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Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 5 | 1992 Varia Prévenir ou guérir ? Musique et états orgiastiques chez Platon Evanghelos A. Moutsopoulos Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/1056 DOI : 10.4000/kernos.1056 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1992 ISSN : 0776-3824 Référence électronique Evanghelos A. Moutsopoulos, « Prévenir ou guérir ? Musique et états orgiastiques chez Platon », Kernos [En ligne], 5 | 1992, mis en ligne le 19 avril 2011, consulté le 21 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/kernos/1056 ; DOI : 10.4000/kernos.1056 Kernos brought to you by CORE View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk provided by OpenEdition

Prévenir ou guérir ? Musique et états orgiastiques chez Platon

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KernosRevue internationale et pluridisciplinaire de religion

grecque antique

5 | 1992

Varia

Prévenir ou guérir ? Musique et états orgiastiqueschez Platon

Evanghelos A. Moutsopoulos

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/kernos/1056DOI : 10.4000/kernos.1056ISSN : 2034-7871

ÉditeurCentre international d'étude de la religion grecque antique

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 1992ISSN : 0776-3824

Référence électroniqueEvanghelos A. Moutsopoulos, « Prévenir ou guérir ? Musique et états orgiastiques chez Platon », Kernos [En ligne], 5 | 1992, mis en ligne le 19 avril 2011, consulté le 21 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/1056 ; DOI : 10.4000/kernos.1056

Kernos

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Kernos,5 (1992),p. 141-151.

PRÉVENffi OU GUÉRm?

MUSIQUE ETÉTATS ORGIASTIQUESCHEZPLATON

L'on sait que dans toutes les sociétésarchaïques!,la musiqueestfonctionnellementomniprésenteà tous セ ・ ウ niveauxculturelset sociaux.Il ne sauraiten être autrementdans les sociétésgrecquesclassiquesqui,· non seulement,dérivaient des sociétésgrecquesarchaïquesàproprementparler, mais se trouvaient aussi en contact ininterrompuavec les sociétés«barbares»qui peuplaientla périphériegéographiquede l'hellénisme2, et dont l'apport culturel à l'Hellade ne fut pasnégligeable.Qu'ils l'aient regretté ou non, les philosophes,Platon entête, furent obligés de la reconnaître3. Certes,dans les manifestationsde type apollinien, pour reprendre la distinction nietzschéenne,l'influence «barbare»fut de bonne heure plus ou moins limitée auxdomainesde l'esthétiqueet de quelquestechniquesartistiques;maisdesmanifestationsde type dionysiaque,il fut impossiblede l'exclure, tantles pratiquesgrecquespouvaientse confondreavecdespratiquesextra-helléniques. D'ailleurs, Dionysos lui-même ne fut-il pas un dieu«d'importation», de même que les cultes «bachiques»4?Or tous cescultes, comme les pratiquesqui les accompagnaient,reposaientsur lapossibilitéde susciterdesétatsorgiastiquesoù la musiquejouait un rôleprépondérant5. Platon en fut pleinementconscient.

Pour la penséeplatonicienne,musiqueet magie sont des activitésétroitementliées: la musique exerceraitd'elle-mêmeun tel pouvoirmagiquéqu'elle était quasimentprédestinéeà s'associerà la magie.Platon considèreles chantscomme des incantations.C'est à maintes

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Sur la préférenceaccordéeà ce termepar rapportaux termes«inférieures»,«pré-logiques»,«primitives» (L. Lévy-Bruhl), «sauvages»(Cl. Lévi-Strauss),etc.>cf. J. CAZENEUVE, La mentalitéarchaïque,Paris,1961,p. 17.sq.E. MOUTSOPOULOS,Musiquegrecqueou «barbare»(Eurip., Iph. Taur., 179-184) ?, in Eirene,21 (1984),p. 25-31;Diotima, 12 (1984),p. 158-163.

ID., La musiquedansl'œuvredePlaton,Paris,19892, p. 11 sq.

