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Soljénitsyne de l’amertume à la malédiction 960 . Du 1 er au 15 Janvier 2008/PRIX : 3,80 t (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493 Le discours amoureux de Roland Barthes Léon Bloy inédit John Dos Passos Correspondance Alechinsky de A à Y Le centenaire de Oscar Niemeyer Migrants ici et là le cas du Honduras

Quinzaine littéraire 960

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Page 1: Quinzaine littéraire 960

Soljénitsyne de l’amertume à la malédiction

960. Du 1er au 15 Janvier 2008/PRIX : 3,80 t (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493

Le discours amoureux de

Roland BarthesLéon Bloy inéditJohn Dos Passos

Correspondance

Alechinskyde A à Y

Le centenaire de

Oscar NiemeyerMigrants ici et là

le cas du Honduras

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D’une quinzaine à l’autreLa France dans le

NewYork Review of BooksÀ l’heure où l’édition européenne du Time titre

sa couverture sur Donald Morrison qui se répandsur « La mort de la culture française » et s’attireles rodomontades cocardières de Maurice Druon,un autre article sort dans les pages intérieures del’édition du 6 décembre du New York Review ofBooks. C’est la critique du dernier livre deGraham Robb connu enAmérique comme biogra-phe de Balzac, Hugo et Rimbaud. Au détour deson compte rendu, P. N. Furbank en profite pourlâcher : « Quel dommage, il me semble, que TheOxford Companion to French Literature ait étérenommé The New Oxford Companion toLiterature in French. La littérature française (etnon pas la littérature en français) fut des sièclesdurant, peut-être davantage, un concept qui faisaitvraiment sens. C’était Racine, Molière, LaRochefoucauld, Rousseau et Voltaire, aussiBalzac, Michelet, Flaubert, Baudelaire ». EtMaurice Druon tonitrue que la nostalgie desvaleurs passées, plus subrepticement le désir derestreindre la France à son vieux patrimoine, neseraient que des effets d’annonce faisant les grostitres des magazines racoleurs mais en aucun casl’opinion des journaux américains de qualité...

À la recherchede la France perdue

À la recherche de la France perdue est unmanuscrit de 119 pages daté de 1931 qui vient deressurgir sur le marché à l’occasion d’un videgrenier. Certes l’ouvrage n’a jamais été publiémais son auteur, un faux aristocrate se faisantappeler le baron d’Arquier de Pellepoix, s’estillustré depuis sous l’Occupation commel’homme à la tête du commissariat général auxQuestions juives. Or ce manuscrit inédit présenteun homme de trente-trois, lui-même, et accessoi-rement « le narrateur d’À la recherche de laFrance perdue qui ressemble par bien des traits auLucien Fleurier de L’Enfance d’un Chef imaginépar Jean-Paul Sartre (1939) ». Il y a certes ducamelot du roi en lui, mais aussi du camelot toutcourt. « Superficiel », précise Laurent Joly, sonbiographe (chez Berg international en 2002) quivient de fournir l’analyse de ce texte de LouisDarquier dans les Archives juives, mais « souventdrôle », quand il s’écrie par exemple : « Heureuxles orphelins ! » en regard de « l’abominablecarmel de la famille bourgeoise de France » avecses mariages arrangés et tout le train-train.Darquier, plaquant ce marasme pour Londres, s’yétait marié en 1928 avec une actrice australienneelle-même en rupture de ban. Parce que raillant« le manque d’ouverture et de chauvinisme de sescompatriotes » ce texte montre curieusement,relève Laurent Joly, que « l’antisémitisme est, àl’époque, pratiquement inexistant chez Darquieret aucunement théorisé ».In Archives juives. Revue d’histoire des Juifs de

France, n°40/2 (160 p., Les Belles Lettres éd.,17 e).

Mendelsohn et FinkielkrautLa rencontre entre l’auteur de Les Disparus

(Prix Médicis étranger 2007) et le philosophe auralieu le 8 janv. à 19 h 30 au Musée d’Art etd’Histoire du Judaïsme (Hôtel de Saint-Aignan,71 rue du Temple, Paris 3e).

Saint-Pol Roux,50 ans et plus après

Saint-Pol Roux mort hospitalisé en 1940 aprèsavoir vu sa servante tuée, sa fille violée, sesmanuscrits détruits, ses biens pillés, sa maisonincendiée, a laissé quelques titres inédits assezprémonitoires de cette fin, dont Le fumier. Montercette pièce où le poète se fait le prophète d’uncauchemar aujourd’hui quotidien est d’un goûtgrinçant mais salutaire, merci à l’acteur et metteuren scène Claude Merlin qui voit là quand même,grâce à la langue baroque de Saint-Pol Roux, « unultime réenchantement : une Sur-Réalité ».

Le fumier est monté du 4 au 15 janvier par laCie « Théâtre À toi Pour Toujours » au Centred’Art et de Recherche de Montpellier (3 rueNozeran / tram ligne 1 - station Albert 1er) au prixde 13 e (rens. et rés. au 04 67 41 32 71).

Le remake néerlandais deRichard III

Peter Verhelst est un auteur flamand contempo-rain qui s’est servi du drame politique deShakespeare comme d’un « matériau-source »pour exalter la flamboyance de sa belgitude trai-tant de la rivalité pour le pouvoir, entre prose etvers libres, hexamètres et alexandrins. Montée aufestival d’Avignon en 2005 dans un décor contem-porain par Ludovic Lagarde, cette pièce d’1 h 40ne cesse depuis d’être jouée. Elle est donnée augrand théâtre de la maison de la culture deBourges les 8 et 9 janvier (Place André Malraux /rens. : 02 48 67 74 74 et rés. : 02 48 67 74 70).

Autrementlance un trimestriel

Il s’appelle le mook, ce qui veut dire le maga-zine-book et son n° 1 sera en librairie le 4 janvierpour la somme de 15 e. Il se compose de récits devie pour raconter le monde autrement et inciter àle (faire) vivre autrement. Mook s’ouvre sur unauto-portrait du champion d’athlétisme devenuchampion de boxe, Mahyar Monshipour : « je suisné en Iran, à Téhéran, dans une famille éclatée etabsente. Mes parents se sont séparés très tôt,lorsque j’avais deux ans. Jusqu’à l’école primaire,j’ai grandi chez des tantes à Kerman. D’ailleursmon nom exact est Monshipour-Kermani... ». Unpeople pour branchés ?

Mort deChristian Bourgois

A l’heure où nous mettons sous presse nousapprenons la mort de Christian Bourgois.Christian Bourgois a fait ses premières armes

d’éditeur chez René Julliard. Il crée sa propremaison d’édition en 1966.Sous le label « Christian Bourgois » il a publié

des Américains comme Allen Ginsberg ouWilliam Burroughs, Jim Harrison, les PortugaisFernando Pessoa, Lobo Antunes, les fameuxVersets sataniques de Salman Rushdie. Il avaitfondé la collection de poche 10/18.

La Quinzaine littéraire a toujours été attentiveà sa production. Il était un des rares éditeurs indé-pendants d’aujourd’hui.

La maison de Bernardasur les planches

La maison de Bernarda est un drame rural del’Andalousie où Federica Garcia Lorca parle del’enfermement de ses filles par un père soucieuxde les protéger des tentations masculines. Lesélèves du Conservatoire de Lausanne (SPAV),pratiquement toutes de sexe féminin, ont fait lepari avec leur professeure Andrea Novocovd’adapter ce texte au théâtre, comme si ellesétaient des marionnettes dans un castelet. Il y a làun clin d’œil aux premières créations de GarciaLorca qui étaient justement écrites pour desmarionnettes. Cette adaptation est donnée du7 janv. au 3 fév. dans la salle de répétition duThéâtre Gérard Philippe de Saint-Denis au prix de20 e (rens. + rés. : 01 48 13 70 00). Les retours surParis (jusqu’à Châtelet) sont assurés gratuitementpar navette les jeudis et samedis.

La franc-maçonnerieet la culture russe

Dans la période pré-révolutionnaire française,les Loges connurent une belle expansion enRussie, ce moins en faveur du courant sceptiquedes Lumières que son « illuminisme ». Le doublerattachement aux Rose-Croix fut le fait dequelques Russes par ailleurs maçons et aussi lacause de leur déclin. Catherine II ne voyant dansce mouvement allemand qu’une vaste tentative decomplot, elle réprima les Maçons qu’elle soup-çonnait en faire partie. Elle pensait que la philan-thropie et zèle de ces derniers à constituer dessociétés savantes, typographiques et médicales, necachait qu’une vaste tentative de complot.Cherchant à se débarrasser de son aura

mystique, la F :.M russe du début du XXe siècleépousa les mêmes vues que le Grand Orient deFrance où le déisme n’est plus un dogme. Sousl’impulsion de ce dernier, on ne compta pas moinsde 42 loges juste avant que la Révolutiond’octobre ne secoue l’Empire russe. Entre-temps,Catherine II avait fait détester toute formed’autocratie si bien que l’ on prêchait dans lesLoges une sorte de patriotisme révolutionnaireautour de la constitution de pôles nationaux. Sousleur tutelle, des mouvements patriotiques juifs,arméniens, polonais et finlandais firent de laquestion nationale un sujet si brûlant quel’Allemagne l’instrumentalisa pour affaiblir sonennemi de toujours.En fait, personne ne restait indifférent face à

cette effervescence où le mythe révolutionnaire nes’émancipa jamais d’une certaine mystique, oùl’utopie et l’occultisme ne cessèrent jamais defaire bon ménage, au point qu’un Trotski parexemple, pourtant censé être un bon matérialisteathée, recourut à ce double registre. Est-ce un traitpertinent de « la culture russe », du moins moder-ne ? Voilà ce que s’emploie à illustrer cet épaisvolume où historiens russes et français conju-guent leurs sources et leurs méthodes pour unemeilleure connaissancee de la littérature et desmentalités.

Slavica Occitania, n° 24, « La Franc-Maçonnerie et la culture russe » (Toulouse, 630 p.,35 e port inclus, commande à adresser à : SlavicaOccitania, 18 rue des Blanchers 31000 Toulouseen libellant le chèque à l’ordre de SlavicaOccitania). La librairie Ombres Blanches est dépo-sitaire de ce numéro ainsi que des précédents. Onpeut aussi pour le prix de 50 e s’abonner à ce bi-annuel dont la prochaine livraison portera sur « LaRoumanie aux marches du monde slave ».

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

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Direction : Maurice Nadeau.Secrétaire de la rédaction : Anne Sarraute. Réception des articles : (e.mail : [email protected])Comité de rédaction : André-Marcel d’Ans, Philippe Barrot, Maïté Bouyssy, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Norbert Czarny,Christian Descamps, Marie Étienne, Serge Fauchereau, Lucette Finas, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, DominiqueGoy-Blanquet, Jean-Michel Kantor, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Omar Merzoug, Vincent Milliot, Maurice Mourier, GérardNoiret, Pierre Pachet, Éric Phalippou, Michel Plon, Hugo Pradelle, Tiphaine Samoyault, Christine Spianti, Agnès Vaquin.In Memoriam : Louis Arénilla (2003), Julia Tardy-Marcus (2002), Jean Chesneaux (2007), Anne Thébaud (2007).Arts : Georges Raillard, Gilbert Lascault. Théâtre : Monique Le Roux. Cinéma : Louis Seguin, Lucien Logette.Musique : Claude Glayman.Publicité littéraire : Au journal, 01 48 87 48 58.Rédaction : Tél. : 01 48 87 48 58 - Fax : 01 48 87 13 01.135, rue Saint-Martin - 75194 Paris Cedex 04.Site Internet : www.quinzaine-litteraire.netInformations littéraires : Éric Phalippou 01 48 87 75 41 e.mail : [email protected]. Abonnements, Petites Annonces : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.

Un an : 65 t vingt-trois numéros — Six mois : 35 t douze numéros.Étranger : Un an : 86 t par avion : 114 t

Six mois : 50 t par avion : 64 tPrix du numéro au Canada : $ 7,75.

Pour tout changement d’adresse : envoyer 1 timbre à 0,54 t avec la dernière bande reçue.Pour l’étranger : envoyer 3 coupons-réponses internationaux.Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal : CCP Paris 15-551-53. P Paris.IBAN : FR 74 30041 00001 15551 53 P0 20 68Éditions Maurice Nadeau. Service manuscrits : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.Catalogue via le Site Internet : www.quinzaine-litteraire.netConception graphique : Hilka Le Carvennec. Maquette PAO : Philippe Barrot; e-mail : [email protected]é avec le concours du Centre National du Livre. Imprimé en France

Crédits photographiques

Photo de couverture : D. R.

P. 4 Daniel BoudinetP. 5 Sophie BassoulsP. 6 Jacques Sassier, GallimardP. 7 Mathieu BourgoisP. 8 Ohlbaum, VerdierP. 9 D. R.P. 11 Didier Pruvot, FlammarionP. 12 D. R.P. 13 D. R.P. 16 D. R.P. 17 D. R.P. 18 D. R.P. 19 D. R.P. 20 D. R.P. 23 Gama, FayardP. 25 G. BraunsteinP. 26 D. R.

HISTOIRE

SOCIÉTÉS

CINÉMA

JOURNAL EN PUBLIC

EN PREMIER

ROMANS, RÉCITS

POÉSIE

HISTOIRE LITTÉRAIRE

IDÉES

ARTS

SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 960

ROLAND BARTHES 4 LE DISCOURSAMOUREUX PROPOS RECUEILLIS PAR

ENTRETIENAVECCLAUDECOSTE TIPHAINE SAMOYAULT

PATRICK CHAMOISEAU 6 UNDIMANCHEAUCACHOT PAR PATRICK SULTAN

HANIF KUREISHI 7 LE MOT ET LA BOMBE PAR ÉRIC PHALIPPOU

SUHAYL SAADI PSYCHORAAGMOHSIN HAMID L’INTÉGRISTE MALGRÉ LUITHOMAS JONIGK 8 QUARANTE JOURS PAR GEORGES-ARTHUR GOLDSMIDT

LIAM O’FLAHERTY 9 BARBARA LA ROUSSE PAR CLAUDE FIEROBE

TROIS MORTS SALÉESBEN SCHOTT 10 LES MISCELLANÉES CULINAIRES PAR PHILIPPE BARROT

RICK BASS 10 LE LIVRE DUYAAK PAR ÉTIENNE LETERRIER

AUXEMÉRY 11 LESANIMAUX INDUSTRIEUX PAR MARIE ÉTIENNE

JOHN DOS PASSOS 12 LETTRES PAR HUGO PRADELLE

À GERMAINE LUCAS-CHAMPIONNIÈRELÉON BLOY 13 JOURNAL INÉDIT PAR JEAN JOSÉ MARCHAND

JEAN LORRAIN 14 LETTRES À GUSTAVE COQUIOT PAR JEAN JOSÉ MARCHAND

EXPOSITION 16 ALECHINSKY DE A ÀY PAR GILBERT LASCAULT

OSCAR NIEMEYER 18 ENTRETIEN PAR GEORGES RAILLARD

JEAN-LOUIS COHEN 19 MIESVAN DER ROHE PAR GEORGES RAILLARD

HANS BLUMENBERG 20 LA LISIBILITÉ DUMONDE PAR RICHARD FIGUIER

RICHARD FOLTZ 21 L’IRAN CREUSET DES RELIGIONS PAR ÉRIC PHALIPPOU

OLIVIER IHL 22 LE MÉRITE ET LA RÉPUBLIQUE PAR ANNE KUPIEC

ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE 23 AIME LA RÉVOLUTION ! PAR JEAN-JACQUES MARIE

RÉFLEXIONSSUR LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER

LUDIVINE BANTIGNY 24 LE PLUS BEL ÂGE ? PAR ANNE-MARIE SOHN

ROBERT CASTEL 25 LA DISCRIMINATION NÉGATIVE PAR PATRICK CINGOLANI

ANNE THÉRY 26 LA DISTINCTION DE SEXE. ENTRETIEN PROPOS RECUEILLIS

PAR OMAR MERZOUG

ARTHUR RIMBAUD 27 CORRESPONDANCE PAR MAURICE NADEAU

29 MIGRANTS D’ICI, MIGRANTS DE LÀ PAR ANDRÉ-MARCEL D’ANS

30 BÂTONS ROMPUS PAR LUCIEN LOGETTE

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EN PREMIER

Parlez-mo

La Quinzaine littéraire : Vous aviez déjàédité le premier cours de Barthes au Collègede France, Comment vivre ensemble ? : letravail a-t-il été différent pour ce cours de

manuscrites conservées dans les archives del’Imec (Institut pour la mémoire de l’éditioncontemporaine). Ces notes ne diffèrent pasd’un lieu d’enseignement à l’autre : mêmelisibilité graphique et intellectuelle, mêmesemi-rédaction.... De toutes façons, il n’étaitpas question de rédiger à la place de Barthes,de créer un nouveau texte, fictif. Le travaild’établissement s’est donné pour but essen-tiel de faciliter la tâche du lecteur par untravail de ponctuation et de retouches (rédac-tion des titres : RTP devient A la recherche dutemps perdu, ajout d’un mot, par exemple :« Faut » devient « Il faut »).

Q. L. : Face à quels types d’inédits vousêtes-vous trouvé ?

C. C. : Aux notes de cours manuscrites, ilfaut ajouter des fiches préparatoires, le cahierde texte tenu par Barthes qui permet de sui-vre le contenu de chaque séance, une corres-pondance autour de la publication du livre,

La publication des cours de Roland Barthes se poursuit, à reboursde la chronologie puisque après les cours au Collège de France, dispensésde 1976 à 1980 et tous édités ces dernières années (1), ce sont les sémi-naires prononcés à l’École Pratique des Hautes Études, où RolandBarthes a enseigné de 1962 à 1976, qui font l’objet d’un patient déchiffre-ment et d’une minutieuse transcription – d’autant plus délicate à réaliserqu’on ne dispose pas, pour ces cours-là, d’enregistrement oral.

ROLAND BARTHESLE DISCOURSAMOUREUX.SÉMINAIRE DE L’ÉCOLE PRATIQUE DESHAUTES ÉTUDES. 1974-1976suivi de FRAGMENTS DE DISCOURSAMOUREUX : INÉDITSavant-propos d’Éric Marty,présentation et édition de Claude Costecoll. « Traces écrites »Seuil éd., 745 p., 29 euros

TIPHAINE SAMOYAULT

Le dernier enseignement proposé parBarthes dans cette institution, sise à cette

époque rue de Tournon, dans le sixièmearrondissement de Paris, porte sur lediscours amoureux : « L’amour est-il autrechose que son discours ? », demande-t-il lorsde la première séance du séminaire. « Notrevisée ? ajoute-t-il. Non pas décrire unegénéralité, une abstraction (le discoursamoureux), mais un espace, un champ decirculation du langage, un tracé une élabora-tion du langage (vivante, voire brûlante), uneénonciation, c’est-à-dire une topologiemouvante des places du sujet qui parle selonle désir et l’Imaginaire. » C’est ce travailmené deux années durant devant et avec desétudiants qui donnera lieu à la publication dubest-seller de l’auteur en 1977 : Fragmentsd’un discours amoureux.

La publication de ce cours est doncdoublement passionnante : d’abord parcequ’elle donne à lire le cheminement d’unepensée dans ses traces orales, dans sa tempo-ralité lente ; ensuite parce qu’elle montre unegenèse particulière : celle qui conduit del’enseignement au livre par une séried’opérations qui font passer d’un lieucommun à un lieu propre.

Entretien avec Claude Coste

l’École Pratique des Hautes Études sur leDiscours amoureux ? Le fait qu’un livre soitissu du séminaire a-t-il déterminé des choixd’édition ?

Claude Coste : En fait, Barthes a tenu deuxséminaires : le « petit séminaire », destiné à

ses étudiants en thèse, dont il ne reste aucunetrace écrite, et le « grand séminaire » quiportait sur le Discours amoureux. Si les coursau Collège de France ont été enregistrés, cen’est pas le cas pour le séminaire de l’ÉcolePratique (même si des versions pirates exis-tent certainement, mais elles ne sont pasencore parvenues jusqu’à moi !) Nous nepouvions donc nous appuyer que sur les notes

ROLAND BARTHES

Entièrement composéd’inédits

une sorte de journal amoureux... Tout celaconstitue le corpus du séminaire. Seules lesnotes de cours sont publiées ; les fiches sontdonnées en note quand elles éclairent le texte.J’ai utilisé les documents privés (journal,correspondance...), mais il ne pouvait êtrequestion de les publier... A cet ensemble,s’ajoutent les vingt figures et la postfaceinédites de Fragments d’un discoursamoureux, supprimées à mi-parcours...Passant de 100 à 80 figures, Barthes en aretranché vingt dont il a pourtant laissé uneversion rédigée, tapée à la machine, que nousavons reproduite telle quelle... On peut doncconsidérer que le volume est entièrementcomposé d’inédits.

Q. L. : Comment caractériseriez-vousl’enseignement de Roland Barthes à cetteépoque ? Est-il différent de celui dispensé au

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EN PREMIER

Collège de France ? Comment s’élabore lecontenu du cours ?

C. C. : Le choix du Discours amoureuxrépond à une exigence personnelle, maisBarthes devait tenir compte de la demandethéorique de ses étudiants, souvent férus depsychanalyse. Du séminaire au livre, on estfrappé par le recul de ce qu’on pouvait appe-ler la « théorie » au profit de la littérature oude l’écriture... En particulier, Barthess’éloigne progressivement de Lacan et dulacanisme dont il avoue trouver la terminolo-gie « parfois soûlante »... Ce séminairecorrespond à un tournant que vont confirmerles cours au Collège de France.

Q. L. : On a le sentiment qu’un travail surun tel lieu commun passait par l’exercice departage de la parole et de la pensée quesuppose le séminaire. Voit-on à l’œuvre cetteexpérience de la communauté dans la durée ?Le livre qui en est issu apparaît en mêmetemps comme une œuvre très personnelle...

C. C. : Une grande partie des notes étaitrédigée dès le début de l’année. Dansl’ensemble, les notes renvoient à la parolemagistrale. Mais le séminaire comptait beau-coup pour Barthes, comme lieu d’échangesintellectuels et affectifs. Il avait sans doutebesoin de ce bain humain pour penser etcréer. Avec le passage au Collège de France,Barthes renoncera à transformer ses cours enlivre. L’anonymat du Collège explique sansdoute cette attitude. Mais ce n’est pas tout :désormais, pour Barthes, l’affectivité tend àse confondre avec l’intimité : le deuil de lamère, le projet d’écrire un roman, ce sontdésormais ces obsessions qui vont stimuler letravail d’écriture...

Q. L. : Ce qui est passionnant, avec cevolume, c’est qu’il permet d’apercevoir, dansdes aller-retours avec Fragments d’undiscours amoureux, le chemin qui conduit del’oral à l’écrit, du cours au livre. Quellesopérations marquent ce passage : réélabora-tion, réécriture, mise en forme, renonce-ments, coupes ?...

C. C. : Barthes distingue les écrivains quiajoutent (comme Proust) et les écrivainsqui retranchent (comme lui). Voici lesdeux versions, quasi similaires, que le courspuis Fragments d’un discours amoureuxdonnent de la Belle et de la Bête : 1) « ellelui dit le mot magique (et quêté) : “Je vousaime, la Bête” ; et aussitôt, dans la déchiruresoyeuse et somptueuse d’un grand traitde harpe, la Bête quitte sa peau et c’estun beau seigneur qui apparaît. » 2) « elle luidit le mot magique : “Je vous aime, la Bête” ;et aussitôt, à travers la déchirure somptueused’un trait de harpe, un nouveau sujet apparaît.» La suppression des mots jugés redondantsou inutiles (« et quêté », « soyeuse ») coha-bite avec le souci d’élargir la signification

au moment même où la phrase se raréfie.Préférer « un nouveau sujet apparaît » àla première version ne renvoie pas seulementau désir de pratiquer une écriture classiquequi craint la graisse et le surpoids. Lesmodifications de sens cherchent également àsortir l’anecdote d’elle-même. Quand leprince charmant limitait le propos au mondeenchanté des contes de fées, le « nouveausujet » élargit les perspectives. La métamor-phose du texte trahit l’espoir de voir l’amourservir de modèle à une nouvelle manièred’être au monde. En devenant le moyen parexcellence de sortir de la grégarité, l’amourvaut comme affirmation de l’individualitécontre la doxa et les systèmes. Il s’agittoujours pour Barthes d’atteindre la« maigreur essentielle » de la phrase, de trou-ver la bonne formule, la formule qui, répon-dant aux exigences minimales de la syntaxefrançaise, trouvera le bon équilibre entresignifiant et signifié, définira une totalitéautonome, indépassable, indivisible. Petithoméostat de bonheur, la phrase, la formulen’est pas loin de la magie : ce n’est pas unhasard si, dans l’exemple de Ma mère l’oie deRavel que Barthes retient ici, l’imaginaire dela phrase coïncide avec une situation de contequi chante précisément la concision et lepouvoir de la phrase (« Je vous aime labête »).

