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Principes de microéconomie Méthodes empiriques et théories modernes Seconde édition Étienne Wasmer , Sciences Po Chapitre complémentaire : Les enseignements de l’économie comportementale

Principes de microéconomie...Lesenseignementsdel’économiecomportementale 5 En réalité, ces comportements, déjà amplement discutés au cours des différents chapitres de ce

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Principesde microéconomieMéthodes empiriques et théories modernes

Seconde édition

Étienne Wasmer, Sciences Po

Étienne Wasmer, Sciences Po

Chapitre complémentaire :

Les enseignements de l’économiecomportementale

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Les enseignements de l’économiecomportementale

1 Introduction

Ce chapitre est consacré aux développements de l’économie comportementale. Ceux-cisont suffisamment riches et importants pour qu’un chapitre entier leur soit consacré.L’économie comportementale cherche des fondements psychologiques aux comporte-ments observés. Comme l’indiquent Colin Camerer, George Loewenstein et Mattew Rabin,trois auteurs qui ont profondément influencé le champ, il s’agit d’un domaine qui tented’améliorer la science économique en générant de nouvelles prédictions théoriques, enaffinant les prédictions des comportements dans des contextes de vie réelle et en bonifiantles politiques, publiques mais aussi privées1. Les recherches nous indiquent que, d’unepart, les individus ont des biais cognitifs : même lorsqu’ils disposent potentiellement detoute l’information, il leur arrive de déformer cette information avant d’optimiser leurschoix, par exemple en percevant mal les probabilités d’événements ou les bénéfices detelle action ; d’autre part, même avec une information correctement traitée, ils raisonnentparfois de façon en apparence irrationnelle, au moyen de règles de comportementsarbitraires limitant de fait leur choix, c’est-à-dire en prenant directement de mauvaisesdécisions qu’ils regrettent par la suite ; enfin, ils peuvent vouloir décider de quelque chosepour le futur et ignorer que, dans le futur, ils seront incapables d’appliquer ce choix :à chaque période ils se comportent de façon optimale, en ignorant cependant sur leurspropres comportements. De son côté, la finance comportementale, récompensée à traversle prix Nobel de 2013 de Robert Shiller, tente de comprendre comment les investisseursse comportent différemment de la théorie de l’individu rationnel.

Les exemples de comportements ne cadrant pas avec la vision

rationnelle de la microéconomie

Prenons quelques exemples de traits comportementaux étudiés dans cette litérature.Le premier est le biais de suroptimisme quant à ses propres capacités. Nous avonstous pensé à un moment que deux jours d’effort suffiraient pour accomplir une tâche

1. Colin Camerer, George Loewenstein et Mattew Rabin, Advances in behavioral economics, Russel Stage Foundation,NY, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2004.

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difficile (réviser un examen, préparer un cours, remplir une déclaration d’impôt) ;plus dramatiquement, car cela peut avoir des conséquences mortelles, une très largemajorité des individus interrogés pense avoir des capacités de conducteurs au-dessus dela moyenne ; alors que la durée optimale de conduite sans interruption est de 2 heures,la plupart des conducteurs font une pause après 3 heures ; la ruée vers l’or dans l’Ouestaméricain était une croyance irrationnelle dans la capacité des chercheurs d’or à devenirimmensément riches ; les réfugiés qui tentent de traverser la Méditerranée en barque ouqui s’agrippent clandestinement au train d’atterrissage d’un avion ont des chances desurvie extrêmement faibles ; on pourrait multiplier les exemples de trop grande confianceayant des conséquences néfastes pour l’individu.

Le deuxième est l’aversion à la perte. Les individus ayant acheté des actions dont la valeura augmenté acceptent volontiers de les vendre ; pour celles dont la valeur a baissé, l’idéed’encaisser la perte est suffisamment désagréable pour qu’ils souhaitent les conserver endépit de toute rationalité. Lors de la crise de 2007, les vendeurs de biens immobiliersrefusaient d’accepter la baisse de la valeur de leurs biens et le volume des transactionsimmobilières a baissé de façon très importante, alors que les prix des transactions réaliséesn’ont baissé que de quelques pourcents : les individus préféraient voir la valeur de leurbien se dégrader plutôt que d’accepter une baisse du prix par rapport au plus haut dumarché avant la crise. On pourrait aussi se demander si le trait psychologique consistantà ne pas se débarrasser d’objets devenus parfaitement inutiles et à les laisser s’accumulern’est pas un symptôme de cette aversion : le coût d’opportunité de l’espace perdu est jugéinférieur à la perte d’utilité de perdre un objet sans aucun usage.

Le troisième est l’importance de la présentation des choix, ce qu’on appelle les framingeffects. Un exemple classique est donné par Tversky et Kahneman (1981) à propos d’unprogramme de lutte contre un virus asiatique mortel. Dans une première expérience,78 % des individus préfèrent, sur un groupe de 600 personnes, « sauver 200 vies –choix A » alors que 22 % des participants choisissent de « sauver les 600 personnes avecune probabilité d’un tiers et ne sauver personne avec une probabilité de deux tiers – choixB ». Mais si on présente ces alternatives de façon logiquement identique mais opposée,le choix A devenant « 400 personnes meurent – choix C » et le choix B devenant « Avecune probabilité de un tiers personne ne meurt et avec une probabilité de deux tiers,600 personnes mourront – choix D », dans ce cas le choix s’inverse et plus des trois quartsdes participants préfèrent désormais le second choix.

Plus généralement, des facteurs qu’on jugerait objectivement sans influence sur ces choixsemblent pourtant les influencer. Par exemple, au supermarché, les biens les plus coûteuxsont en général placés dans les rayons à hauteur des yeux, alors que des biens parfaitementsubstituables mais de prix plus faibles sont situés en bas. Il suffirait alors de se baisserpour faire une économie substantielle ; mais nous ne le faisons pas systématiquement.Pire, les caddies sont parfois conçus pour ne pas rouler tout à fait droit et donc nousramener à notre insu vers les rayons. Étant plus près de biens que nous n’avions pasprévu de consommer, nous en achèterions pourtant certains, contrairement à ce quenous avions planifié ou à ce que nous aurions fait si le caddie avait roulé droit. Pireencore, lorsque la climatisation est importante, les consommateurs achètent plus par unréflexe difficile à justifier rationnellement. Lorsque nous voyons du rouge, notre capacité

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à prendre des risques semble augmenter ; pour les hommes, les publicitaires semblentpenser que c’est aussi le cas lorsqu’ils voient une jeune femme attirante ; cela expliquepourquoi, à l’occasion des salons de l’automobile, les modèles de voitures de sport exposéssont souvent rouges et présentés par des mannequins.

Nos actions sont parfois affectées par le contexte : le biais de statu quo vient de ce que nouspréférons conserver un choix adopté dans le passé plutôt que de réoptimiser. L’exempleclassique est le contrat choisi pour une police d’assurance ou les sommes épargnées pourla retraite lorsque celle-ci est par capitalisation. Dans leur ouvrage classique, deux grandscontributeurs de cette littérature, Richard Thaler et Cass Sunstein1, expliquent que lesprofesseurs d’université oubliaient parfois de répondre au questionnaire leur demandantcombien ils voulaient souscrire, ce qui rendait le montant de leur contribution nul. Ilsont suggéré à l’administration d’indiquer par défaut la dernière somme déclarée, à lasatisfaction de tous les enseignants étourdis.

Nous semblons irrationnellement dépendants des coûts passés (sunk costs). Par exemple,si nous avons acheté un bien dont nous sommes insatisfaits, nous avons tendance àle consommer quand même, puisque nous l’avons payé. Si je loue deux semaines àla montagne, partir au bout de 12 jours peut être rationnel si l’utilité marginale desvacances diminue progressivement. Pourtant beaucoup de gens restent jusqu’au bout.Cette dépendance aux sunk costs est sans doute une façon de refuser d’admettre que nousavons fait une erreur : errare humanum est, perseverare diabolicum est.

Pour reprendre d’autres exemples distillés tout au long du manuel, nous avons aussides problèmes de self-control et d’incohérence temporelle : nous planifions une actionpénible pour demain mais, le moment venu, nous décidons de changer de plan et de lareporter à après-demain ; nous avons une difficulté à appréhender les petites probabilitéset jouons à la loterie alors que le gain espéré est nettement plus faible que la dépense.