H. JEANMAIRE, Le Satyreet la Ménade.Remarquessur quelquestextesrelatifsaux danses«orgiaques»,in Mélanges Charles Picard, tome II, Paris, 1949,p.463-473.E. MOUTSOPOULOS,La philosophiede la musiquedansla dramaturgiegrecque.Formationet structure,Athènes,1975,p. 18; 100sq.;97 etla n. 4.

ID., La musique..., op. cit., p. 11-12;23 sq.

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reprises qu'il confirme cette identification7, et c'est pour cette mêmeraison qu'il recommandeà tous les citoyens de pratiquer des incanta-tions pour obtenir l'harmonie de leurs âmes. L'étymologie du termed'épodè confirme qu'à l'origine les incantations étaientprincipalementdes chants issus de formules magiques ou mêmesacrées,et adressésà quelque puissancesurnaturelleafin de lacontraindreà être favorable ou, au contraire, d'en prévenir l'actionpernicieuse8. Par contre, épodos serait simplement le refrain quiscandela suite de vers récités.Or cettefonction littéraire ne masque-t-elle pas précisémentune fonction magiqueoriginelle dont témoignentd'innombrablespratiquesreligieusesrelevéespar les ethnographes?Dans le Charmide, Platon considère les incantations comme desmoyens de guérison autant que comme discours philosophiques9. Ilrejoint par là sa conception,exposéedansle Phédon,que la philosophieest la musiquesuprême10.

L'emploi d'incantationsdans un but médical ne saurait êtrenégligé, notammenten tant que techniquede guérisondes blessuresll .

Zalmoxis fut surtoutun guérisseurqui eut recoursà desincantations12.

Orphée fùt un chanteurparce qu'il fut «un enchanteur»qui savaitcharmer non seulement les animaux, mais aussi les guerriersthraces13. Il fut, avec Musée, le premier à avoir connu les herbesmédicinales14. Purificateur, musicien, danseurtout à la fois, il fut

PLATON, Lois, II, 65ge; 664b; 665e; 666c; 670e;927a; cf. III, 677d où lesincantationssont considéréescommeles vestigesdes techniquesmusicalesmisesau point pardescivilisationsdisparues.

De même, carmen signifie en latin le chantautantque le charme.Cf. E.MOUTSOPOULOS,Musique et musicalité dans les «Oracles chaldaïques»,inKernos,3 (1990),p. 281-293,notammentp. 288; J. COMBARIEU, La musiqueetla magie,Paris,1909,p. 22 : «on les [formulesmagiques]a d'abordchantées;puis... récitées; enfin, écrites»; P. BOYANCE, Le culte des Muses chez lesphilosophesgrecs,Paris,1972,p. 41 : «souvent,à défautde... chant..., on a crunécessaireunecertaineintonation,certainscaractèresde débit".

9 PLATON, Charmide,156d;175e.

10 ID., Phédon,B1a.Il P.-M. SCHUHL, Essaisur la formation de la penséegrecque,Paris,1933,p. 71.

12 PLATON, Charmide,156d.

13 P.-M. SCHUHL, Les premièresétapesde la philosophiebiologique, in Revued'HistoiredesSciences,4 (1950),p. 197-221,notammentp. 208.

14 THEOPHR.,Hist. plantes,IX, 19,2;PLINE, Hist. nat.,XXI, 20 (145);XXV, 2 (12).Cf. PLATON, Lois, VI, 782e,qui, parailleurs,s'insurgecontrelescontrefaçonsdel'orphismepratiquéesde son tempspardiversguérisseursambulants:Rép.,II,364b-c;Lois, X, 908d;909a-d.

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MUSIQUE ET ÉTATS ORGIASTIQUESCHEZ PLATON 143

suivi par les Pythagoriciensqui instituèrent«une véritable pharmaco-pée musicale» connue par Platon, à travers les Pythagoriciensitaliens15 et reposantsur l'associationentre musique et magie. Audemeurant,Platon ne transpose-t-ilpas les incantationsorphiquesetpythagoriciennes«en mythes»16? Ici, commepartoutailleurs quandils'agit de magie (sympathique),une structurehomologique est sous-entendue comme intervenant simultanémentà deux niveauxl7 .