Q. L. : Quel supplément vous donne àvous, spécialiste de l’œuvre de Barthes et parlà familier de ces textes, la lecture et letravail sur ces notes ?

C. C. : Les notes de cours rendentexplicites ce que l’on sentait depuislongtemps et que j’appellerai le « lyrisme dela vie intellectuelle ». D’où viennent nosidées ? Comment naissent les concepts ? Dela réalité existentielle, de notre expériencesentimentale (surtout pour le Discoursamoureux !), de nos affects. Ce que donne àvoir cette édition des notes de cours et desfigures inédites, c’est le cheminement quiconduit de la vie au cours et du cours au livre.Je parlais d’un journal amoureux conservédans les archives ; ce journal, très peu indis-cret tant l’expérience y apparaît générali-sable, se présente explicitement comme latransition entre la vie affective de Barthes etson travail intellectuel. C’est-à-dire queBarthes faisait cours à partir de ce qu’il étaiten train de vivre... Vivre ou écrire : pourBarthes, il n’était pas question de choisir.

1. Comment vivre ensemble (1976-1977),Claude Coste éd., Le Neutre (1977-1978),Thomas Clerc éd., La Préparation du roman(1978-1980), Nathalie Léger éd., Seuil-Imec éd.,2002-2003.

i d’amour

ROLAND BARTHES

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Au théâtre de violente exploitation, detravail forcé et de souffrances endurées

succède, ou plutôt se superpose, un foyerd’hébergement où des adolescents en rupturede ban trouvent, sinon le réconfort, du moinsun bon accueil dominical ; après l’âge de laPlantation et de l’esclavage vient celui del’assistance sociale, des blessures à panser...Le « terrible palimpseste » (à la fois histo-

rique et spatial) que forme ce lieu équivoquedonne à Patrick Chamoiseau l’idée séminaleet aussi la structure du double récit qui cons-titue Un Dimanche au cachot. Ce romandéveloppe ou, si l’on veut, enveloppe, deuxhistoires. La première, au présent, est celled’une jeune fille mutique qui refuse de sortirde ce qui semble être le vestige d’un anciencachot. Échappant à la surveillance de seséducateurs, elle s’est terrée en ce lieu sombreet l’on confie au narrateur la mission difficilede l’extraire en douceur de la nuit où elle seréfugie. La seconde, au passé, inspirée aunarrateur par la situation délicate où il se trou-ve impliqué à son corps défendant, est lareconstitution fantasmatique des pensées, dessensations, des souffrances endurées par uneesclave jetée dans ce cachot pour avoir profé-ré menaces et imprécations à l’encontre duMaître. Les deux histoires, comme il étaitprévisible, se mêlent, se font écho, et se rejoi-gnent : la jeune prostrée consent finalement àsortir de son isolement et la suppliciée triom-phe de la cruauté qu’elle subit. Merveille de lathérapie romanesque ! On aimerait y croire.Patrick Chamoiseau a choisi, dans ce

roman, de traiter un sujet douloureux et diffi-cile : représenter la vie servile dansl’Habitation en épousant le point de vue del’esclave. Il s’était déjà confronté à cettesombre évocation dans L’esclave vieil hommeet le molosse (1997) dont Un Dimanche aucachot, constitue, à bien des égards, unereprise et un prolongement. La connaissanceintime qu’il a des données historiques etanthropologiques des conditions de cetteexistence jointe à un intense travail imagina-tif lui permet d’appréhender de façon parfoissaisissante cette vie de mort différée, cettesurvie permanente.« Après la corne : sifflet des comman-

deurs. Sortir des cases, rejoindre son atelier,s’aligner au-devant de l’économe qui vacompter et recompter encore (...) Après, pren-

Saint-Méry, l’éducation, enfin sur tout...alourdissent et empêtrent un récit qui sesuffisait à n’être que narration. Ainsi, aprèsune description saisissante et assez réussiedes sensations corporelles de grouillementséprouvées par l’esclave dans son isolementfétide, le narrateur ne peut s’empêcher dedisserter doctement et de commenter lespensées qu’il prête à son personnage : « Quipourrait croire une chose pareille ?Soljénitsyne, Primo Levi s’effaraient d’unemême sorte au fond de leur enfer. Bien desesclaves des Amériques durent connaître cevertige : Qui pourrait croire cela ? » Laglose, loin d’approfondir ou de prolonger lasensation, affaiblit et noie le propos.Comme le soulignent, tout au long de son

roman, les références appuyées et envahis-santes qu’il fait à Édouard Glissant, PatrickChamoiseau est bien conscient qu’il n’est pasle premier écrivain à tenter de décrire, pourainsi dire de l’intérieur, les cercles infernauxde la Plantation ; cette plongée dansl’indicible constitue sans doute un passageobligé pour un artiste soucieux d’exprimerl’identité antillaise mais en même temps undéfi difficile à relever. Il faut éviter à la foisla plate reconstitution réaliste et le mélodra-me complaisant, l’apitoiement sans luciditéet le froid constat historisant, le détachementcynique ou l’empathie incandescente. Seulesquelques œuvres abouties comme leQuatrième Siècle par exemple, ou la Case duCommandeur, étaient parvenues à dessinerles contours de ce royaume de mort indéfinie.Peut-être est-ce le poids de cet héritage

littéraire qui empêche l’auteur d’Un diman-che au cachot de trouver sa manière propre,de cheminer en sa simplicité. En tout cas, cen’est pas en multipliant les maniérismes destyle (1) et en pontifiant que l’on masque lesimplisme et l’indigence de la constructionnarrative.Le narrateur note, plein d’admiration et de

révérence pour les grands ancêtres qui l’ontprécédé : « Impossible de trouver normal quede tels endroits aient pu donner naissance àdes œuvres comme celles de Césaire, deGlissant, de Perse, de Fanon, de Faulkner... Ilfaudrait en faire un roman ». Le lecteur devraattendre encore le roman puissant et tenduqu’aurait pu inspirer cette HabitationGaschette, ce « terrible palimpseste ».

1. « À l’orée du dimanche » pour « le dimanchematin » ; « je m’affecte à l’Écrire » pour « j’écris » ;« une pluie fifine » pour « une fine pluie » ; « lesesclaves encachotés » pour « jetés au cachot » ;« innumérable » pour « innombrable »...

PATRICK CHAMOISEAU

Tous les éléments sont réunis pour aboutirà une œuvre dense et tragique. Or, de tropnombreuses et fort plates digressions méta-narratives sur... la littérature, le roman,l’écriture, la vie, la mort, Freud, Moreau de

dre la descente vers la houle des champs decannes. Qui sait chanter l’Afrique chante unchanté d’Afrique, qui ne sait pas chanterbraille ce que lui dit son cœur. De toutemanière, il faut donner de la voix. C’est obli-gé. Et puis, tomber dans la chaleur des tâchesoù rien n’est à comprendre sinon à s’efforcersans fin et haïr la fatigue. » L’horreur régléede ce monde de la « Bitation » qui n’en finitpas de hanter et d’obséder la conscienceantillaise est évoqué avec force détails : lerythme harassant des corvées, les torturesmorales et physiques, les menaces, les humi-liations et les coups, la faim tenace, la terreur,la révolte et la feinte soumission forment lamatière de ce récit – cauchemar que le narra-teur conte à une enfant égarée dans les ténè-bres.Des figures inquiétantes peuplent un

univers magique et traversé par d’étrangesvisions : « bêtes-longues », sorcières africai-nes, molosses traqueurs de Nègres marrons etMaîtres-békés en délire surgissent dans lesfumigations du « datou », drogue dispensatri-ce d’oubli.

ROMANS, RÉCITS

PATRICK SULTAN

PATRICK CHAMOISEAUUN DIMANCHEAU CACHOTGallimard éd., 330 p., 17,90 euros

« L’Habitation Gaschette était une sucrerie esclavagiste. Elle estsituée en hauteur, dominant la commune du Robert et sa baie magnifique.Des bâtiments, il ne reste qu’un squelette d’enceinte, des chicots de murs,des moellons levant de terre comme des crânes enterrés dans le fleuri desarbustes et des arbres. La Sainte Famille a construit ses locaux au cœurde l’âme ancienne. (...) Dans la beauté du lieu, sous l’éclat de la pluie, jeperçois le terrible palimpseste. »

Le terrible palimpseste

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HANIF KUREISHI

ROMANS, RÉCITS

Après un tel chapeau, tout critique paraîtraitindécent de rappeler le pays d’origine deHanif

Kureishi, Suhayl Saadi et Mohsin Hamid. C’est lePakistan. Hanif Kureishi a beau condamner les «étiquettes », lui-même relève qu’« une curieuseforme d’apartheid littéraire s’est développée » pour« exclure certains auteurs » et « les reléguer à lapériphérie sous l’étiquette condescendanted’écrivains du Commonwealth ». Aussi, direque ces auteurs viennent du Pakistan, c’estnommer un chat un chat et en finir avec lesformules du politiquement correct quimasquent le plus grand racisme. Pakistan est unmot que le marketing, et même le bon goût,réprouvent.Écrivain né sur les îles britanniques comme

Hanif Kureishi, Suhayl Saadi sait de quoi ilparle quand il dit que : « pour l’immensemajorité des habitants de ces îles aux formesétriquées, le mot P-A-K-I-S-T-A-N évoquaittrois choses seulement » ou, plus exactementune série de clichés : « sale, opprimé, malodor-ant, fourbe et insondable ». Ces préjugés lais-sent pantois si, d’aventure, on les compare àl’opinion favorable dont jouit auprès desmêmes la sœur ennemie du Pakistan : « cettebonne grosse Mata Bharat post-impérialiste,née Mlle Inde, qui avait mystérieusement, etpeut-être aussi cosmiquement, héritée de toutce qui était admirable, pour ne pas dire envi-able, dans la culture orientale ». Je ne sais sien écrivant une telle phrase, Suhayl Saadi eutl’intuition ou non du traitement que l’éditionfrançaise allait réserver à son Psychoraag :« traduit de l’anglais (Écosse) ».

Bravo ! pourrait-on s’exclamer. Il en estdonc fini du catalogage ethnique avec lamention « écrivain du Commonwealth »sonnant aussi citoyen de seconde zone que lesont nos auteurs francophones ? Ne nousréjouissons pas trop vite. Mohsin Hamid quivit une grande partie de l’année au Pakistan sevoit porté cette mention : « traduit del’anglais ». Il en va de même pour HanifKureishi bien qu’il se targue de « se colleter »,contrairement aux romanciers de Grande-Bretagne « mais dans la lignée » de V. S.Naipaul et de Salman Rushdie, à « la race,l’immigration, l’identité, l’islam ». Alorspourquoi ce non-dit ? Pourquoi cette non-mention du label d’origine dont les éditeursne se privent pas quand leurs auteurs sont nésen Inde (1). Ces deux traitements différenciésentre auteurs pakistanais (tus comme tels) etauteurs indiens (ethnicisés à outrance)montrent bien que, dans les littératures post-coloniales, il y a celles que l’on considère (leroman indien de langue anglaise) et celles quel’on déconsidère au point de les noyer dans lamasse. Or, le point commun aux quelquesromans pakistanais de langue anglaise – osonsle mot ! – ici présentés, c’est un même senti-ment de déconsidération qui confère à cesrécits comme une teinte de manifestes contrela condition de « Pakis ».« Pakis », tel est « le terme argotique un

peu méprisant utilisé par les Anglais pourdésigner les Pakistanais », nous prévientHanif Kureishi. S’il n’y avait que lesAnglais ! À lire L’intégriste malgré lui deMohsin Hamid, dont une grande partie sepasse à New York, un petit vendeur d’en-casest à l’enseigne de chez « Pak-Pendjab ». Il aintégré comme sien le nom dévalorisant, cequi donne encore plus de poids aux menusservices qu’il rend et touche le narrateur decette histoire. Vingt ans en l’an 2000, toutfrais émoulu de Princeton, repéré par les plusgros bonnets du monde des affaires qui l’ontintroduit dans le cercle des happy fews, notrenarrateur était en bonne voie pour oublier quetrois ans auparavant il vivait encore dans sonLahore natal. Heureusement, il y a « Pak-Pendjab » qui, lui offrant un panier-repaspour le féliciter d’intégrer une grande entre-prise, puis lui refusant sa carte de crédit lejour où ce businessman y invite un collègue àlui, lui rappielle au milieu des rires des« chauffeurs de taxis s’exprimant en ourdou »que ses origines sont loin d’être méprisables.Peut-être n’a-t-on pas assez parlé de lanoblesse des chauffeurs de taxi ?

La BBC a produit en 1997 un téléfilm surce sujet dont le synopsis était signé HanifKureishi. On le retrouve dans Le mot et labombe, éclairé par des articles que l’auteur adonnés ces trois dernières années à TheGuardian. Prise de parole publique ou narra-tion fictionnelle, Kureishi dresse le portraitréel des petites gens – les « Pakis » – pourplaider contre les représentations qu’on s’enfait. Ce film,Mon fils le fanatique, propose lerécit d’un Pakistanais venu du Pendjab fairele taxi de nuit à Londres dans les années soi-xante-dix. Ses rares moments de détente : seréunir entre deux courses avec les autreschauffeurs (généralement de même origine)pour rire ou regarder un Stalone dans unegargote communautaire. Son idéal dans lavie : voir son fils auquel il donne la meilleureéducation possible s’élever socialement etconcrétiser « son rêve de réussite enAngleterre ». Mais le fils ne voit en son pèrequ’une brute se vautrant dans la grosseblague, les putes et l’alcool. Au nom d’unsoi-disant retour aux origines (alors qu’iln’est jamais allé au Pakistan de sa vie et n’afait que le reconstruire en prenant le contre-pied des représentations anglaises), il rejette

SUITE�

« Homme, femme, homosexuel, noir, juif », où sont aujourd’hui les

« humains » ?, se demande Hanif Kureishi. Suhayl Saadi lui répond : « le monde est

un tout indivisible. Il n’y a pas plus d’Orient que d’Occident. Cette division n’est qu’un

énorme mensonge ». On ne peut que l’approuver sauf qu’on se heurte partout à des

murs plus consistants encore, et arbitraires, depuis le 9/11. Quand on porte barbe et

qu’on a le teint basané de Mohsin Hamid, on doit convenir avec lui que : « même au

travail, je ne pouvais échapper au poids grandissant de l’ethnique dans cette nouvelle

période ».

ÉRIC PHALIPPOU

HANIF KUREISHILE MOT ET LA BOMBETheWord and the Bombtrad. de l’anglais par G. Koff-d’Amico,M. Nasalik et J. RosenthalChristian Bourgois éd., 160 p., 6 euros

SUHAYL SAADIPSYCHORAAGPsychoraagtrad. de l’anglais (Écosse) par S. Baudryet J.-C. PerquinMétailié éd., 430 p., 24 euros

MOHSIN HAMIDL’INTÉGRISTE MALGRÉ LUIThe Reluctant Fundamentalisttrad. de l’anglais par B. CohenDenoël éd., 202 p., 17 euros

Les « Pakis » se lâchent

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Le père et l’officier, représentants etcomplices de l’ordre étaient l’incarnation

même d’un Reich militaire, dictatorial etimpérialement « progressiste », tel qu’il glis-sera aisément dans le nazisme meurtrier.Mais les pères surnageront à ce qu’ils aurontfabriqué, tels le concierge viennois deHelmut Qualtinger, à l’aise autant au coeurdu nazisme que confortablement installésdans la nouvelle République Fédérale desannées cinquante du siècle dernier.Cette figure devenue obsessionnelle se

retrouve chez Christoph Meckel tout commedans un remarquable roman de 1995 intituléIm Wiesenfleck de Walter Foeslke et nontraduit à ce jour.Cette faillite des pères dans uneAllemagne

atone et paralysée par un passé insurmontableconstitue le tissu intime, informulé du roman

ROMANS, RÉCITS

de Thomas Jonigk Quarante jours. L’auteurfocalise sur les figures du père et du filsincestueux déjà au coeur de son livre précé-dent Jupiter (1) avec un père possesseurpossédé, objet sexuel, violeur violé quipersonnifie, en somme, la dissolution desrepères. Il y a une sorte de complicitéonirique, homosexuelle et meurtrière entre lepère et le fils, face à la mère objective et réa-liste qui sacrifie l’animal préféré de l’enfantJan aux nécessités quotidiennes avant demourir écrasée.Tout au long du livre, les fantasmes de

déchirement, de dissolution, de mort, maisaussi de repos et d’abandon se succèdent, etc’est là sa force. Ils signifient les articula-tions profondes du monde qui entoure Jan-Jonas le personnage principal. Il y a uneconstante alternance de refoulements etd’explosions oniriques : « Tout d’un couptout est là de nouveau l’une après l’autre lessensations s’avancent brutalement jusqu’à lagrisaille du premier plan, Jan se détourne, ilne veut pas voir ce qu’il sait. »La disposition typographique des débuts

de chapitres est peut-être destinée à faire voirl’effondrement de l’ordre des choses.Il n’ y a pas de faits tangibles dans l’écri-THOMAS JONIGK

tout de son père, dogmatique. « – Dis-moiquand j’ai eu le temps d’être méchant ? », luidemande le pauvre chauffeur de taxi avant desombrer pour de bon dans l’alcool.La morale de cette histoire se trouve dans

le texte de Kureishi qui donne son titre à cerecueil : « Les puritains arrivent à défier leurpère en se pliant à la loi du Père ultime, etdemeurent ainsi des enfants sages etvertueux ». Dans le cas des deux dernièresgénérations de « Pakis » vivant en Occident– à s’y mêler puis se démêler –, cette mé-fiance du père s’accompagne d’unerecherche de la femme blanche débouchant,si échec, sur le culte d’un dieu plus blanc queblanc. Cette quête constitue toute l’histoire deL’intégriste malgré lui de Mohsin Hamid,nominé en 2007 pour le Booker Prize. Lehéros « paki », une fois diplômé de Princeton,trouve un mentor, Jim, paternel avec luijusqu’à le « prendre sous son aile » etl’intégrer dans la meute des futurs « requins». Le divorce avec ce père de substitution iracrescendo à mesure que notre « Paki » inten-sifiera sa relation avec Erica, femme siblanche, si diaphane, si pure, qu’en retourelle lui révélera sa « pakistanité qui demeu-rait invisible » jusque-là. Dans ce personnaged’Erica, la critique Sarah Kerr a vu une« allégorie » de « l’Amériqued’aujourd’hui » (2) et réduit donc le roman àune sorte de parabole politique. Elle fait ainsi

l’économie de la question intime qui taraudece récit : qu’est-ce que la relation physiqueavec un partenaire d’une autre couleur ?Cette même question hante le Psychoraag

de Suhayl Saadi (sélectionné, lui, pour le prixdu James Tait Black Memorial en 2004).L’auteur, longtemps disc-jockey dans sa villenatale de Glasgow, compta au nombre despremiers à mêler l’influence des raga à lamusique celtique. Son roman se présentecomme un long monologue (le mêmeprocédé que Hamid) tenu tantôt devant lemicro, tantôt en voix off, par le DJ d’uneradio communautaire « pakie » le jour de sadernière émission. Roman-constat où le DJ,Zaf, avoue avoir été bénévole pour tenirl’antenne de nuit pour fuir la femme dont ilpartageait jusqu’alors la vie, Babs, uneIrlandaise du Galloway. Plus blanche qu’elle,il n’y a que ses nuits blanches passées às’introspecter : « L’ambition de tous les bonsPakistanais, en fin de compte, c’était d’avoirla peau aussi claire que possible. Se marieravec une blanche, avoir des enfants blancs,s’efforcer sans relâche de perdre la pigmen-tation de sa peau. Ce n’était pas tant qu’ilavait voulu devenir un véritable Écossais ouun vrai Anglais, quel que soit le sens de cesexpressions, mais plutôt qu’il s’était fixépour objectif la blancheur avec tout ce quecette propriété peut avoir d’insaisissable,même si elle n’avait jamais vraiment existé,

ce qui d’ailleurs la rendait d’autant plusprécieuse ».Cette blancheur devient chez certains une

vue d’esprit, un dieu désincarné, d’où lefanatisme à être de plus en plus « Paki »(pureté, en ourdou). Hanif Kureishi, « né àLondres d’une mère britannique et d’un pèrepakistanais » comme il se plaît à le rappeler,confesse être passé par la même épreuve :« Dès le début, je tentai de nier mon ascen-dance pakistanaise ; j’en avais honte etvoulais me défaire de ce que je considéraiscomme une malédiction ; j’aspirais à êtrecomme tout le monde. Aussi l’article qu’unjournal consacra à un jeune Noir qui, ayantremarqué que la peau brûlée devenaitblanche, avait sauté dans un bain d’eaubouillante, suscita-t-il mon intérêt ». Luiaussi aurait donc pu devenir un fondamenta-liste, il n’en jette la pierre à personne, d’oùl’intérêt de son œuvre. De ces trois œuvresd’ailleurs.

1. Quelques exemples pour me bien faireentendre : Shashi Tharoor a beau avoir quittél’Inde à 20 ans, écrit toute son œuvre romanesqueaux États-Unis, ses livres portent néanmoins lamention : « traduit de l’anglais (Inde) ». Il en vade même pour Kiran Desai, Sudhir Kakar, etc.2. « In the Terror House of Mirrors », The New

York Review of Books, October 11, 2007 : pp.22-24.

SUITE KUREISHI/PHALIPPOU

GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT

THOMAS JONIGKQUARANTE JOURStrad. de l’allemand par Bernard BanounVerdier éd., 172 p., 15 euros

La figure du père, soit tyran, soit lâche et lamentable est constam-ment présente dans la littérature allemande à travers tout le XIXe siècle,dans le théâtre de Hebbel par exemple. Il figure l’interdit, l’obstacle qu’ilfaut franchir pour commencer une vie d’ores et déjà étouffée.

Une fin de monde ?

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ROMANS, RÉCITS

ILLUSTRATION DE COUVERTUREPEINTURE DEMERVYN PEAKE

devenu la substance d’un monde déjà mort oùretentit en permanence le bruit des bombar-dements où tout se déroule au hasard desattouchements sous un éclairage grêle.Il n’y aplus rien à en attendre.Ce monde du dessous est celui qui se met à

nu lorsque le monde de surface cesse de fonc-tionner et s’enfonce dans l’abîme qu’il a lui-même ouvert. C’est ce monde sous terre verslequel les protagonistes s’enfoncent au trente-cinquième et trente-sixième jour, comme s’ilss’enfonçaient dans les ténèbres, avant des’embarquer sur l’arche gigantesque aux quar-ante voiles de la Rédemption finale incarnée.Face de Grenouille d’une part, la représente,une fille laide qui figure peut-être la féminité,objet d’horreur, à la fois corruptrice et tenta-trice, à son insu, mais qui est aussi toutetendresse. D’autre part c’est le commissaireWahlburg, sorte de père de substitution,énorme et massif qui semble être comme sapropre excroissance et qui éprouve de moinsen moins la sensation de lui-même. Tout sedéroule au sein d’une sorte d’atonie généra-lisée. Tout est possible et rien ne surprend, lespersonnages deviennent interchangeables dansun univers voué à l’éclat de rire ultime.

