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Vie de la recherche Research news Pour une approche interdisciplinaire du risque environnemental. Le cas de luranium Sophie Bretesché 1,* , Gilles Montavon 2 et Alexis Martin 3 1 Sociologie, IMT Atlantique, EA 4272 LEMNA, Nantes, France 2 Radiochimie, IMT Atlantique, UMR 6457 Subatech, Nantes, France 3 Chimie, IMT Atlantique, UMR 6457 Subatech, Nantes, France Résumé La transition écologique contemporaine impose de se pencher sur les conséquences sanitaires et environnementales du passé industriel des territoires. Le projet de recherche « Traces, Transfert, Patrimoine », dont il est question ici, sinscrit précisément dans cette réexion, en sintéressant au devenir des anciennes mines duranium françaises. La notion de radioactivité naturelle renforcée consécutive à la post-exploitation de luranium rend nécessaire une compréhension de la dynamique des territoires et des contaminants, an de contribuer à une gestion des risques plus intégrée et plus anticipatrice. Le projet sappuie sur une démarche conduite pour appréhender le risque environnemental dans sa dimension physique et sociale. Issu dun programme de recherche conduit entre la sociologie et la radiochimie, il vise à caractériser lempreinte de luranium au travers des traces, des processus de transfert et de la qualication du patrimoine. Mots-clés : territoires / risques / environnement / uranium / mines Abstract For an interdisciplinary approach to environmental risk. The case of uranium. The contemporary ecological transition makes it necessary to look into the health and environmental consequences of the industrial past on the territories. The research project is precisely part of this reection, focusing on the future of the former French uranium mines. The notion of enhanced natural radioactivity resulting from the post-exploitation of uranium makes it necessary to understand the dynamics of territories and contaminants, in order to contribute to more integrated and more anticipatory risk management. The project is based on an approach taken to understand the environmental risk in its physical and social dimension. Resulting from a research program conducted between sociology and radiochemistry, it aims to characterize the footprint of uranium through traces, processes of transfer and qualication of heritage. Such an approach requires cross-fertilization of knowledge from radiochemistry and sociology in order to characterize the footprint of uranium mining. To answer these questions, we propose innovative research on both study objects and methodological approaches. The Tracesaxis focuses on identifying and characterizing sources of pollution, the Transferaxis seeks to study the transfer mechanisms governing the dispersion of pollutants and the Heritageaxis aims to study the impacts of pollutants on different targets and to understand mechanisms for social consultation. Keywords: territories / risks / environment / uranium / mines En France, les débats relatifs au nucléaire portent fréquemment sur le devenir de la lière, entre arrêt des centrales ou renouvellement technique des réacteurs. Ces débats portent sur des alternatives fondées sur des scénarii prospectifs. En revanche, la gestion du passé et notamment celle des anciennes mines duranium est en partie occultée, alors même quelle concerne la prise en charge des restes de la production sur plusieurs centaines dannées. Si lexploitation des sites sest déroulée dans le contexte français sur une quarantaine dannées pendant la période de laprès-guerre, la post-exploitation requiert un suivi lié aux effets potentiels du radon et à la contamination de leau sur du très long terme. Comment * Auteur correspondant : [email protected] Natures Sciences Sociétés 28, 1, 58-65 (2020) © S. Bretesché et al., Hosted by EDP Sciences, 2020 https://doi.org/10.1051/nss/2020023 N atures Sciences S ociétés Disponible en ligne : www.nss-journal.org This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, excepted for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

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Natures Sciences Sociétés 28, 1, 58-65 (2020)© S. Bretesché et al., Hosted by EDP Sciences, 2020https://doi.org/10.1051/nss/2020023

N a t u r e sSciencesSociétés

Disponible en ligne :www.nss-journal.org

Vie de la recherche – Research newsPour une approche interdisciplinaire du risque environnemental.Le cas de l’uranium

Sophie Bretesché1,*, Gilles Montavon2 et Alexis Martin3

1 Sociologie, IMT Atlantique, EA 4272 LEMNA, Nantes, France2 Radiochimie, IMT Atlantique, UMR 6457 Subatech, Nantes, France3 Chimie, IMT Atlantique, UMR 6457 Subatech, Nantes, France