Remède contre la maladie, capable de restituer l'harmonie dufonctionnement dérangé de l'organisme, l'incantation, partantl'harmoniemusicale,restituela prudenceau niveau de l'âmeI8 . Platonlui réserveune place curativeet culturelle exceptionnelledanssacitél9 .

Il l'élève ainsi à un rang spirituel à l'encontredes pratiquesmagiquesen usagede son temps, censéesexercerun véritable pouvoir sur lesforces naturelles.

Le terme même de télétai aurait à l'origine désignédes formuleschantées,transmisesaux adepteslors des mystères.Plus les incanta-tions seraientpuissanteset plus elles établiraientun lien étroit entrel'homme et la divinité invoquée. Celles d'Orphée l'auraient étéinfinement, puisqu'ellesauraient suffi pour le conduire aux Enfers.Suaves,commecelles de Thamyras,elles pourraientservir de modèlesà d'autrescompositions;mais pour être exécutées,celles-ci devraientêtre approuvéesau préalable20. On retiendrala doublefonction, invoca-trice et apaisantedes incantations. Or, longtemps avant Platon,l'élaborationde la conceptionorphique de la magie musicale par lesPythagoriciensaurait conduit les recherchesde ces derniersdans unenouvelle direction, par la création«d'un vocabulaireà la fois techniqueet mystique21" qui devait aboutir à «une synthèsedes croyancesdispa-rates sur la magie du nombre, de l'astronomieet de la musique22».

15 P.-M. SCHUHL, Essai..., op. cit.; E. MOUTSOPOULOS,La catharsistragiquechezAristote:uneénigme?, in Diotima, 2 (1974),p. 248-250.

16 ID., Étudessur la fabulation platonicienne,Paris,1947,p. 9; P. BOYANCE, LecultedesMuses..., op. cit., p. 145;E. MOUTSOPOULOS,La musique..., op. cit., p. 14etla n. 12.

17 E. MOUTSOPOULOS,Structuresintimeset plaisir esthétique.Kairos, la miseetl'enjeu,Paris,Vrin, 1991,chap.33.

18 PLATON, Timée,80b.

19 ID., Phédon,85asq.; ne; 114d;Rép.,II, 376e;3na-d;III, 414c; 415c;Lois, 887d;903a;927a.

20 ID., Lois,VIII, 82ge.

21 E. MOUTSOPOULOS,La musique..., op. cit., p. 16.

22 Ibid.

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Platon se rend à cette évidence sans se douter que, déjà au dired'Hérodote23, il y avait eu confusion au sujet de rites pythagoriciens,d'origine vraisemblablementégyptienne,qui passaientpour orphiqueset dionysiaques24. Toutefois, la magie musicaleopèredansdeux senscomplémentaires:elle facilite l'invocation de la divinité, mais elleprovoqueaussil'inspiration poétique.

Inspirépar la Muse, le poètecessed'êtremaîtrede sonesprit25, il estrenduenthousiaste;il est en proie à un délire comparableà celui desCorybantes26 en état de transe. Pris de transportsbachiques,ilss'apparentent«aux Bacchantes... lorsqu'elles sont possédées27». Defait, «les possédésdes Corybantestombent en transe lorsque se faitentendrela mélodie propre à la divinité dont ils sont possédés28... Cetétat de possession... se manifestepar une mimique et des proposdanslesquelsil estdifficile de voir autrechoseque la manifestationmêmedel'être démoniaquequi les possède29». Le poète est un intermédiaireentre la divinité inspiratrice et son propre groupe social auquel iltransmetsa folie réductibleà l'une des quatrecatégoriesde la posses-sion poétique, attribuée aux Muses, les autresétant les possessionsmantique,érotiqueet télestique,respectivementattribuableà Apollon, àAphrodite et Éros, et à Dionysos30. Traitée convenablement31,l'inspiration se solde en incantationcontre l'injustice32. La conceptionque Platon, aprèsDamor d'Da, se fait des effets de la musiquereposeentièrementsur une vision mécanistede l'homologie des mouvementsdessons,de l'âmeet du corps.