Les implications pour l’analyse économique

D’innombrables travaux ont démontré l’ampleur de ces comportements déviants parrapport à la rationalité stricte de la théorie microéconomique. Il faut donc relire l’ensembledes résultats obtenus jusqu’ici à l’aune de ces développements, pour les nuancer voiresi besoin les contredire. Le lecteur méfiant envers l’économie traditionnelle pourraitvoir dans cette accumulation d’exemples la confirmation de ses a priori. L’économiecomportementale démontrerait l’inutilité de toute la microéconomie. Pourtant, lesscientifiques dont les travaux ont illustré ces biais de rationalité ne vont pas jusqu’àsuggérer de supprimer la microéconomie des cursus universitaires. Comme le disaitRichard Thaler au Financial Times, jeter la théorie classique revient à se débarrasser denombreux éléments très utiles2.

1. Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge, Improving Decisions About Health, Wealth, and Happinness,Penguin Books, 2008, 2009.

2. « To discard the basic neoclassical framework of economics means throwing away a lot of stuff that’s useful » ;http://www.ft.com/cms/s/2/9d7d31a4-aea8-11e3-aaa6-00144feab7de.html#axzz3AXjdJqkl

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En réalité, ces comportements, déjà amplement discutés au cours des différents chapitresde ce manuel, sont surtout illustratifs des limites de l’analyse classique. Ils ne remettentcependant pas en question l’essentiel, ce qui est à l’intérieur de ces limites. La capacitédescriptive de la microéconomie « standard » est loin d’être parfaite, mais elle permetnéanmoins de représenter un cadre d’analyse cohérent des choix et de s’appliquer àplusieurs domaines, ce que les modèles d’économie comportementale ne permettent pasencore : ils sont souvent conçus pour expliquer un phénomène, pas plusieurs. De plus, lesexpériences où l’on soumet des individus à différentes contraintes de budget et différentsprix relatifs montrent que leurs préférences ainsi révélées sont cohérentes à 90 % d’unchoix à l’autre (voir chapitre 9) ce qui est l’essence de la fonction d’utilité : une stabilitédes préférences.

Il faut juste comprendre que, par rationalité, on entend cohérence des choix et paségoïsme ; l’altruisme peut être individuellement rationnel s’il apporte une certainesatisfaction capturée de manière stable par la fonction de l’utilité de l’individu. Ilsemblerait irrationnel économiquement d’avoir des enfants compte tenu du coût et dela perte de temps à les élever. Cependant les individus ont clairement une utilité pours’assurer une progéniture, que ce soit par pur plaisir ou, dans les sociétés primitives,pour que quelqu’un s’occupe d’eux lorsqu’ils seront devenus incapables de s’assumeréconomiquement ou même physiologiquement. Il est enfin admis que l’utilité des agentséconomiques peut comprendre, outre le don et sa capacité à s’assurer une descendance,d’autres dimensions telles que le loisir, la création artistique, le bonheur de proches, lagratuité apparente des actes. La liste n’est pas limitative et il suffit de s’assurer que, soumisà differents environnements avec des « prix relatifs » différents, les individus font deschoix en cohérence avec leurs choix passés.

En outre, même dans le cas où le comportement des individus échappe systématiquementà la rationalité construite par la microéconomie, comme dans le cas de nos biais deperception, notre suroptimisme, notre capacité à être manipulés dans les supermarchésou par la publicité, la microéconomie ne nous dit-elle pas ce que nous devrions faire etdonc a contrario ne pas faire, prouvant ainsi son caractère essentiel ? Ainsi, même quandla micréconomie est défaillante à rendre compte des actes, son caractère normatif resteapplicable. Bien sûr, nous n’épargnons peut-être pas assez pour nos vieux jours car nouscédons à l’impulsion de la consommation ; bien sûr, nous épuisons les ressources nonrenouvelables sans nous soucier du futur ; bien sûr, l’humanité a une tendance spontanéeà épuiser les ressources renouvelables, polluer, réduire le nombre d’espèces vivantes. Lamicroéconomie nous explique, à travers ses différents concepts, comment tout ceci seproduit et quelle est la situation souhaitable à laquelle il faudrait parvenir, notamment autravers du calcul économique : la valeur du futur pour un individu, pour une génération,la valeur de la préservation d’un écosystème et les ressources présentes que nous devrionssacrifier pour préserver cette valeur, le sentier prévisible du prix du pétrole et le momentauquel nous devrons préférer investir dans une ressource alternative.

En d’autres termes, tout ce qui a été vu jusqu’ici doit être conservé, et l’économiecomportementale ne remet pas en cause l’intérêt de l’analyse normative ; en revanche,elle souligne les contextes dans lesquels on peut manipuler la rationalité. Le marketingexpérimental n’est peut-être pas l’invention la plus enrichissante pour l’humanité ; mais

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il faut savoir que cela existe et le prendre en compte dans notre propre analyse ne serait-ceque pour pouvoir donner tort à ceux qui tentent de nous manipuler.

Il faut enfin ajouter un dernier avertissement préalable : ce chapitre intervient en find’ouvrage, mais il n’est pas un remords tardif. Il est juste un développement logique de cequi précède, tant l’ensemble du manuel a distillé tout au long de sa rédaction les limitesde la description du comportement par des actes purement rationnels. Dès le chapitre 1,nous soulignions dans l’exemple consacré aux gangs de vendeurs de crack que l’espérancede survie des vendeurs était particulièrement faible ; ou que certains biens avaient uncaractère addictif, analyse reprise dans le chapitre 5 ; dans le chapitre 6, nous avionsintroduit les études sur le bonheur (happiness studies) et constaté que si l’argent ne faisaitpas le bonheur, d’autres dimensions comptaient énormément : la stabilité économique oufamiliale, la qualité des institutions, la santé, être employé plutôt que chômeur contribuentplus sûrement au sentiment de satisfaction que 10 % de revenu en plus. De nouveau, celane remet pas en cause la notion d’utilité. Chacune de ces caractéristiques contribuantà la satisfaction d’un individu pouvait se réinterpréter comme un taux marginal desubstitution entre cette dimension d’une part, et une dimension monétaire d’autre part.Le chapitre 7 consacré aux choix intertemporels avait illustré, à travers le paradoxe d’Ulysseet les sirènes, que lorsqu’il s’agit de planifier nos actions futures à la date d’aujourd’hui,nos plans pouvaient en effet apparaître très rationnels. . . mais que, lorsqu’il s’agissaitde les mettre en application, nous pouvions alors les remettre en cause et « remettre àaprès-demain ce que nous avions initialement prévu pour demain ». De même, dans lechapitre 8 consacré à l’incertain, nous avions discuté des travaux de Kahneman et Tversky,qui établissent les différents écarts à la rationalité : les individus peuvent sous-estimer lesfortes probabilités et surestimer les faibles probabilités. D’autres formes de comportementsen apparence non strictement rationnels ont aussi été identifiés dans les chapitres consacrésà la théorie des jeux, comme la capacité à coopérer dans le dilemme du prisonnier en jeurépété. Ce chapitre va donc simplement développer et ordonner ces comportements et entirer les leçons pour l’analyse des politiques économiques.

2 Les biais de rationalité dans les expériences

contrôlées

À partir des années 1970 et à la suite des travaux d’Allais, Kahneman et Tversky onttenté de remettre en question les théories standards de l’utilité. Ces deux derniers auteurssont considérés comme les fondateurs de l’économie expérimentale qui a recours à desexpériences en laboratoire. Leurs travaux ont ainsi montré qu’une majorité de personnesconfrontées à des tests expérimentaux prend des décisions non conformes aux axiomesde rationalité. D’après eux, les individus sont victimes de « biais de jugement ». Ces biaisrésultent de ce qu’ils appellent des « heuristiques », c’est-à-dire des raisonnements quenous appliquons de manière routinière aux situations quotidiennes, sans vérifier leurpertinence. À titre d’exemple, beaucoup de gens vont juger qu’avec un salaire de départde 30 000 dollars annuels, une augmentation de 1 500 dollars associée à une inflation de5 % est préférable à une augmentation de 600 dollars sans inflation. Cela ne semble pas

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rationnel : l’inflation de 5 % sur le salaire initial réduit le pouvoir d’achat de précisément1 500 dollars et l’augmentation de salaire ne fait que rendre l’inflation neutre en termesde pouvoir d’achat, alors que la seconde alternative fait en revanche gagner 600 dollars depouvoir d’achat.

