32
e e a UlnZalne 2 F 50 1 i ttéraire Numéro 32 15 au 31 juillet 1967 Une journée chez z Howard Hawks: Faulkner et le cinéma Joyce à Dublin .Mendès France .. Artaud Derrida .• Histoire du Far West .Hannibal le er e e u'i

La Quinzaine littéraire n°32

Embed Size (px)

DESCRIPTION

La Quinzaine littéraire n°32

Citation preview

Page 1: La Quinzaine littéraire n°32

e e a UlnZalne

2 F 50 1 i ttéraire Numéro 32 15 au 31 juillet 1967

Une journée chez

• • • z

Howard Hawks: Faulkner et le cinéma

Joyce à Dublin .Mendès France .. Artaud

Derrida . • Histoire du Far West .Hannibal

• le er e

e u'i

Page 2: La Quinzaine littéraire n°32

SOMMAIRE

1 LE LIVRB DB LA QUINZAIN.

5 LITTBRATURE 8 FRANÇAISE

fi ENTRETIEN

9 LITTÉRATURB 10 ÉTRANGÈRE 11 12 13

14 HISTOIRE LITTÉRAIRE

18 ART

17

18 PHILOSOPHIE

20 HISTOIRE 2. 21 24

25 POLITIQUB

28 REVUES

27 DOCUMENTS

28 PARIS

29 POLICIERS

31 QUINZE JOURS

2

La Quinzaine littéraire

Notre proohain

numéro sera en

vente le Vendredi

28 juillet

Antonin Artaud

Victor Serge Jacques Chessex

Per Olof Sundman

William Faulkner José Cardoso Pires William Goyen

Jean Cordelier

Ed. et J. de Goncourt

Jacques Thuillier John Russel

Jacques Derrida

Gilbert Charles-Picard James J.Y. Liu

Jacques N antet

Jean-Louis Rieupeyrout

Noel Behn

Direction: François Erval, Maurice Nadeau

Conseiller: Joseph Breitbach

Direction artistique Pierre Bernard

Administration: Jacques Lory

Comité de rédaction: Georges Balandier, Bernard Cazes, François Châtelet, Françoise Choay, Dominique Fernandez, Marc Ferro, Michel Foucault, Bernard Pingaud, Gilbert Walusinski.

Secrétariat de la rédaction : Anne Sarraute

1 nformations: Marc Saporta Assistante: Adelaïde Blasquez

Documentation: Gilles Nadeau

Rédaction, administration: 43, rue du Temple, Paris 4 Téléphone: 887 .48.58.

Œuvres complètes (Tome VII)

Les révolutionnaires La confession du Pasteur Burg

Une journée chez Soljenitzine

Les chasseurs Joyce à Dublin Histoires diverses L'invité de lob En pays lointain

Mme de Sévigné par elle-même

L'art du dix-huitième siècle et autres textes sur l'art Fragonard Seurat

L'écriture et la différence

Hannibal The chinese kinght errant L'orchestre rouge Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français

Pierre Mendès France

De Georges Bataille à Picasso

Histoire du Far West

Howard Hawks parle de Faulkner et du cinéma

Une lettre pour le Kremlin

Clay par Klein

Publicité littéraire: La Publicité Littéraire 22, rue de Grenelle , Paris 7. Téléphone: 222 .94 .03

Publicité générale: au journal.

Abonnements : Un an: 42 F, vingt-trois nuniéros. Six mois: 24 F , douze numéros. Etudiants: six mois 20 F. Etranger: Un an: 50 F . Six mois: 30 F. Tarif d'envoi par avion: au journal

Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal C.C .P. Paris 15.551.53

Directeur de la publication : François Emanuel.

Imprimerie: Coty S.A. IL rue F.-Gambon, Paris 20.

Copyright: La Quinzaine littéraire.

par Henri Ronse

par Gilbert Sigaux par Claude Michel Cluny

par C.G. Bjurstrom par Jacques Aubert par Serge Fauchereau par Georges Piroué par Jean Wagner

par Samuel S. de Sacy

par Antoine Schnapper

par Jean Selz

par Fr~nçois Wahl

par Pierre Grimal par Jean Chesneaux par Albert Lalauze par Gilbert Walusinski

par Pierre Avril

par Frédéric Lamotte

par Claude Michel Cluny

Propos recueillis par Anne Capelle

par Noëlle Loriot

par Pierre Bourgeade

Crédits photographiques

p. 3 p. 5 p. 6 p. 9 p. 10 p. Il p. 13 p. 15 p. 16 p. 17 p. 19 p. 19 p . 20 p. 24 p. 25 p. 27 p. 28 p. 29 p. 30 p. 31

Droits réservés « Témoins » nO 21 Centre-photo Lüfti Ozkük G.A. Duncan Gartier-Bresson, magnum Centre Cult. américain Roger Viollet Roger Viollet Giraudon Sergio Larrain, magnum Droits réservés Giraudon Roger Viollet Marc Riboud, magnum Tchou éd. Photo-Chance Photo-Chance Marc Riboud, magnum Delpire-Productions

Page 3: La Quinzaine littéraire n°32

LB LIVRE DE LA QUINZAINE

«Moi, Antonin Artaud» Antonin Artaud Œuvres Complètes (Tome VII) Gallimard éd., 496 p.

... ü s'agit, puisque nous sommes en vie, de vivre en refusant la vie, de regarder les choses du côté où elles montent et non de celui où elles s'aplatissent sur le sol, de les regarder de celui où elles vont disparaître et non de celui où elles s'installent dans la réalité. Antonin Artaud.

Des textes d'Antonin Artaud nous parviennent donc, de loin en loin, à intervalles irréguliers, publiés par les soins d'une main vigilante et anonyme. Peu à peu, ils se laissent prendre dans un tissu de références où ils ont été appelés depuis vingt ans, et , mal­gré une courte éclipse, à couvrir d'abord la fin et le renouveau du théâtre contemporain, la naissance d'une nouvelle convention drama­tique, une révolution de la drama­turgie, une technique de formation de l'acteur; à figurer ensuite - à travers les recherches de Michel Foucault et de Jacques Derrida -le tournant de l'histoire de la pensée où nous sommes, où l'bis­toire même devient « chose pas­sée », où la pensée se trouve confrontée, inlassablement, avec ses limites théologiques, par delà les masques humanistes ou anthro­pologiques; à s'intégrer enfin au mouvement d'une révolte anarchi­que et confuse, lourdement et anecdotiquement répétitive, com­me celle de certains épigones de la beat generation qui utilise le nom d'Artaud comme caution d'une entreprise que l'on peut dire, en dernier ressort et au sens large, de réforme morale.

Diversement, ces recours à Ar­taud, concentrés autour des essais qui constituent 'le Théâtre et son double, contribuent à faire de cette œuvre - qui n'est rien moins qu'une œuvre, mais l'entreprise forcenée du désœuvrement - un exemple. Le prix de cette exem­plification, d'ailleurs inévitable, risque toujours d'être la négli­gence de l'intonation, l'aveugle­ment aux formes du discours, à l'organisation matérielle du texte et à l'articulation des textes entre eux, l'inattention surtout à ce qui constitue le grain de la phrase d'Artaud, et à ce qui lui confère sa force incomparable d'évidence (dans certaines pages du Van Gogh, par exemple, ou du Vorage au Pays des Tarahumaras).

La place occupée par Antonin Artaud dans une généalogie du langage de la violence - dont les jalons attendent encore d'être posés d'Héraclite à Sade, de Sade à Bataille -, cette place qui ne peut être contestée et à l'établis­sement de laquelle se relayent les commentateurs, cette place ne de­vrait pas occulter complètement le

rapport inédit qui se noue, chez Artaud, entre l'œuvre et la folie, dans la mise en scène de la folie par l'œuvre, ni la question de l'écriture de ce rapport, de ces formes, de sa texture et - pour­quoi pas? - de son style1 c'est­à-dire de la singularité, de la sau­vage solitude de sa voix. Discours intermittent, parole déchiquetée, feuillets excoriés, pages volantes, mais non pas « œuvres complètes » comme nous continuons d'intituler, par aveuglement au désordre in­time du texte, la graphie de cette

Antonin Artaud

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juill« 1967.

« voix de chair ». Là où d'autres - disait, en effet, Antonin Ar­taud - proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit ( ... ) Je ne conçois pas d'œuvre comme dé­tachée de la vie. C'est donc plutôt « biographie » qu'il faudrait pro­poser comme nom à cette expé­rience (au sens où, pour Artaud, l'art et la mort sont solidaires): biographie pour servir, comme di­sait Baudelaire « à expliquer et à vérifier pour ainsi dire les mys­térieuses aventures du cerveau »;

biographie pour entrer dans l'in­timité que réclame cette écriture lourde, sanguine - « écriture de vie (de mort) » ; biographie enfin, comme par décision de l'écrivain, pour en fermer dès l'abord l'accès à l'indiscrétion des auteurs de thèses, des historiens de la litté­rature. Biographie dont paraît aujourd'hui le tome septième qui groupe Héliogabale ou l'anarchiste couronné, les Nouvelles Révéla­tions de l'Etre et un dossier de lettres correspondant à ces deux ouvrages, échelonnées du 15 avril 1933 au 21 septembre 1937 -période dans laquelle viennent s'inscrire deux événements déter­minants: le voyage d'Irlande et celui du Mexique, double prélude à l'expérience raisonnée de la folie.

Ouvrage né d'une commande d'éditeur, il en excède très large­ment le sens; c'est par l'éclat de l'écriture, par le dosage des thèmes historiques de pure érudition et des sollicitations personnelles, l'un des textes les plus fascinants d'Ar­taud, proche du Van Gogh (dont on espère qu'il sera bientôt ré­édité) par le souci de se peindre soi-même dans la figure centrale. L'histoire d'Héliogabale, coïncide, pour Artaud, avec celle d'un peu­ple où le théâtre n'était pas sur la scène, mais dans la vie; elle comporte effectivement quelques­unes des scènes les plus violentes d'un théâtre de la cruauté.2

Héliogabale ' naquit en 204 à Antioche sous le règne de Cara­calla ~t peut-être de ses œuvres). La famille des Bassiens - qui règne sur le temple du soleil à Emèse -, conduite par la mère du futur Héliogabale, assit son pouvoir sur un parricide et le ' maintint par l'exercice systémati­que de la terreur et de la cruauté. Comme l'écrit Artaud: il est dif­ficile de trouver dans l'histoire un plus parfait assemblage de crimes, de turpitudes, de cruauté, que ce­lui de cette famille où les hommes ont pris toute la méchanceté et la faiblesse, et les femmes la virilité. Monté sur le trône à quatorze ans, Héliogabale en descend à dix-huit dans le sang. En quatre ans seule­nient, il a réussi à incarner la guerre des principes qui l'habite - , « polémique » dont son corps même est le lieu puisque, inverti, roi pédéraste, servant du Soleil, l'em­pereur d'Emèse est un prêtre du Masculin. Peut-être est-il permis d'interpréter, à ce point, le texte d'Artaud comme le récit mytho­logique de l'avènement de la méta­physique c'est-à-dire du monde de la coupure, de la faille, du dua­lisme et, en dernier ressort, de la séparation névrotique des pl,hlCipes sur laquelle l'Occident platonicien n'a cessé de se fonder: « La vie d' Héliogabale, écrit Artaud, me

~

1

Page 4: La Quinzaine littéraire n°32

~ «Moi Antonin Artaud»

paraît être l'exemple type de cette !orte de dissociation de principes; et c'est l'image religieuse, de l'aberration et de la folie lucide, l'image de toutes les contradictions humaines, et de la contradiction dans le principe, que j'ai voulu décrire en lui. »

La contradiction dans le prin­cipe: telle pourrait être la défi­nition :oreme de l'anarchie. « Avoir le sens de l'unité profonde des choses, c'est avoir le sens de l'anar­chie », de ce principe - qui est absence de principe - au regard duquel l'unité et la contradiction ne peuvent être séparées. L'anar­chie englobera ainsi le point de vue de la différence, de l'origine ,- sans origine - de la différence qui naît avec l'avènement mortel de la figure humaine (la religion de l'UN qui se coupe en DEUX pour agir) ; l'anarchie jouera donc comme ferment anti-chrétien; si la différence est toujours déjà là, an-archique, l'histoire comme for­me de la différence est privée d'origine pure, de' degré zéro; c'est la fin de l'esprit de commence­ment - esprit chrétien par excel­lence3 - contre lequel Artaud vit insurgé.

Mais Héliogabale est aussi, par son nom, « l'heureU!e contraction grammaticale des plU! haute$ dé­nominations du ' soleil», voire même, selon la vieille cos~ogonie phénicienne, le nom du Désir. C'est-à-dire, une fois encore, la force d'unité, puisque la fonction d'Eros, a toujours été de maintenir

, ensemble ce qui demeurait séparé, de surmonter la coupure et d'unir par exemple le plus bas et le plus haut. En ce sens, l'aventure d'Hé­liogabale (contre-type exact de celle de Van Gogh, suicidé de la !ociété) peut être tenue pour exem­plaire de cette « !orte de faim vitale, . changeante, opaque, qui parcourt les nerfs de ses décharges, et entre en lutte avec les principes inteUigents de la tête » : l'histoire d'Héliogabale est en effet doublée par une intense circulation, pareil­le à celle qui se déroule autour du Soleil dans les égouts du temple d'Emèse, de sang, d'urine, de sperme et d'excréments (l'excré­ment joue toujours comme le corps étranger du Corps propre, comme la forme « intestine » de la dif­férence). Vision solaire et vision ' excrémentielle composent ainsi « une guerre de merveille!, d'ano­malies natureUes, de spectacles rituels splendides », dont l'image la plus révulsive reste, sans doute, après celle de l'installation de l'em­pereur à Rome et du régime qu'il impose au Sénat transformé en assemblée de femmes, celle de la mort d'Héliogabale assassiné dans les latrines de son palais par les hommes de sa garde et traîné jus­qu'au bord du Tibre, éventré, maculé de sang et d'excréments. Ainsi finit Héliogabale, comme écrit Artaud, en d'atroces funérail­les, .sans inscription et .sans tom-

beau, comme il se doit pour celui qui mit un tel acharnement « à faire oublier sa famille et son nom ». Dernier trait de sa saisis­sante ressemblance avec celui qui écrivit: « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère, et moi. »

«Les Nouvelles RévélatioDs de l'Etre»

Ton forcé, prophétique, oracu­laire, qui s'affirme dès le titre, comme pour donner la mesure de ces révélations, délice d'interpréta­tion, recours à l'astrologie, aux tarots, appel pathétique à l'inspi­ration, dédicace ultérieure de l'un des exemplaires de cette plaquette à AdoH Hitler: l'opacité de ces notes est complète. Sans doute, pouvons-nous savoir, par l'inter­médiaire de la correspondance, que les voyages au Mexique (1936) et en Irlande (1937) furent décisüs dans le mouvement qui porta Ar­taud à une redécouverte du divin par idenlÜication avec cet Etre dont il continue pourtant d'affir­mer qu'il a cessé d'exister; sans doute pouvons-nous entendre la tentative d'Artaud comme un ef­fort pour réimposer le surnaturel, pour transformer la confession dé­chirante du torturé en l'affirmation souveraine du sage-fou ou du fou­sage, de celui qui signe ces notes du nQm de REVELE. Mais cette « conversion », cette foi nouvelles ne peuvent être confondues avec celles de la religion chrétienne. Et si le sacré en demeure l'enjeu, c'est une figure anti-chrétienne du sacré - ou du moins antérieure à l'ins­titution des églises chrétiennes -qui se trouve ainsi révélée. Figure dont les deux faces entrent en contraste violent (ce ,qui n'est pas la moindre des obscurités du texte): un monothéisme magique et un

, retour au paganisme 81y heurtent, en effet, ' sans conciliation. Contra­diction que Maurice Blanchot· a pu mettre en parallèle avec celle de Nietzsche, écartelé entre la vérité païenne de Dionysos et la révélation du Crucüié, ainsi qu'avec celle de Holderlin partagé entre l'Unique, dieu des chrétiens, et le sacré qui est la mise en jeu de cette unicité. Mais Blanchot nous fait aussitôt reconnaître que ce parallèle n'aide guère à com­prendre le paradoxe du texte d'Ar­taud (et que, de toute manière, l'écart entre les expériences ne peut être éludé). Sans doute, la clinique rendrait-elle compte de ces oscillations, mais elle placerait ainsi, autour de 1937, une coupure définitive dans l'œuvre d'Artaud. Découpage abusü puisque cette cc aliénation » s'accompagne d'une extrême lucidité et que l'on trou­verait aisément; d'autre part, dans les ouvrages antérieurs à cette cou­pure - dans Héliogabale notam­ment - une semblable contradic­tion, active à définir ce que l'on

pourrait nommer une « politique » et une cc religion » d'Artaud -toutes deux également hérétiques.s

« NoU! ne sommes pas prêts à placer dans leur vraie clarté les dix dernières années de la vie d'Artaud » : cette phrase de Blan­chot, qui a presque, aujourd'hui, dix ans, demeure entièrement ap­plicable à la lecture des Nouvelles Révélations; et, sans doute, pour­rait-on se demander si elle sera jamais dépassée, si la lumière pour­ra jamais se faire. Mais il se peut aussi que le propos de ces frag­ments doive se situer au delà de toute distinction de lumière et d'obscurité, de raison et de folie, qu'il soit - du moins - un alliage des unes et des autres. Enigme invincible dont l'excès de sens se brise dans le non-sens. Peut-être n'avons-nous pas atteint l'âge de raison ' qui nous permettrait d'en­tendre vraiment cette révélation spasmodique de l'être. Nous pou­vons, à tout le moins, indiquer que c'est de ce côté aussi qu'il nous faut ausculter, aujourd'hui.

« Lettres lt

Peu de correspondances sont aussi étroitement liées à l' « œu­vre » que celle d'Artaud; dans la mesure où, précisément, cette cc œuvre» n'est pas composée d'œuvres finies, où, dès lors, toute manifestation textuelle, toute trace biographique, doit être SUl'Veillée. Entourant Héliogabale et les Nou­velles Révélations, ces pag~ re­groupent des lettres adressées à Jean Paulhan, à Anaïs Nin, au docteur Allendy, à Anne Manson, surtout à Cécile Schramme, jus­qu'à la rupture de leurs fiançail­les, et à André Breton. Le cœur en est, peut-être, le désir de se fondre dans l'anonymat, de sacri­fier la singularité de son nom -donc de son expérience. Mon nom doit disparaître, lit-on dans une lettre à Paulhan pour justüier la décision de ne pas signer le Vorage au Pays des Tarahumaras. Il y insiste, un peu plus tard: même pas d'initiales, mais les trois étoiles qui précédaient les lettres à J ac­ques Rivière, car mêmes des initia­les limiteraient l'action. Or, dira-t-il un peu plus tard, ce qui importe dans tout cela c'est l'affirmation de l'anonymat. .

Peut-être est-ce là, dans cette sourde décomposition, dans ce lent effacement de toute pensée person­nelle, que l'impouvoir d'Artaud, i' effondrement central de son esprit vient ~ résoudre - hors de toute quiétude, toute réponse transfor­mée en question. Parcours que l'on peut suivre depuis Héliogabale où s'affirme encore la croyance en la Jorce éruptive des noms, en une véritable cahbale glossolalique où le nom propre d'Héliogabale, par exemple, est surdéterminé d'impli­cations sacrées, où il apparaît

comme une véritable incarnation de celui qui le porte (au point que celui-ci se trouverait presque porté par lui). Peut-être voyons-nous, ici, comment prend fin la biographie de l'enfant illégitime (ainsi se nomme-t-il dans une lettre à Cé­cile Schramme ), errant à la re­cherche d'un nom propre, décou­vrant, à bout de course, que même cette reconnaissance par la loi du langage lui est interdite, affirmant à la fin l'effacement du partage hypocrite entre les affaires publi­ques et les affaires privées, pré­nant congé de nous sur ces mots : Beaucoup sont terriblement émw de ce que je suis en train de faire.

Henri Ronse

1. Le style d'Artaud ne peut être mesuré comme celui d'une œuvre d'art c'est-à­dire d'une totalité harmonieusement achevée. Mais il y a néanmoins un style de cette pensée, de cette écriture, qui procède par glissades, court-circuits, el­lipses, contractions, absence de transpo­sitions entre les segments de discours. Il faudrait lire, par exemple, comment Artaud s'écarta progressivement d'une for­me « artistique li alors que ses premiers poèmes - ceux que lui refusa, pour la NRF, Jacques Rivière - de facture post-symboliste appartient au plus pur Il style artiste ". Peut-être y aurait-il chez Artaud un souci quasi-flaubertien de la forme, peu à peu renversé en un consentement à la force, à l'énergie bru­talll de la parole ( « le .uis de ceux qui croient que l'on doit écrire comme l'on parle ", dit-il en marge d'Hélio&abale) qui ne doit pas nous lIlBSqUer pour autant la forme même dans laquelle cette force s'articule.

2. Il serait intéressant «le mettre en parallèle l' Héliogabale et le Gille. de Raïa de Bataille: même soumission im­patiente de la réflexion à l'histoire, à l'exposé discursif, même oscillation entre les sources historiques et le délire d'in· terprétation, même contrainte et même liberté - en plus d'un évident paral. lélisme ,des sujets.

3. L'usage qui est {ait ici du concept de di/férence témoigne de la dette contractée par quiconque se voue aujour­d'hui à Artaud, à l'égard de Jacques Derrida (La généalogie de ce concept de di//érence reste à écrire en confrontant, par exemple, l'usage qu'en fait Derrida et celui de Heiddeger - dont la négli­gence aujourd'hui n'est que l'une des formes de la naiveté philosophique où s'emporte parfois le discours critique).

4.« La cruelle raison poétique » in Antonin Artaud et le théâtre de _tre temps. Cahiers RenauIt-Barrault, numéro (double) 22 et 23.

5. Il nous faut ici nous souvenir de la contestation violente qu'il fit du mot d'ordre du 0: Surréalisme au service de la Révolution ", mais résister en même temps à toute interprétation réac~ionnaire (comme il le dit nettement dans une lettre à Breton: la Droite à laquelle je perue est la Droite de l'Homme et non la stupide réaction), pour que soit re­connus les paradoxes de cette « politi­que » à laquelle d'ailleurs Artaud se refuse - écrivant, par exemple, à Bre­ton: « VOIU n'ave: [HU pu trouver place cUms la PoI.ilique car la Politique est le fait des hommes et voua êtes un Iru­piré et les Hommes n'ont jam.ais voulu des lrupiréa ». De même cette « nJi. gion » est dépouiUée de toute méta· physique de la Présence pleine, conso­latrice et salutaire: ... « c'e.t en cher­clumt fINE](JSTENCE, dit-il dans une lettre à Breton, que j'ai découvert ce que c'était que Dieu. Si je pqrk donc de Dieu ce n'est [HU pour vivre . moU pour IJU)wir. »

Page 5: La Quinzaine littéraire n°32

LITTÉRATURE FRANÇAISE

Victor Serge Les révolutionnaires (Les hommes dans la prison Naissance de notre force Ville conquise S'il est minuit dans le siècle L • affaire T oulaev ) Le Seuil éd., relié, 962 p.

