PRÉSIDENT FAUST

ΠU V R E S D E L O U I S P A U W E L S

ROMANS :

S a i n t Q u e l q u ' u n ( L e S e u i l e t L i v r e d e P o c h e ) .

L e C h â t e a u d u D e s s o u s ( G a l l i m a r d ) .

L ' A m o u r m o n s t r e ( L e S e u i l e t L i v r e d e P o c h e ) .

PORTRAITS :

M o n s i e u r G u r d j i e f f ( L e S e u i l e t L i v r e d e P o c h e ) .

L e s P a s s i o n s s e l o n D a l i ( D e n o ë l ) .

ESSAIS :

L e s V o i e s d e P e t i t e C o m m u n i c a t i o n (Le S e u i l ) .

Le M a t i n d e s M a g i c i e n s ( e n c o l l a b o r a t i o n a v e c J a c q u e s B e r g i e r ) ( G a l l i m a r d e t F o l i o ) .

L ' H o m m e é t e r n e l ( e n c o l l a b o r a t i o n a v e c J a c q u e s B e r - g i e r ) ( G a l l i m a r d e t F o l i o ) .

L e t t r e o u v e r t e a u x g e n s h e u r e u x ( A l b i n M i c h e l e t L i v r e d e P o c h e ) .

Ce q u e j e c r o i s ( G r a s s e t ) .

© Editions Albin Michel, 1974 22, rue Huyghens, 75014 Paris

ISBN 2-226-00055-0

à Alain de Benoist

Un certain Johann Faust, né vers 1480, ayant étudié la magie à Cracovie, étonna. Ses pouvoirs le rendirent fameux en Allemagne, en Suisse, en Hollande, et jusqu'en Italie. On lui at tr ibua des miracles. Il devint légende.

Cette légende alimenta les luttes religieuses au XVIe siècle. Luthériens et Calvinistes s'accu- sèrent mutuellement de satanisme à travers le docteur. En 1587, un Luthérien anonyme publia à Francfort une Histoire du docteur Faust, pour édifier ses contemporains. L'odeur de soufre qui s'en dégageait fit le tour de l'Europe.

Vers 1600, Marlowe, en Angleterre, compose son poème dramatique : Tragique histoire du docteur Faust. En Marlowe, l'esprit de la Renais- sance exalte la puissance de Faust. Mais au terme de sa vie fixé par le pacte diabolique, Faust implore le Christ de sauver son âme an- goissée.

Ensuite, la figure de Faust s'affadit. On en fait du guignol théologal. On écrit d'innombrables spectacles de marionnettes.

C'est dans la seconde partie du XVIIe siècle, à l'orée de l'âge scientifique et industriel, et à travers deux génies allemands, que le mythe de Faust se déploie entièrement. La question qui se pose est celle-ci : l'intelligence et la puissance créatrice de Faust, qui le mettent au-dessus de la morale ordinaire, ne méritent-elles pas le salut ? Jusqu'où le pouvoir de l'homme peut-il aller trop loin ? Le Titan inquiète le ciel qui lui envoie des épreuves. Mais toutes les épreuves qui ne nous tuent pas nous grandissent. L'intel- ligence et l'action, portées à leur sommet, ne sauraient contredire l'ordre de la Création. « Les faibles ont des problèmes, les forts ont des solu- tions », dit mon propre Faust.

Lessing a écrit que, si Dieu voulait lui donner la vérité, il la refuserait, aimant trop la recher- che. Gœthe admirait Lessing : « C'était une des plus hautes intelligences, et seul quelqu'un d'aussi grand que lui pouvait apprendre vrai- ment de lui. Mais, pour un esprit médiocrement doué, il était dangereux. »

Pour la première fois, dans le poème de Les- sing, apparaît cette idée: Faust peut se sauver par lui-même. Son énergie fait son salut. Il ira au ciel. Non parce qu'il fut un pécheur repenti, mais parce que l'esprit créateur l'habita tout entier et sans relâche. « Dieu ne peut avoir donné à l'homme le plus noble de ses instincts pour le rendre ensuite éternellement malheu- reux. »

Nous voilà hors des idées chrétiennes. Mais ni Lessing, ni Gœthe, ne sont des génies chré- tiens. Et le mythe de Faust ne pouvait d'ailleurs s'épanouir qu'à distance du Christ.