* Auteur csophie.b

This is anOpewhich perm

Résumé – La transition écologique contemporaine impose de se pencher sur les conséquences sanitaireset environnementales du passé industriel des territoires. Le projet de recherche « Traces, Transfert,Patrimoine », dont il est question ici, s’inscrit précisément dans cette réflexion, en s’intéressant au devenirdes anciennes mines d’uranium françaises. La notion de radioactivité naturelle renforcée consécutive à lapost-exploitation de l’uranium rend nécessaire une compréhension de la dynamique des territoires et descontaminants, afin de contribuer à une gestion des risques plus intégrée et plus anticipatrice. Le projets’appuie sur une démarche conduite pour appréhender le risque environnemental dans sa dimensionphysique et sociale. Issu d’un programme de recherche conduit entre la sociologie et la radiochimie, il vise àcaractériser l’empreinte de l’uranium au travers des traces, des processus de transfert et de la qualification dupatrimoine.

Mots-clés : territoires / risques / environnement / uranium / mines

Abstract – For an interdisciplinary approach to environmental risk. The case of uranium.The contemporary ecological transition makes it necessary to look into the health and environmentalconsequences of the industrial past on the territories. The research project is precisely part of this reflection,focusing on the future of the former French uranium mines. The notion of enhanced natural radioactivityresulting from the post-exploitation of uranium makes it necessary to understand the dynamics of territoriesand contaminants, in order to contribute to more integrated and more anticipatory risk management. Theproject is based on an approach taken to understand the environmental risk in its physical and socialdimension. Resulting from a research program conducted between sociology and radiochemistry, it aims tocharacterize the footprint of uranium through traces, processes of transfer and qualification of heritage. Suchan approach requires cross-fertilization of knowledge from radiochemistry and sociology in order tocharacterize the footprint of uranium mining. To answer these questions, we propose innovative research onboth study objects and methodological approaches. The “Traces” axis focuses on identifying andcharacterizing sources of pollution, the “Transfer” axis seeks to study the transfer mechanisms governing thedispersion of pollutants and the “Heritage” axis aims to study the impacts of pollutants on different targetsand to understand mechanisms for social consultation.

Keywords: territories / risks / environment / uranium / mines

En France, les débats relatifs au nucléaire portentfréquemment sur le devenir de la filière, entre arrêt descentrales ou renouvellement technique des réacteurs. Cesdébats portent sur des alternatives fondées sur desscénarii prospectifs. En revanche, la gestion du passé et

orrespondant :[email protected]

nAccess article distributed under the terms of the Creative CommonsAits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, ex

notamment celle des anciennes mines d’uranium est enpartie occultée, alors même qu’elle concerne la prise encharge des restes de la production sur plusieurs centainesd’années. Si l’exploitation des sites s’est déroulée dans lecontexte français sur une quarantaine d’années pendantla période de l’après-guerre, la post-exploitation requiertun suivi lié aux effets potentiels du radon et à lacontamination de l’eau sur du très long terme. Comment

ttribution License CC-BY-NC (http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0),cepted for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