Victor Lvovitch Kilbatchiche, (Bruxelles, 30 décembre 1890, Mexico 11 novembre 1947) signa Victor Serge ses premiers articles, en 1917, dans Tierra y Libertad. Sa « carrière » d'écrivain s'étend donc sur trente années. Mais il faut mettre le mot carrière entre guillemets : il écrivit comme il vécut, en homme d'action, en révo­lutionnaire, en témoin. Ses livres pourraient tous, ou presque, porter en épigraphe cette phrase qui se trouve dans Mémoires d'un révo­lutionnaire : « Celui qui parle, celui qui écrit est essentiellement un homme qui parle pour ceux qui sont sans voix. »

Un téD1.oin

inexpérience) à une rhétorique romanesque, à un besoin d'orner, de ({ composer » - cet art nous atteint par son dépouillement, son renoncement aux effets. Il est fort quand il restitue des conflits, quand il atteint, en quelques répliques d'un dialogue, au niveau d'une métaphysique politique. Koestler, Sperber, Malraux, Silone, Serge : les œuvres des acteurs-témoins de la grande crise communiste de:! années trente seraient à mettre en parallèle, en dehors de toute préoc­cupation esthétique. Dans ce con­cert, la voix de Victor Serge, brouil­lée parfois, (car elle est celle d'un homme enfoncé dans une action. un passé, des amitiés, cent choses tues) donnera l'accent de l'ardente inquiétude, l'accent de la profonde vérité anarchiste survivant à toutes les disciplines.

Serge n'était pas d'une pièce -et ses Carnets gardent la trace de bien des interrogations, avec des analyses politico-sociales reprises, corrigées. Mais si ses expériences multiples l'avaient fait à la fois ouvert et anxieux, elle n'avaient pas éteint la flamme qui bl"ûle dans Ville Conquise - Pétrograd en 1919, ni dans S'il est minuit dans le siècle ... Sortir de la révolution, il ne le pouvait pas. Ni consentir à ce que la révolution qu'il avait ser­vie fût défigurée par le sacrifice des meilleurs. Un sens aigu, obses­sionnel même, de l'Histoire, ne lui arrache pas ses fidélités. Elles se

irremplaçable

Victor Serge

manifesteront dans la transposi­tion romanesque. (Mais il ne faut pas chercher de ({ clefs » à toutes les pages), dans une confidence répétée sous des masques chan­geants.

La ({ vérité » romanesque est presque toujours contradictoire avec le sens, les sens opposés que peuvent revêtir des événements historiques ; aussi bien les romans de Serge ne racontent pas des faits mais ressuscitent des situations. Il faut les lire parallèlement aux Mémoires de l'auteur, parallèle­ment aux œuvres des autres té­moins du schisme. Ils prennent alors tout leur éclat - un éclat un peu sourd, obsédant, parfois insou-

tenable, œuvres imparfaites, si on les compare à .celles conçues dans la perspective d'un accomplisse­ment, d'un triomphe artistiques qui englobent une signification morale ou révolutionnaire. Victor Serge cherche la vérité ; il emploie les moyens d'un essayiste, d'un moraliste et d'un mémorialiste plus que les moyens propres du romancier. Et cela n'a rien qui doive écarter de lui le lecteur. Au contraire : mieux vaut, cent fois, les formes parfois mal ajustées, les cahots du récit, et le style carré que tel équilibre obtenu aux dé­pens du vrai. Victor Serge ne pra­tique pas le savant (et admirable parfois) dosage des vertus esthéti­ques et des valeurs révolutionnaires qui ont donné naissance à de beaux livres ; il n'est pas l'homme de l'harmonie, mais le témoin passion­né, crispé, véridique. Il lutte pour quelque chose qui ne vaut pas plus que l'art, mais qui justifie -ou justifiera - l'art. , C'est un romancier pour demain, et pour un long avenir. Sa chro­nique des années désespérées est irremplaçable. Elle touche à la fois à Don Quichotte et par cer­tains aspects, très précis, aux essais de Trotsky sur la littérature et l'art. Finalement cette prose-là pèse plus lourd dans l'histoire des idées et des hommes que beaucoup de feux d'artifice. Cet art est gagé et engage qui s'en nourrit.

Gilbert Sigaux

Il n'est pas possible de voir dans les cinq romans réunis sous le titre Les révolutionnaires un en­semble où se reconnaîtrait une esthétique cohérente. Victor Serge compose des romans pour dégager le sens de certains événements historiques à travers des destinées particulières ; il anime, masqués mais souvent reconnaissables, les acteurs des drames qu'il a connus, auxquels il a participé. Ne pas le prendre pour ce qu'il n'est pas : romancier historique, avec le béné­fice de la distance, sachant com­ment les choses vont tourner. La fiction, chez Victor Serge, n'a pas de conclusion obligée, elle n'est pas dramatiquement construite ; elle sert de véhicule à une expérience, et à une foi.

Un combat inséparable du siècle

Plus tard, sans doute on étudiera dans le détail la vie et l'œuvre, inséparables, de Serge, on le situe­ra, dans l'histoire sociale et l'his­toire littéraire, à sa place singu­lière. Sa dimension vraie est là, venue d~s deux domaines : anar­chiste, communiste, oppositionnel, homme des prisons et des exils, il témoigne pour le communisme héroïque, contre les dégénérescen­ces du pouvoir absolu ; écrivain, il prend le roman comme il le trouve, ne le réinvente pas, mais parvient (dans L'affaire Toulaev en parti­culier) à une exécution intense et dépouillée ; sans sacrifier le conte­nu, le témoignage intellectuel et moral, sans le gauchir, Serge atteint à une sorte de beauté : la décomposition du pouvoir révo­lutionnaire dans L'affaire Toulaev, le désespoir de ceux qui sacrifient consciemment leur vérité et la vérité immédiate à la durée du parti, ce couloir obscur et sans fin où ils cheminent, l'art de Tolstoï ne l'aurait pas rendu plus présent.

L'art de Serge, quand il ne sa­crifie pas, comme machinalement (et dans son premier roman, par

Me Gérard Rosenthal, avocat à la Cour (en l\ttérature: Francis Gérard) a bien connu Victor Serge. Il a accepté de répondre aux ques­tions que nous lui avons posées.

Quand avez-vous connu Vic­tor Serge?

- l'ai entendu parler de lui dans les années de mon extrême jeunesse, au temps de l'affaire Bonnot et des ({ bandits tragiques ». Lors du procès des amis de Ray­mond-La-Science, se détachait la figure d'un jeune intellectuel slave, poursuivi avec sa maîtresse pour n'avoir pas refusé un asile éphé­mère aux hors-La-loi de l'anarchie. C'est ainsi que j'appris, avec une profonde émotion, l'existence de Victor Kilbatchiche.

- C'est beaucoup plus tard que vous l'avez rencontré?

- A Moscou, lors du dixième anniversaire de la Révolution. Quatorze ans après son procès et après quatre ans de gueTTe et dix jours qui ({ ébranlèrent le mon-Je », Victor Serge était devenu le COTTes-

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juillet 1967.

Entretien avec Me Gérard Rosenthal

pondant à Moscou d'une revue, Clarté, fondée par Henri Barbusse et de jeunes intellectuels commu­nistes français. Il nous a reçus dans son petit appartement de la capitale soviétique. Nous partici­pions aux entretiens nocturnes qui prolongeaient les réunions clandes­tines des vieux bolcheviks, des ouvriers et des étudiants qui me­naient contre la bureaucratie stali­nienne la lutte de l'opposition de gauche. Je me rappelle en parti­culier comment, les bras accrochés à ses bras, Pierre Naville et moi avons franchi dans la neige les rangs des miliciens à cheval qui barraient la route au cortège funè­bre de lotté. Trotsky et Rakovsky avaient pris la tête du cortège. Nous les suivions parmi les tombes du monastère des Vierges.

- N'est-ce pas lui qui, precise­ment, , vous a fait rencontrer Trotsky?

- Si. Exactement le lendemain du jour où Trotsky fut exclu du parti communiste. Cette exclusion

coïncidait avec la célébration d'une victoire: celle de la révolution dont Trotsky avait été le premier artisan.

- Victor Serge fut lui-même emprisonné ?

- Plus exactement, assigne a résidence, dans ce qu'on 'appelait un ({ isolateur ». Revenus à Paris, nous menâmes campagne pour sa libération. Staline le laissa partir d'U.R.S.S. Il consacra alors le meil­leur de son activité à la défense des révolutionnaires opprimés. Il anima notre Comité d'enquête sur les procès de Moscou, créé avec Alfred Rosmer, André Breton, An­drée Limbour, Magdeleine Paz, André Philip. Il s'employa active­ment, avec Colette Audry, Michel Collinet, Louis Vallon, Julian Gor­ki1?-, à défendre les révolutionnaires du P.O.U.M. catalan, combattants de première ligne dans la gueTTe civile contre Franco et qui subis­saient les coups meurtriers du Guépéou. Il appartenait à cette

5

Page 6: La Quinzaine littéraire n°32

~Un oombat inséparable du sièole

poignée d'hommes irréductiblement dressés contre les crimes staliniens et qui, pour cette raison, étaient définitivement marqués et isolés, même dans la gauche.

- Il avait été un des premiers communistes ?

- Oui. Après avoir appartenu aux premiers cercles anarchistes de la banlieue pansœnne, aux comités syndicalistes catalans du temps des pistoleros. Jusqu'à son exil mexicain, en passant par les imprimeries secrètes des révolu­tions allemandes, par les isolateurs

Let! œuvres de Victor Serge

Outre les romans rassemblés dans ce volume, Victor Serge a publié :

Lénine 1917, Librairie du Travail, 1926. Les coulisses d'une Sûreté générale, l'Okhrana. Librairie du Travail, 1926. L'an 1 de la Révolution russe, récit. Librairie du Travail, 1928. Littérature et Révolution, Valois, 1932. Mer Blanche, nouvelles. Feuillets bleus, 1936. Destin d'une révolution, U.R.S.S. 1917-1937, Grasset, 1937. De Lénine à Staline, Le Crapouillot, 1937. Résistance, poèmes, les Humbles, 1938. Portrait de Staline, Le Crapouillot, Gras­set, 1940. Les derniers temps, roman, Grasset, 1951. Vie et mort de Trotsky, Amiot-Dumont, 1951. Le tournant obscur, les Iles d'or, 1951. Mémoires d'un révolutionnaire, Le Seuil, 1951. Carnets, Julliard, 1952.

de , la déportation, il' a éprouvé profondément la force et l'épreuve d'un combat inséparable du siècle.

- Que pensez-vous de l'écri­vain ?

- Il cumulait les activités de révolutionnaire, d'écrivain et de moraliste. Si, parfois, il compensait l'une par l'autre, il en a tiré la matière de romans extraordinaire­ment directs et vivants qui révè­lent et conservent pour nous la peinture des milieux et le cours des événements. L'écriture évoque Gorki, et le su jet dépasse celui-ci. Son Affaire Toulaev est, à propos du procès Toukhatchevsky, plus grand et plus utile que le Zéro et l'Infini.

- Vous le considérez surtout comme un témoin ?

- Certaines œuvres littéraires constituent le complément indis­pensable et inégalable des docu­mentations les mieux fournies. C'est vrai de Germinal ou de la Débâcle. C'est vrai du Feu ou des Jours de notre mort. C'est vrai de ce que Victor Serge appelait ses romans_

- Un rapprochement vient à l'esprit: l'Espoir, la Condition humaine, les romans de Malraux.

- V oilà qui intéresserait un amateur de « vies parallèles ». Beau sujet de thèse: confrontez les destins respectifs de Victor Ser­ge et d'André Malraux.

6

Un homme des C&D.tons suisses

Jacques Chessex La confession du Pasteur Burg. Christian Bourgois, éd. 96 p.

Je m'appelle Jean Burg et j'ai trente­sept ans... Les voies du Seigneur étant ce qu'elles sont, le brillant élève des séminaires calvinistes se voit confier un village de montagne particulièrement dif­ficile. Les premiers pas du jeune pasteur sont autant de faux pas : il remplace un vieillard benoît qui se souciait peu de réveiller les consciences. Les vaticinateurs sermons sur la montagne de Jean Burg consternent donc un peuple accoutumé à la luxure, l'égoïsme et l'hypocrisie -et au demeurant confiant dans le som­meil du Dieu de Calvin. Jean Burg monte le ton. Ses ouailles sournoises' font qu'il est sévèrement rappelé à l'ordre par ses supérieurs... '

Cela commence par être le portrait d'un homme que Chessex fait surgir du blanc de la page à grands traits d'encre - on pense aux dessins fameux de Val-10tton qui excluaient toute nuance. En­fant, étudiant, je vivais à distance, nous apprend le pasteur. Sans amitié, sans élan, sans tendresse : une flamme froide qui ne brûle que pour Dieu. Cette flam­me, qui puise sa rigueur et sa force dans l'Institution de Calvin, seule et quoti. dienne lecture de Jean Burg, éclaire la figure d'une solitude. Il se retranche de la vie parce qu'elle n'est que corruption, dégradation; il n'entre dans le monde que pour le remettre en ordre, animé d'une fureur glacée. La foi qu'il reçoit ne le prépare pas à l'amour ni à la charité, mais au combat - et de cela il fait profession avec une lucidité sans repentir puisque le doute lui est abso­lument inconnu :

l'aime l'ordre avec une espèce de fureur. Et je veux l'ordre. l'ai toujours eu le sentiment que Dieu m'avait choisi comme instrument à cause de mon goût extrême pour la rigueur... Et ceci :

l'ai toujours éprouvé (j'éprouve enco­re) une sorte de passion jalouse pour les régimes politiques autoritaires, car la sévérité ardente des dictatures semble s'inspirer directement des mécanismes d'une grammaire très rigoureuse qui exerce sur mon esprit une merveüleuse fascination ... Je n'ai jamais cessé d'avoir la nostalgie d'un Etat fort, placé sous le regard d'un Dieu impitoyable... Il venait d'écrire : Dieu triomphe dans ces sys­tèmes purs.

Ce portrait d'un homme des Cantons suisses, que Jacques Chessex a construit avec une application tout aussi impitoya­ble que le regard du Dieu souhaité laisse apparaître, sous le visage de Jean Burg, celui qu'il nous faut accepter dans toute sa crédibilité : le fanatique. C'est peut­être la vieille Genève combattante qui se lève du fond des âges pour repren­dre la parole de Dieu et la révolte de Calvin, mais c'est surtout - et cela fait la force du livre et contraint de lire au-delà de l'anecdote - le procès des désordres de la foi. Etrange aventure que celle de Jean Burg, sans doute, mais que les faits divers les plus récents pourraient justifier. La porte étroite où s'engage le pasteur, sûr de ses forces et de l'assen­timent de Dieu, convaincu d'être même le glaive choisi pour frapper et redresser les âmes, débouche soudainement sur la passion la plus naïve, la plus simple et aussi la plus totalement acceptée : Jean Burg décide de souiller la fille d'un hom­me riche et puissant au village pour humilier l'orgueil et flétrir le vice, mais il se prend à son piège et s'éprend de Geneviève ...

Le récit pouvait être celui d'un com­bat : la colère sainte animant le minis­tre de Dieu cédant à l'amour, la mission de vengeance luttant contre la découver­te, puis contre l'acceptation d'un bon­heur que tout condamne mais qui justifie de vivre ... Or, la foi ne se divise pas : Burg vit l'amour comme il vivait la haine. La pax:ole divine éclaire différem­ment ce caractère entier, qui lui prend tour à tour ce dont il a soif avec la même ferveur, la même passion. Dans son commerce avec le Dieu impitoyable, il pouvait écrire : l'avançais tout entouré

de sa porole formidable... Comme si $(J

voix eût été un puissant fleuve dont les flots en roulant m'étreignaient, me pressaient, me soulevaient... Et brusque­ment, ce qui le presse, l'étreint et le soulève au point de lui faire abandon­ner ce désir forcené de venger la vertu, fût·ce justement par les armes du vice et de la dégradation, c'est l'amour de la victime qu'il avait reconnue, qu'il ve­nait de séparer du troupeau pour l'im-

Jacques Che&ex

moler. Il ne s'interroge pas sur la nature de l'ange qui retient son bras - ni sur la nature du geste. Je m'étais cru seul et glacé, instrument d'ordre aux mains de Dieu, arme aiguë qui combattrait le mal ... Mais la même vérité m'obligeait à voir que la solitude et la crainte avaient été mes plus mauvaises conseil­lères, et que j'avais cru entendre le Seigneur là où il n'y avait que ma pro­pre faiblesse. Voilà la charnière, le mo­ment où le livre bascule pour nous pré­senter, non pas un autre Jean Burg découvrant la vie et l'amour, mais l'au­tre profil d'un homme excessif, qui ne sait exiger d'une morale que la justifi­cation de ses passions. Le fanatisme a métamorphosé son objet. Et quand tout s'effondre, c'est contre soi qu'il l'exerce, dans l'adoration de sa culpabilité.

Le talent de Jacques Chessex dans ce petit livre, la sobriété du récit et son classicisme, la conduite rapide d'une in­trigue au fond toute « spirituelle », ou plus exactement morale, a pu nous ren­dre attentifs à un débat dont tout pou­vait nous incliner à croire, a priori, qu'il était anachronique... Mais quand on re­ferme le livre, on n'en est plus bien certain. Pour nous, qui connaissons mal ce rigorisme et qui souffrons peu ~ pour une fois : Dieu merci! - de l'emprise d'une religion dont la loi ré­gente encore la vie si près de nos fron­tières, ce récit éclaire comme une lanipe de bien curieuses ténèbres! Et, peut-être, un pays inconnu ...

Claude Michel Cluny

IllNTBJ:TIEN

Alexandre Soljenitzine a adres­sé au dernier Congrès de l'Union des écrivains, à Moscou, une lettre que la presse mondiale Q

reproduite. Il y réclame la sup­pression de toute censure et de­mande à l'Union de prendre enfin la défense de ses membres, y compris et surtout ceux qui sont persécutés par le pouvoir.

Il révèle que, pour sa part, au cours de perquisitions dont a Q

été victime, le M.V.D. lui a déro­bé ses archives littéraires, « as­semblées depuis quinze à vingt ans », le manuscrit d'un roman Dans le premier cercle, et qu'a est en butte à une campagne de ca­lomnies. Il se plaint de ne pou­voir publier les ouvrages qu'a a achevé d'écrire : un récit, une pièce de théâtre, un scénario de film, et il proteste contre la sé­grégation dans laquelle on le tient à l'égard du public. « Ainsi on a définitivement étouffé mon œuvre, on l'a bâillonnée, calom­niée. ' » Il n'est pas pour autant découragé. Fort de son « devoir d'écrivain », il déclare vouloir le remplir jusqu'à la mort. Cette mort, il est prêt à « l'accepter » car « personne, conclut-il, ne peut barrer la route à la vérité. » Cette lettre de Soljenitzine a profondément remué l'intelli­gentsia et immédiatement sus­cité ' l'approbation de plusieurs dizaines de membres de l'Union, apparemment décidés à secouer la tutelle des stalinistes honteux et de leur chef de file, Cholokhov. Antérieurement à cette lettre, Sol jenitzine avait reçu un jour­naliste slovaque, Pavel Liczko, qui a donné le récit de cet entre­tien dans Kulturny Zyvot. La Vie littéraire de Cracovie l'a publié à son tour_ Il nous a paru intéressant de résumer pour nos lecteurs les déclara­tions d'Alexandre Soljenitzine traduites par Stanislas Kocik.

Le journaliste commence par déclarer qu'au cours de la visite qu'il a pu r.mdre à l'écrivain, chez lui, à Riazan, il s'est convaincu qu'un homme qu'il tenait jus­qu'alors surtout pour un profes­seur de mathématiques et de phy­sique était en réalité un écrivain de profession, et que l'auteur d'Une journée d'Ivan Denissovitch s'était préparé toute sa vie à ce métier, consciemment, et en s'impo­sant une discipline sévère. « Comme on le sait, commente le journaliste, la vie elle-même l'a également préparé à ce métier. »

Il évoque l'enfance et la jeu­nesse de Soljenitzine. Nous appre­nons en particulier que l'adoles­cent était doué pour le théâtre et que, n'avait été une affection du larynx, jugée incurable, il aurait voulu devenir acteur. La partie de l'entretien où Soljenitzine rapporte ses souvenirs de guerre et son arrestation est particulièrement intéressante.

Page 7: La Quinzaine littéraire n°32

Une journée chez Au début de la guerre, il est

versé dans le train des équipages, c parmi de vieux Cosaques mala­des li . Il a sous sa garde quelque quatre-vingt-dix chevaux dont il lui est évidemment difficile de venir à bout. Non sans peine, il parvient à se faire affecter à l'artil­lerie. Il participe à tous les grands combats du front et sa conduite lui vaut, outre de nombreuses décora­tions, le grade de capitaine.

En janvier 1945, alors qu'il commande sa battcrie en Prusse orientale, il est soudain prié de se rendre auprès du commandant de sa division, le général Trawk.ine. Celui-ci lui demande de lui remet­tre son revolver, deux officiers lui arrachent ses épaulettes et ses décorations. Pourtant, par on ne sait quel mouvement du cœur, le général Trawk.ine ne peut s'empê­cher de lui serrer la main. « Ce Beste du général \ Trawkine est un du plus grands actes de bravoure que j'aie pu voir durant la der­nière guerre », commente Solje­nitzine.

« Quant à mon arrestation, pour­suit-il, elle était la , conséquence de ma naïveté. Il est interdit aux soldats du front de révéler à leurs correspondants les opérations dans lesquelles ils sont engagés. C'est normal, je le savais. Ce que j'igno­rais, c'est qu'ü était également inter­dit de penser. Or, j'avais écrit à un ami des lettres où je donnais mes vues et mes opinions, où je m'ex­primais librement, en particulier aur Staline que je prenais garde, toutefois, de ne pas nommer. l'esti­mais que Staline s'était éloigné du léninisme, qu'il était responsable du échecs du début de la guerre, et je n'aimais pas sa grossièreté. Pour dire tout cela dans des lettres, il lalLzit, certes, être jeune et incon­Adéré.

Si j'ai pu revenir des camps, c'est aux . mathématiques que je le dois. l'étais en effet incapable de travaüler physiquement, et je n'avais aucune envie de me com­promettre moralement. le tra­vaülaia aur des chantiers de C6ns-

tructian, aux environs de Moscou, ou à Moscou même. Un jour, la direction de la prison se livre à une enquête sur nos qualifications et capacités. le réponds que je suis mathématicien et physicien. On me verse alors au centre scientifique de la prison. Un fameux centre, entre parenthèses, et d'un niveau si élevé que plus d'un scientifique en liber­té aurait été honoré d'y travailler. l'y ai vécu quatre de mes huit années de détention dans d'assez bonnes conditions : j'avais la quali­té de détenu mathématicien.

Après ces huit années, j'en ai passé trois dans un camp du Nord­Kazakstan, au centre d'un grand bassin minier. C'était un camp « spécial » où les détenus portaient leur matricule imprimé sur le front, sur la poitrine, sur les genoux et dans le dos. l'avais le numéro SZCZ 232. C'est là que m'est ve­nue l'idée d'écrire Une journée d'Ivan Denissovitch.