23 HDT., II, 81 (testim.216Kem).

24 P. BOYANCE, op. cit., p. 93-94; 99.25 PLATON, Ion, 536c;Euthyd.,277d-e;Phédon,60e;Banquet,215e;Phèdre,228d;

234d;Lois, IV, 719c;VII, 790d-791e.Cf. LM. LINFORTH, TheCorybanticRitesinPlato, in CSCA,13 (1946),p. 121-161.

26 PLATON, Criton, 54d.27 ID.) Ion, 533e-534c;Banquet,196d-197b.28 ID., Criton, 54d.

29 H. JEANMAIRE, Dionysos.Histoire du culte de Bacchus,Paris, 1951, p. 134.Cf. PLATON, Phèdre,244d-e.

30 PLATON, Phèdre,265a-b.

31 Ibid., 243a-b,où il estrapportéqu'ayantperdula vue, Stésichoreseseraitlui-mêmeguéri de sonmal en recourantà un remèdemusicalde soninvention:lapalinodie.

32 ID., Ménex.,239b;Rép.,l, 335c;III, 410a-b;411c-d;Lois, VII, 817.Lesphronimoi(Rép.,l, 34ge)et les emphronès(Timée,80b) opposésauxaphronèsrappellentleskompsoiopposésaux idiotai (Théet.,171d),privéseuxde culturemusicale.

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MUSIQUE ET ÉTATS ORGIASTIQUESCHEZ PLATON 145

Seloncetteconception,les sonsse propageraientà traversl'air à unevitesseproportionnelleà leur hauteur.Cettevitesseserait sujetteà unralentissementégalementproportionneldès que chaqueson atteint ettraversele corpshumainpour en inonder toutesles partiesqui sont lessiègesrespectifsdes partiesde l'âme33. Les sonsles plus graveset lesplus lents, qui avaientatteint le corpslongtempsaprèsles sonsles plusaigus et les plus rapides,les rattrapentpendantleur parcoursdanslecorps et restituentl'harmonieinitiale dérangéeà l'origine en raison ducomportementdiversifié des sonsqui la composent,lors de leur passagedansl'air. Les effets de l'harmoniesur l'âme sont de deux sortes,selonla qualité du sujetqui les éprouve:l'insensén'en ressentqu'un simpleplaisir; le sage, lui, contemple, à travers l'harmonie sensible,l'harmonie idéale suprême34. Finalement, une structure artistiqueplairait à condition d'être homologueà une structureviscérale.Sonoreou orchestique,le mouvementmusical entraînerait,par une syn-kinésis,une corn-motion, un mouvementde l'âme, ainsi qu'AristideQuintilien l'expliqueraplus tard35 : homologie potentielle, sympathieactuelle.

Le passagedu Criton qui mentionnel'enchantementque la paroledes lois personnifiéesexerce sur Socrate fait état des initiés auxmystèresdes Corybantes,acolytesde Cybèle, qui passaientpour avoirinstitué les mystèresdu mêmenom où l'initiation s'opéraitmoyennantles dansesvertigineusesdes prêtresautour de l'initié. Étourdi, celui-cicroyait entendrele son desflûtes du cortègedivin. Mouvementssonoreset mouvementscorporels habilement combinés produiraient dessituationsà effet total, où l'équilibre corporelet mental36, déjà conseillépar les Pythagoriciens,est complètementrompu. Contre de tels mouve-mentsnuisibles,un corps peut réagir par auto-immunisation37, commeaussi moyennantune éducation et un entraînementorchestiquesconvenables.À cet effet, on a recoursà des mouvementsréguliers. Cesonteux, et non le repos,qui s'opposentauxmouvementsdérégléscausés

33 ID., Timée,67asq.; 80a-h.Cf. Y. BRES,La psychologiede Platon, Paris,1965,p. 87 sq., où l'apparitionde la théorieplatoniciennede la tripartition de l'âmeestdatéeavecprécision.