Kahneman et Tversky montrent également que les gens ont tendance à faire des choix danslesquels, en apparence, ils surpondèrent les probabilités très faibles ou sous-pondèrentles probabilités moyennes et fortes, ce qui permet d’expliquer le paradoxe d’Allais. Enoutre, dans la plupart des situations de la vie réelle, les probabilités des résultats desdécisions ne sont pas connues, et les espérances d’utilité ne peuvent être calculées. Il fautégalement noter que l’utilité des individus ne dépend pas uniquement de leur richessemais également de facteurs « irrationnels » tels que la douleur psychique que provoquentles pertes nominales de valeur, le besoin d’imiter le comportement d’autres individus oudes considérations éthiques.

Kahneman et Tversky : la théorie des perspectives (prospect theory)

La théorie des perspectives (prospect theory) est une théorie économique développéepar Daniel Kahneman et Amos Tversky dans un article de 19791. Sur la base deconstats empiriques, elle démontre que les individus évaluent de façon asymétriqueleurs perspectives de perte et de gain. Les individus se déterminent en fonctiond’un niveau de référence – la richesse initiale par exemple – par rapport à laquelle ilsévaluent différemment les gains et les pertes d’utilité. La fonction d’utilité décroît plusrapidement pour les pertes qu’elle n’augmente pour les gains. Ainsi, il y a chez l’agentéconomique une aversion à la perte (loss aversion) qui explique par exemple pourquoila perspective de perdre 1 000 euros nous paraît beaucoup plus décisive que celle deles gagner, ou encore pourquoi le joueur de casino prend des risques inconsidéréspour récupérer sa mise. Dans le prolongement de cette théorie, on trouve les modèlesd’utilité pondérée2, qui utilisent l’asymétrie ainsi introduite entre gains et pertespour distinguer les « optimistes », qui surpondèrent les probabilités des événementsfavorables, des « pessimistes », surtout sensibles aux événements défavorables.

Ces expériences se sont multipliées et ont rapidement montré la prévalence des phéno-nèmes d’écart à la rationalité. Nous ne citerons que les plus célèbres et renverrons le lecteurà l’excellent ouvrage pédagogique d’Eber et Willinger3.

1. D. Kahneman et A. Tversky, « Prospect theory: An analysis of decision under risk », Econometrica, vol. 47, n˚ 2,mars 1979, p. 263-292.

2. Soo Hong Chew, « A generalization of the quasilinear mean with applications to the measurement of incomeinequality and decision theory resolving the Allais paradox », Econometrica, vol. 51, n˚ 4, juillet 1983, p. 1065-1092.

3. Eber Nicolas et Marc Willinger, L’Économie expérimentale, La Découverte, coll. « Repères », n˚ 423, 2e éd.,2002.

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8 Les enseignements de l’économie comportementale

Le contexte peut-être le plus connu dans lequel des comportements apparemment nonrationnels existent est le jeu du dictateur introduit par Kahneman, Knetsch et Thaler1.Il montre que les individus prennent en compte, dans leurs comportements, une notiond’équité ou de justice, que l’anglais résume sous le nom de fairness. Le jeu peut êtrerésumé comme suit. Dans un contexte purement expérimental destiné à isoler des effetsperturbateurs, un individu reçoit une dotation initiale disons de 100 jetons, qui serontà la fin du jeu transformés en argent réel (par exemple, 10 jetons correspondraient à 1euro). Cet individu peut décider de tout garder pour lui ou d’en donner une partie àun autre individu, anonyme, qu’il ne rencontrera en principe jamais (la règle du doubleanonymat garantit par ailleurs que le receveur potentiel ne pourra pas l’identifier nonplus). Si l’individu est dénué de tout altruisme, il ne devrait jamais donner le moindrejeton. Or, on s’aperçoit que les individus donnent fréquemment ; une partie significativedes jetons est en effet donnée : en moyenne, c’est ainsi 20 % des dotations initiales qui sontredistribuées sans contrepartie. Ce jeu ne remet pas en cause la notion d’utilité, il suffitque l’altruisme soit un facteur entrant dans l’utilité. Le don est un bien de consommationparticulier, dont nous avions vu qu’il était du reste à la fois normal et ordinaire : plus lavaleur du don est importante, moins on donne ; plus la dotation initiale est importante,plus on donne.

Un autre dispositif expérimental est le jeu de l’ultimatum, développé par Güth et al.2.L’individu 1 reçoit toujours ses 100 jetons et décide d’en donner une partie au joueur 2.Mais, cette fois-ci, le joueur 2 peut accepter ce don ou le refuser. Dans ce dernier cas,aucun des deux joueurs ne reçoit alors quoi que ce soit. L’idée est ici d’introduire un pointde menace. Il est conçu pour dissuader l’égoïsme pur consistant à ne pas donner. Il devraitalors inciter à faire le don minimum. En effet, dans ce cas précis la théorie des jeux peutappliquer son raisonnement à rebours (backward induction) comme suit : si l’unité debase est un jeton, le joueur 1 devrait ne proposer qu’un jeton et conserver les 99 autres, defaçon à ce que le joueur 2 accepte cette proposition : un jeton est mieux que pas de jetondu tout.

Or, ce n’est pas ce qui est proposé empiriquement dans ces jeux : les joueurs offrent enmoyenne jusqu’à 40 % du total des jetons, soit deux fois plus que précédemment ; trèspeu de joueurs proposent le minimum (un jeton) ; qui plus est, le second joueur rejetteen moyenne une offre sur deux pour les offres inférieures à 20 % ; enfin, le mode de ladistribution des dons (le choix le plus fréquent) est le partage équitable 50-50. Si celapeut suggérer que la théorie des jeux échoue à prédire ce qui se passe, il est à noter qu’onretrouve des traces de rationalité ici. D’une part, le joueur 1 donne plus que dans le simplejeu du dictateur où il ne faisait face à aucune menace. D’autre part, il peut anticiperrationnellement que le joueur 2 ne soit pas rationnel, et par exemple anticiper une règlead hoc – non rationnelle – de rejet systématique par le joueur 2 en dessous d’un certainseuil de fairness ; il est donc parfaitement rationnel pour le joueur l de proposer plus. Cequi est en apparence irrationnel ici est le refus du joueur 2 d’accepter des offres faibles.

1. D. Kahneman, J. Knetsch et R. Thaler « Fairness and the Assumptions of Economics », Journal of Business,vol. 59, 1986, p. S285-S300.

2. W. Güth, R. Schmittberger, and B. Schwarze « An experimental analysis of ultimatum bargaining », Journal ofEconomic Behavior and Organization, 3, 1982, p. 367-388.

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Et, même dans ce cas, la rationalité n’est jamais loin : si on imagine une variante du jeuprécédent dans laquelle le joueur 2 peut signaler qu’il rejettera aléatoirement les offressous un certain seuil, il devient dès lors rationnel pour ce joueur 2 d’être irrationnel. Parlà, on entend qu’il est intéressant de se contraindre dans ces choix pour obtenir un gainplus important. On retrouve ici la stratégie du joueur de poker : celui-ci laisse devinerque, de temps en temps, il va jouer une mise importante avec une main faible – de façon àce que l’autre le croit irrationnel et surenchérisse de temps en temps pour mieux perdre.

Une autre interprétation, moins cynique, est que les individus ne cherchent pas àmaximiser leur utilité telle que définie par la théorie ; ils prennent en compte desconsidérations d’équité : je n’accepte que ce qui est équitable ; si j’estime la propositioninéquitable, je la rejette contre mon intérêt immédiat. Ainsi, une offre en dessous de20 jetons est considérée comme inéquitable pour certains, équitable pour d’autres.

La portée de ces expériences est cependant nécessairement limitée car les gains sont faibleset le contexte particulier. Si Bill Gates nous offrait 1 % de sa fortune dans le cadre du jeude l’ultimatum, nous accepterions sans doute ses 801 millions de dollars (Forbes estimantà la date d’aujourd’hui sa fortune à 80,1 milliards de dollars) même si l’on peut penserque 1 %, c’est une fraction inéquitable. On objectera que Bill Gates a gagné cet argent, etdonc que c’est différent des 100 jetons donnés initialement. Oui, mais si Mme Bettencourtnous donnait 1 % de sa fortune qu’elle a elle-même héritée, nous accepterions aussi !