« Tout autant qu'un siècle d'his­toire européenne, une seule journée de la vie d'un paysan peut servir de canevas à un roman, disait Tols­toï. Or, de toutes les tragédies ' qu'a vécues notre pays, celle des « Ivan Denissovitch » a été la plus terri­ble. le n'ignore pas qu'ü est plus facile d'écrire sur soi-même. Il m 'a paru plus important, plus intéres­sant aussi, de m'occuper des au­tres, et du destin de la Russie. le voulais en finir également avec les mensonges sur les soi-disant camps de rééducation. Oui, c'est au camp que m'est venue l'idée de décrire une seule journée de la vie d'un homme. »

Soljenitzine donne ensuite son opinion sur la littérature contem­poraine.

« l'ai été élevé dans l'intimité , des écrivains russes. Les circons­tances de ma vie ne m'ont pas per­mis d'acquérir des connaissances plus étendues. (A ce moment, Pa­vel Liczko remarque : « Mon re­gard se porte sur la bibliothèque de l'écrivain, j'y vois les œuvres d'Anatole France, maints auteurs classiques de tous pays, des livres

Soljenitzine anglais, etc. ») Or, la littérature russe s'est toujours préoccupée de ceux qui souffrent. On entend dire chez nous que l'écrivain doit em­bellir la réalité, parler du lende­main et regarder vers l'avenir. Il est évident qu'on fait fausse route et qu'une littérature pareillement orientée ne fait que justifier le men­songe. Elle relève du faux-semblant, de ce que j'appellerai la cosméti­que. La nature de l'écrivain est d'être inquiet, de se poser des ques­tions et, en toutes circonstances, il doit être guidé par son devoir artis­tique. Il doit dire ce qu'il voit, mon­trer comment sont les choses. En littérature, tout embellissement de la réalité est trompeur et nocif.

le ne suis pas un grand con­naisseur de la littérature mondiale actuelle. l'ai pourtant l'impression - une impression toute personnel­le - qu'une bonne partie de la production littéraire occidentale s'en tient aux apparences. Pour cette raison que depuis plusieurs dé­cennies, l'Europe occidentale n'a pas connu de sérieux bouleverse­ments internes. C'est la, profonde sensibilité de l'écrivain aux pro­cessus sociaux qui donne à la litté­rature ses fondements. L'Europe de l'Est - dont, à mes yeux, la Russie fait partie intégrante - a subi, au contraire, de profondes transformations. C'est pourquoi j'envisage son avenir littéraire avec beaucoup d'espoir.

Toutefois, l'écrivain n'a pas seulement des devoirs envers la société. Son obligation la plus im­portante est celle qui le lie à chaque individu. Or, il arrive que la socié­té ne puisse venir en aide à l'indivi-4u, sans compter que chaque hom­me a quantité de problèmes que la collectivité ne peut résoudre à sa place. Avant de devenir membre d'une société, l'homme est déjà une entité physiologi9,ue et spiri­tuelle. Les devoirs qu'a l'écrivain envers tout homme ne sont pas moins grands que ceux qu'il a en­vers la société. »

« Quelles conditions la société doit-elle assurer à l'écrivain pour,

qu'il puisse rèmplir sa mission ? » demande l'interviewer. « Critiquer l'écrivain de façon objective, ré­pond ,Soljenitzine, voüà tout le de­voir de la société. » Il ajoute: « Il ne faut pas choyer l'écrivain. Au contraire, celui-ci doit être cons­tamment prêt à subir l'injustice. C'est le risque que lui fait courir sa vocation. lamais sa condition' ne sera facile. »

On aborde ensuite les problèmes de technique romanesque. Soljenit­zine avoue sa prédilection pour le «roman polyphonique», un genre de roman « où tout personnage - au moment où l'action le met en lu­,mière - peut jouer le rôle prin­cipal. C'est de cette façon que l'au­teur est responsable de tous ses hé­ros, fussent-ils jusqu'à trente-cinq. Il ne donne la priorité à aucun. Il les assume et les légitime tous. Mais alors, il n'a pas le droit de perdre pied. Dans deux de mes li­vres, j'ai usé de cette méthode. l'es­père bien m'en servir une troisième fois. »

Le journaliste rapporte qu'au moment où il lui a rendu visite à Riazan, en mars dernier, Solje­nitzine mettait la dernière main à un roman de trois cents pages envi­ron : Section ontologique. Outre ce nouveau roman, l'auteur de La maison de Matriona a écrit trois piè­ces de théâtre: Le cerf, La prosti­tuée du camp, terminées en 1954, et un drame consacré aux problè­mes ' moraux des pays les plus dé­veloppés, terminé en 1960, le ro­man Dans le premier cercle dont l'un ' des protagonistes s'appelle Jo­seph Staline, ainsi qu'une quinzai­ne de courts récits. Aucun de ces ouvrages 'n'a vu le jour. « Pour­quoi ? » demande Pavel Liczko. « le ne me suis pas encore décidé à les soumettre aux lecteurs », ré­pond Soljenitzine.

Pouvait-il faire une autre répon­se au rédacteur d'un journal de démocratie populaire? Nous savons désormais ce qu'il en est : tous ces ouvrages sont retenus pàr la censu­re et l'auteur n'a pas de plus cher désir que de les voir publier.

...............................• ' ....................................... .

1

.' collection "poésie "1 dirigée par MARC ALYN

LORAND JEAN-CLAUDE ROBERT GISELE PIERRE KAMAL GASPAR WALTER GOFFIN , PRASSINOS DALLE NOGARE IBRAHIM

LI QUATRIED LE LEnRSUT LES ,II0TS BlUTS-FONDS BABYLONE, I!AT SUIIOOUPBI NOIR ENDORIUS LA VAOBE, DI LA IlATlERI APPLIQUE "Memeur livre du LA 1I0RT Pra Guillaume premier trimestre 1967" ApolliDaire 1967 choisi par le Comité

~~ du Syndicat des Critiques Littéraires

FLAMMARION

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juület 1967. 7

Page 8: La Quinzaine littéraire n°32

REVUES 'ÉTRANGÈRES

L'avant-garde italienne et un mensuel soviétique en français

« Quindioi »

Dans un format tout à fait excep­tionnel, pour ne pas dire révolution­naire (six pages 70 x 50), l'avant-garde italienne lance une nouvelle feuille annoncée depuis assez longtemps : Ouindici (Quinze, du nombre primitif de ses fondateurs-collaborateurs pas­sés depuis à vingt-cinq). Le directeur responsable de cette publication men­suelle (n° l, juin 1967). Alfredo Giu­liani, n'est pas en France le plus connu de ces vingt-cinq noms que l'on re­trouve pour la plupart dans 1 Novissl· mi puis dans Gruppo 63 qui fonda ~ Palerme ce qu'on appelle la néo-avant· garde italienne (voir à ce sujet : 1 No­visslmi, poesie per gli anni 60, antho­logie de cinq poètes, présentation d'A. Giuliani, Milan, Rusconi 'et Paolazzi. 1961 (Coll. • Biblioteca dei Verri » diri­gée par Luciano Anceschi) - Gruppo 63, la nuova letteratura, 34 scrlttori, Paler­mo 1963, Milan, Feltrinelli, 1963 - en français : l'Expérience des Novissimi, in Cahiers du Sud, n° 382, 1965, pré­sentation et traduction de poèmes). En revanche, Edoardo Sanguineti a été traduit en français (Capriccio Italiano, le Seuil, 1964) et le Monde du 20 juin 1967 consacrait un article à son der- . nier roman Il Gioco dei Dca (en cours de traduction aux Editions du Seuil). D'Umberto Eco, on connaît l'Œuvre ou­verte (Le Seuil, 1965, Coll. • Pierres Vives ,) Signalons enfin le roman de Nanni Balestrini, Tristano, également en cours de traduction au Seuil.

Pas de déclaration de principes, ou, plutôt, une sorte de non-déclaration, une mise au point ironique, mi-grinçan­te, mi-puérile, sur un ton de bonne hu­meur provocatrice et, pourrait-on dire, de santé. Pour Ouindici, l'avant-garde en Italie se porte d'autant mieux qu'elle a plus d'. ennemis» déclarés à combat­tre. Elle veut tenir le pari d'une révo­lution permanente, attaquant, sans re­lâche et le plus souvent à travers la littérature (pOint de départ privilé­glé), • tous les aspects - culturels et politiques - de la conservation lin­guistique -. Sachant que les écrits de ses collaborateurs ont suscité .l'iro­nie et le dédain de la critique officielle

et de la presse de consolation -, Ouln· dicl ne veut ouvrir aucun dialogue, mê­me polémique, et entend, au moyen d'. opinions partisanes et factieuses » être • un sain élément de désordre-. On ne perçoit pas toujours le lien de cohérence qui s'établit de l'article de Giuliani .Cérémonies sadiques de la Critique », consacré parallèlement à Critique et vérité de R. Barthes et à Letteratura come menzogna de G. Man­ganelli) à • Qui a peur des communica­tions de masse -, de G.-B. Zorzoli (Eco dans. Communications n° 6, souligne la position ambiguë et inconfortable de l'intellectuel face à ce problème), en passant par l'article de Sanguineti in· titulé • La littérature de la cruauté-. Pourtant, à travers tous ces articles, deux thèmes apparaissent : d'une part le problème culturel comme souci ma­jeur, d'autre part l'affirmation que cet-

. te néo-avant-garde est effectivement un groupe militant. La preuve en est l'article de Gheorghi Breitburg (par ailleurs traducteur en russe du Gué­pard) publié dans Novi Mir contre le Groupe 63 tout entier et que reproduit intégralement Ouindici comme. preuve d'existence» et nécessité de combat. En fait, ces deux thèmes se rencon­trent dans la conclusion de l'article d'A. Porta (. Trois hypothèses contre la normalisation de l'écrivain ») : • L'hypothèse d'une • culture nationa­le, ne peut être acceptée en Italie parce que non actuelle ; donc, pour s'opposer .~ la violence (capitaliste), on ne peut qu'augmenter le potentiel d'une culture • partisane " on ne peut que participer à la formation d'une culture de • clan » . Ceci siqnifie rester à l'intérieur avec la violence : accepter la révolution et la réaliser en groupe • comme si - elle était vé­ritablement réalisable. -

La cohérence n'est peut-être pas le critère pertinent de l'ensemble des œuvres produites par les individus d'un groupe, mais certaines Incohérences, du Surréalisme à Tel Ouel, n'ont pas empêché de tels groupes de lutter contre le conservatisme, le parti pris malveillant, ignorant, de quelques • en­nemis - faillis qu'ils se sont trouvé communs.

A.-R. F.

AUTEURS ÉTRANGERS

Edmund Wilson

Le patriarche des lettres amerlcai­nes, dont on sait, à vrai dire, fort peu de chose en France, où quelques­uns de ses trente-trois livres ont été traduits, connaît à soixante-douze ans un nouveau triomphe. Sous le titre de Prélude, il commence la publication de ses mémoires, ce qui donne lieu à la réimpression de deux de ses œu­vres de jeunesse, Galahad et 1 Thought of Daisy. L'auteur des Mémoires du comté d'Hécate est l'ancien mari de Mary Mc Carthy.

Philip Jloth

L'un des membres les plus promet­teurs de la génération que l'on appelle celle de la • Renaissance Juive », Phi­lip Roth semble décevoir les admira­teurs de Good bye Columbus. Son der­nier roman When she was good, dont il avait annoncé qu'il marquerait un élOignement de ses sources d'inspira­tion judaïques fait l'objet de commen­taires désabusés de la part des cri­tiques. Ils reconnaissent le talent de l'auteur mais déplorent que ses dons soient gâchés dans l'exploration d'une psychologie banale. Un point cepen­dant à retenir qui pourrait démentir cette mauvaise Impression : l'héroïne,

8

Lucy Nelson, est déjà sacrée • la Bo­vary du Middle West-.

Thoreau

Le précurseur de la non-violence et du gandhisme (en 1830) va faire l'ob­jet d'un numéro spécial de la revue Europe. Au sommaire, des études du professeur Jean Normand, de la Fa­culté des Lettres de Rennes ; de Roger Asselineau, de la Faculté de Paris, de Henry Miller et du grand spécialiste de Thoreau, Walter Harding qui étudie­ra • L'influence de la Désobéissance civique ", l'un des ouvrages de base dans ce domaine.

Etant donné que les œuvres de Tho­reau sont complètement épuisées en France, Jean-Jacques Pauvert a mis au programme de ses prochaines publi­cations La désobéissance civique, Plai­doyer pour John Brown et le Journal de Thoreau. En même temps, les édi­tions Aubier feront paraître l'un des grands classiques du même auteur, Walden, dans une collection bilingue. L'initiative de ces publications revient en grande partie à la branche française de la Thoreau Society qui cherche à attirer particulièrement l'attention sur cet écrivain à l'occasion du cent cin­quantenaire de sa naissance. Thoreau

« Spoutnik » • Une nouvelle revue internationale

fondée à Moscou prouve que l'U.R. S.S. bouge et que notre esprit est ce­lui de la nouvelle civilisation russo­américaine. »

C'est en ces termes que le dernier numéro de Planète présente la revue soviétique Spoutnik diffusée depuis le mois de juin en français. Le premier mouvement serait sans doute de régler la question en voyant là une interpré­tation tendancieuse, mais l'examen du premier numéro de Spoutnik a vite fait de convaincre qu'il s'agit de bien autre chose. Spoutnik se présente lui­même comme un • Reader's Digest »

soviétique. Traduit déjà en anglais et en japonais, il connaît depuis quel­ques mois une diffusion considérable outre-Manche. Mais il convient de pré­ciser qu'il est également à usage in­terne et sa diffusion en U.R.S.S. n'est pas négligeable.

Etant donné les objectifs avoués de Spoutnik, il ne faut pas s'étonner si l'on y retrouve les divers ingrédients qui caractérisent les publications ana­logues en France, Constellation en particulier. Manque de rigueur, goût du sensationnel et du merveilleux sont monnaie courante. On est même surpris de voir sur la couverture du premier numéro de Spoutnik un dos de femme nue, qui reste fort chaste, mais représente , au regard des habi­tudes moscovites, une incontestable concession au • marché de l'érotis­me ". De toute manière, la formule adoptée est tout autre chose qu'une simple tentative (d'une efficacité d'ailleurs fort discutable) pour attirer le lecteur occidental.

Spoutnik traduit des tendances la­tentes qui, depuis le • dégel », s'ex­priment chaque jour plus librement, mais il est loin d'en être la seule ma­nifestation. On pourrait citer les noms de chercheurs de réputation interna­tionale qui consacrent leurs vacances à la recherche ... du yéti. Le journaliste Michel Rouzé, membre de l'Union Ra­tionaliste, cite l'exemple d'une confé­rence qui s'est tenue il y a quelques mois à Léningrad. Son organisateur, le professeur Vassiliev, étudie depuis tou­jours la télépathie. La réunion de Lé-

sera sans doute au programme de la licence en 1967-68, sinon au program­me de l'agrégation.

8vetlana Staline

Madame Aililuyeva - plus connue sous son nom de jeune fille: Svetlana Staline - publiera, le 16 octobre, un livre attendu avec quelque impatience: Vingt lettres à un ami. C'est en effet le titre peu compromettant que porte­ront les mémoires de la réfugiée po­litique la plus célèbre des dernières années, celle dont Kossyguine lui-mê­me a parlé lors de sa conférence de presse de Glassboro pour la traiter de folle et porter l'anathème sur ceux qui • voudraient l'utiliser ».

Bien entendu, le livre a trait essen­tiellement à son père, mais l'auteur entend en faire : « une explication de sa propre vie et des circonstances his­toriques qui l'ont entourée » . Une par­ticularité intéressante ; l'ouvrage sor­tira des presses de Harper & Row en deux éditions simultanées: la première en russe (c'est-à-dire dans le texte original) la deuxième en anglais, bien entendu. Le manuscrit qui comprend quelque 80.000 mots, d'après ce que l'on dit, soit 300 feuillets est divisé en vingt chapitres ou • lettres ».

ningrad, accompagnée de pseudo-expé­riences, s'est déroulée devant une fou­Ie énorme, dans une véritable atmos­phère de cirque. L'agence Novotni, éditrice de Spoutnik, en donna un compte rendu des plus élogieux. Il est vrai que certaines manifestations ou informations fausses ont donné lieu à plUSieurs reprises à des démentis de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S.

La publication d'une revue soviéti­que, même en langue française, ne mé. rite rait sans doute pas de susciter de polémique idéologique si elle n'attirait l'attention sur certains courants pro­fonds de ce qu'il faut appeler la pen. sée contemporaine.

Il est facile d'expliquer certains as­pects du journalisme et même de la recherche scientifique ou pseudo-scien­tifique, par la recherche du sensation­nel. Il est certain aussi que la mau­vaise qualité de l'informat'ion est sou­vent à mettre au compte, en France du moins, du sous-paiement du travail intellectuel. Cette dernière explication n'est pas plus valable en U.R.S.S. qu'aux U.S.A. Et, quand au sensationnel , il n'explique, en fait, pas grand chose. Certes, depuis que les publications occidentales ont pénétré en U.R .S.S., il est compréhensible qu'une imitation souvent maladroite et naïve se soit portée sur des produits que leur lon­gue interdiction a particulièrement va­lorisés. Il est évident que les Russes n'ont aucune raison de ne pas être attirés par l'érotisme et la violence. Ils en deviennent consommateurs dès que l'occasion leur en est donnée. Mais, lorsque l'on découvre que le goût du sacré, du magique, réappa­raissent, après cinquante ans d'éduca­tion matérialiste à outrance, dès que l'on relâche si peu que ce soit la cen­sure, il y a là de quoi faire réfléchir. L'un des articles les plus curieux à cet égard s'intitule : • Des cosmonau­tes sont venus sur terre il y a douze mille ans. » Précisons qu'il ne s'agit aucunement d'un article d'anticipation ou d'un hypothèse donnée comme plus ou moins fantaisiste. L'auteur est pré­senté comme un scientifique qui nous livre le bilan de trente années de re­cherches.

A première vue, son propos tend à démontrer qu'il n'y a pas de dieux, car les hommes ont appelés ainsi les créa­tures venues en touristes d'un autre monde, et qu'ils ont vues débarquer de leurs engins spatiaux (d'où la forme • ogivale - affectionnée par l'église catholique - sic). Il s'agirait donc d'une propagande antl-religleuse, com­bien maladroite d'ailleurs. Mais, au fur et à mesure du déroulement de l'article, la proposition. Les dieux ne sont que des créatures réelles venues de l'espace - se change en • Les créa­tures qui vivent dans l'espace sont des dieux. , L'auteur n'hésite pas à four­nir des pseudo-preuves de leur Intel­ligence surnaturelle et universelle et de leur immortalité. A ce propos se manifeste le manque de culture le plus flagrant (en particulier des tex­tes religieux sur lesquels l'auteur s'ap­puie, apparemment par ouï-dire), l'in­terprétation abusive (. l'ange repré­senté par l'icône est assis dans une fusée et se tient de la main droite à un dispositif de commande que l'on ne voit pas sur la peinture (sic) et l'igno­rance totale des théories sur la psy­chologie et les mythes entrées dans le domaine publiC depuis un demi-siè­cle . Ce qui paraît pourtant le plus In­quiétant, au delà de ce mépris de la culture universitaire solide, c'est le besoin de fournir au publiC soviétique une véritable justification mystique du programme spatial. C'est aussi ce glis­sement insensible d'un matérialisme sectaire schématique et superficiel à un idéalisme soudain révélé. Le ma­térialisme soviétique est malade, et il n'est sans doute pas le seul. Il serait bon d'y songer comme à l'un des pro­blèmes essentiels de notre temps.

J.R.

Page 9: La Quinzaine littéraire n°32

LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE

Un souci d'exactitude Per Olof Sundman Les chasseurs traduit du suédois par Chantal Chadenson et Georges Perros Gallimard éd., 272 p.

Il y a deux ans, une chaleureuse et perspicace préface de Michel Butor attirait l'attention des lec­teurs français sur un écrivain sué­dois, Per Olof Sundman, et son roman l'Expédition. C'était l'his­toire d'un explorateur européen, traversant la forêt vierge africaine à la recherche d'un certain Kanchi Pacha. Pour écrire son livre Sund­man s'était largement inspiré des récits de voyage de Stanley et plus particulièrement de son ouvrage la Recherche, la délivrance et la retraite d'Emin Pacha. Dans une note liminaire il avertissait son lecteur: « Mon livre n'a pas pour ob jet cette expédition de secours. »

En effet, comme l'a fait res­sortir Michel Butor, l'ambition de Sundman était plus vaste que le simple 'projet de raconter une his­toire d'explorateur. La publication des Chasseurs en réalité antérieur au précédent aidera le lecteur à saisir les intentions profondes de Sundman, même si ces nouvelles risquent de lui paraître plus « exo­tiques» encore. Après l'ombre verte de la forêt vierge, voici la blancheur de la neige du Nord de la Suède. Nous y trouvons Sund­man, non pas dans son milieu d'origine - puisqu'il est né à Stockholm voici quarante-cinq ans - mais dans celui où son art s'est formé, au milieu des vastes éten­dues silencieuses et blanches et au contact d'hommes rudes et laconi­ques. Il n'est pas iiIdifférent qu'il y ait été un « étranger » comme nous. Là, il est allé à l'école du récit oral, ce récit « qui n'explique jamais pourquoi mais se contente de dire ce qui est », qu'il ne fau­drait d'ailleurs pas confondre avec l'anecdote ou le récit dramatique,

Pe'r Olof Sundman

plus familier aux peuples méridio­naux : ici au contraire toute dra­matisation est exclue, il n'y a aucun effet, aucun « point » final, au­cune explication psychologique. Par sa tranquille énumération des faits et son impassible relation des mots et des gestes échangés, le récit de Sundman se situe bien plus dans la lignée des sagas islandaises, qui furent elles aussi transmises par tradition orale, avant d'être notées par les clercs. Mais, ultime précision, il ne s'agit pas non plus d'une littérature épique: on serait plutôt tenté de la qualifier de didactique, tant l'expérience y joue un rôle important.

L'enseignement proposé par ces nouvelles n'a cependant rien de dogmatique car l'expérience essen- , tiellement pratique du monde et des hommes 'ne conclut pas, ne tire pas « la morale » des choses : pour peu qu'elle se veuille sincère, elle reste tout le temps inachevée, ou­verte, tributaire de nouvelles « observations ». « Dans le fond », dit un des personnages de Sund­man intitulé « observateur profes­sionnel » et apparemment ici son porte-parole, « il s'agit de s'en tenir aux observations et à rien d'autre. Evitez les conclusions, évitez les

appréciations, évitez les juge­ments. » Et ainsi le souci même d'exactitude devient une source d'incertitude: c'est au contact des données les plus exactes que naît le doute le plus profond.

Chaque nouvelle est précédée par un petit texte de quelques. lignes, extraites ou non du récit, qui expose en peu de mots le « sujet» de ce qui va suivre: entre ce texte et la nouvelle même naît un vide, une curieuse tension, celle même de l'énigme - ou de la devinette, qui est elle aussi une des formes les plus anciennes de la littérature. Mais c'est en vain que dans la nouvelle on cherchera une réponse « définitive» à l'énigme posée. La nouvelle « Le voiturier de mica » est de ce point de vue exemplaire. Avant de com­mencer son récit Sundman pose la question : « Y a-t-il quelque chose de plus séduisant qu'une énigme non résolue ? » et il répond aussi­tôt: « Oui, une énigme à la solu­tion problématique. »

Il s'agira donc avant tout d'évi­ter les fausses solutions. d'écarter les réponses toutes faites: il reste- , ra probablement toujours, si petite soit-elle, une distance entre ce que nous trouverons et la vérité. Ce

vide donne un relief extraordinaire à ce qui l'entoure.