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prendre en compte sur le long terme l’héritage d’un passéindustriel pour partie oublié ? La gestion des anciennesmines d’uranium est une question mise à l’agenda depuisla circulaire du 22 juillet 2009. Celle-ci prévoit unesurveillance des anciens sites par du contrôle, uneamélioration de la sécurité et de l’information mais laquestion de la vigilance portée aux mines se pose dans uncontexte de gestion environnementale durable. Commenten effet transmettre aux générations futures cette mémoiredes sites tout enmaintenant la surveillance ?Cettequestionrenvoie à la prise en compte du temps long dans lesmodalités de suivi des mines et plus particulièrement dutemps de la décroissance. La temporalité spécifiqueassociée à la radioactivité interroge en effet la façon dontnos sociétés prennent en charge dans la longue durée unhéritage à risques. Comme le souligne Philippe Brunet(2004), « les temporalités et changement d’échellecontribuent à l’accroissement de l’incertitude : lesquelques décades d’années de l’exploitation minièredeviennent négligeables face à la durée radioactive desrestes. Au fond, nul ne sait quel sera le terme de cettepériode. » Le projet « Traces, Transfert, Patrimoine1 »(TTP) présenté dans ce texte rend compte d’une démarcheconduite pour appréhender le risque environnemental danssa dimension physique et sociale. Conduit à l’IMTAtlantique, entre son département de sciences socialesetdegestionet legroupeRadiochimiede l’UMRSubatech,le projet de recherche vise à caractériser l’empreinte del’uranium.Lecontexte de la recherche est néd’unevolontépartagée de comprendre les dimensions du risque enprenant en compte l’empreinte physique et humaine de lamine dans l’espace. En effet, la gestion post-exploitationde l’uranium en France génère d’un territoire à l’autre desréponses très diverses et un rapport au risque trèsdifférencié. Les relations entre l’uranium, son exploitationet son empreinte territoriale provoquent aujourd’hui unensemble de controverses liées à la gestion de l’héritage etdes traces laissées par l’exploitation.Cette tension requiertpar conséquent de développer une prise en compte descontaminants et des caractéristiques du territoire. À partird’un site laboratoire (LaCommanderie), cette contributionprésente la démarche interdisciplinaire adoptée.

Des controverses contrastéesautour de la qualification du risque

Depuis les années 1990, la question de l’empreinteterritoriale des mines, et plus largement des déchets, esten effet au cœur de l’agenda portant sur la gestion desterritoires du nucléaire (Bretesché et Ponnet, 2012 ;

1 Ce projet s’inscrit dans le cadre du programme Pollusols(Pollutions diffuses dans le continuum Terre-Mer, 2015-2019),financé par la région Pays de la Loire, ainsi que dans le cadre dela zone atelier « Territoires uranifères de l’arc hercynien ».

Barthe, 2006). Au fil du temps, la problématiqueindustrielle des mines d’uranium françaises s’est effacéeau profit d’une question environnementale (Brunet,2004). La trace radioactive n’interroge pas seulement laprise en charge du passé, mais soulève aussi la questionde l’anticipation et des formes de régulation du risque.L’extraction d’uranium en France (1948-2001) aconcerné environ 250 sites répartis sur 27 départements.Les activités minières ont pu conduire à des contami-nations diffuses dans l’environnement durant la phased’exploitation ou encore plusieurs dizaines d’annéesaprès le réaménagement de ces sites. Celles-ci peuvent« disparaître » par effet de dilution mais peuventégalement se concentrer et créer des zones singulièresmarquées pouvant conduire à des problèmes d’exposi-tion (externe et/ou interne).

Ce rapport singulier à l’espace interroge plusprécisément la façon dont le territoire a été modelépar l’exploitation puis la post-exploitation. En effet, au filde l’histoire, les modalités d’appropriation et de gestionde l’espace relèvent de logiques fort distinctes, ce quiinvite à prendre en compte la dimension spatio-temporelle dans l’analyse du rapport entre risque etterritoire (Dauphiné et Provitolo, 2013). Les territoiresuranifères constituent un exemple de gestion environne-mentale qui articule un niveau local et national.L’héritage uranifère est issu d’une exploitation d’« État »(Hecht, 2016) qui démarre au lendemain de la SecondeGuerre mondiale et s’arrête au début des années 2000 enraison de sa trop faible rentabilité économique. Plus de200 sites uranifères sont répertoriés allant de la simpletranchée, d’où aucun minerai n’a été extrait, aux minesles plus importantes du Limousin (Brunet, 2004), de laVendée et du Forez. En raison des faibles teneurs duminerai, cette industrie a laissé derrière elle plus de200millions de tonnes de stériles plus ou moinsradioactifs et environ 50millions de tonnes de résidusde traitement du minerai qui renferment plus de 70% dela radioactivité initiale. Ces anciennes mines constituentun héritage complexe avec de forts enjeux sociaux,sanitaires et environnementaux qui, dès le début desannées 1980, ont nécessité un important travaild’expertise technique mené conjointement entre l’admi-nistration et l’exploitant pour définir les conditions d’unréaménagement préservant l’homme et l’environnement.