34 Cf. supra,etla n. 32.

35 ARIST. QUINT., De mus., p. 107 Meihom. Cf. E. MOUTSOPOULOS,Sur laparticipation musicale chez Plotin, in Philosophia, 1 (1971), p. 379-389,notammentp. 384et la n. 28.

36 PLATON, Timée,88h-c.Surleseffetsphysiologiquesde la pénétrationdu chaudetdu froid, du secet del'humidedansle corpshumain,cf. Timée,88d.

37 Ibid., 89a.

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soit par une défection de l'âme, soit par quelquepossessioncoryban-tique38. Le modèle typique du mouvementrégulier, c'est l'aiorésis, lemouvementbalancédu bateauqui navigue. Les mères qui veulentendormir leurs enfants.qui s'agitent leur impriment un mouvementbalancédes brasaccompagnéd'uneberceuse.Les deux procédéscombi-nés agissentà la manièred'une incantationet produisentl'apaisementsouhaité.

Or il faut de la mesureen touteschoses:«il ne faut pas irriter lesmaladies par des remèdes quand elles n'offrent pas de grandsdangers39» et, partant,il faut que les mouvementsrectificatifs soient«calculésde sorte qu'ils ne causentpasplus de mal que de bien40». Onse trouve en pleine problématiquedu métron, elle-mêmeapparentéeàcelle du kairos. Toutefois, le recours au mouvement régulier, àplusieurségardscathartique,est bénéfiqueaussibien aux nourrissonsencore privés de raison qu'aux possédésqui l'ont perdue. De Damond'Oa, il estrapportéqu'il auraitguéri desjeunesgensde leur manieparun simple changement d'air musical41 . Damon, comme lesPythagoriciens42, suivi par Platon, préconiseen l'occurrence uneméthodeallopathique,alors qu'Aristote défendraune méthodehoméo-pathique ayant, elle aussi, ses lettres de noblesse: «Le devinMélampous... propageale culte orgiaqueet sut 'apaiserla furie' en lasurexcitant par des danses sauvagespour mieux la maîtriserensuité3». Les mouvementsviolents imprimésau corpsproduisentunevéritable frénésie. On rapprocheraitde ces techniquescelles qui, dansdes cas analogues,sont encore en usageen Afrique. C'est dans des

38 Ibid., 88d-e;Lois, VII, 790c-791a;Philèbe, 34a. Il est surtoutquestiondesbattementsde cœurviolentsqui traduisentla frayeur,étatdéfectueuxdel'âmes'il enest.

39 ID., rimée,89a-b.

40 E. MoUTsoPoULos,La musique..., op. cit., p. 103.

41 F. LASSERRE,Plutarque.De la musique,Olten-Lausanne,1954,p. 63.

42 Tel Cleiniasde Tarentecontemporainde Platon,qui, s'il se trouvaitencolère,obtenaitla catharsismusicaleen jouant de la lyre. Cf. P. BOYANCE, op. cit.,p.131.

43 ARISTOTE, Poétique,1449b27-28.Cf. P.-M. SCHUHL,Lespremièresétapes..., art.cit., p. 209; A. DELATTE, Lesconceptionsde l'enthousiasmechezlesphilosophesprésocratiques,Paris,1934,p. 70-71; P. BOYANCE, op. cit., p. 63-64. PLATON,Phèdre,223b;244e-245a;Euthyd.,277d;Lois, II, 672b.Cf. LM. LINFORTH, art.cit., p. 163-172.

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MUSIQUE ET ÉTATS ORGIASTIQUESCHEZ PLATON 147

considérations semblables qu'on trouverait éventuellementl'explication du méprisaffiché par Platonpour les dansesorgiaques44.