On sait que Gœthe travailla toute sa vie sur Faust, pour l'achever à quatre-vingt-deux ans. C'est d'ailleurs tout ce que l'on sait, en France, de ce monument. Je reste stupéfait du peu de cas que l'on fait, chez nous, d'une œuvre aussi considérable, et qui répond aussi profusément à des préoccupations actuelles. On n'a retenu, de la première partie du Faust de Gœthe, que le livret idiot de l 'opéra de Gounod. Je n'ai pas trouvé un Français cultivé sur cent qui ait quel- que teinture du Faust complet. Il est vrai qu'il y a une allergie à Gœthe, tant son génie religieux est étranger au sentiment judéo-latin.

Gœthe fait le pont entre l 'humanisme grec et le surhumanisme nordique. Il enjambe roide- ment le christianisme. Beau fleuve, dit-il, mais l'esprit a mieux à faire au-delà. Il lui arrive même de cracher dans le fleuve en question, avec une fureur et une insolence qui annoncent Nietzsche. « Il y a quatre choses qui me sont aussi odieuses que le poison et les serpents : la fumée de tabac, les punaises, l'ail et le crucifix. »

En réalité, le mythe qui convient à l 'esprit latin est Don Juan, ce n'est pas Faust. Je me suis d'ailleurs aperçu que les spectateurs étaient déçus et gênés que mon héros ne soit pas, fina-

lement, croqué par l'Enfer. Ils réclamaient la conclusion de Don Juan.

Par quoi le Faust de Gœthe est-il emporté ? Par l'élan de vie. E t pa r l'élan créateur qui trans- cende la vie. Qui va au-delà du bien et du mal. Il commet des fautes. Il perpètre des crimes. Il est de cette race qui veut, après avoir voulu. E t qui veut tout. Il lui arrive d'éprouver dou- leurs et remords. Mais, se détachant de tout ce qui n'élève pas son énergie, il se détache aussi des douleurs. Si tout n'est pas sacrifié, tout ne peut être obtenu. Il sacrifie aussi les remords. Sa puissante vie, noire et blanche à la fois, est tout entière l ' instrument de sa propre initiation, et donc, finalement, de sa rédemption. Il a cessé d'avoir des accidents pour avoir un destin. Lequel est de rendre manifeste la gloire de la condition humaine. « Celui qui lutte sans trêve pour s'élever, nous pouvons le racheter », chan- tent les anges en des régions d'où l'on n'aperçoit plus la croix. Faust est sauvé par « l'éternel élan » qui le consuma. Il est sauvé aussi, mysté- rieusement, pa r l 'âme de Marguerite qui inter- cède. L'éternel élan et l 'éternel féminin hissent au ciel ce grand Dévorant.

Ensuite viennent les Faust romantiques. Celui de Chamisso, qui ne trouve de certitude intel- lectuelle que dans la mort. Celui de Grabbe, qui a des vapeurs d'absolu. Celui de Lenau, qui a la nausée, et que ni Dieu ni Diable ne consolent du mal de vivre.

Enfin, le Faust de Valéry, en marge du mythe. Valéry poursuit sa réflexion sur les fonctions de l'esprit s 'arrachant aux pièges des idées et des mots.

Quant aux Faust du cinéma, ils retournent à la tradition des marionnettes avec Georges Hato et le délicieux Méliès. Le Faust de Murnau a de la grandeur. Le Don Juan et Faust de L'Herbier et La Beauté du Diable de René Clair appartien- nent légitimement aux grandes archives, mais ne prétendent pas à renouveler le mythe.

Je confesse ma prétention. J 'ai voulu esquis- ser un Faust de notre temps. J 'ai voulu repren- dre, en 1973, le projet formé par Gœthe en 1773. Célébrer un bicentenaire passé d'ailleurs stric- tement inaperçu.

L'ambitieux a une excuse : l'insistance de Jean Kerchbron qui m'avait naguère associé à la réa- lisation du Golem, inspiré du roman métaphy- sique de Gustav Meyrinck. Il m'arrivait depuis longtemps de prendre des notes, en vue d'un Faust. Je le dis à Kerchbron. Il souhaitait faire un film, sur un sujet original, spécialement conçu pour la télévision. Il a le goût des entre- prises risquées. Il résolut de m'obliger. Il ne change jamais dans ce qu'il a une fois résolu. Il me précipita dans cette œuvre, m'aidant à la construire. Nous eûmes des nuits tout à fait

exaltées. J'écrivis tout l'hiver 72 et le prin- temps 73. Il venait, le soir, m'arracher les pages.

Je reconnais bien des défauts et des insuffi- sances à ce texte. Il me reste, comme l'Autre, à y travailler jusqu'au grand âge.

