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1. Merci aux premiers lecteurs de l’article: Jean- Jacqu es Beck er, Stépha ne Aud oin-Rouzea u, Jean - Franç ois Chanet, Anne Rasmus sen et Leonard V. Smith . 2. Vi vi PERRAKI , « Du non-dit au cliché: les av atars de Grande Guerre et de Guerre mondiale »,  Mots. Les langages d e la politique ,n° 24, septembre 1990, p. 5-18. L’Histoire, les historiens et la société Les mot s pour le dire:  Jean-Norton Cru, du témoignage à l’histoire Christophe PROCHASSON Est-il licite d’associer la culture de guerre telle qu’elle peut être définie au cours du premier conflit mondial à un moment historiographique 1 ? Dès 1915, les hostilités donnè rent lieu à une production éditoriale, encadrée par des struc- tures vite reconstit uées ou entièrement nouv elles, prétendant nourrir à plus ou moins longue échéance une histoire de la guerre dont la dénomination ne pou- vait enco re être stabilisée. On sait que les p révisions de b rièveté av aient dû refluer au fur et à mesure des mois qui s’écou laient. Il fallait désormais s’instal- ler dans un provisoire durable qui ne devait pas exclure d’en faire l’histoire alors même que les événement s n’étaient pas achevés . Il fallait aussi prév oir que la « guerr e de 1914», puis «de 1914-1915» et bientôt «de 1914-…», en to ut ét at de cause reconnue comme «grande guerre» dès 1915 2 , attirerait un jour des histo - riens en nombre. Prof essionnels ou non, mili tair es ou civils, essa yist es ou uni- versitair es, quelques historiens commencèrent un premier travail de classification et d’épuration du matériau qui étaierait l’histoire de demain. Témoignage s en nombre, rapports et enquêtes o fficiels, archives de l’État et des institution s, traces matériell es et œuvres d’art pouvaient fai re l’objet de collec- tions systém atiques, comme tentai ent d’en const ituer les époux Leblanc, indus- triels frappés par l’événement tout en restant les héritiers directs d’un XIX e siècle collectionneur. Affolés par une telle profusion de sources – car en ce moment extrême de la conscience hi storique moderne, tout semble pouv oir donner matière à his- toire –, certains voulure nt consacrer une p artie de leur temps à un gigantes que trava il de classement. Cette entreprise concerna au premier chef le témoignage. Aux fin s de ne point tra hir la vérit é du jour, il con ven ait de hié rarc hise r, de répudier ou d’accepte r, en fonction de critères qu’il était nécessaire d’ex pliciter . REV UE DHIST OIRE MODE RNE ET CONTEMPORAIN E 48-4, octobre-décembre 2001.

Prochasson, Christophe - Les Mots Pour Le Dire - Jean-Norton Cru, Du Témoignage à l'Histoire

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  • 1. Merci aux premiers lecteurs de larticle : Jean-Jacques Becker, Stphane Audoin-Rouzeau, Jean-Franois Chanet, Anne Rasmussen et Leonard V. Smith.

    2. Vivi PERRAKI, Du non-dit au clich : les avatars de Grande Guerre et de Guerre mondiale ,Mots. Les langages de la politique, n 24, septembre 1990, p. 5-18.

    LHistoire, les historiens et la socit

    Les mots pour le dire :Jean-Norton Cru, du tmoignage lhistoire

    Christophe PROCHASSON

    Est-il licite dassocier la culture de guerre telle quelle peut tre dfinie aucours du premier conflit mondial un moment historiographique1 ? Ds 1915,les hostilits donnrent lieu une production ditoriale, encadre par des struc-tures vite reconstitues ou entirement nouvelles, prtendant nourrir plus oumoins longue chance une histoire de la guerre dont la dnomination ne pou-vait encore tre stabilise. On sait que les prvisions de brivet avaient drefluer au fur et mesure des mois qui scoulaient. Il fallait dsormais sinstal-ler dans un provisoire durable qui ne devait pas exclure den faire lhistoire alorsmme que les vnements ntaient pas achevs. Il fallait aussi prvoir que laguerre de 1914, puis de 1914-1915 et bientt de 1914-, en tout tat decause reconnue comme grande guerre ds 19152, attirerait un jour des histo-riens en nombre. Professionnels ou non, militaires ou civils, essayistes ou uni-versitaires, quelques historiens commencrent un premier travail declassification et dpuration du matriau qui taierait lhistoire de demain.Tmoignages en nombre, rapports et enqutes officiels, archives de ltat et desinstitutions, traces matrielles et uvres dart pouvaient faire lobjet de collec-tions systmatiques, comme tentaient den constituer les poux Leblanc, indus-triels frapps par lvnement tout en restant les hritiers directs dunXIXe sicle collectionneur.

    Affols par une telle profusion de sources car en ce moment extrme dela conscience historique moderne, tout semble pouvoir donner matire his-toire , certains voulurent consacrer une partie de leur temps un gigantesquetravail de classement. Cette entreprise concerna au premier chef le tmoignage.Aux fins de ne point trahir la vrit du jour, il convenait de hirarchiser, derpudier ou daccepter, en fonction de critres quil tait ncessaire dexpliciter.

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  • On pourrait sans doute sinterroger sur les motivations personnelles qui pous-srent ces esprits entreprendre une telle tche frappant singulirement notreregard imprgn des lectures de Borgs ou de Prec. Luvre monumentale deJean-Norton Cru, la plus acheve dans ce genre, pourrait sapprcier cetteaune anachronique. Elle nous livrerait peut-tre le secret dune psychologiedroute par la guerre et rfugie jamais dans un ressassement productif maispathologique. Nous y lirions ainsi les traces probables de lun de ces trauma-tismes qui retiennent aujourdhui lattention des historiens de la GrandeGuerre3. Mais ce serait l, sans doute, saventurer sur un terrain trop incertain.Il ne sera donc tenu compte ici que des formes de la manifestation de ce qui puttre une blessure de guerre mais qui relve aussi dune dmarche intellectuelleque partagrent bien des historiens.

    TMOINS ET TMOIGNAGES

    Jamais avant la Premire Guerre mondiale, la question du tmoignage neprit la dimension sociale quelle acquit alors. Quelle ait revtu par tradition unfort contenu spirituel, notamment au travers du martyr chrtien, ou quelle aitnourri la rflexion des juges, facilita peut-tre son mergence comme cl fon-damentale dune histoire construire. Ds le dbut du conflit, Charles Petit-Dutaillis, alors recteur de lacadmie de Grenoble, demanda aux instituteursde son ressort de consigner par crit les vnements quils taient en train devivre et quils estimaient dignes dtre relevs. Par une circulaire du 3 mai1915, le directeur de lEnseignement suprieur demandait son tour auxsocits savantes, comits dpartementaux de lhistoire de la Rvolution, rec-teurs dacadmie et professeurs duniversit, de mobiliser les instituteurscomme lavait fait Petit-Dutaillis. Il leur recommandait expressment de nac-cueillir que des renseignements rigoureusement contrls , car il ne sagissaitpas de laisser stablir des lgendes , ni des mots historiques invents 4. Leshistoriens de la guerre identifirent assez aisment la place ambigu dutmoin, tout la fois ncessaire et redoutable. Comment en effet traiter dutmoignage dlicatement pris entre les exigences de lhistoire scientifique laquelle on appelait depuis le dernier quart du XIXe sicle et lauthenticit,mme brouille, du souvenir ou ce que lon dsignerait aujourdhui commemmoire ? La polmique sur les origines de la guerre, et donc sur les respon-sabilits de celle-ci, ayant pris une importance considrable ds les premiressemaines du conflit, comme les controverses nes des atrocits commises par

    3. Des archives personnelles de Jean-Norton Cru, il nous reste surtout sa bibliothque person-nelle, compose de trs nombreux livres annots mais peu de documents susceptibles de rpondre auxquestions que les historiens peuvent se poser sur sa personnalit.

    4. Revue historique, mai-juin 1915, p. 420. Voir Jean-Jacques BECKER, Mil neuf cent quatorze : com-ment les Franais sont entrs dans la guerre : printemps-t 1914, Paris, Presses de la FNSP, 1977.

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  • les soldats allemands sur les populations civiles belges et franaises, firent de laqualit du tmoignage un impratif absolu5. Dans la guerre politique, quiaccompagnait le choc des armes, la dnonciation du mensonge constituait unmoment fort. En consquence, son dvoilement et par contrecoup le caractreirrfutable des tmoignages mobiliss au service de la cause ou de la thsedfendue, participaient de lefficacit la plus recherche. Pour ce faire, ilconvenait dnoncer les rgles permettant dtablir le bon tmoignage et dercuser, sans piti, les tmoignages douteux. Lexigence scientifique et moralese combinait ainsi harmonieusement avec la ncessit politique.

    Du bon tmoignage

    Le tmoin dhistoire na pas le mme statut que le tmoin en justice. Saparole est bien plus quun message informatif . Elle possde une rflexivitpolitique et une dimension morale6. Il nen demeure pas moins que les deuxformes testimoniales partagent une mme dfinition minimale que jemprunte Renaud Dulong : tout compte rendu certifi par lexprience de son auteur constitue un tmoignage 7. On comprendra que luvre de Jean-Norton Crupuisse constituer une page importante dans lhistoire thorique du tmoi-gnage . Ce tmoin de tmoins , qui reprit son compte le requisit desmagistrats vis--vis dun tmoin oculaire : faire la preuve quil raconte ce quila vu 8, ne fut pourtant pas le seul de son espce mme sil fut sans doute le cri-tique le plus svre. Son ouvrage, Tmoins, publi en 1929, nen occupa pasmoins le centre des controverses autour du tmoignage de guerre durant toutlhiver 1929-1930. Les admirations le disputrent aux haines que cet auteurindpendant, ayant migr aux tats-Unis pour devenir professeur WilliamsCollege dans le Massachussets partir de 1908, avait allumes en sen prenantaux valeurs littraires les plus sres. Sa conception du tmoignage lui valutquelques rpliques cinglantes comme celle de lune de ses cibles favorites,Roland Dorgels, crivant dans les Nouvelles Littraires : Ce que M. Cru inau-gure, cest, en somme, la critique selon saint Thomas. Ce quil na pas vu, il lenie. Il le nie obstinment, aveuglment. Il sait mieux que nous ce qui se passaitdans notre propre tranche, reprend les artilleurs, dment les sapeurs du

    5. Stphane AUDOIN-ROUZEAU, Lenfant de lennemi 1914-1918, Paris, Aubier, 1995 et JohnHORNE, Alan KRAMER, German Atrocities 1914. A History of Denial, New Haven,Yale University Press,2001.

    6. Renaud DULONG, Le Tmoin oculaire. Les conditions sociales de lattestation personnelle, Paris,ditions de lEHESS, 1998, p. 16. Se reporter aussi Michael POLLACK avec Nathalie HEINICH., Letmoignage , Actes de la recherche en sciences sociales, n 87, juin 1986, p. 75-92, ainsi qu AnnetteWIEVIORKA, Lre du tmoin, Paris, Plon, 1998. Pour la guerre de 1914, voir plus particulirement :Grard CANINI, Mmoire de la Grande Guerre.Tmoins et tmoignages, Nancy, Presses Universitaires deNancy, 1989 ainsi que les pages consacres ce sujet dans Stphane AUDOIN-ROUZEAU et AnnetteBECKER, 14-18. Retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 50-58.

