonce pas philosopher. Car nul nest trop jeune, nul nest trop mr, pour recouvrer actuellement la sant de lme. Mais quiconque dit que le temps de philosopher nest pas encore venu ou quil est pass, ressemble celui qui prtend que le moment dtre heureux nest pas encore venu ou quil est pass. [45]

Tandis que Dmocrite, la philosophie ne layant pas satisfait, se jette dans les bras de la connaissance positive, picure mprise les sciences positives, parce qu son avis elles ne contribuent en rien la perfection vritable [46]. On lappelleennemi de la science, contempteur de la grammaire [47]. On le taxe mme dignorance ; mais, dit un picurien chez Cicron, ce nest pas picure qui manquait drudition ; mais ceux-l sont des ignorants qui croient que ce quil est honteux pour lenfant de ne pas savoir, le vieillard doit encore le ressasser. [48] Mais, tandis que Dmocrite cherche sinstruire auprs des prtres gyptiens, des Chaldens de la Perse et des gymnosophistes indiens, picure se vante de navoir pas eu de matre, dtre un autodidacte [49]. Certains, dit-il daprs Snque, poursuivent la vrit sans la moindre aide. Cest dans les rangs de ceuxci quil sest lui-mme fray son chemin. Et cest de ceux-ci, les autodidactes, quil fait les plus grands loges. Les autres, len croire, ne seraient que des cerveaux de second plan [50]. Tandis que Dmocrite est entran dans toutes les contres du monde, cest peine si picure quitte deux ou trois fois son jardin dAthnes et se rend en Ionie, non pour sy livrer des recherches, mais pour rendre visite des amis [51]. Tandis quenfin Dmocrite, dsesprant de la science, ste lui-mme la vue, picure, sentant approcher lheure de la mort, se met dans un bain chaud, rclame du vin pur et recommande ses amis de rester fidles la philosophie [52]. C. Les diffrences ci-dessus dveloppes, il ne faut pas les attribuer lindividualit accidentelle des deux philosophes ; ce sont deux tendances opposes qui prennent corps. Nous voyons comme diffrence dnergie pratique ce qui, plus haut, se manifeste comme divergence de la conscience thorique. Nous considrons enfin la forme de rflexion, qui exprime la relation de la pense et de ltre, leur rapport rciproque. Dans la relation gnrale que le philosophe tablit entre le monde et la pense, il ne fait quobjectiver pour luimme le rapport de sa conscience particulire et du monde rel. Or, comme forme de rflexion de la ralit, Dmocrite emploie la ncessit [53]. Parlant de lui, Aristote dit quil ramne tout la ncessit [54]. Diogne Larce rapporte que le tourbillon des atomes, origine de tout, est la ncessit de Dmocrite [55]. Des explications plus satisfaisantes nous sont fournies ce sujet par lauteur du De placitis philosophorum : La ncessit serait, daprs Dmocrite, le destin et le droit, la providence et la cratrice du monde ; mais la substance de cette ncessit serait lantitypie, le mouvement, limpulsion de la matire. [56] Un passage analogue se trouve dans les glogues physiques de Stobe [57] et au livre VI de la Praeparatio evangelica dEusbe [58]. Dans les glogues thiques de Stobe se trouve conserve la sentence suivante de Dmocrite [59], reproduite peu prs sous la mme forme au livre XIV dEusbe [60] : les

hommes ont imagin le fantme du destin, manifestant ainsi leur propre perplexit, car le hasard [61] est en lutte avec une pense forte. De mme Simplicius rapporte Dmocrite un passage o Aristote parle de la vieille doctrine qui supprime le hasard [62]. picure crit au contraire : La ncessit, dont certains font la matresse absolue, nest pas ; il est quelques choses fortuites, dautres dpendent de notre arbitraire. La ncessit est impossible persuader, le hasard, au contraire, est instable. Il vaudrait mieux suivre le mythe relatif aux dieux que dtre esclave de l(heimarmn) [63] des physiciens. Car le premier laisse lespoir de la misricorde pour avoir honor les dieux ; mais la seconde nest que linexorable ncessit. Mais cest le hasard quil faut admettre, et non pas la divinit, comme la foule le croit. [64] Cest un malheur de vivre dans la ncessit, mais vivre dans la ncessit nest pas une ncessit. Partout sont ouvertes les voies qui mnent la libert, nombreuses, courtes, aises. Remercions donc les dieux que personne ne puisse tre retenu en vie. Dompter la ncessit elle-mme est chose permise. [65] Lpicurien Vellius sexprime de mme, chez Cicron, propos de la philosophie stocienne : Que penser dune philosophie pour laquelle, comme pour les vieilles femmes ignorantes, tout semble arriver grce au fatum ?... picure nous a mancips et mis en libert. [66] Cest ainsi qupicure nie jusquau jugement disjonctif, afin de ntre pas contraint de reconnatre une ncessit quelconque [67]. On prtend aussi, il est vrai, que Dmocrite a fait intervenir le hasard ; mais des deux passages qui, chez Simplicius [68], se rencontrent ce sujet, lun rend lautre suspect, car il montre jusqu lvidence que ce nest pas Dmocrite qui a fait usage des catgories du hasard, mais Simplicius qui les lui a attribues comme consquence. Il dit, en effet, que Dmocrite nindique aucune raison de la cration en gnral, et quil semble donc faire du hasard cette raison. Mais il ne sagit pas en ce passage de la dtermination du contenu, mais de la forme que Dmocrite a consciemment employe. Il en va de mme du tmoignage dEusbe : Dmocrite aurait rig le hasard en matre absolu de luniversel et du divin et prtendu quici il rgit tout, tandis quil laurait cart de la vie humaine et de la nature empirique et trait dinsenss les partisans du hasard [69]. Nous avons, dans ces affirmations, pour une part, simplement un dsir de lvque chrtien Denys de forcer les conclusions, et, pour une autre part, l o commencent luniversel et le divin, le concept dmocriten de la ncessit cesse dtre distinct de celui du hasard.

Un point est donc historiquement certain : Dmocrite fait intervenir la ncessit, picure le hasard, et chacun deux repousse avec lpret de la polmique lopinion contraire la sienne. La consquence la plus importante de cette diffrence se montre dans la faon dexpliquer les divers phnomnes physiques. La ncessit apparat, en effet, dans la nature finie comme ncessit relative, comme dterminisme [70]. La ncessit relative ne peut tre dduite que de lapossibilit relle, cest--dire cest un ensemble de conditions, de causes, de motifs, etc., qui servent dintermdiaire cette ncessit. La possibilit relle est lexplication de la ncessit relative. Et nous la trouvons employe par Dmocrite. Nous citons lappui quelques passages emprunts Simplicius. Quun homme soit altr, quil boive et quil gurisse, ce nest pas le hasard que Dmocrite donnera comme cause, mais la soif. En effet, bien quil ait eu lair, propos de la cration du monde, de faire intervenir le hasard, il affirme cependant que, dans les cas particuliers, il nest la cause de rien, et il ramne dautres causes. Cest ainsi, par exemple, que laction de creuser la terre est la cause de la dcouverte dun trsor et la croissance la cause de lolivier [71]. Lenthousiasme et le srieux avec lesquels Dmocrite introduit ce mode dexplication dans ltude de la nature, limportance quil attache la thorie de la recherche des causes sexpriment avec navet dans cette dclaration : Jaime mieux trouver une nouvelle tiologie que de ceindre la couronne royale de Perse. [72] Une fois de plus, picure est directement oppos Dmocrite. Le hasard est une ralit qui na que la valeur de la possibilit ; mais la possibilit abstraite est prcisment lantipode de la possibilit relle. Cette dernire est enferme dans des limites prcises, comme lintellect ; lautre ne connat pas de limites, comme limagination. La possibilit relle cherche dmontrer la ncessit et la ralit de son objet ; la possibilit abstraite ne soccupe pas de lobjet qui est expliqu, mais du sujet qui explique. Ce quil faut simplement, cest que lobjet soit possible, concevable. Ce qui est possible abstraitement, Ce qui peut tre conu, ne constitue pour le sujet pensant ni un obstacle, ni une limite, ni une pierre dachoppement. Peu importe que cette possibilit soit galement relle, car lintrt ne se porte pas ici sur lobjet comme tel. picure procde donc avec une nonchalance sans bornes dans lexplication des divers phnomnes physiques. Ceci ressortira plus nettement de la Lettre Pythocls que nous examinerons plus loin. Il nous suffira ici de faire remarquer son attitude vis--vis des opinions des physiciens antrieurs. Dans les passages o lauteur du De placitis philosophorumet Stobe citent les diverses opinions des philosophes sur la