Si j 'ai à résumer d'une ligne l'histoire de mon personnage : s'est fait inhumain. S'est voulu surhumain. Devient humain.

On s'est étonné de deux choses.

Premièrement, de ce qu'un thème soit le mar- ché du pétrole. Projeté au moment de la crise que l'on sait, le film parut « prophétique ». Les ressources des terriens sont-elles limitées, ou illimitées ? Cette question me hante depuis long- temps. Wells et Lénine eurent déjà là-dessus une célèbre discussion, et envisagèrent l'un et l'au- tre l'illimité. J'ai tendance à croire l 'esprit humain lui-même sans limites, et capable de s 'approprier dans l'univers un trésor sans fond. Je pense que l'œuvre n'est pas finie, sous les étoiles, demain parmi les étoiles. De sorte que confronter Faust à de tels problèmes, pour moi allait de soi.

Secondement, on s'est étonné de ce que la conclusion soit ambiguë. Au vrai, qu'il n'y ait pas de conclusion. Le Diable a-t-il gagné ou perdu ? Et Faust ? Je pense que la balance est égale, en attendant. Faust rejoint les hommes. « Seulement un homme parmi les hommes », dit-il. Mais avec ses acquisitions intérieures. Plus celle-ci : il a compris que ce qui n'est pas partagé

n'existe pas. Ou pas encore. Il rayonne d'incer- titude, si j'ose dire. Il est une Force qui cher- che sa Lumière. Mon challenger Gœthe disait : « Méphistophélès ne doit gagner son pari qu'à moitié, et si la moitié de la faute continue à peser sur Faust, alors peut intervenir le droit de grâce du Seigneur pour amener un heureux dénouement de l'ensemble. » Pour l 'heureux dé- nouement, je verrai plus tard, si Dieu me prête vie et me grandit.

Enfin, on m'a demandé: « Faust aima-t-il “vraiment” Marguerite ? » On ajoutait souvent : « Il ne semble pas. » Eh bien, cela reste pour moi une énigme. Le Diable donne sa réponse : « Ils (les Faust) ne sont jamais si Diables que lors- qu'ils croient aimer. » Il a raison. Pourtant, c'est d'un tel amour empêché par l'esprit, sacrifié au destin, que viendra sans doute le salut. A jamais, une âme innocente volète autour d'une âme de glace brûlante, la protège, la comprend, l'oriente.

Un mot encore, à propos de Marguerite. L'au- teur croit développer un mythe. C'est finalement le mythe qui le raconte à lui-même et le déve- loppe lui-même. Affreuse et précieuse mort de Marguerite, qui attire Faust vers les hautes sphères.

Louis PAUWELS.

La réalisation militante

A la Télévision, raconter l'histoire d 'un Faust moderne, histoire qui se veut édifiante, exige tout d'abord une analyse de l ' interlocuteur en question.

Le téléspectateur est un personnage qui, outre son caractère propre, est entièrement condi- tionné, volontairement ou non, pa r l 'ensemble des stimulis de notre époque. En particulier, son poste de télévision lui donne des images et des sons chargés d'informations d'une actualité brûlante ; de réflexions : tables rondes, débats, magazines ; de rêves : divertissements et œuvres de fiction. Tout cela lui est donné en un même endroit de son logement, dans un même cadre : son écran de télévision.

Par conséquent, l 'histoire du Président Faust se présente sur l'écran après et avant des images de la vie quotidienne e t de la vie rêvée par d'au- tres. C'est avec ces points de repères qu'il faut exposer le cas du Président Faust : ce qu'un homme, au sommet de la connaissance et de l'information, peut demander au « Merveilleux »,

quel marché il peut conclure avec le Diable pour obtenir le « Manque » que ce dernier va lui faire découvrir, presque involontairement.

Faust est le contraire d 'un personnage quo- tidien, il est exemplaire. Il faut intéresser, pas- sionner si possible le téléspectateur avec des problèmes qui n'apparaissent pas immédiate- ment comme les siens.

La réalisation commence donc par la recher- che de nouveaux points de repère ayant néan- moins des rapports précis avec ceux rencontrés habituellement sur l'écran de télévision.

Concrètement, Faust sera mis dans la peau d'un président-directeur général dont on décrira la vie journalière, amenant subrepticement des gestes nouveaux, « décalés », parmi des gestes bien connus et largement décrits par les mass- média : presse, radio, livre, télévision, etc. Ces gestes ne seront plus alors commentés par le grand reporter, le journaliste à la mode, voire l'ethnologue, mais par le Diable.