    7. R. DULONG, Le tmoin oculaire, op. cit., p. 43.8. Ibid., p. 74.

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  • gnie, contredit les aviateurs, et pousse laplomb jusqu rcuser le tmoignagede Remarque comme combattant allemand 9.

    Sarrter sur le cas Norton Cru pour approcher les catgories qui gouver-nent selon lui le bon tmoignage ne revient pas le considrer comme repr-sentatif , mais comme le plus propre rendre compte des limites extrmesauxquelles peut tendre la critique du rcit propos par un tmoin. NortonCru disposait de quelques habitudes professionnelles qui clairent ses choixsans pour autant en rendre compte dans leur totalit. Son patronyme, parti-cipe pass du verbe croire, le prdisposait-il inconsciemment travailler sanscesse les catgories du doute ? Ses origines protestantes lencouragrent-elles entretenir avec la vrit un rapport spcifique10 ? Son mtier de professeurde littrature et de langue le poussait-il (mais comment ?) une vigilance par-ticulire lorsquil sagissait de penser les rapports entre littrature et vrit ?Toujours est-il que cet ancien combattant de la Grande Guerre, n en 1879dune mre anglaise et dun pre franais pasteur ardchois, mobilis en 1914et ayant pass les trois premires annes du conflit sur le front avant de deve-nir interprte auprs des armes britanniques puis amricaines partir defvrier 1917, commena rassembler et lire les tmoignages sur la guerre,publis ds 1915, au cours de lanne 1916. Pouss par sa famille rdiger sespropres souvenirs, il prfra se livrer ce quil dfinit lui-mme comme uneentreprise scientifique : analyser les tmoignages crits sur la guerre. Il slec-tionna 250 auteurs et 300 volumes publis entre 1914 et 1928 puis commenaen 1923 un norme travail de critique qui dboucha sur la clbre publicationde 192911.

    Pour Norton Cru, lenjeu que recouvre la question du tmoignage deguerre est proprement formidable. Sa dmarche ne sapparente nullement celle de lhistorien rudit, mme sil en partage souvent les pratiques et silconoit que son travail doive dabord servir aux historiens du lendemain. Maisil aspire beaucoup plus. De la qualit du tmoignage sur la Grande Guerredpend ni plus ni moins que la destine future de lhumanit 12. Les insuffi-sances de la science du tmoignage de son temps (Cru nest pas sans bienconnatre les travaux des psychologues sur la question), qui inverse souvent les

    9. Roland DORGELES, Monsieur Cru ou la critique selon St. Thomas , Nouvelles Littraires,11 janvier 1930, cit par Leonard V. SMITH, Jean Norton Cru, lecteur des livres de guerre , Annalesdu Midi. Revue de la France mridionale, t.112, n 232, octobre-dcembre 2000, p. 517.

    10. Cette thse est dfendue par Leonard Smith (mme si nous ne savons rien de prcis quantau rapport au protestantisme quentretenait ce fils de pasteur) pour qui la dmarche de lecteur deCru signifiait remplir une obligation sculire, mais sa manire profondment religieuse, de tmoi-gner de la vrit devant ses compatriotes devant la postrit : L.V. SMITH, art. cit., p. 520.

    11. Pour tous les lments biographiques, se reporter au livre de Norton Cru qui peut se lireaussi comme un livre de souvenirs en creux : Jean-Norton CRU, Tmoins. Essai danalyse et de critiquedes souvenirs de combattants dits en franais de 1915 1928, Paris, Les tincelles, 1929, rd., Nancy,Presses universitaires de Nancy, 1993.

    12. J.-N. CRU, Le tmoin de guerre , Le Crapouillot, aot 1930, p. 20.

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  • rles entre bons et mauvais tmoins, ont pour consquence dinterdirelaccs une connaissance correcte de la guerre. Cette mconnaissancecontient en germe le pril dune autre guerre.

    Quand Jean-Norton Cru livre, en tte de son ouvrage, des informationsbiographiques le concernant ( lexclusion toutefois dun portrait psycholo-gique), cest aux fins de respecter lun de ses propres critres qui font le bontmoignage. Ce dernier ne peut maner dun anonyme. Il faut connatre dutmoin tout ce qui permettra dclairer la teneur de son tmoignage : son exp-rience de la guerre, en tout premier lieu, naturellement (les fonctions, le grade,lunit, la dure de sjour au front, etc.) ; mais aussi dans la mesure du pos-sible, la date de sa naissance et, quand il y a lieu, celle de sa mort, ses originesfamiliales, ses tudes, ses diplmes, sa profession. Cest le tmoin qui fait letmoignage et non linverse. La dclinaison de son identit et de sa biographievient valider la relation testimoniale que lon entreprend. Norton Cru est ainsi lorigine dune prosopographie qui guida et guide encore bien des tudesdhistoriens. Ses informations rsultant du croisement de sources secondaires(il ne put aller la source des tats civils par exemple), Norton Cru en sou-ligne, quand il le faut, les contradictions, comme dans le cas de la date de nais-sance de Barbusse, ou les silences.

    Telle est la mthode de travail. Il convenait ensuite dexpliciter les choix.Ceux-ci devaient rpondre lobjectif du livre que Jean-Norton Cru prsentaiten ces termes :

    Ce livre a pour but de donner une image de la guerre daprs ceux qui lont vue de plusprs ; de faire connatre les sentiments du soldat, qui ne sont pas des sentiments acquis parimitation ou par influence, mais qui sont sa raction directe au contact de la guerre. Il a pourbut de faire connatre toute une littrature, toute une classe de tmoignages, une attitudedesprit, une foi, un idal, lme secrte de cette franc-maonnerie des poilus, toutes chosesinconnues, ou plutt, et ce qui est pire, mal connues et mconnues 13.

    Ds lors ne pouvaient tre slectionns que les rcits provenant dauteursayant sjourn sur le front et dans des conditions leur ayant permis davoir uneconnaissance directe de ce quils relataient. Ainsi ne retient-il pas les tmoi-gnages dauteurs dont le grade est suprieur celui de capitaine. Ds que letmoin sloigne du rcit de sa propre exprience, par exemple sous linfluencede lectures ultrieures ou de lgendes qui viennent troubler son rcit person-nel, il perd de sa fiabilit : Ces quelques citations prouvent de la faon la plusirrcusable que lauteur a racont les faits non daprs ses notes du front, maisdaprs ses lectures ou daprs le folklore de larrire, celui de la priodeoctobre 1914-mai 191514. Il fait les mmes reproches tous ceux qui abdi-quent leur autonomie intellectuelle, pensant, hlas, mieux servir les historiens

    13. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 13.14. Recension dAdrien Bertrand, La victoire de Lorraine. Carnet dun officier de dragons, Paris et

    Nancy, Berger-Levrault, 1915 : ibid., p. 91.

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  • de demain en confrant leur propos une porte gnrale dont le tmoignageindividuel serait dpourvu. Cest prcisment le contraire que soutient NortonCru tout au long de son livre. Le tmoignage na de valeur que sil est authen-tifi par la prsence littraire du tmoin.

    Cette condition de production du tmoignage constitue lun des lmentsde validation. Elle nen est pas la seule. Viennent ensuite des qualits interneset associes la personne mme de lauteur. La premire tient la dimensionlittraire du texte. cet gard, la position de Norton Cru est plus nuancequil ny parat de prime abord. Sil semble en effet repousser la littrature (quil distingue du roman) de lhorizon du tmoignage, car la recherche des effets loigne lauteur du souci quil doit avoir de rapporter les faits dansleur exactitude la plus absolue, il nen sait pas moins recourir des catgoriespropres une apprciation esthtique pour louer certains tmoignages15.Ayant demble rcuser la posie et le thtre ( On pourrait cependant yglaner des impressions de guerre, mais comme la part de la littrature y estplus grande que la part de renseignement documentaire, les inconvnients deladmission de la posie sont plus grands que ses avantages 16), il ne senmontre pas moins sensible la part littraire dune uvre pour valider ouexclure un auteur.

    Les exemples sont nombreux. Pour condamner un rcit : Le style est pro-prement apocalyptique, cest dire quil est le plus mal adapt la peinture de laguerre (en dpit de ceux qui ont us et abus du terme apocalyptique enparlant de la guerre ; noter labsence de ce mot chez Genevoix, Lintier, Pzard,Pinguet, Dongot tous les meilleurs) 17 ; ou pour en nuancer la qualit : Lesides justes, originales abondent dans le livre, bien que trop souvent malexprimes18 En gnral, lenflure, loutrance, lhroque ( Les pages surVerdun (p. 202-240) sont bien trop hroques 19), tout ce qui trahit unevolont dmonstrative appuye sur le sang, lobscne, lhorreur, etc., est dis-crdit par Norton Cru dont le systme rvle une vritable hantise de lexa-gration qui le rend parfois difficile vivre, pour ne pas dire terrifiant 20. Le meilleur tmoignage de mdecin , celui de Max Deauville, mrite toutes leslouanges prcisment parce quil est sain, honnte, sans outrance , cartantle sensationnel , le morbide , le sadisme 21, dont les seuils chez NortonCru sont difficiles rtablir tant ses arrts dpendent des circonstances de laformulation et dinvitables prjugs dont il faudrait encore tre en mesure de

    15. Daniel SHERMAN, The Construction of Memory in Interwar France, Chicago, University ofChicago Press, 1999, p. 17-29.

    16. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 11.17. Recension de Jacques dArnoux, Paroles dun revenant, Paris, Plon, 1925 : ibid., p. 86.18. Recension de Henry de Bernadotte, Les chemineaux de lOrient, Paris, Albert Messein, 1921 :

    ibid., p. 88.19. Recension de Louis Botti, Avec les zouaves, Paris, Berger-Levrault, 1922 : ibid., p. 94.20. R. DULONG, Le tmoin oculaire, op. cit., p. 88.21. Recension de Max Deauville, Jusqu lYser, Paris, Calmann-Lvy, 1917 ibid., p. 118.

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  • restituer la gnalogie. Si lhumour peut avoir sa place (nest-il pas inscrit dansle registre des passions humaines ?), il reste dans le cadre dune stricte dfini-tion qui, elle aussi, condamne lexcs, duquel il ne doit pas schapper aurisque dpuiser la valeur du tmoignage avant mme de labmer par le mau-vais got quil traduirait :

    Il y a diverses sortes dhumour. Celui dont Giraudoux et Mac Orlan usent et abusentdans leurs souvenirs de guerre est illgitime, faux, rvoltant. Il consiste prsenter la guerrecomme une grosse plaisanterie, une farce grotesque quil ne faut pas prendre au srieux. Cesauteurs laissent croire que sous les obus ils nont jamais quitt leur sourire pinc ou leur phy-sionomie gouailleuse, que langoisse na pas trouv place dans leur me. Quant langoissedes camarades, cest une grimace quils notent pour lajouter aux autres drleries 22.