substance des astres, la grandeur et la figure du soleil, etc., il est toujours dit dpicure : Il ne rejette aucune de ces opinions, toutes pouvant tre exactes, car il sen tient aupossible [73]. Bien plus, picure polmique mme contre le mode dexplication par la possibilit relle qui, pour ses dterminations, fait appel la raison et est donc prcisment, par l mme, unilatral. Cest ainsi que Snque dit dans ses Quaestiones naturales : picure prtend que toutes ces causes peuvent exister, et essaie, en outre, maintes autres explications ; il critique ceux qui soutiennent que lune quelconque de ces causes est la bonne ; car cest de la tmrit que de porter un jugement apodictique sur ce qui ne peut, se dduire que de conjectures [74]. On le voit, il ny a point dintrt rechercher les causes relles des objets. Il ne sagit que de tranquilliser le sujet qui explique. Du moment que tout le possible est admis comme possible, ce qui rpond au caractre de la possibilit abstraite, il est vident que le hasard de ltre est simplement traduit dans le hasard de la pense. Lunique rgle prescrite par picure, que lexplication ne doit pas treen contradiction avec la perception sensible sentend delle-mme ; car le possible abstrait consiste prcisment dans le fait dtre exempt de contradiction ; cest pourquoi il faut viter la contradiction [75]. Enfin picure avoue que son mode dexplication ne se propose que lataraxie de la conscience de soi, et non la connaissance de la nature en soi et pour soi [76]. Nous navons probablement pas besoin dexposer longuement quici encore il se trouve en opposition absolue avec Dmocrite. Nous voyons donc que les deux hommes sopposent pas pas. Lun est sceptique, lautre dogmatique ; lun tient le monde sensible pour une apparence subjective, lautre pour un phnomne objectif. Celui qui tient le monde sensible pour une apparence objective sadonne la science empirique de la nature et aux connaissances positives, et reprsente linquitude de lobservation qui exprimente, apprend partout et parcourt le monde. Lautre, qui tient pour rel le monde phnomnal, mprise lempirisme ; le calme de la pense qui trouve sa satisfaction en elle-mme, lindpendance qui puise son savoir ex principio interno, sont incarns en lui. Mais la contradiction va plus loin encore. Lesceptique et empirique, qui tient la nature sensible pour une apparence subjective, la considre au point de vue de la ncessit et cherche expliquer et comprendre lexistence relle des choses. Le philosophe et dogmatique, au contraire, qui tient le phnomne pour rel, ne voit partout que du hasard, et son mode dexplication tend plutt supprimer toute ralit objective de la nature. Ces contradictions semblent renfermer une certaine absurdit. Mais peine peut-on encore prsumer que ces hommes, partout en contradiction, sattacheront une seule et mme doctrine. Et cependant ils semblent enchans lun lautre. tudier leur relation gnrale, tel est lobjet du prochain chapitre. [77]

Karl Marx, Diffrence de la philosophie de la nature chez Dmocrite et chez picure (deuxime partie) Notes[1] NDLE : Ddicace de Karl Marx son futur beau-pre. [2] NDLE : Pierre Gassendi, Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii, qui est De Vita, Moribus, Placitisque Epicuri, Lyon, 1649. [3] NDLE : Marx na pas donn suite ce projet. [4] NDLE : Les mots ou expressions en franais dans le texte sont composs en italiques et suivis dun astrisque. [5] NDLE : Friedrich der Grosse und seine Widersacher (Frdric le Grand et ses adversaires), Leipzig, 1840 : picurisme, stocisme et scepticisme sont les muscles nerveux et le systme des entrailles de lorganisme antique, dont lunit immdiate, naturelle, a conditionn la beaut et la moralit de lantiquit, et qui sest dsagrg avec la dcrpitude de celle-ci (p. 39). Friedrich Kppen avait ddi son ouvrage Karl Marx. [6] NDLE : David Hume, Trait de la nature humaine. Livre I De lentendement , Quatrime partie, section 5, De limmatrialit de lme . [7] NDLE : Lettre dpicure Mnce, in Diogne Larce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, X. [8] NDLE : Cette citation et la prcdente sont tires du Promthe enchan dEschyle (vers 965-966 et 956-959). [9] Diogne Larce, Vies, X, 4. [10] Cicron, De Natura Deorum (De la Nature des dieux), I, XXVI [73]. [11] Cicron, De Finibus bonorum et malorum (Des finalits des biens et des maux), I, IV [21] et [17]-[18]. [12] Plutarque, Contre Colots, [1112-1120] et sqq. [13] NDLE : Marx cite ici probablement de mmoire le titre de Plutarque, dont la traduction latine courante (celle dHenri Estienne, 1572), est Non posse suaviter vivi secundum Epicurum, on ne peut vivre agrablement selon picure . [14] Clment dAlexandrie, Stromates, liv. VI : picure a aussi vol ses dogmes principaux Dmocrite [livre VI, chap. ii, 24]. [15] Clment dAlexandrie, Id., Prenez garde quil ne se trouve quelquun pour vous rduire en esclavage par le vain leurre de la philosophie selon une tradition toute humaine, selon les lments du monde, et non selon le Christ (ptre aux Colossiens, 2:8)... dsignant non toute philosophie, mais lpicurienne, que Paul mentionne dans les Actes des aptres (17:18), qui

abolit la providence (...) et toute autre philosophie qui idoltre les lments, au lieu de placer audessus deux la cause efficiente, et ignore le Crateur [Stromates, Livre I, chap. xi, 50, 5 et 6]. [16] Sextus Empiricus, Contre les professeurs [I, 273]. picure a t reconnu coupable davoir vol le meilleur de ses dogmes aux potes. Car il a t dmontr quil avait pris sa dfinition de lintensit des plaisirs qui est la suppression de toute douleur , de ce vers : Et quand ils ont chass la soif et lapptit (Homre, Iliade, I, 469). Et propos de la mort, qu elle nest rien pour nous , picharme le lui avait dj indiqu en disant : Mourir ou tre mort ne me concerne pas . Il vola galement lide que les corps morts navaient pas de sensation Homre, qui crit : Car cest une argile insensible quil [Achille] outrage dans sa fureur (Iliade, XXIV, 54). [17] Lettre de Leibniz M. Des Maizeaux, 8 juillet 1711, in [Opera omnia] ed. L. Dutens, Vol. 2, pp. 66-67. NDLE : Probablement cit de mmoire (en franais dans le texte), ldition Dutens donnant : De ce grand homme, nous ne savons gure que ce que lui a emprunt picure, qui ntait pas capable de prendre toujours le meilleur. [18] Plutarque, Contre Colots, [1111] Dmocrite est donc rprhensible, non pour avouer les consquences de ces principes, mais pour avoir admis des principes qui donnent lieu de telles consquences. (...) Car cest ainsi quen dtruisant lide de la Providence, il dit quil conserve la pit envers les dieux ; quen ne cherchant dans lamiti dautre fin que la volupt, il veut cependant quon supporte pour ses amis les douleurs les plus cruelles ; quen supposant lunivers infini, il lui laisse un espace suprieur et un espace infrieur. [19] Aristote, De lme, I, 2, 5 (404a) : Dmocrite identifie absolument () me et entendement ( ), puisque selon lui, le vrai est le phnomne ( ) . [20] Aristote, Mtaphysique, , 5, 8-9 (1009b) : Cest pourquoi Dmocrite dit que, de toute faon, il ny a rien de vrai, ou que la vrit, du moins, ne nous est pas accessible. Et, en gnral, cest parce quils [ces philosophes] supposent la pense la sensation, et celle-ci tant une altration, que ce qui apparat aux sens est ncessairement, selon eux, la vrit. Cest en effet pour ces raisons quEmpdocle, que Dmocrite, et pour ainsi dire tous les autres sont tombs dans de telles opinions. Cest ainsi quEmpdocle dit que, quand on change dtat (), on change de pense () . [Karl Marx ajoute :] Ainsi la contradiction est-elle exprime dans ce passage mme de la Mtaphysique. [21] Diogne Larce, Vies, IX, 72 : Bien plus, suivant ceux dont nous parlons, Xnophane, Znon dle et Dmocrite ont t eux-mmes philosophes sceptiques. (...) Dmocrite [dit] : en ralit nous ne savons rien, car la vrit est au fond dun puits . [22] Ritter, Geschichte der alten Philosophie [Histoire de la philosophie ancienne], t. I, p. 579 sq. [23] NDLE : le texte allemand crit : Nicht objektive Erscheinung ist sie, sondern subjektiver Schein. [24] Diogne Larce, Vies, IX, 44. [25] Diogne Larce, Vies, IX, 72. [26] Simplicius, Schol. in Arist. [27] Plutarque, Contre Colots, p. 1111.