Par ce nouveau dialogue, dont l'étrange se fait aussi discret que possible, du moins dans son début, le surnaturel s ' introduit dans l 'ordinaire pour mener à la découverte d 'un nouveau « na- turel ». Faust est réaliste, le Diable offre le rêve, le téléspectateur peut alors faire son choix parmi les « possibles » révélés. Ces possibles sont sou- mis à son mental par des images qu'il voit toutes les heures sur ses écrans ou dans sa propre vie. Cependant, les images de Faust sont un peu dif-

Le Diable s'adresse à nous.

LE DIABLE. — L'homme est un ignorant qui possède un cerveau qui sait tout. Il suffirait de tourner les clés. Il y a dix clés, mais vous n'en tournez qu'une. Tournez les neuf autres clés et l'univers vous sera dévoilé. Il n'y a pas d'autre mystère. Car la création vous a tout donné, mais la condition humaine n'est qu'un malen- tendu sur le mode d'emploi.

Je vous ai dit la vérité. Je doute que vous en profi- tiez : vous l'aurez oubliée en vous couchant.

Tandis qu'il parle, images de Faust seul dans tous les lieux où on le vit, devenus déserts.

Au-dessus de l'humain commence la vraie condition de l'homme. Le premier échelon est le génie. Les autres sont inconnus ou tenus pour légende.

A Faust, j'en fis grimper quelques-uns. Il savait toutes les langues, englobait tout le savoir, connectait toutes les sciences, lisait un livre le temps de tourner les pages, les lisait tous, n'en perdait rien, se souvenait de tout, faisait des rapprochements impensables, en tirait des évidences, ignorait les problèmes, n'ayant que des solutions, dormait douze heures sans rêve, et des douze autres en comblait mille.

Il gouvernait les princes, apprenait aux savants, don-

nant tout, recevant tout. Et la plus haute place de l'homme n'étant pas sur la croix, mais sur le trône, il régnait sans humeur, sans appétit, sans attache, sans un regard sur lui-même, précieux à tous, n'apercevant personne.

Jusqu'à la nuit où, délivré de tant de liens, il éprouva cette délivrance comme l'entrave d'une plus grande liberté qui ne se trouve pas sous mon sabot, et, parole ! je ne sais où !

XXII I

Prière

Nuit sur la terrasse. Statue de Marguerite. Faust, la joue contre ce visage de bronze.

FAUST. — Je soulève tes cheveux. J'approche mes lèvres. Ta joue est enfantine : elle sent la farine et l'iris. Et cette oreille, si sensible ! Que je l'effleure, mon souf- fle allume ton désir, tu gémis. Tout à l'heure. Ou bien pas. Qu'importe ! De très loin, je me souviens du désir comme d'un voile. Ne bouge pas. Ecoute. Je te raconte une histoire...

Un jour, le Créateur d'Etoiles réunit les Esprits à sa table, un pain devant chacun. Les uns se jetèrent sur leur pain, le mangèrent et se tordirent de douleur. Les autres, avant de manger, l'échangèrent, et ils furent rassasiés. Oh ! depuis que tu m'as quitté, je ne suis pas à plaindre : je mange à la table du Créateur d'Etoi- les. Mais je m'y tords de douleur, parce que je n'ai personne avec qui échanger. Je ne suis pas à plaindre. Je vois tout. Je comprends beaucoup de choses. Mais tu sais, tout comprendre, sans toi pour me compren- dre ! Et tout voir, sans me voir vu par toi !

Ils disent que tu es morte. Ils ne savent pas. Je distingue des lieux d'existence aussi inconnus des hommes que, pour le poisson, les villes sur le rivage.

Si je veux, tu n'es pas morte. Les années reviennent ; chaque minute ressuscite entièrement. Tout revit. Je

compose des lignes et des chiffres ; les barrières s'éva- nouissent et les temps se rejoignent.

Je vais te dire ce qui est. Le futur existe déjà. Le passé existe encore. Je vide le fleuve du temps. Au fond du fleuve, tout est vivant. Le temps n'emporte rien : il fait semblant.

Il est cinq heures. Le jour se lève en Sologne, le même brochet saute, la même abeille travaille dans la même bruyère, c'est la même brume, tu fais le tour de l'étang, tu viens vers moi, j'ouvre les bras... mon gouffre est refermé, vous êtes ma réelle...

Non, tu n'es pas morte. Je le peux. Cela, je le peux. Comme visiter l'avenir, remonter le temps, je le peux. Maintenant, c'est avant. C'est ta vraie main dans la mienne.