SUITE�

ture de Jonigk, les meurtres ou les violssupposés ne sont que des prolongementsd’une géographie intérieure de l’inquiétude.Avec une attention extrême, le narrateur Jan-Jonas s’efforce de repérer les flux de cettezone à fleur de conscience où tous les chemi-nements se font à force de consistances inter-médiaires et pâteuses, comme les bâtonnetsde poisson surgelé, la purée de pommes deterre et le ketchup, qui reviennent à plusieursreprises dans les deux livres. La nourriture yest comme une matière d’être. Tout se passecomme si l’écriture de Thomas Jonigks’efforçait de dresser un rempart lisse contrela honte et la faute, comme s’il s’agissait deles transformer en matériau insensible pourredevenir innocent. Il n’y a de repérables queles lieux carrelés, les toilettes, les abattoirs,lieux où s’évacue, comme on sait, lasubstance humaine.Ces flux sont ceux des quarante jours du

Déluge, d’où l’autre soi de Jan-Jonas, celuiqui surnage, au plus près des orifices et descorps. L’écoulement et les liquides jouent ungrand rôle dans l’écriture de Jonigk, lesconsistances gluantes qui glissent sur dulisse. « Jan laisse la porte se refermer douce-

La lecture de ces deux recueils ne remonterapas le moral en cette morte-saison. Pour le

décor : des ciels tourmentés où un pâle soleil setrouve enveloppé de brun « comme un suaireenveloppe un corps » ; « une venimeuse langued’écume » qui ramène un cadavre ; « une nuitde janvier glaciale » ; des falaises déchiquetéesbattues par les tempêtes et des landes hostilesbalayées par un vent démoniaque ; et aussi deschaumières d’un gris sinistre, le quartier desbordels à Dublin, des intérieurs lugubres oùdansent les flammes basses d’un maigre feu detourbe... Pour les personnages, les hommesd’abord : des vieux garçons aigris dans leurmasure en ruine ; un mari vieillissant et amerconscient d’être passé à côté de la vie ; un prêt-re odieux et sans pitié ; un meurtrier en cavale; un bon tisserand qui sombre dans la folie ; ouencore le noyé aux yeux grand ouverts jetédans la barque au milieu des poissons. Lesfemmes ensuite, dont la présence ne parvient

pas à éclairer ces récits, tant elles sont, ellesaussi, prisonnières d’une misère qui estl’étoffe même de leur destin : Kitty fille-mère

abandonnée de tous et qui se jette dans leseaux noires du lac ; Rosie, blanche commeune apparition qui, « les yeux incendiés dehaine », tue son tortionnaire ; Barbara, quiretourne à sa sauvagerie primitive ; MrsO’Timmins, bigote sèche de corps et d’esprit,recluse dans son fanatisme stérile...Dans « Le Retour », Daniel Corkery abor-

de le thème de l’incommunicabilité et de lafaute, sur fond de misère ouvrière.O’Flaherty, on le sait, laisse dans son oeuvrepeu de répit à ses lecteurs, qu’il s’agisse desromans (L’Âme noire, 1924 ; Le Mouchard,1925) ou des nouvelles, et stigmatise le rôlenéfaste de l’Église catholique dans une socié-té étouffée par l’intolérance. Dans « LaMaudite », les portraits contrastés de Kitty lafautive, frêle et désespérée et du prêtre repu,« les yeux injectés de sang, la bedaine trem-blante », qui la repousse et la maudit, sonnentbien comme la dénonciation de ce gouverne-ment des prêtres où O’Flaherty voit le piredes maux. « Tombe verte, tombe noire » est letexte le plus remarquable de ces deux ouvra-ges. Mary Lavin posséde un rare talentd’analyste du cœur humain, déployé dans unimpressionnant ensemble de nouvellespubliées entre 1943 et 1985. Ici, elles’aventure dans un de ces territoires inconnusqui ouvrent sur l’abîme en mobilisant lesressources majeures du langage, la répétition,la litanie, l’incantation. Ce récit bouleversant,pris dans l’étreinte du fantastique et de lapoésie, où la femme de la terre et d’hommede la mer sont unis dans la mort comme ils

Sous le gouvernementdes prêtres

CLAUDE FIEROBE

LIAM O’FLAHERTYBARBARA LA ROUSSEETAUTRES CONTESVERT SOMBREtrad. de l’anglais par Patrick ReumauxElisabeth Brunet éd., 43 p., 12,60 euros

Trois morts saléesLiam O’Flaherty : La Femme fardée ; MaryLavin : Tombe verte, tombe noire ; DanielCorkery : Le Retour)trad. de l’anglais par Patrick ReumauxElisabeth Brunet éd., 68 p., 14,20 euros

ment derrière lui dans une entité carrelée deblanc les voici maintenant inséparables, àgauche un lavabo tout en longueur comptantpas moins de six robinets rutilants, au-dessusune cloison toute en miroirs, à droite sixcabines pourvues de portes verrouillables. »Un décor sanitaire et hygiénique propre auxexécutions et aux « expériences ».Le livre est ainsi parcouru d’allusions,

non tant à un passé terrifiant et récent,que sous-tendu par la menace permanente quipèse sur toute marginalité dans un mondehygiénisé. C’est pourquoi, comme pardérision, l’hôpital devient un lieu refuge pourJan qui, bien sûr, y occupe précisément laposition couchée, selon un va-et-vient entrela position verticale et horizontale, comme sile livre tournait autour des deux principauxverbes de position de la langue allemande« être debout » (stehen) et « être couché »(liegen). On ne peut se défendre de lire ceroman, remarquablement traduit, comme unefiguration d’autant plus puissante qu’ellen’est jamais théorique de la situation mentalede l’Allemagne d’après la grande catastro-phe. D’où aussi la cocasserie qui l’habite. Ils’établit toute une géographie du viscéral

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ROMANS, RÉCITS SUITE O’FLAHERTY/FIEROBE

l’étaient dans la vie, donne une profondeleçon de sagesse et de résignation : « La merest plus forte que n’importe quel homme... Lamer est plus forte que n’importe quellefemme... La mer est plus forte que les femmesdes champs de l’intérieur des terres... La merest plus forte que causer d’amour. »Qelques regrets concernant l’édition :

nulle part ne figure le titre anglais desnouvelles, et le titre original du Mouchardest The Informer et non the Adviser. Enoutre, il aurait été bon de noter que lanouvelle traduite ici, « The green grave andthe black grave », publiée en 1940 dans TheAtlantic Monthly, marque le véritable débutde la carrière de Mary Lavin. Les écrivains

irlandais, on le sait, manient avec brio toutesles formes de l’humour ; ces deux élégantsvolumes de la Librairie Elisabeth Brunet(inquiétantes illustrations de couvertureempruntées à Mervyn Peake) montrent aussique, mieux que personne, ils savent broyerdu noir.

À savourer par petites bouchéesBEN SCHOTTLES MISCELLANÉES CULINAIRESAdaptation et traduction par Boris DonnéAllia éd., 158 p., 15 euros

En 2005 un premier tome desMiscellanées(cf. Q. L. n°914) révélait l’humour et l’espritobsessionnel de Ben Schott à travers lacompilation encyclopédique d’informationsaussi futiles que précieuses (où trouverl’origine de l’arobase @ ?).L’auteur insiste et récidive avec des

Miscellanées culinaires, un ensemble de« notations instructives ou saugrenues »autour des arts de la bouche au sens large,voire très large !C’est un maëlstrom de cocasseries (gastro-

nomie ubuesque, dîner – au-delà du panta-gruélique – servi en 1867 au tsar Alexan-dre III, recette improbable des petits pâtés

Gosky) ; d’étrangetés (thédomancie – « divi-nation par la lecture des feuilles de thé ») ; decuriosités (l’omelette norvégienne « prépara-tion hybride entre le dessert et l’expériencede physique ») ; d’informations prosaïques(repères nutritionnels et caloriques, ougastronomie militaire – la ration de combaten 14 menus) ; d’anecdotes historiques (lesuicide de Vatel) ; de précisions non dénuéesde gravité (la manœuvre de Heimlich, tech-nique d’urgence pour secourir une personneen train de s’étouffer).Le lecteur s’amuse des expressions conte-

nant le terme « eau » et s’étonne de « la céré-monie du thé », en passant par des citationscomme les affectionne Ben Schott puisque seretrouvent dans ce deuxième tome desMiscellanées les mêmes auteurs que dans sonpremier. Un livre à savourer par petitesbouchées.La visite de son site (www.benschott.com)

montre à quel point la démarche de collec-

tionner des listes de choses apparemmentinutiles est à la fois un art littéraire et unepetite entreprise (agenda avec miscellanées,chroniques journalistiques, almanach...). Il ya là un « benschottisme », la liste à la maniè-re de Perec devient une production à partentière.

PHILIPPE BARROT

SSSSPPPPAAAAMMMM

Spam(contraction de Spiced Ham, jambonépicé) est une marque de pâté en conservedéposée en 1937. Les Monthy Python en ontparodié la publicité indigeste dans un sketchoù le menu d’un restaurant, puis les proposqui s’y échangent, se réduisent peu à peu auseul mot spam – d’où le choix du terme pourdésigner les courriers électroniques envahis-sants (ou pourriels).

© Allia, Ben Schott

ÉTIENNE LETERRIER

RICK BASSLE LIVRE DU YAAKThe Book of Yaaktrad. de l’américain par Camille Fort-CantoriGallmeister éd., 188 p., 20,90 euros

Dans Le livre de Yaak, paru aux éditions Gallmeister, l’auteuraméricain offre un hommage émerveillé à la vallée du Yaak (Montana) oùil réside depuis près de vingt ans, et lance un appel en faveur de sa protection.

Rick Bass, l’écritureou l’esprit du lieu

« Ceci n’est pas un livre, pas vraiment.Plutôt un produit de la vie dans les

bois, un peu comme un bloc de rhyolite, laramure abandonnée d’un cerf, le crâne d’unours, la plume d’un héron ». Converti àl’écriture après avoir exercé le métier degéologue dans les gisements de pétrole et de

gaz du Mississippi, Rick Bass a découvertvers l’âge de trente ans le lieu auquel il aconsacré déjà plusieurs livres, dont Winter,paru en français en 1998. Il y faisait le récitde son arrivée, accompagné de son épouse,dans cette vallée, l’une des plus sauvages desÉtats-Unis, où se trouvent encore en nombreloups, grizzlis, coyotes, cerfs et élans. Depuislors, les compagnies forestières ont défrichéles deux tiers des forêts de la vallée, prati-quant les coupes à blanc, transformant« mélèzes centenaires [...] en annuaires télé-phoniques », poussant l’auteur à plaider pourla protection de ce sanctuaire sauvage.Véritable célébration de la beauté de la

nature du Montana, Le Livre de Yaak fonde

dans le même temps une morale del’émerveillement et du respect, dans la puretradition du nature writing américain, cecourant romantique puisant dans la natureune conception renouvelée de l’homme, etdont l’œuvre de H. D. Thoreau est considéréecomme la source. Ascensions et marches,chasses au cerf et au tétras y sont des activitésdont dépend la survie de l’homme isolé,comme auparavant en dépendait celle ducolon. Mais elles aboutissent également à uneconnaissance harmonieuse et sensible dumonde où grizzlis et coyotes s’apparentent àdes manifestations de l’esprit sauvage deslieux. Dans cette vallée habitée par unepoignée d’humains qui tentent jour après jour

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POÉSIE

de replanter les espèces décimées par lescoupes à blanc des compagnies forestières,solidarité et autosuffisance se complètentsans s’exclure. Les gestes quotidiens se fontessentiels, doués d’une significationprofonde : ceux de Gail, qui tient le seulmagasin à des kilomètres à la ronde, ou ceux,magiques, de Jesse, qui sculpte des totemsdans les troncs d’arbres morts. L’écriture deRick Bass croise ainsi observation de lanature et réflexion éthique, dans un va-et-vient permanent entre soi et le monde.Or ce qui rend dans le même temps

l’œuvre de Rick Bass originale, au regard desœuvres du nature writing, c’est la méfiancequi s’y exerce à l’encontre de l’esprit positifde la science ou de l’industrie. Chez Thoreauen effet, la science était un mode de connais-sance de la nature qui pouvait égalementcomprendre poésie et subjectivité. Pourl’auteur du Livre de Yaak en revanche, la

au service d’une « rhétorique d’urgence »,d’une entreprise vitale : « Filer le train de lamémoire... Aller voir là-dessous ce qui faitque la machine sombre si joliment ». Donc le« je » se dérobe avant de se réintroduire debiais, les remugles, les désastres et les égor-gements mûrissent sous « un rayon de soleilfauve », mais avec une sorte de verdeur etd’élan qui ne sont pas exempts de séduction.« Un coup de rein, et tu romps le charme, turetapes la dépouille... »Bref, on y est justement, sous le charme,

même si Auxeméry cherche à le rompre.Revenons aux pronoms personnels, décidé-ment révélateurs. Du « on » le poète passe au« nous », puis au « tu » : « Tu te feras exactsecrétaire de leurs ébats et de leurs soucis ».Il veut « savoir prendre l’angle » (Prendrelangue ?) Apercevoir les perspectives, demanière à envisager « les faces du diverstournées vers leur dedans ».Un premier « je » paraît à la 29e page, dans

un fragment en italique et versifié:« Moi, j’ai tiré les verrousje suis entré dans le feuje vais croiser l’autre nuit avec un autre

jour »Une allusion biographique, page 33, donne

une clef possible, si tant est qu’il en faille :« père mon père ton dernier hiver

entre bubons & furoncles...& toi ma mère pas un seul mot d’amour »Nous aurions dû être vivants, soupire

Et cela dès le commencement, la page detitre, où le nom de l’auteur apparaît sans

prénom. Lors de ses premiers livres, ilpubliait pourtant, me semble-t-il, sous sonidentité complète.Si on regarde le premier texte,

« Volumen », qui introduit le livre, ons’aperçoit qu’Auxeméry use beaucoup dupronom « on », « on se contemple danser,lamentable ballet », à la manière de Michaux,dans son poème « La Ralentie ». Il supprime des articles, de sorte que le

poème, fait d’une suite de séquences – chacu-ne est une seule phrase isolée par des blancs– a quelque chose d’une énumération. Il supprime les verbes : « Fortes senteurs

de suints et de déjections. Relents d’urineâcre, de glaires chaudes, soudain. Et fumetsde massacres, enfin. » Quand il en utilise,c’est à l’infinitif : « Boire la sècheresse, viderl’abîme, l’aspirer. »Qu’on nous pardonne cette analyse stylis-

tique un peu pédagogique, mais souventnécessaire quand il s’agit de poésie, surtout sielle échappe, comme c’est le cas ici, auvague-à-l’âme et au lyrisme mou, qu’elle estsur le qui-vive. L’analyse en question nouspermet d’en venir à la constatation suivante :

AUXEMÉRY

l’impression de froideur excessive, ressentietout d’abord, se dissipe peu à peu ou plutôtprouve son utilité, on comprend qu’elle est là SUITE�

Plus brûlant qu’il ne semble

sagesse de l’écrivain est fondamentalementdifférente de celle du scientifique en celaqu’elle permet de voir la beauté et d’effleurerle mystère sans songer à leur future appropri-ation. L’écriture y nomme les choses sanschercher à les cerner, à les mesurer, à lesépuiser. L’essence de l’art est d’être, commele grizzli, comme le loup : sauvage.Chez Rick Bass, l’écriture se décline en

deux versants. Fin en soi et secrète, dansl’intimité qu’elle entretient avec l’écrivain,elle constitue un mystère poétique à devinerplus qu’à atteindre, celui de la beauté du textecomme celui des forêts de Yaak. Ainsil’auteur, fasciné un matin par la découvertedes énormes empreintes d’un grizzli dans laneige, décide de les suivre instinctivement,sans parvenir à apercevoir l’animal. Maisparce que ce sanctuaire est menacé, l’écrituredoit aussi prendre les accents militants duplaidoyer, défendre la création de zones

protégées dans ces 191 000 hectares deforêts, de rivières, de lacs et de montagnes.La phrase devient alors, au risque de la véhé-mence, une force rageuse, brute, entêtante,« comme le rugissement de la scie qui faitvoler les copeaux de bois ». Paradoxe del’écriture qui est aussi celui de Yaak : publieret garder secret, ouvrir le sanctuaire aumonde pour mieux le sauvegarder.« Où l’art existe, l’esprit d’un lieu existe ».

Si Rick Bass écrit, c’est bien pour faire exis-ter et survivre l’esprit menacé de Yaak, lieuhabité de forces aussi anciennes que cellesdes Indiens Kootenai, ou celle des ours noirs.C’est aussi pour guérir Bill, son ami maladedu cancer, que l’auteur entreprendl’ascension d’un sommet enneigé pour luifaire partager la beauté de ces forêts, ainsique leur leçon : comme le bois qui doitd’abord pourrir pour ensuite renaître,l’écriture est acte de vie.

ROMANS, RÉCITS

Ce qui paraît d’abord à la lecture de ces poèmes (il y en a 132,numérotés, énumérés à la table des matières) c’est la quasi-absence du « je», une objectivation extrême qui maintient le lecteur, la lectrice à distance.

MARIE ÉTIENNE

AUXEMÉRYLES ANIMAUX INDUSTRIEUXFlammarion éd., 180 p., 18,50 euros

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POÉSIE

Auxeméry, sous la forme d’un arbre, ce quiaurait au moins fourni un abri aux oiseauxpour construire leurs nids.Le livre entier vibre de vues lointaines, se

nourrit de fragments de voyage. Pareil àl’arbre-voyageur (cette image est de lui),Auxeméry est à la fois fixé dans la terre d’origine et apte (mieux qu’un arbre) à circu-ler, à découvrir le monde, au moins par lapensée – dans la réalité aussi, car on décou-vre par exemple que sa première publication,en 1979, a été éditée à Dakar. Et puis il a

beaucoup traduit : Charles Olson, CharlesReznikoff, Hilda Doolittle, William CarlosWilliams, Ezra Pound...Un esprit curieux du monde et des autres...

qui mérite à son tour la curiosité du lecteur.Son univers pudique est plus brûlant qu’il nesemblait, et laisse dans la mémoire une tracepersistante.

« On a parcouru les sommets nappés debrume, où les foules saluaient le soleil, au

matin, d’un cri sans âge ; des volcans,surtout, furent aimés, des chaos, des lacs àl’œil sans fond.

Des cités aussi, des tombeaux, des maisonsd’éternité. Là, des coutumes sont observées,les peuples parlent, les musiques perlent.

(...)On s’est croisé en route. On s’est jeté aux

bras des étrangères. On a noté failles et pics,relevé les domaines, établi le cadastre desaccomplissements.

Le désert a flambé dans la nuit... »

SUITE AUXEMÉRY/ÉTIENNE

« Ce printemps-là, Paris n’était quemusique. Les Six commençaient à

peine. Éric Satie faisait fureur. On entendaitpartout du Debussy et du Ravel. Quand je medébrouillais à me faire inviter pour le thé,Germaine jouait au piano les chansons deMilhaud. » Un jeune homme américainrencontre en 1919 une jeune femme passion-née de musique lors d’un concert à Paris.Curieux, il l’interrogera sur un compositeurqu’il ne connaît pas : « Mademoiselle, s’ilvous plaît, qui est Darius Milhaud ? ». Àpartir d’une question anodine, presquecomique (on dirait une réplique de théâtre),les deux jeunes gens se lient et s’écrivent.Dos Passos lui enverra beaucoup de lettrespendant dix ans, puis plus irrégulièrement.Ces lettres écrites en français paraissentaujourd’hui et provoquent l’intérêt pourl’œuvre d’un grand auteur américain, tantadmiré de Sartre, que l’on ne lit plus beau-coup. Porte d’entrée pour certains,parachèvement d’une lecture pour d’autres,les Lettres à Germaine éclairent l’œuvre del’intérieur, sa gestation et sa progression,évoquent par touches la vie de l’écrivainpendant ces années d’après-guerre.Cette correspondance s’attache à nous

faire suivre l’éducation européenne d’unjeune Américain dégoûté de la guerre et del’ennuyeuse immobilité de la démobilisation.Elle prend la forme d’une initiation marquéepar un appétit remarquable pour la vie et l’art.Il lui suggère des auteurs anglo-saxons(Whitman ou Butler), elle lui fait découvrir

déçoit profondément, au Mexique, dont ilrevient totalement bouleversé. La lecture deces lettres constitue également un portrait dumonde littéraire de l’Amérique de l’après-guerre ; on peut y ressentir l’exaltation d’untemps nouveau, une sorte d’euphorie créa-trice qui se heurte à la violence du mondemoderne. Il écrit : « Ô pour la voix d’airainqui chantera, comme la voix du Baptiste audésert, encore une fois l’immensité del’homme dans ce néant de fer et d’acier et demarbre et de pierre. » Enfin, nous percevonsl’ébauche du parcours politique, indissocia-ble de l’œuvre, que suivra John Dos Passos.Ces quelques lettres forment un condensépassionnant de sa vie et d’une périoded’effervescence artistique et politique essen-tielle.Ce livre retient aussi un autre souffle, celui

de l’écrivain qui parle de son travail, quiconfie ses avancées et ses difficultés. Le texteest, au début, émaillé de remarques sur larédaction de son premier roman L’Initiationd’un homme : 1917, de la difficulté de leterminer, des angoisses d’écrire et des inces-sants marchandages avec les éditeurs. Ilrapporte régulièrement ses déconvenueséditoriales, ses déceptions, il dénonce aussi lamesquinerie des milieux littéraires et théâ-traux, se plaint de problèmes d’argent. Ilannonce presque fièrement, conscient del’immense tâche qui l’attend, le commence-ment d’un « grand roman » sur New York :« Je suis dans une petite maison habitée pardes juifs au bord de la mer sur Long Island àune demi-heure de New York, où je suis entrain de fabriquer un roman que j’espère seratout à fait fantastique (...) » Il répète la diffi-culté de la tâche, son assignement, l’évidencede son surgissement. Il est d’ailleurs frappant que l’achèvement

de ces grands livres – Manhattan Transfer etLe 42e parallèle –, sorte de pierre blanche

des compositeurs et les étranges mœursfrançaises. On suit le regard et le parcours d’un garçon

américain étonné du monde qu’il découvre etqui écrit : « Ces Américains sont, comme vousle savez bien, des barbares, des thraces, deshyperboréens. N’est-ce pas ô Athénienne ? »et qui s’éprend de la province française. Ilvoyage ensuite en Espagne dont, comme sonami Hemingway, il retiendra la beautésauvage de la corrida et des couleurs inou-bliables, au Portugal, au Moyen-Orient qui le

JOHN DOS PASSOS

HISTOIRE LITTÉRAIRE

HUGO PRADELLE

JOHN DOS PASSOSLETTRES À GERMAINE LUCAS-CHAMPIONNIÈREArcadesGallimard éd., 286 p., 11,50 euros

Dans cette correspondance de John Dos Passos avec GermaineLucas-Championnière nous découvrons à la fois la vie passionnante d’undes plus grands écrivains américains durant les années 20 et une aventurelittéraire hors du commun.

Les Lettres françaises

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posée au seuil de la littérature américaine dela fin des années 20, marque la raréfaction deleurs échanges. Dos Passos a passé un cap, savie change, il est devenu un grand écrivain. Iln’oubliera néanmoins jamais Germaine à quiil écrira de temps en temps et à qui il enverratoujours ses livres dédicacés. La correspon-dance contient une trace magnifique de ceparcours littéraire, un témoignage involon-taire d’une honnêteté merveilleuse.

Les lettres à Germaine demeurent pour

découvrons, dans la durée, les modificationsprofondes de son rapport au monde et àl’écriture. Il semble que cette écriture enfrançais façonne une part de ses grandstextes. Dans ce lieu étrange de la correspon-dance en langue étrangère son styles’épanouit, s’ordonne, se renforce. S’yjouent tous les enjeux de sa vie et de ce qu’ilécrira, s’y nouent le parcours et la destinéed’un homme, toutes les questions quil’habitent, toutes ses hantises et ses rêves.

leur beauté stylistique fascinante. Il s’enexhale une tendresse, que l’on ressent jusquedans le style de Dos Passos, ses hésitations,la désuétude d’une langue tantôt sophis-tiquée et érudite, tantôt maladroite ettouchante. Il invente sans cesse et bouleversela phrase. « La prose est un gouffre » écrit-il.Peut-être le plus surprenant est-il que, dansune langue étrangère, il semble entreprendre,involontairement, une opération de transfor-mation stylistique de grande ampleur. Nous

LÉON BLOY

HISTOIRE LITTÉRAIRE

L’Âge d’homme poursuit son effort de publication de l’œuvrecomplète de Bloy, parachevant la grande œuvre de Joseph Bollery, dont lespapiers sont conservés à la bibliothèque de La Rochelle. Ce texte de jour-nal inédit de janvier 1903 au 31 décembre 1907 a été établi par MarianneMalicet, Marie Tichy et Joseph Royer. Il engendre diverses réflexions.