Dès leur fermeture, les sites miniers ont étéprogressivement réaménagés de sorte qu’ils retournentà un supposé état de nature ; certains d’entre eux sontceinturés de grillages. Les discrets dispositifs de contrôlede la radioactivité et la reconfiguration qui tend à effacerl’activité permettent, soit d’installer de nouveaux usagessur les terrains, soit de les laisser comme tels. C’estpourquoi, aujourd’hui, les mines d’uranium balancententre d’un côté, l’oubli et la banalisation, et de l’autre, lamise en mémoire par les traces subsistantes. Or, « si le

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problème disparaît des mémoires, il n’est pas pour autantrésolu » (Bretesché et Ponnet, 2013). En effet, autournant des années 1990, le débat public autour de lafermeture de ces mines évolue progressivement vers laremise en cause des modalités de gestion post-exploita-tion. Des analyses divergentes sur les conditions desréaménagements et les options retenues apparaissentmontrant la nécessité de prendre en considérationd’autres intérêts et enjeux que ceux définis par lesacteurs historiques de l’expertise. Le rapport de forcedevient visible avec des retentissements tant médiatiquesque judiciaires qui vont s’égrener tout au long des trentedernières années. Cependant, l’intensité du débat relayépar la presse apparaît contrastée : si certains sites miniersdu Massif central occupent le devant de la scène, ceuxsitués dans l’Ouest de la France et d’importanceéquivalente n’apparaissent paradoxalement pas dansl’espace des conflits. On y retrouve pourtant les mêmestypes de vestiges, les procédures de réaménagement, desurveillance et de gestion relèvent d’un cadre régle-mentaire et législatif commun, les autorités sontpartagées et l’exploitant est identique.

La gestion des mines d’uranium implique untraitement des risques communs à l’ensemble des sitesminiers (effondrements, affaissements, régimes hydro-logiques...) et demande en même temps de prendre encompte la spécificité des risques radioactifs. Ces deuxaspects sont réunis dans un autre outil de gestion auservice de l’aménagement développé par le gouverne-ment. En effet, la loi « après-mine » du 30mars 1999 créeles plans de prévention des risques miniers (PPRM2),considérés comme des servitudes d’utilité publique dontla procédure d’élaboration est similaire à celle des plansde prévention des risques naturels. Prescrits par le préfet,ils intègrent le risque des rayonnements ionisants. Mais,dans les faits, cet outil de maîtrise de l’urbanisationconcerne surtout les anciennes exploitations de fer et dehouille, et ignore l’uranium3. Ainsi, la controverse quientoure la prise en charge des déchets des sites repose à lafois sur la qualification des restes et de leur teneur enuranium et sur la caractérisation des formes d’usages etde mémoire. En fonction des territoires, la gestion durisque ne prend pas les mêmes formes (Becerra et al.,2016). Compte tenu de ce contexte, la controverse quientoure la prise en charge des déchets requiert d’associerdeux approches : d’un côté, les traces objectives laisséespar l’histoire et, de l’autre, l’action de l’homme dansl’usage contemporain du territoire.

2 Par la loi n° 99-245 relative à la responsabilité en matière dedommages consécutifs à l’exploitation minière et à laprévention des risques miniers après la fin de l’exploitation.Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000759770.3 http://www.georisques.gouv.fr/acces-aux-donnees-gaspar.

Une méthode interdisciplinaire :Traces, Transfert, Patrimoine

Le projet interdisciplinaire « Traces, Transfert,Patrimoine », développé à travers une analyse conjointedu point de vue de la radiochimie et de la sociologie, partde la nécessité de comprendre et de donner du sens auxtraces laissées par l’exploitation de l’uranium sur leterritoire. En effet, la fin de l’exploitation des sites et leréaménagement opéré au cours des années 1990 ont eupour effet d’effacer progressivement les traces indus-trielles de l’extraction d’uranium en opérant une strictedélimitation entre les zones de surveillance et le reste duterritoire. Au fil du temps, ce zonage s’est avéré contestéau titre des « restes » (stériles, résidus) qui ont révélé, enfonction des territoires et des cultures locales, des « zonesde bord » (Thom, 1993), c’est-à-dire des espaces sansdispositifs de gestion du risque sur le long terme. Parconséquent, appréhender le risque requiert d’étudier ladynamique de transfert des radioéléments mais égale-ment les interactions qui ont lieu entre un environnementet ses habitants.