Dansces pratiques,il s'agissaitde «substituerà l'état de possessionlatent et diffus... une possessionexplicitée... La dansede possession...est précisémentcet état de transe réalisé sous le contrôle deguérisseurs..., chefs de... confréries et eux-mêmesgrands possédés.Elle est considéréecomme la dansede l'esprit possesseur... auquel lepossédé,en donnantoccasionà son maître de se manifesterdans lamimique que comportecette agitation violente, rend l'hommagequi ledésarmeet concilie4S". Cette méthodehoméopathiquerecouraitdonc àune musique et à une orchestiquede plus en plus violentes, et quiréussissaientà guérir la peur par la peur. Le texte platoniciendu livreVII des Lois et le texte aristotélicien de la Poétique,qui contient lafameusedéfinition de la tragédie,et que nousévoquonsici, mettenttousles deux en rapportles notionsde peuret de purification. Purifiée, l'âmeatteint son degré d'excellencequ'il lui faut maintenir en s'exerçantsanscesse.«Désormaistoutes les fois qu'elle se manifesterapar desmouvementscorporels,ceux-ci serontréguliers, rythmés,harmonieux,se traduisantpar des figures bien-séantes46". La conceptionplatoni-cienne du circuit des mouvementsmusicauxréfléchis s'insèredans laconceptionalcméoniennedes cycles physiologiques,présentedans leTimée47.

Le sensdu rythme, de l'harmonieet de l'ordre, on l'a vu, n'estpasinné; par contre, ce qui est inné, c'est la prédispositionà l'acquisitionde la connaissancede toutescesvaleurs,et c'estcetteprédispositionquiest le don d'Apollon et desMuses,selon le Finalismeque Platonaffichedans le Timée48. Il va mêmejusqu'àrapprocherles termesde choros(danse)et de chara (joie)49, dans le cadre d'une définition qui reflètedirectementles étymologiesà la fois fantaisisteset savoureusesduCratyle. Les dieux eux-mêmesdeviennentde la sorte des chorèges,desdonateurset desprotecteursde la danse.

44 Ibid., p. 121sq.

45 H. JEANMAIRE, Le Satyreet la Ménade..., art. cit., p. 468.

46 E. MOUTSOPOULOS,La musique..., op. cit., p. 110;H. JEANMAIRE, Dionysos..., op.cit., p. 316-321(chap.Mimésiset catharsis).

47 PLATON, Timée,88c. Cf. Ch. MUGLER, Alcméonet les cyclesphysiologiquesdePlaton, in REG,71 (1958),p. 42-50.

48 Ibid., 37a;Lois, II, 653e;664e.Apollon intervientici en tantqueguérisseuretPéan.Cf. Phèdre,259c.

49 ID., wis, II, 654a;VII, 816bsq.;Crat., 397csq.

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D'inspiration et de caractèredivins, musique et danse sontsalutairesaux hommes.Chez ceux-ci, comme chez toutes les espècesanimales,les jeunessont incapablesde tenir en reposleur corpset leurvoix; ils crient et sautenten désordre.Or l'ordre du mouvementc'est lerythme. C'est à travers lui que les humains seuls sont capablesdesurmonter le désordre qui, initialement, règne en eux. Seuls leshumains apprennentà maîtriser leurs mouvements,comme leurspensées50. Dans les sociétésgrecques,la dansefut, elle aussi, commed'ailleurs dans toutes les sociétés archaïques,une manifestationattachéeà des rites51. «Lucien affirmera... qu'Orphéeet Musée, qu'ilappelle les plus parfaits danseursde leur époque,avaientprescrit, eninstituantles mystères,qu'ils eussenttoujourslieu avecle rythme et ladanse,et il ajoute qu'on ne saurait trouver d'initiation anciennequisoit dépourvued'un accompagnementorchestique52.» Sa relation avecdes pratiques religieuses n'est pas sans rapport avec ses vertuscuratives53. Dans les Lois, Platon insiste longuementsur la vertuéducativede la danse:«celui qui n'a pas appris à danser,nous leconsidéronscommeinculte, et pour qu'unepersonnesoit jugéecultivée,il lui faudra avoir passablementdanséau préalable54».