LÉON BLOYJOURNAL INÉDIT, tome IIIL’Âge d’homme éd., 1384 p., 78 euros

JEAN JOSÉ MARCHAND

Léon Bloy inédit

Il s’agit d’un premier jet, d’une suite denotations, de « pense-bêtes » entremêlés denotations quotidiennes, de cris de rageimpuissante et de cris mystiques avec desniaiseries du type : « les enfants reçoivent dessacs de bonbons ». Les plaintes sontperpétuelles, si nombreuses qu’on finit par serendre compte que cet homme n’a jamaistravaillé, qu’il attendait tout de la charitépublique : étrange conception de la paraboledu « lys des champs » (mais Jésus lui-mêmeétait pourtant menuisier, et lui n’a jamaisinsulté les généreux donateurs ainsi que lefurent tant de braves gens). Quand on lit dansBollery l’histoire de leurs relations, c’estPaul Bourget qui devient tout à fait sympa-thique, en gardant son calme en face de ceroquentin furieux. Il y a là de quoi lasser lesadmirateurs les mieux disposés dont noussommes.En scrutant les lettres à l’abbé Jury (qui

finit d’ailleurs par jeter le froc aux orties), onsaisit le curieux mécanisme de pensée decelui qui se croyait élu de la Providence.Certes on lui pardonne tout à cause de songénie de styliste : heureusement que nousavons lu ses autres livres ; rien de plus convaincant, esthétiquement parlant quecelui qu’il a consacré à Zola : Léon Bloydevant les cochons. La splendeur du texte, laviolence de la conviction, éclipsent littérale-ment la prose médiocre de Zola. On ne réflé-chit plus. Je me souviens de mon ami GuyMarester me lisant avec délices des pagesentières de Bloy marquant au fer rouge lescacographies de sa malheureuse victime.(« Vas-y cochonne ! M. Emile te regarde. »)Les bondieuseries naïves du Journal, les

comptes financiers intempestifs, et surtout

les remerciements à Dieu pour la résignationde ses enfants (qui mouraient de faim) nousrappellent à l’objectivité. Il méprise « tout lemonde au Danemark », il trouve « notre curéde plus en plus imbécile et odieux car ilsemble pressé de nous chasser de sonéglise », sa propriétaire (qui lui réclame sondû) est un monstre...C’est en avril 1904 que Bloy revient de

Lagny à Paris ; à ce moment tout un monded’intellectuels vient tourner autour de sonlogis de Montmartre. Il a le soutien dumerveilleux Alfred Vallette ; il voit souvent

un disciple d’Albert Samain qui va gagner del’argent en se faisant poète argotique, GabrielRandon (dit Jehan Rictus), toutes les dupesdu monde catholique refluent vers lui et enparticulier l’angélique Jacques Maritain pasencore attiré par l’américanisme. On retien-dra en particulier le récit de la terrible aven-ture du peintre maudit Henry de Groux,enfermé à Florence dans un asile d’aliénés,avant d’errer de Spa à son dernier refugeprovençal. On apprend ici que de Groux avécu un moment en faisant à la terrasse descafés ce qu’on appelle des « binettes », desportraits comme on voit aujourd’huifabriqués à la grosse non loin du CentrePompidou. D’autres peintres viennent à lui,en particulier le grand Georges Rouault etaussi Desvallières, génie chrétien qu’il necomprend pas bien, obnubilé par sa bigoterie.Il a alors soixante ans. IL peut aller à La

Salette, voir la réalité de ce sanctuaire qu’ilcontribuera à rendre célèbre. Ce nouveauculte marial étant caractéristique (malheureu-sement) d’un siècle vaurien, sans rapportavec celui des sublimes cathédrales. Bloyvilipende d’ailleurs le clergé local, il est bienplus touché par la tombe de l’abbé Tardif deMoidrey (1828-1879), précurseur involon-taire de Claudel. Il croit que la petite Mélaniea eu des « révélations » sur Louis XVII, faitune nécrologie assez désagréable surHuysmans. Un lecteur nommé Latourette(probablement le poète Louis Latourette) luipromet de lui « casser la gueule » et il courtse réfugier auprès de la police. Le franc-maçon Fallières, président de la République,ayant grâcié l’assassin Soleilland, notre grandchrétien s’indigne. Mais les intellectuels luisont indulgents et Vincent d’Indy accueillegratuitement sa fille à la Schola cantorum sicélèbre.Jugement de sa concierge sur les Bloy :

« Ce sont de sales jésuites. » Oui mais : Bloya écrit parmi d’autre œuvres La lamentationde l’épée, l’une des plus grandes pages de lalittérature française.

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Coquiot, excellent critique d’art (Desgloires déboulonnées) est aussi connu

comme romancier du cirque : il fut l’épouxde Mauricia de Thiers la « femme bilbo-quet », dont Alain Woodrow nous a conté lasurprenante biographie (elle se faisait lancerdans l’espace à bord d’une voiture, effectuaitun saut périlleux à cheval, se faisait propulserdans une boule en osier pendant 40 mètrespour aller se ficher sur une quille socle) ; ellelui survécut, après avoir risqué vingt fois dese tuer, jusqu’en 1964.Les lettres de Coquiot sont plus acérées

que celles de Lorrain, qui sentent la hâte et lafatigue (il était drogué à mort à l’arsenic,

aucune révélation sur la vie de ce curieuxhomme, au milieu des gitons rétribués. Maison comprend mieux pourquoi Lorrain futcondamné en 1903 à deux mois de prison,2 000 francs-or d’amende (12 000 euros envi-ron) et 50 000 francs-or (30 000 euros) dedommages et intérêts envers JeanneJacquemin, une peintre disciple d’OdilonRedon, pour l’avoir caricaturée dans unconte, Victime. On constate ici les procès dutype Darrieussecq-Laurens ne sont pas uneinvention du XXIe siècle...Le livre est complété par divers textes

introuvables de Lorrain, un portrait deCoquiot en 1903 par Georges Lecomte(1857-1958) à propos de son livre LesSoupeuses, merveilleusement illustré parBottini, et un article malicieux de JeanGalmot sur Lorrain, sortant des bouges de LaSpezia, se défendant de l’interpellation d’unpolicier italien en parlant de sa vieille mère,mis en cellule avec les prostituées, libéréenfin par le consul de France.

fardé, couvert de bagues). Coquiot a l’œil vifet précis car il sait voir et n’ennuie jamais. Onregrette que Lorrain n’ait pas conservé deplus nombreuses lettres de lui. Il l’appréciaitd’autant plus que Coquiot lui servait de nègred’une manière éhontée : certaines desmeilleures chroniques de Lorrain sont enréalité de Coquiot.

Ce livre est donc une révélation pourl’histoire littéraire. L’appareil critique y estd’ailleurs remarquable, comme toujours chezWalbecq (une coquille d’impression faitmourir Maeterlinck en 1941, alors que c’esten 1949, bien après son retour des États-Unissur la Côte d’Azur.) Signalons aussi àl’auteur, érudit impeccable, que MargueriteDeval, de son vrai nom Madame de Valcourt,créatrice du Voyageur sans bagages et deplusieurs pièces d’Anouilh, est morte ensortant de scène à 87 ans en 1955.Toutes ces lettres sont précieuses pour

l’histoire littéraire entre 1899 et 1906, date dela mort de Lorrain. Certes, on n’y trouve

HISTOIRE LITTÉRAIRE

Éric Walbecq, notre meilleur spécialiste de Jean Lorrain entreautres, nous propose cette fois la correspondance croisée de celui-ci avecGustave Coquiot (1865-1926).

Lettres de Jean Lorrain à Gustave Coquiotréunies et présentées par Éric WalbecqHonoré Champion éd., 230 p., 50 euros

JEAN JOSÉ MARCHAND

Pour l’histoire littéraire

Le mouvement Madi deBuenos Aires à Paris

Carmelo Arden Quib a lançé le mouvementMadi à Buenos Aires en 1946. Ce mouvementsignait le passage de l’art constructiviste russe àce qui allait devenir l’art minimal américain. EnFrance, les représentants de cette école sont :Bensasson, Besse, Binet, Bourmaud, Branchet,Charasse, Coadou, Jouët, Lapeyrere, Le Cousin,Pasquer, Prade, Saint Griey, Thomen ou encoreVacher. Cette forme d’abstraction expressive y aparticulièrement bien marché du fait de notredéveloppement industriel qui pousse l’artiste àtoujours aller de l’avant dans l’invention d’un artconcret, ni réaliste et ni métaphysique. Paris et laMaison de l’Amérique Latine s’imposaient doncpour une rétrospective qui ouvrira ses portesjusqu’au 2 avril (217 bd St-Germain, Paris 7e, M°Solférino ou rue du Bac, entrée libre du lundi auvendredi de 11 h à 19 h). Le vernissage en présence des artistes mention-

nés ainsi que d’autres venus de Belgique, d’Italieet du Japon se tient le 16 janvier à 18 h 30. Lecatalogue de l’exposition est mis en vente au prixde 15 e.

Lire en numérique, c’est aujourd’hui

La révolution numérique dans un secteur quine fut longtemps que de papier a ses rencontresannuelles pour faire le point sur les nouveauxmodes de création et de diffusion. C’estIntergraphic qui fédère 250 sociétés allantd’Adobe à Largardère en passant par les pôles

électroniques de nombreux journaux (Le Point,Les Échos...). Cette année, la diffusion Multicanaldans la presse et l’édition fera l’objet de commu-nications et de débats le 15 janv. au Palais desCongrès (Paris, Porte de Maillot). Si vous voulezsavoir comment l’édition compte passer dulecteur virtuel au lecteur réel ou encore commentles téléphones mobiles vont devenir une source desavoir, demandez d’ores et déjà votre passe surwww.intergraphic.biz.

Juives et antisémites ?

Gertrude Stein

Action poétique traduit dans sa dernière livrai-son (n° 190 80 p., 12 e) une étude approfondie deSarah Posman, initialement publiée dans la revueYang (juillet 2007), dont le titre : « Les mauvaisestraductions de Gertrude Stein » annonce lacouleur. Ou presque. Puisqu’il faut même parfoisentendre « mauvais » au sens moral. Commebeaucoup de choses mauvaises, il faut aller cher-cher le document compromettant aux archives, enl’occurrence Yave University. On y trouve lemanuscrit sur lequel Gertrude Stein plancha deuxans, de 1941 à 1943, à savoir une version anglai-se des discours du Maréchal (Paroles auxFrançais). Elle l’enrichit même d’une préfacedonnant dans le panégyrique : « He is very likeGeorge Washington because he too is first in war,first in peace and first in the hearts of his coun-trymen... ».Gertrude Stein fut heureusement la première à

se rendre compte de son erreur. En 1946, ellesignait un opéra à la gloire de la féministe SusanB. Anthony. Entre-temps personne ne peut oublier

qu’elle admirait le caractérologue raciste OttoWeininger et qu’elle publia même un pamphlet enfaveur de la pureté de la race : The Modern Jew.

Simone Weil

En 1938, son pacifisme l’induit à des positionsmunichoises lui faisant accepter jusqu’àl’exclusion des Juifs de la bureaucratie allemande.En 1939, dans les Nouveaux Cahiers, elle seprononce contre la création d’« une nation qui,dans cinquante ans, pourra devenir une menacepour le Proche-Orient et pour le monde » etdemandait de « créer un foyer juif ailleurs qu’àJérusalem ». Voilà quelques prises de position deSimone Weil qui ne s’écartaient guère alors decelles d’Emmanuel Berl. Si ce dernier fit lesdiscours de Pétain, elle écrivit à Xavier Vallatpour lui signifier fin 1940 son refus d’être consi-dérée pour sa part comme juive. Elle y affirmaitse sentir chrétienne, française et hellénique.D’ailleurs, ses premières actions de résistancecontre le racisme et l’antisémitisme consisterontdès décembre 1941, et pendant six mois, à distri-buer clandestinement les Cahiers du témoignagechrétien. Ensuite seulement, dans ses notes àLondres en 1943, elle qualifiera d’« erreur crimi-nelle » ses anciennes illusions.

Le dossier « Simone Weil antisémite ? un sujetqui fâche » méritait néanmoins d’être ouvert dansles conditions très dignes que lui ont réservées lesCahiers Simone Weil (T. XXX, n°3, 170 p., 10 e /tél. de l’association : 01 45 40 57 04). Ils repro-duisent en effet une journée d’études organisée en2006 par l’« Association pour la pensée deSimone Weil » afin de ne pas avoir à se retrouverun jour ou l’autre dans la position des disciples deMartin Heidegger.

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MAURICE NADEAULes Lettres Nouvelles

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268 p. 20 e

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ARTS

Toujours, sa création avance, progresse,gagne du terrain, va et vient, arpente,

vire, serpente. Très tôt, à vingt et un ans,Alechinsky propose La Marche (1948), un« papier découpé » qui « chantourne » unecarte militaire de géographie (XVIIe siècle).Ou bien, la peinture s’élance dans uneGymnastique matinale, dans les exercicesgymniques des signes et des rythmes. Ouencore, elle « s’accroupit sur un brise-lames ». Ou aussi, elle explore LaFourmilière sombre, le grouillement obscurdes individus et des chiffres ; elle figure unPaysage calciné qui unit le drame et lagénérosité. En 1954, Gaston Bachelard écrit àAlechinsky : « Votre Hiver est un hiver quitravaille ; avec des glaçons, vous faites desforêts ». Car, déjà, il imagine de nouvellesformes paradoxales, des anti-figures, dessaisons ignorées, des idéogrammes dévoyés,nos monstres de plus en plus libérés, desfables hérissées, les heureuses pertes de sens.En 1963, André Breton admire le tracé

d’Alechinsky : « Ce que je goûte le plus dansl’art est ce que vous détenez, ce pouvoird’enlacement des courbes, ce rythme de touteévidence organique, cet abandon de femmeque vous obtenez des couleurs, de lalumière ».Pierre Alechinsky peint souvent les

volcans ensorcelés. Sa création multiplieraitles éruptions, les débordements, les explo-sions, les éclats, les dispersions, lesfumerolles, les laves, les panaches de feu, lesséismes. Joyeusement, nous dansons sur levolcan inquiétant.La peinture d’Alechinsky unit, assez

souvent, les astres et les désastres, le cosmoset le chaos, les chances et les catastrophesmenacées. Elle suggère, parfois, le tragiqueque Mallarmé (Le Tombeau d’Edgar Poe)

évoque : « Calme bloc ici-bas chu d’un désas-tre obscur ».Dans certaines œuvres de Pierre

Alechinsky, la Mort hante la voie créatrice etnos destins. La Mort broie les matières desténèbres : Noir de fumée, d’ombre et d’os(1964) ; elle serait La Dominante (1997) ;

alors, Alechinsky cite une phrase qu’écrit, en1937, Marguerite Yourcenar : « La Mortconduit l’attelage ». Ou bien, en 2006, ilreprésente les « Terrils », les crassiers, lesamoncellements de scories de hautsfourneaux ; ce seraient des taupinières et« des milliers de taupes humaines y sacri-

GILBERT LASCAULT

ALECHINSKY DE A À YEXPOSITION À BRUXELLESMusées royaux des Beaux-Arts de BelgiqueMusée d’Art moderne23 novembre 2007 – 30 mars 2008

ALECHINSKY DE A À Y« EGOCHRONO À PETITE VITESSE »,par Pierre Alechinsky et « Essai » de Michel DraguetGallimard éd., 288 p., 280 ill NB et coul., 39 euros

Labyrinthique, tourmentée et vivace...

Énergique, résolu, sans cesse inventif, Pierre Alechinsky a quatre-vingts ans. Il est né à Saint-Gilles (Bruxelles) le 19 octobre 1927, filsunique de parents, tous deux médecins... Cette superbe exposition bruxel-loise éclaire la voie créatrice d’Alechinsky, labyrinthique, accidentée,tourmentée, agile et vivace. Elle tresse le tragique et l’allègre.

PIERRE ALECHINSKY

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ARTS

fièrent de père en fils leurs poumons » ; leshumains transforment les paysages et souf-frent... En 1973, il rend un hommage auxmasques d’Ensor, à ses squelettes et, aussi, àla mort de son père, à celle de son ami AsgerJorn... Avec une ironie triste, il dessine LeNaufrage de la Sémillante (1990-1991).Sans cesse, il se libère dans l’espace ; il

l’explore ; il s’oriente et se désoriente. Ildérive. Tel tableau s’intitule De haut en bas etl’autre De bas en haut... Il a la chance d’avoirété gaucher, même si les éducateurs del’école Decroly le forçaient à écrire de lamain droite ; en réalité, il utilise les deuxmeilleures mains : la droite et la gauche...Tantôt il privilégie le central ; tantôt il choisitles marges, les bords. Parfois, le centre estcoloré : Central Park (1965). Ou bien, ilinsiste sur l’encre de Chine : La Mer Noire àla mémoire de mon père 1892-1973 (1988-1990) ; le noir central est, alors, entouré defleurs slaves polychromes... D’abord, leregardeur contemple le centre, puis la

HUTTE SAISONNIÈRE (TERRIL, III), 2005

bordure, ensuite il les examine ensemble et illes distingue, les sépare. L’œuvre n’est jamaisévidente et simple ; elle suggère des médita-tions plurielles, profondes, envoûtantes.Pierre Alechinsky est un explorateur ardent etméthodique, un découvreur nomade : « Passéle cap du concret et de l’abstrait, du minimumet du maximum, de tous les hypo, de tous leshyper, une aventure imprévue s’est lancée àl’assaut de ce qui existe et même de ce quin’existe pas encore ou qui a disparu »,murmure-t-il.À bien des moments, sa création tournoie

comme une « roue libre » (1), comme la Rouede la Fortune. Elle pivote. Elle gravite. Elledécouvre le Retour éternel. Elle emploie desestampages circulaires de « pièces de mobi-lier urbain », des « bouches », de « tamponsde regard », de « grilles », de « couvercles detrou d’homme ». Elle suggère une « arène »,une « rosace de semelles », une « meule »,une « révolution sidérale »...La création est aussi un carnaval.

Alechinsky et Pol Bury ont été fascinés par lecarnaval de Binche en 1946. Les Gillesbinchois portent les sabots, les grelots, lesmasques, les lunettes vertes, les coiffures deplumes d’autruche ; ils passent dans les rues ;ils multiplient les parades, les parures, lespanaches agités.Tel tableau s’intitule Commissions et

colloques (1994-2007). En un monde flottant,se dissémineraient les signes énergumènes.Ou bien, en 1990, Pierre Alechinsky

estampe, au musée de la Marine (palais deChaillot, Paris), un « point d’interrogation »de bronze. Ce serait le seul vestige d’unechaloupe du navire Pourquoi pas ?, celui del’explorateur Jean Charcot. Pierre Alechinskypeint le Défi au destin et il y inscritl’estampage du point d’interrogation. Chaqueœuvre questionne et pressent. Elle est unesphinge.

1. Pierre Alechinsky, Roue libre, Albert Skira,Les sentiers de la création, 1971.

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Voici plus de vingt ans on inauguraitBrasilia. Lucio Costa avait eu la charge

de l’urbanisme, Oscar Niemeyer celle del’architecture. Depuis, son nom est resté lié àcelui de la « Ville futuriste », selonl’expression consacrée. Toutes réserves faitessur le terme de « futuriste », si on l’entendcomme « modèle » formel, les bâtimentspublics dessinés pour Brasilia par Niemeyerrestent, aujourd’hui comme alors, des œuvresarchitecturales dont la beauté neuve n’est enrien émoussée.

Depuis lors, et surtout après le coup d’Etatde 1964, l’architecte a beaucoup travaillé àl’extérieur du Brésil. En France, tout lemonde connaît le siège du Parti Communiste,place du Colonel-Fabien. En ce moment-même, il travaille à l’édification de la Maisonde la Culture du Havre.

Oscar Niemeyer est aussi de ces architec-tes qui écrivent : double chance donnée auxidées qui ont soutenu sa vie. Récemment, il apublié un livre sur Rio (où il est né en 1907,dans une famille très bourgeoise). Pagesnostalgiques sur une ville massacrée parl’avidité capitaliste et les micro-calculs poli-tiques. Et esquisse d’un programme propre àrestituer à la cité quelque chose de sa symbio-se ancienne avec la nature et à l’ouvrir, dansla convivialité, à toute la population. D’autrepart, dans la Forme en architecture (éditionsAvenir, 1980) il explique les bases de sa créa-tion architecturale « qui, conclut-il, occupatoute ma vie, bien qu’intéressé par d’autresproblèmes, révolté par la misère, beaucoupplus importante pour moi quel’architecture ».

Georges Raillard : Brasilia, était-ce pourvous un modèle de société, la réalisation de laCité idéale ?

Oscar Niemeyer : L’idée de Brasilia est duprésident Juscelino Kubitschek. C’était politi-quement, un homme du centre. Moi, j’étaisprogressiste. J’appartiens au Parti communis-te depuis 1945. Pendant la construction deBrasilia, on était conscient de ce que celareprésentait dans la vie brésilienne et onpensait que ce serait une cité heureuse. Maisune fois que la ville a été terminée, j’ai eu unchoc : c’est une cité moderne, bien construite,belle, mais comme toutes les villes brésilien-nes, une ville de la discrimination, del’injustice, de la séparation entre les riches etles pauvres, ceux-ci, comme partout, rejetés àl’extérieur de la ville qu’ils ont construite.

G. R. : N’était-ce pas imaginable ?

O. N. : J’ai été responsable del’architecture, de l’architecture seulement.Mais quand je pense à ce que doivent être les

villes, je tiens qu’elles doivent réunir tous lestypes de population. Le développementindustriel s’est fait à l’écart des cités, et avecles industries les ouvriers y sont relégués. Laseule cité digne de ce nom doit regroupertoutes les activités de tous les hommes : elledoit être un bien commun. Cela est réalisable,à condition que l’on veuille bien prendre lesproblèmes à leur base. Et ici il est simple : quetoute l’industrie soit rendue non polluante.Mais un tel projet se heurte évidemment auxassises de la société capitaliste. Et l’architecten’a pas le pouvoir de la changer. Mais il peutprotester contre la notion de « cité-ouvrière »,de « maisons ouvrières ». Les ouvriers n’ontpas besoin de ces cadeaux. Ce qu’il faut, c’estchanger la société, mais à l’heure actuelle lesprogrammes architecturaux sont faits par lasociété telle qu’elle est et la reflètent.

nie que nous connaissons : ce déferlementmondial de blocs mornes, ternes, sans inven-tion, sans nouveauté ni beauté.C’est à ce fonctionnalisme que je m’en

suis pris en 1940 à Pampulha, près de BeloHorizonte dans la construction de ce quartierqui a surpris, et plu : l’Église en courbes, laSalle des fêtes... Je m’attaquais, jeune archi-tecte, à l’exiguïté fonctionnaliste : machinesà habiter, fondées sur l’angle droit, sur leplan allant du dedans au dehors. Je ne conce-vais pas que l’on ne tirât pas mieux parti dumatériau dont on disposait, quand, jadis, avecmoins de possibilités techniques,l’architecture était soutenue par le rêve et lafantaisie. À Pampulha passent des courbesvariées qui s’unissent aussi avec le baroquedes Minas Geraes, avec les croupes des colli-nes, celles des femmes... Cette liberté de la

ARTS

GEORGES RAILLARD

À l’occasion du centenaire de la naissance d’Oscar Niemeyer nousreprenons l’interview qu’en 1981 le grand architecte brésilien avaitdonnée à la Quinzaine.

Vers une cité différente

SIÈGE DES ÉDITIONS MONDADORI, MILAN

G. R. : Cette difficulté entraîne-t-elle unmalaise entre votre foi militante et votre art ?

O. N. : L’architecte n’est pas un hommeséparé. Ce qui est important, c’est la vie, c’estd’être content de soi. La littérature, la beauté,tout ça fait partie de la vie. Et l’architecte estcomme tout le monde : il veut aider les autres,dans ce monde, dans ce temps qui file vite.