Une recherche obstinée constitue donc le principal ressort des récits de Sundman et ses romans s'ap­pellent l'Expédition ou l'Enquête, tandis que ses nouvelles portent des titres comme « Le chercheur », « L'observateur», « Le contrô­leur ». De cette recherche il existe une forme privilégiée, la chasse, où il existe entre chasseur et pour­chassé- des relations non seulement compliquées et sans cesse chan­geantes, mais réciproques: il ne s'agit pas en effet d'un gibier quelconque, mais d'une véritable « chasse à l'homme » à l'occasion d'un de ces « accrocs » dont par­lait Butor, comme la folie, l'an­goisse inexpliquée, la boisson, le « coup de bambou », le suicide qui ouvrent dans le tissu social un trou béant, mettant tout le reste en danger.

Mais, c'est aussi à ces moments de danger, à l'occasion d'événe­ments exceptionnels, inexplicables, en face d'individus soudain isolés que la vérité peut se modifier et s'enrichir. Le « chasseur » devra user de toute son expérience, de toute sa force de compréhension et de tout son silence pour épargner son gibier tout en le saisissant, et pour saisir cette vérité qui l'obsède tout en la laissant s'échapper: car quel besoin aurait-il de vérités mortes et de prochains mutilés? Une bonne dose d'humour et une certaine rouerie ne lui seront pas inutiles pour maintenir ensemble son sens social, son respect humain et son désir de connaissance.

De là cette ruse paysanne, que l'on trouve si volontiers dans les nouvelles de Sundman, et les sous­entendus qui font vibrer ses laco­nismes: r'eflets d'une sagesse qui se cache e~ qui évite de clore le débat. De là aussi cette poésie un peu rêche qui se dégage de ces récits ' et leur saveur tantôt forte, tantôt subtile, comme l'odeur des bois. C.G. Bjurstrom

..................................................... ' ................... .

LaGF vacances Le livre qu'on a plaisir ,

lire ... en a

suggestions: DUMAS RENARD ... en raison de LES TROIS MOUSQUETAIRES 144 ••• HISTOIRES NATURELLES 1&0 • lâ qualité FLAUBERT MERIMEE exceptionneUe BALZAC MADAME BOVARY 88 •• COLOMBA 32 • de ... son papier . LA FEMME DE TRENTE ANS ". EDGAR POE LE MEDECIN DE CAMPAGNE 40. FHOMENTIN

HISTOIRES 39 •• ... son lIDpresslon

DOMINIQUE 141 • EXTRAORDINAIRES 5Ii •• • .. sa présentation BAUDELAIRE

GAUTIER SAND TEXTE INTÉGRAL LES FLEURS DU MAL 7 • MADEMOISELLE DE MAUPIN 102 •• LA MARE AU DIABLE 56 •

HUGO 1 STENDHAL 152 titres parus COURTELINE

1%5 •• LE ROUGE ET LE NOIR u •• le volume simple • 2,45 THEATRE 65. LA CHARTREUSE DE PARME le volume double •• 3,95 LES MISERABLES 121 •• Z6 ••

DOSTOIEVSKI 127 •• VOLTAIRE le volume triple ••• 5,80 CRIME ET CHATIMENT 78 •• QUATREVINGT-TREIZE 51 •• ROMANS ET CONTBS lU ••• Catalogue chez tous les libraires

garnie r- fI a ID ID a ri on

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juillet 1967. 9

Page 10: La Quinzaine littéraire n°32

HERBERT GOLD le voyage de Grack

roman traduit de l'américain

.. l'humour, une ironie qui n'épargne personne donnent son originalité à un talent exceptionnel qui nous révèle une Amérique inattendue et roman-

tique" Janine Delpech - LES NOUVELLES LITTr:RAIRES " La réputation de Herbert Gold ne cesse de grandir aux Etats-Unis ... 1/ propose un style de vie ouvert, plein de charme et d'humour "

Pierre Dommergues - LE MONDE ..... le monde du confort et l'insatisfaction morale ... l'œuvre de Gold sug­gère l'appétit de sacrifice dont la jeunesse est si souvent la victime"

Marc Saporta - LA QUINZAINE LlTTr:RAIRE ..... une fresque picaresque, débordante de vie et de sensibilité"

Raymond Las .vergnas - LES NOUVELLES LITTr:RAIRES

~ __ CALMANN-LÉV~ __ __

10

:CLA'UDINE CHONEZ Ils furent rois tout un matin roman "Une de nos meilleures femmes de leHres. .Mals dans le livre merveilleux et pudi­que qu'elle vient de nous donner, Je reconnais autre chose, qui touche au génie, au génie de Ja sensibilité et de la pureté. SI elle n'obtient pas le Femlna ou le Goncourt, Je m'en lamenteral"_

R.M.'ALBÉRÈS.(Les Nouvelles:Uttéralres)

INTERNATIONAL

UNE REVUE INTERNATIONALE DE COMBAT UNE FORMULE NOUVELLE DANS L'EDITION

130 illustrations

AU SOMMAIRE :

Le cahier de La Chinoise par Jean-Luc Godard

Poèmes pour Magritte par André Pieyre de Mandiargues

Sémantique de la Couleur par Claude BeUegarde

Eveil, film de Peter' Foldès et des articles sur la peinture, la sculpture, l'architecture, la poésie, la musique, les bandes dessinées.

Chroniques de New York ~ Rome, Londres, Varsovie, Barcelone, Tunis, I~raël.

Comité de direction :

7 F 50

G .• Gassiot-Talabot, Alain Jouffroy, Jean-Clarence Lambert, Jean-Jacq~es Lévêque, Raoul-Jean Moulin. VENTE EN LIBRAIRIES ET KIOSQUES EDITIONS GEORGES 15, RUE - DE MONTSOURIS · - PARIS-14- -

FALL GOB .. 33-20

: CONGRÈS • • • • • • • • • • • On se serait cru par moments • dans ce Dublin des environs de • 1900 dont les lettres et les pam-• phlets de Joyce nous ont laissé • l'image féroce; . simplement, la • • hargne et la mesquinerie qui ne • pouvaient plus s'exercer sur un • écrivain à tous égards hors de • portée, de vagues « hommes de • lettres » dublinois les ont trans­: férées sur ses lecteurs_ • Car on voit bien ce qu'une ou • deux notules de la presse locale • pouvaient reprocher au First Ja-• mes Joyce Symposium (15-16 • juin): leur prendre un homme qui • • leur appartient, à eux seuls, pour • la raison décisive que leurs pubs • favoris ont été jadis les siens. Les • lecteurs de Joyce, d'ordinaire, • n'ont que ses livres, et c'est trop : peu sans doute. Tout ceci est fort • compréhensible: il est plus confor-• table, aujourd'hui encore, de faire • du folklore irlandais que de s'in-• téresser trop ouvertement à un • auteur certes ' point officiellement : banni, mais longtemps lu sous le • manteau, et qui n'a pas été jugé • digne de figurer au programme de • l'Université dont il a été l'étudiant • (les Pères Jésuites de son collège • • seraient sur ce point plus larges • d'esprit). Il est très significatif • que, trop absorbé par l'arrivée de • Mrs Kennedy, the Irish Indepen-• dent, journal national de l'Irlande, : n'ait pas eu un mot pour Joyce en • ce 16 juin doublement mémorable_ • Faut-il encore préciser que les Ir-• landais ne pourront pas voir le film • Ulysse dans leur propre pays ? : Mais ne dramatisons pas: la • . situation est en train d'évoluer, et • certains responsables locaux se sont • montrés compréhensifs. Mais jus-• tement il faut éviter que ce retour • timide de Joyce à Dublin ne tourne : à l'exploitation commerciale, ou • même. simplement au fétichisme. • Certes, les « circuits joyciens », et • particulièrement les itinéraires de • Stephen et de Bloom, ont une • valeur documentaire très réelle • • pour le lecteur d'Ulysse, de même • que la visite de Clongowes Wood, • où Joyce fut pensionnaire, et où • il situe plusieurs épisodes du Por­• trait of the Artist. Mais aujour­• • d 'hui le bilan reste positif, et d'ail-• leurs les antidotes sont à portée. • On voit par exemple que le petit • musée bien organisé par Miss Vi-• vien Veale dans la célèbre Mar-• tello Tower de Sandycove, est en • train de rassembler l'essentiel de • • la littérature joycienne et, loin • d'être seulement la Kaaba des joy-• cistes, pourrait finir par constituer • un centre d'études_ Mais surtout • • le public -cultivé irlandais pourra • de moins ~n moins ignorer Joyce, • et il trouve déjà sur place des spé-• cialistes de qualité: Niall Mont-• gomery, nourri, soit dit en passant, • de culture française, dont les pre­• • mières études sur l'œuvre joycien-• ne remontent à une quinzaine • d'années, et qui proclamait, le jour • de Bloomsday, que si l'Irlande était • nécess~ire pour comprendre Joyce, •

Joyce à Dublin

la reclproque était vraie: « W e can't do without Joyce culturally »; Eileen MacCarvill, qui a étudié les années de jeunesse; le Pr Garvin, qui rappelait l'écrivain à ses com­patriotes dans une série d'articles ; enfin, « last but not least », Gerard O'Flaherty, un des animateurs, avec le poète Rivers . Carew, du Dublin Magazine, et conseiller technique très écouté du Sympo­sium, est d'une rare compétence pour tout ce qui touche Ulysse et Finnegans Wake.

Tout ceci nous ramène au Sym­posium, dont il est manifeste qu'il fera date. D'abord, bien sûr, parce que la famille de James Joyce, en

M. Donagh Mac Donagh remet le masque de Joyce à son füs, Giorgio Joyce.

la personne de son fils Giorgio, est revenue à Dublin après quarante­cinq ans d'absence volontaire, pour y recevoir enfin, des mains de Padraic Colum, le masque de l'écrivain qui leur avait été sous­trait pendant vingt-cinq ans_ Le plus ancien, et fidèle, ami de Joyce, Frank Budgen, était là lui aussi. Ensuite et surtout parce que pour la première fois des chercheurs de toutes les nationalités étaient réu­nis: une soixantaine, appartenant à quatorze pays_ L'impulsion, tout naturellement, était venue des hommes qui ont su depuis quel­ques années établir des liens à la fois personnels et publics entre les spécialistes de tous les pays : Tho­mas Staley, professeur à l'Univer­sité de Tulsa, et son James Joyce Quarterly (fondé en 1963), et Fritz Senn, de Zurich, co-fondateur, avec Clive Hart (Australie), de A Wake Newslitter (1962), bulletin consa­cré à la seule étude de Finnegans Wake. La récente rencontre n'est que le prolongement de cet effort, en union avec le Dublin Magazine déjà cité, et Board Failte, Office du Tourisme irlandais': Quels en

. sont les fruits ? Pour cette première rencontre,

Page 11: La Quinzaine littéraire n°32

aucun thème n'avait été fixé, et la douzaine de brèves communica­

' tions, souvent encore amputées in extremis faute de temps, qui oc­cupaient les deux demi-journées, appartenaient à des genres variés.

En premier lieu des études dé­taillées de textes précis: identifi­cation et analyse d'une mystérieuse ballade de Dubliners (Donagh Mac Donagh); une excellente analyse du chapitre « Circé » d'Ulysse, étayée par l'étude des brouillons (Pr Norman Silverstein); celle, non moins minutieuse, de « A Mother » (Pr Ben Collins); la confrontation des notes françaises des « Holograph Notehooks » de la Lockwood Memorial Library avec des références de Finnegans Wake (J. Aubert). Ces communi­cations fournissaient souvent des données nouvelles, mais n'étaient pas de nature à amener des con­frontations entre les participants.

D'autres, extraites d'ouvrages à paraître prochainement, proposent des conclusions d'ordre plus géné­ral, qui ne prendront tout leur sens qu'avec ceux-ci: le parallèle Joyce-Synge du Pr Stanley Sultan; « The Phallic Tree in Finnegans Wake », bonnes feuilles, si j'ose dire, de The Sexual Universe of F W (Pr Solomon), envisage un aspect du livre qui n'a reçu jus­qu'ici qu'une attention discrète. L'excellent exposé du Pr David Hayman sur la farce dans Ulysse annonce une véritable théorie du genre. La communication de Sid­ney Feshbach, centrée sur une analyse des styles, nous invite à reconsidérer les premières œuvres sous un jour nouveau, mais elle se veut en même temps, et expli­citement, « geste politique»: Joyce au total est une impasse, et n'apporte aucnne solution aux drames de l'homme d'aujourd'hui; le livre de S. Feshbach, couronne­ment de quinze ans de travaux, sera un « adieu à Joyce ».

A cette interprétation, s'oppose l'optimisme de James Atherton, l'un des meilleurs spécialistes de Finnegans Wake. Ayant fait le tour du problème classique « Qui rêve dans Finnegans Wake? », le Pr Atherton affirme que « c'est chaque homme »; la conclusion n'est pas en elle-même révolution­naire, mais ce qui est nouveau en revanche, c'est d'une part le rap­prochement qu~il établit avec Teilhard de Chardin «( le Phéno­mène humain est la meilleure introduction à Finnegans Wake »), et d'autre part les conclusions politiques qu'il en tire : le monde pour Joyce est effectivement une seule famille (Earwicker, Anna Livia, etc.) et il est dangereux de sous-estimer son intérêt pour les problèmes politiques: la dernière œuvre proclame à chaque page son pacifisme profond.

D'autres participants enfin ont indiqué des directions de recher­che. Umberto Eco, d'abord, l'invité d'honneur, partant d'une analyse

à la fois brillante et serrée d'une phrase de Finnegans Wake où se rencontrent Minucius Felix, l'apo­logiste chrétien, et Mandrake, le Magicien des bandes dessinées, conclut à la nécessité d'étudier Joyce à la lumière de la linguis­tique moderne. Le Pr F. Walzl attire l'attention sur Chamber Music, Exiles, etc. Le Pr Warner (Oxford) recense les domaines encore mal explorés: les divers manuscrits inédits; certaines sour­ces médiévales; l'influence possi­ble des Cantos d'Ezra Pound; celle de certains peintres modernes; les rapports possibles avec les Quartets d'Eliot; l'héritage joycien dans la littérature moderne et son rôle dans le bouleversement de la cul­ture européenne.

On eut aussi des révélations: Maciej Slomczynski, de Cracovie, le traducteur d'Ulysse en polonais, travaille à une traduction intégrale (la seule, sans doute, qui verra le jour) de Finnegans Wake. Il esti­me que la langue polonaise, deux fois plus riche que l'anglaise pour des raisons historiques, permet de mener à bien une telle entreprise. « C'est un problème purement technique, que nous pouvons ré­soudre: Finnegans Wake ne pose pas de problème théorique, philo­sophique. »

Une autre tentative très intéres­sante est celle du traducteur hol­landais d'Ulysse, John Vandenhergh (qui a déjà traduit Faulkner, Low­ry, Miller, et va s'attaquer à Ster­ne ... ): il adjoindra à son texte un fascicule portant élucidation des difficultés les plus sérieuses, jus­qu'ici accessibles aux seuls spécia­listes dans des revues ou ouvrages dispersés. Il est à souhaiter que ce travail soit rapidement traduit dans tous les pays où l'œuvre de Joyce est largement diffusée, parti­culièrement en France.

On voit que la recherche joy­cienne ne se réduit pas à une « industrie » à capitaux améri­cains, comme on le dit trop sou­vent, et qu'elle n'est pas non plus une société secrète. Elle est en train de quitter le ghetto intellec­tuel où la paresse et la timidité des milieux cultivés, plus que l'ar­rogance des spécialistes, l'ont - si longtemps confinée.

Une importante initiative rendue publique au cours de ce Symposium devrait l'y aider: la création d'une Fondation Joyce. Si l'impulsion, une fois de plus, est venue des U.S.A., plusieurs de ses fondateurs étant liés au James Joyce Quarterly, la plupart des pays d'Europe y sont représentés. Son avenir, et l'exécution de ses projets (création de bourses, organisation de la re­cherche, congrès, etc) dépendront des appuis qu'elle saura trouver. Mais il serait surprenant qu'elle ne s'impose pas très rapidement. Une chose est déjà acquise: le second Symposium aura lieu en 1969, toujours à Dublin.

Jacques Aubert

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juillet 1967.

Faulkne-r William Faulkner Histoires diverses traduit de l'américain par R. N. Raimbault et C. Zins Gallimard éd., 332 p.

Avec dix-huit romans, cinq ou six recueils de nouvelles et quel­ques volumes divers, la presque to­

-talité de l'œuvre de -Faulkner est aujourd'hui traduite en français. Maintenant que l'on rassemble les

WiUiam Faulkner-

écrits épars de l'écrivain, on :q'attend plus guère la révélation d'un chef-d'œuvre. Pourtant, un recueil d'histoires - même diver­ses - de Faulkner est encore un petit événement ; je suis de ceux qui donneraient tout Sanctuaire et Parabole pour une histoire comme L'ours ou Une rose pour Emily.

Faulkner s'est maintes fois défi­ni lui-même comme un conteur d'histoires. « Je crois que je suis né avec le goût de raconter des his­toires. » Certaines de ces histoires ont pu être reprises et insérées dans le cours d'un roman ; ce pro­cédé familier à Faulkner a par­fois été pris pour de la maladresse ou de la négligence alors que les conteurs de sagas et de mille et une nuits n'en usent pas autrement. L'œuvre de conteur de Faulkner n'est pas une distraction du roman­cier, un fourre-tout où éventuelle­ment pùiser des idées, mais partie intégrante et essentielle de ce li­vre dont il parlait. C'est au contrai­re parce que telle histoire lui sem-

bIait particulièrement réussie et adéquate au ton et au tour de tel roman en cours qu'il voulait l'y enchâsser : six histoires étaient re­prises dans Le hameau (et notam­ment L'incendiaire qui ouvre His­toires diverses) et Les palmiers sau­vages n'était que deux histoires sa­vamment entremêlées. Le soin apporté à la rédaction de ces his­toires interdit d'ailleurs d'y voir des ébauches ou une activité secondai­re ; toutes les innovations formelles

que le lecteur de Faulkner oonnaît bien se retrouvent ici au service d'une plus grande densité et d'une plus grande force : objets et per­sonnages décrits. et mis en action sans les nommer, pronoms per­sonnels ambigus, syntaxe · désarticu­lée de longues phrases à méandres et · parenthèses. L'écriture la plus surprenante ici est peut-être · celle des Deux soldats, où tout est con­té par un enfant de sept ans dans un patois campagnard dont le tra­ducteur s'est efforcé de trouver. un équivalent savoureux.

Le gentleman-farmer de la petite ville d'Oxford, Mississippi, .qui s'intitulait « unique possesseur et propriétaire du comté de Yokna:pa­tawpha » a voulu réaliser une saga · de la tribu (non pas une comédie humaine). Etrange tribu de blancs, de noirs, de rouges et de tous mé­langes et couleurs intermédiaires. Faulkner rapporte à différentes époques l'histoire des grandes fa­milles de son comté ; les Compson,

~

11

Page 12: La Quinzaine littéraire n°32

~Faulkner

les Sartoris et les Snopes reviennent tout au long de son œuvre. Ces Histoires diverses furent publiées pour la première fois de 1932 à 1948, c'est-à-dire dans les années où Faulkner était en pleine matu­rité. Dans la plus ancienne, Le centaure de bronze, on ne s'étonne­ra pas de rencontrer une vieille connaissance, Snopes, et dans la plus récente, Chevalerie rustique, un personnage déjà rencontré dans L'ours et Les larrons, Boon Hoggan­beck. On avance dans le monde de Faulkner comme dans une petite ville dont la physionomie des rues et de tous les habitants est familiè­re. Le major De Spain figure dans La chasse et nous sommes aussi­tôt sûrs de l'avoir rencontré ,quel­que part. Etait-ce dans La ville ou ailleurs ?

Le retour de personnages déjà connus ou de leurs dignes descen­dants - chez Faulkner, bon sang, comme mauvais sang, ne peut men­tir - pourrait rendre ce recueil monotone. Il n'en est rien. Ces histoires se déroulent à l'époque co­loniale, pendant la guerre de Sé­cession ou dans un passé plus ou moins récent, ayant toujours pour cadre le vieux Sud traditionalis­te et paternaliste (il y a également de cela dans certains films de John Ford comme Le soleil brille pour tout le monde). Leur variété pro­vient surtout de la grande différen­ce de ton : voisinant avec Ce sera épatant où un jeune enfant racon­te comment il aide son oncle à vo­ler, on peut lire Le mulet dans la cour, uile farce où l'on voit Snopes le voleur se faire berner par la vieille Hait. Parfois un même thè­me est traité de façon tragique puis de façon comique : L'incendiaire présente un pyromane entraînant son fils dans ses équipées, alors qu 'U n toit pour le Seigneur montre un homme et son fils qui, à la sui­te d'un burlesque troc de chien, veu­lent réparer le toit de l'église en heures supplémentaires et y mettent malencontreusement le feu. On nous parle si souvent de Faulkner au­teur pessimiste et noir qu'on oublie qu'il est aussi un grand humoriste; l'auteur de Sanctuaire est aussi celui des Larrons.

Ces Histoires diverses sont finale­ment moins diverses que leur titre ne le laissait craindre. Deux ou trois sont sans rapport avec le reste du recueil; dans Pennsylvania Sta­tion, on voit deux clochards cou­chant dans une gare de New York, et dans Maison d'artiste, un roman­cier de quelque célébrité reçoit chez lui un poète pique-assiette. Bien qu'elles ile soient pas sans intérêt, leur absence aurait rendu le recueil plus cohérent. On aurait pu suppri­mer plus volontiers encore Ils ne périront point, nouvelle de circons­tance au ton désagréablement pa­triotard. L'extraordinaire présence de la grand-mère Millard et de l'on­cle Willy fait bientôt oublier ces petites inégalités.

Serge Fauchereau

11

José Cardoso Pires L'Invité de lob traduit du portugais par Jacques Fressard Gallimard éd., 223 p.

Il en est sans doute ainsi dans tous les pays - Italie méridionale, Pén~nsule ibérique, Amérique la­tine - où les grands propriétaires et l'Eglise, la police et l'armée pè­sent de tout leur poids sur le peu­pIe: la littérature n'y peut que refléter, contester et combattre d'une manière feutrée ou directe un certain état social. Ecrire, sous ces cieux, c'est agir.

Si ce besoin de revendication plonge ses racines dans le XIX' siè­cle, les formes narratives qu'il re­vêt aujourd'hui ne doivent rien, ' surtout depuis la guerre, au roman doctrinal naturaliste ou progres­siste par lequel il s'exprimait na­guère. L'influence de l'expression­nisme, quelquefois du surréalisme, le récit à l'américaine - je pense à Steinbeck, à Caldwell -, l'uni­verselle royauté de l'image insti­tuée par le cinéma y sont certaine­ment pour beaucoup. Non seule­ment on ne prêche plus, on s'abs­tient de démontrer, mais on néglige de peindre dans le détail la situa­tion à dénoncer, la société à réfor­mer. Le flash a remplacé la fres­que, la séquence brève le commen­taire et le montage improvisé la narration ' classique.