Plus troublant, il s’avère que lorsque certaines informations sur les deux joueurs sontcommuniquées, le genre des joueurs par exemple, les fairness points peuvent se déplacer.Ainsi, par rapport à l’anonymat complet, les offres moyennes faites par le joueur 1 (qu’ilsoit homme ou femme) au joueur 2 semblent être en moyenne plus élevées lorsque cedernier est un homme que quand c’est une femme. Les hommes et les femmes, en tantque joueur 1, ont tous les deux le même comportement biaisé envers les hommes. De leurcôté, les joueurs 2 choisissent un point de refus plus élevé quand ils font face à un joueur 1féminin1. La microéconomie classique a beaucoup de défauts, mais elle a le mérite d’êtreneutre au genre. Le monde décrit par l’économie expérimentale est-il vraiment préférabled’un point de vue prescriptif ? A contrario, la microéconomie classique peut-elle prétendrecomprendre et prévenir les discriminations de genre si elle ne peut pas modéliser ces effets ?

Dans le jeu de la confiance2, on introduit un effet multiplicateur et une nouvelle étapedans le processus. Le joueur 1 choisit un montant disons X sur ses 100 jetons initiaux ; lejoueur 2 reçoit de sa part un montant multiplié par rapport à X : par exemple, le montantdonné est triplé. Le joueur 2 reçoit donc 3X – le montant est triplé par l’organisateur du jeu,auquel on ajoute forfaitairement 10. La nouvelle étape est que le joueur 2 a la possibilitéde rétrocéder une partie Y de cette somme au joueur 1. Ce sera donc un montant comprisentre 0 et 10 + 3X. L’idée est ici d’inspirer de la confiance pour que la somme initialementdonnée X soit la plus élevée possible, de façon à maximiser les ressources collectives,qui seront ensuite repartagées. Que dit la théorie des jeux ? De nouveau, par backwardinduction, le joueur 2 ne devrait rien redonner puisque tout est anonyme : Y = 0. Mais le

1. S. Solnick, « Gender differences in the ultimatum game », Economic Inquiry, 39, 2001, p. 189-200.2. J. Berg, J. Dickhaut et K. McCabe, « Trust, Reciprocity, and Social History », Games and Economic Behavior, 10,

juillet 1995, p. 122-42.

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joueur 1 l’anticipant, il devrait lui non plus ne rien donner. On aurait donc là un compor-tement rationnel du point de vue individuel et irrationnel du point de vue collectif. Or, ils’avère qu’en moyenne, le joueur 1 donne la moitié de sa dotation ; le joueur 2 lui redonneson gain initial ; ce n’est pas rationnel ; notons au passage que ce n’est pas très juste non plusde la part du joueur 2 qui a obtenu une somme dont il ne restitue en moyenne que le tiers.

Enfin, la notion de suroptimisme a également été testée par différents auteurs. On citeral’étude de Camerer et Lovallo1 qui teste la décision de participation à un marché danslequel les gains et pertes dépendent du nombre d’autres entrants. Plus il y a d’entrants,plus les gains sont faibles et les pertes importantes. On ne fait des gains que si le nombrede joueurs est inférieur à un nombre préannoncé aux participants. De façon intéressante,les participants estiment généralement correctement le nombre potentiel des autresparticipants et ne se trompent pas systématiquement sur ce point. Le marché fonctionne. . .jusqu’à un certain point. En effet, quand le payoff du jeu dépend des capacités individuelles,les participants surestiment leurs propres capacités de façon systématique.

Les trois premiers exemples de cette section sont des éléments indiquant que les individuspeuvent avoir ce qu’on appelle plus généralement des préférences sociales qui impliquentles comparaisons interpersonnelles, les notions de réciprocité et de fairness ; le dernier deces exemples montre que les individus peuvent se tromper sur eux-mêmes, et donc qu’ilne se connaissent pas parfaitement.

3 Les motivations des individus

dans les comportements in situ

Une des critiques régulièrement formulées à l’égard des expériences de laboratoire est leurvalidité externe. Dans un cadre expérimental, soit il n’y a pas d’enjeu, ou celui-ci est faible, soitle sujet fournit une réponse dont il pense qu’elle correspond partiellement ou totalement àcelle attendue par l’expérimentateur. Cette critique s’adresse aussi à toutes les études menéesdans le cadre des expérimentations aléatoires, malgré le soin apporté à ces études.

Les règles de comportement ad hoc existent-elles ?

Voyons maintenant des exemples de la vie réelle étudiés par l’économie comportementale.Une controverse célèbre a opposé quatre chercheurs2, qui prétendaient avoir identifié uncomportement irrationnel chez les chauffeurs de taxi newyorkais, et un chercheur plusorthodoxe de UCLA qui a contesté leur interprétation. Le cas étudié est la règle d’arrêt dansla journée des chauffeurs de taxi. Le contexte est le suivant. Chaque jour, les compagnies detaxi collectent des données sur les heures travaillées dans la journée et les recettes journalièresdont le chauffeur est entièrement crédité (il est residual claimant pour reprendre le concept

1. C. Camerer, et D. Lovallo. « Overconfidence and excess entry: An experimental approach », American EconomicReview, vol. 89, n˚ 1, 1999, p. 306-318 ; http://www.hss.caltech.edu/~camerer/AER_Overconfidence.pdf

2. C. Camerer, L. Babcock, G. Loewenstein et R. Thaler, « Labor supply of New York city cab drivers: One day at atime », Quarterly Journal of Economics, Mai 1997, p. 407-441.

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développé dans le chapitre sur l’aléa moral). En contrepartie, il paie une redevance quiest entre 76 dollars et 87 dollars par rotation et le coût de l’essence durant cette périodede rotation qui est en moyenne de 15 dollars. On peut évaluer le « salaire horaire » de lajournée en divisant la recette de la journée par le nombre d’heures effectuées.

Colin Camerer et ses coauteurs observent que les chauffeurs de taxi effectuent d’autantplus d’heures par jour que les revenus horaires générés cette journée sont faibles. Ilsaffirment que la règle de comportement est sous-optimale : comme nous l’avions décritlors du chapitre introductif, il faut travailler jusqu’à ce que le gain marginal du tempspassé coïncide avec le coût marginal de l’effort. Quand les clients sont nombreux, il fautfaire plus de courses, car le salaire horaire – les revenus générés chaque heure de conduite– est plus élevé ; quand ils sont rares, il faut s’arrêter, car le salaire horaire est plus faible.C’est pourtant l’inverse que disent avoir observé ces auteurs. Le coefficient de corrélationentre le (log du) salaire horaire de la journée et le (log du) nombre d’heures serait entre−0,3 et −0,5, et non pas positif comme nous pourrions le penser.

L’interprétation proposée est qu’en réalité les chauffeurs de taxi n’égalisent pas coûtet recette marginale. Ils raisonneraient différemment. Ils cibleraient ainsi un seuilpsychologique de recettes journalières – daily targeting – à l’issue duquel ils décidentde s’arrêter, par exemple 150 dollars. Cela compenserait le coût de location du taxi àla société et assurerait des revenus correspondant aux attentes du chauffeur en termesde revenu journalier. Cette règle comportementale serait le signe de raisonnements nonrationnels. La conclusion des auteurs est sans appel : « Nous avons obtenu une hypothèsesimple en économie comportementale – daily targeting – qui prédit que le signe d’uncoefficient de régression est l’opposé de celui prédit par la théorie standard, et donc nousavons une différence fondamentale – qualifiée de dramatic – entre les deux théories. »La théorie classique serait non représentative des comportements réels. Les auteurs nevont cependant pas jusqu’à conclure qu’il faudrait rééduquer ces chauffeurs de taxi pourqu’ils se comportent de façon à maximiser leurs gains. Et c’est pourtant l’implicationnaturelle de leurs résultats si aucun problème de données ou de variables manquantesn’avait conduit à ce résultat important.

