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Med Pal 2006; 5: 151-155 © Masson, Paris, 2006, Tous droits réservés Médecine palliative 151 N° 3 – Juin 2006 SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE Quand les soignants appellent le psychologue de l’EMASP pour un patient « dans le déni » Laurence Bigot (photo), Psychologue, EMSP, Centre Hospitalier Francis Robert, Ancenis. Carole Briot, Psychologue, EMASP, Centre Hospitalier, Cholet. Laurence Dubray, Psychologue, Cellule d’aide à la coordination en soins palliatifs à domicile, Angers. Katy Mergnac, Psychologue, EMSP, les Récollets, Doué la Fontaine. Florence Morille, Psychologue, Équipe ressource d’accompagnement et de soins palliatifs, Centre Hospitalier, Saumur. Notre pratique de psychologue en équipe mobile de soins palliatifs 1 nous amène à rencontrer régulière- ment dans les services des soignants accompagnant des patients confrontés à la maladie grave 2 . Cette rencontre s’effectue soit dans le cadre de soutien des équipes dans des situations d’accompagnement qui les questionnent (patient agressif, famille demandeuse, patient dans le déni…), soit dans le cadre de la formation ponctuelle. À cette occasion, les soignants nous sollicitent par- fois pour rencontrer les patients qui se situent « dans le déni ». Nous avons ainsi choisi de nous interroger sur ces demandes : « M. X ne parle pas de sa mort… il est en souffrance… il est dans le déni, ce serait bien qu’il vous en parle », entendons-nous. Cette proposition, parfois exprimée ou vécue sur le mode de l’injonction, soulève fréquemment des probléma- tiques diverses : Que sous-tend cette demande ? Qui est dans le déni ? Qu’acceptons-nous lorsque nous répondons à cette demande ? Qui est demandeur ? Après avoir abordé les aspects socio-historiques de la mort et les enjeux inconscients des représentations de la mort, nous nous pencherons sur le décalage entre la cli- nique du sujet et la clinique du symptôme. Enfin, nous tenterons d’analyser le diagnostic « il est dans le déni » sous l’angle des mécanismes de défense. Aspects socio-historiques de la mort 3 et enjeux inconscients des représentations de la mort Au fil des siècles [1], la société a beaucoup évolué dans son rapport à la mort. Si l’homme a en effet de tout temps eu peur de la mort, ses attitudes ont toujours été ambi- valentes passant d’une familiarisation à l’effroi, au sacrifice pour en arriver aujourd’hui à une mort taboue. Depuis le recul des grandes religions, la communauté sociale ne nous dit plus comment il convient de mourir, quelles significations et quelles valeurs revêtent, pour ce- lui qui meurt et ceux qui l’accompagnent, le fait d’arriver au terme de son existence. Elle reste largement silencieuse sur le destin du défunt. Ainsi, la mort a perdu son caractère collectif au profit de son caractère singulier. Nous sommes passés d’une mort acceptée (car due aux épidémies, aux guerres, à Dieu par exemple) à une mort refusée, taboue car venant de l’intérieur : « on ne devrait pas mourir » entendons-nous. « Lorsque la mort survient pourtant, elle est ressentie comme un cruel démenti, comme un suprême affront in- fligé aux progrès de la technoscience, comme impensable, scandaleuse, injuste. » [2] Le mourir et la mort ne sont plus de fait symbolisés de la même manière sur le plan social. Il n’est pas normal de mourir aujourd’hui. Être mort est une anomalie impen- sable : « La mort est une délinquance, une déviance incu- rable. » [3] En effet, celle-ci n’est plus conçue dans les représen- tations collectives comme un destin de l’homme mais comme un accident de parcours, une violence. On ne Bigot L, Briot C, Dubray L, Mergnac K, Morille F. Quand les soignants appellent le psychologue de l’EMASP pour un patient « dans le déni ». Med Pal 2006; 5: 151-155. 1. L’équipe mobile d’accompagnement et de soins palliatifs (EMASP) est une équipe pluridisciplinaire. Elle intervient auprès des soignants à la demande de ceux-ci en accord avec le médecin responsable du patient. En aucun cas elle ne se substitue à l’équipe soignante qui a en charge le patient. C’est donc toujours en concertation avec cette équipe que sont effectuées une analyse de la demande, une évaluation des besoins et des propositions de soins, etc. 2. Précisons ici que nous entendons par soignants tous les professionnels de santé que le malade rencontre, notamment médicaux et paramédicaux. Pour les besoins de l’article, le psychologue est différencié des autres soignants. 3. À chaque fois que nous parlerons de la mort, il faudra entendre les repré- sentations de la mort. Adresse pour la correspondance : Laurence Bigot, EMSP, Centre Hospitalier Francis Robert, 160, rue du Verger, 44150 Ancenis. e-mail : [email protected]