    Norton Cru a loccasion de le formuler ailleurs dans son livre: La guerre estun phnomne trop redoutable pour que le persiflage soit de mise son gard23.

    linverse, le style littraire dune uvre de tmoignage peut la servir :lorsquil combine, en une alchimie assez mystrieuse que Norton Cru jugepossible, des qualits de sobrit et de concision avec le vivant , le color etl vocateur 24, toutes catgories renvoyant son univers professionnel deprofesseur de littrature. Cette esthtique de la mesure, rgie par le balance-ment tranquille du ni trop, ni trop peu , commande lensemble des apprcia-tions littraires de Norton Cru. Cette phobie de loutrance rpond uneproccupation constante. Ancrer lhistoire de la guerre au socle de faits certi-fis et crdibles.Toute dmesure, excdant les frontires sages dun rcit vri-dique, quand bien mme celui-ci traduirait une exprience rellement vcue,introduirait les germes dvastateurs du doute. On lit, sous-jacent aux normesdu bon tmoignage dessines par Jean-Norton Cru, cette rgle gnrale quiaffirme que lorsque le tmoignage rend compte dune exprience extrava-gante, il convient que celui-ci fasse place lordinaire des choses aux fins de lacertifier. Car au moindre vacillement, que provoquerait une relation frelate,cest lensemble mme de lexprience de la guerre, telle quelle tait narrepar ceux qui lavaient vcue, qui risquait de se trouver mis en cause. Tout sepasse comme si Norton Cru anticipait les mcanismes propres au ngation-nisme n dans les annes 1950 du constat avr de contradictions et dou-trances inscrites dans certains tmoignages danciens dports. Il nest guresurprenant de constater que Paul Rassinier sest appuy sur lexemple de Crudans les premires pages de son livre fondateur Le Mensonge dUlysse25.

    La littrature reste toujours un agent perturbateur susceptible de fragiliser lasincrit de lauteur et de conduire la mise en cause de son tmoignage. Celle-ci,

    22. Ibid., p. 108.23. Ibid., p. 121.24. Recension de Pierre Louis Georges Brant, De lAlsace la Somme, Paris, Hachette, 1917 :

    ibid., p. 99.25. Cf. Florent BRAYARD, Comment lide vint M. Rassinier. Naissance du rvisionnisme, Paris,

    Fayard, 1996.

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  • comprise sans doute comme mauvaise littrature, fait toujours plus ou moinspeser le doute de la corruption sur lauthenticit voire la sincrit de lexpriencerelate. Norton Cru en fournit une dmonstration dans la critique quil fait de laprface dont Henry Bordeaux a dot louvrage de Charles Delvert :

    Il est intressant de voir ce que Bordeaux a fait de cette merveille de description raliste etspontane. Laspect de la tranche est atroce devient dans nos tranches le spectacle est dj tra-gique; par place,des mares de sang devient par place de larges mares de sang violet et gluant res-tent figes; sur le parados, dans le boyau des cadavres raidis couverts dune toile de tente devientdans le boyau au milieu du passage, sur le parados, au grand soleil, des cadavres gisent, raidisdans leurs toiles de tente sanguinolentes; la phrase sur la plaie du cadavre est supprime, rem-place quatre lignes plus loin par cette cration: au milieu de ces horribles tas stale une che-mise toute blanche et dgouttante de sang rouge. Aprs pas une gratignure, Bordeaux coupe: ilne va pas dire au public que cest un 75 qui a tu le pauvre petit fourrier. Le mot rech- coup parlobus, il lcrit tranquillementrecherchs26.

    Un bon tmoignage est donc un rcit prcis qui nocculte pas la moindrepartie des informations quil est en mesure de livrer. Au risque dtre affaibli danssa totalit. Norton Cru reproche ainsi plusieurs auteurs davoir pris un luxe deprcautions inutiles avec la censure en ne dvoilant pas les lieux dans lesquels sedroulent les actions quils rapportent. Lauteur de Tmoins est un raliste : lesmots doivent saccorder aux choses et ne point tricher avec elles. Il nest pointdautres conceptions du langage qui vaillent comme vecteur de vrit.

    Ces quelques critres permettent de reconstituer une chelle dapprciation laquelle talonner tous les tmoignages. Malgr quelques hsitations, les choix deNorton Cru se veulent dfinitifs : Une fois quil a dcid quun tmoignage taitle bon, il le sacralise ; sil a dcid quil ntait pas bon, il le renvoie dans lenant27. La mthode de travail quil suit et qui, si on len croit, le pousse lire et relire plusieurs fois les mmes textes comme pour mieux se les approprier (ilaffirme avoir lu Ma pice de Lintier six fois et Sous Verdun de Genevoix, dixfois28), contribue garantir une telle rigueur. Elle le conduit aussi lever un sys-tme de valeurs qui autorise un jeu de rfrences internes. Le comparatisme est samthode. Les tmoins sont apprcis les uns par rapport aux autres, certainsports ltat dune quasi-perfection, dautres enfouis sous les couches de sonindignation. Ainsi soppose le gnie de Genevoix la malhonntet deBarbusse. Le premier a su conjuguer les qualits dobservation avec celles dunenarration tout la fois exacte et de grande qualit littraire :

    Quelles sont donc ces qualits de narrateur que je nai pas craint dappeler le gnie deGenevoix? Il a su raconter sa campagne de huit mois avec la plus scrupuleuse exactitude, ensinterdisant tout enjolivement d limagination, mais cependant en ressuscitant la vie desvnements et des personnes, des mes et des opinions, des gestes et des attitudes, des paroleset des conversations. Son rcit est limage fidle dune vie qui fut vcue, comme un bon romanest limage dune vie fictive mais vraisemblable. Aucun rcit de guerre ne ressemble plus un

    26. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 125.27. Jean-Jacques BECKER, Rcits de la guerre de 1914, LHistoire, n 172, dcembre 1993, p. 74.28. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 6.

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  • roman, si bien que certains critiques se sont demand dans quelle mesure limagination avaitaid romancer la ralit. Il nen est rien ; si ces critiques avaient vcu la vie du front, ils lau-raient reconnue chez Genevoix, sans transposition ; sils avaient su appliquer au texte lappa-reil critique de vrification dont je me sers et qui appliqu dautres uvres nen a laiss quedes ruines, ils auraient vu que Genevoix sort de lpreuve rhabilit de tout soupon. Cesdialogues si nombreux, qui ne peuvent pas avoir t nots en stnographie et que lon pour-rait dclarer fictifs, sont en ralit une de ces russites merveilleuses qui font penser au gnie.Comparez-les aux dialogues des romans de guerre, videmment artificiels, comparez-les auxquelques dialogues des souvenirs et vous trouverez ceux de Genevoix savoureux dans leursimplicit, exempts deffort et desprit littraires, adapts aux personnages, poilus, civils ouofficiers. Genevoix est dou dune mmoire auditive qui lui a permis de retrouver les motstypiques de chaque individu, son accent, sa manire de discuter, tout son temprament enfinqui se faisait jour dans ses paroles. Aucun crivain de lavant ou de larrire na su faire par-ler les poilus avec un ralisme daussi bon aloi, un ralisme qui ne les idalise pas plus quil neles avilit. Verba volant et lon pourrait croire que les paroles vraies des poilus sont perdues jamais faute de phonographes placs dans une niche du parapet. Mais au 106e leursparoles impressionnrent lesprit spcialement dou dun lieutenant qui sait les reproduire temps, non pas dans leur mot mot, mais dans la vrit essentielle de leur vocabulaire, deleur accent, de leur esprit. Nous autres combattants, nous avons une mmoire auditive qui nenous permet pas de ressusciter les conversations comme Genevoix, mais qui nous rendcapables de constater quelles sonnent vrai 29.

    linverse, Henri Barbusse, dans ses trois uvres o la guerre est prsente,Le feu, Clart et Les enchanements, a manifest une rouerie de littrateur, avidedeffets et peu soucieux de vrit. Car, selon Norton Cru, il nest quune seuleroute vers celle-ci, qui ne peut en aucun cas tre atteinte par les voies dtournesdun rcit qui nen rendrait pas compte sans mdiation. Des rcits de Barbussemane le sentiment dtre dup par des moyens artificiels dpourvus de touteespce de sincrit30.Truqueur, Barbusse navait retenu de la guerre que lhor-reur la plus apparente alors mme que Norton Cru ne cesse de soutenir que lesblessures les plus pouvantables rsultrent de lpreuve psychique : Barbusse,plus que personne, a us et abus de lhorreur anatomique. Il a mis la modecette faon de peindre la guerre, trop peu psychologue et trop peu renseign surle poilu pour comprendre que lenfer des soldats est avant tout un enfer desides : lapprhension de lattaque, le calcul des probabilits de mort, langoissemorale []31. Son irritation est dautant plus grande que depuis 1917, unarticle de foi, assez largement rpandu, faisait du Feu le tmoignage le plus puis-sant et le plus original sur la guerre. Le triomphe de librairie lavait impos audtriment duvres demeures obscures et qui, selon Norton Cru, dvoilaientdavantage ce quavait t lexprience de la guerre.

    29. Ibid., p. 145-146.30. Il nest pas sans intrt de rapprocher la lecture faite par Jean-Norton Cru de celle dEdmond

    Rostand. Lordre des valeurs y est invers comme le rvle une lettre non date que celui-ci adresse Barbusse : Jadmire le Feu parce que cest un pome. Un grand pome tumultueux et admirable-ment ordonn. Il y a l ce que jaime le plus au monde : le dtail innombrable, et qui ne papillote pas.La minutie nest possible quavec le souffle et le mouvement pique. Visionnaire et inspir vous tesles deux. copie dune lettre dEdmond Rostand Henri Barbusse, Bibliothque Nationale,Dpartement des manuscrits, NAF 16535, fonds Lettres adresses Henri Barbusse , f.381.

    31. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 161.

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  • Jean-Norton Cru nest pas le seul laborer alors des rgles devant prsi-der au bon tmoignage par lexamen des innombrables rcits de guerre. Sonoriginalit est nuancer par rapport dautres critiques qui tentent dexercer,alors mme que la guerre nest pas encore acheve, une vigilance ncessaire lhistoire de demain. Il est peu douteux nanmoins que Norton Cru soit le plusrigide. Daccord avec quelques rgles communes, il les applique avec un rigo-risme qui le conduit souvent rejeter des tmoins que dautres ont valoriss.La comparaison entre ses apprciations et celles quavancent les recenseurs dela Revue historique ou celles du bibliographe Jean Vic, met au jour la mfiancequasi-obsessionnelle de Norton Cru. Vic, qui mle dans sa bibliographie desouvrages et des textes de genres extrmement divers, se prsente commebeaucoup moins assur de la pertinence de ses choix que Norton Cru. Il estvrai que son Manuel prcde le gros livre de celui-ci dune dizaine danneset quil ne disposait pas encore de la masse documentaire que Norton Cru puttraiter et qui lui permit dtablir son vaste systme comparatiste : Cet ouvragetant essentiellement objectif, on sest efforc de ny exprimer, en aucune deses parties, des opinions personnelles. Il renferme certainement des erreurs :lauteur sen excuse comme il le doit, et acceptera avec reconnaissance les rec-tifications que lon voudra lui transmettre 32.

    Dans lunivers de lhistoire professionnalise, que Jean-Norton Cru estbien loin dignorer sans toutefois y participer, la Revue historique, lencontrede la Revue dhistoire moderne et contemporaine et de la Revue de Synthse, nin-terrompit point ses livraisons durant la guerre. Dans son numro davril 1915,une rubrique Histoire de la guerre fut ouverte et accueillit de trs nom-breuses recensions de tmoignages. Elle disparut progressivement au cours delanne 1921. Le bon tmoin y prsente des qualits proches de celles queretient Norton Cru : la sobrit et la mfiance pour les abus deffets littraires,une esthtique de la mesure ( on y admire une langue saine et chtie, qui neddaigne pas le trait, qui sait tre forte sans aucune dclamation 33), la minu-tie de linformation ( Il est dommage seulement que les noms de lieux aientt presque partout supprims ; il ne nous est pas possible le plus souvent dedeviner quel fut le thtre de ces exploits 34.), lexprience directe de la guerre( Le rcit est alerte ; il fait souvent frmir. Ce sont des impressions vcues,document prcieux pour lhistorien futur de cette guerre 35.) Il nen demeurepas moins que la mise en uvre de cette grille sur des cas concrets naboutitpas toujours aux mmes rsultats.