Quel Portugal 9 •

lose Cardoso Pires

J

Il n'est d'ailleurs pas exclu que ces procédés nouveaux ne préfigu­rent un nouvel aspect de l'esprit révolutionnaire, ne constituent l'ébauche, sur le plan historique cette fois, d'une sorte de déviation­nisme.

Ainsi en est-il de cet Invité de lob qui nous apporte du Portugal de désespérantes nouvelles. Quel Portugal? Presque rien une plaine desséchée où errent des ban­des d'ouvriers agricoles affamés et que parcourent des patrouilles de soldats à chevaL Quelque part, un village, Cimadas, où les paysans ont fait mine de se révolter: ail­leurs, une ville de garnison, Cercal Novo, où des recrues mènent l'exis­tence abrutissante de la caserne, tandis qu'un capitaine américain -« l'invité . ,de Job » - préside à la démonstration d'un nouveau ma­tériel d'artillerie.

Et que se passe-t-il ? Rien d'im­portant ni de décisif. Des bouts d'histoires qui n'auront point, pas tout à fait la fin tragique ou exem­plaire qu'on était en droit d'at­tendre. Cela s'arrête avant, cela s'arrange à peu près, cela s'em­bourbe dans le quotidien d'une misère permanente. Un drame, non :, tout !"lste, parmi beaucoup d'autres, un qnelconque pitoyable moment d'une lente chute par pa­liers vers une totale déchéance.

Prudence à l'égard de la cen­sure ou esthétique délibérée? Il es· düficile de trancher. Peut-être les c1eux ensemble : de l'obstacle

serait né l'organe, un nouveau mode de discours.

Une fille, à Cimadas, est elllevée' à sa mère. Elle passe une nuit dans les locaux de la police. De vrais sévices, point. Il y a cepen­dant là un prisonnier qu'on em­pêche de dormir en lui maintenant un bras en l'air. Et de Cimadas encore s'en vont deux hommes par les chemins, un jeune, Portela, et un vieux, Anihal, tout nourri de vieilles fables historiques, de rêve­ries sans fondement et qui espère avec entêtement être recueilli par son fils, soldat à Cercal Novo. Les deux compères y arrivent, hélas, à l'instant où, sur le polygone de tir, éclatent quelques obus yankees. Portela reçoit un éclat dans la jambe. On la lui coupe, on lui fabri­que une béquille de beau bois dur et le couple revient au village, un peu plus cahin-caha qu'il n'en était parti. Le vieux fait de nouveaux projets : vendre, pour vivre, des brochures, de ces légendes du passé dont il a la tête farcie.

Tout cela ne paraît guère cohé­rent et, semble-t-il, manque de substance. On se dit d'abord que Pires aurait mieux fait de nous donner, plutôt que ce récit fili­forme et disparate, un recueil de nouvelles. Puis l'on s'aperçoit que ces tracés hésitants, traits de crayon plutôt que taches de couleur, que ces trous dans la narration, ces omissions, ces ajustages incertains finissent par évoquer tout un pays. On constate qu'en s'entremêlant ces itinéraires d'hommes insectes, ces fragments de biographies tis­lient l'étoffe d'une communauté

, ~ous-développée, perdue dans un temps immobile et une étendue dé­sertique. Un peuple, ses illusions, ses pauvres moyens de subsistance, ses artisanales débrouillardises, sa force d'inertie, sa sourde revendi­cation apparaissent au travers de ces minces épisodes. Et non seu­lement ce peuple, mais sa situation dans le monde, la situation de notre monde où l'exploité et l'ex­ploiteur ne font pas 'précisément bon ménage et où l'entraide inter­nationale se traduit par la livrai­son d'un parc d'artillerie flambant neuf à des gens qui crèvent de faim. De quoi jouer à la petite guerre sur tous ces fumiers de Job qui, de la Méditerranée aux Caraïbes, étendent leur stérilité à la surface de la planète.

Personne, l'ayant lu, n'oubliera le spectacle mesquin et fantasma­gorique, à la fois cauchemardant et minutieusement observé, de ces bandes rivales d'enfants qui, exci­tés par une sorcière en haillons, se ruent entre chaque salve de bat­terie sur le champ de tir boule­versé pour ramasser et se disputer les éclats d'obus qu'ils échangeront contre quelques sous. Cette vision n'est pas folklorique, pas régiona­li~te. Elle illustre, au-delà du pit­toresque des circonstances, l'uni­verselle stupidité de notre xx' siècle.

Georges Piroué

Page 13: La Quinzaine littéraire n°32

William Goyen En un pays lointain Traduit de l'américain par Marcelle Wem Gallimard éd., 228 p.

Il y a une quinzaine d'années, La maison d'haleine fut une révé­lation : la littérature américaine ne s'était pas arrêtée avec la géné­ration perdue. Un univers naissait sous nos yeux, lyrique et incan­tatoire. Goyen, avec son écriture nostalgique, ramenait des pépites de son voyage au pays d'enfance. Ce livre fit son chemin à travers le monde. Depuis, nous avons atten­du. Le fantôme et la chair a con­firmé, sans toutefois l'égaler, le ta­lent que nous avait révélé La mai­son d'haleine. Puis, avec son der­nier roman, Savannah, ce fut la catastrophe : des hauteurs de Cha­rity, William Goyen était tombé dans l'anecdote médiocre que la réussite de quelques scènes ne par­venait pas à sauver.

Au moins, avec son second r0-

man, En un pays lointain, qui date de 1955, nous retrouvons William Goyen : moins pur que son premier ouvrage, son récit témoigne d.e la même démarche, du même univers et, dans sa chasse aux trésors ou­bUés, il ramène encore quelques diamants de la plus belle eau. Une fois de plus, il part à la quête d'un pays d'enfance, d'un pays où les ra­cines sont encore vivaces.

Marietta est une femme de tren­te ans qui travaille dans un bazar new-yorkais à l'enseigne du « Sor­tilège espagnol ». Cette Espagne, pour elle qui vient du Nouveau Mexique, c'est le sang de ses an­cêtres, le seul rameau authentique de son existence. Alors, dans sa

,chambre, elle rêve, elle veut rebâ­tir cette Espagne où est né son sang. Et nous entrons bientôt en plein domaine onirique : dans cette chambre passent plusieurs person­nages, tous plus pittoresques les uns que les autres. Elle devient un royaume fantastique. Mais on en-

Sortilèges

William. ~en

tend enore rouler les poids lourds, ceux-là mêmes qui, quand on a construit l'autoroute, ont détruit la beauté du Nouveau Mexique. Et c'est la fin du « sortilège (qui) a été tissé par le rêve qui passe sur ces personnages évanescents, s'épar­pillant en un fouillis de ronces et de semence ».

Nous avons quitté les grandes orgues de La maison d'haleine pour une musique plus intime, un air de flûte, plus proche de nous. Avec des moyens très simples, sans le moindre procédé littéraire, Goyen évoque admirablement l'angoisse de

Marietta à la recherche d'un foyer bâti sur « une matière durable », sa fuite vers un « ailleurs » où elle devient une véritable reine d'Espa­gne. Il poursuit par un chapitre où se trouve entièrement résumé son art : dans un Uniprix se trou­ve un oiseau, un Chapparal, un co.u­reur-de-route que personne n'aime ni ne veut acheter. Marietta entre dans le magasin quand il est vide. Dans ce bâtiment, symbole de l'artificia­lité citadine, se noue un dialogue entre l'oiseau et la jcune femme. Tout se transforme aussitôt « com­me s'ils avaient déjà entendu ce

cri, il Y a longtemps, en un lieu qu'ils avaient visité mais · d'où ils étaient revenus et vers où ils sou­haiteraient repartir ». Goyen dans cette 'scène, est près de la perfec­tion.

Quand les créatures oniriques en­trent en scène, si l'écriture de Goyen garde toute sa magie, elle tourne à vide. L'assise concrète n'est plus qu'un décor. Chacun des fantômes est l'une des formes de la solitude onirique de Marietta. Après avoir installé l'angoisse, l'auteur tente de l'incarner. Et cette solitude est totale. D'abord sexuelle, et les sym­boles abondent, qui ne nécessitent pas de fortes connaissances en psy­chanalyse.

Ce pourrait être banal et fasti­dieux. Le don poétique, l'écriture sont ici une forme de salut. Goyen n'a pas son pareil pour trouver le détail anecdotique qui imprime une autre couleur à l'histoire : c'est, par exemple, la mandoline dont les cordes sont des cheveux de fem­mes et qui chante seule quand la hrise se lève. On est parfois à deux doigts de la mièvrerie. Si l'on son­ge à Faulkner (en raison de l'in­fluence majeure qu'a subie Goyen), c'est à un Faulkner qui aurait gom­mé son âcreté, qui s'en tiendrait à un humour gris-rose.

Il est pourtant difficile de dire que nous sommes au niveau de La maison d'haleine. Dans ce premier roman, la synthèse entre « le fan­tôme et la chair », pour reprendre le titre significatif d'un recueil de nouvelles, est réussie. L'onirique est le climat même de la chair. Ici, la chair se fait rare. L'héroïne « vit là-bas d'où elle est venue, c'est son refuge contre la confusion du monde, sa façon de demeurer au lieu pur où elle n 'est plus, proche de sa source ». Mais ce « là-bas» n'a plus le moindre Hen avec la réalité qu'el~ le cherche à évoquer. Seize ans après la publication de La maison d'haleine, on peut raisonnablement se demander si Goyen n'est pas l'auteur d'un seul livre.

Jean Wagrur

••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••

l" nouvelle bibliothèque scientifique " 1

dirigée par FERNAND BRAUDEL, Professeur au Collège de France FRANCK BOURDIER PIERRE FOUGEYROLLAS FRANCIS NEWTON

PIlÉHISTOIRE DE FRANCE MODEUISATION DES HOMMES UNE SOCIOLOGIE DU JAZZ eJ:emple du Sénégal ,

JEAN COHEN JEAN STOETZEL

STRUCTURE DU LANGAGE POÉTIQUE VLADIMIR JANKELEVITCH LA PSYCHOLOGIE SOCIALE LA MORT

THEODOSIUS DOBZHANSKY

L'HOMME EN ÉVOLUTION EMMANUEL LE ROY LADURIE BlSTOIBE DU CLIMAT E-~1 DEPUIS L'AN m

FLAMMARION

La Quinzaine littéraire. 15 !lU 31 juillet 1967. 13

Page 14: La Quinzaine littéraire n°32

• HISTOIRE LITTÉRAIRE •

mémoire brisée

JAMES JOYCE - SAMUEL BECKETT MAX JACOB - BLAISE CENDRARS

ANDRE MALRAUX - MAURICE RAVEL

" ... un beau livre émouvant passion­nant... indispensable à la connaissance

de la littérature de notre temps". Claude Mauriac (LE FIGARO)

• • • • • • • • • • • • • • • •

Jean Cordelier Mme de Sévigné par elle-même Coll. « Ecrivains de toujours » Le Seuil éd., 190 p.

• Nous sommes en 1675. Mme de • Sévigné séjourne en ~retagne. Où • il y a des troubles. La répression : est brutale. « On a pris soixante • bourgeois, écrit-elle le 30 octobre ;

CALMANN-LI':VY · on commence demain à pendre. • Cette province est un bel exemple

Gilles Perrault L'OBCBBSTBI BOUaB

" /ivre passionnant ... extrême exactitude du contexte historique ... un /ivre poignant".

André Fontaine LE MONDE

• pour les autres, et surtout de res-• pecter les gouverneurs et les gou­: vernantes, de ne leur point dire • d'injures, et de ne point jeter des

pierres dans leur jardin. » 1676. Le supplice de la Brin­

villiers. « Son ' pauvre petit corps a été ' jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent ; de sorte que nous la res­pirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tous étonnés » (17 juillet).

• 1685. Louis .XIV vient de révo-• quer l'Edit de Nantes. Bourdaloue • « s'en va, par ordre du Roi, prê­• cher à Montpellier, et dans ces pro­• • vinees où tant de gens se sont con-• vertis sans savoir pourquoi. Le P. • Bourdaloue le leur apprendra et en • fera de bons catholiques. Les dra­• gons ont été de très bons missionnai­• • res jusques _ ici : les prédicateurs • qu'on envoie présentement ren-• dront l'ouvrage parfait» (28 octo-• bre). • Odieux, tout cela .? Le brave Lan­: son le croyait ; un peu jobard cette • fois, et engoncé dans son col dur, • et malhabile à insérer son lorgnon • dans les interlignes. M. Jean Corde-• lier, lui, ne s 'y trompe pas plus que • n'avait fait auparavant M. Antoine • Adam. On pourrait parler d'h)lmour : noir; davantage: d'un humour qui

HISTOIRE CI!!NI!!RALE. remplirait l'office d'un code secret

DES CIVILISATIONS • (nous y reviendrons tout à l'heure). • Il arrive ici qu'une phrase semble

r--___ ----,complète en 7 volumes illustrés : dire le contraire de ce qu'elle veut La critique avec une nouvelle édition du TOME VII : L'EPOQUE. • dire, quand on la sépare des indi-

Internationale CONTEMPORAINE • cations infiniment légères et pru-La plus belle histoire Batailles ~ traités , biographies royales, grandeur et décadeiice des Etats, • demment éparses qui lui font à dis­~~~~~i~~~. ~~~cur~O~! forment- la trame de l'Histoire traditionnelle. Mais combien plus passionnante • tance un cortège discret : seules ces France. Une admirable est l 'Histoire de l 'Homme : décor de la vie quotidienne, progrès des tech- • h . , d' '1 t;~~~:: E~~cr~t!~gat%a~ niques, évolution des idées, des mœurs et des rapports sociaux . Tel est armonlques et resonances ece ent de grand style. Le Pari- l'objet de l'HISTOIRE GENERALE DES CIVILISATIONS, publiée par les • la vérité voilée. 7!rt\~~~~t; ~n f'~~t7:~ célèbres -PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE, groupant pour cette • française. Le Monde . gigantesque synthèse, sous la direction de l'Inspecteur Général Maurice •

Une bavarde D'une admirable vi~ Crouzet, les maîtres les plus éminents de la Sorbonne. Embrassant toutes. ~u~rc:;.nSa~~e;,f::d~u~~ les sociétés, toutes les époques, cette grande œuvre a la valeur scientifique • modèle de synthèse. des meilleures Histoires universelles, mais infiniment plus d'attrait et in dis­American Historical Re- pensable aux professeurs et aux étudiants, elle offre à tous les publics une • ~~:'l'h~~1o~ie ~~a~çêit;: lecture facile et passionnante . Cet attrait est encore accru par une illustration • présentée à un public merveilleusement vivante qui ressuscite à nos yeux le passé (336 planches. M d S'·' , li '

1 t ) . d h 200 1 me e eVlgne, en rea te, est ~r~~ir:.S s~~~es;grr,;er~! bObrls-tteh~te, . Chartes et PI ans leat5Par23u5ne pré

dsen6OQtatio.n ad2iogne des. plus. b.el/es • bouleverse'e par les cruaute's ml'll'-

méthode érudite, a ra- t tO eques. caque va ume ,x , cm e a pages tmpnme sur • rement trouvé démons- alfa , est relié pleine toile, fers spéciaux 2 tons sous jaquette en couleurs • 1'" d' ,.. . ~~~~~mfcIU~tis~g~~r.n~:: laquée. La ,collection complète des 7 volumes , y compris la nouvelle édition • taues et po ICleres un reglme lm­,view. Ces sept volumes qui vient de paraitre du tome VII : l'EPOQUE CONTEMPORAINE considéra- • placable. « De telles vengeances ru­magnifiquement il/us- blement augmentée est offerte par la librairie • des et basses, écrit-elle à propos .de ~é!:c~%~ib':~\i:;;~n~:~ PILOTE aux conditions exceptionnelles suivantes: 12 mensualités de 36,50 F • la condaDIDatl'on de Foucquet, ne Die Neue Gesellschatt. ou 3 versements de 136 F ou 394 F comptant. Vous pouvez ainsi, grâce au bon La qualité du papier, de ci-dessous, recevoir immédiatement pour examen les"] volumes, franco de • • t t· d' ~~II:r'::~.~r~~h~~t giei:'~ port et d'emballage, et avec le droit de retour qui vous permettra , si vou's • sauraten par tr un cœur comme ment digne du texte. étiez déçu, de les renvoyer avant 5 jours, dans leur emballage d'origine. • celui de notre maître. On se sert ~,~~~i~t1/~r~~~~~i~~: Cette facilité ne pouvant vous être accord~e que pe,ndan'. 15 jours, il n'y a • de son nom, et on le profane ... » (22 nelle. La Croix. pour vous que .des avantages a mettre, des aUJourd hUi, a la poste le bon • décembre 1664). Cela veut dire ,-=~=-:=-=,..-__ ....J ci-dessous puisque le droit de retour élimine pour vous tout risque.

jBON-à adr;;;;e-;-;'~ Librairie PILOTE 22, -;;;;; de Gr--;;;;''-i;;-PARIS -:;:-- - -- -,: qu'elle a jugé ; et qu'elle a réso-

1

Veuillez m'adresser pour examen les 7 volumes de l 'HISTOIRE G~N~RALE DES CIVILISATIONS. • lu, pour l'avenir, quoi qu'il arrive, Si je ne vous las renvoie pas dans les 5 jours, dans leur emballage d'origine, je vous réglerai' de ne J'amais se laisser "intoxiquer o comptant 394 F 0 en 3 mensualités de 136 F 0 en 12 mensualités de 36 F 50. •

i ~.itF~i;~i;;f;;'; ·.········ •• • •• ·••·•· ••• ••·· ••••• ~! ~ ~t~i~fi~A~'d~~;''';~ , '" .

14

avoir familiarisés, si lourds soyons­nous, avec les ruses agiles de cette pudeur. Détourner la tête de peur que le public n'aperçoive les lar­mes. Les pirouettes dissimulent une tendresse pitoyable pour toutes les victimes - quelles que soient les causes, voire les raisons, ou mê­me la justification, ou même la jus­tice, ou encore la nécessité de la sanction. On ne confesse pas ces choses-là. Retenir : manière, quel­quefois, élective et raffinée de donner. Ce sont les choses' tues qui font le poids des choses dites.

Ce que M. Jean Cordelier analy­se avec une finesse et une acuité qui font de son livre une étude neuve, saisissante, entraînante. Il ne dé­forme pas : il approfondit. Il se garde d'omettre ce qu'on a coutu­me de chercher dans les Lettres : la grâce, l'allégresse, la hardiesse, la rapidité, la souveraine désinvol­ture du langage (de Retz à Saint­Simon, tout droit, sans autre esca­le), le charme et la valeur de la préciosité et d'autre part, mille ren­seignements irremplaçables sur les mœurs, les genres de vie, les hom­mes et les événements - étant en­tendu que, rarement témoin elle­même, Mme de Sévigné tenait un ' bureau d'information équipé d'une , foule de bons informateurs. Mais il pense qu'elle n'est vraiment vraie que quand on croit qu'elle va ca­quetant pour ne rien dire.

« C'est mon écritoire qu'il me faut », dit-elle. Cette bavarde a en elle-même de quoi intéresser plus encore que ses narrations. Le « gé­nie » de celle qui raconte - M. Cor­delier insiste sur le « génie » -est alors pur de tout mélange avec ce qu'elle raconte. Ainsi son gen­til babillage devient expression, son art de filer l'anecdote devient épreu­ve et exorcisme, ses petites maniè· res prestes deviennent littérature au sens noble du mot, c'est-à-dire re· cherche, . découverte, prise de conscience et formation de soi.

Notre tort habituel est de juger d'elle sur ses morceaux de bravou­re, trop faciles à mettre en antholo­gie. N'exagérons pas cependant; sur les « coquecigrues » du clair de lune par exemple (12 juin 1680), vous vous rappelez le commentaire de Proust: il s'agit de bien autre cho­se que d'un morceau de bravoure. Mais le ({ Je m'en vais vous man­der la chose la plus étonnante, la plus surprenante, » etc. (15 décem­bre 1670), le ({ Faner est la plus jolie chose du monde » (22 juillet 1671), la relation de la mort de Tu­renne (28 août 1675), la descrip­tion du printemps breton (19 et 26

'avril1690), ce sont des pages - par­lons sottement - trop éblouissan­tes. Nous ne faisons pas notre or­dinaire des feux d'artifice. Il y a là souvent du baroquisme, tantôt flamboyant, tantôt précieux, voire mièvre si l'on peut parler d'une mièvrerie du baroque. . .

Parure et parade pour séduire. Pour répondre à une réputation et combler une attente ; pour capter et pour entretenir, tâche épuisan-

Page 15: La Quinzaine littéraire n°32

Une vérité bien voilée te, directement ou par correspon­dants interposés, et à tout prix, les bonnes grâces d'une fille qu'aga­çaient les débordements de la solli­citude maternelle. Beaucoup pour se plaire à elle-même, bien sûr, car ni la tristesse du cœur ni l'angoisse de l'esprit ne découragent la joie d'écrire; aussi pour confirmer, qui peut le plus pouvant se permettre le moins, un droit qu'elle n'entend pas laisser prescrire, le droit à la simplicité et au libre abandon.

Les soupirants

Elle est née, déclare M. Cordelier, pour entrer en matière, à l'âge de quarante-cinq ans, le 6 février 1671 : c'est la date de la première lettre à Mme de Grignan ; de la première, du moins, qui nous soit parvenue. Vous le voyez, M. Cor­delier aime nous bousculer, afin de mieux casser nos routines (jus­qu'à appeler à la rescousse, sans

ldresse d'ILlte lettre de la llfarquise

il sa fil/l', Uaclame de Grig"un.

mollir, Van Gogh, Kafka, Beckett ou Marguerite Duras). Ne force-t-il pas un peu, cette fois ? Elle n'avait pas attendu si longtemps po~' con­tracter alliance avec son écritoire : ses premiers billets connus sont an­térieurs d'un quart de siècle ; n'allons pas confondre d'énormes manques avec une absence. Et puis les lettres à la fille occupent moins des deux tiers .des 1.155 numéros

rassemblés dans les trois tomes de la Pléiade ; c'est beaucoup. certes : non pas autant que le veut la légen­de.

n est vrai que ces chiffres et proportions n'ont pas de sens. Trop de lettres ont été perdues ; autant ou moitié autant peut-être (suppu­tation tout aléatoire) qu'il en res­le. « l'ai quasi toujours à écri­re », disait la marquise. La corres­pondance avec Mme de La · Fayette ou avec le cardinal de Retz, entre autres, si jamais on les retrouvait, ce qui n'est ni impossible en droit ni vraisemblable en fait, pourrait bien distordre nos perspectives : nous déposons des conclusions sur le vu d'un dossier que nous savons incomplet sans savoir combien ni comment il l'est.

Cessons de chicaner ; et après ces réserves, reconnaissons qu'il est im­probable que des découvertcs nou­velles puissent rien apporter sur l'essentiel - sur cet espace du de­dans dont M. Cordelier trouve les coordonnées et les dimensions dans

terprétations à la fois rudimen­taires et délirantes auxquelles se complaisent quelques critiques mo­dernes éperdus de modernisme. On fait état, sans mesure, d'un mot de Mathieu Marais : « Ce sont des lettres à sa fille où il y a plus d'amour que les amants n'en ont dit, depuis que l'on a commencé de s'aimer » ; et d'une phrase à Mme de Grignan absente de toutes les éditions avant celle de la Pléia­de : « Pensez-vous que je ne baise point aussi de tout mon cœur vos belles jOlLes et votre belle gorge ? » (Vous trouverez d'autres pièces de cette procédure au premier tome de la Pléiade, dans l'introduction de M. Gérard-Gailly). Allons, allons, ne traitons pas la psychanalyse com­me un article de bazar.