Quand les soignants appellent le psychologue de l’EMASP pour un patient « dans le déni »

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SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE

Quand les soignants appellent le psychologue de l’EMASPpour un patient « dans le déni »

Laurence Bigot (photo), Psychologue, EMSP, Centre Hospitalier Francis Robert, Ancenis.

Carole Briot, Psychologue, EMASP, Centre Hospitalier, Cholet.

Laurence Dubray, Psychologue, Cellule d’aide à la coordination en soins palliatifs à domicile, Angers.

Katy Mergnac, Psychologue, EMSP, les Récollets, Doué la Fontaine.

Florence Morille, Psychologue, Équipe ressource d’accompagnement et de soins palliatifs, Centre Hospitalier, Saumur.

N

otre pratique de psychologue en équipe mobilede soins palliatifs

1

nous amène à rencontrer régulière-ment dans les services des soignants accompagnant despatients confrontés à la maladie grave

2

. Cette rencontres’effectue soit dans le cadre de soutien des équipes dansdes situations d’accompagnement qui les questionnent(patient agressif, famille demandeuse, patient dans ledéni…), soit dans le cadre de la formation ponctuelle.

À cette occasion, les soignants nous sollicitent par-fois pour rencontrer les patients qui se situent « dans ledéni ». Nous avons ainsi choisi de nous interroger surces demandes : « M. X ne parle pas de sa mort… il esten souffrance… il est dans le déni, ce serait bien qu’ilvous en parle », entendons-nous.

Cette proposition, parfois exprimée ou vécue sur lemode de l’injonction, soulève fréquemment des probléma-tiques diverses : Que sous-tend cette demande ? Qui estdans le déni ? Qu’acceptons-nous lorsque nous répondonsà cette demande ? Qui est demandeur ?

Après avoir abordé les aspects socio-historiques de lamort et les enjeux inconscients des représentations de lamort, nous nous pencherons sur le décalage entre la cli-nique du sujet et la clinique du symptôme.

Enfin, nous tenterons d’analyser le diagnostic « il estdans le déni » sous l’angle des mécanismes de défense.

Aspects socio-historiques de la mort

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et enjeux inconscients des représentations de la mort

Au fil des siècles [1], la société a beaucoup évolué dansson rapport à la mort. Si l’homme a en effet de tout tempseu peur de la mort, ses attitudes ont toujours été ambi-valentes passant d’une familiarisation à l’effroi, au sacrificepour en arriver aujourd’hui à une mort taboue.

Depuis le recul des grandes religions, la communautésociale ne nous dit plus comment il convient de mourir,quelles significations et quelles valeurs revêtent, pour ce-lui qui meurt et ceux qui l’accompagnent, le fait d’arriverau terme de son existence. Elle reste largement silencieusesur le destin du défunt.