G. R. : Il le fait plus facilement dans lespays socialistes ?

O. N. : De façon générale, et dans tous lespays, les choses remontent loin : à l’usage quel’on a fait du ciment armé. Le béton est unmatériau merveilleux dont on pouvait attend-re une formidable rénovation architecturale.Cet outil de liberté formelle a été réduit parles dogmes du fonctionnalisme à la monoto-

beauté, ce fut le défi de Pampulha. Unecontestation. J’y suis resté fidèle : la surpriseet la beauté des formes, la fantaisie architec-turale, c’est, pour moi, l’essence del’architecture.À Brasilia, ce fut autre chose : les palais,

ceux du Président, du Congrès, les Ministèresconstituent chacun des structures de bétoninédites. Des inventions. Ils ne sont pas domi-nés par l’idée de fonction, mais par celle debeauté nouvelle, de création de formes. Onpeut juger Brasilia comme on voudra, mais jesais que j’ai inventé là des formes qui ne répè-tent rien. Et le siège du P.C., ici, à Paris, estune architecture qui fonctionne bien et qui estnouvelle. De même à Milan, chez Mondadori.Je n’ai pas bâti un cube de verre « rationnel »,un aquarium où tous les employés auraient étéà leur place comme les pièces de la machinequ’ils font fonctionner, chacune à sa place,

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mais un palais. Pourquoi pas un palais ? Lesmeilleurs penseurs, je pense à Giedion, nesont pas exempts de contradictions : le fonc-tionnalisme fait retour, et la méfiance enversl’architecture libre. Pour moi, le principe debeauté est lié à un principe de vie : le siège duP.C. est une leçon d’architecture sur la libéra-tion de l’espace, le jeu des volumes, la surpri-se renouvelée du spectacle. Et cette libérationessentielle de l’espace pourrait rendre aussi àla ville sa végétation...

G. R. : Leçon d’architecture et symbole ?...

O. N. : Une ouverture vers une cité diffé-rente, oui, plus belle, plus fraternelle, sansdiscrimination, sans monotonie. Aussi jepense que l’enseignement de l’architecture

l’acier dominent. Le gratte-ciel Seagrammarque l’accomplissement de « construire ».La beauté, neuve, pure, en sourd, celle qu’ilavait découverte dans la Chapelle Palatine,construite au huitième siècle dans sa villenatale. Le rapport strict de lignes, de volumesarticule le pavillon allemand à l’Expositionuniverselle de 1929 à Barcelone. Le pavillon(reconstitué en 1986), est analysé par Cohendans un chapitre au titre éclatant : « le coupd’éclat de Barcelone » : un espace vide, unespace en soi.

Vingt années séparaient les deux architec-tes de renommée mondiale. Mies (qui se

nommera Mies van der Rohe) naît en 1886 àAix-la Chapelle, il meurt à Chicago en 1969.La réflexion et les querelles sur la forme, lerôle de l’architecture dans la cité moderne, leBauhaus, sa fin, ses issues, il a vécu tout cela.Niemeyer – Oscar, comme les Brésiliensl’appellent – naît en 1907 à Rio de Janeiro. Ily travaille encore aujourd’hui.Entre ces deux grands de l’architecture peu

de parentés, peu d’affinités. Dans leurs écrits,leurs noms sont réciproquement ignorés. LeCorbusier seul sert de référence à l’un et àl’autre. Mais non sans réserves. Mies, éprisde la ligne droite, verticale ou horizontale,reprochera à Le Corbusier sa dérive baroque.On voit dans ses Memorias (1) le Brésilienjouer au chat et à la souris avec le Français unpeu donneur de leçon. Ils sont en concurren-ce pour le siège des Nations Unies. Niemeyerrecueille plus de suffrages que son ami quilance cette flèche : Oscar faisait de beauxdessins, moi je proposais une solution scien-tifique au programme.Mies van der Rohe avait pour but de libé-

rer la Bauerei (la « bâtisserie », selon latraduction avancée par Cohen dans son excel-lent livre). Il veut faire apparaître dans toutesa force le bauen, le construire. Le verre et

L’ouvrage de Jean-Louis Cohen parcourtavec minutie les étapes de l’œuvre de Miesvan der Rohe, fondée sur le primat donné auxmoyens de la construction. Il refuse toutethématique esthétique, tout formalisme :« L’architecture est la volonté de l’époquetraduite dans l’espace. Vivante. Changeante.Neuve ».La question des rapports de Mies van der

Rohe avec l’Allemagne à l’époque où lenazisme prend forme n’est pas éludée. OscarNiemeyer, on sait qu’aujourd’hui encore, ilne renie rien de sa foi dans le communisme.Ce qui ne lui semble pas incompatible, aveccette profession de foi qu’il donne commeouverture à ses Mémoires :

« Ce n’est pas l’angle droit qui m’attireNi la ligne droite, dure, inflexible,Inventée par l’homme.Seule m’attire la courbe libre et sensuelle,La courbe que je rencontre dans les

montagnesDe mon pays(...)dans les vagues de la mer,dans le corps de la femme préférée.De courbes est fait l’univers,L’univers courbe d’Einstein. »

Deux poétiques. Deux espaces.

1. Oscar Niemeyer : Les courbes du temps,mémoires. Édition établie et traduite par HenriRaillard. Dessins originaux de l’auteur (Gallimard1999) Cf. Gilles Lapouge La Quinzaine n°757 du1er mars 1999. D’Henri Raillard, en 2002, un filmde long métrage Oscar Niemeyer, l’enfant desétoiles.

GEORGES RAILLARD

JEAN-LOUIS COHENMIES VAN DE ROHEHazan éd., 194 p., vol. ill., 39 euros

Au moment où Oscar Niemeyer atteint cent ans, un nouveau livresur Mies van der Rohe entend restituer à l’architecte allemand-américainson visage véritable, offrir une vision plus complète de son œuvre.

Après Niemeyer !Mies van der Rohe

devrait se libérer des disciplines qui incom-bent à l’ingénieur et faire davantage sa placeau monde où l’on vit. Il faut aller voir du côtéd’autres disciplines. Car il ne s’agit pasd’améliorer les baraques des bidonvilles.Comme le disait Pessoa : « Je ne lis plus delittérature, je connais tout ».

G. R. : L’architecture sauvage, individuelle,bricolée que l’on a vu fleurir aux Etats-Unis,par exemple, représente une tentative pours’évader de l’ordre fonctionnaliste ?...

O. N. : Pour échapper à la monotonie de larépétition. Mais c’est un faux chemin. Il y abeaucoup à tirer du matériau dont nous dispo-sons, pour bâtir des œuvres analogues à ceque furent, jadis, les églises, et qui répondent

à ce sentiment que Freud appelait « océanique».

G. R. : Estimez-vous que votre œuvrecontribue à l’édification de ce que voussouhaitez en tant que militant politique ?

O. N. : Non. Tout ce que je fais, c’est créerdes émotions. Mais l’architecte n’est pas soli-taire, ni muet. Il doit aussi élever la voix pourdénoncer ce qu’il condamne, sauf à en êtrecomplice. Ainsi l’œuvre de Gorki, celle deGarcia Marquez, s’accomplissent aussi dansune lutte militante. Et, de l’autre côté, il y a lapage de Proust... C’est ceci et cela, indisso-ciablement...

Propos recueillis par Georges Raillard

ARTS

CHICAGO, 1965

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IDÉES

La métaphore du monde-livre est en deçà ouau-delà des métaphysiques, elle peut aussi

bien servir les théologies juives et chrétiennesque resurgir en pleine théorie de l’évolution,plastique, elle vise à « retenir ce par quoi lemonde se prête à notre expérience ». Et Blumenberg de se poser la question des

conditions de possibilités d’apparition de lamétaphore du monde-livre pour ensuite envi-sager les différents « épisodes » – c’est unehistoire épisodique car c’est l’histoire d’uneforme de l’exigence de sens qui si elle n’estpas constante est du moins persistante dansses tours et ses détours – de sa diffusion dansl’histoire de l’Occident, lequel finit précisé-ment par se caractériser par ce désir de fairedu monde « ce tout porteur de sens », ce désirqui exprime « l’exigence d’un sens qui,comme principe d’ouverture de la réalité faceà l’homme, représente une valeur limite de sarelation au monde ». Jamais Blumenberg n’aété aussi proche du grand romaniste ErichAuerbach qui dans Figura tentait égalementde comprendre comment l’homme dans sonhistoricité construit le sens de la réalité. Etcomme toujours chez lui, comme le soulignele traducteur Denis Trierweiler dans sa préfa-ce, transparaît une anthropologie vraimentthématisée pour elle-même dans les dernierslivres nous parvenant depuis sa mort en 1996: invoquer la « lisibilité », c’est affirmer quenotre relation au monde ne s’achève pas dansla « pratique », dans la transformationproductive, mais c’est aussi affirmer quel’homme ne s’achève pas non plus dans l’actede « compréhension », tant le stade premierde la « perception » reste sans cesse à éclair-cir. C’est pourquoi le livre tout entier peuts’envisager comme la justification d’un longdéplacement du « lisible » au « visible ».Mais nous n’en sommes pas là, il faut

traverser le sens de la métaphore de la « lisi-bilité du monde » pour en percevoir à la foistoute la richesse et toute l’illusion, y comprisdans la science contemporaine qui croit s’enêtre totalement affranchie. Pour que la méta-phore se forme, il fallait que se singularise leconcept de « livre », que « le livre » appa-

raisse, ce qui est chose faite avec le judaïsmeet le christianisme. Les Grecs, pris dans lemonde-reflet d’un archétype, que Blumen-berg retrouvera dans ses pages saisissantessur Leibniz, ne pouvaient « inventer » lamétaphore, ni non plus d’ailleurs les premiersHébreux pour lesquels la parole de Dieu estessentiellement impérative. Mais au momentoù le judaïsme et le christianisme pensent, entransportant en Dieu les idées platoniciennes,la Création et le monde comme produits parla pensée, par une intelligence archétypique,ceux-ci deviennent non plus reproductiond’une image mais « expression », vouloir-dire : « les cieux chantent la gloire de Dieu,et le jour au jour en publie le récit », commeécrit le psalmiste. Ainsi, contre le dualisme gnostique, le

monde possède un sens qui doit être déchif-fré, il n’est pas un pur décor pour la drama-tique humaine. On sait que Blumenberg avaitsemble-t-il un vieux compte à régler avec lanotion de Création, mais on pourrait luireprocher de construire une doctrine judéo-chrétienne a sa convenance : le monde n’est

pas seulement un médium des messagesdivins, mais le « séjour » de l’homme, le« jardin » fait pour lui : « Dieu, Ta demeureest dans les Cieux, l’homme, tu l’as voulu surla terre », chante également le psalmiste.L’analyse reste profonde : le monde, commemessage ou comme jardin a une logique et ence sens il est pourvu d’une signification etd’une direction. Les chrétiens ont d’autantplus été sensibles à la métaphore du livrequ’ils ont contribué à en répandre la formenouvelle, assurant le triomphe du codex sur levolumen. Le livre non métaphorique, laBible, est lui-même pris dans un réseau demétaphores comme le rappelait Ivan Illichlisant Hugues de Saint-Victor : l’Ecrituresainte est une forêt, un jardin, une vigne danslesquels on peut se perdre positivement enquelque sorte, c’est-à-dire, trouver toujoursquelque chose d’inattendu. Les deux livres, celui de la révélation et

celui de la Nature vont entrer en conflit, dustatut de message divin porteurd’enseignements et point de référence, laNature ne sera plus que donnée information-nelle « écrite en langage mathématique »,selon la formule de Galilée. Les Tempsmodernes vont donc porter un rude coup à lamétaphore : Spinoza provoquant l’éclatementde l’unicité du livre au profit de la dissémi-nation, puis comprenant la connaissancecomme la participation suprême de l’esprithumain à l’esprit divin, mais surtout, selonBlumenberg, Leibniz mettant « à mort lamétaphore de la « lisibilité ». La « déduction» va se substituer à « l’expression », la «bibliothèque » comme description globale dumonde au livre. Ivan Illich le soulignait luiaussi en disant que le « décrire » remplace le« lire ». L’homme moderne ne lit plus, il écrit,et écrire c’est faire, ce n’est pas déchiffrer. Le conflit ira jusqu’à mettre en cause les

livres eux-mêmes comme inutiles devantl’essor de l’expérimentation, autrement dit del’expérience dans son sens moderne. EtBlumenberg d’établir une extraordinairegénéalogie du concept moderne d’expériencerendu possible par la métaphore de la lisibili-té. Les ressorts de la métaphore détruits, ellen’a pourtant pas fini son parcours, elle faitretour par l’esthétique, jusqu’à l’utopiemallarméenne de la disparition élocutoire dupoète dans le livre absolu. Désormais lemonde n’est plus expression, vouloir-dire, etvoila qu’il devrait soit être abandonné à sonHANS BLUMENBERG

RICHARD FIGUIER

Le fruit d’une enquête sur un des plus importants chantiers méta-phorologiques de Blumenberg est un livre déroutant. Si l’on pense qu’il vas’agir d’une histoire de la connaissance en Occident, on sera déçu, mêmesi cet aspect est bien évidemment présent. Il s’agit surtout de prendre ausérieux la métaphore selon Blumenberg : nommer la totalité innommable,protéger la finitude humaine.

HANS BLUMENBERGLA LISIBILITÉ DU MONDEtrad. de l’allemand par P. Rusch et D. TrierweilerCerf éd., 414 p., 48 euros

Le livreet le spectateur

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non-sens, soit être entièrement recouvertd’une écriture nouvelle (la techno-science)entièrement transparente à son auteur,l’homme. Il n’en est pas ainsi, et Blumenbergfut un impitoyable chasseur de mauvaisesinfinitudes, si l’exigence de sens ne peut êtrecomblée – rappelons-nous la définition del’absurde chez Camus : l’écart entre lademande de sens formulée par l’homme et ledéficit de réponse du côté du monde – c’estque l’expérience perceptive du monde danssa richesse ne peut être circonscrite. La « lisi-bilité » doit retourner à la « visibilité »

L’historien des religions Richard Foltz estun anglophone qui, devenu Québécoisd’adoption, a réécrit en français un livre quiexistait déjà dans des versions anglaise(2004) et arabe (2006). Son titre est pleine-ment assumé par l’auteur pour qui « l’Irancreuset des religions » signifie que ce paysfait lien entre les supposés berceaux de civi-lisation qu’un tel dit en Asie quand un autredésigne le Moyen Orient. Cette hypothèse estétayée sans pour autant que l’auteur ne nousassène de beaux discours sur le dialogue et latolérance. Car si l’Iran fut un carrefour, c’estde carrefour des persécutés qu’il faut parler,et ce surtout bien sûr quand l’Iran se sentit unempire menacé : « à l’époque sassanide, le roiPeroz I (r. 459-487) fut responsable despersécutions les plus sévères ». Tout ce qui nebrillait pas du sceau du zoroastrisme officielétait broyé.À mesure toutefois que la persécution se

montra intraitable, ces « mouvements derésistance » gagnèrent en fièvre révolution-naire tout en n’affichant, bien sûr, qu’unréformisme de bon aloi. Les kanthéens (desbaptistes babyloniens) allaient jusqu’à prati-quer un strict végétarisme et croire en la

sur le pouvoir militaire et économique d’États en pleine croissance ».C’est le temps où les provinces cauca-

siennes échoient aux Russes. Les armées duTsar, Xavier de Maistre en fut, réduisentl’Iran à ses frontières actuelles, alors qu’unsiècle plus tôt le pays était encore doté del’Asie centrale, de l’Afghanistan et de tout leKurdistan. Alarmés, ses mercantis se raidis-sent, l’arbitraire fait loi et les conséquencessont explosives. La poudrière s’allume avecune pincée de « philosophie illuministe » etun soupçon d’« ésotérisme des ismaéliens ».Résultat : « l’Iran subit de nombreusesperturbations internes, dont la plus sévère futle soulèvement bâbiste qui dura de 1844 à1852 ». Son message : « le retour du Mahdiétait imminent » conformément à cequ’annoncé par l’eschatologie chiite.

métempsycose sous le couvert d’un guidepieusement nommé Yazdâni (le nom de ladivinité pour les zoroastriens). Quant auxmazdakites, ils ralliaient les paysans à leurutopie du partage des femmes et des riches-ses pour un meilleur équilibre du monde, letout en se réclamant prudemment d’uncertain Zaradosht (qui se trouve être le nomdu prophète des zoroastriens, autrement ditZarathoustra ou Zoroastre). La grande valeur du livre de Richard Foltz

est de ne pas avoir cherché de fil conducteurdans le contenu doctrinal de ces écoles. Il lesqualifie de « gnostiques » sans rien préjugerd’autre qu’« une synthèse d’influences grec-ques, sémites et iraniennes », un bouillon deculture sans couleur définie. Là où un histo-rien classique des religions se satisfait de l’étude des filiations de telle « secte gnos-tique ancienne », comme les mandéens, àsuivre sa trace « jusqu’à nos jours », enl’occurrence quelque part vers « les maraisde l’Irak », Foltz pense plutôt en sociologuede la religion qui se penche sur les remani-festations d’un courant sous d’autres formes.Foltz arrive ainsi au résultat que si, sous

ses formes ultérieures, le syncrétisme gnos-tique ne procéda pas des mêmes mélanges, iln’en reste pas moins que le moment opéra-toire de l’émergence des dissidencesreligieuses resta le même et connut unepareille ferveur auprès des masses paysannes.Ce moment opératoire survient toujoursquand l’Iran est « bouleversé sur les planspolitique et social ». Comme naguère lesSassanides face aux Byzantins et leursmissionnaires chrétiens, l’empire qâdjârreplié sur son chiisme d’état fut, dès le débutdu XIXe s., impuissant à endiguer les « acti-vités des commerçants européens, se fondant

IDÉES

comme à son principe, elle seule ayant lacapacité de « lever », comme le chien dechasse le gibier, des mondes.Si le livre ne symbolise plus la possibilité

d’appréhension totale du sens, on peut sedemander si l’épuisement de la métaphoren’éclaire pas la fameuse crise actuelle du livreen regard du rôle qu’il a joué dans l’histoireoccidentale. Il ne servirait à rien alors de selamenter, ou de sauter comme des cabris enhurlant « le livre, le livre » ou « la lecture, lalecture », mais plus que jamais de prendre, avecBlumenberg, la mesure de ce qu’a représenté

pour l’Occident la « lisibilité » pour mieuxcomprendre ce qui se passe sous nos yeux. Sile monde n’est plus un livre, qu’est-il et le livreavec lui ? Une marchandise, selon la formulede Marx, « le monde apparaît comme un gigan-tesque entassement de marchandises », undécor, des données modifiables à condition quel’on en décode l’accès ? Les évolutions récen-tes, selon le vœu du philosophe, rendront-elles« justice à la simple perception » ?

Également de Hans Blumenberg, Paradigmespour une métaphorologie (Vrin).

S’il y a bien un carrefour des civilisations que les grands empiresd’aujourd’hui nous présentent comme un cloaque, c’est le monde iranienqui en fait les frais. Les va-t-en-guerre, sans doute jaloux de sa grandeurpassée, le chargent de tous les maux. Quelques livres heureusement vien-nent mettre les pendules à l’heure, tous écrits par des spécialistes venantd’horizons divers : un historien des religions, un médiéviste, un ethno-logue, un historien de l’art.

ÉRIC PHALIPPOU

RICHARD FOLTZL’IRAN CREUSET DE RELIGIONS DE LA PRÉHISTOIRE À LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUESpirituality in the Land of the Noble, How IranShaped the World’s Religions« révision à la française » par l’auteurPresses Universitaires de Laval (Canada). éd., 170 p.

Un carrefour méconnu

La pensée du Bâb

Seulement le Bâb (la Porte), le leader dumouvement, y allait d’un couplet bien plusmillénariste en « soutenant que l’inspirationdivine était continue » et qu’il en était un desmaillons prophétiques au même titre queMuhammad présenté pourtant par l’islam en« sceau de la prophétie ». Il s’inscrivait lelong d’une « cosmologie transformative » quine boudait ni Confucius ni le Bouddha.« L’aspect le plus révisionniste de la pensée

du Bâb » promet jusqu’au salut pour tous iciet maintenant et la résurrection (qiyâmat)dans « une communauté de lumière » pour quireconnaît le Bâb comme tel. Ce qui ne va passans rappeler le vieux « proto-communisme »de Mazdak que Richard Foltz débusqueailleurs aussi : « En 1844, un missionnaireanglais, Joseph Wolff, rencontra un groupe desoufis iraniens lors d’un voyage en Asiecentrale. Comme Wolff le raconte dans sesmémoires, ils lui firent la prédiction suivante: « Il viendra un jour où les différences entreriches et pauvres, entre haut et basn’existeront plus, quand la propriété seracommune, même les femmes et les enfants ! »Qu’il est fascinant de percevoir sous un vête-ment de mysticisme islamique, le programmesocial de Mazdak, treize siècles plus tard !

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société des émules ne conduirait-elle pas àune évolution de la conception de laRépublique ? De la même manière, à quelledéfinition de la démocratie la société desémules correspond-elle ? La technique puisle management étatiques auraient-ils renduces questions non pertinentes au sens où cemode d’action de l’État aurait ravi à la poli-tique son sens traditionnel ? Olivier Ihlinsiste cependant sur les aspects énigma-tiques des échelles du mérite, mais alors la« subordination volontaire » n’aurait-elle pasmérité de plus larges développements ?La « subordination volontaire » à laquelle

Olivier Ihl se réfère à plusieurs reprises,montrant qu’elle fut un concept économique,ne fait pas l’objet d’une approche qui enferait comprendre les ressorts profonds. Cequi, dans une société d’égaux, ne laisse pasd’étonner d’autant que l’auteur écrit qu’elle« est restée une véritable boîte noire del’analyse sociologique » en dépit des concep-tions wébériennes. Au terme de sa magistraleétude de la récompense du mérite, l’on estcurieux de comprendre comment la « subor-dination volontaire » se manifeste chez ceuxqui ont été récompensés voire chez ceux quiaspirent à l’être, comment ce lien d’obé-dience qui ne peut qu’affecter le lien social setisse-t-il ? La « subordination volontaire »n’est-elle pas un état autrement pluscomplexe que celui dans lequel on inflige despunitions afin d’assurer la surveillance ducorps social ? Ce lien d’obédience n’est-ilpas un lien qui unit d’abord l’homme récom-pensé à l’État plutôt que de l’unir aux autreshommes ? N’est-ce pas ainsi que les hommes

IDÉES

ANNE KUPIEC

OLIVIER IHLLE MÉRITE ET LA RÉPUBLIQUEGallimard éd., 512 p., 25 euros

« Rendre la dépendance respectable, et ce à l’échelle d’une société d’égaux »

tels sont, selon Olivier Ihl, les effets de la promotion du mérite. Cette situation résulte

d’une longue pratique de l’émulation que l’auteur décrit de manière très documentée.

Dans une vaste fresque, de l’Ancien Régime aux décennies actuelles, le professeur de

science politique entreprend de présenter les décorations conférées d’abord par l’État

qu’il soit monarchique, révolutionnaire, impérial ou républicain en s’attachant aux

marques de distinction désormais acquises et non plus héritées.