Un cas ? Sans doute ; mais qui n'était pas tellement aberrant. « Elle est d'un tempérament froid, disait son indiscret cousin Bussy­Rabutin, au moins si l'on en croit feu son mari. » Que la frigidité, dans sa jeunesse, ait pu la rendre

La Marquise de Sévigné. portrait par Mlle de Vanteuil,

les lettres à Mme de Grignan. Il cite quelques lignes propres à con­vaincre, et aussi à troubler: « l'ad­mire comme je vous écris avec vivacité, et comme je hais d'écrire à tout le reste du monde ( ... ) Com­ment? l'aime à vous écrire! C'est donc signe que j'aime votre absen­ce, ma fille : voilà qui est épou­vantable. »

Il a le bon sens d'écarter les in-

agitée, dissipée, évaporée, inconsi­dérée, mondainement imprudente, cela serait assez habituel. Ni la mali­gnité de ses contemporains ni la cri­tique moderne ne :'le sont résignées à voir en elle, tout simplement, une femme soulagée du devoir con­jugal (elle était devenue veuve le jour même de ses vingt-cinq ans) et qui n'avait plus envie de cou­cher avec , personne. Ni avec Bussy.

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juület 1967.

tombeur cette fois déçu (elle aurait pourtant aimé l'aimer, malgré les défauts déplaisants qu'il avait, si seulement elle avait pu l'aimer) ; ni avec Foucquet, ni avec le prince de Conti, ni avec Turenne, ni avec le duc de Lesdiguières, qui comptè­renl parmi ses soupirants.

La Fronde

Un complexe, si vous voulez ; une affectivité pressée de se défou­ler. Mais l'hypothèse d'une sorte de saphisme incestueux relève, au mieux, des aide-mémoire pour le baccalauréat (nos candidats d'au­jourd'hui sont tellement affranchis). C'est du moins ce que je crois ; à tort, peut-être : toute preuve manque, évidemment, dans un sens comme dans l'autre. Les lettres perdues à Mme de La Fayette livre­raient-elles des aveux, ou du moins des allusions aux confidences que devaient se faire à l'oreille deux femmes si amicalement liées, et si proches l'une de l'autre ? Mais saurions-nous déchiffrer de telles allusions, connaissant sa délicate réserve ?

Quelles parts respectives attribuer dans ses réticences, à sa retenue spontanée et à la crainte du cl'.Li­net noir ? « Ceux qui ont VIL dans ses lettres la marque d'unl! âme in..­sensible, remarque M . Antoine Adam, ne semblent pas soupçon­ner que la police était en possession d'ouvrir les correspondances » ; l'opinion de M. Cordelier s'accorde avec la sienne. Sans doute Mme de Sévigné avait-elle quelquefois le moyen d'acheminer ses lettres par des voies sûres. En tout cas, les destinataires les communiquaient à des tiers, on faisait cercle' pour en écouter la lecture ; après quoi, les bavardages allaient leur train. En­tre commérage et mouchardage. la fronlière flottait.

Or l'épistolière était suspecte. Oui, elle roucoule d'aise lorsque, à une représentation d'Esther, Sa Majesté daigne lui adresser quelques paro­les banalement affables; mais c'est en lI689, où le passé est bien mort. La tête ne lui a jamais tourné. Elle n'a guère intrigué, elle ne s'est point ralliée. Immanquablement ses meil­leurs amis se sont trouvés du côté de ceux que « notre maître » détes­tait, et à l'occasion persécutait, le surintendant Foucquet. Bussy, dé­jà cités, et les survivants de' la Fron­de comme La Rochefoucauld, ré­signés mais non convertis - elle s'obstinait à leur rester fidèle - et les jansénistes, une poignée d'hon­nêtes gens irréductibles, dont la seule existence suffisait à tracasser le roi : leur rigueur effarouchait Mme de Sévigné, mais la manière dont ils prenaient au sérieux les choses sérieuses entraînait son es­prit et son cœur. Un entraînement singulier la rangeait toujours du bord des mauvais esprits à sur­veiller.

Samuel S. de Sacy

15

Page 16: La Quinzaine littéraire n°32

ART

E. et J. de Goncourt L'art du dix-huitième siècle et autres textes sur l'art Présentation de J .-P. Bouillon Coll. « Miroir .de l'art» Hermann éd., 256 p.

Jacques Thuillier Fragonard Coll. « Goût de notre temps » Skira éd., 157 p.

Les Goncourt offrent le cas rare d'écrivains qui, tout au long de leur vie, ont consacré beaucoup de temps, d'amour et d'argent à l'art ancien ; collectionneurs, ils avaient réuni un fort bel ensemble de des­sins du XVIIIe siècle. Bien que leurs articles sur l'art moderne soient nombreux, bien qu'ils aient joué leur rôle dans l'introduction en France du japonisme, tout naturelle­ment la couverture du choix de textes présenté par J .-P. Bouillon porte le titre que les Goncourt avaient donné à leur ouvrage prin­cipal dans ce domaine : l'Art du dix-huitième siècle. Si les deux frè­res ne se sont pas intéressés exclu­sivement à ce siècle, ils ne sont pas non plus les auteurs de la résurrec­tion d'un art peu à peu tombé en défaveur à partir de 1770 environ. J .-P. Bouillon rappelle opportuné­ment le nom de leurs devanciers, Champfleury, Paul Mantz, etc., et qu'ils ne font guère que relancer une mode apparue vers 1830. A cette mode toutefois, ils ont donné une forme littéraire, un éclat, qui justifient dans une certaine mesure les idées trop simples de la posté­rité.

Le XVIIIe siècle des Goncourt n'est pas un siècle entier. S'il va de Watteau à Fragonard, il exclut. la grande peinture historique ou reli­gieuse, qui n'avait jamais été com­plètement abandonnée et surtout la réaction néo-classique qui domine le dernier tiers du siècle. Les deux frères avaient pourtant commencé par des articles sur la peinture à l'époque révolutionnaire, mais leur goût profond les portait vers l'ima­ge d'une !?ociété spirituelle et heu­reuse qu'ils se plaisaient à retrou­ver chez les . artistes du temps. Leur admiration est d'abord une nostal­gie, leur plaisir est d'abord histori­que. Par là, ils restent dans la tra­dition : le dix-neuvième . siècle a le plus souvent recherché dans les œuvres d'art du passé d'abord l'ima­ge cl 'une société disparue ; de mê­me que le cousin Pons retrouve dans ses Gérard Dow la Hollande du XVIIe siècle, sa richesse et sa paix, les Goncourt aiment chez les Saint-Aubin, chez Boucher, chez Fragonard la représentation . d'un art de vivre et de bien-vivre. Mais ils échappent à cette pente archéolo­gique par leur amour de la pein­ture et du dessin, par leur capacité d'entrer dans le monde poétique èt non réaliste d'un Watteau, 'par les moyens littéraires qu'ils emploient.

Comme Diderot dans ses Salons,

16

De Watteau' , a Fragonard

ils utilisent la description de ta­bleaux, description souvent synthé­tique, qui rassemble et résume plu­sieurs toiles en quelques phrases. Forts de leur expérience d'amateurs et de collectionneurs, ils peuvent s'appuyer sur l'étude du métier pictural, décrit dans un langage qu'ils aiment à rehausser de mots rares ou inconnus. Parlant de la technique, dont ils ont bien senti l'importance, de Chardin, voici « des égrenures raboteuses du ' pin­ceau, des grumelots de la cou­leur ». Il y a là sans doute un défaut : à force de mots recherchés, d'épithètes précieuses, ce n'est plus un tableau que l'on voit mais l'écri­ture des Goncourt. Pourtant, les deux frères sont aussi historiens ; ils savent peser les influences, re­lever ce que Watteau, ce Flamand, doit à Venise ; ils accumulent les

. Watteau l'Indifférent.

notes, dressent des listes, comme jadis un Mariette, accueillent en bas de page le baptistaire de Frago­nard copié pour eux à Grasse par M. Senequier.

On regrette un peu que les né­cessités d'une collection de poche aient amené J.-P. Bouillon à suppri­mer presque tout ce soubassement du travail des Goncourt, ces « no­tules » qui fortifient les textes trop littéraires, trop gratuits, et faute desquelles le lecteur a souvent l'im­pression de lire non pas les Gon­court, mais un pastiche écrit par quelque Proust sympathique mais malicieux. L'Art du dix-huitième siècle n'est pas tout à fait seule­ment cette mousse irisée, cette ima­ge trop jolie d'une peinture trop aimable, c'est un livre que les his­toriens utilisent encore.

Les seuls poètes que la France du XVIIIe siècle ait connus, selon les Goncourt, sont des peintres ; après Watteau, et loin derrière, vient Fragonard, « le petit poète de l'Art d'aimer ». Nous touchons ici aux limites, moins des connaissan­ces sans doute que du goût des deux

frères. Non seulement ils aiment trop les chroniqueurs, Debucourt, Eisen, mais quand ils sont grands, ils n'en voient qu'un côté, ainsi de Moreau le Jeune dont les paysages, si modernes, ne les intéressent pas, ainsi de Gabriel de Saint-Aubin dont ils n'ont pas senti la vibration secrète et qu'ils réduisent, avec son frère, au mérite d' « avoir fixé la physionomie de la France, en son plus joli moment ». Le parallèle esquissé par le présentateur entre Baudelaire et les Goncourt semble un peu flatteur pour ces derniers. Alors que le thème de la moderni­té chez Baudelaire mène tout droit à la révolution de l'art moderne qu'est le déclin du sujet dans la peinture, chez les Goncourt, il ne s'agit guère que de capter l'instant qui passe. Les Goncourt n'ont pas créé la mode du XVIIIe siècle mais

...A!5 frères Goncourt.

ils ont grandement contribué à en­fermer l'image que nous en avons dans de trop étroites limites. Ainsi de Fragonard.

La leçon du livre que lui consa­cre Jacques Thuillier, . celle de tous les travaux sérieux dans ce domai­ne, est double. C'est d'abord la re­mise en question systématique des données dont nous disposons, puis l'effort pour embrasser l'ensemble des aspects d'une œuvre, classé et débarrassé de ses adjonctions pos­tiches. Le ton d'une collection des­tinée à un large public empêchait de pousser trop loin la démonstra­tion. Tel qu'il est, ce petit livre apporte bien des surprises. Que Fragonard ait été de mœurs ré­glées, passe encore, mais que la chronologie de son œuvre reste à faire, voilà qui surprendra bien des lecteurs. Les grands noms du XVIIIe siècle n'attirent pas les his­toriens d'aujourd'hui, soit que ces œuvres touffues et naguère trop célèbres effraient, soit que notre époque, plus pudibonde qu'on ne le pense, s'effarouche devant ces femmes trop nombreuses et trop

nues. Pour ne prendre que cet exemple, il n'existe pas un bon li­vre sur Boucher et aucun ne s'an­nonce. Chez Fragonard, les œuvres datées avec sécurité sont rares et elles sont fort diverses. Figures de caprice, esquisses dont le mouve­ment sinueux et sans cesse rebon­dissant fait tellement penser à l'art antérieur de Pellegrini (ces ébau­ches superbes sont parfois comme la transcription colorée de dessins vénitiens), scènes d'intérieur à la facture sage, rêves d'amour dans des bois que gagne l'ombre roman­tique, tout cela s'ajoute aux pein­tures et aux de~oins, les deux do­maines à quoi. les Goncourt tendent à réduire l'œuvre.

Toute cette carrière, dont Jacques Thuillier retrace' à merveille les grandes inflexions, dans une lan­gue dont l'élégance est parfois un peu précieuse, se place résolument en marge du grand courant moderne de la peinture européenne qui, formé à Rome et en Angleterre, entraîne les contemporains de Fra­gonard vers ' le néo-classicisme et leur permet, par un paradoxe si fréquent en art, de renouveler le style par un contact intime avec l'art du passé. Fragonard, par le choix de ses sujets, par sa vision pittoresque, fait figure d'attardé. Pourtant, s'il échappe à « l'historis­me » qui marque si fortement son temps, il rejoint parfois un des cou­rants du néo-classicisme, qu'il faut éviter de réduire à sa composante archéologique. L'effusion lyrique du Vœu à l'amour, de l'Offrande à l'amour, si prud'honienne, est la contrepartie de la plainte non moins lyrique qu'exhalent les femmes sa­crifiées, meurtries, dans les tableaux de David, mais indispensables à sa poétique. Présentant ses Sabines, David célébrait le pinceau « tou­chant et sévère » de Poussin. Gar­dons-nous de ne sentir battre, sous les chlamydes, que des cœurs sévè­res.

Dédaigneux de l'histoire, ayant très tôt délaissé la grande peinture, l'Académie et les Salons, Frago­nard atteint pourtant le plus haut niveau, comme en Angleterre son contemporain Gainsborough. Il le doit d'abord à son métier pictural dont Jacques Thl.lÏllier décrit admi­rablement les ressources variées en rappelant que ce « pur plaisir de peindre » est tout près d'être une nouveauté en France (bien que dé­jà Chardin ... ) Il est bon de médi­ter cette leçon, qu'on trouvera peut­être bien prosaïque, qu'un très grand peintre est d'abord un grand praticien. Que pourtant l'exemple de Fragonard n'induise pas en erreur les visiteurs de la prochaine exposition Ingres la virtuosité ébouriffante d'un ruban de pâte déroulé et qui se détache sur un fond à peine esquissé n'est pas le seul beau métier possible, il en est de plus discrets, de plus contrôlés, dont le prix n'est pas moindre. Fra­gonard ne le savait-il pas déjà?

Antoine Schnapper

Page 17: La Quinzaine littéraire n°32

La volonté créatrice

John Russel Seurat 225 reprod. dont 52 en coul. Somogy éd., 288 p.

On pourrait dire de Seurat qu'il est le moins connu des peintres célèbres. Nous attendons encore, soixante-seize ans après sa mort, la grande exposition qui nous offri­rait pour la première fois une vue d'ensemble de son œuvre et qu'une mauvaise conscience semble perpé-' tuellement ajourner. Quelle hosti­lité ou quel remords éprouvent donc les Français au sujet de Seurat ? Seraient-ils allergiques au pointillisme ? Nous avons pour­tant vu au Louvre, en 1963, l'ex­position du plus fervent sinon du plus heureux de ses adeptes, Paul Signac.

En vérité, le retard traditionnel apporté à la découverte des grands peintres s'est révélé sans remède avec Seurat. Sa mort à trente-deux 'ans et la lenteur que sa technique même imposait à l'exécution de ses tableaux font que son œuvre est demeurée restreinte. Quand on commença de s'intéresser vraiment à lui, ses peintures n'étaient plus là - je veux dire plus en France. C'est ainsi que le Louvre ne pos­sède qu'une seule de ses grandes toiles, le Cirque. Encore ne s'y trouve-t-elle que grâce au legs, en 1927, d'un généreux Américain, John Quinn. Les seules acquisi­tions de notre grand musée natio­nal concernent trois petites études sur le thème des Poseuses prove­nant de la vente Fénéon, en 1947, et une :t;narine de Port-en-Bessin achetée en 1951 sur les fonds d'une donation anonyme canadienne. Les deux autres Seurat du Louvre, des esquisses pour le Cirque et pour la Grande latte, sont des dons, l'un de Mme Doucet, l'autre anonyme.

Toute connaissance sérieuse d6 Seurat doit donc s'acquérir au­delà des frontières, principalement aux Etats-Unis, à l'Art Institute de Chicago pour Un dimanche d'été à l'Ile de la Grande latte, au Metropolitan Museum de New York pour la Parade, à la Barnes Foundation de Merion pour les Poseuses (achetées 50.000 dollars par le Dr Barnes en 1926), puis à Londres, à la Tate Gallery pour Une baignade, à l'Institut Cour­tauld pour la leune femme se poudrant, et à Otterlo, au Musée Kroller-Müller pour le Chahut et quatre très belles marines. Voilà pour les œuvres maîtresses, mais d'autres toiles, moins célèbres mais non moins admirables et non moins nécessaires à la compréhension de Seurat, se trouvent encore au Musée d'Art Moderne de New York et au Musée Guggenheim, à la Yale University, au Fogg Art Museum, au Cleveland Museum.

Par la rareté de ses titres la bibliographie française se trouve en situation harmonieuse avec les

musées français. Toutefois, les pu­blications de ces dernières années nous rassérènent un peu en nous montrant que, dans ce domaine au moins, on cherche à se rattraper. En 1961 paraissait chez Gründ l'ouvrage capital de César de Hauke, Seurat et son œuvre, dont les deux volumes in-4° et leur abondante illustration constituent un véritable catalogue réunissant peintures et dessins. L'année der­nière, dans la Vie de Seurat, der­nier livre publié par Henri Per­ruchot avant sa mort (Hachette), l'auteur surmontait, par une inté­ressante documentation parabiogra­phique, la difficulté d'écrire la « vie» d'un personnage dont l'exis­tence se dérobe si obstinément à la curiosité de l'historien. Enfin, le Seurat de John Russel qui vient de paraître, traduit de l'anglais par Paul et Frédérique Cuchet (Somo­gy), nous conduit assez loin et d'une façon très captivante dans l'explo­ration méthodique d'une œuvre dont le côté paradoxal est que son élaboration fondée sur des données essentiellement scientifiques de­vait aboutir à une interprétation poétique de la nature où les facul­tés imaginatives semblent avoir, en fin de compte, absorbé tous les éléments recueillis par . l'observa­tion.

Nous savions déjà comment s'est déroulée l'évolution esthétique de Seurat et comment, de lecture en lecture, il éi.l1it parvem .. , a tra­vers Chevreul (De la loi du contraste simultané des couleurs, et de l'assortiment des objets co­lorés), David Sutter, Ogden Rood, Maxwell, Charles Henry et autres théoriciens des phénomènes vi­suels, à la conception d'un langage pictural ayant sa syntaxe et sa grammaire, et où le principe du mélange optique avait déterminé la seule technique appropriée à sa rationalisation, celle de la touche divisée. Mais jamais encore nous n'avions suivi Seurat de si près sur le long chemin que sa méthode de travail lui faisait parcourir entre la première pochade d'un paysage désert (les vues d'Asnières pour Une baignade ou la Grande latte) et la composition finale où ce même paysage n'apparaît plus que comme le décor au milieu duquel évoluent les nombreux per­sonnages qu'il a disposés avec la rigueur d'un exigeant metteur en scène. C'est le grand mérite du livre de John Russel de démonter' sous nos yeux, pour ainsi dire, le mécanisme d'une volonté créatrice exceptionnelle et de nous montrer, par une analyse pénétrante des toiles de Seurat et par leur confron­tation avec un grand nombre de dessins et . d'esquisses, la curieuse circulation des thèmes et des motifs graphiques à travers une œuvre où, finalement, la véritable person­nalité du peintre est mise au jour indépendamment du procédé qui fit de lui, presque à son insu, le chef de l'école pointilliste.

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juület 1967.

Seurat Etude pour la Grande Jatte.

Seurat tenait pourtant à ce qu'on reconnût l'importance de ce pro­cédé, dont Signac disait qu'il était « une philosophie, et non un sys­tème », et il veillait à ce qu'on ne lui en contestât pas la paternité. A cet égard, il fut le plus pointilleux des pointillistes, et il se montra souvent agacé de voir s'augmenter de jour en jour le nombre des adeptes du néo-impressionnisme, prévoyant que l'intérêt s'en émous­serait avec sa dispersion trop éten­due, ce qui, d'ailleurs, devait arriver.

A côté des sources scientifiques, quelques sources littéraires, plus discrètes, peuvent être remarquées dans les toiles de Seurat. Il est même possible que des influences réciproques se soient produites entre Mallarmé et le peintre, no­tamment au su jet de la Prose pour des Esseintes et de la Grande latte. Peut-être aussi faut-il voir une ori­ginede la Parade, dont les pre­mières études datent de 1887, dans la Parade de cirque, le poème en prose de Rimbaud, publié dans la Vogue en 1886. Plus manifestes, bien entendu, sont les influences picturales. Toutefois, on ne pour­rait en déceler que dans des pério­des limitées aux premières et aux dernières années de l'œuvre de Seurat. Au début, elles concernent, passagèrement mais indiscutable­ment, Millet et Puvis de Chavan­nes. Russel établit également une comparaison entre la Grande latte

et l'Allégorie de Lorenzo Costa (1460-1555) que Seurat aurait pu voir au Louvre, mais les ressem­blances qu'il y découvre paraissent un peu forcées.

En revanche, l'impression pro­duite sur l'auteur du Chahut par les affiches de Chéret ne fait pas de doute. Il en avait placardé une au mur de son atelier et il s'en inspira pour la première fois en 1889 en dessinant la couverture d'un roman de Victor Jozé, la Ménagerie sociale. En 1890, son dernier tableau, le Cirque, présen- ' tait cette singularité de réunir, dans une tonalité blonde habituelle aux œuvres de Chéret, un goût de l'arabesque directement issu de l'Art nouveau et quelque chose dans l'architecture même de la composition qui, outre sa tendance à la monochromie, annonçait sour­dement, d'une façon tout à la fois frappante et indéfinissable, par le truchement mystérieux d'une réfé­rence à Cézanne, le cubisme analy­tique.

En songeant à cette position sin­gulière de Seurat, ainsi placé à mi-chemin entre Chéret et Braque, et qu'on peut, dans une perspec­tive plus étendue, tout aussi juste­ment situer entre Piero della Fran­cesca et Balthus, il apparaît impos­sible de trouver une justification à la place étroite que lui assigne dans l'histoire de la peinture l'éti­quette du néo-impressionnisme.

Jean Sel:

17

Page 18: La Quinzaine littéraire n°32

PHILOSOPHIE

Jacques Derrida L'écriture et la différence Le Seuil éd., 439 p.

Voici un an, dans deux articles sur La grammatologie1, Jacques Derrida marquait quels préjugés métaphysiques sont liés à la tra­dition occidentale du primat de la parole sur l'écrit : qu'il y a une âme avant le corps, un dedans avant le dehors, un logos avant le signe (préjugés, mais qui sont peut-être la métaphysique même) ; il ne se proposait pas pour autant d'effacer le phono (ou logo) cen­trisme - ce serait simplement rendre impossible la pensée -, mais de tenter de l'ouvrir, en dé­construisant ses concepts ; pour pousser au-delà de l'opposition écriture-parole, il remontait alors en deçà, vers ce dont est fait tout langage : de différences, et qui se conservent, qui sont donc autant de traces ; un langage, en ce sens, s'institue dès l'abord dans l'hori­zon d'une pré-écriture, d'une « archi-écriture » ; retour dont enfin les conséquences ne pou­vaient qu'ébranler de proche en proche toute notre tradition : si le langage s'origine dans la trace-de­différence, il n'y a plus d'élément simple ni premier, plus de pré-sence ni de pré-sens, il n'est plus rien qui échappe à l'espace et au temps naissants de l'archi-écriture (à « l'espacement » et à la « diffé­rance ») : il nous faut, et c'est difficile, apprendre à penser l'absence de l'origine.