Ainsi, la mort a perdu son caractère collectif au profitde son caractère singulier. Nous sommes passés d’unemort acceptée (car due aux épidémies, aux guerres, à Dieupar exemple) à une mort refusée, taboue car venant del’intérieur : « on ne devrait pas mourir » entendons-nous.« Lorsque la mort survient pourtant, elle est ressentiecomme un cruel démenti, comme un suprême affront in-fligé aux progrès de la technoscience, comme impensable,scandaleuse, injuste. » [2]

Le mourir et la mort ne sont plus de fait symbolisésde la même manière sur le plan social. Il n’est pas normalde mourir aujourd’hui. Être mort est une anomalie impen-sable : « La mort est une délinquance, une déviance incu-rable. » [3]

En effet, celle-ci n’est plus conçue dans les représen-tations collectives comme un destin de l’homme maiscomme un accident de parcours, une violence. On ne

Bigot L, Briot C, Dubray L, Mergnac K, Morille F. Quand les soignants appellent le

psychologue de l’EMASP pour un patient « dans le déni ». Med Pal 2006; 5: 151-155.

1. L’équipe mobile d’accompagnement et de soins palliatifs (EMASP) est uneéquipe pluridisciplinaire. Elle intervient auprès des soignants à la demande deceux-ci en accord avec le médecin responsable du patient. En aucun cas ellene se substitue à l’équipe soignante qui a en charge le patient. C’est donctoujours en concertation avec cette équipe que sont effectuées une analyse dela demande, une évaluation des besoins et des propositions de soins, etc.2. Précisons ici que nous entendons par soignants tous les professionnels desanté que le malade rencontre, notamment médicaux et paramédicaux. Pourles besoins de l’article, le psychologue est différencié des autres soignants.3. À chaque fois que nous parlerons de la mort, il faudra entendre les repré-sentations de la mort.

Adresse pour la correspondance :

Laurence Bigot, EMSP, Centre Hospitalier Francis Robert, 160, rue du Verger,

44150 Ancenis.

e-mail : [email protected]

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meurt pas aujourd’hui de sa belle mort mais de quelquechose, de quelque chose que la médecine aurait dû guérir.

Dans le même registre, les rites

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avec leurs aspects sym-boliques n’ont plus leur place dans une société du rationnel.Ainsi, progressivement, le rite encore ostentatoire aprèsguerre, s’est rétréci au point de rendre presque invisible auxyeux des citadins la tenue des obsèques : plus de veilléesmortuaires, pudeur dans l’expression des affects, cérémo-nies dans l’intimité, parfois même « ni fleur, ni couronne »,corbillard banalisé, cortège réduit aux intimes, entouragene portant plus systématiquement l’habit du deuil, déléga-tion de la toilette mortuaire aux professionnels, dérespon-sabilisation des proches pour l’organisation des obsèques,développement des contrats obsèques, etc.

La mort et le deuil tendent donc aujourd’hui à êtredésocialisés, déculturés et déritualisés. L’homme contem-porain occidental est seul devant sa mort ou celle del’autre, livré à son initiative propre, à ses propres angoisseset en particulier à son angoisse de mort.

Ainsi les progrès scientifiques n’ont pas conjuré lespeurs et supprimé la mort ; la peur de la mort reste toujoursprésente. Nous avons la même peur que l’homme des pre-miers âges. De tout temps, l’homme n’a pu se représenterque les pertes et les peurs. D’un point de vue inconscient(c’est-à-dire des couches les plus profondes de notre psy-chisme, de ce qui constitue nos motions pulsionnelles),l’homme ne croit pas à sa mort personnelle. Ceci se traduitpar des conduites à risques : nous nous comportons commesi nous étions immortels, la preuve en est du côté de nosattitudes actuelles concernant la vitesse, l’alcool, le tabacou encore les sports extrêmes. Selon Freud, ces attitudes del’homme s’expliquent en partie par le refoulement de lamort : « C’est que notre propre mort ne nous est pas repré-sentable et aussi souvent que nous tentons de nous lareprésenter, nous pouvons remarquer qu’en réalité, nouscontinuons à être là en tant que spectateur. » [4]

De ce fait l’injonction du soignant à vouloir que lepatient parle de sa mort est paradoxale : la mort est in-nommable, car elle est du côté du Réel ; soit l’impossibleà nommer et à supporter.