Cela nous amène à la critique formulée par Henry Farber sur ce résultat1. Celui-ci contestel’analyse et indique au contraire que la décision d’arrêter des chauffeurs est d’abord etavant tout liée au nombre d’heures effectuées depuis le début de la journée : la convexitédu coût de la fatigue et les régulations imposant un le nombre d’heures maximal seraientles premiers facteurs conduisant à cette décision. Il conteste aussi l’existence d’un salairehoraire qui serait fixe dans la journée : au contraire, ce salaire évolue dans la journée et,en toute logique, la décision d’arrêter ou de continuer dépend du salaire horaire courant,et pas de la moyenne passée de ce salaire horaire au cours de la journée, comme dans larégression de Camerer et al.. Les chauffeurs interrogés par Henry Farber travaillaient 11heures par jours six jours sur sept – la limite légale étant 12 heures par jour. Ils répondaientfréquemment à sa question sur le moment où ils s’arrêtent par : « je dois m’arrêter quand jesuis trop fatigué » ; et ils niaient à deux exceptions sur 25 avoir un montant journalier cible.

1. Henry Farber, « Is tomorrow another day ? The labor supply of New York city cabdrivers », Journal of PoliticalEconomy, vol. 113, n˚ 1, 2005.

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Le débat reste donc ouvert sur la rationalité ou non des chauffeurs de taxi et plus largementdes agents économiques. Ce qui est certain, c’est que les déterminants monétaires nepeuvent jamais être la seule explication aux choix observés et que le processus de décisioninclut de nombreux éléments psychologiques ou physiologiques, en l’occurrence ici lafatigue. Nous allons proposer deux illustrations de cet énoncé.

Motivations extrinsèques, intrinsèques et conflits

intra-individuels

Une théorie originale élaborée dans une forme élégante et assez aboutie est celle deRoland Benabou et Jean Tirole déjà évoquée dans le chapitre 21. Leur idée est que nosactions sont faites à la fois pour remplir nos objectifs « classiques » comme les arbitragesconsommation-loisir, mais aussi pour révéler nos qualités, nos préférences, que ce soit auxautres ou à nous-mêmes si nous ignorions notre propre type. En d’autres termes, nous nenous connaissons pas entièrement, les autres a fortiori nous connaissent encore moins, etce sont nos actes qui nous définissent. Il est vrai que lorsque quelqu’un part escalader leMont-Blanc, on ne peut pas dire que ce soit pour maximiser son bien-être ; se geler lespieds sans oxygène n’est pas particulièrement gratifiant et aurait plutôt des effets négatifsà long terme sans parler du risque d’accident mortel. Pourtant, certains le font, sans mêmela satisfaction d’être les premiers ou parmi les 1 000 premiers. Benabou et Tirole prennent,eux, l’exemple du don. Nous pourrions être âpres au gain ou au contraire soucieux desautres, ou tout état intermédiaire entre ces deux extrêmes. Nous allons donner aux autres,pour prouver au monde et à nous-mêmes que nous sommes des gens biens, et du restesans forcément que ce ne soit le cas.

Les incitations monétaires sont appelées extrinsèques. Elles sont du ressort de l’analyseclassique. Mais elles peuvent interférer de façon contre-productive avec les incitationsintrinsèques, celles qui nous révèlent. En effet, lorsque l’action est rémunérée, le faitd’envoyer le signal par son action, et donc de payer un coût associé, mais de regagnerune partie voire la totalité de ce coût annule tout ou partie de sa valeur de signal. Ainsi,la politique visant à sanctionner par une amende légère les parents arrivant en retardpour récupérer leurs enfants à l’école en Israël avait-elle conduit à une augmentation desretards, les parents estimant qu’il leur suffisait désormais de payer pour être dédouanéde leur retard (voir chapitre 21). Pour autant, ces deux dimensions ne sont pas toujourscontradictoires : la défiscalisation aux deux tiers des dons à des associations reconnuesd’utilité publique permet à la fois d’activer les motivations extrinsèques et intrinsèques,du moins dans le confort de l’anonymat de sa déclaration d’impôt.

Un second exemple a lui aussi été brièvement évoqué dans le chapitre consacré aux choixintertemporels. Dans ce contexte, les individus planifient leurs actions à l’avance pour lesdates futures. Ils aimeraient se conformer à ce planning. Ainsi, planifier une épargne poursa retraite est une décision logique et pleine de sens. En revanche, il peut arriver que l’onsoit soumis à des tentations de court terme visant à consommer et que l’on renonce auxchoix de long terme.

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La fourmi et la cigale ont chacune leur stratégie. Chacune de ces stratégies est cohérente ;elles correspondent juste à des préférences différentes. Mais la nouveauté est qu’il semblebien que nous soyons tour à tour fourmi et cigale, fourmi quand nous planifions pournotre futur moi (notre self futur) et cigale quand le futur self est en capacité de décider etdonc de contredire le self passé.

Dit ainsi, nous exprimons le dilemme entre ces choix comme des conflits intrapersonnelsmais à différentes périodes. Ce dilemme avait été rencontré par Ulysse qui l’avait tranchéen s’attachant au mât et en bouchant les oreilles de ses rameurs. La branche de l’économiequi analyse ces conflits entre ces différents moi est appelée picoeconomics, car l’unitéd’analyse ne se situe plus au niveau de l’individu mais à un niveau inférieur. Levineet Fudenberg, deux éminents théoriciens des jeux, ont poussé cette logique jusqu’aubout. Selon eux, le comportement humain peut se représenter comme une interactionstratégique à deux acteurs1. L’un est en charge du long terme et de la planification. Lesecond est aux commandes : c’est lui qui applique les décisions dans le court terme. Maiscomme dans le chapitre consacré à l’aléa moral, le self de long terme n’a pas les moyens decontrôler entièrement et parfaitement le self de court terme. Payer un coût pour contrôlerle self de court terme rend ce contrôle optimal dans certains contextes : c’est précisémentle self-control. Mais ce coût peut devenir prohibitif et, dans ce cas, il est préférable pourle self de long terme de lâcher prise, de laisser le court terme dominer, puis de reprendrele contrôle face à un self de court terme lui-même affaibli. Les auteurs montrent que cettethéorie de la décision permet d’expliquer de nombreux faits, notamment l’hyperbolicité desfonctions d’utilité intertemporelle et certains paradoxes liés à l’aversion pour le risque. Parun joli retournement, les auteurs utilisent la théorie microéconomique de base – des agentsveulent maximiser selon leurs propres objectifs – pour rendre compte de comportementsnon rationnels et en partie erratiques – comme les périodes de perte de self-control !

La picoéconomie

Cette branche de l’analyse, définie par le psychologue George Ainslie, encore appeléemicro-microéconomie tente de rendre compte de l’incohérence temporelle. Leshumains (souvent) et les animaux inférieurs (toujours) escomptent les gains futurs aumoyen d’une courbe hyperbolique et pas exponentielle, et qui était celle qui conduitaux choix cohérents rationnellement de Paul Samuelson. Que la période de tempssoit la seconde ou la décennie, des sujets exposés à des alternatives expérimentalesindiquent toujours qu’ils préfèrent un montant plus petit immédiatement à unmontant plus important plus tard. Le paradoxe de l’incohérence temporelle est queces choix peuvent être fréquemment inversés si un délai pour les deux alternatives estproposé : le délai rend le bénéfice immédiat moins valorisant. Ainsi, nous pourrionspréférer 100 tout de suite à 200 dans un an, mais préférer 200 dans un an et unmois à 100 dans un mois. La courbe d’escompte exponentielle ne permet pas derendre compte de cette inversion, car le taux d’escompte entre deux périodes est

1. David K. Levine et Drew Fudenberg, « A dual-self model of impulse control », American Economic Review,vol. 96, n˚ 5, décembre 2006.

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fonction uniquement de l’éloignement entre ces deux périodes, et pas de l’éloignementpar rapport au présent immédiat. Les courbes qui correspondent le mieux auxdonnées observées sont en fait hyperboliques (voir notamment David Laibson1).Afin d’expliquer cela, on peut introduire l’idée d’une relation stratégique entre dessois successifs. À un moment donné, une personne est alors conduite à verrouiller seschoix futurs en prenant des engagements pour se contraindre. Un tel comportementstratégique suggère que les règles d’interaction interpersonnelle, entre deux personnesdistinctes, peuvent aussi sous-tendre la prise de décision intrapersonnelle. Ce quenous croyons être le libre arbitre pourrait alors être le résultat de négociationsintertemporelles analogues à un dilemme du prisonnier répété.

4 L’apport de la neuroéconomie et des sciencesmédicales sur la compréhension des déterminantsdes décisions individuelles

Des êtres manipulables

Le comportement individuel est régi par libre arbitre. Du moins aimons-nous à le croire.Ainsi nous serions responsables de nos choix, qui devraient nous conduire à remplir lesobjectifs que nous nous assignons : travailler, épargner, acheter un appartement, fonderun foyer, obtenir une promotion, conquérir un parti, aider nos concitoyens. Pourtant, lestravaux les plus récents montrent qu’une partie de nos perceptions et par conséquence denos choix sont partiellement le résultat de processus neurocognitifs qui nous échappent.