La méthode exploratoire interdisciplinaire est décli-née sur une mine choisie dans le cadre des sites ateliers dela ZATU (zone atelier Territoires uranifères de l’archercynien4). L’axe « Traces » s’attache ainsi à identifieret à caractériser les sources de pollution, autrement dit lespoints d’émission et de rejets ainsi que les traces laisséespar l’exploitation industrielle. L’axe « Transfert » cher-che à étudier les mécanismes de transferts régissant ladispersion des polluants (du compartiment « eau » versles sols, par exemple), ainsi que les transferts d’usagesdes territoires (un site industriel converti en sited’habitation, par exemple). L’axe « Patrimoine » vise àétudier les impacts des polluants sur différentes cibles, àfaire le point sur les modes de gestion des sols avecmaintien ou changement d’usage et à comprendre lesmécanismes de concertation sociale. Afin de croiser lesconnaissances acquises et de pouvoir communiquer plusfacilement, un report cartographique des résultats estadopté afin de mettre en discussion les données.

Contexte : un site multi-usages

Le choix du site porte sur une mine dont leréaménagement a permis de développer plusieurs usageset qui présente la caractéristique d’avoir été un sited’extraction et de traitement de l’uranium. Ce site, dit de« La Commanderie », est le deuxième gisement uranifèrede la Division de Vendée, avec 3 978 tonnes d’uraniumproduites entre 1955 et 1991. La mine, qui dépendait dela concession de Mallièvre, est à cheval sur deux

4 https://zatu.org/.

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Fig. 1. Usage du foncier pendant l’exploitation (1984).

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communes, Treize-Vents et Le Temple (associée àMauléon depuis 1973), deux départements, la Vendéeet les Deux-Sèvres, et deux régions, les Pays de la Loireet la Nouvelle-Aquitaine. Découverte en mai 1955 sur unterrain agricole, La Commanderie tire son nom d’undomaine éponyme fondé au début du XIIe siècle, puisoccupé par l’ordre monastico-militaire des Templiers.Elle représente le deuxième gisement de la Division deVendée par sa production.

Traces

Le premier temps de la méthode a consisté en uneidentification physique des traces laissées par l’exploita-tion et en une mobilisation de l’histoire pour comprendrele marquage de certaines zones (Fig. 1). Un premiertravail conduit autour des archives a permis d’identifierles zonages de l’exploitation en distinguant les zones detraitement du minerai, le stockage des stériles et la placedes bâtiments. Dès 1955, les sondages préliminairespréparent la mise en exploitation intensive, avec unemine à ciel ouvert de 500m de long, 250m de large et110m de profondeur sur les deux départements, et destravaux souterrains longs de 30 km au total. Une verse àstériles de 200m de large s’élève sur le côté ouest au furet à mesure de l’extraction et des teneurs de coupure,tandis qu’au nord, les aires de lixiviation statique sontcréées dès 1969. Les résidus de traitement, à base d’eau

et d’acide sulfurique, sont déposés en tas au nord du site.L’exploitation à ciel ouvert s’arrête en 1977 tandis queles travaux souterrains prennent fin en 1983. Malgré lesindices de gisements de pechblende vers le nord, la mineferme en 1991. Elle a fourni au total 3 978 tonnesd’uranium et produit 5,6millions de tonnes de stériles. Ilne faut pas oublier que 250 000 tonnes de résidus delixiviation statique sont encore stockées sur site.L’analyse des archives a permis de spatialiser le passéindustriel, notamment en identifiant les zones dédiées autraitement des résidus. Cette connaissance historique estd’un grand intérêt en radiochimie car elle permet derepérer les zones à risque. Par ailleurs, les éléments tracesse trouvent réinscrits dans une histoire sociale etindustrielle.