    32. Jean VIC, La littrature de guerre. Manuel mthodique et critique des publications de langue fran-aise aot 1914-novembre 1918, Paris, Les Presses franaises, 1923, vol. 1, p. XIX.

    33. Revue historique, novembre-dcembre 1915, p. 175.34. Recension de 1914-1915. La vie de guerre conte par les soldats. Lettres recueillies et publies

    par Charles Foley, Paris et Nancy, Berger-Levrault, 1915 : ibid., p. 173.35. Recension de La victoire en Lorraine. Carnet dun officier de dragons. Premier fascicule dune

    nouvelle collection intitule La Guerre, les rcits des tmoins , Paris et Nancy, Berger-Levrault, 1915 :Ibid., p. 174.

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  • Ainsi, alors que Norton Cru porte une pitre estime luvre de CharlesLe Goffic, la Revue historique le place au niveau de ses grandes rfrences posi-tives : Admirable rcit, abondant en dtails prcis et puiss aux sources lesplus vives, des rudes journes o la brigade des fusiliers marins combattitdabord pour protger la retraite de larme belge []36. Il en va de mmepour le tmoignage dHenry dEstre qui prtend avoir reconnu le cadavre dulieutenant Pguy, ce qui est accept par la Revue mais laisse fort sceptiqueNorton Cru ( Je veux bien le croire, mais il faut avouer que cest un hasardprovidentiel )37. Cette discordance rsulte dune exprience de la guerre radi-calement diffrente qui donne Norton Cru un sentiment de supriorit, lim-posant comme un ancien combattant ayant eu une connaissance longue etdirecte du combat, mme donc dapprcier en expert techniquement habilitla relation des faits de guerre. Ni Charles Bmont, ni Christian Pfister, les deuxdirecteurs de la revue et principaux rdacteurs des comptes rendus dou-vrages, ne pouvaient arguer de la mme exprience du front. Leur vigilance estmoindre et ils se montrent plus sensibles aux qualits littraires des textes( Une srie de petits chapitres dune belle tenue littraire 38), intgrant danslhorizon de leur critique les pomes de guerre de Franois-Louis Bertrand : Cest un volume de vers dont il faut louer le charme, le rythme musical, lesstrophes la coupe varie. Mais nous devons surtout le considrer comme undocument dhistoire. Il a pour auteur un combattant, bless deux fois, un offi-cier qui a vu nos soldats et la bataille de prs. Les vers ont t composs Verdun, au fort de Douaumont, dans la fort de Coucy, sur le front dePicardie ; ils nous apportent, en une belle forme, des impressions vcues ;quelques-uns dentre eux seront cits par les futurs historiens de la grandeguerre 39. Ils nen jugent pas moins les textes en fonction de leur qualit stric-tement documentaire et luttent aussi contre les clichs et les lgendes que dis-sipent parfois certains rcits.

    Les diffrentes expriences de la guerre npuisent pas lexplication desdivergences entre les historiens de la Revue historique et Norton Cru. On adj signal le ralisme de ce dernier. Sil nignore pas ce que les lgendespeuvent rvler de la psychologie du soldat, il se fixe dabord pour tche dendnoncer limposture. Le rcit du Lieutenant Pricard, qui fit de Debout lesmorts ! la manifestation mme de lexistence dune communaut des soldatspar-del la mort, est jug avec la plus grande svrit par Norton Cru. Il senprend son invraisemblance et, plus encore, sirrite de la multiplicit des ver-

    36. Revue historique, avril 1915, p. 193.37. Il sagit de louvrage de Henry dEstre, DOran Arras ; impressions de guerre dun officier

    dAfrique, Paris, Plon-Nourrit, 1916 ; recension dans Revue historique, mai-juin 1916, p. 152-153. Cf.J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 136-138.

    38. Recension de Henri Libermann, Face aux Bulgares. La campagne franaise en Macdoine serbe,Paris et Nancy, Berger-Levrault, 1917 : Revue historique, novembre-dcembre 1917, p. 363.

    39. Recension de Franois-Louis Bertrand, Une voix dans la mle. Pomes de guerre, Paris,Didier, 1918 : Revue historique, janvier-fvrier 1919, p. 159.

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  • sions concernant un vnement devenu mythique, n de la cervelle fantasquedun combattant mythomane : des soldats morts auraient sauv Pricarddune mort certaine. La Revue historique ragit diffremment, plus froide-ment, plus analytiquement, avec plus de distance, serait-on tent dcrire, quene pouvait le faire non pas seulement un ancien combattant mais aussi un his-torien amateur : Ce qui nous intresse, plus que le dtail du fait, cest ltatdme do le cri a jailli. M. Pricard nous en donne une analyse quon nesaurait souhaiter plus complte ; cest un vritable document dont senrichitla psychologie du combattant 40. Ce dcalage de ton dgage deux statuts.Norton Cru agit bien comme tmoin, motionnellement impliqu dans uncompte rendu de fait, quand le recenseur agit comme historien, appuy sur saraison et sur un systme dintuitions froides.

    Il y a en revanche des slections communes. Paul Lintier avec Ma pice41,ou Genevoix font lunanimit. On sait que ce sont l les deux ouvrages fon-damentaux lintrieur du systme de valeurs dvelopp par Norton Cru. Laprface que Lavisse a fournie louvrage de Genevoix contribua peut-tre lintgrer aussi dans le patrimoine des rcits de guerre utiles lhistorien.Lacadmicien, trs convoit, ne prfaa que deux livres de guerre : celui deGenevoix et celui de Charles Delvert42. Il convient en effet de souligner quece sont dabord des crivains, commencer par Barrs, auxquels on faisaitappel pour prfacer les rcits de tmoignage. Leur notorit tait susceptibledattirer davantage les lecteurs. Dans sa prface Genevoix, Lavisse clbraitdes qualits qui composaient le rpertoire dapprciations positives desrecenseurs de la Revue historique : Voil du vrai, du rel, et cette vrit, cetteralit, au lieu de me dprimer, me fortifient. Je vois le soldat comme il est, etsr de le bien connatre, je laime et je ladmire en pleine scurit ! 43. Cetouvrage fut sans doute lun des plus lous par la Revue historique sur la basedun argumentaire proche de celui que dveloppa Norton Cru quelquesannes plus tard :

    Le livre se compose des notes prises htivement, au jour le jour, sous limpressiondirecte des vnements ; il a surtout le mrite dtre un document dune rare sincrit ; au lieude nous prsenter une image dulcore de la guerre, o un hrosme facile se manifeste chaque instant, il nous montre la poignante ralit. Il sait rendre la pnible tche du chef desection. Pas de lieux communs ni de phrases sur les grands sentiments, mais la description deces menues besognes qui absorbent lexistence du soldat en campagne. [] Il a su faire uneuvre dart pittoresque, do se dgage la vritable physionomie du troupier franais : gro-

    40. Recension de Jacques Pricard, Debout les morts ! Souvenirs et impressions dun soldat de lagrande guerre. II. Pques rouges, Paris, Payot, 1918 : Revue historique, septembre-octobre 1918, p. 149 ;cf. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 378-383.

    41. Revue historique, mars-avril 1917 et J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 179-186.42. Charles DELVERT, Lerreur du 16 avril 1917, Paris, L. Fournier, 1920.43. Ernest LAVISSE, prface Maurice GENEVOIX, Sous Verdun, aot-octobre 1914, Paris, Hachette,

    Mmoires et rcits de guerre , 1916, p. XV.44. Revue historique, septembre-octobre 1916, p. 361.

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  • gnard, nerveux, impressionnable, capable de panique, mais aussi goguenard, patient, docile,brave lexcs et prt tous les sacrifices pour qui sait lui inspirer confiance 44.

    Administrer la preuve

    Souligner la qualit dun tmoignage ou en dnigrer la valeur passe tou-jours par une pratique de ladministration de la preuve qui fait appel diversargumentaires. Cest encore une fois chez Norton Cru que lon peut mettre envidence le systme le plus achev et le plus rigoureux. Il est possible de dis-tinguer chez lui plusieurs niveaux dans lesquels des indices extrmementvaris concourent la validation dun tmoignage ou sa rpudiation. Les unsrelvent dune critique interne du texte susceptible de mettre au jour des inco-hrences ou des impossibilits. Les autres sapparentent une critiqueexterne, beaucoup moins probante, mais dont la force morale et littraire estloin dtre ngligeable, en raison mme de la circularit quelle tablit et de larfrence lexprience de la guerre quelle signale comme preuve suprme.

    Parmi les premiers, on relve, plusieurs reprises, une analyse des termesemploys. Celle-ci rvle parfois des anachronismes qui fragilisent, selonNorton Cru, le tmoignage dans sa totalit. Les mots sont des traces indl-biles qui valent les empreintes laisses par le criminel. Ainsi en va-t-il, parexemple, de lutilisation des mots poilu et Alboche, auxquels les auteurs ontsouvent recours dans leur rcit de faon errone. Ces deux mots taient djen usage avant guerre, le second tant synonyme de type, individu ou pkin. Lemot Alboche tait le seul en circulation en aot 1914 et ne fut remplac par sonabrviation (Boche) quentre septembre et dcembre 191445.Telle est la thse,dailleurs avre, de Norton Cru : Ceux qui dans le rcit des combats daotfont usage du mot Boche commettent donc un anachronisme et donnent lapreuve quils rdigent leur rcit sans notes, avec un vocabulaire a posteriori.Ce qui le confirme cest que tous les rcits du dbut, faits daprs un carnetbien tenu, emploient exclusivement le mot Alboche pendant les premiersmois46. Norton Cru y revient pour la critique de louvrage dArnauld Doria,en y adjoignant un autre mot, employ de faon anachronique : Le mot boche , inconnu en aot 1914, se trouve aux pages 75, 77, 163, 164, 215,220. Le mot pinard la page 160 est aussi un anachronisme rvlateur 47. Il

    45. Cf. Sonia BRANCA-ROSOFF, Conventions dcriture dans la correspondance des soldats ,Mots. Les langages du politique, 24, septembre 1990, p. 21-35.

    46. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 569.47. Recension de Arnauld Doria, Croquis de guerre et dinvasions, Paris, Plon, 1919 : ibid., p. 134.

    Il est noter que le langage de la guerre fut lobjet denqutes philologiques qui dbouchrent sur lapublication de dictionnaires plus ou moins rigoureux. Cf. Albert DAUZAT, LArgot de la guerre, daprsune enqute auprs des officiers et soldats, Paris, Colin, 1918 ; Franois DECHELETTE, LArgot des poilus,dictionnaire humoristique et philologique du langage des soldats de la grande guerre de 1914 ; argots spciauxdes aviateurs, arostiers, automobilistes, etc, Paris, Jouve, 1918 ; Gaston ESNAULT, Le Poilu tel quil se parle,Paris, ditions Bossard, 1919.