C'estencoredansles Lois que Platonfixe les deux sortesde dansesacceptablesdans la Cité, l'une de caractèreguerrier, la pyrrhique,l'autre de caractèrereligieux, l'emmélie qui, par son mouvementcalme et ordonné, s'opposeraitau caractère violent des dansesbachiques.C'estdeux types de dansesont qualifiéesde politiques:ellespromeuventla vie de la Cité. Il en est de mêmedes formes musicalesqui, elles, devrontêtre pureset conformesaux modèlesclassiques55 qui

50 Ibid., 653e;664e.

51 Ibid., VII, 796c; 799a-b; B03e; B15d. Cf. B. LOWLER, The Maenads. AContribution ta the Studyof Dance in Ancient Greece,in Memoirs of theAmericanAcademyin Rome,6 (1927),p. 69-112.

52 L. SECHAN,La danse..., p. 39. Cf. LUCIEN, De la danse,15.

53 E. MOUTSOPOULOS,La musique..., op. cit., p. 107et la n. 2, sur les dansesquiaccompagnaientlesriteset l'initiation corybantiques.

54 PLATON, Lois, II, 654a;672e;VII, B17a.

55 Il està remarquerqu'àl'encontredesrèglespourle choix de la bonnemusique,dogmatiquementfixées dansla République,III, 397csq.,Platon,qui revientsurle problèmeà la fin de savie, danslesLois, VII, B15asq.,y adopteuneattitudequ'on qualifiera facilement de «pragmatisme»,puisqu'il pose désormaiscommecritèrede choix la longévitédesformes:de toutesles formessontpourlui préférablescelles-làmêmesqui ont le mieuxsurvécuauxravagesdu temps.Cf. E. MOUTSOPOULOS,Le modèle de l'œuvre d'art: idéalisme ou

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MUSIQUE ET ÉTATS ORGIASTIQUESCHEZ PLATON 149

ne se prêtentnullementà desjugementsd'ordre«théâtrocratique»56,etqui ne risquentpas d'être priséespar le seul grandpublic, avide d'êtreépatépar des charlatansde musiciens. Par contre, sansémettre dejugements explicites à leur égard, Platon semble, dans d'autresdialogues,se laisseramuserpar les dansesde divertissement,voire parles dansesacrobatiques57. Cesdansesrappellent,par leur caractère,lespratiquesgymniquestellementhonoréespar le philosophe.Une autrecatégoriede danses,égalementpratiquéespour les convives dans lesbanquets:de caractèrebachique,elles étaientparticulièrementaptesàaviver l'orgie du kômos. C'étaient là les dansesconviviales queréprouvaientles sageset que les vasespeintsnousont conservéesen demultiples spécimens58, et susceptiblesde dégénéreren manifestationsde bas niveau. Leur caractère«politique», comme celui des dansespratiquéespar les joueusesde flûte59, à supposerqu'il existât,seraitdéjàtrès atténué.Elles sont censéesêtre des miméseisde «corps laids» etconstituentune transition qualitative vers les dansesorgiastiquesproprementdites.

Cesdernièresétaientaccompagnéespar le tympanonet surtoutparl'aulos qui, en émettantdes mélodies «de l'épouvante»,causait latranse de la personnequi en était le destinataire.Dans l'Héraclèsd'Euripide,Lyssamenacele hérosde jouer sur l'aulos un tel air d'effroià son adresseque, en le mettanthors de lui, il lui dictera des mouve-mentsdésordonnés,avant de le pousserà sa pertéO• Il y a un rapportévident entre les dansesorgiaquesdéclenchéespar le cri exaspéréetterrifantde l'aulos et la peurcauséechezle possédé.On peutexpliquercephénomèneen recourantà un mysticismehypothétique,notammentàune conceptionde participation:«L'essencemêmede la possession,ladocilité à répondreà cet appel démoniaqueet à l'invitation de cettedansede l'au-delà61», voilà ce qu'on trouve sous l'apparentefolie dupossédé.Dans le cas de Platon, le caractèreterrible de la musiqueorgiastique aurait vraisemblablementconduit à la conception del'existenced'uneâmedéfaillantechezle possédé.Il se peutaussique ce

pragmatisme?, in La représentation.Actesdu 17e Congrèsde l'AS.P.L.F.(1980), Strasbourg,1981,p. 300-302.