Décalage entre la clinique du sujet et la clinique du symptôme

Pour poursuivre sur cette problématique, demandons-nous désormais si le mode d’appréhension du sujet gra-

vement malade est le même pour le soignant et pour lepsychologue.

Dans nos pratiques, nous repérons différents registresde discours sur la mort et sur la maladie. Il y aurait aumoins deux types d’approche, celle du soignant, tendantà l’objectivité du fait même de sa fonction, qui vient cher-cher des signes cliniques dans le discours dans le but d’ap-porter une réponse concrète aux symptômes et, d’autrepart, le discours du patient qui vient dire son vécu, savérité subjective.

Ainsi, l’homme a souvent été réduit à la seule dimen-sion de l’approche qui l’étudiait : soit, dans les soins dits« généraux », comme un corps physique, soit, dans lessoins dits « psychiatriques », comme un corps psycho-affectif. Ces deux démarches admettent que l’autre existe,mais en établissant entre elles une dichotomie radicale :l’être humain est coupé en deux, reflétant une pensée dua-liste corps/esprit.

Quelle que soit la démarche, l’homme est étudié, aus-culté, diagnostiqué. Pour cela, les soignants s’appuient surdifférents symptômes, c’est-à-dire sur les manifestationsphysiques et psychiques d’une maladie. Il faut repérerchez le patient les « signes cliniques » pertinents pourposer un diagnostic précis et fiable, afin d’adapter le trai-tement, qu’il soit curatif ou de soulagement. Cela faitréférence à la notion de normalité : un symptôme vientdémontrer que quelque chose chez la personne ne se passepas normalement.

Un des rôles des soignants est de traiter le symptômepour que la personne retrouve son état antérieur, que lesymptôme disparaisse. Nous parlons alors d’une clinique dusymptôme : c’est ce dernier qui est au cœur du traitement.

Les soignants, ici, ont vraisemblablement une visionphysio-pathologique, en développant une démarche sys-tématique du vivant. Cela tend à appréhender la personne,en tout cas pendant un temps et dans le but d’établirle diagnostic, comme un objet d’études, d’analyses etd’examens, de techniques de soins, d’interventions chirur-gicales, etc. C’est une logique de savoir médical, de savoir-faire, de savoir-répondre qui est en jeu. C’est sur ce modeque les soignants sont initialement formés, et à cettecondition logique que le soin est possible.

Or, dans la logique palliative, il n’y a plus de réponsepossible en termes de traitement curatif protocolaire :chaque projet de soins est à construire en fonction de lapersonne dans un objectif qui n’est pas de guérir, maisd’apporter du confort.

Dans cette logique, lorsque les soignants disent « il estdans le déni », ils posent un diagnostic : le fait que la per-sonne ne parle pas de sa maladie ou de sa mort prochaineest considéré comme un symptôme qu’il faut traiter. Le ma-lade devrait pouvoir en parler de manière directe, en utili-sant le « je » : « je vais mourir », « je suis malade ». Or, le

4. Définition du rite : le rite est un geste symbolique commun à un groupe ouà une société dont la reproduction permet de surmonter la violence de la réa-lité qui le suscite.