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  • discrdite ainsi violemment Barbusse et ses fausses horreurs partir de ladnonciation dun vocabulaire quil juge artificiel, fait dexpressions selon luiinvraisemblables. Barbusse fait ainsi dire comme ordre Marche ! :

    On dit parfois En avant ! tout court, jamais Marche ! tout court []. Mais il estdautres traits qui appartiennent en propre Barbusse. Lun des plus connus est largotordurier du Feu. Jai eu la curiosit dy collectionner toutes les variations sur peau de facede tte de Cet exercice convainc vite le lecteur de lartificiel qua un tel talage. Barbussea visiblement not sur un carnet toutes ces diverses formes quun farceur lui a fait prendrepour de largot en usage, puis il les a entasss dans son roman, attribuant deux ou troissoldats les gros mots cueillis sur les lvres dun trs grand nombre dindividus. En ralit onparlait peu largot au front, les patois y tinrent une place plus grande. En gnral on parlaitsimplement franais, un franais ml dun peu dargot de caserne, dargot colonial, adap-ts et un peu augments pour les besoins de la guerre. Seul le Parigot-gros-bec pratiquait unargot plus riche, encore le faisait-il un peu exprs, pour jouer son rle, et amuser la galeriedes provinciaux 48.

    Un autre procd de validation est fond sur le comparatisme. NortonCru y a recours pour fonder la fiabilit du journal de Galtier-Boissire, le meilleur rcit dinfanterie de la bataille des frontires . Il le rapporte au carnetdun sous-officier allemand prsent dans le mme secteur au mme moment :

    Le journal de Galtier-Boissire offre un des meilleurs exemples dun sr moyen decontrle lusage des historiens qui voudront vrifier les rcits de combattants. Vers minuit,je mveille. Il pleut verse. Le creux o nous reposons est plein deau Les rafales de pluiecinglent de biais : nous sommes transpercs. Ma capote, toute raide, est sature deau ; lapluie me coule dans le cou, le long du dos ; mon pantalon tremp me colle aux cuisses ; mesgodillots sont plein deau Il pleut, il pleut toujours : quelle misre ! Cest une douchefroide. Je grelotte, mes dents claquent Tu parles dun bain ! me souffle un homme ilajoute : Quest ce quils prennent les Boches ! (p. 179-180) . Il ne croyait pas si bien dire. Enface deux, le sous-officier allemand Erich H. dont le carnet a t traduit, publi chez Berger-Levrault, notait dans cette mme nuit du 9 au 10 septembre : Bientt nous nemes plus unfil sec. La pluie tait glace ; on claquait des dents et lon pensait en frissonnant la journe quiapprochait. On se trouvait si misrable. On pensait au pays et aux manuvres pendant les-quelles on entrevoyait au moins la possibilit de changer de vtements (Carnet dun soldatallemand, dit par Frank Puaux, p. 59-60). Notons les termes presque identiques qui dpei-gnent non seulement la pluie en rafales, mais les sensations physiques et la misre morale 49.

    Mais le critre de vrit le plus utilis par Norton Cru est celui qui renvoie sa propre exprience de la guerre. Cest cette aune quil tente aussi dtablirune unit de tmoignage, rduisant nant la diversit des expriences indivi-duelles. La grille de qualit quil tablit et qui fonde son systme de mesureconjugue donc ses lectures et leur hirarchie avec sa propre mmoire. ceuxqui lui opposent la fragilit de celle-ci au nom des acquis dune psychologiemettant au jour sa slectivit, il rpond par la spcificit de lvnement. ladiffrence de lincident dont on a t le tmoin, la guerre par sa dure a impos

    48. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 559 et 564.49. Ibid., p. 141.

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  • une uniformit qui rapporte les accidents peu de choses : La dure en futsuffisante pour permettre au tmoin dadapter ses sens et son intelligence, decorriger les erreurs de la veille par lexprience plus claire du lendemain. Aulieu de phases rapides, toutes dissemblables, il y eut la rptition monotone etpresque identique des journes mouvementes et des journes rien signaler,la rcurrence des mmes angoisses sous le bombardement, des mmesangoisses avant lattaque, des mmes priodes de repos et dapaisement oveille, sous linsouciance joyeuse, la mme sourde angoisse devant la mortimprcise en des lendemains toujours menaants. Lexprience de la guerrene se prsente donc pas comme un chaos dexpriences singulires maiscomme un tout o tout sharmonise , au-del de la diversit apparente destmoignages. Il gt chez Norton Cru lide forte dune vrit de la guerre sanslaquelle son utopie seffondrerait50.

    La conception intgriste de la vrit historique chez Norton Cru le pousse une position extrme. Chaque guerre, comme chaque vnement dont lhis-torien na pas une connaissance directe, soulve la question de ce qui faitpreuve. Qui peut parler de lvnement advenu ? Les tmoins disparus, larponse devient simple, mais Norton Cru labore son uvre quand lestmoins nombreux sont encore susceptibles dintervenir et de contester lesdires de lhistorien qui ne dispose que dune connaissance indirecte des vne-ments. Norton Cru dfend pour lui-mme une posture minente. Son livredes livres est rendu possible par son double statut dhistorien (mme sil nestpas reconnu comme tel par une communaut professionnelle) et de tmoin.Linstance dernire qui lui permet de trancher de la qualit des tmoignagesnest autre que lui-mme. Jean-Norton Cru institue ainsi la preuve par le moi.En un retournement paradoxal, la subjectivit devient la garante mme delobjectivit :

    [] on dira peut-tre que pour ntre pas assez objectif mon travail na pas de valeurscientifique. Mais le lecteur attentif ne songera pas me faire un procs en quivoquant surles mots. Je ne suis subjectif que dans la mesure o, tmoin moi-mme, je juge des tmoi-gnages. Qui donc serait mieux mme de faire un premier triage des rcits de combattantsquun de leurs frres darmes pourvu quil soit probe et patient dans ses recherches ?Comment un non-combattant de nos jours ou de lavenir pourrait-il faire certaines critiquesque lon trouvera ici et qui seules peuvent tablir que certains tmoignages sont douteux ?Les petits faits significatifs de la tranche constituent un domaine ferm, connu de ceux-lseuls qui vcurent la vie du poilu. Au tribunal et ailleurs on ne peut tre juge et partie. Maissi lon nexcepte pas notre sujet de cette rgle, il faut renoncer toute tude srieuse destmoignages personnels de combattants et se rsigner ignorer la guerre telle quelle futpour ceux qui en taient les tmoins-acteurs, cest--dire la guerre en ce quelle a de plusintime, de plus concret, de plus humain, de plus essentiellement observable. Dans mon soucidexactitude et de prcision, entran dailleurs par la rigueur de ma mthode, jai t amen juger des contemporains et des tus de la guerre comme il est dusage de juger les auteurs

    50. J.-N. CRU, Le tmoin de guerre , art. cit., p. 21.51. Id., Tmoins, op. cit., p. VII-VIII.

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  • morts depuis longtemps, comme M. Bdier juge Chateaubriand. On pourra trouver celabrutal, parfois cruel. Je men excuse trs humblement auprs de ceux que jaurai pu blesser,mais en vrit je navais pas le choix. Il me fallait procder ainsi, sans souci des personnes,nayant pas le choix. Il me fallait procder ainsi, sans souci des personnes, nayant en vue quedes textes, ou alors renoncer faire uvre srieuse et utile 51.

    Il est dsormais clair que la guerre ne peut se comprendre, ni surtout sonexprience tre rapporte, sur la seule base dune connaissance livresque.Exprience qui prouve lme par atteinte lintgrit du corps : nul ne peut selapproprier par le seul effort intellectuel. La question se posait ds lors desconditions de possibilit dune histoire de la guerre coupe de ses premierstmoins : Je ne prtends pas par cela que les bibliographes de lavenir serontdsarms car ils auront des modles dans les bibliographies critiques que notregnration laissera [] ; ils auront en outre bien des avantages que nousnavons pas, dont le plus banal est la vision plus nette, plus objective, quonattribue au recul. Mais cet avantage ne saurait compenser leur inaptitude cri-tiquer certaines erreurs de tmoins que seul un autre tmoin peut discerner 52.

    Ainsi les arguments dautorit se multiplient-ils au fil des analyses. Le rejetest souvent fond sur le caractre improbable ou impossible du vcu rapportau regard dune exprience irrcusable, toujours prsente, mme si elle nestpas explicitement voque chaque instant : Pour celui qui a fait la guerre, ilest impossible que Christian-Frog prsente ici son carnet de campagne 53.Do lurgence de luvre de classification laquelle semploie Norton Crusous lempire dune conscience historique proprement tourdissante ( Dansun sujet aussi neuf o lon ne doit presque rien autrui parce que lon na peu prs pas de prdcesseurs, Schinz est le seul auteur que je puisse consid-rer comme un prdcesseur et je lui dois lui seul ce que je peux devoircomme choix du sujet, manire de le traiter, mthode de critique, etc. []54).Do aussi son empressement dissiper, au plus vite, quelques ides faussessur la guerre : dans la vaste introduction dont il fait prcder ses recensions,Norton Cru sattache dmonter les fragments dun discours militariste. Ilsengage ainsi dans une uvre de rvision historique qui relativise lusage de labaonnette agrmentant tant les reprsentations hroques du poilu de 14 ouqui dnie lexistence des monceaux de cadavres et des flots de sang ( undes meilleurs criteriums du faux tmoignage 55) sur la base dune logiquecomptable qui eut peut-tre quelques chos dans les extravagants calculs dePaul Rassinier voire, plus loin, dans la partie analytique du livre, la haine elle-mme, un sentiment que je dclare navoir jamais rencontr chez un poilu

    52. Ibid., p. 26.53. Recension de Christian-Frog, Morhange et les marsouins en Lorraine, Paris et Nancy, Berger-

    Levrault, 1916 : ibid., p. 111.54. Ibid., p. 77, note 3.55. Ibid., p. 29.56. Ibid., p. 383.

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  • lgard de lennemi 56. Cette singulire euphmisation des hostilits estdailleurs toute relative chez Norton Cru, mme sil croit ncessaire de se jus-tifier en se lanant dans une profession de foi au cours de laquelle il confesseson horreur de la guerre. Norton Cru sait voquer les atrocits mais avec unerserve dont il faisait lune des principales qualits du bon tmoignage.

    Cette faon dadministrer la preuve ne pouvait naturellement pas conveniraux historiens qui navaient pas partag lexprience de la guerre au mmetitre que Norton Cru. Ainsi lhumilit est plus grande dans les comptes rendusde tmoignage publis par la Revue historique. La preuve vient de lextrieur.Elle sappuie sur des certitudes puises chez des tmoins jugs fiables ( desinformations personnelles qui nous ont t communiques nous permettentdaffirmer la parfaite exactitude des faits 57.) Lassertion du vrai y perd sansdoute de la force.

    Classer et dfinir

    Souhaitant prparer le travail des historiens de lavenir et orienter correc-tement leurs recherches, les premiers historiens de la guerre, toutes catgoriesconfondues, se consacrrent tout dabord une uvre de classement pargenre et par niveau de fiabilit. Cest de nouveau chez Norton Cru que cetteentreprise est la plus explicite. Comme pour mieux se prmunir contre desexcs dans lesquels il sabme parfois, Norton Cru, par mesure de prcaution,dnonce les drives possibles : Dans tout sujet qui nest pas une science laclassification pousse ses dernires limites engendre plus de confusion etdillogisme quelle ne procure davantages 58.