56 PLATON, Lois, III, 700bsq.

57 ID., Euthyd.,294e;Banquet,190a.

58 L. SECHAN,op. cit., p. 227; 242etla n. 38.

59 PLATON, Banquet,176e.

60 EuR.,Héraclès,891-895.

61 H. JEANMAIRE, Le Satyreet la Ménade..., art. cit., p. 473.

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même caractère,associé aux pratiquesorgistiques, ait contribué àinspirer au philosopheson aversionpour l'aulos.

Dans l'ensemble,Platon sembleclasserles dansesen deux catégo-ries dont l'une comprend les dansesdécentes,l'autres les dansesindécentes62. On serait tenté de l'admettre,mais tout en précisantqu'elles «relèventd'un ordre de chosessur lequel le philosophene sesent pas une liberté complète d'expression63". Si elles sont jugéesnégativement,ce n'estplus parce qu'ellesfont simplementappel à desmiméseisde «corps laids». «Il s'agit assurémentde mimique, mais demimique involontaire... Le::; セ\ャャャウ・ウ de caractèreorgiaque sont desdansesde possédés64.» Elles appartiennentà un genrenon politique quiéchapped'ailleurs à toute tentativede classificationfixe. On ne sauraitl'insérernettementdans le systèmedes dansesque Platon s'estconsti-tué. On constatemêmeune volonté de sa part de garderle silence ausujetde tout un ensemblede donnéesqui ont trait à un universinfernalet qui, de loin, exerceencoresur lui un attrait proche de la 」 イ 。 ゥ ョ | G セ etdifficile à combattre65.

Non politique est une qualification qui, dans l'esprit de Platon,équivaut«avant la lettre>, à la notion de «tabou».Ceci est égalementvrai de la musique envisagéeau sens strict. Mais c'est à travers letraitementanalytiqueque le philosophefait subir à la notion de danseorgiastique qu'on trouve la clé appropriéepour décoder sa penséerelative aux étatsorgiastiquesentendusdansl'acceptionla plus vaste.Aussi ces étatssont-ils, pour ainsi dire, des états«privilégiés», parcequ'ils permettentaux fidèles de «participer» directement66 de ladivinité à laquelle ils se sontvouéset de vivre intensémentsaprésence.En outre, à un niveauméthodologique,parcequ'étantdes étatslimites,ils permettentune meilleureapprocheet une explicationplus pousséedumécanisme et du fonctionnement des homologies musicales.Rationalisteconvaincu, Platon aurait peut-êtreaimé s'en tenir auxseulsrapports,de style apollinien, existantentrele fidèle et les divinitésofficiellement admisesdans sa Cité. Il ne s'en sent toutefois pas

62 C. RITI'ER, PlatosGesetze,1896,p. 210.63 H. JEANMAIRE, Le Satyreet la Ménade..., art. cit., p. 465.64 Ibid., p. 466.

65 EUR., Hipp., 143, où il est question des «Corybantesrespectables»et où«respectables»estcensérendrehommageà cesdivinités. Sur les dansesdesmystèreschezPlaton,cf. H. KOLLER, Die Mimesisin derAntike.Nachahmung,Darstellung,Ausdruck,Bern, 1954,p. 42 sq. Sur les dansesorgiastiques,ibid.,p. 126 sq.

66 E. MOUTSOPOULOS,Surla notionde«participationmusicale»..., art. cit.

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MUSIQUE ET ÉTATS ORGIASTIQUESCHEZ PLATON 151

capable.S'il passesous silence les rapportsentre fidèles et divinitésd'ordre bachique,voire infernal, c'est qu'il est empêchéde rejetercelles-ci totalement,et préfère se taire: «Quantau reste,je me tais»,déclarait Iphigénie67. Omniprésencedu mystère?Encore une fois«avantla lettre», Platon tiendrait-il un «pari pascalien»?

E. MOUTSOPOULOSHypsilantou40GR - 11521 Athènes

67 EUR.,Iph.Taur., 179-184.Cf. supraetla n. 2.