Une technique étatiqueconnue : l’émulation

Mobilisant des sources d’archives, destraités, des textes juridiques, des jour-

naux, des romans, des données statistiques,l’enquête souligne la persistance postrévolu-tionnaire de ces distinctions en dépit de leurabrogation – transitoire – par l’assembléeconstituante en 1790. C’est une histoire del’émulation décorative qui s’élabore et, àtravers elle, la promotion du mérite par l’Etat. L’émulation est, pour Olivier Ihl, une

figure souvent obscurcie du pouvoir qui tendà distinguer et à récompenser – y compris ennuméraire –, à ce titre, il la qualified’« émulation premiale ». Véritable « tech-nique de gouvernement » constitutive desformes du lien social dès lors que l’onconsidère que l’émulation favorisel’imitation des belles actions, mais aussi larivalité, elle prend plus de vigueur grâce à labureaucratisation postrévolutionnaire et à larévolution industrielle. L’histoire des récom-penses, jusqu’alors méconnue, est le pendantde celle des punitions et des châtiments.De manière convaincante, Olivier Ihl

montre que, lors de l’émergence de l’Etatmoderne en Europe, le roi, le prince, en tantque « fontaine d’honneurs », adopte aussi des« remèdes doux et gracieux » – pour citer lespropos d’Henri III en 1579 instituant l’ordredu Saint-Esprit –, se matérialisant par desmédailles, des cordons, des rubans qui sontautant de « signes publics de vertu » quiprétendent permettre une domination nonviolente. La récompense ainsi accordéecherche, par une « organisation de la vertu ensociété », à promouvoir l’obéissance sociale.Se développe peu à peu une « théorie desincitations » dont la Théorie des peines et desrécompenses de Jeremy Bentham, parue enFrance en 1811, en est l’une des illustrations. Il est remarquable que la technique de

l’émulation se soit adaptée aux circonstanceshistoriques. Ainsi, la période révolutionnaireconnut « l’émulation patriotique » fondée surle mérite qui désormais est censé légitimertoute distinction, ce qui permit l’adoption

d’une « législation républicaine des récom-penses » conçue pour ne pas blesser l’égalitéet dont les prémices, mais aussi les premièrescontroverses, datent de 1792.La création de la Légion d’honneur, en

1802, constitue une nouvelle étape qui engen-drera la création d’innombrables distinctions.Véritable « ingénierie » de la vertu, selonOlivier Ihl, soutenue par une administrationspécifique relayée par l’action des préfets, cesystème de « gestion sociale » va progressive-ment concerner toutes les classes de la sociétéy compris la plus pauvre – à condition qu’ellefasse preuve de « vertu » – entraînant une« instruction » de plus en plus fine desdossiers à laquelle participent les services depolice. Dès lors, ceux, qui ayant été récom-pensés, se conduiraient de manière « indisci-plinée » pourront faire l’objet d’une radiationet ceux qui feraient montre de décorationsindues seront sanctionnés.Au terme de son enquête, Olivier Ihl

insiste sur l’extension plus récente desdomaines de distinction : l’école, les activitésscientifiques, commerciales et industrielles,agricoles mais aussi sportives (le corps n’estplus négligé au profit de l’esprit dansl’appréciation du mérite).La première guerre fut l’occasion d’un

renforcement du système des décorations,notamment militaires, qui conduit à une« démocratisation des honneurs », le systèmes’ouvre ainsi davantage aux femmes etd’abord aux mères. A ce stade, « l’émulationpremiale », supposée orienter les conduites,devient dans la société de masse une formede « management » articulée au capitalisme.Les distinctions honorifiques, les avantagesmonétaires couronnent le mérite ou l’encou-ragent ; à tel point que le mérite est envisagécomme mode de rémunération de ses agentspar l’État. Son action en faveur du mérite est,aujourd’hui, soutenue, non plus par lesorganisation philanthropiques qui s’étaientdéveloppées aux XIXe siècle, mais par desfondations privées. Il reste que des résistances à cette tech-

nique, principalement étatique, se sont mani-festées notamment par le refus de recevoirces « hochets » et par les tentatives desupprimer ces distinctions variées. Lesdétracteurs, nombreux et de sensibilitésdiverses, fustigèrent « l’envie », « la vanité »

– un « des fléaux de la République » écrivaitle philosophe Jules Barni. D’autresvalorisèrent « l’imitation » républicaine quine pouvait être l’objet de récompense. Sanssuccès.Le nombre et la variété des données

factuelles livrées au lecteur par Olivier Ihl le conduisent à lever les yeux de l’ouvrage pouren tirer toutes les implications. Si Olivier Ihlpropose des interprétations des effets de« l’émulation premiale » et de son utilité, ilchoisit de ne pas aborder certaines de sesconséquences possibles. Si, à plusieursreprises, l’auteur démontre que l’État met enœuvre des pratiques d’émulation pour établirou renforcer le lien social, peu est dit del’effet inverse de ces pratiques. Considérantque la distinction du mérite par la remise demédailles et rubans vaut comme modalité dereconnaissance, qu’en est-il de ceux qui, nepouvant être distingués – selon des condi-tions socio-historiques variables –, échappentà la reconnaissance publique ? Dès lors, la

La « subordination volontaire »

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tés auxquelles sa femme et lui se heurtent dèslors dans leur vie quotidienne.Nerjine veut à toutes forces aller se battre,

servir dans l’artillerie. Il se heurte à de multi-ples obstacles bureaucratiques, décrits avec laforce que donne l’expérience vécue. Savision romantique de la révolution se heurte àla fois à l’expérience du communisteDachkine qui lui raconte comment il a échap-pé à la fureur mortelle de paysannes déchaî-nées lors de la collectivisation et à l’aversiondes cosaques pour la révolution. Il y a là desscènes pittoresques et animées.Nerjine qui veut se battre rencontre les plan-

qués patriotiques qui pullulent dans toutes lesLe héros, Nerjine, jeune enseignant, animéd’une vive foi dans la révolution et le

communisme, arrive à Moscou au momentoù l’Allemagne nazie attaque l’Union sovié-tique. Il désire passionnément participer à ladéfense de la patrie socialiste agressée, alorsqu’il est écarté du service armé pour défi-cience de santé. Son parcours va être seméd’épreuves dont il a grand peine à tirer lesleçons. Elles le font mûrir bien lentement....Ainsi, alors qu’il fait la queue pour le pain,

comme des centaines d’autres Moscovites, unmilicien l’accuse de vouloir fomenter lapanique dans la file d’attente. Notre héroshausse les épaules, tant l’accusation estabsurde, puis surpris d’être convoqué à lapolice, il doit signer un procès-verbal quitransforme ses dénégations en aveux d’unesourde entreprise. Il ne se rend pas compte dece qui l’attend : il est innocent. Sansl’intervention d’un protecteur assez hautplacé il en prenait pour dix ans de camp.Première surprise – d’une longue séried’autres – pour ce jeune homme dont le livrede chevet est La guerre des paysans deFriedrich Engels.Notre jeune enseignant, qui confond

propagande et réalité, a la tête dure. Ainsilorsqu’il part enseigner dans une lointaineprovince ; il se permet de mal noter la fille dubonze local, et ne comprend pas les difficul-

IDÉES

sont davantage isolés les uns des autres ?L’intérêt de chacun ne prime-t-il alors surl’intérêt de tous ? Ce qui porte atteinte aulibre jeu de la conflictualité sociale. OlivierIhl note d’ailleurs que « les dispositifsémulatifs accentuent [...] la conflictualitésociale » mais sans pourtant que l’émulationpremiale ne soit atteinte. Mieux, selon

l’auteur, l’émulation serait devenue unepromesse de rédemption. Véritable « redemp-tio d’État » qui en dit long sur son pouvoir etl’intériorisation de celui-ci.Finalement, en suivant Olivier Ihl qui écrit

qu’une « telle subordination tient à unsystème de déférence généralisée », l’on nepeut s’empêcher de penser à La Boétie pour

qui il s’agirait d’une nouvelle figure de laservitude volontaire. Aussi, en dépit desmatériaux considérables rassemblés dans celivre, de l’ambition compréhensive del’auteur, auxquels le lecteur ne peut être quesensible, n’est-on pas conduit à constater ledéficit critique de l’analyse de la société desémules ?

HISTOIRE

guerres. L’aversion notoire de Soljénitsynepour les Juifs l’amène à incarner ces planquéspar un sous-officier juif hâbleur « DavidIsaievitch Brandt » qui devant Nerjine « seprésenta comme un expert en pierres précieu-ses et un habitué des meilleurs restaurantsd’Odessa (...) Il disait qu’il avait été commo-tionné dans un aéroport d’Ukraine où il servaitdans l’intendance » « (bien sûr pas dans uneunité combattante !) »Pourtant « en tous pointsil avait l’air en parfaite santé ; il était venuenseigner aux Cosaques la façon de s’y pren-dre avec les chevaux et de les employer auservice de l’armée lui qui de sa vie n’en avaitvu qu’enrubannés et attelés à de légers phaé-tons ». Il explique à Nerjine : « Je suis habituéà une vie raffinée. Etre assis plus loin qu’audeuxième rang du parterre dans notre théâtred’Odessa (...) je ne savais pas ce que c’était ».Bref le type même du profiteur et du parasite.Soljénitsyne a pour ce personnage une aversionbien plus grande que pour le communiste russeDachkine. Le message est clair : les Juifs sontles profiteurs impudiques de la révolution. Lachanson n’est pas nouvelle. ...On peut lire avec plaisir cette œuvre ébau-

chée que Soljénitsyne a laissé inachevée, sansdoute parce qu’elle ne correspondait plus à cequ’il pensait aujourd’hui. Nerjine n’est pasencore débarrassé de ses illusions. Il n’estencore qu’au bord d’un retournement queSoljénitsyne a achevé depuis longtemps etqu’il était sans doute, difficile d’imposer aupersonnage en quelques dizaines de pages.

*

Ses Réflexions sur la révolution de févrierrédigées entre 1980 et 1983, dans sa résiden-ce du Vermont condensent sa vision définiti-ve de la révolution longuement détaillée dansla Roue Rouge.

Alexandre Soljénitsyne a rédigé Aime la Révolution ! dans laCharachkaé (prison spéciale pour intellectuels et savants) de Marfino oùse déroule l’action du Premier Cercle. C’est le roman inachevé d’unapprentissage lui-même inachevé.

JEAN-JACQUES MARIE

ALEXANDRE SOLJÉNITSYNEAIME LA RÉVOLUTION !trad. du russe par Françoise LesourdFayard éd., 344 p., 19 euros

ALEXANDRE SOLJÉNITSYNERÉFLEXIONS SUR LA RÉVOLUTION DE FÉVRIERtrad. du russe par Nikita StruveFayard éd., 138 p., 12 euros

De l’amertume à la malédiction

SUITE�ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE

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SOCIÉTÉS

Soljénitsyne y livre en effet le fond de sapensée sur les raisons pour lesquelles laRussie a connu (pour lui subi) la révolutionde février. Il a trouvé la réponse, loin de ceshistoriens et intellectuels qu’il méprise par labouche des sages des villages :« Je me souviens moi-même fort bien

comme dans les années 1920 les vieux habi-tants des villages expliquaient avec convic-tion : “Ces troubles nous sont envoyés parceque le peuple a oublié Dieu.“ Je pense quecette explication populaire des témoins estplus profonde que tout ce que peuvent attein-dre, à la fin du XXe siècle, nos recherches lesplus savantes. » Si les vieux villageois barbus – souvent

analphabètes – ont trouvé il y a quatre-vingtsans la réponse profonde que les recherches lesplus savantes ne sauraient approcher, inutilede perdre son temps dans ces recherches. Lasainte simplicité est la clé de la vérité.Soljénitsyne juge néanmoins nécessaire

d’expliciter ou plutôt de préciser leur message. « Le pays, écrit-il, n’aurait pas été ébranlé

par le séisme, l’abîme ne se serait pas ouvertde sous ses pieds, si la paysannerie avaitconservé ses moeurs patriarcales et sa crain-te de Dieu. Mais dans les dernières décennies,étant donné la regrettable désorganisation quiavait suivi l’abolition du servage et les tentati-ves économiques désordonnées pour se frayerun chemin à travers la jungle des injustices –une partie de la paysannerie s’adonnait à laboisson, l’autre brûlait d’une envie coupablede se partager les biens d’autrui. »Si l’on comprend bien ces lignes,

Soljénitsyne regrette l’abolition du servage(qui a effectivement porté le coup décisif aumaintien des mœurs patriarcales) décidée en1861 par un tsar soucieux de moderniser uneéconomie obsolète. Cette abolition aurait

transformé une partie de la paysannerie enivrognes, l’autre en brigands. Étrange visionde l’histoire.De plus, ajoute-t-il, « La longue propagan-

de des couches instruites a elle aussi alimen-té ce goût du partage des biens d’autrui, toutprêt à se déchaîner dans la paysannerie unefois qu’elle aurait perdu la mémoire desanciennes bases de sa vie ». Qu’il était beaule temps du servage ! Pourquoi ces paysans ont-ils oublié Dieu ?

Soljénitsyne : « Le déclin de la paysannerie aété la conséquence directe du déclin du cler-gé. » Pourquoi ce déclin ? Mystère, maisSoljénitsyne se déchaîne contre le développe-ment, aux origines obscures, de l’irréligiositédans les campagnes : « Dans le milieu paysanles renégats (jusqu’en 1905 le fait de quitterla religion orthodoxe pour une autre étaitpunie d’une peine de prison) se multipliaient,certains encore silencieux, d’autres déjàgrandes gueules. » En quoi ? « c’est précisé-ment au début du XXe siècle que, dans lescampagnes russes, on pouvait entendre desblasphèmes inouïs à l’adresse de Dieu et dela Vierge. Dans les villages, les jeunes selivraient à des esclandres aussi méchants quegratuits qu’on n’avait jamais vus aupara-vant. ». C’est pire encore, affirme-t-il dans« les villes où l’incroyance était enseignéedans les écoles secondaires depuis les réfor-mes des années 60 » abolissant l’esclavage etaccordant une certaine autonomie de gestionaux universités. Mais dans les écoles, aulycée, à l’université, l’enseignement religieuxétait obligatoire ! Il y avait une épreuve dereligion dans les examens. Comment pouvait-on donc enseigner « l’incroyance » ? Soljénitsyne fournit une analyse de la

révolution de février « qui a, selon lui, tragi-quement changé non seulement les destinées

de la Russie mais tout le cours de l’Histoireuniverselle ». Pour lui , il n’y a pas eu derévolution, « la dynastie s’est suicidée pourne pas provoquer une effusion de sang ou,qu’à Dieu ne plaise, une guerre civile. » Toutle reste n’est qu’une bordée d’exécrations :l’entourage du tsar (mais pas le bon et brave– mais faible – tsar lui-même, dont il célèbre« le cœur pur et aimant » !), ses ministres,son frère Michel, les révolutionnaires, lesmembres du Soviet. (« une bande devauriens, semi-intellectuels, semi-révolution-naires qui n’avaient été élus par personne »(et par qui le tsar avait-il donc été élu ?)... etbien sûr les ouvriers grévistes contre quiSoljénitsyne reprend les ragots policierséculés. (Il évoque « les arrêts de travail dansles usines, confortés depuis plus d’un an parde l’argent non identifié destiné à des comi-tés de grève anonymes et que les agitateursn’interceptaient pas. »)Pour Soljénitsyne la révolution de février est

le début de l’apocalypse « Aujourd’hui nousvoyons que tout le XXe siècle a été cette mêmerévolution étendue au monde entier. Elle devaitéclater sur toute l’humanité qui s’était privé deDieu. Elle avait revêtu un sens planétaire, voirecosmique » ( eh oui ! cosmique !).Reste une question brûlante : « La volonté

de Dieu aurait pu ne pas commencer par laRussie. Mais nous aussi avons péché enmécréance et suffisance ». (sic !). Si lesRusses ont péché,... comme les autres, pour-quoi Dieu s’est-il déchaîné surtout contreeux ? En fait, il a commencé par eux, avant defrapper tout le monde. Soljénitsyne cite unephrase du prêtre Serge Boulgakov : « LaRussie n’a pas mérité une telle destinée : elleest comme l’agneau qui porte le poids despéchés de l’Europe. C’est là un mystère qu’ilfaut accepter dans la foi. »

HISTOIRE SUITE SOLJÉNITSYNE/MARIE

ANNE-MARIE SOHN

LUDIVINE BANTIGNYLE PLUS BEL ÂGE ?Jeunes et jeunesses de l’aube des Trente Glorieuses à la guerre d’AlgérieFayard éd., 506 p., 28 euros

Ce livre est issu d’une thèse soutenue en 2003 à l’Institut desSciences Politiques. Il comble une lacune entre les études sur l’entre-deux-guerres et les ouvrages récemment consacrés aux jeunes des années 1960.Il porte, en effet, sur une génération particulière, celle des enfants nésentre 1934 et 1942, une génération défavorisée par rapport aux enfants dubaby-boom, une génération marquée surtout par deux guerres, entre uneenfance vécue sous l’Occupation, souvent en l’absence du père, et unejeunesse confrontée à l’épreuve de la guerre d’Algérie.

Une génération défavorisée

Ludivine Bantigny a opté pour uneapproche de la jeunesse qui exclut une

analyse approfondie du quotidien, du travailet de la vie privée qu’elle présente rapidementdans une première partie. Elle a pri-vilégié leregard d’une société qui fait des jeunes « unobjet d’études, d’inquiétude, de sollicitude ».Elle s’intéresse donc au premier chef aux

représentations des responsables politiques etdes institutions en charge de la jeunesse. Elleanalyse tout d’abord dans un prologue leregard des adultes saisi grâce à l’institutionjudiciaire et aux enquêtes et ouvrages de plusen plus nombreux consacrés aux jeunes. Elledéveloppe ensuite en trois chapitres le thèmealors rebattu par les élites de la jeunesse «

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nouvelle classe dangereuse » et elle revient,entre autres, sur l’image du Blouson Noir, uneconstruction sociale et médiatique qui avaitdéjà été analysée. Deux chapitres traitent, parailleurs, de la délinquance juvénile et del’éducation surveillée, observée au travers deson fonctionnement mais aussi des réactionsdes jeunes soumis à sa tutelle. Dans unetroisième partie, est abordée la politique del’État envers la jeunesse ce qui nous vaut unesolide mise au point sur le Haut-Comité et leHaut-commissariat à la jeunesse et aux sports.Cette politique a suscité une abondantelittérature mais, in fine, n’a touché qu’unnombre réduit de jeunes. Ludivine Bantignyévoque également la politisation au lycéependant la guerre d’Algérie, la formationmorale et civique des jeunes ainsi quel’engagement partisan.La dernière partie, enfin, sur « l’épreuve »

qu’ont subie les jeunes hommes mobilisés enAlgérie, constitue sans doute le morceau debravoure de ce travail. Les deux chapitres surl’incorporation et l’instruction qui reposent

SOCIÉTÉS

entre autres, sur les archives de laCommission Armées-Jeunesse, une docu-mentation jusque-là inexploitée, sont trèsneufs, en particulier sur la formation à la« pacification » et à « l’action psycholo-gique ». Le dernier chapitre qui suit lesappelés en Algérie, est sans doute moins ori-ginal car le sujet a déjà fait l’objet de travauximportants, comme ceux de Claire Mauss-Coppeaux, mais il comporte d’intéressantesnotations sur leur rôle dans la guerrepsychologique, sur leur attitude de citoyens etpropagandistes lors du référendum de 1958,sur leurs résistances, de l’instruction au front,en particulier lors du putsch de 1961. Ludivine Bantigny embrasse de très

nombreux sujets, d’où d’inévitables lacunes,ainsi sur la guerre d’Indochine, sur leslycéens ou sur les jeunes délinquants, deuxsujets dont l’étude constitue en soi un sujet dethèse. D’où un survol des archives, en parti-culier pour l’enseignement et l’éducationsurveillée, et un saupoudrage de références,en apparence savantes mais qui ne reposent

pas sur des dépouillements suffisants pourautoriser des conclusions incontestables. Onpeut également regretter que la thèse aittendance à parler surtout des garçons, sanscependant nous informer sur les masculinitésjuvéniles des années 1950. La guerred’Algérie y est pour beaucoup mais égalementla propension des médias et des hommes poli-tiques à construire une image de la jeunessequi confond souvent jeune homme et menacesociale. De ce point de vue, les cinq pagesconsacrées à la place des filles et des garçonsainsi qu’à la sexualité confortent la vulgate del’époque plus qu’elles n’interrogent la réalitécomplexe de ces années mé-dianes. Lessondages sont pris ainsi pour argent comptantalors qu’en matière de vie privée il convienttoujours de les déconstruire. Ce livre a le mérite de proposer à un public

éclairé une mise au point utile sur denombreuses questions touchant à une classed’âge qui a suscité l’inquiétude des adultes,du moins des acteurs publics, déconcertés pardes comportements jusque là inusités.

Dans ce court ouvrage Robert Castel prend à bras-le-corps la question des

discriminations subies en France par très nombreuses personnes en raison de certai-

nes de leurs caractéristiques que l’on ne sait même pas précisément nommer : origine,

ethnie, race, ou tout simplement couleur ? Le fait est là et il appelle un ré-examen radi-

cal ainsi qu’un changement d’orientation résolu des politiques visant à rendre effecti-

ves la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale.

PATRICK CINGOLANI

ROBERT CASTELLA DISCRIMINATION NÉGATIVE.Citoyens ou Indigènes ?Seuil éd., 144 p., 11,50 euros

Pour une républiquecosmopolitique

Il n’est pas indifférent que l’auteur desMétamorphoses de la question socialereconnaisse la relation historiquement néces-saire entre le développement de l’EtatNational-Social dans divers pays d’Europe etles effets favorables, pour ces mêmes Etats-nations, de l’expansion coloniale : « Ilspeuvent développer des programmes sociauxambitieux au moins en partie parce qu’ilsbénéficient d’un système d’échanges inégauxqui leur procure des ressources externes àtravers des relations de domination colonia-le, puis post-coloniale ». Ainsi la questionsociale est deux fois politique : parce qu’iln’y a pas de citoyenneté politique sans unecitoyenneté sociale, sans un socle de droits,une sécurité sociale « au sens fort », pourreconnaître et limiter les effets des inégalitéssociales ainsi que les conflits politiques et

sociaux qui en découlent ; et parce que ladomination coloniale, le déni de citoyennetéque représente par exemple le code del’indigénat, a des énormes effets à retarde-ment, provoque un choc en retour des colo-nies vers la métropole, produit un nouveauconflit dans lequel les descendants de cesindigènes de la République mettent en causele caractère post-colonial de la gestion despériphéries urbaines, des banlieues. En cesens, les émeutes de 2005 sont bel et bien desévénements politiques.Fidèle à son inspiration foucaldienne,

Robert Castel reprend les scansions princi-pales de la question sociale pour montrer queles figures de la marge ne font jamaisqu’incarner les problèmes qui sont au centre.Ainsi la figure du vagabond, qui s’éternisedans le paysage de l’âge classique tant que letravail n’est pas libéré des terres et descorporations où il est encastré. Puis celle duprolétaire, qui reste le sauvage de l’èreindustrielle jusqu’à ce que la propriété socia-le vienne équilibrer, au moins en partie, lapropriété privée. S’agissant de l’époque quenous vivons, les contours de la questionsociale ne peuvent sans doute qu’être esquis-sés. Robert Castel n’oublie pas la figure du« travailleur pauvre » qui exprimel’ébranlement de la société salariale en soncentre. Mais il étudie ici principalement levisage du « jeune de banlieue », qui réunitsur son faciès les discriminations policièreset judiciaires, celles qui s’exercent à l’écoleet sur le marché du travail, celles enfin quirelèvent de l’islamophobie. Un dossier placéen annexe fournit à partir de plusieurs sour-ces les éléments permettant d’objectiver cesdiscriminations, ce qui plaide au passage

SUITE�ROBERT CASTEL

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SOCIÉTÉS

pour l’utilité des statistiques que l’on dit« ethniques », du fait qu’elles incluent lamention du lieu de naissance de la personneenquêtée et de ses parents.La discrimination négative peut à bon droit

être politiquement qualifiée de « raciste »,mais pour Robert Castel il s’agit surtout deplaider pour des politiques de discriminationpositive ; elles permettraient de rétablir lesconditions de l’égalité républicaine et deconjurer la menace de sécession que faitpeser sur la société ce condensé urbain de laquestion raciale et de la question sociale.L’orientation proposée est pour partie dans ledroit fil de ce qui est déjà tenté : il s’agit dedéployer des ressources, sur une base territo-riale et décentralisée, pour lutter contre lecumul de handicaps. Selon l’auteur,l’inscription de ces politiques sur un territoi-

re et non en direction de telle ou telle popula-tion, permet d’éviter les effets négatifs despolitiques de discrimination positive, le faitqu’elles stigmatisent ceux qu’elles ciblent envue de les aider.L’aspect le plus nouveau et engagé de la

réflexion de Robert Castel consiste à envisagerune citoyenneté sociale accouplée à un modè-le français d’intégration très different dumodèle ancien, qui était en réalité un modèlefrançais de discrimination : citant AchilleMbembe, l’auteur plaide pour « un certaincosmopolitisme » qui permettrait de retrouver,sous le Républicanisme qui s’est imposé à lafin du XIXe siècle, le sens de « l’universalismerépublicain tel qu’il fût conçu au moment de laRévolution française : promouvoir le partagede principes valant pour la commune humani-té, plutôt que le repli sur une forme

d’ethnocentrisme national ». Une Républiquepluriculturelle comme alternative au nationa-lisme. Certes il ne s’agit pas d’une propositionnouvelle en soi. Mais le mérite de la demarchede Robert Castel est de prendre de la hauteurde vue par rapport à un débat très pauvre sur lemulticulturalisme versus le républicanisme.Puisque convergent l’insécurité sociale etl’insécurité civile, argumente-t-il, les discrimi-nations sociales habituelles et cette discrimi-nation par l’origine, la race ou l’ethnie, il fautaussi faire converger les moyens d’y répon-dre, mettre les capacités d’intervention socialede la collectivité au service d’une citoyennetépolitique renouvelée par son acceptation dufait que l’histoire commune est aussi destincommun. Faute de quoi, ce que l’on ne sait pasprécisément nommer pourrait bien tourner àl’innommable.