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malade en parle souvent de manière détournée : soit in-consciemment (par ses rêves notamment), soit de manièreanalogique (en évoquant les personnes disparues de lamême maladie par exemple) ou soit encore de manièresymbolique (« je suis comme une fleur à qui on a coupé latige », « je vais partir en voyage »). Les soignants voudraientque le malade parle de la maladie en disant explicitementqu’il va mourir et qu’il accepte sereinement sa mort pro-chaine. C’est ce qui devrait être normal. Le lien verbal avecle patient a une visée d’efficacité et de rentabilité objective.Les soignants peuvent ainsi chercher à repérer dans le dis-cours tenu les phases définies par le Docteur Kübler-Ross(dénégation, colère, marchandage, dépression, acceptation)[5]. Ces phases peuvent servir de repères aux soignants pourajuster leurs réponses et identifier la manière dont le patientse défend psychiquement contre l’angoisse. Néanmoins, ilest important de ne pas considérer ces phases de manièrelinéaire : elles ne se retrouvent pas chez tous les patientsen fin de vie et fluctuent tout au long de la maladie. Il n’ya pas de réponse type à faire en fonction du stade où setrouve le patient.

Du côté des patients, il n’y a pas de manière standardde réagir : c’est le sujet qui vit sa dégradation physique,ressent les malaises de son corps, qu’il intègre à une dou-leur plus générale de son être. Son histoire de vie constitueune trame sur laquelle le sujet lie différents moments desa maladie. Il met peu à peu du sens sur ce qu’il ressent,sur sa maladie et pointe ce qui est important pour lui.

D’un point de vue physique, ce que le sujet ressent estbouleversé par des éléments biologiques : la maladie elle-même qui stimule les nerfs, la fatigue qui rend plus sen-sible et abaisse le seuil de tolérance physique du sujet, lestraitements médicaux dont les effets secondaires altèrentles sens et peuvent provoquer des ressentis inhabituels. Lesujet se représente sa maladie et fantasme sur ce qui peutse passer en lui. Dans un souci de cohérence, il tente ainside mettre en adéquation ce qu’il connaît de la maladieavec ce qu’il ressent, l’intériorité et l’extériorité, pour luttercontre l’inquiétante étrangeté du corps qui échappe. Demanière générale, la façon dont le sujet fait face à sa ma-ladie (savoir ou non, affronter ou non, ressentir ou non)colore son vécu et son discours.

Ainsi, la clinique du sujet concerne tout ce qui est duregistre des ressentis du patient et de ce qu’il va en dire.Il va parler de lui d’une manière qui lui est propre. SelonLagache [6], le discours de la personne va dépendre detrois postulats. Tout d’abord, un postulat dynamique : lepsychisme humain est à base de conflits intra et intersub-jectifs. Ensuite, un postulat interactionniste : la conduiteest la réaction de la personne à la situation dans laquelleelle se trouve (état d’esprit interne, milieu psychique etsocial externe). Enfin, un postulat historique : la person-nalité évolue de la naissance à la mort, avec une alter-

nance de moments de crise et de périodes stables ; saconduite à un moment donné est le produit de son histoireet de ses projets.

La définition du terme de déni renvoie à ces trois pos-tulats : c’est un mécanisme de défense spécifique que lapersonne va utiliser inconsciemment s’il y a un conflitpsychique ; il peut être utilisé en alternance avec d’autresmécanismes de défense en fonction de la structurationpsychique, du contexte social et de l’histoire de la per-sonne. En ce sens, ce symptôme n’a pas à être « traité »,c’est une position qui permet à la personne de maintenirson équilibre psychique, et fait fonction de compromispsychique.

Néanmoins, la demande faite au psychologue est d’inter-venir pour traiter ce symptôme. Cette injonction met enévidence un décalage entre le traitement du symptôme (sadisparition) visé par le soignant et l’écoute du sujet (viason symptôme) qui est le travail du psychologue.

En effet, le psychologue est appelé par les soignantspour répondre à ce qui est identifié comme une difficultépsychologique du patient : des larmes, des réflexions oudes questions qui dérangent et, dans une plus large mesuretout comportement qui semble du registre de la dépression.Il est demandé au psychologue que son action modifie lecomportement du patient, c’est-à-dire sur le plan de sondiscours que ce dernier accepte enfin sa maladie et lesconséquences. Le psychologue est donc pressenti pour ré-pondre à tous ces problèmes sur le mode : un symptômedéclenche une action. Il est assimilé aux soignants dansune logique de clinique du symptôme alors qu’il se posi-tionne du côté de la clinique du sujet.