Transfert

Le deuxième temps de la méthode consiste àcombiner les zones précédemment identifiées grâce àl’histoire, avec les données physico-chimiques. Lestraces les plus simples à caractériser sont celles quiémettent les rayonnements lumineux (rayonnementsgamma) et qui résultent des phénomènes de décroissanceradioactive. Une sonde permettant de détecter cesrayonnements avec un système GPS intégré peut ainsiêtre utilisée. Une calibration au préalable permet detransformer la quantité de rayonnement détectée en

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Fig. 2. Mesures et usages passés. Les résultats détaillés sont disponibles dans Martin et al. (2019).

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dangerosité. Les traces que l’on peut rencontrer sontplutôt associées à des contaminations diffuses issues destermes sources et/ou à des contaminations issues de lapériode d’exploitation. Mais il est important de rappelerque l’on se trouve dans des environnements renforcés enradioactivité, et que des phénomènes complètementnaturels peuvent conduire également à des processus deconcentration et donc à des « anomalies » si l’on compareau fond géochimique5, dont on distingue la part« naturelle » (transformation de la roche et apportsnaturels) et la part « anthropique » (présence d’élémentsdue aux activités humaines).

La prise en compte de l’histoire est donc primordialepour décorréler l’origine naturelle de l’origine indus-trielle. L’évaluation des risques implique en effet deprendre en compte les sources de contamination maiségalement l’identification des voies de transfert actives.Cette analyse requiert de comprendre les usages du sitedepuis l’exploitation. En effet, des changements d’usagepeuvent avoir des impacts sur les équilibres établis aumoment du réaménagement.

La figure 2 met précisément en relation les donnéesphysico-chimiques et les usages passés afin de caracté-

5 Le fond géochimique est la composition chimique d’un sol etdes roches sous-jacentes. Il est notamment utilisé dans lesétudes des pollutions du sol.

riser les zones à risque. La superposition des deuxéléments permet d’appréhender les mesures en faisantréférence à des usages passés et d’aborder la question dutransfert d’usage.

Patrimoine

Le troisième temps de la méthode vise à caractériserles usages inhérents au territoire en prenant en compte lespratiques, comme les zones de pâture ou d’irrigation.

Sur le site de La Commanderie, à partir de 1990, lafermeture de la mine à ciel ouvert a suscité denombreuses sollicitations de reconversion auprès del’ancien exploitant, notamment un projet de carrière quin’a pas abouti. Finalement, pendant une vingtained’années, trois usages du territoire se combinent : lebassin d’eau de l’ancienne mine fait l’œuvre d’unedemande du groupement agricole local pour être utilisépour l’irrigation. Une société d’équipement et deconditionnement rachète les anciens locaux industrielset reconstruit un bâtiment neuf pour développer sonactivité. Enfin, sur l’ancienne verse à stériles, une sociétéinstalle une centrale de panneaux photovoltaïques. Cestrois usages, énergétiques, industriels et agricolescohabitent sur le site dont les élus successifs soulignentl’exemplarité en matière de reconversion. Parallèlement,au cours du réaménagement, trois périmètres de sécurité

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Fig. 3. Usages contemporains.

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sont définis. La partie de la mine à ciel ouvert estremblayée avec des produits issus de l’assainissement etles résidus de lixiviation. L’ensemble des produits sontrecouverts par un lit de calcaire d’une dizaine decentimètres d’épaisseur. La partie nord est comblée pardes stériles miniers. La prise en compte des pratiques estmajeure car sur le site, une controverse se développe audébut des années 2000 autour de l’usage du bassin d’eau.En effet, un groupement de 16 exploitants agricolesl’utilise, alors que sur d’autres sites miniers, ces zonescontenant des résidus sont considérées comme desinstallations classées pour la protection de l’environne-ment (ICPE). Au sein de la commission interdéparte-mentale présidée par le préfet, qui se met en place à partirde 2009 pour gérer le site, les éléments liés aux impactsenvironnementaux sont cités ainsi que les élémentsjuridiques qui encadrent le stockage des résidus. Unegestion environnementale alignée sur la politique natio-nale est demandée par l’association locale de défense del’environnement, qui de fait souhaite défendre unemise enœuvre cohérente avec l’ensemble des textes juridiques. Cepoint est mis en discussion au sein de la commissioninterdépartementale, qui met en avant la nécessité des’appuyer sur des analyses in situ. Une controverses’installe entre l’association et les représentants desservices de l’État qui s’appuient sur les usages du site etsa reconversion pour maintenir l’existant.