[28] NDLE : Lasthesis est phrnesis : la sensation est sagesse pratique . [29] Cf. Aristote, loc. cit. [30] Diogne Larce, Vies, X, 124 : . [31] Plutarque, Contre Colots, [1117] : Cest un des dogmes dpicure que personne, le sage seul except, ne doit sattacher une opinion au point de ne jamais en revenir . [32] Cicron, De Nat. Deor. I, XXV [70]. Cf. Id. De Finibus, I, vii, et [Plutarque], De Placitis philosophorum, IV, IX [899f] : picure tient que [les sensations et les imaginations] sont toujours vraies . [33] Diogne Larce, Vies, X, 31 : Donc, dans le Canon, picure affirme quil y a trois critres de la vrit : les sensations, les anticipations et les affections... 32 : Il ny a rien non plus qui puisse rfuter une sensation ou la convaincre derreur : une sensation semblable ne peut rfuter une autre sensation, parce quelles ont une force gale ; non plus quune sensation htrogne nen peut rectifier une semblable, parce que les objets dont elles jugent ne sont pas les mmes. [...] On ne peut pas mme dire que la raison conduise les sens, puisquelle dpend deux. [34] Plutarque, Contre Colots, [1110-1111] : [Colots] attribue Dmocrite davoir dit que cest par des lois de convention que nos sens distinguent la couleur, la douceur et lamertume. Et il ajoute que celui qui soutient cette opinion ne peut pas sassurer lui-mme sil existe et sil vit. Je nai rien opposer cette assertion ; mais ce que je puis dire, cest que cette opinion est aussi intimement lie aux dogmes dpicure que la figure et la pesanteur sont, suivant les picuriens mmes, insparables des atomes. En effet, que dit Dmocrite ? Quil y a des substances infinies en nombre, indivisibles, impassibles, qui sont sans diffrence, sans qualit, qui se meuvent dans le vide, o elles sont dissmines ; que lorsquelles sapprochent les unes des autres, quelles sunissent et sentrelacent, elles forment, par leur agrgation, de leau, du feu, une plante ou un homme ; que toutes ces substances, quil appelait atomes, taient de pures formes [ou : atomes, ides, comme il les appelle], et rien autre chose. Car on ne peut rien produire de ce qui nexiste pas, et ce qui est ne peut rentrer dans le nant, parce que les atomes, raison de leur solidit, ne peuvent prouver ni changement ni altration. Ainsi on ne peut faire une couleur de ce qui est sans couleur, ni une substance ou une me de ce qui est sans me et sans qualit. [...] Dmocrite est donc rprhensible, non pour avouer les consquences de ces principes, mais pour avoir admis des principes qui donnent lieu de telles consquences. ... picure soutient les mmes principes [que Dmocrite, NDLE], mais il ne dit pas quil ny ait de couleurs que par convention , et ainsi des autres qualits. [35] Cicron, De Finibus, I, VI, [20] : Dmocrite, qui tait habile en gomtrie, croit que le soleil est dune grandeur immense ; [picure] lui donne environ deux pieds, et il le juge tel que nous le voyons, un peu plus ou un peu moins grand . Cf. [Plutarque], De Placitis philosophorum, II. [36] NDLE : homme rudit, savant... [37] Diogne Larce, Vies, IX, 37 : [Dmocrite] entendait la physique, la morale, les humanits, les mathmatiques, et avait beaucoup dexprience dans les arts. [38] Diogne Larce, Vies, IX, 46-49. [39] Eusbe de Csare, Prparation vanglique, X, IV : Lorsque parlant de lui-mme avec orgueil, il [Dmocrite] dit : De tous mes contemporains, cest moi qui ai parcouru la plus

grande partie de la terre, explor les pays les plus lointains ; jai vu la plupart des climats et des pays, entendu les hommes les plus savants, et dans la composition des figures avec dmonstration personne ne ma surpass, pas mme ceux que chez les gyptiens on appelait les Arpedonaptes, ayant consacr quatre-vingts ans de ma vie visiter ltranger. En effet, il avait parcouru la Babylonie, la Perse et lgypte, o il fut llve des prtres. NDLE : Arpdonaptes, ou harpdonaptes : noueurs de cordeaux , arpenteurs ou gomtres de lgypte ancienne, leur prsence (en tant que fonctionnaires royaux) sur les chantiers de construction est atteste dans les textes et reprsentations (peintes ou sculptes). [40] NDLE : Homonymes : il sagit dun ouvrage (perdu) consacr aux auteurs de mme nom. Quant aux Diadokhai, ou Successions, il sagit dun ouvrage concernant les successions de philosophes des diffrentes coles (attribu Antisthne de Rhodes, mais louvrage de Dmtrios ayant t perdu...). [41] NDLE : Gymnosophistes aux Indes : une tradition assimile ces gymnosophistes aux yogide lInde ancienne (le recueil daphorismes qui composent le Yoga-Stra remonte approximativement au IIe sicle, mais renvoie probablement une pratique et une transmission orale plus ancienne, qui peut tre contemporaine de Dmocrite). [42] Diogne Larce, Vies, IX, 35 : Demetrios, dans son livre des Homonymes, et Antisthne dans ses Successions, disent quil alla trouver en gypte les prtres de ce pays, quil apprit deux la gomtrie, quil se rendit en Perse auprs des philosophes chaldens, et pntra jusqu la mer Rouge. Il y en a qui assurent quil passa dans les Indes, quil conversa avec des gymnosophistes, et fit un voyage en thiopie. [43] Cicron, Tusculanes, V, XXXIX : Lorsque Dmocrite perdit la vue... Ce grand homme croyait mme que la vue tait un obstacle aux oprations de lme ; et en effet, tandis que les autres voyaient peine ce qui tait leurs pieds, son esprit parcourait lunivers, sans trouver de borne qui larrtt. Id., De Finibus, V, XXIX, rapporte que Dmocrite sest crev les yeux ; que ce fait soit vrai au non, il est certain [quil la fait] pour tre le moins possible dtourn de ses profondes mditations. [44] Snque, Lettres Lucilius, VIII, 26 : cest encore Epicure que je feuillette [...] Fais-toi lesclave de la philosophie, pour jouir de la vraie libert. Elle najourne pas celui qui se soumet, qui se livre elle. Il est tout dabord affranchi ; car le service de la philosophie cest la libert. [45] Diogne Larce, Vies, X, 122 : Mme jeune, on ne doit pas hsiter philosopher. Ni, mme au seuil de la vieillesse, se fatiguer de lexercice philosophique. Il nest jamais trop tt, qui que lon soit, ni trop tard pour lassainissement de lme. Tel, qui dit que lheure de philosopher nest pas venue ou quelle est dj passe, ressemble qui dirait que pour le bonheur, lheure nest pas venue ou quelle nest plus. Sont donc appels philosopher le jeune comme le vieux. Le second pour que, vieillissant, il reste jeune en biens par esprit de gratitude lgard du pass. Le premier pour que jeune, il soit aussi un ancien par son sang-froid lgard de lavenir. Cf. Clment dAlexandrie, IV, 501. [46] Sextus Empiricus, Contre les professeurs, I, 1. [47] Ibid., p. [I, 491] et [I, 272]. Cf. Plutarque, Non posse suaviter vivi secundum Epicurum, 1094. [48] Cicron, De Finibus, I, XXI. [49] Diogne Larce, Vies, X, 13 : Apollodore dit dans ses Chroniques quil fut lve de Nausiphane et de Praxiphane ; mais dans sa lettre Euryloque, picure le nie et affirme stre