SUITE CASTEL/CINGOLANI

OMAR MERZOUG

IRÈNE THÉRYLA DISTINCTION DE SEXEUne nouvelle approche de l’égalitéOdile Jacob éd., 676 p., 33 euros

Sociologue du droit, directrice d’études à l’EHESS, Irène Thérypropose une théorie multidimensionnelle de l’égalité. Le masculin etféminin ne sont pas des propriétés intrinsèques et quintessentielles del’individu, innées ou acquises, mais des manières d’agir en relation àd’autres, référées à des règles, des valeurs, des significations communes.Penser la distinction de sexe ouvre sur une vaste interrogation du conceptde personne dans la tradition occidentale.

Unir les deux moitiés del’humanité

Omar Merzoug : Irène Théry, ma premièrequestion est somme toute naturelle, comment àpartir de vos travaux sur le Démariage et sur LeCouple, la filiation et la parenté, en êtes-vousvenue à vous pencher sur la question de ladistinction de sexe ?

Irène Théry : Dans mon premier livre, enm’appuyant sur l’histoire, le droit et la sociolo-gie des pratiques judiciaires, j’avais analysé ledivorce comme un révélateur des bouleverse-ments de la signification même du mariagedans notre culture. Autrefois il était le seulfondement de la famille et l’horizon indépas-sable des rapports de sexe. Désormais, choisirde se marier, de ne pas se marier, ou de sedémarier est devenu une question de consciencepersonnelle : c’est cette véritable révolutionsociétale que j’ai nommée « le démariage ».Elle ne dévalorise pas inéluctablement lemariage mais ouvre sur une vaste interrogationsur la parenté. Qu’est-ce pour nous qu’uncouple, dès lors qu’on ne confond plus coupleet couple marié ? Qu’est-ce qu’un parent, dèslors que le mariage n’est plus le fondement dela filia-tion et en particulier le seul moyend’ins-tituer la paternité des hommes ? Le plus

difficile était de faire comprendre que leschangements de la parenté sont indissociablesdes progrès de l’égalité de sexe et vice-versa.Contrairement à une idée reçue, le cœur destransformations actuelles de la famille n’est pasl’individualisation, entendue comme le« passage de la référence au groupe à laréférence à l’individu », mais la remise en caused’une certaine idée de « la société de l’hommeet de la femme » issue des théories jusnatura-listes et de la philosophie des Lumières. Monnouveau livre prend donc tout le temps dedéplier ce problème en revenant aux acquis desfondateurs de la sociologie aujourd’hui oubliés,et s’ouvre cette fois largement à l’anthropologieet la philosophie. Je revisite l’ensemble dudébat moderne qui s’est engagé il y a deuxsiècles sur la question des sexes, afin de mon-trer qu’il engage toujours non seulement lesreprésentations de ce qu’est un homme ou de cequ’est une femme, mais les règles et les normesqui définissent un couple et une famille, lientprivé et public, et engagent les significationscommunes majeures qui permettent lecommerce humain dans une société.... Pourcomprendre pourquoi la parenté est au cœur dela nouvelle valeur d’égalité de sexe, il fautproposer une sociologie de la distinctionmasculin/féminin différente de celle qui a coursaujourd’hui.

O. M. : Une lecture rapide de votre ouvragepourrait laisser penser que vous vous rangezdans la lignée de Margaret Mead ou de Simone

de Beauvoir sur la définition de la féminité,pourriez-vous préciser ce qui fait la singularitéde votre propos ?

I. T. : On écrit toujours dans un certaincontexte historique. Or, nous ne sommes plusdu tout aujourd’hui dans la même situation queMead ou Beauvoir, dont le problème majeurétait de combattre des croyances encore trèspartagées dans les sociétés modernes sur la« nature » de la femme comme source de sadestinée d’épouse et de mère, et de montrer quela fameuse complémentarité des sexes était enréalité une subordination des femmes.Aujourd’hui, la valeur d’égalité de sexe estreconnue par tous, et elle est même devenueune valeur cardinale des sociétés démocra-tiques. Dans ce nouveau contexte, où personnene croit plus à une « vocation sociale » inscritedans la nature féminine (sauf certains tenantsdu comportementalisme, voire de la sociobiolo-gie), on peut poser plus facilement certainsproblèmes. En outre, on dispose désormaisd’une masse immense de travaux sur lesfemmes et plus largement les relations sexuées,alors que ce n’était pas le cas il y a un demi-siècle... Deux grandes questions m’ont amenée à

prendre mes distances avec les écrits féministesclassiques (ce qui ne m’empêche pas de recon-naître, au plan politique, l’importance despionnières qui ont fait avancer la cause des

SUITE P. 28�

Entretien

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LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

SUITE �

JOURNAL EN PUBLICMAURICE NADEAU

Vous avez remarqué que les éditeurslancent de plus en plus de gros pavés de

lecture. En fait d’œuvres complètes, bien sûr,comme, récemment, celles de Michel Butorou d’Abdelkébir Khatibi (La Différence),ou, plus couramment sous forme d’Omnibuset autres Quarto. L’embêtant, avec ces pavés,est qu’on ne peut les lire au lit, et que, mêmeà bras tendus (pour les presbytes), ou pliés(pour les myopes), on finit par se fatiguer.Pour ma part, j’ai trouvé la parade : je les lis,quand m’en prend l’envie, sur un petitpupitre de bureau (facile à se procurer chezle marchand de couleurs). Je pense que c’est le volume (2000 pages

in quarto, plus d’un kilo) qu’évoque Jean-Jacques Lefrère en m’envoyant Corres-pondance d’Arthur Rimbaud avec cesmots : « A M.N. qui ne trouvera pas ce livreraisonnable » (à supposer qu’il ne meprenne pas pour un imbécile complet). Il peut paraître en effet pas très

« raisonnable » (du côté de l’éditeur) depublier pareille Correspondance alorsqu’elle est en grande partie connue. Dans ladéjà volumineuse biographie qu’il aconsacrée à Rimbaud en 2001, Jean-JacquesLefrère en cite de larges extraits. On entrouve même les manuscrits en fac-similés,réunis par Claude Jeancolas, dans les quatrevolumes de Textuel en 1997. Sans parler decelles que publie Steve Murphy dans lesŒuvres complètes chez Honoré Champion.Bref : pas très « raisonnable » en effet.En fait : très « raisonnable ». Parce que,

cette fois, non seulement toutes les lettresde Rimbaud sont rassemblées en un seulvolume, mais qu’en sus, nous pouvons liretoutes (ou presque) les lettres dontRimbaud fut le destinataire. Outre, cerisesur le gâteau, les lettres ou communicationsou articles suscités par la « découverte » dela part de ses contemporains d’unmystérieux poète disparu nommé ArthurRimbaud (ou Reimbaud, ou Rimbaut). Cequi aurait été « déraisonnable », difficilemême à imaginer, est que, ne voyant pas delimites à sa boulimie, Jean-Jacques Lefrèreait eu envie de réunir toutes les lettreséchangées à propos du poète après sa mort.Celle-ci survient le 10 novembre 1891 àl’Hôpital de la Conception à Marseille. Finde Correspondance.Un aveu : en dépit de quelques semaines

passées face à ce pavé, je n’ai pas lu« toutes » les lettres de Rimbaud datéesd’Aden ou de Harar, lettres de commerçants,d’hommes d’affaires, de trafiquantsd’armes, employeurs ou destinatairesd’armes et de marchandises comme AlfredBardey, Alfred Ilg, César Tian, ArmandSavouré, le roi Ménélik. Ces tractations àpropos de fusils, de casseroles, de tissus,d’ivoire, de gros sous appelés thalaris, medépassent et m’ennuient. J’admire seule-ment la grande patience de Rimbaud avec

ces complices en affaires, le respect qu’il ade chacun, une honnêteté dont il est parfoisvictime. Je compatis à sa fatigue et à sessouffrances durant les interminablesmissions à dos de chameau dans le désertd’Abyssinie sous le soleil ou les trombesd’eau, je ne l’accuserai pas de racismequand je le vois s’emporter contre les« abrutis de nègres » qui en toute occasionprennent plaisir à le tromper sur les chargesqu’il leur impose. Pauvre Rimbaud ! Lesplaisirs sont rares dans la vie qu’il mène,sauf celui, inestimable, de vivre loin del’Europe et en liberté. L’ennui et les souf-frances physiques sans fin, tout cela pourquitter l’aventure d’une douzaine d’annéessur une civière, squelettique, la jambe droitesolidement ficelée en raison d’un genounécrosé, avec, pour le gain qu’il était venuchercher en ces contrées, un pécule de35 000 francs. J’ai revécu, avant tout cela, (avant le

départ pour Chypre puis Aden), les annéesde Londres et de Bruxelles avec Verlaine,déjà contées récemment dans le détail desprocès et des archives de police (voir Q. L.n°935). J’ai revécu les courtes années parisi-ennes, les nombreux allers-retours Paris-Roche, l’insatisfaction du jeune génie quijoue les voyous devant les notables en poésiequi se feront bientôt traiter de « décadents ».J’ai rendu hommage au « Pauvre Lélian », àl’amoureux fou de « l’enfant sublime », àl’éditeur des Illuminations. Tout cela ici dansle détail de la vie quotidienne, lettre aprèslettre. Dans la méconnaissance de ceux qui,précisément, auraient dû savoir et recon-naître, dans leur indifférence, leur hostilité.Comme on comprend le jeune Arthurn’ayant rien à voir avec ce monde-là.Comme on le comprend de n’avoir eu qu’undésir : prendre le large, voir d’autres cieux.

Ce qui m’émeut à nouveau ce sont les« lettres à la famille », adressées en fait

à la mère sous le couvert de « Mes chersamis ». Après deux ans d’Afrique, on luidemande de revenir à Roche, de tenter de s’yétablir et de s’y marier. « Comment puis-jealler m’enfouir dans une campagne oùpersonne ne me connaît, où je ne puis trou-ver aucune occasion de gagner quelquechose ? Comme vous le dites, je ne puisaller là que pour me reposer, et pour mereposer il faut des rentes, pour me marier ilfaut des rentes ; et ces rentes-là je n’en airien. Pour longtemps encore, je suis donccondamné à suivre les pistes où je puis trou-ver à vivre jusqu’à ce que je puisse râcler àforce de fatigues de quoi me reposermomentanément. J’ai à présent en maintreize mille francs. Que voulez-vous que jefasse de cela en France ? Quel mariagevoulez-vous que cela me procure ? (...)Enfin, j’ai trente ans passés à m’embêterconsidérablement et je ne vois pas que ça va

finir, loin de là, ou du moins que ça va finirpar un mieux. Enfin si vous pouvez medonner un bon plan, ça me fera bienplaisir... » (Aden, 30 décembre 1884).Six années ont passé. « Je me porte bien

mais il me blanchit un cheveu par minute, etdepuis le temps que ça dure je crainsd’avoir bientôt une tête comme une houppepoudrée, c’est désolant, cette trahison ducuir chevelu, mais qu’y faire ? » En fait ilmaigrit, sa santé s’altère, il a amasséquelques sous, il cale : « Pourrais-je venirme marier chez vous au printempsprochain ? Mais je ne pourrais consentir àme fixer chez vous, ni à abandonner mesaffaires ici. Croyez-vous que je puisse trou-ver quelqu’un qui consente à me suivre envoyage ?... » (Harar, 10 août 90). Il n’y estplus : une épouse, une bonne Ardennaisequi aimerait passer ses nuits au Harar ! Iln’en démord pas : « Il y a une chose quim’est impossible, c’est la vie sédentaire. Ilfaudrait que je trouve quelqu’un qui mesuive dans mes pérégrinations... Quant auHarar, il n’y a aucun consul, aucune poste,aucune route, on y va à chameau et on y vitavec des nègres exclusivement. Mais enfinon y est libre et le climat y est bon... » (10novembre). De quoi tenter une jouvencellede Charleville !20 février 1891. Ce n’est pas « Mes chers

amis », mais « Ma chère maman » : « Jevais mal à présent. J’ai du moins à la jambedroite des varices qui me font souffrir beau-coup. Et ces varices sont compliquées deRhumatisme. Il ne fait pourtant pas froidici, mais c’est le climat qui cause cela (...)achète-moi un bas pour varices, pour unejambe sèche et longue... » etc. Il ne sait pas,le pauvre, le médecin de là-bas ne sait pasnon plus, qu’il est atteint d’un cancer dugenou, d’une « ostéo » quelque chose qu’aprécisée le docteur Jean-Jacques Lefrèredans la biographie. Il ne connaît pas la gra-vité de son mal, ayant trop à faire avec lereste : « la mauvaise nourriture, le logementmalsain, le vêtement trop léger, les soucis detoutes sortes, l’ennui, les tracas continuelsau milieu de nègres canailles par bêtise,tout cela agit très profondément sur lemoral et la santé en très peu de temps. Uneannée ici en vaut cinq ailleurs, on vieillittrès vite ici, comme dans tout le Soudan... »30 avril. De nouveau « Ma chère

maman ». Il est à l’hôpital d’Aden. « Ledocteur anglais, dès que je lui ai montrémon genou, a crié que c’est une synovitearrivée à un point très dangereux par suitedu ma nque de soins et des fatigues. Ilparlait tout de suite de couper la jambe (...)Et je suis étendu, la jambe bandée, liée,reliée, enchaînée, de façon à ne pouvoir memouvoir... »On n’a pas le cœur de continuer. Le

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LA QUINZAINE LITTÉRAIRE SUITE MAURICE NADEAU/JOURNAL EN PUBLIC

bateau des Messageries, l’hôpital de laConception à Marseille (« où je paie 10francs par jour, docteur compris »), person-ne pour toucher l’argent qu’il a gagné,« quelle triste vie ! » L’amputation de lajambe droite, les béquilles. A sa sœurIsabelle (15 juillet) : « je suis assis et detemps en temps je me lève et sautille unecentaine de pas sur mes béquilles (...) Onricane à vous voir sautiller. Rassis, vousavez les mains énervées et l’aisselle sciée,et la figure d’un idiot. Le désespoir vousreprend et vous restez assis comme unimpotent complet, pleurnichant et atten-dant la nuit qui rapportera l’insomnieperpétuelle et la matinée encore plus tristeque la veille etc etc. La suite au prochainnuméro. »Pour le « prochain numéro », je laisse la

parole à Jean-Jacques Lefrère : « Le 23 juil-

let, après une hospitalisation de soixante-trois jours au cours de laquelle la questiondérisoire de sa situation militaire n’a cesséde le tarauder, Rimbaud quitte Marseille. Ilaccomplit seul le trajet en train et descend,après plusieurs changements, dans la garede Voncq qui dessert le hameau de Roche.

Pendant ce séjour dans les Ardennes sonétat se dégrade, et son idée fixe est de repar-tir pour l’hiver dans les pays de la MerRouge. Il quitte Roche le 23 août et descenden train à Marseille, accompagné par sasœur. A l’arrivée il est si faible qu’il ne peuts’embarquer et est admis à nouveau àl’hôpital de la Conception. Il y meurt le 10novembre ».Le 23 septembre Isabelle avait envoyé à

sa mère une lettre de Marseille tandis que dela suivante, datée du 23 octobre, il existetrois versions. On pense, que citée par

Claudel, recopiée par Isabelle, elle a ététrafiquée pour « les besoins de la causecléricale ». On y trouve le fameux : « Oui,je crois, il faut croire ». Le coup de pied del’âne.On savait que le poète n’est pas mort tout

à fait méconnu. Les admirateurs d’UneSaison en enfer et de ces Illuminationsqu’avait publiées Verlaine alors que sonauteur passait pour disparu (dans l’espaceou dans le temps) n’étaient pas nombreux,certes, dans les années 80, et ils se gaus-saient même un peu du sonnet des Voyelles.Moins de cinquante ans plus tard le mytheprenait corps. Toujours entretenu et toujoursvivace, comme on le voit.

Arthur Rimbaud, Correspondance, Fayard

Suite Omar Merzoug

femmes). La première question est celle desvaleurs, telle qu’on l’aperçoit par exemplequand on relit aujourd’hui Le deuxième sexe.L’image que le féminisme occidental a donnédu statut des femmes dans les sociétés tradi-tionnelles est entièrement négative et déprécia-tive. Je ne suis pas d’accord avec le fourre-toutconceptuel qu’est la notion de « domination »qui confond la hiérarchie et l’inégalité,l’autorité et le pouvoir, et prétend qu’avant nousl’humanité aurait « vécu dans l’erreur et lemensonge ». Cette formule de Durkheim visaitcertaines approches opposant à son époque laraison moderne « vraie » à la religion tradition-nelle « erronée », mais elle s’applique aussibien aux sexes. Selon les grandes théories de ladomination masculine, les témoignages tradi-tionnels de la solidarité des sexes, del’attachement et de l’amour que les individus sesont portés les uns aux autres, sont desmensonges car « les hommes » auraientuniversellement asservi « les femmes ». PierreBourdieu a poussé cette logique du prétendudévoilement sociologique jusqu’à l’absurde, enfinissant par dépeindre les femmes comme deparfaites aliénées, contribuant complaisammentà leur propre domination depuis l’aube destemps.

O. M. : Cela nous amène à l’autre grandequestion qui vous conduit à prendre vosdistances avec les théories féministes clas-siques ?

I. T. : En effet. Car ce n’est rien moins que laquestion de l’individu et de la société engénéral. Jusqu’à présent, on a débattu dumasculin et du féminin comme si on pouvaittraiter ce problème à part, une question en soi.Mais lorsque nous parlons des sexes, nousengageons toujours implicitement une certaineconception de l’individu, et partant unephilosophie sociale, une pensée du rapportentre l’individu et la société. C’est là qu’il s’agit d’ouvrir un nouvel horizon au débat carla question des sexes, loin d’être isolable, est lamoins isolable des questions, et un extraordi-naire révélateur des dilemmes de la raisonmoderne. On retrouve très logiquement dans lesdiverses théories féministes contemporaines lagrande opposition entre subjectivisme et déter-minisme qui a caractérisé le débat intellectueldes décennies d’ après-guerre. Pour ma part, je

refuse de me situer dans cette alternative entredeux impasses. Entre être mangée bouillie parle subjectivisme ou rôtie par le déterminisme,pourquoi faudrait-il choisir ? Contrairement àla majorité des féministes, je ne crois pas àl’hypothèse du conditionnement culturel dessexes, qui n’est rien d’autre qu’undéterminisme sociologique, une réification quin’explique rien. Mais je ne crois pas davantageau mythe de ce « moi » intérieur, originel etauthentique, que l’on glorifie aujourd’hui pourl’opposer à toutes les forces dépersonnalisantesqui nous viendraient de la société, traitée alorscomme un repoussoir.

une femme, ce n’est jamais seulement être unhomme ou une femme, c’est être un individu àpart entière. Mais être un individu à part entièren’a jamais empêché d’être mâle ou femelle, ninon plus de se référer à la distinctionmasculin/féminin dans nos manières d’agir, nide comprendre que cette distinction varie dansson contenu avec les sociétés, mais qu’elle estuniverselle. Appréhender la personne supposedonc de saisir l’individu sous diverses descrip-tions. J’en distingue quatre principales : parte-naire d’une vie sociale, congénère de l’espècehumaine, exemplaire d’une espèce naturelle,membre du genre humain au sens moral.Etonnament, nous oublions cela dans le débatsociopolitique. Cette question des « manièresd’agir en relation » organise toute la premièrepartie de mon livre, où je déroule les problèmesque nous a légué notre premier mythe modernedes origines, celui du Contrat social. Ce mythe,qui fait de la famille la « première des sociétéset la seule naturelle », repose sur le déni de ladimension instituée de l’agir humain car il rabatdes attributions sociales sur des attributspersonnels et ne pense pas les relations. Mauss,le premier, a montré que l’on ne peut pascomprendre l’agir sexué sans rendre compte decette capacité que nous avons à agir « en tantque » dans une multiplicité de relationsdifférentes et à agir ainsi comme partenairesd’une vie sociale. C’est ce mythe de l’intériorité qui m’a

amenée à revenir au concept de la personne, quiest infiniment complexe et actuellement trèsembrouillé. La deuxième partie de mon livredéplie ce problème à partir de notre deuxièmemythe moderne des origines, le mythe del’Interdit fondateur de l’inceste. Issu de Freud,ce mythe collectif s’est détaché de lui, à la foispar une réception très dogmatique de la« révélation psychanalytique » qui annulel’essentiel de l’apport de Freud sur l’énigme del’humanisation du petit d’homme, et parl’émergence de toute une vulgate « psy » quin’a pas grand chose à voir avec la psychanalysesérieuse, comme Castoriadis l’a montré. Leproblème qu’on découvre quand on repart de cemythe, c’est que tous les débats actuelsreposent sur un implicite, apparemment accep-té par toutes les parties : l’individu humainserait composé d’un « moi » et d’un « corps »et la vraie personne serait le moi intérieur,possesseur de son corps. Cette conception dua-liste de la personne est à l’origine de la notion,issue du débat américain des années soixantesur le transsexualisme, mais aujourd’hui omni-présente, d’identité de genre. Le moi aurait uneidentité de genre, le corps une identité de sexe.

Pour échapper à ces tentations, il est néces-saire de revenir vers l’histoire longue de lamodernité. Deux grandes approches se sontopposées au XIXe siècle: celle de l’universel dela « nature humaine » qui prétend trouver dansles attributs internes, physiques et psychiques,de l’individu isolé la véritable définition del’humain et la source de la société, et celle del’universel de la « nature sociale et historique »de l’homme qui à l’inverse considère que l’onne peut devenir un individu humain, capable deparler, de penser et d’agir par lui-même, qu’enapprenant à participer de l’extériorité d’unmonde social institué particulier, un monde quiétait là avant nous, qui nous a été transmis, etqu’il nous appartient de savoir recevoir, trans-former et transmettre à notre tour. Pourcomprendre la question des sexes, il fautrevenir à ce débat majeur, et c’est pourquoi jel’ai analysé en détail en montrant que le coeurdes divergences entre ces deux conceptions del’anthropologie est au fond la question dulangage et plus généralement de la capacité del’individu de penser et d’agir par soi-même enréférence à des significations communes.

O. M. : Comment articulez-vous dans votreouvrage les notions de personne et de moi enrapport avec ce que propose Marcel Mauss ?