La figure 3 permet ainsi de caractériser les fonctionsdédiées aux zones, leur compatibilité avec les relevésopérés et les usages locaux.

Au-delà de la méthode : transmettrel’interdisciplinarité

Le projet « Traces, Transfert, Patrimoine » se déclineégalement sous la forme d’un enseignement délivré àl’IMT Atlantique et intitulé « Carturanium ». Les élèvesrépondent à une demande, celle d’un maire qui souhaiteévaluer les risques d’un site de la commune sur lequelrésident des traces d’une ancienne mine d’uranium. Ilsopèrent à la fois des prélèvements avec l’appui desradiochimistes, ils conduisent des enquêtes auprès desriverains et d’anciens mineurs et ils reportent à l’aided’un système d’information géographique le produit desanalyses. Leurs résultats sont ensuite présentés au mairede la commune et discutés en séance avec un jurycomposé d’enseignants-chercheurs et de « profanes ». Ilsdoivent ainsi évaluer le risque inhérent à ces tracesd’uranium et proposer des modalités de gestion desterritoires, en tenant compte des acteurs et de l’histoirelocale.

Le corollaire du projet TTP porte également sur ledéveloppement d’une « science citoyenne », en capacité

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de répondre conjointement à des problématiquesscientifiques, technologiques et sociétales. Il s’agitd’aborder les enjeux environnementaux à partir d’unedémarche interdisciplinaire en lien avec les acteurs dumonde industriel et associatif. En effet, un ensemble dedispositifs publics esquissent de nouvelles modalités departicipation, voire de concertation. Conformément àl’esprit de la convention d’Aarhus (1998), les travauxinitiaux du Groupe d’expertise pluraliste (GEP) sur lesanciens sites miniers d’uranium du Limousin, menés de2006 à 2010, et la circulaireministérielle du 22 juillet 2009sur la gestion des anciennes mines d’uranium insistent sur« l’accès à l’information et la participation du public auxprocessus décisionnels ». Toutefois, si ces travaux et cestextes participent à poser quelques principes pour unenvironnement concerté, ils ne fournissent aucun outil niaucune méthode afin, dans un premier temps, d’obtenir unconsensus sur l’évaluation des enjeux relatifs aux ancienssites miniers uranifères, et pour, dans un second temps,permettre de construire des dispositifs de réelle gestionconcertée de ces enjeux et de ces sites sur le long terme.L’inscription des recherches scientifiques au cœur desenjeux locaux constitue une façon de garder un lienconstant entre ces travaux et les acteurs qui y contribuent.Ainsi, dans ce cadre, les chercheurs engagés dans le projetTTP sont associés à l’une des commissions locales de suiviafin de donner à voir sur la scène citoyenne les résultats derecherche.

La science du risque à la croiséedes savoirs

Si la singularité de l’héritage lié à l’exploitation del’uranium porte sur son caractère diffus, invisible et trèsétendu dans le temps, le rapport à cet élément radioactifs’inscrit ainsidansdes systèmes locauxauseindesquels lesreprésentations sociales vont fortement influencer laqualification des restes. En effet, la contamination se situedansdes territoiresdans lesquels la structurede lapropriétéfoncière, l’usage du site et le rapport à la souillureconditionnent le rapport local au risque. Par conséquent,appréhender le risque requiert d’étudier la dynamique detransfert des contaminants mais également les interactionsqui ont lieu entre un environnement et ses habitants. Ledouble regard porté sur la gestion des mines d’uraniumpose les conditions d’une prise en charge environnemen-tale car c’est à la fois la connaissance des modesd’exploitation et de la composition de la matière quipermet d’appréhender les enjeux liés à la gestion à longterme. Cette approche permet de mettre en discussionl’objectivation par la mesure et les faits issus de l’histoireindustrielle. Tout d’abord entre chercheurs, l’histoireéclaire et dimensionne la mesure physique, tout comme lamesure permet de réinterroger les usages sociaux de

l’espace. Ces deux formes d’objectivation, certes, ne secombinent pas en termes de représentation mais ellespermettent d’engager un dialogue itératif. D’autre part, laméthode rend compte de résultats ancrés dans ladynamique de territoire, ce qui crée les conditions d’unescience ouverte aux questionnements des citoyens quivivent sur ces sites.