lev lui-mme. Cicron, De Nat. Deor., I, XXVI, puisquil [picure] se vante lui-mme dans ses crits de navoir pas eu de matre. Je le croirais volontiers, mme sil ne le disait pas... [50] Snque, Lettres Lucilius, LII, 41-42 : Certains hommes, dit picure, cheminent, sans que nul les aide, vers la vrit ; et il se donne comme tel, comme stant tout seul fray la route. Il les loue sans rserve davoir pris leur lan, de stre produits par leur propre force. Dautres, ajoute-t-il, ont besoin dassistance trangre ; ils ne marcheront pas quon ne les prcde, mais ils sauront trs-bien suivre ; et il cite Mtrodore parmi ces derniers. Ce sont de beaux gnies encore, mais de second ordre. [51] Diogne Larce, Vies, X, 10 : Malgr les troubles qui affligrent alors la Grce, il y passa toute sa vie ; il nalla que deux ou trois fois en Ionie pour rendre visite des amis. Il lui en venait cependant de partout pour vivre avec lui dans son jardin, dont Apollodore rapporte quil lavait acquis pour quatre-vingt mines. [52] Id., X, 15-16 : Hermippe dit quil se mit dans une baignoire de bronze remplie deau chaude et demanda quon lui donnt du vin pur, quil but. Il exhorta ses amis prsents ne jamais oublier sa doctrine, et expira. [53] Cicron, De Fato, X [22, 23] : picure [pense] pouvoir chapper la ncessit [....] Dmocrite [prfre] soumettre toutes choses la fatalit. Id., De Nat. Deor., I, XXV [69] : [picure] trouva le moyen dchapper cette ncessit (ce que Dmocrite, de toute vidence, avait vit) . Eusbe de Csare, Prparation vanglique, I, VIII : Dmocrite dAbdre [dit que] toutes les choses passes, prsentes et futures, sont de toute ternit soumises aux lois de la ncessit. [54] Aristote, De la Gnration des animaux, V, 8, 789b2-3 : Democrite... rapporte la ncessit tous les procds de la nature . [56] -[Plutarque], Opinions des philosophes, I, XXV (884e) : Parmnide et Dmocrite [disent] que toutes choses se font par ncessit, et quelle est la mme chose que le destin, la justice, la providence et la cratrice du monde et XXVI (884f) : [la substance de la ncessit selon Dmocrite], cest lantitypie, laction et limpulsion de la matire. [57] Stobe, glogues physiques, I, 8. [58] Eusbe de Csare, Prparation vanglique, VI, VII : [Fatalit que Dmocrite] fait driver [...] de divers accidents, de ces petits atomes rpandus dans lespace, o ils slvent, sabaissent, se choquent et se sparent, sunissent, se dsunissent au gr de la ncessit. [59] Stobe, glogues thiques, II, 4. [60] Eusbe de Csare, Prparation vanglique, XIV, XXVII : ainsi [Dmocrite] tablissaitil le hasard pour souverain et roi de tout ce qui existe, mme du divin, en montrant que rien ne se faisait que par lui ; et cependant il voulait le bannir, ce hasard, du commerce des hommes et de la vie commune, et traitait dinsenss tous ses adorateurs. Il dit au dbut de son enseignement : les hommes ont cr eux-mmes lillusion du hasard pour excuser leur draison : la prudence tant en effet lennemi du hasard, ils veulent que rgne le plus fort adversaire de la prudence ; ou plutt, ils voudraient la renverser et faire disparatre pour la remplacer par le hasard. Car ce nest pas la prudence quils valorisent, mais le hasard comme sil tait le plus raisonnable. [61] NDLE : Le terme allemand est ici Zufall.

[62] Simplicius, loc. cit. [63] NDLE : Heimarmn : ce qui a t dcrt , le destin. [64] Diogne Larce Vies, X, 133, 134. [65] Snque, Lettres Lucilius, XII. [66] Cicron, De Nat. Deor., I, XX. [67] Cicron, De Nat. Deor., I, XXV, [70] : De mme dans sa controverse avec les logiciens : selon eux dans toutes les propositions disjonctives, o il est dit quune chose est ou quelle nest pas, il faut que lune des deux thses soit vraie, mais picure a craint quen appliquant ce principe une disjonction telle que celle-ci : demain, ou bien picure sera en vie ou bien il ne sera plus en vie, il en rsultt que lvnement venir, quel quil soit, est ncessaire. Il a donc rejet le principe suivant lequel une chose est ou nest pas. [68] Simplicius, loc. cit. [69] Eusbe de Csare, loc. cit. : partant dune supposition errone et dun principe imaginaire, nattribuant quau hasard la cause des tres que le hasard ne saurait produire, il [Dmocrite] tait convaincu que la plus grande sagesse consistait avoir imagin le concours fortuit datomes dpourvus de prudence et de jugement, ne voyant pas le fondement et la ncessit universelle de la nature o ils sont . [70] NDLE : Le terme allemand est ici Determinismus. [71] Simplicius, loc. cit. [72] Eusbe de Csare, loc. cit. [73] -[Plutarque], De Placitis philosophorum, II, xiii (889a) : picure ne rejette aucune de celles-ci [Marx ajoute : cest--dire les opinions des philosophes sur la substance des astres], il sen tient au possible. . Ibid., II, XXI (890c), et XXII (890d) : picure regarde ces opinions pour vraisemblables . Stobe, glogues Physiques, I : picure ne rejette aucune de ces opinions et sen tient au possible. [74] Snque, Questions naturelles, VI, xx : picure admet la possibilit de toutes ces causes, et en propose plusieurs autres : il blme ceux qui se prononcent pour une seule, vu quil est tmraire de donner comme certain ce qui ne peut tre quune conjecture . [75] Cf. IIe partie, chapitre 5. Diogne Larce, Vies, X, 88 : Il faut cependant observer chaque phnomne tel quil se prsente, et ensuite tous ceux qui se prsentent avec lui et qui peuvent sans contradiction avec les faits de notre exprience recevoir plusieurs explications. [76] Diogne Larce, Vies, X, 80 : Il faut dabord penser que ltude de ces matires na pas dautre but que celle des autres phnomnes, quon les tudie pour eux-mmes ou en relation avec dautres ; leur connaissance na dautre but que notre tranquillit (ataraxia) et notre bonheur. [77] NDLE : Ce chapitre, intitul daprs le manuscrit Diffrence gnrale entre les principes des philosophies dmocritenne et picurienne de la nature , a t perdu, ainsi que le suivant et dernier de la premire partie, Rsultat .

DEUXIME PARTIE Diffrence, au point de vue particulier, des physiques dmocritenne et picurienne * . Chapitre premier La dclinaison des atomes de la ligne droite picure admet un triple mouvement des atomes dans le vide [1]. Le premier mouvement est celui de la chute en ligne droite ; le second se produit parce que latome dvie de la ligne droite ; et le troisime est d la rpulsion des nombreux atomes. Dans ladmission du premier il du troisime mouvement, picure est daccord avec Dmocrite ; ce qui les diffrencie, cest la dclinaison de latome de la ligne droite. [2] On a beaucoup plaisant ce mouvement de dclinaison. Cicron surtout est intarissable quand il aborde ce thme. Cest ainsi quil crit par exemple : picure prtend que les atomes sont pousss, par leur poids, de haut en bas en ligne droite ; que ce mouvement est le mouvement naturel des corps. Mais il rflchit ensuite que, si tous taient pousss de haut en bas, jamais un atome nen rencontrerait un autre. Notre homme eut donc recours un mensonge. Il prtendit que latome dclinait un tout petit peu, ce qui est dailleurs absolument impossible. Cest de l que proviendraient les rapprochements, les copulations et les adhrences des atomes entre eux, et, de l, le monde et toutes les parties du monde et tout ce qui existe dans le monde. Outre que cette invention est purile, picure narrive mme pas ce quil veut. [3] Nous trouvons une autre formule chez Cicron, au livre I du trait Sur la nature des dieux : Aprs avoir compris que, si les atomes taient ports de haut en bas par leur propre poids, rien ne serait en notre pouvoir, leur mouvement tant dtermin et ncessaire, picure inventa, ce qui avait chapp Dmocrite, le moyen de se soustraire la ncessit. Il dit que latome, bien que pouss de haut en bas par son poids et la pesanteur, dcline un tout petit peu. Affirmer pareille chose, voil qui est plus honteux que de ne pouvoir dfendre ce quil veut. [4] Pierre Bayle juge de mme : Avant lui (picure), on navait admis dans les atomes que le mouvement de la pesanteur et celui de la rflexion.... picure supposait que mme au milieu du vide les atomes dclinaient un peu de la ligne droite, et de l venait la libert, disait-il... Remarquons en passant, que ce ne fut pas le seul motif qui le porta inventer ce mouvement de dclinaison ; il le fit servir aussi expliquer la