Le plus connu et le plus ancien est l’effet placebo. Lorsque nous prenons une pilule inertedont nous ne savons pas si elle est différente d’un médicament doté d’un principe actif,notre état s’améliore pourtant significativement, et l’effet « causal » du médicament doits’apprécier comme l’écart entre l’amélioration d’un groupe recevant le principe actif etl’amélioration due à cet effet placebo, ce qui est une différence-en-différences, définiedans le chapitre 3. Donc, nous sommes manipulables.

Si la médecine peut nous manipuler, qu’en est-il des vendeurs ? Comme nous l’avons vu enintroduction, pour déclencher un achat, peu importe que celui-ci nous apporte quelquechose de réel ; il suffit que nous ayons l’impression que notre bien-être (notre utilité)sera plus élevé après l’achat qu’avant ; les vendeurs de vêtements utilisent des miroirsdéformants pour nous faire croire que nous sommes plus minces ou plus sportifs que nousne le sommes réellement, et que par hasard cette impression favorable sur nous-mêmecoïncide avec le port de cette veste ou de ce tailleur ; et même si nous ne sommes pasentièrement dupes, nous faisons comme si c’était le cas, ce qui est la forme la plus aboutiede manipulation, l’auto-intoxication. Avons-nous remarqué que, lors des visites, les agentsimmobiliers commencent presque toujours par le bien le plus invendable, trop cher ou

1. David Laibson, « Golden eggs and hyperbolic discounting. » The Quarterly Journal of Economics, 112(2), 1997,p. 443-477.

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en trop mauvais état, pour que les deuxième et troisième biens visités puissent déclencherun « coup de cœur » ? La couleur des objets influe sur la perception, jusque dans lesdéterminants les plus fondamentaux, comme le coefficient d’aversion pour le risque (lacouleur rouge de l’introduction de ce chapitre le ferait diminuer temporairement et doncstimulerait une prise de risque).

Par quels mécanismes les décisions se déclenchent-elles et comment le cerveau évalue-t-illes gains et pertes des décisions ? C’est ce que les avancées récentes permettent de mieuxcomprendre.

L’imagerie du cerveau et les mécanismes de prise de décision

Les études sur le sujet du fonctionnement du cerveau sont souvent frappantes. L’uned’entre elles mérite qu’on s’y arrête. Elle a été menée par une équipe allemande depsychologues1. Des sujets doivent noter des boissons qu’ils reçoivent passivement à l’aided’un tuyau. Juste avant l’ingestion, un écran leur passe très rapidement une image dela marque censée commercialiser le breuvage : Coca-Cola, Pepsi-Cola, River Cola (unemarque générique allemande) et enfin T-Cola, une marque qui n’existe pas et qui est doncinconnue des sujets. En réalité, la boisson ingérée est un coctktail des trois premières,en proportions égales. Les sujets devraient donc globalement être indifférents entreces quatre ingestions. Or, les deux premières, marques mondialement connues, avaientsystématiquement de meilleures notes que les autres. De façon plus intrigante, l’activitécérébrale des sujets – qui était visualisée par IRM (imagerie par résonnance magnétique)– était différente selon le type d’écran qu’ils venaient de voir. Lorsqu’ils avaient vu sur leurécran l’une des marques connues, une zone spécifique – le striatum ventral – située sousle cortex et semble-t-il consacrée à la récompense et au plaisir, c’est-à-dire le siège de lamotivation –, s’activait davantage.

En revanche, une autre zone, le cortex orbitofrontal, région du cortex frontal qui entreen jeu dans le processus de décision, était moins actif pour les boissons connues, et plusactif pour les marques inconnues ; comme si la marque visait à amoindrir les capacités deréflexion préalables à la décision2. Nos décisions sont manipulées de différentes façons etplus certains accumuleront du savoir, plus il sera urgent de populariser ce savoir.

Une fois tout cela compris, ne commençons-nous pas à regretter le monde néoclassiquepur, où la décision de consommation correspondait à un choix rationnel et pas à l’influenced’une série de signaux suggestifs ou d’auto-illusion ? Quoi qu’il en soit, les économistesont également investi le champ de la neuroéconomie et tentent de comprendre par quelsmécanismes le cerveau évalue les décisions qu’il prend ou tout simplement comment ilattribue une valeur aux objets, aux actes, puis comment il prend ses décisions, commentil mémorise et comment il oublie de façon sélective, s’il est véritablement le siège des

1. Simone Kühn et Jürgen Gallinat, « Does taste matter ? How anticipation of cola brands influences gustatoryprocessing in the brain », PLOS One, avril 2013.

2. Pierre Barthélémy, qui relate cette étude sur son blog http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2013/06/16/comment-les-grandes-marques-influent-sur-nos-cerveaux/, en souligne aussi les limites méthodologiques. Il alerte égalementsur les dangers potentiels de ce type d’influence.

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différents conflits interpersonnels, ce que les recherches actuelles semblent en effetsuggérer. De plus, certains traits comportementaux décrits en introduction semblentêtre visualisés dans le cerveau. Par exemple, un des enseignements de cette disciplinea trait au biais d’aversion à la perte. Des chercheurs1ont évalué les zones actives ducerveau lorsque les individus de l’étude (des sujets recrutés à Caltech) doivent gérerun portefeuille d’actions et réaliser des transactions. Les gains ou les pertes avaient desimpacts différents : certaines zones s’activaient spécifiquement en cas de gains, notammentle cortex préfrontal, et pas dans le cas de pertes, indiquant ainsi une asymétrie. D’autrepart, les auteurs suggèrent que cette zone s’active en fonction des gains bruts en capital,mais pas en fonction de la valeur espérée des gains nets, qui serait pourtant ce qui sepasserait si les agents maximisaient une utilité espérée.

La mesure physiologique du stress et les mécanismes de prise

de décision

Ce lien entre les neurosciences et la rationalité a été approfondi et donne des conclusionsparticulièrement frappantes. Ainsi, l’étude de la pauvreté s’est enrichie d’une meilleureconnaissance des raisons profondes de l’absence apparente de rationalité de la part depopulations en situation de grande difficulté. Dans un article paru dans la prestigieuserevue Science2, Johannes Haushofer et Ernst Fehr étudient les trappes de pauvretédues à l’enchaînement de causalités réciproques entre pauvreté et mauvaises décisionséconomiques. Ils montrent notamment que la pauvreté est associée à un stress mesuré parle taux de cortisol dans l’organisme ; certaines études indiquent que ce lien est causal3 ; letaux mesuré est le cortisol dans la salive ; les sujets vivant au Kenya reçoivent aléatoirementun transfert en espèces de 0, 400 ou 1 500 dollars ; seuls ceux qui reçoivent le montantmaximal voient leur taux de cortisol baisser significativement, le montant étant associé àune diminution substantielle ; alors que le bonheur mesuré sur une échelle de satisfactionaugmente sensiblement et dans les mêmes proportions pour les individus ayant reçu400 ou 1 500 dollars ; le taux de cortisol serait ainsi une mesure objective du stress plusperformante que l’autodéclaration. Qui plus est, dans des études séparées, la présence decortisol est associée à des comportements d’investissement de court terme et averse aurisque4.

1. Cary Frydman, Nicholas Barberis, Colin Camerer, Peter Bossaerts et Antonio Rangel, « Using neural data totest a theory of investor behavior: An application to realization utility », Journal of Finance, 2013. Voir aussi unintéressant article de synthèse de Thomas Renault (Paris 1 et Ieseg Paris) sur son blog, citant cet article et quelquesautres exemples liés à la finance comportementale.