I. T. : Mon livre est entièrement construitautour d’une exploration du concept de« personne », aujourd’hui en disgrâce en socio-logie. Je crois qu’il faut le réhabiliter mais celasuppose de le clarifier si on veut pouvoir rendrecompte d’un fait très simple. Etre un homme ou

Deux grandes approches

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SOCIÉTÉS

Car il en faut, du courage, pour prendre lechemin du Nord. À pied, pour franchir les

frontières du Salvador et du Guatemala. Puisperchés à longueur de nuits sur le toit deswagons de marchandises qui traversent leMexique. Malheur alors à ceux quis’assoupissent et tombent sur les voies!Nombreux sont ceux qui reviendront au paysmutilés. D’autres auront moins de chanceencore: rien qu’au cours des huit premiers moisde cette année, 141 Honduréniens ont été retrou-vés morts sur les talus des chemins de fer mexi-cains.À la dureté des conditions de voyage s’ajoute

la méchanceté des hommes. Au départ, la rapa-cité des coyotes, les passeurs, auprès de qui il afallu s’endetter lourdement (entre 5 et 7 000dollars, généralement). Encore heureux si cesgens-là ne vous abandonnent pas lâchement encours de route. Ou pire encore, s’ils ne vouslivrent pas à des réseaux de prostitution si vousêtes jeune et « consommable », ou à des trafi-quants de main-d’oeuvre à bon marché si vousn’avez que vos bras à négocier.Ensuite, sur le chemin, il y a les bandes de

pillards, voleurs et violeurs, impitoyables pourles migrants de passage. Particulièrementnombreuses et féroces pendant la traversée duChiapas. Enfin, il y a la Migra : les agents de lapolice mexicaine des frontières, dont les façonsd’agir s’apparentent trop souvent à celles despillards susnommés: chantages, rackets, viols, iln’y a pas d’abus qu’on n’ait à redouter de la partde ces gens en uniforme... Et tout cela, au boutdu compte, pour venir buter sur la frontière duNord, verrouillée par une double muraille,infranchissable. Alors, il faut la contourner. Parla mer, on s’y noie. Par le désert, on y meurt dusoleil et de soif, dans l’absurde allégresse d’êtreenfin parvenu à pénétrer en territoire états-unien.Beaucoup cependant réussissent tout de

même à passer : un million d’émigréshonduréniens respirent aujourd’hui l’air du paysde l’Oncle Sam. Pour les trois quarts d’entre eux,ce sont des illégaux, des « sans papiers », indoc-umentados. Condamnés à raser les murs. Le plussouvent cantonnés dans des emplois précaires :personnels domestiques, agents de sécurité,jardiniers, laveurs de vitres, bons à tout fairedans l’agriculture et dans le BTP, ou main-d’œuvre pour pas cher dans ces boîtes à sueurqu’on appelle sweat shops. Pour l’immensemajorité des migrants qui tiennent à resterhonnêtes, les choix, on le voit, sont limités.Privés de domicile légal, interdits de permis

de conduire dans ce pays où la bagnole est reine,et de ce fait mal insérés dans l’American way oflife, les sans-papiers restent fondamentalementbranchés sur la vie du pays d’origine. Avec toutce que ceci implique : replis linguistiques,nostalgies alimentaires, et puis surtoutl’implacable cordon ombilical du téléphone...qui les confronte aux demandes incessantes de

secours financiers de la part des parents restés« là-bas ». Lesquels, bien entendu, ne peuventpas comprendre cette vérité inavouable : alorsqu’on peut ici, parfois, se faire en une heure cequ’on ne gagne pas en une semaine au Hondurasquand on a du travail, eh bien ici au Nord, celapermet tout juste de joindre les deux bouts!Alors, que fait le migrant ? Il envoie de

l’argent. De temps en temps, quand il le peut,quand il en a : deux cents, trois cents dollars par-ci par-là, pour la Noël ou pour la Fête des Mères,ou chaque fois qu’un quelconque malheur vientfrapper la famille au pays. Mis bout à boutcependant, tous ces petits ruisseaux finissent parformer une grande rivière charriant des flotsd’argent, fascinant les imaginaires dans un paysoù la plupart des gens doivent survivre avecmoins de deux dollars par jour.Année après année, la Banque centrale du

Honduras relève avec délectation la progressiondes transferts d’argent qu’envoient les émigrés.Dès 1993, cet organisme calculait que leurvolume (60 millions de dollars) équivalait à1,7% du PIB. En 1997, à la veille de l’OuraganMitch, ce pourcentage avait doublé : 3,4%,correspondant alors à 160 millions de dollars.Après quoi, ce fut l’explosion : au cours destrois années suivantes, l’importance des trans-ferts d’émigrés (les « remesas ») va bondir pouratteindre 10,8% du PIB en 2002 (correspondantà 711 millions de dollars).Cette année-là déjà, on entend murmurer

qu’il ne faudra plus longtemps avant que lemontant des remesas atteigne le milliard dedollars. Objectif – si c’en est un ! – depuis lorslargement atteint et dépassé : en 2006, toujoursselon les chiffres de la Banque centrale duHonduras, c’est 2,359 milliards de dollars

(25,4% du PIB !) que les émigrés auraientenvoyés au pays. Soit donc, précise la BCH, unmontant supérieur au total cumulé des revenusdes industries off-shore (les maquiladoras) etdes exportations de bananes et de café, les troissources essentielles de rentrées en devises dupays. En somme, voici donc l’économie duHonduras officiellement reconnue remesa-dépendante!Les données prospectives pour l’année 2008

augurent d’une nouvelle croissance: on vajusqu’à parler d’un possible montant de 3milliards de dollars ! Et chacun d’avoir l’air des’en réjouir. Les uns parce qu’à les en croire,ceci contribuerait à la bonne santé (?) del’économie; et les autres pour qui cet affluxd’argent illustre l’héroïsme et l’abnégation desémigrés partis au Nord, célébrés commesauveurs de la patrie appauvrie.Difficile, dans ce climat de béate euphorie,

de faire entendre ce que pourtant suggère le plusélémentaire bon sens. En effet, rapportés aumillion d’émigrés, 3 milliards de dollarssupposent une moyenne de 3 000 dollarsd’envois d’argent par an et par personne, ycompris les enfants, les bébés, les chômeurs, lesvieillards, et même ceux - il y en a - qui nedonnent plus aucun signe de vie depuis qu’ilssont partis du Honduras. On laisse ainsi enten-dre que chaque fois que quelqu’un renvoiemoins de 3 000 dollars, un autre doit compenserla différence. Par exemple, pour un seul qui nerenverrait rien, trois autres doivent expédier4 000 dollars, et ainsi de suite... Qui peutsérieusement penser que ceci soit possible ?Une estimation raisonnable suggérerait plutôt

une moyenne de l’ordre de 1 000 dollars. Niveauauquel se situaient à l’origine les transfertsd’émigrés quand, il y a une bonne dizained’années, un demi million d’émigrés envo-yaient au pays quelque 500 millions de dollarsde remesas. Or, depuis cette époque, comptetenu de ce qu’on sait du profil des migrants et deleur situa-tion d’emploi aux États-Unis (désas-treuse aujourd’hui en raison de la crise del’immobi-lier), rien ne permet de penser queleurs possibi-lités de renvois d’argent aient pus’accroître (ni, a fortiori, se multiplier partrois !).Ceci conduit irrévocablement à une

constatation déplaisante pour tout le monde : lesdeux tiers des dollars qui passent pour être desremesas, ne peuvent être autre chose que del’argent sale, complaisamment blanchi grâce aumanque de curiosité des banques du Hondurasqui, pour encaisser ces dollars, se satisfontd’une simple déclaration du déposant selonlaquelle il s’agirait de dons en argent reçus deparents habitant aux États-Unis.Le joyeux optimisme devant ce fabuleux

magot revient à s’aveugler sur cette désolanteréalité : le Honduras est devenu un narco-État(de transit, non de production), où les machinesà laver de l’argent tournent à plein régime...Étonnant pays de pauvres, au demeurant, où undéficit habitationnel de quelque 800 000 loge-ments n’empêche pas les palaces et les rési-dences somptuaires de pousser comme deschampignons, et où bon an mal an un nouveaumall bourré de commerces de luxe s’ouvre dansla capitale, entouré de parkings remplis debelles voitures...La vue de tout cela ne trouble pas le chœur de

la Banque mondiale, des ONG et autres

Soit le Honduras. Huit millions de citoyens. Sept millions en dedansdes frontières, un million d’émigrés aux États-Unis. Un vrai malheur ensoi, déjà, pour ce pays dont le meilleur des exportations est désormais sapropre population. Et pas n’importe quelle partie de celle-ci: la plusjeune, la moins résignée, et la plus courageuse aussi...

ANDRÉ-MARCEL D’ANS

Migrants d’ici, migrants de là

ANDRÉ-MARCEL D’ANS, EN COMPAGNIE DUPRÉSIDENT ZELAYA DU HONDURAS SUITE �

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développementeurs, tous empressés de célébrerle rôle des remesas en tant que « stimulant dudéveloppement », répétant à l’envi que celles-cisont censées financer les études des enfants, lacréation de micro-entreprises, etc. Or, touteenquête sérieuse révèle que près de 90% desremesas sont consacrées à la consommation,non à l’investissement; et que seuls 8,3%d’entre elles vont au quintile des familles lesplus pauvres. Le quintile le plus riche, enrevanche, en capte plus de 30%.Il faut savoir en outre que l’argent que

reçoivent les familles les plus pauvres sertessentiellement, et pendant très longtemps, nonpas à consommer ni moins encore à investir,mais à payer les dettes contractées pour permet-tre le départ du migrant. Vu que, directement ouindirectement, les coyotes s’articulent auxréseaux mafieux qui coordonnent tous lestrafics (d’armes, de drogue et d’êtres humains),on voit comment à travers eux une partie del’argent « propre » qui entre au Honduras autitre des remesas, retourne inexorablement à denauséabonds tréfonds.Personne enfin ne semble s’étonner de ce que

le volume des remesas n’ait pas souffert dunombre croissant des émigrés qui se fontexpulser des États-Unis : 26 600 d’entre eux en2006, et plus de 30 000 déjà en cette fin d’année2007, ont rejoint le Honduras en débarquant duPájaro blanco (le « Grand Oiseau blanc »),sobriquet par lequel la gouaille populairedésigne ces gros avions dépourvus de tout signed’appartenance, qui depuis deux ans déjàdéversent jour après jour leur cargaison de

SOCIÉTÉS

CINÉMA

deportados sur le tarmac de l’aéroport deTegucigalpa.Or voilà que cette année, depuis que le prési-

dent du Honduras, usant de ce qui lui semblaitêtre la souveraineté de son pays, est allé rencon-trer Hugo Chávez chez Daniel Ortega, et main-tenant qu’il vient de se rendre en visite officiellechez le voisin cubain, le rythme des atterris-sages de ces Grands Oiseaux blancs est passé deun à deux, voire trois par jour... N’y voyezcependant nulle rétorsion politique, assurel’Ambassadeur des États-Unis, qui explique ensouriant que si les rapatriés sont maintenant plusnombreux, c’est tout simplement parcequ’augmente le nombre de ceux qui tentent defuir le Honduras...Si aux expulsés par avion qui arrivent

des États-Unis on ajoute ceux qui le font par voieterrestre depuis le Mexique, on atteint un total de100 000 rapatriés par an. Le Mexique en effet anégocié avec les États-Unis des accords qui enfont un État-tampon, comme l’Europe cherche àle faire en ce moment avec la Libye et le Maroc.En échange de certains « avantages » pour sespropres émigrés (lesquels, notamment, ne sontpas soumis aux mesures de l’Expedited Removalqui permet désormais d’expulser les migrantsillégaux au terme d’une procédure réduite à 15jours au lieu de 90 précédemment), le Mexiques’est engagé à arrêter et à réexpédier chez eux leplus grand nombre possible de migrants transi-tant par son territoire. D’où une férocité accruede la Migra et des bandes de pillards à l’égarddes migrants d’Amérique centrale, plus quejamais considérés comme des parias.

Telle est donc la situation, navrante en vérité.Et pourtant, quand on interviewe les deportadosque le Grand Oiseau blanc déverse dorénavantau rythme de 400 par jour, on ne peut qu’êtrefrappé par leur étrange manque de rancœur et dedécouragement. Tous se disent prêts à repartirsur-le-champ, quitte à se réendetter vis-à-vis descoyotes, auprès de qui très souvent la detteprécédente n’a pas été réglée.Cet état d’esprit marque une différence

fondamentale entre le migrant d’ici et le migrantde là. Ici, où le scandale du « charter des 101Maliens » semble devoir habiter les mémoires àtout jamais, et où l’embarquement d’un expulsérécalcitrant sur un avion de ligne provoque l’iredes passagers au point de faire annuler des vols.Là au contraire, les centaines de milliersd’expulsions ne suscitent aux États-Unis aucuneprotestation, pas une seule manif, pas la moin-dre pétition. Et chez le migrant renvoyé au pays,juste un peu de dépit devant sa malchancepersonnelle... Tout se passe donc comme si ceuxqu’obnubile le rêve américain étaient déjà, dèsavant leur départ, tellement nord-américanisésdans leur tête, que ceci les pousse à trouvernormales les raisons de leur expulsion!Enfin, nul ici n’entretient l’intention d’exiger

la compensation d’un malheur historique (cheznous : l’esclavage, la colonisation, la Guerred’Algérie, etc.). Bien au contraire : trois notesde l’hymne états-unien, et voici le candidat-émigré latino déjà dressé debout, une main surle cœur ! Celui qui part à la conquête des États-Unis est un percepteur d’avenir, pas un créanci-er du passé.

SUITE D’ANS/LE PRÉSIDENT

Souvent qualifié de Goncourt du cinéma,ce qui n’est vraiment pas gentil, le Delluc,

fondé en 1937, est le plus ancien des prixhexagonaux. Mais cet aspect vénérable n’estpas synonyme de conservatisme, et ses choixsont souvent pertinents, même si nous nesommes pas toujours à l’unisson de certainsde ses lauréats récents, Noémie Lvovsky ouPhilippe Garrel. Cette année, c’est AbdellatifKechiche qui décroche le trophée, pour LaGraine et le mulet, dont la sortie a étéacclamée par la presse tout entière. On pour-rait dire, et c’est là notre mauvais esprit quiparle, qu’il n’avait guère de concurrents : le

dernier cru de la production française estaussi important en nombre qu’il est faible enrévélations. Que le jury du Delluc n’ait puretenir, dans son ultime sélection, que lesfilms de Rohmer, Chabrol, Oliveira, Téchiné,Honoré, Bruni Tedeschi ou autres Nolot– c’est-à-dire rien de très neuf, la musiquettedes Chansons d’amour exceptée – est assezalarmant quant à l’état des lieux que noussommes amenés à hanter douze mois durant.Kechiche n’est sans doute pas encore lecinéaste génial que la rumeur tente de nousvendre, il aurait certainement besoin decroire un peu moins que la force des situa-

tions qu’il invente est suffisante pour tenir ladistance, surtout lorsqu’il la veut aussilongue (la version exploitée est pourtant déjàune réduction de l’originale), il n’empêche :sa capacité à extraire de ses acteurs, profes-sionnels ou non, des résonances rares, àcapter un naturel aussi soigneusement reconstitué, le rapproche des grands anciens,le premier Renoir, le Jacques Rozier desdébuts, le Pialat des grands moments.L’héritage est lourd, Kechiche semble capablede l’assurer, à condition de maîtriser sesscénarios, de retirer la marmite du feu avantqu’elle ne déborde : le miracle du Renoird’avant-guerre tenait à l’équilibre et audosage d’éléments antagonistes. Les grandsfilms de 2007 – De l’autre côté, SecretSunshine, No Country for Old Men (sortie enjanvier) – sont des films au scénario bétonné.Kechiche a pour lui une « nature » évidente,déjà remarquée dans ses précédents titres, LaFaute à Voltaire et L’Esquive, chacun large-ment laurés. Ne lui reste qu’à la contrôler.Le Delluc de la première œuvre est allé,

pour moitié à Naissance des pieuvres deCéline Sciamma, dont nous avons dit de façonéparse tout le bien que nous en pensions. Cen’est pas parce qu’il est aujourd’hui récom-pensé que nous renierons le plaisir pris à cefilm fragile. Un regret : que 24 mesures deJalil Lespert n’ait pas reçu l’autre moitié duprix, plutôt que Tout est pardonné, de Mia

Le changement de millésime annonce implacablement le temps des palmarès et

des perspectives arrière. L’année échue désormais bien cadrée dans le rétroviseur, vont

se succéder bilans artistiques et comptables (le mur des 600 films présentés a-t-il été

enfin franchi ?), établissements des Top Ten de la critique et du public, distribution de

rubans et médailles diverses – le nombre de prix décernés atteignant largement celui

des prix distribués par l’Académie française : si l’on se réfère à L’Annuel 2007, 86 prix

ont été attribués en 2006 par 16 jurys français, des « César » aux « Gérard ». Aucune

raison pour que l’année qui vient soit moins généreuse. Et conformément à l’usage,

c’est le prix Louis-Delluc qui a ouvert le bal.

LUCIEN LOGETTE

Bâtons rompus

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UN AN 65 euros

ÉTRANGER 86 euros

PAR AVION 114 euros6 MOIS 35 eurosÉTRANGER 50 eurosPAR AVION 64 euros

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MIEUX ENCORE : SOUSCRIVEZ UN ABONNEMENT DE SOUTIENUN AN : 152 t

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La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 t – Commission paritaire : Certificat n° 1010 K 79994 – Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi

Diffusé par les NMPP – Janvier 2008

JE M’ABONNE À LA QUINZAINEJ’ABONNE UN AMI

LA QUINZAINE RECOMMANDE

LittératurePhilip K. Dick Les voix de l’asphalte QL 959

Biographies, Journaux, EssaisRoland Barthes Fragments d’un discours amoureux. Inédits Ce N° Paul-Henri Bourrelier La Revue Blanche (1890-1905) QL 958 André Bleikasten William Faulkner. QL 954

Une vie en romans, BiographieMarie Dollé Victor Segalen... QL 958 Arthur Rimbaud Correspondance (Prés. J.-J. Lefrère) Ce N°Céline Lettres à Marie Canavaggia QL 959Anaïs Nin Henry et June StockMaurice Blanchot Chroniques littéraires 1941-1944 GallimardPierre Bayard L’affaire du chien des Baskerville MinuitNorbert Sclippa Pour Sade L’HarmattanE. Gessat-Anstett Une Atlantide russe La DécouverteStéphane Audeguy Les Monstres Découvertes/GallimardDir. René Major Derrida pour les temps à venir StockPierre Prion (1744-59) Un village en Languedoc QL 959Alain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom? Lignes

Daniel Bensaïd Un nouveau théologien : B. H. Lévy Lignes

Œuvres rasembléesGustave Flaubert Correspondance t. V (1876-1880) QL 959William Faulkner Œuvres romanesques IV PléiadeL’enfant et le génocide, témoignages BouquinsGuy Dupré Je dis nous La Table rondeMihail Sebastian Théâtre, Journal... QL 958Fernand Deligny Œuvres QL 958Lieux de savoir I. Espaces et communications QL 959

RééditionsRomain Rolland Jean-Christophe QL 959Elias Canetti Les Années anglaises Livre de poche

AlbumsXavier Canonne Le Surréalisme en Belgique Actes SudL. Monier/A. Novarino Métiers de toujours OmnibusJ. Dupin/Giacometti Éclats d’un portrait André DimancheL’esprit de la lettre Maison de Victor HugoStéphane Duroy Unknown, photographies New York Filigranes

Hanson-Love, sur lequel nous garderons unsilence navré. Mais personne n’est parfait,surtout les jurys. De toutes façons, si nousdevions attribuer un prix à la surprisefrançaise de l’année, c’est à Philippe Ramoset son Capitaine Achab que nous l’attribue-rions sans hésiter. Cette extraordinaire recréa-tion du personnage de Melville, dans laquelleMoby Dick n’apparaît que quelques secondes,est ce que nous avons vu de plus inventif et deplus excitant pour l’œil et l’esprit depuisplusieurs lurettes. Le film est encore inédit– prière de scruter les programmes et de nepas le laisser échapper lorsqu’il sortira ; cegenre de produit rare est souvent volatil.Les jurés du Delluc ne sont qu’une ving-

taine. Quatre fois plus nombreux ont été lescritiques et historiens sollicités par Claude-Jean Philippe pour établir la liste des « 100plus beaux films du monde ». L’exercice,parfaitement vain, s’effectue à intervallesplus ou moins réguliers depuis 1958 et n’apour seule utilité que de fixer un certain étatcollectif de la profession, manière de voircomment évoluent sur le long terme sesmodes, ses critères et ses sensibilités. Lerésultat, récemment publié sur le site desCahiers du cinéma, est plein d’enseignement.Pas tellement sur les choix que sur leurimmobilisme. Certes, Le Cuirassé Potemkine,La Ruée vers l’or et Le Voleur de bicyclette ne

sont plus en tête, bousculés par Citizen Kane,La Nuit du chasseur et La Règle du jeu. Maisil ne s’agit pas d’un bouleversement, simple-ment d’un glissement des valeurs patrimonia-les : on remplace La Passion de Jeanne d’Arcpar L’Atalante, mais on demeure dans lemême registre, taillé dans le marbre destombeaux. Pas question de transgresser les lourdeurs

historiques : sur les vingt premiers titresclassés, le plus récent est de 1963 (LeMépris) ; le seul film postérieur à l’an 2000,Mullholand Drive (David Lynch) est 94e.Tout se passe comme si l’importance d’unfilm ne pouvait être saisie qu’à travers lefiltre du temps et que sa beauté ne pouvaits’estimer qu’en proportion de la poussièrequi le recouvre – et que l’on ne va d’ailleurspas balayer souvent : combien d’entre nousont revu récemment Potemkine ou Le Vent deSjostrom ? Ainsi, depuis vingt ans, aucunfilm digne d’être comparé à La Belle et laBête, à Casque d’or ou à Johnny Guitar(entre cent exemples) n’est venu frapper nosrétines ? Ni Angelopoulos, ni Tarkovski n’ontrien signé digne de concurrencer WoodyAllen ou Jacques Demy ? Pourquoi continuerà s’empiffrer de deux ou trois films quoti-diens si les jeux sont faits et que tout estderrière nous ? Nous nous étions prêté à lachose, d’abord par lâcheté et satisfaction

d’être coopté, ensuite pour glisser dans laliste quelques films selon notre cœur, histoirede la faire échapper à l’emprise académiqueredoutée : raté. Serions-nous seul à penserque The Mortal Storm (Borzage), Macadamà deux voies (Hellman), Sans soleil (Marker)et Short Cuts (Altman) sont parmi les plusbeaux du monde ? Beaucoup plus amusante nous semble

l’idée de la revue anglaise Sight & Sound dedresser, dans son numéro d’août dernier, uneliste de 75 films, « joyaux cachés oubliés parle temps », chacun choisi par un critique. Lerésultat est évidemment à des années-lumièrede la liste française, et constitue une sorted’anti-Panthéon fort rafraîchissant. Honnê-tement, nous ne connaissons pas la moitié destitres cités, mais on peut rêver devant lesmystères de The Girl from Carthage (AlbertSamama Chikly, 1924, Tunisie) ou deGrounded God du prince Chatri ChalermYukol aka Tan Mui (Thaïlande, 1975). Quantau reste, il est rassurant de voir surgir du fonddes mémoires de nos confrères anglais LesAventures d’Hadji Baba (Don Weis),Éclairage intime (Ivan Passer), Le Mangeurde citrouilles (Jack Clayton) ou Subarna-rekha (Ritwik Ghatak), tous films pourlesquels on donnerait tout Mozart et toutWeber. Quelle revue française lancerait un teljeu ?

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La collection « Voyager avec... »

(La Quinzaine littéraire/ LOUIS VUITTON)

a publié :

Voyager avec...

ERNST JÜNGER, Récits de voyages

BLAISECENDRARS,

Le Panama et lesAventures de mes sept

oncles; et autrespoèmes

VIRGINIA WOOLF, Promenades européennes

MARCEL PROUST, Mille et un voyages

MARIO DE ANDRADE,

L’apprenti touriste

NATSUME SÔSEKI, Haltes en Mandchourie

ANDREI BIÉLY, Le collecteur d’espaces

RAINER MARIARILKE,

Lettres à une compagnede voyage

VLADIMIRMAÏAKOVSKI,

Du monde j’ai fait le tour

JACQUES DERRIDA,

La Contre allée

JEAN CHESNEAUX,

Carnets de Chine

JOSEPH ROTH, Automne à Berlin

PAUL MORAND, Au seul souci de voyager

D. H. LAWRENCE, L’odyssée d’un rebelle

JOSEPH CONRAD, Le port après les flots

CLAUDIO MAGRIS, Déplacements

VALERYLARBAUD, Le vagabond sédentaire

FRANCOIS MASPERO, Transit et Cie

PHILIP K. DICK, Le zappeur de mondes

WALTER BENJAMIN, Les chemins du labyrinthe

KARL MARX, Le Christophe Colomb

du capital

Les lettres d’Henry James, choisies par LaurentBury pour constituer ce recueil reflètent lesémotions de James voyageur, ses enthousiasmes etses désarrois, ses rencontres et ses découvertes, avecune vigueur et une spontanéité qui n’apparaissentpas dans ses textes de fiction, plus policés. A travers ses ambivalences et ses contradictions on

y lit, comme l’explique Evelyne Labbé dans sonéclairante préface, « une tension intime » entre ledésir de voyager et celui de se fixer, accumulant uncapital d’impressions et de sensations nouvelles,anticipant ce que le souvenir fera de cette réalité afinque l’œuvre advienne. Car, pour James, « c’est l’artqui fait la vie, l’intérêt, l’essentiel ».Les illustrations de ce livre sont empruntées au

photographe américain Alvin Longdon Coburn.Certaines avaient été choisies par James lui-mêmepour figurer dans l’édition américaine de ses œuvresen vingt-cinq volumes.

La Quinzaine littéraireLOUIS VUITTONVoyager avec...

HARMONIA MUNDI

372 p. 26 e