    Limportante introduction dont il dota son ouvrage prsente ainsi les cinqcatgories qui prsidrent au regroupement des textes quil avait rassemblsdepuis la guerre. Chaque genre est apprci en fonction de ses qualits dau-thenticit. Au sommet de la hirarchie se placent le journal (journal de cam-pagne, carnet de route, notes, etc), matriau htroclite qui est form des documents les plus intressants, les plus caractristiques, les plus utiles. Organiss par les dates, les journaux constituent une source falsifiable, quilest ais de vrifier par recoupements mme si la garantie nest pas absolue : Les dates sont un rappel la probit : si elles nont pas oppos un obstacle tous les rcits mensongers, elles ont donn lensemble des journaux unehonntet moyenne qui dpasse de beaucoup celle des souvenirs et desromans. linverse, les souvenirs , qui forment pourtant la classe quicomprend le plus grand nombre dauteurs , sont beaucoup plus douteux. Ilssont soumis toutes les distorsions produites par la fuite du temps. Sappuyersur eux pour fonder la vrit nest point raisonnable. Le troisime genre, les

    57. Recension de Louis Colin, Les barbares la troue des Vosges, Paris, Bloud et Gay, 1915 :Revue historique, dcembre 1915, p. 412.

    58. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 265.

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  • rflexions , est mal dtermin et peu mme de rpondre une enqutevisant rendre compte de lexprience de la guerre. Les lettres en revancheont des qualits propres qui les rapprochent du journal et constituent ungisement archivistique considrable et toujours susceptible dtre enrichi dansles annes venir :

    Elles donnent la certitude que la version des faits raconts, lexpression des sentiments, sontbien celles de la date de la lettre sans quaucune rvision postrieure aux vnements soit venuemodifier le rcit ou la pense. Limpression immdiate, de premier jet, spontane, primesautire,voil ce que les lettres donnent et ce dont seules elles peuvent nous offrir la certitude. Or, ce quenous prisons le plus dans les impressions personnelles, cest la vrit du moment. Lhistoire peutattendre, elle gagne attendre, corriger, rviser; tout au contraire les impressions de tmoins onttout craindre du temps, du dlai, avec leurs repentirs et leurs palinodies59.

    Le roman, enfin, donne naissance la cinquime et dernire catgorie, genrehybride et peu fiable, proche des souvenirs.

    Reste que cette catgorisation, de laveu mme de Norton Cru, prsente lesdfauts de sa rigidit. Certaines uvres entrent difficilement dans lune desrubriques proposes quand dautres pourraient figurer dans plusieurs. NortonCru dut entreprendre une comptabilit pour ne pas prter le flanc la moindrecritique et renforcer la rigueur apparente de son systme de classification. Ainsien vient-il classer en fonction du pourcentage du texte relevant dun genreplutt que dun autre. Ce rigorisme taxinomique lui semblait absolumentncessaire aux fins de combattre dautres systmes de classification en cours,notamment dans la presse, qui lui paraissaient extrmement nuisibles.

    Une telle frnsie classificatoire sapprcie aussi dans les annexes deTmoins, composes de tableaux densemble comparatifs et rcapitulatifs. Lepremier dentre eux est le plus rvlateur de la volont normalisatrice de NortonCru puisquil sagit pour lui de construire une hirarchie de valeur de vrit,non pas vrit dogmatique, absolue ou transcendantale, mais vrit touthumaine, vrit du tmoin sincre qui dit ce quil a fait, vu et senti, vrit acces-sible tout homme intelligent qui sait voir, rflchir et sentir. Cest la vrit quelhistorien, le psychologue, le sociologue, prisent dans un tmoignage 60.Sincrit et vrit se tlescopent puisque la premire, certifie par lintuition delobservateur, est comme une garantie de laccs la seconde. Norton Cru ta-blit ainsi six classes rassemblant ses 250 auteurs sur une chelle de sincrit-vrit par ordre de valeur croissante : nulle (7 %) trs faible (21 %),mdiocre (26%), assez bonne (20%), bonne (14%), excellente (12%).Cette classification initiale est raffine en fonction des genres dfinis plus haut et rvle la supriorit des journaux sur tout autre type de tmoignage. Dautresclassements se font selon les professions, sur la base dune taxinomie de mtiers,des rgiments et des divisions dappartenance mais aussi en fonction despriodes de la guerre et des batailles voques par les rcits, des dates de publi-

    59. Pour toutes les citations prcdentes : ibid., p. 61.60. Ibid., p. 661.

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  • cation des volumes, des maisons ddition voire des prfaciers. Il sagit bien,pour Jean-Norton Cru, dintervenir de la faon la plus directe et la plus visibledans le travail des futurs historiens, de se projeter en quelque sorte dans lhistoirede lhistoire en fondant ce qui allait constituer une nouvelle historiographie, alorsmme quil uvrait, solitaire, ignor des historiens professionnels.

    NAISSANCE DUNE HISTORIOGRAPHIE

    Que Jean Norton Cru nait pas t un historien de mtier, selon les critresdun temps marqu par la professionnalisation dune pratique intellectuelle, nterien au rle quil put remplir dans la naissance de lhistoriographie de la GrandeGuerre, encore moins dans la construction dune conscience sociale de lhistoiredu conflit, qui ne put manquer dimprgner les historiens de profession. la lec-ture des comptes rendus publis au sein de la Revue historique, on constatedailleurs que les genres disposent de grandes porosits qui rendent toutes les cir-culations possibles. Nentretenant aucune relation avec le monde de lhistoire uni-versitaire, Norton Cru a cependant beaucoup consult la Revue historique, aveclaquelle il dialogue et laquelle il sait dailleurs rendre hommage: Cette revue acompris trs tt limportance documentaire des rcits de combattants ; aussi,malgr les difficults du choix cette date, sest-elle efforce de donner descomptes rendus dun grand nombre dentre eux dans les mois qui suivaient leurpublication61. Il fait aussi rfrence la Revue critique ou au Mercure de France odes historiens rendent compte, en nombre, des rcits de la guerre de 14. lin-verse, la revue recense des ouvrages qui ne relvent pas de lhistoire universitaireou intervient sur des sources (les tmoignages des combattants) qui ne font paspartie du patrimoine habituel des historiens professionnels. Plus encore que laf-faire Dreyfus62, qui avait drain toute une production douvrages qui en labo-raient presque immdiatement lhistoire, la Premire Guerre mondiale donnaainsi le jour une historiographie qui contribua inscrire dfinitivement lhistoirecontemporaine dans la pratique normale des historiens.

    Les supports de la production

    On a vu que Norton Cru ne fut ni le premier ni surtout le seul auteur selancer dans le travail titanesque de collection des productions imprimes dontla guerre avait accouch. Sil se prsente comme lunique entrepreneur dunetelle tche, cest en raison de linsatisfaction produite par luvre de ses devan-ciers. ses yeux, seul Albert Schinz63, un professeur qui enseignait Smith

    61. Ibid., p. 67.62. Cf. Madeleine REBRIOUX, Histoire, historiens et dreyfusisme , Revue historique, n 518,

    avril-juin 1976, p. 407-432.63. Albert SHINZ, French Literature of the Great War, New York, Appleton, 1920.

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  • College dans le Massachusetts, avait approch lidal de rigueur quil stait fixpour lui-mme.

    Il existait pourtant un nombre important doutils de travail qui, de son propreaveu, servirent de base son entreprise. LAssociation des crivains combattantsavait dit une Anthologie des crivains morts la guerre compose par Edgar Malfre.En 1923,chez Berger-Levrault,Maurice dHartoy avait publi une bio-bibliographiedes crivains combattants franais de 1914 1919 intitule La gnration du feu.Louvrage le plus imposant fut celui de Jean Vic, dj voqu, qui rassemblait plusde 10000 titres64. Le projet de Vic, plus ambitieux que celui de Norton Cru, visait rendre compte de lensemble de la production ditoriale, tous genres confon-dus. Il nen partage pas moins les mmes principes de rdaction, notamment laprcision de linformation qui se manifeste, par exemple, dans la volont de resti-tuer la date exacte de parution de louvrage, au mois prs quand la chose taitpossible, soit par la recherche des annonces publicitaires, soit par lexamen deslistes du dpt lgal. Lorsque ces deux pistes savraient vaines,Vic largissait sonenqute aux signatures des imprimeurs, aux comptes rendus publis dans lapresse ou encore, dernier recours, aux informations directement fournies par lesauteurs ou les diteurs.

    La slection des ouvrages rpondait un choix aussi subjectif que celui deNorton Cru, mais prsent avec moins de rigueur apparente: Lobjet du prsenttravail tant ltude de la littrature de guerre considre comme expression delopinion publique, il na t tenu compte que des publications reprsentatives, enune certaine mesure, de ltat desprit gnral, soit par leur caractre, soit par leurdiffusion65. Nulle grille danalyse ni mme de thorie de la reprsentativit ou dela qualit du tmoignage nest prsente par Vic, qui semble assumer cet arbi-traire. Il est dailleurs soutenu par son prfacier Gustave Lanson, qui se fait ledfenseur dune lecture rveuse de la bibliographie au cours de laquelle limagi-nation et la mmoire doivent se trouver sollicites :

    Je sais des bibliographes , svres conservateurs des traditions et des mthodes deleur science, qui se plaindront que M. Jean Vic ait conu son catalogue dune faon un peulibertine. Il a relch laustrit technique de la bibliographie ; il en a vtu la nudit. Il a donnautre chose que des titres. Il a os dire parfois ce quil y avait dans les livres, nous privant duplaisir de deviner, de vagabonder, de nous garer sur des pistes fausses, mais si divertis-santes ! Il a mme eu laudace les jeunes ne doutent de rien de dire son avis sur les livres :celui-ci est important, celui-l ne contient pas grandchose ; cet autre est spirituel ; en voici un qui estsolide, etc. Le vieux spcialiste grogne : ce nest pas un travail tout fait objectif 66.

    Celui-l mme qui dfendait la libert de lauteur, jusque dans une scienceaussi austre et contraignante que ltait la bibliographie, se faisait lavocat deceux qui rdigrent des histoires de la guerre, alors mme que le conflit ntait

    64. J. VIC, op. cit.65. Ibid., p. XV.66. Prface de Gustave Lanson 1er mars 1918, ibid., p. VIII.

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  • pas encore achev. Luniversitaire et le savant encourageaient donc leurs col-lgues accepter lide de savoirs prissables. Ctait l sans doute rendre pos-sible une science historique du contemporain qui restait encore si fragile auxyeux de nombreux historiens.

    Jean Vic est le premier stre engag dans une uvre dune telle ampleur.Il avait t toutefois prcd par quelques entreprises non ngligeables qui luifournirent une premire base. Ainsi en est-il du catalogue publi par le Cerclede la Librairie en 191667 ou bien encore du Catalogue du fonds de la guerretabli par la Bibliothque de Lyon en 1917 comme, en 1916, celui de la collec-tion de lindustriel Henri Leblanc, ayant amass toutes les traces du conflitsusceptibles de fixer sa mmoire et den nourrir ultrieurement lhistoire. Ilfaut ajouter ces inventaires plusieurs revues, parmi lesquelles celles djcites, mais aussi la revue Polybiblion, destine aux bibliothcaires, inventoriantet rendant compte dcrits publis sur la guerre, du Bulletin mensuel de la librai-rie franaise et de la publication officielle, Les livres de guerre.