L’intervention du psychologue (d’orientation analytique)repose avant tout sur la demande et le désir du patient detravailler à partir d’une question qu’il se pose sur lui-même. Il est le garant de l’intégrité psychique du patientdans sa prise en charge, en recentrant les questions dessoignants sur la prise en compte du vécu du patient. Lepsychologue questionne ce que les soignants veulent pourle patient (« ce serait bien pour lui ») et pointe à qui peutbénéficier telle ou telle action. Il offre un espace de paroleaux soignants et permet à cette occasion de faire le lienentre les différentes cliniques.

Élaboration autour de l’injonction « il est dans le déni » comme mécanisme de défense

À quoi peut alors correspondre cette injonction dessoignants auprès du psychologue : « Monsieur Z est dansle déni, faites le donc parler ! » ?

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Dans nos pratiques de psychologue, nous constatonsque les soignants qui appellent au sujet de patients présentéscomme étant « dans le déni » semblent ici manifester unecertaine angoisse et adoptent une position défensive. L’in-supportable de la mort met en effet à mal les soignantsdans la rencontre avec des personnes confrontées à la ma-ladie grave.

Dès lors, comment supporter cette rencontre synonymed’angoisse ? Inconsciemment, les soignants vont alorsmettre en place des moyens de défenses pour supportercette confrontation.

Mais qu’est ce qu’un mécanisme de défense ?

D’un point de vue psychique, le moi est entraîné pourse défendre contre des pulsions inconscientes et des af-fects angoissants liés à ces pulsions. L’angoisse naît desconflits intérieurs entre les exigences instinctuelles et leslois morales et sociales. De plus, selon Laplanche et Pon-talis : « les mécanismes de défense constituent l’ensembledes opérations dont la finalité est de réduire, de supprimertoute modification susceptible de mettre en danger l’inté-grité et la constance de l’individu biopsychologique » [7].Ces mécanismes de défense opèrent par ailleurs de façonnormale chez chacun d’entre nous et sont d’autant plusprésents quand le sujet est confronté à l’angoisse.

Par conséquent, cristalliser le discours du patient enune seule affirmation « il est dans le déni » ne revient-ilpas à adopter une position défensive ? Il s’agirait dans unecertaine mesure d’assigner le patient à une place d’objetplutôt que de sujet. À savoir, ce patient en place d’objetn’est plus entendu comme ayant des projets, des désirs etde l’espoir. En un sens, il doit accepter sa fin prochainesans état d’âme subjectif trop saillant.

Tout se passe comme si devant l’imminence de la mort,le soignant avait du mal à autoriser le patient à être ducôté de l’espoir et donc du désir, fût-il irréaliste. Serait-ce ce partage d’émotion qui serait trop douloureux, tropengageant ?

Ainsi, l’illusion d’une maîtrise médicale de la vie et dela mort conduit l’homme à se défendre de cette inélucta-bilité de la mort. Face à la réalité clinique, et lorsque cetteillusion n’est plus opérante, le soignant catégorise le ma-lade comme mourant. Il ne tiendrait alors qu’à ce dernierd’assumer ce passage. Le soignant ne pourrait plus rienpour lui, ne pourrait plus entendre les doléances du« mourant » qui ne peut plus être du côté de la vie. Il sem-blerait qu’une dichotomie inconsciente s’opère dans la re-lation soignant-soigné en fin de vie. Cette catégorisationsemblerait mettre le soignant encore plus à distance dusujet et de la mort : d’un côté les soignants et de l’autrele mourant.