2. Johannes Haushofer et Ernst Fehr, « On the psychology of poverty », Science, 344, 862, 2014.3. J. Haushofer, J. Shapiro, « Household response to income changes: Evidence from an unconditional cash

transfer program in Kenya », Massachusetts Institute of Technology Working Paper, 2013 ; disponible surhttp://web.mit.edu/joha/ www/publications/haushofer_shapiro_uct_2013.11.16.pdf

4. A. Cohn, J. Engelmann, E. Fehr, M. A. Maréchal, « Evidence for countercyclical risk aversion: An experiment withfinancial professionals ». UBS International Center of Economics in Society Working Paper, n˚ 4, 2013 ; disponiblesur http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2327557. Dans cette étude, les auteurs induisent un état destress chez des sujets en les soumettant à une menace de chocs électriques d’intensité variable (rien de moins !).Dans les groupes où le stress induit était plus fort par les conditions expérimentales, l’aversion au risque relativemesurée à travers différents comportements d’investissements observés par la suite était plus élevée que dans lesautres groupes. D’autres études se contentent de projeter des images de films d’horreur pour induire de façonexogène ces variations de stress.

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Pris ensemble, ces enchaînements sont interprétés par les auteurs comme un cercle vicieuxpar lequel, si le cortisol conduit à un comportement de survie efficace dans le court terme, ilentraînerait dans le long terme des décisions d’investissement sous-optimales entretenantle cycle de sous-développement économique.

5 Implications de politique économique

On voit à travers les différents exemples donnés depuis le début de ce chapitre quenombreux sont les comportements différents de ceux de l’homo economicus. Nous allonsmaintenant conclure ce chapitre en évoquant les implications de politique économiqueque l’on peut tirer du champ.

Comment les écarts à la rationalité redéfinissent l’optimum

social ?

L’une des applications les plus intéressantes de l’économie comportementale est celle de laconception et de l’évaluation des politiques publiques. Les apports sont à un double niveau.D’une part, à partir du moment où l’on sait que les individus ou les ménages réagissent àdes incitations dans un sens parfois différent de ce que prédit la théorie microéconomiqueclassique, on peut mieux à la fois prendre la mesure des comportements qu’il faut corrigeret tenter de les influencer ; ainsi, l’incohérence temporelle qui conduit certains individus àne pas épargner suffisamment pour la période de leur vie où ils ne pourront plus travaillerest un trait de caractère assez répandu qui conduit à la mise en place de plans de retraiteobligatoires ou très incitatifs, avec notamment des pénalités de retrait anticipé. Ainsi, unepolitique de lutte contre la pauvreté devra-t-elle, si on en croit les enseignements de lasection précédente, tenter de lutter contre ses causes réelles, qui seraient en partie liées àl’incapacité à prendre de bonnes décisions économiques quand les conditions de revenuet d’incertitude engendrent un stress important.

D’autre part, et à un niveau plus fondamental, se pose la question du bon critèrepour évaluer le bien-être des individus. Dans l’environnement rassurant de l’édificenéoclassique, les individus ont des comportements rationnels, issus de préférencesdotées de propriétés de stabilité, de cohérence et n’ont pas de biais de perception. Dansl’environnement plus mouvant de la théorie comportementale, toutes ces composantesvolent en éclats. Pour ne donner que trois exemples, si vraiment les chauffeurs de taxiarrêtent leur journée alors que le gain marginal de continuer est plus important quele coût marginal de l’effort, faut-il les aider à comprendre qu’il faudrait continuer ? Siles individus ont une préférence pour le présent qui les fait préférer consommer plutôtqu’épargner et renoncer à leur plan d’épargne décidé hier, faut-il maximiser leur bien-êtredu point de vue de leurs préférences d’aujourd’hui, ou au contraire d’hier ? Enfin, si lesindividus ont des biais de perception les faisant mal estimer les très faibles probabilités,par exemple de l’impact potentiellement catastrophique des OGM, faut-il les suivre etappliquer un principe de précaution ou se contenter de maximiser le bien-être sur la basede probabilités objectives ?

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À ce jour, ces questions ne sont pas tranchées, et chacun d’entre nous peut avoir sa propreopinion sur le sujet. On peut ainsi penser qu’il faut systématiquement laisser les individusdécider de leur comportement mais les laisser assumer leurs erreurs. On peut au contrairedécider à leur place de ce qui est mieux pour eux. La décision ici est de nature politique.

Un troisième niveau des politiques publiques

Il faut en effet mentionner la montée en puissance d’une behavioral public policy analysis,qui tente d’encourager les citoyens à agir dans un sens plus conforme à leur proprebien-être. Jusqu’à présent nous avions vu deux niveaux de politiques publiques : cellesvisant à interdire ou à obliger, c’est-à-dire des politiques coercitives, comme des politiquesde quota ou de prix fixes ; et celles visant à inciter, par une taxation ou des subventions.L’économie du comportement apporte une troisième et nouvelle stratégie d’intervention,avec ce qu’on appelle le nudging ou la nudge theory, que nous pourrions traduire par unepolitique de coup de pouce ou d’appui en douceur de la bonne décision.

Ce corps de doctrine issu autant de l’économie que de la science politique est fondésur l’idée qu’il est possible d’influencer le comportement des individus ou des acteurséconomiques sans contraintes supplémentaires (les politiques de type 1), et sans changerdirectement les incitations économiques (les politiques de type 2). Le concept a étédéveloppé par Richard Thaler et Cass Sunstein, auteurs d’un ouvrage retentissant, Nudge,en 2008 et déjà évoqué au début de ce chapitre. Ces auteurs définissent le concept acontrario : une telle incitation (a nudge) doit être le résultat d’une intervention peuonéreuse et simple, visant à suggérer de meilleurs choix. Trois exemples différentspermettront de comprendre les différents niveaux possibles d’intervention et en quoile nudge est perçu comme la plus moderne et peut-être la plus effective.

Une politique proenvironnementale consiste par exemple à diminuer la consommationd’électricité des foyers ; la politique la plus primitive, de type 1, consisterait à attribuerun quota de consommation à chaque ménage en fonction de sa composition, quota qu’ilest interdit de dépasser. Si vous vouliez faire une troisième machine à laver cette semaine,ce n’est plus possible car le quota est atteint. Une seconde politique, plus incitative,consiste à surtaxer la consommation d’électricité, soit dès le départ soit, mieux, au-delàd’un certain seuil ; ainsi, si le besoin de la troisième machine à laver est important, vousla feriez, mais si vous pouvez vous en passer, vous attendriez la semaine suivante. Lapolitique du nudge, qui a été tentée à San Marcos en Californie, a consisté à informer lesménages sur leur consommation et notamment leur position par rapport à la moyenne.La politique visant à simplement informer factuellement les ménages avait bien contribuéà diminuer la consommation de ceux au-dessus de la moyenne. Mais elle avait aussi faitaugmenter la consommation des ménages en dessous de la moyenne, qui se sentaientdéculpabilisés ! Pour éviter cette convergence vers la moyenne, on a imaginé une nouvellefaçon d’informer les ménages : les factures comprenaient un emoticon (soit un sourire,smiley, soit au contraire un visage triste ou avec un froncement de sourcil, un frown)sur la facture d’électricité lorsque la consommation était en dessous ou au-dessus de lamoyenne. Ce type de « suggestion » a permis de réduire la consommation globale defaçon importante et à moindre coût. Et ce, même si elle a été assortie d’une explication du

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besoin environnemental de réduire la consommation d’énergie. Pour autant, personnene conteste l’idée que la politique incitative (payer plus cher l’énergie) reste la meilleureoption ; simplement, aux États-Unis, elle fait perdre les élections.

Un second exemple de ce triptyque des politiques est le suivant : pour lutter contrel’obésité et le développement du junk food, on peut interdire certains composants ou lesréguler ; par exemple, on pourrait décréter que les frites amidonnées et les gras saturéssont désormais impropres à la consommation ; on peut aussi les surtaxer, de même queles sucres et l’huile de palme, comme cela se fait depuis peu en France ; on peut enfin« suggérer ». Dans ce cas précis, Thaler et Sunstein proposent de mettre, dans les cantinesscolaires, ou dans les supermarchés, les aliments à base de fruits et légumes à hauteur desyeux ; et de reléguer les acides gras trans plus loin, par exemple en bas des rayons ou desplateaux de présentation.

Enfin, en matière de police de la route, on retrouve ce triptyque : on interdit de roulerau-dessus de 50 à l’entrée des agglomérations ; l’interdiction ne suffisant pas, on peutensuite placer des radars automatiques aux entrées des agglomérations et il faut bienreconnaître que cette taxation de la vitesse est assez efficace ; mais elle est parfois mal vécueet peut elle aussi inverser le résultat des élections ! Depuis peu, certaines municipalités ontintroduit des capteurs de vitesse reliés à un panneau lumineux qui indique la vitesse en vert– et parfois avec un smiley – lorsque celle-ci est inférieure au maximum autorisé et en rouge– avec un frown – lorsqu’elle est au-dessus ; et cela fonctionne plutôt bien. L’homo economi-cus ne devrait pas changer sa vitesse, l’homo comportementalis la réduit s’il est stigmatisé1 !