    Il convient enfin de signaler tout un arsenal de collections ayant encadr laproduction ditoriale de guerre. Deux diteurs lemportent : Berger-Levrault,qui stait spcialis dans les textes militaires, et la maison catholique Bloud etGay. Les deux publirent quatre cinq fascicules par mois, de 40 120 pages,intituls, pour le premier, Pages dhistoire , et, pour le second, Pagesactuelles . La premire srie est plutt documentaire et accueille surtout destudes de vulgarisation militaire et conomique, des rsums chronologiqueset des reproductions de documents officiels. La seconde, pour laquelle leComit catholique de propagande franaise ltranger avait dailleurs sonmot dire, dispose davantage dun caractre littraire et rassemble des essaisde morale ou de philosophie. Ces brochures, trs nombreuses, donnent lieu des recensions trs rgulires et paraissent occuper le centre de lattention.

    Dautres diteurs ont pourtant spcialis certaines de leurs collections.Chapelot avec la Guerre europenne , Floury avec La Grande Guerre ,Alcan et ses brochures rouges, Colin et les tudes et documents sur laguerre , Berger-Levrault avec sa Bibliothque de la guerre , Georges Crsavec Bellum , Bloud et Gay avec Rcits et tmoins , Hachette et ses Mmoires et rcits de guerre 68, le ministre des affaires trangres, publiantlui-mme des Documents diplomatiques, sous lgide de lImprimerie natio-nale, etc, encadrent une production ditoriale tourne vers la guerre qui, enfournissant tout la fois les premires tudes et les premiers tmoignages,

    67. Publications sur la guerre, 1914-1915. Livres. Estampes. Albums illustrs. Revues. Journaux dufront, Paris, Cercle de la Librairie, 1916.

    68. La collection est prsente en ces termes sur les ouvrages publis dans son cadre : LaCollection des Mmoires et Rcits de Guerre a pour but de prsenter au public, sous une formevivante et fidle, tous les aspects de la Grande Guerre. Elle fera appel tous ceux qui, ayant pris partaux vnements les plus intressants, seront capables de les raconter dans un bon langage, donnantlimpression de la vie. ct des ouvrages historiques proprement dits, elle rvlera la physionomiemme si diverse en chacun de ses moments et sur les diffrents fronts de lhroque pope actuelle.

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  • fonde toute une historiographie. quoi sajoute dailleurs la multiplication deschronologies et des phmrides visant enregistrer le souvenir exact et ladate prcise des vnements, si chers Jean-Norton Cru et quelques autres.

    la fin de lanne 1921, lancienne section historique de lArme, rorga-nise et renforce, devenue Service historique de ltat-major de lArme,dcida de commencer la publication systmatique des documents officiels serapportant aux oprations de la guerre. Le travail de tri et de classement deprs de 60 000 cartons, dbut en 1919, ntait alors pas encore achev. Deson ct, la Socit dhistoire de la guerre publiait les Archives de la grandeguerre, priodique qui portait le sous-titre de Revue internationale de documen-tation contemporaine. En 1923, ce priodique prit le titre de Revue dhistoire dela guerre mondiale et fut confi deux historiens de mtier : Camille Bloch etPierre Renouvin. Cette prise en charge scientifique , qui allait conduire unespcialisation des historiens, se fit au moment mme o la production histo-rique relative au conflit connaissait un recul sensible. En mai 1922, dans laRevue de Synthse historique, Pierre Caron, historien qui avait fond avecPhilippe Sagnac la Revue dhistoire moderne et contemporaine en 1899, consta-tait que lintrt pour lhistoire de la guerre tait en baisse depuis quelquesmois : Les diteurs le savent bien ; on ne veut plus, disent-ils, entendre parlerde lhistoire de la guerre ; ils exagrent, mais il est certain que, dans cedomaine, la capacit dabsorption de la clientle a sensiblement diminu 69.Dans le Bulletin historique que la Revue historique consacra lhistoire de laguerre, Pierre Renouvin en faisait lanalyse suivante :

    Au cours des deux dernires annes, les tendances gnrales de la production histo-rique relative la guerre de 1914-1918 se sont modifies : les souvenirs et les impressions decombattants sont devenus rares ; les tmoignages les plus importants concernent la politiquegnrale des tats, autant que la conduite de leurs armes ; les publications de documenta-tion contemporaine pars dans les journaux, les documents parlementaires et les publica-tions officielles, tandis que la fringale quavait provoque lapparition des premiersdocuments diplomatiques sapaisait. Cest dans le domaine de lhistoire des oprations mili-taires ou navales quune laboration systmatique de ces matriaux et des documents dar-chives sest le plus souvent dveloppe ; mais le travail critique y est plus rare, car ceux quiont accs aux archives sont tenus une certaine rserve et sinspirent souvent plus de consi-drations didactiques quhistoriques 70.

    Lhistoire de la guerre tait dfinitivement entre dans son ge scienti-fique. Mais de quelle science sagissait-il ?

    Un retour lordre ?

    69. Pierre CARON, Sur ltude de lhistoire de la guerre , Revue de synthse historique, aot-dcembre 1921, p. 5.

    70. Pierre RENOUVIN, Histoire de la guerre 1914-1918. , Revue historique, mai-juin 1925, p. 62.71. Se reporter au livre controvers de Kenneth SILVER, Vers le retour lordre. Lavant-garde pari-

    sienne et la Premire Guerre mondiale, Paris, Flammarion, 1991.

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  • On a pu parler de la Premire Guerre mondiale comme dun moment de retour lordre dans le domaine esthtique71. Il sagit, pour finir, dexaminerla valeur de cette thse en ce qui concerne lhistoriographie et de voir com-ment de nouveaux protocoles de recherches se mirent en place ou commentdanciens furent ractivs. On sait que le dbut du sicle avait t marqu pardes tentatives nouvelles du ct de lhistoire, qui tentaient daccompagner lemouvement entranant lensemble des sciences sociales vers une plus grandepratique de linterdisciplinarit. Que des disciplines aient revendiqu pourelles-mmes la place la plus minente dans ce vaste dispositif ne change rien ce constat : une circulation entre les disciplines simposait progressivement.Quelques historiens commencrent sortir des sentiers de lhistoire mtho-dique pour tenter dintgrer les apports dautres sciences sociales voire de laphilosophie. Henri Berr eut lambition de fdrer ces entreprises dans sa Revuede synthse historique cre en 1901, qui, comme dautres, dut interrompre seslivraisons durant le conflit72.

    Lorsque la revue reprit sa parution en 1920, avec son numro dat daot-septembre 1919, Henri Berr revint sur le conflit venant de sachever pourapprcier la place quil devait avoir dans lhorizon des historiens de laprs-guerre :

    Lhistoire vcue fournit lhistorien une matire immense et dun prodigieux intrt.Mais lhistoire vcue, et vcue de faon si intense, comporte-t-elle, parmi ses consquences,une modification du travail historique ? Voil le problme capital auquel lhistorien ne sauraitse soustraire.

    Le travailleur qui, au dbut daot 1914, a abandonn soudain son cabinet et ses livres,qui a interrompu un ouvrage, une thse, au milieu dun chapitre, et quelquefois dans letrouble de ces journes critiques au milieu dune phrase, va-t-il reprendre tout uniment satche et renouer le fil, sans hsitation ? Je nentends pas seulement que le sujet choisi par luijadis peut ne plus lintresser, ou que leffort ncessaire pour rentrer en possession intellec-tuelle de matriaux anciens et se remettre au courant peut le rebuter. Je veux dire quilnaura pas agi et souffert, quil naura pas t ml aux hommes, quil naura point particip lhistoire la plus riche, la plus complexe et quelquefois, peut-tre, la plus dconcertantepour lui, sans que des doutes sur lutilit du travail historique, des scrupules au moins sur lameilleure faon de le concevoir, soient ns dans son esprit. Sans doute ceux-l mmes que lesquestions thoriques laissaient le plus indiffrents ne sont-ils plus aussi disposs suivre,dans la recherche ou dans lenseignement, soit leur instinct, soit la routine. Dune faongnrale, il semble que, pour beaucoup, une vie de lesprit commence, presque neuve. Lasecousse a t si forte quelle a rveill la facult trs vite teinte chez la plupart deshommes de stonner et de chercher le pourquoi des choses 73.

    Ce que Berr ntait parvenu que trs partiellement atteindre avantguerre, le conflit allait-il donc le permettre ? Autrement dit, grce aux vne-ments vcus, allait-on assister une acclration des efforts de synthse ,cest--dire un approfondissement de cette singulire entreprise visant

    72.Voir Agns BIARD, Dominique BOUREL et ric BRIAN dir., Henri Berr et la culture du XXe sicle,Paris, Albin Michel, 1997.

    73. Henri BERR, Les tudes historiques et la guerre , Revue de synthse historique, aot-sep-tembre 1919, p. 5-6.

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  • confrer un sens gnral au travail historique sans toutefois sombrer dans leserrements de la philosophie de lhistoire ? Ce que Berr considrait, au fond,comme une uvre de modernisation de la discipline historique parviendrait-il se poursuivre et senrichir ? Cest lespoir quil caresse en appelant dem-ble au lancement dun travail empirique : ouvrir une enqute susceptibledclairer en quoi les vnements passs pesaient dsormais sur la productionde lhistoire. Ctait l rpondre la science allemande, en refusant la foislrudition, qui avait tant intimid les historiens franais de lavant-guerre, etles spculations hasardeuses en donnant lhistoire une application pra-tique. Car la guerre avait impos lhistoire la mission de devenir une scienceapplique. En tmoignait, remarquait Berr, lorientation nouvelle prise parrevues, livres et mme chaires universitaires qui semparaient des problmesde lactualit politique 74. qui lui aurait reproch les orientations intellectua-lisantes de sa revue, Berr rpondait nettement que la guerre avait inflchi lecours de son volution :

    Que lhistoire ne doive pas tre purement livresque, que lrudition, incurieuse duprsent, qui samuse recueillir des matriaux quelconques, soit un pch contre la vie, entemps de crise et mme en tout temps : cette conviction sest fortifie, et on a le droit desen rjouir. En vrit, cest une des fins de lhistoire, cest une de ses raisons dtre origi-nelles, que de servir des usages immdiats : lhistoire de lhistoire le dmontrerait. Et pour-tant, a t la marque certaine de son progrs scientifique de se dsintresser duneimmdiate application, de se vouer la vrit objective et de crer des mthodes pour latrouver 75.

    La pratique de lhistoire ne sortait donc pas indemne du conflit. Celui-ci,en ayant mis flot des questions aussi fondamentales que la vie des individuset des peuples, le sort mme de la race humaine comme la valeur des prin-cipes qui la dirigeaient, avait impos de nouvelles exigences lhistorien.Rcusant une nouvelle fois la philosophie de lhistoire , beaucoup trop com-promise avec la science allemande, Berr dfendait avec force lurgence dune synthse historique qui devait guider le travail des historiens.

    On revint dans la revue sur la question de lutilit de lhistoire. Berr, qui endfendait lide, ntait pas sans savoir que la ncessit quil y avait doterlhistoire dune fonction sociale ne devait pas conduire celle-ci se soumettre la politique des tats, ft-elle aussi juste que celle de la France agresse. Ilnoubliait pas que la discipline laquelle, depuis le dbut du sicle, il prten-dait forger une identit intellectuelle qui aille au-del de la simple chroniquedu pass, devait conserver une autonomie qui lui assurt un libre dveloppe-ment intellectuel. Voil sans doute lune des raisons pour lesquelles Berr ne

    74. Ibid., p. 11-12.75. Ibid., p. 13.76. Lucien FEBVRE, Lhistoire dans le monde en ruines , Revue de synthse historique,

    fvrier 1920, p. 4-5. Sur la publication de ce texte voir L. FEBVRE, Lettres Henri Berr, prsentespar Jacqueline Pluet et Gilles Candar, Paris, Fayard, 1997, p. 64-68.