rencontre des atomes ; car il vit bien quen supposant quils se mouvaient tous avec une gale vitesse par des lignes droites qui tendaient toutes de haut en bas, il ne ferait jamais comprendre quils eussent pu se rencontrer, et quainsi la production du monde et t impossible. Il fallut donc quil suppost quils scartaient de la ligne droite. [5] Je nglige, pour le moment, le caractre concis de ces rflexions. Ce que chacun pourra noter en passant, cest que Schaubach, le critique le plus rcent dpicure, a mal compris Cicron, quand il dit que les atomes sont tous pousss par la pesanteur de haut en bas, par consquent, pour des raisons physiques, paralllement, mais que, par une rpulsion rciproque, ils acquirent un autre mouvement, daprs Cicron (De natura deorum, I, XXV) un mouvement oblique, grce des causes fortuites, et cela de toute ternit. [6] En premier lieu, dans le passage cit, Cicron ne fait pas de la rpulsion la cause de la direction oblique, mais, au contraire, de la direction oblique la cause de la rpulsion. En second lieu, il ne parle pas de causes fortuites ; Il critique, au contraire, quon nindique pas de cause du tout ; il serait dailleurs contradictoire en soi dadmettre la fois la rpulsion et nanmoins des causes fortuites comme cause de la direction oblique. Tout au plus pourrait-il tre question, dans ce cas, de causes fortuites de la rpulsion, mais non de causes fortuites de la direction oblique. Dans les rflexions de Cicron et de Bayle, il y a dailleurs une singularit trop vidente pour ne pas la signaler immdiatement. Ils prtent, en effet, picure des motifs dont lun supprime lautre. Dune part picure admettrait la dclinaison des atomes pour expliquer la rpulsion, et dautre part la rpulsion pour expliquer la libert. Mais, si les atomes ne se rencontrent pas sans dclinaison, la dclinaison est superflue comme cause de la libert, car le contraire de la libert ne commence, ainsi que nous lapprenons par Lucrce [7], quavec la rencontre dterministe et force des atomes. Dautre part, si les atomes se rencontrent sans dclinaison, celle-ci est superflue comme cause de la rpulsion. Je prtends que cette contradiction se produit, si les causes de la dclinaison de latome de la ligne droite sont prises de faon aussi superficielle et illogiques que chez Cicron et Bayle. Nous trouverons chez Lucrce, le seul au reste de tous les anciens qui ait compris la physique dpicure, un expos qui va plus au fond des choses. Nous abordons maintenant lexamen de la dclinaison elle-mme. De mme que le point est supprim [Aufgehoben] dans la ligne, tout corps qui tombe est supprim dans la ligne droite quil dcrit. Sa qualit spcifique nimporte pas du tout ici. Dans sa chute, une pomme dcrit aussi bien une ligne verticale quun morceau de fer. Tout corps, en tant quil est considr dans le mouvement de chute, nest donc rien autre quun point qui se meut, un point sans autonomie qui, dans un certain mode dtre, la ligne droite quil dcrit, renonce son individualit. Cest pourquoi Aristote observe juste raison contre les Pythagoriciens : Vous dites que le mouvement de la ligne est la surface et

celui du point la ligne ; par consquent, les mouvements des monades seront galement des lignes. [8] La consquence, pour les monades aussi bien que pour les atomes, en serait donc que la monade et latome, tant en perptuel mouvement [9], nexistent pas, mais se perdent au contraire dans la ligne droite ; car la solidit de latome nexiste pas du tout encore, tant quon le conoit uniquement comme tombant en ligne droite. Tout dabord, si lon reprsente le vide dans lespace, latome est la ngation immdiate de lespace abstrait, donc un point dans lespace. La solidit, lintensit, qui saffirment contre lincohsion de lespace en soi, ne peuvent sajouter que grce un principe qui nie lespace dans sa sphre totale, tel que le temps lest dans la nature relle. En outre, ne voult-on pas mme concder ce point, latome, en tant que son mouvement est une ligne droite, est purement dtermin par lespace, un mode dtre relatif lui est prescrit et son existence est purement matrielle. Or, nous avons vu quun des lments du concept datome est dtre une pure forme, la ngation de toute relativit, de toute relation avec un mode dtre diffrent. Nous avons remarqu en mme temps qupicure se reprsente objectivement les deux lments qui se contredisent, il est vrai, mais sont inclus dans le concept datome. Or, comment picure peut-il raliser la pure dtermination formelle de latome, le concept de pure individualit, laquelle nie tout mode dtre dtermin par autre chose ? Comme il opre dans le domaine de ltre immdiat, toutes les dterminations sont immdiates. Les dterminations contraires sont donc opposes les unes aux autres en tant que ralits immdiates. Mais lexistence relative qui soppose latome, le mode dtre quil doit nier, cest la ligne droite. La ngation immdiate de ce mouvement est un autre mouvement, par consquent, en reprsentation dans lespace, la dclinaison de la ligne droite. Les atomes sont des corps nettement autonomes, ou plutt sont le corps, conu dans une autonomie absolue, comme les corps clestes. Ils se meuvent donc aussi, comme ceux-ci, non pas en lignes droites, mais en lignes obliques. Le mouvement de chute est le mouvement de la non-autonomie. Si donc picure reprsente, dans le mouvement de latome en ligne droite, sa matrialit, il en a, dans la dclinaison de la ligne droite, ralis la dtermination formelle, et ces dterminations opposes sont reprsentes comme des mouvements directement opposs. Cest pourquoi Lucrce a raison daffirmer que la dclinaison brise les fati fdera [10] [11] ; et, comme il applique aussitt ceci la conscience [12], on peut dire de latome que la dclinaison est, dans son sein, ce quelque chose qui peut lutter et rsister.

Mais, quand Cicron reproche picure de ne pas mme obtenir le rsultat en vue duquel il a imagin tout cela ; car, si tous les atomes dclinaient, jamais il ny en aurait qui suniraient, ou certains scarteraient et dautres seraient, par leur mouvement, pousss tout droit ; il faudrait donc, pour ainsi dire, assigner aux atomes des tches dtermines et dsigner ceux qui devraient se mouvoir en ligne droite et ceux qui devraient se mouvoir en ligne oblique [13], ce reproche trouve sa justification en ceci que les deux lments inclus dans le concept datome sont reprsents comme des mouvements immdiatement diffrents, devant, par consquent, tre attribus des individus diffrents, inconsquence qui est pourtant logique, puisque la sphre de latome est limmdiat. picure sent fort bien la contradiction qui rside dans cette thorie. Aussi sefforce-t-il de donner de la dclinaison une reprsentation aussi peu sensible que possible. Elle nest nec regione loci certa, nec tempore certo [14], elle se produit dans le plus petit espace possible [15]. Cicron [16], et, daprs Plutarque, plusieurs anciens [17] font encore cet autre reproche : la dclinaison de latome se fait sans cause ; et rien de plus honteux, dit Cicron, ne peut arriver un physicien [18]. Mais, dabord, une cause physique, telle que la veut Cicron, rejetterait la dclinaison de latome dans la srie du dterminisme, do elle doit prcisment nous sortir. Ensuite, latome nest pas du tout arriv ltat parfait, tant quil nest pas pos avec la dtermination de la dclinaison. Demander la cause de cette dtermination revient donc demander la cause qui fait de latome un principe, - question videmment dnue de sens aux yeux de celui pour qui latome est la cause de tout, mais est lui-mme sans cause. Lorsquenfin Bayle [19], appuy sur lautorit de saint Augustin [20], suivant qui Dmocrite a attribu aux atomes un principe spirituel, autorit dailleurs sans la moindre importance, vu son opposition avec Aristote et les autres anciens, reproche picure davoir, en lieu et place de ce principe spirituel, imagin la dclinaison, on aurait tout au plus, en parlant de lme de latome, gagn un terme, tandis que, dans la dclinaison, est reprsente lme vritable de la tome, le concept de lindividualit abstraite. Avant dexaminer la consquence de la dclinaison de latome de la ligne droite, il nous faut encore insister sur un point trs important, compltement laiss de ct jusqu ce jour. La dclinaison de latome de la ligne droite nest pas, en effet, une dtermination particulire, apparaissant par hasard dans la physique picurienne. La loi quelle exprime pntre au contraire toute la philosophie dpicure, mais de telle faon, naturellement, que la forme dtermine de son apparition dpend de la sphre o elle est applique. En effet, lindividualit abstraite ne peut affirmer son concept, sa dtermination de forme, son pur tre-pour-soi, son indpendance de tout mode immdiat, la suppression de toute relativit, quen faisant abstraction du mode dtre qui sy