Mais je vais te dire l'horreur ! C'est moi ! C'est l'homme que j'étais ! Et tu es Marguerite, celle qui s'en va vers la mort ! Tout recommence, mais tout s'en- chaîne ! Comme avant ! C'est avant, implacablement ! Tout, implacablement, se précipite comme avant, nous sépare comme avant !

Chaque fois, chaque fois, éternellement ! Je ne peux rien changer. J'appelle les Puissances, je recompose les lignes, j'assemble des chiffres, des rythmes, sans rien pouvoir. Avant est maintenant ! Mais le même !

Je voudrais remodeler ce qui fut. Il faut que je recommence vraiment, pour te sauver vraiment, et je ne puis. Je le voudrais ! Je le voudrais ! Je cherche ! Je cherche !

Il tombe à genoux.

O Dieu, vous seul qui êtes hors du temps, faites-moi Maître du Temps !

XXIV

Retour

Matin. Faust erre dans les rues. Un petit garçon fait flotter un bateau de papier dans le caniveau. Le bateau est absorbé par la bouche d'égout. Il pleut. Faust passe, puis revient vers le gosse.

LE GOSSE. — Tu sais faire des bateaux ? FAUST. — On peut faire mieux. Regarde. (Il prend

une feuille de journal et fait une bande de Moebius, qui n'a qu'un seul côté.) Si tu passes le doigt, il n'y a plus qu'un seul côté : ni intérieur, ni extérieur ; une dimen- sion est partie.

LE GOSSE. — Fais-moi un bateau.

Il fait maintenant une autre construction topolo- gique.

FAUST. — On peut faire aussi un récipient sans dedans ni dehors. L'univers n'est pas ce que l'on croit. Ce serait comme une pomme sans dedans ni dehors. Alors une étoile est aussi près de toi que tes mains et tes pieds.

LE GOSSE. — Monsieur, tu le fais, le bateau ? FAUST. — Ce sont des vues de l'esprit, bien sûr. Mais

si l'esprit est une maquette de l'univers, les vues de l'esprit sont l'univers.

Le gosse, déçu, s'en va.

A quoi bon tout l'esprit, si les enfants s'en vont...

Faust marche le long d'un mur interminable. Le Dia- ble le suit, s'approche. Mais Faust presse le pas.

FAUST. — Je ne vous demandais rien... Avec un peu de pureté, j'eus beaucoup de souffrance.

LE DIABLE. — On ne demande pas de la pureté au Diable.

FAUST. — Et avec tout l'esprit, le fond de la solitude ! LE DIABLE. — Ainsi est fait l'esprit que donne le Dia-

ble. Faust s'éloigne.

LE DIABLE. — C'est cela, méprise-moi maintenant ! (Le Diable court pour le rattraper.) Serre-moi la main. Au moins, tu auras vécu. Tous les hommes meurent ; peu vivent. (Faust s'éloigne toujours.) Alors ?

FAUST. — Rien. LE DIABLE. — Demande ! FAUST. — Adieu. Seulement un homme parmi les

hommes. Le Diable s'arrête sur le trottoir.

LE DIABLE. — Quoi, rien ?... Rien ?

Le Président Faust se perd dans la foule du matin qui part au travail.

Imp. Sévin, à Doullens. — 1-1974. (Dépôt légal : 1 tr imestre 1974.) Edit. : N° 5 171. — Imp. : N° 3 106.

PRINTED IN FRANCE

En 1773, Gœthe met Faust en chantier : il y travaillera cinquante-huit ans. Deux siècles plus tard, en 1973, Louis Pauwels a voulu esquisser un Faust pour notre temps, sous le titre : Président Faust.

Ce texte, écrit pour la télévision, met en scène un P.D.G. qui atteint à la puissance au moyen du pétrole. Méphisto s'intéresse à lui, y voyant une proie délectable.

Tout en suivant de près le mythe de Faust, Louis Pauwels s'en sert alors comme d'un révélateur, qui lui permet d'examiner et de juger la civilisation contemporaine — qu'il s'agisse des problèmes de l'énergie, des conflits entre pères et fils, de la puis- sance et de la vertu, du pouvoir et de la justice...

Président Faust, diffusé pour la première fois le 12 janvier 1974, fait événement. C'est l'œuvre la plus ambitieuse qui ait été conçue pour la télévision française. La réalisation de Jean Kerchbron (qui a collaboré au scénario) est puissante, et constitue un spectacle télévisuel total, au service d'un texte élevé.