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  • rechigna point publier dans la livraison de la revue de fvrier 1920 la pre-mire leon que son jeune disciple Lucien Febvre avait prononce dans latoute nouvelle Universit de Strasbourg : Lhistoire qui sert, cest une histoireserve. Professeurs de lUniversit Franaise de Strasbourg, nous ne sommespoint les missionnaires dbotts dun vangile national officiel, si beau, sigrand, si bien intentionn quil puisse paratre. [] Lhistoire est une science.Elle nest pas une avocasserie 76.

    Il tait bon sans doute dlever cette position la dignit dun article de foi,car lenvironnement historiographique de laprs-guerre ntait pas ncessai-rement propice une telle sagesse pistmologique. Lucien Febvre tait lundes plus svres face ltat dans lequel sa discipline se trouvait au sortir de laguerre : Parmi les revues historiques, les doyennes seules subsistent et cesont de gros corps sans me et sans vie. Tout cela nous ramne toujours lancessit de relancer la Revue77. De la guerre avaient surgi des question-naires et des faons dy rpondre qui pouvaient orienter la pratique des histo-riens vers un retour aux rgles de lhistoire mthodique. Au sein mme de laRevue de synthse historique, Pierre Caron dfendait une histoire de la guerrereplie sur elle-mme :

    Le travailleur qui aborde lhistoire de la guerre doit stre prmuni contre un danger :celui de donner au sujet, dans le temps, une extension dmesure. On se laisserait assez faci-lement aller comprendre dans lhistoire de la guerre celle des vnements qui lont prpa-re et celle de ses consquences : il faut rsister cette tentation. Lhistoire de la guerre nestpas celle de lavant-guerre, et encore moins celle de laprs-guerre. On doit considrer que letrait de Versailles a clos la guerre de 1914-1918 comme les traits de Vienne avaient clos lesguerres de la Rvolution et de lEmpire. Quon prenne comme terme final la date de la signa-ture du trait ou celle de sa mise en vigueur, ou celle de la cessation officielle, en France, deshostilits, peu importe : la diffrence nest que de quelques semaines, ou de quelques mois.Lessentiel, cest que, une fois mise en place, la borne doit tre respecte ; autrement on irait la confusion, et, force dexagration, au nant. Pourquoi et o arrter un expos desconsquences conomiques, sociales, politiques de la guerre ?

    Cette limitation chronologique saccompagnera dune limitation logique. Toutes lesmanifestations de lactivit dun ou dans un pays belligrant, entre 1914 et 1919, nappar-tiennent pas lhistoire de la guerre : tel est le cas pour certains faits ou actes de lordre intel-lectuel ou artistique par exemple les acquisitions du Muse du Louvre pendant ces sixannes, ou la controverse relative Shakespeare sur lesquels, de toute vidence, la crise napas eu deffet perceptible.Tout en faisant la part large aux rpercussions qui se rvlent par-fois trs inattendues, il faut reconnatre quil y a des concomitances, des concidences quonne peut transformer en corrlations quen faussant la ralit. Dans le mme ordre dides, ilserait excessif dadmettre dans le sujet histoire de la guerre lhistoire des pays demeursneutres, ou mme celle des pays qui, quoiquayant rompu les relations diplomatiques aveclAllemagne, nont pas pris part aux oprations. En dpit des rpercussions conomiques,favorables ou non, dont ces pays ont t le thtre, comme llvation du prix de la vie, oulenrichissement provenant des fournitures faites aux allis, lhistoire du Brsil ou celle de laNorvge, pendant la guerre, ne sont pas lhistoire de la guerre. ct de celle-ci, il y a, de1914 1919, une histoire du monde, qui ne se confond pas ncessairement avec elle 78.

    77. Lettre de Lucien Febvre Henri Berr du 15 juillet 1919 publie dans L. FEBVRE, Lettres Henri Berr, op. cit., p. 54.

    78. P. CARON, Sur ltude de lhistoire de la guerre , op. cit., p. 7-8.

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  • Il sagissait bien de faire de la guerre une parenthse dans lordre du tempscomme dans celui des choses, et de rserver son histoire ceux qui savaient lemieux en parler : les hommes qui lavaient vue de prs. Que Norton Cru se soitrfr cet article dans la longue introduction dont il accompagna Tmoins estainsi tout fait comprhensible. Caron plaidait en faveur dun travail de tripralable et sen prenait aux piges de la littrature de guerre dans lesquels,selon lui, tombaient trop souvent les historiens. Dmler le vrai du faux, par lestechniques les plus appropries et le sens critique le plus affin, telle devait trela tche nouvelle des historiens de la guerre : [] il y a un redressement oprer ; et, plus efficacement peut-tre que les exhortations thoriques, desprdications par lexemple, en crant la raccoutumance, permettront derenouer le fil de la tradition 79.

    Les historiens et les bibliographes qui participrent ce moment historio-graphique, universitaires ou non, dployrent une conception de la sciencehistorique hrite de la culture de guerre. Ce qui ne signifie pas que les cat-gories et les dmarches avances furent les mmes pour tous. Il nen demeurepas moins vrai que la conception dominante, contre laquelle me semblentragir immdiatement Marc Bloch et Lucien Febvre, est commande par lavolont incarne ltat presque pur par Norton Cru : la conqute premiredtablir un fond de vrit intangible refltant lexprience de la guerre dans saplus minutieuse exactitude. Il nest pas dautre tche assigne alors lhisto-rien qui aspire tudier le conflit. On mesure ainsi toute la diffrence dap-proche qui oppose, par exemple, Bloch et Norton Cru face aux rumeurs deguerre. Le premier appelle les tudier comme un phnomne en soi danslarticle quil publia dans le premier numro que la Revue de synthse consacraintgralement la guerre. Le second, qui signale plusieurs reprises le phno-mne, se proccupe dabord de les dissiper en soulignant leur invraisemblanceou leur impossibilit. Sil esquisse parfois leur gnalogie, comme le proposeBloch, cest pour en dmontrer labsurdit.

    Reste que la posture historiographique de Norton Cru est moins traditio-naliste quil ny parat de prime abord. Cet historien amateur (mais la guerre acontribu ralentir la professionnalisation de lhistoire en intgrant des non-universitaires au champ de lhistoire scientifique de la grande guerre80) dve-loppe des positions originales. Ainsi en va-t-il de sa critique de lhistoire

    79. Ibid., p. 12.80. Il nest pas facile, dapprocher les modes dauto-dsignation de Norton Cru. Il lui arrive sou-

    vent de se distinguer des historiens. Par exemple : On ne saurait attendre de lhistorien quil dbrouillele chaos : son travail propre lui suffit. Il faut que dautres lui prparent les matriaux. [] Tel est letravail que jai entrepris pour servir lhistorien : je lui apporte pied duvre les matriaux tris. Cest lui dy prendre ce qui peut convenir sa construction. J.-N. CRU, Tmoins, op. cit., p. 21. Parailleurs, la Revue historique juillet-aot 1918, p. 358-359 loue la qualit scientifique de lenqute faitepar Raoul Allier sur les circonstances de la mort de son fils Saint-Di : Raoul ALLIER, Les Allemands Saint-Di, 27 aot-10 septembre 1914, Paris, Payot, 1918. Le premier article sur lhistoire de la guerrey est par ailleurs publi partir de la livraison de mai-juin 1918 et est d Joseph Reinach, un his-torien non professionnel : Loffensive de la Somme juillet-novembre 1916 .

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  • militaire, incapable selon lui de rendre compte de lhistoire du conflit telle quilla souhaite, cest--dire avec un souci dauthenticit que seule lexprience de laguerre vcue dans des conditions strictement dfinies est en mesure de garan-tir. La faon dont il critique lhistoire militaire existante, articulant le gnral auparticulier, trouve cho dans une critique de lhistoire traditionnelle delpoque. Lhistoire rsolument empiriste de Norton Cru le conduit ainsi senprendre labstraction qui rgle lhistoire militaire et politique, telle quellescrit le plus souvent, lencontre de la seule ralit qui vaille de retenir latten-tion de lhistorien : les faits psychologiques , autrement dit, les reprsentations, loutillage mental , put dire Febvre quelques annes plus tard :

    Est-ce dire que les documents dtat-major soient inutilisables ? Certes non. Seuls ilspermettent de concevoir lensemble, de traiter du gnral, et sans cela il ne saurait y avoirdhistoire. Mais le gnral est constitu de la multitude de faits particuliers ; traiter du gn-ral sans consulter ceux qui ont agi, souffert, vcu dans le dtail des faits particuliers, cestcrer de toutes pices un gnral dissoci de toute ralit, cest tenter de concevoir et deraconter le rve que serait une guerre de cadres. En effet, les documents dtat-major ne sontpas une ralit par eux-mmes ; ils ne contiennent de rel que celui qui leur a t transmis dufront combattant et cette transmission comporte des pertes srieuses, comme une sorte dedperdition de courant.

    cette cause derreur sajoute la fascination exerce par les grandes batailles sur les his-toriens militaires et sur leurs lecteurs. Notre esprit a une trop forte tendance concevoir desabstractions et les considrer comme des ralits objectives. Nous parlons de la bataille dela Marne comme si ctait un fait, et ce fait nous voulons tenter de le raconter, de lexpliquer,de le juger. La bataille de la Marne, dans ltat actuel de nos connaissances, nest gure plusquune abstraction ; elle est une notion commode qui nous permet de concevoir plus claire-ment lensemble des batailles de lOurcq, des deux Morins, de Vitry, etc. Ces batailles elles-mmes nont de ralit quen ce quelles rsument les engagements de corps darmes,divisions, rgiments, compagnies, etc., pour arriver jusquau soldat individuel qui est la ra-lit primordiale, celle qui prte la vie la notion abstraite de bataille de la Marne [].

    On objectera encore que ces souvenirs contiennent trop peu de faits dits militaires ; lau-teur se raconte lui-mme, abuse, croit-on, des faits psychologiques et des dtails de sa viematrielle : le manger, le boire, les lettres, les colis, les poux, les rats, la pluie, la boue, les cor-ves de nuit, la permission, etc. O trouver lhistoire l-dedans, lhistoire la Thiers ? Cestpresque vide de faits. Cest vrai et cela est mme fort heureux. Gardons-nous des souvenirspersonnels trop riches en faits et qui prennent lallure dun historique ; voil un tmoin quiveut nous en imposer et qui raconte surtout ce quil na pas vu. quoi vous serviront les faitssils sont faux ou trop dforms ? En outre il ne faut pas attacher trop dimportance aux faits,jentends aux faits militaires, aux faits qui ont une signification tactique. Lhistoire militaireest compose presque uniquement de ces faits-l et elle donne aux non-combattants cettenotion fausse que la guerre est tissue dune trame continue de faits tactiques : attaques,dfenses, avances, reculs, prises dhommes et de matriel, ou pour tout dire, petites victoireset petites dfaites. Hors de cela, lhistoire actuelle ne sait rien raconter. La vie du front nousa enseign autre chose et nous avons perdu la superstition des faits militaires 81.

    Lapproche historiographique de la Revue historique, telle quelle se dgage