Selon la définition de Higgins, psychanalyste, « l’entréedans l’ensemble particularisé des « mourants » ségrégue

celui qui va mourir, l’écarte, l’exclut… » [8]. Une mise àdistance du sujet et de la mort est opérée. « Qu’attend-ondu mourant ? Deux choses essentiellement, qu’il puisseparler de sa mort et qu’il l’accepte. Il doit être “au clair”avec sa mort, pouvoir en parler avec les soignants ». Ilsemble donc qu’il y ait dans l’emploi du terme mourantune standardisation des patients en fin de vie pensés dansles mêmes schémas, le même moule.

L’emploi par les soignants du mot « déni » pour décrirel’état psychique d’un patient qui « n’accepte pas sa mort »n’est également pas anodin au regard de cette questionde la position défensive. Le déni est en effet un terme« psy » fort développé par Élisabeth Kübler-Ross dans sadescription des stades du mourir. Ainsi, il est aujourd’huiutilisé couramment, perdant par la même son sens psycho-pathologique. De fait, quand ils utilisent ce terme, ils mon-trent qu’ils détiennent un certain savoir, qu’ils accèdent àun diagnostic de l’état psychique du patient. De plus, cettenotion de déni comporte une représentation négative pourles soignants (alors que pour les psychologues, il s’agitd’un processus psychique).

Rationaliser le discours du patient en le qualifiant dela sorte de « déni », c’est aussi se mettre du côté d’uneposition d’expert relativement rassurante et mettant suf-fisamment de distance entre le soignant et le soigné. Lacan,dans sa construction des discours, et nommément dans lediscours du maître, a rendu patent ce lien spécifique où seulscertains signes sont prélevés sur un sujet, pour en produireun objet catégorisable [9].

Demandons-nous désormais si cette demande « il estdans le déni, il faut qu’il parle » n’est pas l’expression dela projection du déni de la mort du patient ou même deleur propre déni de la mort (la projection étant un méca-nisme de défense inconscient) ? Déni en réaction à sa propreangoisse de mort devant cet autre qui va mourir. Une desmanifestations possible de ce mécanisme de défense dessoignants serait ainsi l’appel au psychologue.

Néanmoins, cette sollicitude relationnelle (le soignantvoudrait que le patient parle de sa mort) ne remplace pasune place symbolique, comme s’il suffisait « d’en parler »pour que cette mort ne soit plus taboue. Les soignantsseraient dans l’illusion que la mort n’est plus taboue àl’hôpital puisqu’on en parle. Suffit-il d’en parler pour luiredonner une vraie place symbolique ? Que sous-tendcette place symbolique pour un soignant confronté à lamaladie grave d’une personne ?

La confrontation à la mort et surtout à la dégradationphysique de l’autre apparaît vraisemblablement difficilevoire insupportable pour le soignant (« moi, je ne peuxplus entrer dans la chambre » confient certains.)

La fin de la vie donne en effet souvent à voir auxsoignants des images de corps décharnés, des visages abî-més, une féminité ou une masculinité mises à mal. Quand

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le corps échappe à ce point, quand il est devenu chair,trop réel, comment faire émerger à nouveau le corps sym-bolique ? Nous savons que le corps symbolique, « c’est lachair traversée par le signifiant, c’est-à-dire, c’est la ma-nière dont on parle son corps, qu’on se le représente » [10].

Ainsi, s’il n’y a plus de mots pour parler ce corpsmeurtri, il ne reste que la chair. La douleur du patient (quine peut plus se représenter son corps) s’amplifie alors etle soignant est entraîné dans une chute au cœur d’un désertsymbolique.

De fait, comment le soignant peut-il s’en sortir sanstrop de souffrance ? Comment peut-il réinjecter du sens ?

Mettre des mots sur cette situation, sur cette maladie,sur ce corps abîmé participe à réinjecter du symbolique,à retrouver la possibilité de nommer. Or, pour le soignant,appeler le psychologue pour parler de « ce manque de motautour de la mort », lui demander de rencontrer le patientpour l’aider à « parler de sa mort » ne serait-il pas égale-ment du registre du symbolique ?