oppose ; car, pour en venir vraiment bout, elle serait force de lidaliser, ce dont la gnralit seule est capable. De mme donc que latome se libre de son existence relative, la ligne droite, en en faisant abstraction, en sen cartant, de mme toute la philosophie picurienne scarte du mode dtre limitatif partout o le concept dindividualit abstraite, lautonomie et la ngation de toute relation avec autre chose, doit tre reprsente dans son existence. Ainsi, le but de laction est labstraction, leffacement devant la douleur et tout ce qui peut nous troubler, lataraxie [21]. Ainsi le bien consiste fuir le mauvais [22], et le plaisir se rduit viter la peine [23]. Enfin, l o lindividualit abstraite apparat en sa plus haute libert et autonomie, dans sa totalit, lexistence dont on scarte est logiquement toute existence ; et cest pourquoi les dieux vitent le monde [24]. On a raill ces dieux dpicure qui, semblables aux hommes, habitent les intermondes du monde effectif, nont pas de corps, mais un quasi-corps, pas de sang, mais du quasi-sang [25], et, figs dans un calme bienheureux, nexaucent aucune supplication, ne se soucient ni de nous ni du monde et sont honors non par intrt, mais pour leur beaut, leur majest et leur nature excellente. Et cependant ces dieux se sont pas une fiction dpicure. Ce sont les dieux plastiques de lart grec. Cicron, le Romain, les persifle bon droit [26] ; mais Plutarque, le Grec, a oubli toute conception grecque quand il dit que cette thorie des dieux supprime la crainte et la superstition, quelle naccorde aux dieux ni joie ni faveur, mais nous prte avec eux les mmes relations que nous avons avec les poissons dHyrcanie [27], dont nous nattendons ni prjudice ni utilit [28]. Le calme thorique est un lment capital du caractre des divinits grecques, comme le dit Aristote lui-mme : Ce qui est le meilleur na pas besoin daction, car il est lui-mme sa propre fin. [29] Nous allons considrer prsent la consquence qui dcoule immdiatement de la dclinaison de latome. Ce qui sy exprime, cest que latome nie tout mouvement et toute relation, o il est dtermin par quelque chose dautre comme mode particulier dtre. Et cela se reprsente en ce que latome fait abstraction de ltre qui soppose lui, et sy soustrait. Mais ce qui est contenu en ceci, sa ngation de tout rapport avec autre chose, il faut le raliser, ltablir positivement. Cela ne peut se faire que si ltre auquel il se rapporte nest autre que lui-mme, donc galement un atome et, puisquil est lui-mme immdiatement dtermin, une pluralit datomes. Ainsi la rpulsion des atomes multiples est la ralisation ncessaire de la lex atomi [30], ainsi que Lucrce appelle la dclinaison. Or, comme toute dtermination est, dans ce cas, pose comme un mode dtre particulier, la rpulsion sajoute comme troisime mouvement aux mouvements prcdents. Lucrce a raison de dire que, si les

atomes navaient pas coutume de dcliner, il ny aurait eu ni rpulsion, ni rencontre et que le monde net jamais t cr [31]. Car les atomes sont euxmmes leur unique objet et ne peuvent se rapporter qu eux-mmes et par consquent, exprims dans lespace, se rencontrer que si toute existence relative, o ils seraient en relation avec autre chose, est nie ; et cette existence relative est, ainsi que nous lavons vu, leur mouvement originel, celui de la chute en ligne droite. Ainsi donc il ne se rencontrent quen dclinant de cette ligne. Cela na rien dune fragmentation simplement matrielle. [32] Et en ralit, lindividualit existant immdiatement nest ralise selon son concept quautant quelle se rapporte une autre individualit, qui est elle-mme, bien que cette autre se prsente elle sous la forme dune existence immdiate. Cest ainsi que lhomme ne cesse dtre un produit naturel que si lautre individu, auquel il se rapporte, nest pas une existence diffrente, mais lui-mme un homme individuel, bien que pas encore lesprit. Mais pour que lhomme en tant quhomme devienne pour lui-mme son unique objet rel, il faut quil ait bris en lui son mode dtre relatif, la force de la passion, et de la simple nature. La rpulsion est la premire forme de la conscience de soi ; elle rpond donc la conscience de soi se concevant comme existant immdiatement, comme une individualit abstraite. Dans la rpulsion est donc ralis le concept datome, suivant lequel elle est la forme abstraite ; mais tout autant le concept contraire, suivant lequel elle est la matire abstraite ; car ce avec quoi latome entre en relation, ce sont bien des atomes, mais dautres atomes. Or, si je me rapporte moi-mme comme quelque chose immdiatement autre, mon rapport est un rapport matriel. Cest le plus haut degr dextriorit qui se puisse concevoir. Dans la rpulsion des atomes, leur matrialit, pose dans la chute en ligne droite, et leur dtermination de forme, pose dans la dclinaison, sont donc synthtiquement runies. Dmocrite, contrairement picure, transforme en mouvement forc, en acte de laveugle ncessit, ce qui, pour celui-ci, est ralisation du concept datome. Nous avons dj vu plus haut quil donne comme substance de la ncessit le tourbillon () qui provient de la rpulsion et du choc des atomes. Il nenvisage donc, dans la rpulsion, que le ct matriel, la dispersion, la modification, et non pas le ct idal, daprs lequel toute relation avec autre chose y est nie et le mouvement pos comme auto-dtermination. Ceci, on le voit nettement par le fait que, de faon absolument sensible, il se figure un seul et mme corps divis en plusieurs par lespace vide, comme de lor bris en morceaux [33]. Cest donc peine sil conoit lUn comme concept de latome. Cest juste titre quAristote polmique contre lui : Leucippe et Dmocrite, qui prtendent que les corps premiers se meuvent toujours dans le vide et linfini, auraient donc d nous dire de quelle nature est ce mouvement et quel est le mouvement adquat leur nature. En effet, si chacun des lments est mis de force en mouvement par un autre, il est pourtant

ncessaire que chacun ait galement un mouvement naturel, auquel le mouvement forc soit tranger ; et il faut que ce premier mouvement ne soit pas forc, mais naturel. Autrement, la progression, stend linfini. [34] La dclinaison picurienne de latome a donc modifi toute la construction intime du monde des atomes, en faisant prvaloir la dtermination de la forme et en ralisant la contradiction comprise dans le concept datome. picure a donc t le premier comprendre, bien que sous une forme sensible, lessence de la rpulsion, tandis que Dmocrite nen a connu que lexistence matrielle. Aussi trouvons-nous des formes plus concrtes de la rpulsion employes par picure : en matire politique, cest le contrat [35], et en matire sociale lamitiquil prne comme le bien suprme. * . Chapitre II Les qualits de latome Il est contradictoire au concept datome davoir des qualits ; car, comme dit picure, toute qualit est modifiable, mais les atomes ne se modifient pas [36]. Il nen subsiste pas moins une consquence ncessaire de leur en attribuer. Car la pluralit des atomes de la rpulsion, spars par lespace sensible, doivent ncessairement tre immdiatement diffrents entre eux et avec leur essence pure, en dautres termes possder des qualits. Dans les dveloppements ci-aprs, je ne tiens donc nullement compte de laffirmation de Schneider et de Nrnberger, qui prtendent qupicure na pas attribu de qualits aux atomes et que les 44 et 54, dans la Lettre Hrodote, chez Diogne Larce, sont interpols. Cela ft-il vrai, comment ter toute valeur aux tmoignages de Larce, de Plutarque, voire de tous les auteurs qui parlent dpicure ? En outre, ce nest pas dans deux paragraphes seulement que Diogne Larce mentionne les qualits de latome, cest dans dix, les 42, 43, 44, 54, 55, 56, 57, 58, 59 et 61. La raison que font valoir ces critiques : quils ne russissent pas allier les qualits de latome avec son concept est bien superficielle. Spinoza dit que lignorance nest pas un argument (thique, I, Prop. 36, Appendice). Si chacun voulait biffer chez les anciens les passages quil ne comprend pas, quon arriverait donc vite la tabula rasa ! Par les qualits, latome acquiert une existence en contradiction avec son concept ; il est pos en existence aline, diffrencie de son essence. Cest cette contradiction qui constitue lintrt capital dpicure. En consquence, ds quil a donc pos une qualit et tir ainsi la consquence de la nature matrielle de latome, il contre-pose [37] en mme temps des dterminations qui anantissent de nouveau cette qualit dans sa propre sphre et font valoir au contraire le concept datome. Il dtermine donc toutes les qualits de telle faon quelles se