Ces quatre mouvements - des­cription d'une tradition close, qui est celle-là même de la pensée ; affirmation qu'il serait vain de vouloir, sans contradiction, s'y arracher ; recherche d'une « écono­mie » de l'enquête philosophique qui permette cependant une ouver­ture, qui nous laisse entrevoir ce qui se tient aux limites de la pen­sée, par un retour à ses origines ; indication qu'en cette origine se tiennent précisément la différence et l'écart, et donc l'absence d'ori­gine - ces quatre mouvements commandent tous les textes anté­rieurs et postérieurs à La gram ma­tologie (de 1959 à 1967) que Der­rida vient de rassembler sous le titre L'écriture et la différence. Telle est du moins l'hypothèse qui nous aidera pour un premier dé­chiffrement.

La métaph)'"sique, l'ouverture

Ce qui, donc, rassemble tous ces textes est le point sur lequel ils fOOlt porter leur question Derrida, chaque fois, se place là où la tradition philosophique dont nous avons hérité vingt-cinq siècles des présocratiques à Hegel et Husserl - clôt son ré­seau de concepts, où il devient

111

Forcer les liDlites clair que ces concepts font entre eux système, là où les oppositions les plus vives qu'il nous a jus­qu'ici été donné de penser dévoi­lent la communauté de leur origine et le lieu comme intérieur de leur conflit ; alors, avec ceux qui cher­chent à forcer les limites, Derrida se demande si quelque chose n'est pas à penser qui excède notre sys­tème, si une ouverture n'est pas praticable vers un Autre qui ne serait . plus réconciliable avec le Même, qui serait à viser comme tel.

C'est dire que l'enquête de Der­rida trouvera son bien partout où un craquement semblera annoncer une mise en évidence de la clôture, et un effort pour y échapper.

Derrida, par exemple, n'est pas spécialement concerné par le struc­turalisme - mais il lui importe de voir surgir là, dans une nouvelle description de l'humain, la remise en question du centre : « On a toujours pensé que le centre, qui par définition est unique, cons ti- . tuait dans une structure cela même qui, commandant la structure, échappe à la structuralité » ; l'évé­nement de rupture est apparu quand on a dû penser « qu'il n'y avait pas de centre ... qu'il n'était pas un lieu fixe mais une fonction, une sorte de non-lieu dans lequel se jouaient à l'infini des substitu­tions de signes ». Retenons le mot jeu : dès que le centre fuit, c'est le sérieux et la solidité de l'être et de la vérité - rien de moins -qu'on ébranle ; et c'est dès lors toute la tradition métaphysique, qui, Nietzsche l'avait noté, se lé­zarde, pour ouvrir sur l'aventuré d'une interprétation.

Si Derrida se tourne vers une pensée non-hellénique, et nommé­ment juive (Levinas), c'est qu'il trouve ici à interroger l'exigence d'un Autre absolu, un infiniment Autre (en fait, un Autrui) qui ne ~erait plus comme chez Platon l'Autre du Même (du moi), qui ne serait plus comme chez Hegel conservé dans le même temps que supprimé, d'un Autre irréductible, excédant la totalité de notre expé­rience et les ressources de notre Logique, un Autre qui veille, dieu négatif, aux marges impensables de la pensée.

S'il commente l'œuvre de Fou~ cault, c'est pour en retenir la lec­ture la plus radicale et contester que la folie puisse être épuisée dans le geste (métaphysique) de la raison du XVIIe siècle (c constituant son contraire en objet pour s'en protéger » et l'enfermer à l'exté­rieur de soi ; plus radicalement, la Folie est ce silence qui hante dès tou jPurs notre discours comme le sans:ordre des « mots salis langage » et du « langage sans appui », comme ce à quoi jamais nous ne pourrons donner la parole. Elle est le témoin du non-sens qui envelop­pe de toutes parts notre exigence de sens, à quoi cette exigence ne peut s'arracher que par un " geste

de violence: « On pourrait dire que le règne d'une pensée finie ne peut s'établir que sur le renferme­ment et l'humiliation et l'enchaîne­ment et la dérision plus ou moins déguisée du fou en nous, d'un fou qui ne peut jamais être que le fou d'un logos, comme père, comme maître, comme roi. »

Dans le plus beau, le plus maî­trisé de tous ses textes, qui est aussi le plus récent, Derrida mar­que l'écart entre une philosophie comme celle de Hegel, forme ulti­me de la métaphysique, qui va jusqu'à récupérer la négativité au profit du travail du sens, et l'ébran­lement que lui fait subir l'œuvre d'un Bataille. Opposition entre le maître selon Hegel, qui pour deve­nir conscience de soi a dû risquer sa vie, mais qui a su retenir ce qu'il risquait, et la souveraineté selon Bataille, qui pense le risque absolu de la mort, sans dialectique possible, sans récupération possible du sens. « Par le recours à l'Aufhe­bung qui conserve la mise... tout ce que couvre le nom de maîtrise s'effondre dans la comédie. » Une fois encore il nous faut donc lire le non-sens sous le sens, la dépense sous la mesure, le jeu sous le tra­vail, l'absence sous la présence. « Le rire seul excède le dialectique: il n'éclate que depuis le renonce­ment absolu au sens. » Manière de dire que le rire ne se laisse pas prendre au sérieux (à la philoso­phie), qu'il est rire sur le sérieux, manifestation d'un négatif qui n'est négatif d'aucun positif -ouverture sur un « point de non­réserve» et de « non-retour ».

Les raisons de la Raison

Mais, nous l'avons dit, le mou­vement aux limites s'accompagne toujours chez Derrida d'une coUs­cience aiguë de l'impossibilité d'avancer au-delà de la métaphysi­que sans passer par elle, simple­ment parce que la métaphysique est jusqu'à nouvel ordre l'implicite de la pensée, et qu'on ne pourrait sauf à se contredire s'y dérober sans renoncer tout bonnement à penser.

De cela, la démonstration est tantôt de fait, tantôt de droit.

De fait : Derrida consacre une importante partie de ses textes à montrer combien souvent une pen­sée qui se croit au-delà de la mé­taphysique y est encore, et s'aveu­gle sur elle-même.

Comment - pour prendre un simple exemple - parler avec Le­vinas de l'Autre, sans en faire un autre Moi, et sans recourir à une esserice identique du subjectif ? Ou comment ne pas voir que si l'extériorité de cet Autre n'est « pas spatiale », pareille méta­phore n'en est pas moins lourde de présence et « signifie peut-être qu'il n'y a pas de logos philosophi­que qui ne doive d'abord se laisser

expatrier dans la structure dedans­dehors» ?

Même dém arche lorsque Derrida lit Artaud : certes, par sa contes­tation du primat de la parole au théâtre, par son horreur de tout ce qui nous dit avant que nous n'agis­sions, de tout ce qui nous « souf­fle » notre parole, Artaud conteste vivement la clôture de notre esthé­tique de l'expression (qui implique­rait que quelque chose soit déjà là, à imiter, à traduire) et de notre métaphysique dualiste ou théologi­que de la pré-existence ; mais par­ce qu'il rêve d'une unité recon­quise au plus près de la chair, d'une parole qui soit mon souffle, d'un souffle qui soit mon corps, d'un corps auquel Dieu ne fasse pas la farce de devoir se souiller, ,Artaud accomplit encore, à sa façon, inversée dans la chair, cette vieille métaphysique du propre et de la présence' à soi, qui fournis­sait au dualisme spiritualiste ses plus vrais motifs.

Mais le fait n'est ici que l'effet du droit. Que pourrait signifier « faire parler la folie », comme y prétend parfois Foucault, si la folie est l'Autre de toute parole ? « Quand on veut dire le silence lui-même, on est déjà passé à l'ennemi et du côté de l'ordre, même si dans l'ordre, on se bat contre l'ordre et si on le met en question dans son origine. Il n'y a pas de cheval de Troie dont n'ait raison la Raison ... La grandeur in­dépassable, irremplaçable de l'ordre de la raison ... c'est qu'on ne peut en appeler contre elle qu'à elle, on ne peut protester contre elle qu'en elle, elle ne nous laisse, sur son propre champ, que le recours au stratagème et à la stratégie. »

Objection qui se retrouve avec Levinas : peut-on même « se nom­mer le non-grec ? » S'il s'agit, contre l'Un parménidien, de poser une pluralité irréductible, « ce qu'un Grec (Platon), n'a pu faire un non-Grec le réussira-t-il autre­ment qu'en se déguisant en Grec, en parlant grec, en feignant de parler grec pour approcher le roi ? Et comme il s'agit de tuer une pa­role, saura-t-on jamais qui est la dernière victime de cette feinte ? »

Aussi bien l'excès ne se décou­vre-t-il qu'au bout de ce qu'il excè-­de. Ici encore, l'étude sur Bataille est capitale. Puisque le pas de la souveraineté n'est que celui du rire sur la maîtrise, il faut bien d'abord « savoir de quoi l'on rit » : autre­ment dit, Bataille ne peut s'accom­plir que par une « complicité sans réserve » avec Hegel, pas à pas, et jusqu'en ce point où, d'une rup­ture furtive, on fera surgir le ris­que qui le disloque ; prétendre lire Bataille sans reconnaître tout le chemin qu'il a fait avec Hegel se­rait s'interdire de comprendre une expérience des limites qui se défi­nit précisément comme « au-delà» du savoir hégélien: « Loin d'inter­rompre la dialectique, l'histoire et

Page 19: La Quinzaine littéraire n°32

le mouvement du sens, la souverai­neté donne à l'économie de la rai­son son élément, son milieu, ses bordures illimitantes de non-sens. »

Je voudrais, pour ma part, insis­ter beaucoup sur ce temps où Der­rida ponctue avec rigueur l'impos­sibilité de transgresser la raison hors du discours et des voies de la raison. « L'histoire de la raison n'est jamais celle de son origine qui la requiert déjà. » On peut prendre ici date. Pour une lecture qu'étonne encore toute aventure aux limites, cet ostinato méthodo­logique pourra passer pour une nuance secondaire. On s'apercevra

Ciel SUT un oolctm.

vite qu'il trace la frontière capitale entre ceux qui croient pouvoir échapper à la violence métaphysi- ~ que par une autre violence, et nocturne (ceux-là se condamnant à dire le Logos sans le savoir, car ici aussi, ici surtout, qUi veut faire l'ange fait la bête), et ceux qui savent que c'est seulement au bout et dans l'accomplissement du Logos qu'il sera, par un , tour de remontée à ses origines, possible de regarder par-delà.

La répétition, l'effaoement, la différenoe

La thématique la plus personnel­le de Derrida - la défaillance irré­médiable de l'origine, au moment

qu'on va, la SalSIr, dans la trace­de-différence - est celle aussi qui reste, en apparence, la plus furtive dans une partie de ce recueil. Mais on s'aperçoit bientôt que si La grammatologie, méditation sur le signe, mettait plutôt l'accent sur ce qu'a d'indépassable la différence comme espacement, les présents essais; centrés sur la stratégie par quoi nous pouvons, à partir du Logos, déboucher sur ce qui excède le Logos, permettent davantage de penser ce qu'a d'irréductible la dif­férance comme retarcP.

C'est qu'il s'agit de retourner contre elle-même la violence qui

et un silence, entre une finitude et un excès.

Ecart lui-même en deçà du ré­cit, donc de la naissance, puisque prétendre en ecrIre l'histoire serait « confirmer la métaphysique dans son opération fondamentale » : apprivoiser la négativité dans la présence. L'origine ne doit surtout pas être entendue comme retour à une origine. Le chemin de l'his­toire a toujours déjà commencé par un «;létour ; le commencement de l'histoire est toujours déjà dif­féré ; rien ne ' naît qui n'ait, avant tout avant, été traversé par ce partage.

Ce n'"ut pal le conca .. ellent du langage malI la

pulvériSation h ... rdeule du corpl par des 19nar~'lUl

Lt~~ ~~~ Durg"lu:e

~~. lIeg"luze

Ile geluze

_Ta-gU-re __ -----k---:-~ -- /,..../~J~

Nulle autre h 1" thu.ce n'explique la 'conat1-

tutlon des choses,

Il n'y 8 pa8 de cboses,

El~n'o~. d,!--~~~on._~ ... ~ , C'est ~ur de~i~ "

Du COrpl par le corpe avec le COrpl depui. le

c ~ rp8 et JUlqu'eu COrpl.

La vie l'â!H ne na~'lent qu'après? Elles no ~(\

Un manuscrit d'Antonin Artaud.

fonde notre logique - sens contre non-sens, raison contre folie, le Même contre l'Autre; la vie contre la mort -, pour retrouver l'acte par ,lequel elle s'institue. Et pareil retour se présente d'abord comme un retour à l'origine de l'histoire. Car d'un côté, il n'y a d'histoire que de la raison (que serait, à la lettre, une histoire de la folie, ou du sans-œuvre, ou du silence ?), et du sens, et du Même. Mais c'est dire, d'autre 'part, que l'histoire s'ouvre avec la « dissension » entre le sens et son Autre. C'est « la décision par laquelle la raison se constitue en excluant et objecti­vant la subjectivité libre de la folie (qui) est à l'origine de l'his­toire ». Bref, l'histoire s'institue non d'une présence ou d'un noyau, mais d'un écart : du partage et de la différence entre un langage

Il faut donc renoncer à l'idée' de r « original ». C'est pourquoi une tentative comme celle d'Artaud re­fusant un spectacle qui se répète - un spectacle qui renverrait, fi­gure métaphysique, à la re-présen­tation « d'un présent qui serait ailleurs et avant » - bute contre l'inaccessible lorsqu'elle débouche Dur le vœu d'UIi spectacle de « dé­pense pure » qui n'aurait lieu qu'une fois, qui n'aurait que la première fois: il n'y a jamais que des seconds temps, et c'est la répé­tition, comme absence à jamais J'aucun présent vrai, qui est pre­mière : « Il n'y a pas de mot, ni en général de signe, qui ne soit ' construit par la possibilité de se répéter. Un signe qui ne se répète pas, qui n'est pas déjà divisé par la répétition dans sa « première fois », n'est pas un signe. »

La Qu;nzaine littéraire, 15 au 31 juület 1967.

En fait, ce qu'il nous est ici demandé de penser est beaucoup plus difficile que l'idée encore sim­ple que dans le langage, tout est toujours traduction (au moins du langage dans son ensemble) et qu'il n'y a pas d'original : ce qui est en cause, c'est quelque chose comme l'antériorité certes « illogi­que » de la différance ou du retard à tout concept de présents A ou B qui se succèdent. « Différer ne peut signifier retarder un possible présent » : le présent n'est lui­même « possible que par la diffé­rance ». De cet ordre paradoxal, Freud au moins a eu un pressenti­ment aigu lorsqu'il s'est représenté la vie comme 'Un « retard » ou une « économie » de mort : on peut bien dire que la vie ne se protège elle-même « qu'en différant l'inves­tissement dangereux, c'est-à-dire en

,constituant une réserve »; il faudra aussitôt ajouter qU'il n'y a pas d'abord la vie, ensuite sa défense, mais que la réserve (la différance) est la vie même, qu'elle seule est originaire, et que c'est en elle seu­lement que le sont à la fois l'exis­tence présente et sa mort. Ainsi la vie psychique commence à un re­tard - selon le modèle neurologi­que qu'en propose Freud, la trace (sa forme originaire) est toujours déjà la répétition d'une force d'ef­fraction (le « frayage ») dans des couches résistantes qui la conser­vent - et ne connaît rien d'autre que la variété de ces retards : rien donc que des différences entre des différances.

Or, de même que, par un para­doxe singulier, l'idée de l'origine s'accompagnait dans la tradition métaphysique de celle d'un avenir infini (et du rêve d'une éternité), de même l'absence de l'origine se couple avec l'inévitable de l'efface-ment. '

C'est ce qu'a bien vu Bataille lorsqu'il oppose au maître qui croit pouvoir garder, par l'écriture, une trace de soi, l'écriture de sou­veraineté - de dépense - qui reconnaît au contraire dans la tra­ce la double nécessité, en deçà, du dérohement, et au-delà, de l'effa­cement. La trace n'est produite comme telle que « si en elle la pré­sence est irrémédiablement déro­bée, dès sa première promesse, et si elle se constitue comme la pos­sibilité d'un effacement absolu. Une trace ineffaçable n'est pas une trace. » ,

Aussi bien faut-il penser que la trace ne comporte jamais un sup­port simple, mais qu'elle suppose un jeu de couches discontinu, entre lesquelles le contact n'est jamais ni constant ni rompu. C'est ce qui faisait représenter à Freud l'im­pression psychique comme l'ins­cription du frayage dans une topi­que de neurones inégalement per­méables et dans une multiplicité de périodicités. C'e3t ce qui lui fit

~

19

Page 20: La Quinzaine littéraire n°32

~ Forcer les limites

surtout (et l'on imagine le poids d'une telle référence pour Derrida) méditer le temps de l'écriture com­me interruption et rétablissement du contact au sein d'un jeu de surfaces - protégeante, impriman­te, effaçante, retenante qui constituent toutes l'écrit au même titre : l'écrit est la période d'un retl\rd dans un système d'écarts.

Propos qui donnent tout son sens à l'étrange conséquence où est conduit Derrida interrogeant Levi­nas sur une rencontre avec l'abso­lument Autre qui ne serait en rien une reconnaissance, qui ouvrirait l'histoire à son au-delà sans qu'il se puisse agir de désigner par là une quelconque ressemblance entre Dieu et -l'homme. Levinas, en ce mouvement ultra-judaïque, dit simplement: « Nous sommes dans la trace de Dieu. » Mais Derrida: « Proposition toute prête à se con­vertir en athéisme : et si Dieu était un effet de trace ? » Si le nom de Dieu ne recouvrait que l'efface­ment dans la rêverie de la pré­sence, de ce que la trace implique de discontinu et d'effaçable inévi­tablement ?

A ce point, la méditation de Derrida se referme sur la difficulté de penser à la fois la différence comme excès (de l'ouverture sur la clôture, de l'Autre sur le Même ... ) et comme inscription (dans un sys­tème, dans une structure ... ) « L'inscription, c'est l'origine écri­te : tracée et dès lors inscrite dans un système, dans une figure qu'elle ne commande plus. » En un preJ. mier temps, nous avions appris à penser aux limites ; au dernier temps, penser aux limites, c'est penser que rien ne se donne qui ne se donne comme en jeu, dans le jeu, régi par le jeu (l'ordre des traces : Parchi-écriture). Forçons même : en un premier temps, nous n'étions pas loin des voies d'une théologie hypernégative ; au der­nier temps nous sommes, pris dans la précarité de la trace, enfermés comme jamais dans l'espace athéo­logique. Distance qui s'exprime bien dans la double lecture (pour lui évidemment centrale) que fait Derrida de Heidegger : acquies­cement à l'ouverture de l'étant sur l'être, et reprise par cette affirma­tion que la différence ontico-onto­logique fonctionne comme une «pré-ouverture». Je ne dis pas qu'il faille choisir: c'est dans l'extrême de cet écart que gît, en sa respon­sabilité, la démarche du philoso­phe. La différence et la différan~e, si elles excèdent une pensée en sur­plomb, c'est paradoxalement par une pensée de l'inscription3•

François Wahl

i. Cf. La Quinzaine du 2 mai 1966. La grammatologie doit paraître prochaine­ment en volume, considérablement déve­loppée. 2. Distinction toute relative. ~ trace est irréductiblement espaee et temps, ou mieu" espace temps. 3. Toutes les citations, sauf mention explicite, soul de Derrida.

20

, HISTOIRE

Gilbert Charles-Picard Hannibal Hachette éd., 270 p.

Il suffit d'un coup d'œil sur la jaquette qui entoure ce livre pour comprendre sinon tout ce que le texte nous apportera, du moins que plus grand parmi ceux qui ont vou­lu la perte de Rome ne suivra pas les chemins battus. Sur un fond rouge - l'imperator sanglant a-t-il, . inconsciemment, hanté l'imagina­tion de J'éditeur ? - se détache, en clair-obscur (mélange d'ombre et de lumière qui symbolise assez bien l'état d.e' nos connaissances), le buste d'un adolescent, presque un enfant, dont la tête est ceinte d'un diadème. Le regard vide, l'œil pri­vé de la pierre blanche qui l'éclai­rait autrefois, ne laisse pas d'être malgré tout assuré jusqu'à l'arro­gance, le nez, dans le prolongement du front, se relève disgracieusement à la base, la bouche est hautaine, petite, et le menton volontaire.

Mais ce qui frappe surtout est l'air d'extrême jeunesse : c'est un visa~ de jeune roi, mieux, de prince, fils de roi, au moment où il s'apprête à réclamer l'héritage d'un monde qu'il sait lui apparte­nir. On songe à l'anecdote célèbre, du serment prêté contre Rome : un enfant investi d'une mission à la­quelle il ne faillira point. L'anec­dote du serment n'est pas nouvelle ? Mais ce qui est nouveau, c'est de sentir que l'adolescent que · nous voyons ici est le même qui le prêta et lança, quelques années plus tard, ce que M. Gilbert Picard appelle justement un terrible « coup de bélier » contre l'empire de Rome. Sentir la continuité de cette !-.istoi­re d'un être; que l'on voit souvent en condottiere, en vieux routier, le terrible borgne toujours vainqueur et jamais triomphant, enlisé, finale­ment, dans sa conquête et impuis­sant même à sauver sa patrie.

Politique et économie

Ce portrait d'Hannibal jeune - on a dit vingt-cinq ans proba­blement parce que c'est à cet âge qu'il commença les hostilités con­tre Rome, mais rien n'oblige à pen­ser que cette image ne fut sculptée qu'à ce moment, l'impression est celle d'un homme sensiblement plus jeune - ce portrait provient de Volubilis, et M. Gilbert Picard a personnellement contribué à faire reconnaître son attribution véritable. Et c'est là, le premier apport de l'archéologie à son livre. M. Picard, on le sait, est archéologue ; on sait aussi qu'il aime à démontrer que l'archéologie est une servante de l'histoire. Avec un sens très vif des hommes dont il analyse les pauvres restes, qui ont traversé les siècles, il ne se limite jamais à ces nécessaires et désolants catalogues d'objets qui ne sauraient être que provisoip~<;. Il nous a donné. naguè­re un Néron dont on a pu, dont on

doit penser beaucoup de bien. Son Hannibal est moins paradoxal. Il n'en est assurément pas moins so­lide pour autant.