Ainsi le soignant, via cet appel au psychologue commetiers, cherche peut-être sans le savoir à apaiser son angoisseen injectant des mots, du symbolique, de l’Autre au cœurde cette relation soignant-soigné marqué du sceau innom-mable de la mort.

Pour en revenir à notre hypothèse initiale, il noussemble, au regard de nos différentes interventions sur cethème, qu’il existe une certaine « objectivation » et unemise à distance du patient qui révèlerait une défenseinconsciente des soignants (trop mis à mal dans cetterencontre de sujet à sujet). Ainsi, cela se caractériseraitpar cette injonction au psychologue : « Pouvez-vous ra-pidement aller voir Madame Y ? Elle est dans le déni desa maladie et de sa mort prochaine. Il faut qu’elle chemine,qu’elle accepte… Actuellement, elle n’en parle jamais etfait comme si elle allait rentrer chez elle… ça n’est pluspossible ! »

En d’autres termes, on pourrait entendre « faites leparler de sa mort pour m’en délivrer et m’en protéger unpeu ».

Conclusion

Cette position défensive des soignants n’est donc ja-mais simple à traiter et pose la question de l’aide que lepsychologue peut alors tenter d’apporter.

Tenter d’identifier avec les soignants leurs propres mé-canismes de défense inconscients a pour objectif de les

aider à les reconnaître comme des protections légitimesface à des blessures d’ordre psychique.

Il s’agirait de faire un pas avec les équipes sur cettedémarche visant à s’écouter soi même pour mieux enten-dre l’autre. Martine Ruzniewski nous enseigne que pourappréhender au mieux son patient, « il est indispensableque le soignant […] sache apprécier sa propre subjectivité,ses projections, ses désirs et ses limites » [11].

Le psychologue sera donc toujours amené à retra-vailler avec les soignants cette demande « il est dans ledéni », avant toute intervention directe auprès du patient.Par ailleurs, il est parfois important de rencontrer le pa-tient dans un premier temps de façon à faire diminuerl’angoisse du soignant, puis dans un second temps de re-prendre les choses avec ce dernier. En effet, si le soignantest trop pris par sa propre angoisse, il ne pourra pas pren-dre la distance nécessaire à l’analyse de son ressenti, deson vécu.

Le dessein premier du psychologue en équipe mobilede soins palliatifs est d’aider le soignant à cheminer peuà peu pour réfléchir à ce qui sous-tend cette demande (Quisouffre ? Qui est dans le déni ? Le déni de quoi ?) au cœurde la complexité de chaque relation soignant-soigné.

Références

1. Ariès P. Essais sur l’histoire de la mort en Occident duMoyen Âge à nos jours. Paris : Seuil 1975.

2. Lamau ML. Soins palliatifs origine, inspiration, enjeux éthi-ques. Paris : Centurion ; 1994 : 35.

3. Beaudrillard J. L’échange symbolique et la mort. Paris : Gal-limard ; 1971 : 31.

4. Freud S. Notre relation à la mort. In : Essais de psychana-lyse. Paris, Payot ; 1981 : 26.

5. Kübler-Ross E. Les derniers instants de la vie. Genève : La-bor et Fides 1975.

6. Lagache D. L’unité de la psychologie. Paris : PUF, 1947.

7. Laplanche, Pontalis. Vocabulaire de psychanalyse. Paris :PUF ; 1994 : 234.

8. Higgins R. Le mourant : une double exclusion. In : Actes dela 3

e

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9. Lacan J. Le maître et l’hystérique. In : Séminaire XVII, l’en-vers de la psychanalyse, 1969-70 : 31-42.

10. Viennet H. Du désir de mort au désir de mots. Med Pal2003 ; 2 : 278-82.

11. Ruzniewski M. Face à la maladie grave. Paris : Dunod 1999 :16.