contredisent elles-mmes. Dmocrite, au contraire, ne considre nulle part les qualits par rapport latome lui-mme et nobjective pas non plus la contradiction qui sy trouve entre le concept et lexistence. La seule chose qui lintresse, au contraire, cest dexposer les qualits par rapport la nature concrte qui doit en tre forme. Ce ne sont, pour lui, que des hypothses lui permettant dexpliquer la varit phnomnale. Le concept datome na donc rien y voir. Afin de dmontrer notre affirmation, il est tout dabord ncessaire de nous mettre au courant des sources qui semblent se contredire sur ce point. Dans le trait De placitis philosophorum, il est dit : picure prtend que les atomes ont trois qualits : grandeur, forme, pesanteur. Dmocrite nen admettait que deux : grandeur et forme ; picure y ajouta en troisime la pesanteur. [38] Le mme passage figure, reproduit mot pour mot, dans la Prparatio evangelicadEusbe [39]. Il est confirm par le tmoignage de Simplicius et de Philopon, daprs lequel Dmocrite na attribu aux atomes que la diffrence de la grandeur et de la forme. Directement contraire est le tmoignage dAristote qui, dans son livre [40], attribue aux atomes de Dmocrite des diffrences de pesanteur [41]. Dans un autre passage (au premier livre du trait [42]), Aristote laisse indcise la question de savoir si Dmocrite a attribu ou non de la pesanteur aux atomes. Il dit en effet : Ainsi, aucun des corps ne sera absolument lger, si tous ont de la pesanteur ; mais si tous ont de la lgret, aucun ne sera pesant. [43] Ritter, dans son Histoire de la philosophie ancienne [44], rejette, en sappuyant sur lautorit dAristote, les donnes de Plutarque, dEusbe et de Stobe ; quant aux tmoignages de Simplicius et de Philopon, il ne sen occupe pas. Voyons si ces passages sont rellement si contradictoires. Dans les passages cits, ce nest pas ex professo quAristote parle des qualits des atomes. Il dit, par contre, au livre H de la Mtaphysique : Dmocrite pose trois diffrences des atomes. Car le corps fondamental, dit-il, est, au point de vue de la matire, un seul et mme corps ; mais il est diffrenci par le (rhusms) qui signifie la figure, par la (trop), qui signifie lorientation, ou par la (diathig), qui signifie la disposition [45]. Il dcoule immdiatement de ce passage que la pesanteur nest pas mentionne comme une qualit des atomes de Dmocrite. Les particules parses de la matire, tenues spares entre elles par le vide, doivent avoir des formes particulires, et ces formes leur adviennent absolument de lextrieur, par la considration de lespace. Ceci ressort plus clairement encore du passage suivant dAristote :

Leucippe et son compagnon Dmocrite, prirent pour lments le plein et le vide[...] Ce sont les causes des tres, en tant que matire. Et de mme que ceux qui posent une substance fondamentale unique font natre tout le reste des modifications de cette substance, en supposant comme principes des qualits la rarfaction et la densit, de mme ceux-l enseignent que les diffrences des atomes sont les causes de toutes les autres qualits. Ces diffrences, disent-ils, sont au nombre de trois : , et [...] Cest ainsi, par exemple, quA se diffrencie de N par la forme, AN de NA par la disposition, Z de N par lorientation. [46] II dcoule avec vidence de ce passage que Dmocrite ne considre les qualits des atomes que par rapport la formation des diffrences dans le monde des phnomnes, et non par rapport latome. Il sensuit en outre que Dmocrite ne signale pas la pesanteur comme une qualit essentielle des atomes. Cette qualit va de soi, tout ce qui est matriel tant pesant. Pareillement, selon lui, la grandeur elle-mme nest pas une qualit fondamentale. Cest une dtermination accidentelle, que les atomes ont reue en mme temps que la figure. Seules les diffrences des figures, car rien de plus nest contenu dans la forme, lorientation et la disposition, intressent Dmocrite. Grandeur, forme, pesanteur, combines comme elles le sont chez picure, sont des diffrences que latome a en luimme ; forme, orientation, disposition, sont des diffrences qui lui appartiennent par rapport un autre objet. Tandis que nous ne trouvons donc, chez Dmocrite, que des dterminations hypothtiques destines expliquer le monde phnomnal, nous aurons chez picure la consquence du principe mme. Cest pourquoi nous allons considrer par le dtail ses dterminations des qualits de latome. En premier lieu, les atomes ont une grandeur [47]. Dautre part, la grandeur est galement nie. Ils nont pas, en effet, nimporte quelle grandeur [48], et il ne faut admettre que quelques variations de grandeur [49]. Bien mieux, on ne doit leur attribuer que la ngation de la grandeur, cest--dire la petitesse [50], et mme pas la petitesse minima, car il y aurait l une dtermination qui serait purement dans lespace, mais une petitesse infime, qui exprime la contradiction [51]. Rosinius, dans ses annotations aux fragments dpicure, traduit donc inexactement un passage et passe lautre complment sous silence, quand il dit : Mais, de cette faon, picure dmontrait la tnuit des atomes pour leur incroyable petitesse, en disant, au tmoignage de Larce, X, 44, quils navaient pas de grandeur. [52] Mais je ne retiendrai pas que, daprs Eusbe, picure fut le premier attribuer aux atomes une petitesse infinie [53], tandis que Dmocrite avait admis les atomes mme les plus grands, grands comme le monde, affirme mme Stobe. [54] Dun ct, ceci contredit le tmoignage dAristote [55], et de lautre ct, Eusbe, ou plutt lvque dAlexandrie, Denys, quil rsume, se contredit luimme ; car au mme livre il est dit que Dmocrite supposait comme principes de

la nature des corps inscables, concevables par la raison [56]. Mais un point est clair : Dmocrite ne prend pas conscience de la contradiction ; elle ne le proccupe pas, tandis quelle constitue, pour picure, lintrt principal. La deuxime qualit des atomes dpicure est la figure [57]. Mais cette dtermination contredit elle aussi le concept datome, et il faut poser son contraire. Lindividualit abstraite est lidentit abstraite avec soi-mme, donc sans figure. Les diffrences de figure des atomes sont donc, il est vrai, indterminables [58], mais elles ne sont pas absolument infinies [59]. Cest, au contraire, un nombre dtermin et fini de figures par quoi les atomes sont diffrencis les uns des autres [60]. Do il suit naturellement quil ny a pas autant de figures diffrentes que datomes [61], tandis que Dmocrite admet une infinit de figures [62]. Si tout atome avait une figure particulire, il devrait y avoir des atomes dinfinie grandeur [63], car ils auraient en soi une diffrence infinie, la diffrenciation davec tous les autres, comme les monades de Leibniz. Laffirmation de Leibniz quil ny a pas deux objets semblables est donc renverse, et il y a un nombre infini datomes de mme figure, ce qui implique videmment la ngation de la dtermination de la figure, car une figure qui ne se diffrencie plus des autres nest pas une figure. [64] II est enfin trs important qupicure mentionne comme troisime qualit lapesanteur [65] ; car cest dans le point de gravit que la matire possde lindividualit idale qui constitue une dtermination capitale de latome. Ds que les atomes sont donc transports dans le domaine de la reprsentation, il faut quils soient galement pesants. Mais la pesanteur est aussi en contradiction directe avec le concept datome ; car elle est lindividualit de la matire en tant que point idal extrieur la matire. Or, latome est lui-mme cette individualit, en quelque sorte le point de gravit reprsent comme une existence individuelle. Pour picure, la pesanteur existe donc uniquement comme diffrence de poids, et les atomes sont eux-mmes despoints de gravit substantiels, comme les corps clestes. Si lon applique cela au monde concret, il rsulte naturellement ce que le vieux Brucker trouve si extraordinaire [66] et ce que Lucrce nous affirme [67], savoir que la terre na pas de centre vers lequel tout tend et quil ny a pas dantipodes. En outre, la pesanteur ne revenant qu latome diffrenci des autres, donc alin et dou de qualits, il va de soi que, ds que les atomes ne sont pas conus comme une pluralit dans leur diffrenciation entre eux, mais uniquement par rapport au vide, la dtermination de poids disparat. Les atomes, quelque diffrents quils soient par la masse et la forme, se meuvent donc avec la mme vitesse dans lespace vide [68]. Aussi picure ne fait-il intervenir la pesanteur que dans la rpulsion et les compositions qui en rsultent ; ce qui a permis de prtendre que seuls les agglomrats datomes, mais non les atomes eux-mmes, taient dous de pesanteur. [69] Gassendi loue picure pour le seul fait davoir, uniquement guid par la raison, anticip sur lexprience qui montre que tous les corps, bien que trs diffrents