Par conséquent, alors même que les débats scientifi-ques centrent leur propos sur la thématique très globale dudéveloppement durable, les enjeux associés aux risquesenvironnementaux rappellent la nécessité d’une approcheinterdisciplinaire. En effet, le recours à la notion de risqueenvironnemental conduit à couvrir une variété deproblèmes caractérisés par la rencontre entre la sphèreenvironnementale et la sphère des activités humaines. Aucœur de cette rencontre, se joue à la fois les questions de lamesure physique, du terme source et des impacts et cellesde la perception du danger, de l’histoire d’un territoire oude l’usage d’un site. De fait, les enjeux environnementauxinvitent à renouveler les analyses par disciplines car ils secaractérisent par leur caractère systémique, la présenced’incertitudes et la prégnance du long terme. Lesrecherches sur l’environnement ont conduit les disciplinesà aborder les objets qui leur étaient spécifiques, sous unangle nouveau, enrichi par les connaissances, méthodes etsavoir-faire des autres disciplines.

Ce processus requiert de s’appuyer sur des pratiquesfondées sur l’art des interfaces entre corpus disciplinaireset de fait, plusieurs formes de caractérisations du risquepeuvent entrer en conflit. Par exemple, les modèlesintégrateurs fondés sur la modélisation nécessitent de lapart des disciplines de réduire, voire simplifier le spectred’analyse. La seconde contrainte repose sur les échantil-lonnages et les échelles de temps. Les phénomènesd’accumulation, de transfert, les effets cocktails oul’hybridation des contaminants seront potentiellementdifférents en fonction de l’objet d’étude et de sonpérimètre. Enfin, se joue dans la question de l’évaluationdes risques, la hiérarchisation tacite des savoirs. Le termed’« acceptabilité » souvent mobilisé dans les appels àprojets pose d’emblée la variable sociétale comme unenotionadhocdistincte des autres savoirs. Par ailleurs, dansle cas de risques lents dont les effets s’échelonnent sur lalongue durée, les incertitudes liées au passé rencontrentune pluralité d’évaluations, profanes ou expertes. Lacombinaison de regards entre disciplines peut s’avérerd’autant plus féconde lorsqu’elle contribue à la compré-hension d’un phénomène multidimensionnel.

ConclusionLe projet interdisciplinaire TTP illustre la volonté

d’appréhender la notion de risque dans sa complexité ens’intéressant à un risque qui émerge en raison de

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S. Bretesché et al. : Nat. Sci. Soc. 28, 1, 58-65 (2020) 65

changements d’usage du territoire. La question desrisques dits « émergents » soulève des controverses ausein des communautés scientifiques, du fait de l’appari-tion de phénomènes nouveaux, parfois inédits, faceauxquels les experts émettent des hypothèses et aviscréant ou renforçant des clivages épistémologiques. Laquestion des risques se pose aussi bien sur le volet de lacomplexité des facteurs d’émergence (nouveaux pro-duits, nouvelles technologies) que sur la projectiond’évènements non prévisibles dont les effets ne sont pasmesurables. Si l’interrogation sur l’interdisciplinaritéporte souvent sur « la combinaison des savoirs » pourrépondre à un enjeu commun, les pratiques sont souventle parent pauvre du questionnement. Néanmoins, lathématique du risque environnemental invite chaquechercheur à s’inscrire dans une dynamique de dialogue etde traduction de ses résultats vis-à-vis de ses collèguesdes autres disciplines.

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Citation de l’article : Bretesché S., Montavon G., Martin A. Pour une approche interdisciplinaire du risque environnemental.Le cas de l’uranium. Nat. Sci. Soc. 28, 1, 58-65.