D’une certaine manière, cette théorie du nudging rejoint celle des motivations extrinsèqueset intrinsèques développée par Benabou et Tirole. Nous agissons pour des motivationsextrinsèques (monétaires) ou pour des motivations intrinsèques (souci d’apparaîtrecomme une personne éthique), mais les deux interagissent parfois difficilement.

Enfin, l’intérêt du nudging est qu’il est peu coûteux, donc que différents messagespeuvent être expérimentés : par exemple, pour inciter au don d’organes, dire que d’autresont besoin de nos organes ne semble pas très efficace2. Dire qu’un jour nous pourrionsavoir besoin des dons d’organe des autres semble bien mieux fonctionner !

On peut se demander si ce type de politique peut s’appliquer à d’autres secteurs. Parexemple, pour lutter contre la surconsommation médicale, ne pourrait-on faire apparaîtreau dos des ordonnances le coût réel pour la Sécurité sociale ? Peut-être hésiterions-nousalors à acheter trois boîtes de médicaments qui coûtent chacune 10 centimes d’euros etparfois plusieurs centaines d’euros à la collectivité ? Pour éviter que des enfants de 11 ansne passent leur journées à jouer à Minecraft, peut-on imaginer un programme qui leurenvoie un frown au bout de deux heures ou un smiley quand ils se déconnectent ?

1. L’auteur du manuel a même vu récemment des panneaux sur l’autoroute qui indiquaient : « La voiture immatriculée8912 CBE » roule trop vite ; il s’est demandé une fraction de seconde s’il s’agissait de la sienne, avant d’êtredépassé par une voiture immatriculée 8912 CBE 14. Il a alors été rassuré, tout en constatant que le conducteur nesemblait pas avoir été influencé par le panneau.

2. http://www.ft.com/cms/s/2/9d7d31a4-aea8-11e3-aaa6-00144feab7de.html#axzz3AXjdJqkl

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6 Conclusion : les insuffisances de la théorie

microéconomique

Le point de vue de la majorité des économistes y compris comportementaux est que leursrecherches ne remettent pas en cause l’intérêt de la microéconomie et de ses concepts. Cepoint de vue n’est en effet pas très fécond ; lorsque nous ouvrions le chapitre 21 consacréaux asymétries d’informations, nous reprenions le point de vue de Jean Tirole. Selon lui,les entreprises ne sont pas en apparence rationnelles, non pas par envie ou par stupidité,mais parce que la rationalité est dissimulée à un autre niveau, celle d’un plus grand nombred’acteurs en interaction stratégique (les actionnaires, les dirigeants, les salariés). La prise encompte de ces autres niveaux aboutit à un changement de point de vue radical sur l’analysede la décision au sein des entreprises. A contrario, la critique facile, « les entreprises ne sontpas rationnelles », ne nous aurait pas beaucoup éclairés sur les principes de régulation deces entreprises. De fait, tout en en conservant les outils de base, l’ensemble des résultats setrouve modifié, à la fois plus précis empiriquement et avec des implications normativesdifférentes. L’aléa moral et la sélection adverse conduisent à l’irrationalité collective del’entité « entreprise » et au-delà du marché à partir de la rationalité individuelle de cesacteurs. Elles se corrigent partiellement ou totalement par des contrats, des incitations,des obligations à travers par exemple des assurances obligatoires agrégeant les risques.

Nous voulons ici renouveler cette démarche : ce n’est pas parce que les décisions desindividus sont parfois non rationnelles qu’il n’existe pas des formes de rationalités cachéesdans leurs comportements. Le conflit stratégique entre les differents selfs (celui de courtterme qui cède à la tentation, celui de long terme qui tente de le préserver) constitue deuxentités rationelles. De même qu’on pouvait améliorer les prises de décision des entreprisespar des réponses institutionnelles, il est possible d’encadrer le comportement individuelgrâce à des contraintes, des interdictions, des obligations.

Ce sont là des choix de société : certaines choisiront le paternalisme (asymmetricpaternalism) : la société est partiellement responsable des erreurs de ses citoyens. Le casextrême est par exemple de rendre pénalement responsable l’ami qui, à l’issue d’un repasarrosé, laisse l’invité ivre reprendre le volant1. On admet que la personne ivre n’est pasrationnelle, et on oblige alors la personne rationnelle à la protéger contre elle-même. Onoblige le chômeur à accepter des offres d’emploi « acceptables » sous peine de sanction, etdonc on délègue la rationalité à l’agent de Pôle Emploi qui saurait mieux que l’individuce qui est dans son intérêt.

D’autres sociétés au contraire décident de laisser à chacun l’entière responsabilité de sesactions : la personne sobre ne sera pas jugée pour laisser la personne ivre se comporterde façon dangereuse. Dans le New Hampshire, où l’on peut conduire à moto sans casque,

1. Ce qui est le cas en France en vertu d’une interprétation audacieuse de l’article 121.3 du Code pénal et notammentde son 4e alinéa (voir http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/03/05/01016-20140305ARTFIG00123-six-mois-ferme-pour-avoir-laisse-son-ami-ivre-conduire.php?pagination=5), mais pas au Canada où la Cour suprêmefédérale a jugé « que les hôtes d’une fête privée ne peuvent pas être tenus responsables d’un accident commis parun de leurs invités qui aurait trop bu », contrairement aux tenanciers de bars qui sont eux logiquement responsables.http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2006/05/05/001-CS-alcool-responsabilite.shtml

Page 21: Principes de microéconomie...Lesenseignementsdel’économiecomportementale 5 En réalité, ces comportements, déjà amplement discutés au cours des différents chapitres de ce

Les enseignements de l’économie comportementale 21

la devise de l’État est « Live Free or Die ». Être libre de ses actes mais évidemment ensubir les conséquences. Ce n’est pas à autrui de protéger les autres, c’est-à soi-même. Lecorollaire est que cela ne sera pas à la collectivité de prendre en charge les dépenses desanté après un accident à moto. C’est la devise libertarienne par excellence.

On a donc ici les deux branches de l’alternative : solidarité allant de pair avec lepaternalisme d’une part, et liberté allant de pair avec la responsabilité individuelle d’autrepart. Aucun critère économique ne peut trancher entre les deux ; c’est une question dechoix démocratique et de détermination philosophique. Le rôle de l’analyse des sciencessociales est d’expliciter les choix et de les rendre conscients pour les citoyens. Dans lecadre de ce chapitre, les branches de l’alternative paternalisme incarné par la politique detype 1 visant à interdire ou responsabilité individuelle en incitant économiquement, entaxant, a été subtilement tranchée par le concept de nudging, qui permet d’influencer touten laissant un maximum de liberté aux ménages. Du reste, Thaler et Sunstein qualifientleur politique de libertarian paternalism, indiquant qu’ils ne réduisent pas l’espace dechoix des individus mais conservent la notion de paternalisme asymétrique, estimant quebeaucoup de gens sont en fait heureux qu’on les incite à faire des choix différents de ceuxqu’ils feraient autrement dans leur propre intérêt de long terme.

Les implications de ce concept sont très riches et beaucoup reste encore à apprendre.On notera en guise de conclusion qu’elles ne sont pas cependant la réponse ultime auxgrands problèmes sociaux. Le marketing comportemental s’en empare également, nonpas dans notre propre intérêt mais au contraire pour nous pousser à faire autre choseque ce que nous considérons approprié et il convient d’être conscient de ces influences.Cela nous amène naturellement à la seconde observation : s’il est possible de défairel’influence du nudging en comprenant comment il agit, cela s’applique aussi aux actionspubliques. Du reste, tout est une question de degré et de généralisation : si nous évoluionsdans une société où le gouvernement nous envoyait toutes les 10 minutes par texto dessmiley ou des visages tristes dès que nous adoptons des comportements coopératifs oucontre-productifs, ne développerions-nous pas des anticorps à ces politiques ?

De nouveau, les enseignements de la recherche ne permettent pas toujours de répondre àtoutes les questions. Mais il est indéniable qu’ils permettent de poser les termes du débatde façon claire.