en poids et en masse, tombent nanmoins avec la mme vitesse, lorsquils tombent de haut en bas. [70] La considration des qualits des atomes nous donne donc le mme rsultat que la considration de la dclinaison, cest--dire qupicure a objectiv la contradiction incluse, dans le concept datome, entre ltre et le mode dtre et a cr ainsi la science de latomistique, tandis que, chez Dmocrite, il ny a pas ralisation du principe mme, mais maintien du seul ct matriel et fabrication dhypothses en vue de lempirisme. * . Chapitre III et [71] Schaubach, dans sa dissertation dj ci-dessus mentionne sur les conceptions astronomiques dpicure, affirme : picure a fait, ainsi quAristote, une distinction entre les principes ( , Diogne Larce, X, 41) et les lments ( , Diogne Larce, X, 86). Les premiers sont les atomes connaissables par la raison et noccupent pas despace [72]. On les appelle atomes, non parce que ce sont les corps les plus petits, mais parce quils ne sont pas divisibles dans lespace. On pourrait croire, daprs ces conceptions, qupicure na pas attribu aux atomes de qualits se rapportant lespace [73]. Cependant, dans la Lettre Hrodote (Diogne Larce, 44-45), il donne aux atomes non seulement une pesanteur, mais encore une grandeur et une figure... Je range donc ces atomes dans la seconde espce, ceux qui sont issus des premiers, mais sont cependant considrs ensuite comme particules lmentaires des corps. [74] Examinons de plus prs le passage de Diogne Larce cit par Schaubach. Le voici : , [75] picure enseigne ici Pythocls, qui il crit, que la thorie des mtores se distingue de toutes les autres doctrines physiques, par exemple que tout est corps et vide, quil y a des principes fondamentaux indivisibles. On le voit, il nexiste ici pas la moindre raison dadmettre quil soit question dune espce secondaire datomes [76]. II semble, peut-tre, que la disjonction entre et tablisse une distinction entre et [77], le terme de dsignant les atomes de la premire espce par rapport aux . Mais il ny faut pas penser. dsigne le corporel par opposition au vide qui pour cette raison sappelle

galement [78]. Dans sont donc compris les atomes aussi bien que les corps composs. Cest ainsi, par exemple, quil est dit dans la Lettre Hrodote : [...] [...] , [...] ... [79] Dans le passage ci-dessus cit, picure parle donc dabord du corporel en gnral, par opposition au vide, puis du corporel en particulier, les atomes. La rfrence de Schaubach Aristote est aussi peu probante. La distinction entre et , qui a les prfrences des stociens [80], se trouve galement, il est vrai, chez Aristote [81] ; mais celui-ci indique tout aussi bien lidentit des deux expressions [82]. Il enseigne mme expressment que signifie surtout latome [83]. De mme Leucippe et Dmocrite appellent le . [84] Chez Lucrce, dans les lettres dpicure, chez Diogme Larce, dans le Colots de Plutarque [85], chez Sextus Empiricus [86], les qualits sont attribues aux atomes eux-mmes ; et cest prcisment pour cela quils ont t dtermins comme se supprimant eux-mmes. Mais si lon considre comme une antinomie [87] que des corps uniquement perceptibles par la raison [Vernunft] soient dous de qualits dans lespace, cest une antinomie bien plus grande que les qualits dans lespace ne puissent ellesmmes tre perues que par lentendement [Verstand]. [88] Pour justifier davantage son opinion, Schaubach cite le passage suivant de Stobe : picure [dit] que les [corps] primaires sont simples, mais que les corps qui en sont composs auraient cependant de la pesanteur . ce passage de Stobe on pourrait encore ajouter les passages suivants, o les sont mentionns comme une espce particulire datomes : [Plutarque] De placitis philosophorum, I, 246 et 249, et Stobe, Eclog. phys., I, p. 5 [89]. Il nest, dailleurs, nullement affirm dans ces passages que les atomes originels soient sans grandeur, sans figure et sans pesanteur. Il nest au contraire parl que de la pesanteur en tant que caractre diffrentiel des et des . Mais nous avons dj remarqu au chapitre prcdent quil nest question de la pesanteur qu propos de la rpulsion et des conglomrats qui en rsultent. Linvention des ne sert dailleurs de rien. Il est aussi malais de passer des aux que de leur attribuer directement des qualits. Cependant, je ne nie pas absolument cette distinction. La seule chose

que je nie, cest quil y ait deux espces fixes et diffrentes datomes. Ce sont, au contraire, des dterminations diffrentes dune seule et mme espce. Avant dexpliquer cette diffrence, jattire encore lattention sur un procd dpicure. Il aime, en effet, poser comme existences diffrentes et autonomes les diverses dterminations dun concept. De mme que son principe est latome, la mthode mme de sa science est atomistique. Sans quil sen doute, tout lment de lvolution se transforme immdiatement chez lui en une ralit fixe, spare en quelque sorte de sa connexion par lespace vide ; toute dtermination prend la forme de lindividualit isole. Lexemple ci-aprs fera comprendre ce procd. Linfini, [90], ou linfinitio, comme traduit Cicron, est parfois employ par picure comme une nature particulire ; bien plus, dans les passages mme o nous trouvons les dtermins comme une substance fixe, nous trouvons aussi l dou dindpendance [91]. Or, daprs les propres dterminations dpicure, linfini nest ni une substance particulire, ni quelque chose dextrieur aux atomes et au vide, mais plutt une dtermination accidentelle. Nous trouvons en effet trois significations de l. Premirement l exprime, pour picure, une qualit commune aux atomes et au vide. Il dsigne linfinit du tout, qui est infini par linfinie pluralit des atomes, par linfinie grandeur du vide [92]. En second lieu, l est la pluralit des atomes, en sorte que ce qui est oppos au vide, ce nest pas latome, mais la pluralit infinie des atomes [93]. Enfin, si nous pouvons conclure de Dmocrite picure, l signifie galement le juste contraire, le vide illimit, oppos latome dtermin en soi et limit par soi-mme [94]. Dans toutes ces significations, les seules et mme les seules possibles pour latomistique, linfini nest quune dtermination de latome et du vide. Il est nanmoins constitu en une existence particulire, et mme pos comme une nature spcifique ct des principes dont il exprime la dtermination. Qupicure ait donc fix lui-mme la dtermination, o latome devient comme une espce primitive et indpendante datomes, ce qui, daprs la prpondrance historique de lune des sources sur lautre, nest dailleurs pas le cas, ou que Mtrodore, le disciple dpicure, ait t, ce qui nous parat plus vraisemblable, le premier transformer la dtermination diffrencie en une existence diffrencie [95], il nous faut attribuer au mode subjectif de la conscience atomistique lautonomisation des lments individuels. Parce que lon

prte diffrentes dterminations la forme dexistence diffrente, on nen a pas, pour cela, compris la diffrence. Latome na, pour Dmocrite, que la valeur dun , dun substrat matriel. La distinction entre latome en tant qu et , en tant que principe et lment, appartient picure. Ce qui suit nous en montrera limportance. La contradiction entre lexistence et lessence, entre la matire et la forme, dans le concept datome, est pose dans chaque atome mme, du fait quon attribue des qualits celui-ci. Par la qualit, latome est alin [entfremdet] de son concept, mais en mme temps parachev dans sa construction. La rpulsion et les conglomrations connexes des atomes qualifis produisent ensuite le monde des phnomnes. Dans ce passage du monde de lessence au monde de la phnomnalit, la contradiction incluse dans le concept datome atteint videmment sa ralisation la plus frappante. Car latome est, selon son concept, la forme absolue, essentielle, de la nature. Cette forme absolue est maintenant dgrade la matire absolue, au substrat informe du monde phnomnal. Les atomes sont bien la substance de la nature [96], do tout provient, o tout retourne [97] ; mais lanantissement perptuel du monde phnomnal naboutit aucun rsultat. Il se forme des phnomnes nouveaux ; mais latome reste toujours au fond comme dpt [98]. En tant que latome est donc conu selon son concept pur, cest lespace vide, la nature anantie, qui est son existence ; en tant quil passe la ralit, il est raval ltat de base matrielle qui, support dun monde rapports multiples, nexiste jamais autrement que dans des formes extrieures et qui lui sont indiffrentes. Cest l une consquence ncessaire, parce que latome, suppos comme une individualit abstraite et quelque chose de fini, ne peut saffirmer comme force qui id