Nous connaissons Hannibal, es­sentiellement, par Tite-Live et Po­lybe, c'est-à-dire deux partisans de Rome, et son histoire est tout na­turellement pensée selon les témoi­gnages de ses ennemis. Non que ceux-ci l'aient accablé, devant l'his-

traordinaire analyse de ce que pou­vait être, de ce que fut, la religion d'Hannibal, au sein de la religion punique dans son ensemble. Nous voyons que le clan des Barca, issu d'une grande famille d'ori­gine métropolitaine p 0 s s é d ait son originalité à l'intérieur de la société et de la cité de Car­thage : ils n'étaient pas totalement integrés à celle-ci, ils demeuraient

Le bouclier, en or, d'Hannibal.

toire, d'une haine inexpiable ; le Carthaginois abattu, rendu finale­ment incapable de nuire jusque dans sa lointaine retraite orientale, les Romains ne se sont pas défen­dus d'éprouver et d'exprimer à son égard une vive admiration. Les es­prits chagrins assurent que ses vainqueurs se rehaussaient eux­mêmes par cette apologie posthu­

. me - si le Punique était si grand, que n'était pas la ~ité qui en avait eu raison ? - mais cela serait-il que les éléments de cette apologie n'en constituent pas moins des données historiques dont il faut tenir compte. Mais le problème est ailleurs : les Romains étaient-ils vraiment capables de comprendre l'originalité, la pensée même de leur ennemi ? Ils le concevaient selon leurs lumières, et l'atmosphè­re même de ce moment du monde antique prêtait à toutes les mépri­ses : il régnait déjà comme l'aube d'une communauté spirituelle -celle qui ira grandissant à l'inté­rieur du mondlil devenu romain -et les différences profondes ten­daient à se dissimuler sous des mo­des d'expression COIr.muns. Les dieux, par exemple, recevaient, d'un peuple à l'autre, des noms identiques, issus de l'hellénisme, mais ils étaient, au fond, irréducti­bles. L'un des grands mérites de ce livre est . de nous présenter une ex-

de grands propriétaires terriens, CA­

pables de réunir autour d'eux des milliers d'hommes liges, et nulle­ment des marchands, liés à la fou. le des marins, artisans , du port, tra­f'(Tuants de toute sorte qui n'avaient d'autre moyen d'existence, d'autre pensée que le commerce maritime. Et les Barcas n'adoraient pas tout à fait les mêmes divinités que cette plèbe. Plus séduits que leurs com· patriotes par le prestige de l'hellé­nisme, ils étaient à l'avant-garde du mouvement qui finit par ouvrir Carthage aux influences grecques. ' S'il est vrai que la première guerre punique lut un conflit essentielle­ment économique - et cela, M. Pi­card le montre avec une très gran­de vraisemblance - la seconde, celle que les Romains appelaient « la guerre d'Hannibal », revêtit un tout autre caractère : les fins en étaient politiques, et toute sa stra,­tégie fut, elle aussi, politique, les opérations se révélant dominées, dirigées, limitées, aussi, par les ré­sultats politiques qu'en attendait Hannibal.

La première guerre punique avait été voulue par les alliés ita­liens de Rome, sans doute les Cam­paniens, qui souhaitaient s'ouvrir les marchés siciliens. La seconde a été voulue par Hannibal, qui n'avait d'autre but que de disso­cier, de disloquer la Confédération

Page 21: La Quinzaine littéraire n°32

Hannibal italienne formée autour de Rome et à son bénéfice. Hannibal, en somme, voulait remonter le cours de l'histoire. C'est peut-être là, au fond, l'une des causes les plus pro­fondes de son échec. Remonter le cours de l'histoire en déchaînant contre Rome les hordes gauloises encore mal pacifiées qui occu­paient les plaines' de l'Itali.e sep­tentrionale, en annulant les vic-' toires remportées par Rome depuis un siècle, en provoquant la révolte des Samnites récemment soumis, en détachant, surtout, Capoue, de son alliée. Tout n'avait pas commen­cé avec Rome : l'Italie existait, et jouait un rôle dans le bassin occi­dental de la Méditerranée avant que la capitale latine ne prît une im­portance appréciable. Et Carthage était fort mêlée à la vie des peu­ples riverains de la Tyrrhénienne.

L'archéologie

Rome avait changé tout cela, par son existence même. Elle avait ré­duit l'importance des Etrusques, alliés traditionnels de Carthage, puis s'était substituée à eux; elle avait aussi éloigné de la mer les Osques du Sud, qui figuraient, de temps immémorial, parmi les mer­cenaires recrutés par les Puniques. Cet état de chose, en vigueur au cours du v· siècle, et encore pen­dant une bonne partie du Ive,. était celui auquel Hannibal pouvait son­ger à ramener la péninsule. Nous avons (' Jnnu de telles pensées poli­tique!', qui refusent d'accepter com­me un fait avec toutes ses consé­quences historiques l'unification d'un pays, qui rêvent de démantèle­ments sous prétexte qu'un Etat plus ancien ignorait l'unité. Rêve­ries que la réalité dément parfois cruellement. Stratège génial, quand il s'agissait de conduire des armées à la victoire, de manœuvrer l'adver­saire, de l'attirer dans un piège, comme à Trasimène, de jouer sur ses nerfs .:...- et cela, Tite-Live, après Polybe, l'a bien montré - Hanni-

bal se fit des illusions quand il prétendit, de ses calculs, effacer Ro­me, la cité qui ne ressemblait à rien de ce que le monde avait connu jusque là. L'Italie après Ro­me n'était plus ce qu'elle était avant elle : une année qui passe, une génération d'hommes modifie irrémédiablement le réel, et il est vain d'aller là contre.

. Les Barcides avaient fondé un empire punique en Espagne, et M. Picard en retrace à grands traits l'histoire, ouvrant ainsi au public français un domaine sur lequel l'information, en notre langue, de­meure assez sommaire. Il va plus loin, il montre comment la domina­tion punique a contribué à façon­ner la physionomie des pays celti­sés en Languedoc et en Catalogne. Il y a là des pages dont les spé­cialistes de la Gaule méridionale devront tenir compte. Repris par ses préoccupations majeures, l'ar­chéologue se penche sur le bilan des fouilles d'Ensérune et des oppida voisins de Narbonne, et çà et là jaillissent des traits de lumiè­re, qui éclairent avec bonheur telle trouvaille singulière. Tel objet ne peut provenir, nous dit-on, que de la chapelle particulière d'un offi­cier punique, un « occupant» · lais.­sé par Hannibal pour protéger ses lignes de communication... Dans l'immense litière des âges, ce tré­sor infime retrouvé· inquiète un peu. L'archéologie ne renonce pas à faire la part du rêve.

L'hellénisme

Quoi qu'il en soit, ce livrc pose des questions. Il en est une qui ne peut manquer de venir à l'esprit. Hannibal est l'un des Puniques les plus hellénisés. Nous savons aussi qu'il a entraîné Philippe V, le jeune roi de Macédoine, dans son alliance contre Rome. Nous devi­nons d'autre part qu'il s'est inspiré, plus ou moins, de la stratégie de Pyrrhos, en portant la guerre dans le sud de la péninsule. Mais, à Ro-

me, quelle était la position prise à l'égard du monde hellène ? M. Picard dit, avec raison, que la se­conde guerre punique vit l'affron­tement ultime des Puniques et de l'hellénisme - Rome, naturelle­ment, se trouvant dans le clan hellène. Il y a là comme une image brouillée, s'il est vrai qu'il faille superposer dans la personne d'Han­nibal à la fois un conquérant han­té par le souvenir et l'exemple d'Alexandre, comme l'était Pyrrhos, un allié des rois issus des Diado­ques, et le chef dûment mandaté d'un impérialisme punique. Com­ment ·se tirer· de cette contradic­tion ? Peut-être en refusant le di­lemme. M. Picard lui-même nous y incite, lorsqu'il nous montre que le monde carthaginois est loin d'être monolithique. Reconnaissons aussi que le monde hellénique ne l'était pas plus, et qu'il est dangereux d'opposer, même en quelque sorte clandestinement, civilisation « sémi­te» et civilisation « hellénique », comme deux pôles. Il y a Carthage, et, dans Carthage, un clan qui veut la guerre, qui rêve de rétablir un Etat qu'est venu troubler le déve­loppement du phénomène romain. Celui-ci, de son côté, se développe dans un milieu complexe, se situe dans le reste de l'Occident méditer­ranéen et aussi (ce que, prudem­ment, M. Picard évite de préciser, le sujet soulevant trop de contro­verses), par rapport à l'hellénisme oriental. A l'intérieur de l'Etat romain, des tendances multiples s'opposent ou se renforcent; la ten­tation de l'hellénisme matériel, celle aussi d'un hellénism · ~'pirituel qui fi 'est nullement absent de la cité, dès le IVe siècle, des intérêts éco­nomiques, parfois des ambitions personnelles, tout cela . compose le phénomène romain, qu'il est vain de vouloir résumer d'une épithète. Il est bien probable que ... si Hanni­bal avait vaincu , les choses n'au­raient pas été fort différentes de ce qu'elles furent, au moins sur le plan des affaires spirituelles du monde. L'hellénisme n'y eût pas

perdu, ni gagné grand-chose. Tout au plus les hommes n'auraient-ils pas connu les siècles de paix que leur donna Rome.

Mais il est vain de penser que la civilisation punique se serait im­posée, changeant quoi que ce fût à la culture du monde, alors que cette civilisation était, précisément, en train elle-même de s'helléniser, au moins aussi vite que celle de Rome. La seconde guerre punique n'est pas le choc de deux mondes; elle n'est épique que par la violen­ce des combats, l'obstination des héroïsmes et des ambitions. Catas­trophe déclenchée par un prince arrogant, au-dessus des lois, chef de clan et fort peu citoyen, elle ne revêtit véritablement son impor­tance que par la réaction qu'elle provoqua dans Rome, la crise de croissance qu'elle· y déclencha. Hannibal n'avait fait, dans l'incons­cience de sa vingtième année, que jouer avec des forces qui, finale­ment, l'écrasèrent, lui et sa patrie.

Pierre Grimal

O.R.T.F. France-Culture (348 m, ondes moyen­

nes) projette une remarquable série d'émissions de caractère littéraire pendant les vacances. Il faut re­tenir. Profils de médailles " qui grou­pe un certain nombre d'auteurs de ta­lent autour d'un personnage historique, servi par d'excellents comédiens :

I.:undi 17 juillet. 13 h 40 : • Antoine et Octavie" par Marcel Jouhandeau. Mardi 18 juillet, 14 h : • Le divin Jules César " par J.-L. Curtis. Mercredi 19, 13 h 40 : • Tibère", par Félicien Marceau. Jeudi 20, 14 h : • Titus " par M. Déon. Vendredi 21, 14 h 10 : • Le soldat Dio­clès" par Audiberti. Samedi 22, 13 h 40 : • Héliogabale • par Pierre Moinot. Lundi 24, 13 h 40 : • Julien l'Apostat. par André Fraigneau. Mardi 25, 14 h : • Vespasien" par Alain Allioux. Mercredi 26, 13 h 40 : • Domitien " par Jean Giono. Jeudi 27, 14 h : • Caracalla . par Jac­ques Perret. Vendredi 28, 14 h 10 : • Hadrien. par Marcel Schneider .

• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • ••• • • • • • • • • • • • • • • • • •

ILEON CHESTOV œuvres capitales 1 LA PHILOSOPHIE

DE LA TRAGEDIE

SUR LES CONFINS DE LA VIE

n - LE POUVOIR DES CLEFS

m - ATHENES ET JERUSALEM en 3 volumes

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juillet 1967. 21

Page 22: La Quinzaine littéraire n°32

James J.-Y. Liu The Chinese knight errant Londres, Rouùedge et Kegan Paul, 1967, 242 p.

« Zhu lia était un contemporain du premier empereur de la dynas­tie Han (ne siècle avant notre ère), natif du pays de Lu, le pays natal de Confucius. La plupart des gens de Lu pratiquaient le confucia­nisme, mais Zhu lia était un re­belle errant (you-xia). Il aida à se cacher de la loi des centaines d'hommes de caractère, et sauva leurs vies. .. Il ne se vantait jamais de sa puissance ni n'étalait sa bien­faisance. Au contraire, il allait jusqu'à éviter de revoir quelqu'un qu'il avait favorisé, de façon à ne pas risquer un remerciement. Aidant les gens dans la détresse, il se souciait d'abord des pauvres et des humbles. Mais, chez lui, il n'avait jamais d'argent d'avance, ne prenait qu'un plat à chaque re­pas, portait de vieux habits usagés, et voyageait dans une charrette tirée par un bœuf. »

Ces rebelles errants, ces you-xia, peuplent les deux millénaires de la civilisation traditionnelle chi­noise. Ils étaient des hommes de caractère, refusant les conven­tions confucéennes de la vie so­ciale, l'étiquette, les compromis. sions, le luxe. Ils vivaient d'expé­dients, aimaient la bagarre, ne re­culaient pas devant le meurtre ou l'affrontement armé avec la po­lice. Ils venaient en aide aux pau­vres et aux opprimés, cultivaient l'équité et la générosité, méprisaient la richesse. Certains d'entre eux étaient fils de pauvres paysans, mais d'autres venaient de familles de notables, dont l'atmosphère leur était trop pesante. Certains mou­rurent au combat, d'autres se ral­lièrent au pouvoir et exercèrent de hautes fonctions militaires, d'au· tres se retirèrent dans la médita­tion taoïste.

Les écrits des chroniqueurs chi­nois d'autrefois abondent en ' sil· houettes de you-xia et le grand Si­Ma Qian leur a consacré un cha­pitre spécial de son monumental Traité historique. Ils ont inspiré les poètes, et Li Po, un des plus grands poètes de l'époque Tang, avait lui-même mené la vie batail­leuse des rebelles errants. Ils ont fourni le thème d'innombrables contes populaires, ballades et ro­mans, basés initialement sur la tradition orale, pour aboutir peu à peu à des chefs-d'œuvre authenti­ques de la littérature universelle. C'est le cas en particulier du Shui­hu, le « roman du bord de l'eau ,», rédigé sous sa forme définitive au xv< siècle, et qui évoque les ex­ploits des cent huit héros rebelles de ,la forêt de Liang-Shang-po ; soit dit en passant, l'absence de toute traduction française du Shui-hu, une des lectures favorites' du jeune Mao et de tant d'autres Chinois, encore en plein xxe siècle, est une

22

Traditions chinoises d'insouDlission manière de scandale. Les rebelles errants sont tout aussi présents dans tous les genres du théâtre chinois classique, le drame des Yuan, le drame des Ming, l'opéra de ' Pékin.

De toutes ces manifestations multiformes du you-xia, de tout ce cycle historique, sociologique et littéraire à la fois, M. James Liu donne à l'intention du grand pu­blic un tableau d'ensemble précis et vivant, et dont il n'existait jus­qu'ici l'équivalent dans aucune

versant des forces sociales de l'an­cienne Chine. L'admirable machine sociale, politique et idéologique du confucianisme n'avait pas, à beau­coup près, annihilé les forces d'op­position et d'insoumission. Ces for­ces d'insoumission s'exprimaient dans l'activité des you-xia, tout autant d'ailleurs que dans bien d'autres tendances, dont la synthè­se n'a jamais été tentée : les let­trés dit fong-liu (d'humeurvaga­bonde), qui n'utilisaient pas leurs diplômes confucéens pour faire une

Rebelle redruseur de tort, 8rc1vure chinoise.

langue occidentale. Sans doute, il s'agit davantage d'un inventaire­répertoire que d'un essai. L'auteur nous présente surtout une longue série de notices historiques et lit­téraires, ne faisant à l'analyse et à la réflexion ,personnelle qu'une pla­ce fort restreinte. Mais il nous procure un contact direct et con­cret avec cet aspect jusque-là si négligé de la civilisation chinoise

. classique, et seul un érudit chinois pouvait nous permettre cette pré­_cieuse découverte.

Car ce que nous découvrons au fond avec les you-xia, c'est l'autre

brillante carnere mandarinale, mais préféraient s'enivrer au clair de lune; les jacqueries paysannes ; les sociétés secrètes et leur idéolo­gie de contestation de tout l'ordre impérial! ; le taoïsme et son effort acharné pour fortifier l'homme in­dividuel face à la machine sociale. Les rebelles errants, les you-xia, font partie de ces forces d'insou­mission, même si M. Liu n'envisa­ge guère le problème sous cet angle .

Il se borne en effet, en ce qui concerne les aspects sociologiques de son sujet, à expliquer la rébel­lion des you-xia par une « inadap-

tation » au niveau de la psycholo­gie individuelle (pp. 4 et 9). Certes, les you-xia venaient de milieux so­ciaux différents, les uns du peuple, les autres des notables. Mais cette diversité d'origine ne les empêchait pas de remplir une fonction bien définie dans la mécanique sociale chinoise. Ils exprimaient une réel­le opposition à l'ordre social, mais seulement à l'intérieur de celui-ci, et ne constituaient donc en rien une véritable aternative historique. La contradiction qui les opposait à l'ordre établi 'ne pouvait se résou­dre par un progrès de fond, mais seulement par l'échec individuel, ou au contraire par le compromis. Beaucoup de you-xia (seize, sur les vingt-cinq cas historiques que re­late M. Liu), finirent dans la peau d'un ministre, d'un général ou d'un gouverneur de province. L'Ancien Régime chinois était fort habile dans l'art de la « récupération » des opposants.

M. James Liu, comme d'ailleurs beaucoup d'autres Anglo-Saxons, traduit you-xia par knight-errant, chevalier errant. Dans sa conclu­sion, il esquisse un parallèle entre d'une part Zhu Jia ou les rebelles de Liang-Shang-po, et d'autre part les figures chevaleresques du cycle du Graal, des légendes arthurien­nes, des contes de Chaucer et des romans de l'Arioste. Ne fait-il pas fausse route? Il admet lui-même que, à côté de certains traits com­muns, le désintéressement, la géné­rosité, l'humeur batailleuse et le goût de la vie errante, des diffé­rences profondes séparent les « che­valiers errants » attribués à la Chi­ne et leurs homologues d'Occident. Non seulement les you-xia chinois ignorent tout de l'amour courtois et de la dévotion à la Dame (ce qui reflète la position subordonnée des femmes dans la société chinoise traditionnelle), mais, surtout, ils défient ouvertement l'ordre établi et les conventions sociales, les tour­nent en dérision avec humour, alors que les chevaliers errants du moyen âge occidental vivent com­plètement en dehors de cet ordre établi, dans une atmosphère idéale et passablement artificielle.

S'il y avait un rapprochement à faire entre les you-xia et un type historico-littéraire de l'Occident, ce serait plutôt du côté des (( brigands­justiciers » que des héros de la chevalerie classique, du côté des Robin Hood (cité d'ailleurs p. 203) et des Salvator Rosa, des haidouks balkaniques et des cosaques insou­mis des steppes. M. Liu admet d'ail­leurs que ses héros sont, par rap­port au Japon, beaucoup plus pro­ches des rônin (rebelles errants) que des samurai. Ce qui nous ra­mène à nouveau au problème de l'insoumission dans les sociétés pré­capitalistes, ... et peut-être ailleurs.

lean Chesneaux

1. Nous avons ~éveloppé cette analyse dans notre étude sur les sociétés secrètes en Chine (Paris, Julliard, 1965).

Page 23: La Quinzaine littéraire n°32

Gilles Perrault L'Orchestre rouge Arthème Fayard, éd., 576 p.

La société communiste a ses lé­gendes secrètes, appartenant pour combien de temps encore au patri­moine commun du mouvement international. Elles se transmettent par des traditions oraJes difficile­ment contrôlables. Elles émergent parfois au cours de polémiques fra­tricides, ou bien elles retiennent l'attention fascinée des chroniqueurs qui, cherchant à en déceler les sour­ces, les font glisser sur le plan de l'histoire de notre temps.

Le récit de Gilles Perrault con­sacré aux services de renseignements créés et mis en place par les Sovié­tiques sur le territoire du Ille Reich et des pays occidentaux occupés, en est un exemple récent. Gilles Per­rault, utilisant une technique pro­che de celle de Truman Capote dans De sang-froid, nous conte la vie et la mort du réseau surnommé par les spécialistes de l'Abwehr ({ Die Rote Kapelle ». Cette termi­nologie traduit sans doute moins une dimension, considérée comme classique de l'âme germanique, qu'un certain sens de l'observation, teinté d'humour, des responsables de l'Abwehr.

Tout réseau, comme un orches­tre, exige l'alliance subtile des ta­lents les plus divers et comporte ses concertistes privilégiés, les ({ pianistes » ou opérateurs-radio, sans lesquels la quête du rensei­gnement devient u.., jeu sans objet. Les pianistes arrêtés et ({ retour­nés » permettent aussi la mise en place et le déploiement du CI. funks­piel », technique subtile et ingé­nieuse employée par les services allemands, et qui consiste à utiliser les membres 'd'un réseau CI. retour­né » en vue d'intoxiquer les ser­vices adverses.

L'auteur excelle' à nous décrire les « musiciens » de l'orchestre et leurs adversaires. Officiers aristo­crates de l'antenne de Berlin, ba­vards, mondains, précieux observa­teurs qui réservèrent aux troupes allemandes arrivées sur les fronts de l'Est des surprises pas seule­ment psychologiques, et surent mourir avec race dans des circons­tances particulièrement atroces. Officiers de l'Armée Rouge intro­duits à Rotterdam ou à Bruxelles, transformés en Sud-Américains, pris du vertige de l'identification au point de se ({ retourner » de façon déconcertante lors de leur arrestation.

Hommes et femmes des centres de Bruxelles ou de Paris, d'origine modeste ou non, qui surent, sans pour autant quitter le cadre de leur vie quotidienne, devenir des pions consentants sur un échiquier dont l'intelligence leur échappait.

Communistes de l'appareil res­capés des purges du Komintern ou des Brigades Internationales, rom­pus à toutes les techniques de l'ac-

Vie et DlOrt d'un ,

reseau

Gilles Pemwlt

tion clandestine, et qui ont en com­mun ce trait, souligné par l'auteur, d'être presque tous d'origine juive. Léopold Treppel', patron de l'Or­chestre Rouge, juif lui-même, a voulu en effet mettre aux postes" clés des hommes pour qui la lutte contre les nazis ne pouvait être

' qu'une et sans ambiguïté.

Hommes de l'Abwehr et de la Gestapo, manipulate~rs nés des consciences et fonctionnaires de la torture, qui gardent à travers leur entreprise leur part de rêves per­sonnels et se révèlent humains, trop humains, dans une recherche désespérée de contre-assurances aux approches de la défaite.

L'auteur décrit avec minutie la vie quotidienne et banale des ré­seaux et leurs problèmes les plus divers, notamment financiers. Nul n'oubliera les passages consacrés à la Simex de Paris et à la Simexco de Bruxelles, sociétés d'import~ export chargées de ravitailler, au marché noir, l'intendance de la Wehrmacht en produits rares. Opé­ration qui non seulement permit, grâce aux profits réalisés, d'assurer une vie cossue et parfois brillante aux membres du réseau, mais

encore de découvrir et d'exploiter d'excellentes sources de renseigne­ments.

La personnalité de Léopold Trep­pel', alias Leiha Domb, aujourd'hui éditeur de littérature juive classi­que à Varsovie, domine le récit ; adversaires et partisans lui recon­naissent intelligence et caractère. Les fragments connus de sa biogra­phie montrent que prisonnier ou non il a vécu certaines vicissitudes de l'histoire cQntemporaine, dans la Pologne. de Pilsudski, dans la Pa­lestine anglaise et dans la France de la Ille République, sans oublier bien sûr l'aventure de l'Orchestre Rouge qui lui valut d'être arrêté par la Gestapo, de s'évader et de connaître enfin, lors de son retour en U.R.S.S. et jusqu'à la mort de Staline, les cellules de la Lubianka.

C'est lors de son arrestation à Paris que Léopold Trepper donne sa pleine mesure, au moment où les services allemands mettent en place le ({ funkspiel ». Il réussit à convaincre ses interlocuteurs de sa coopération, tout en prévenant, bien que détenu, par un moyen simple et ingénieux, le centre de Moscou du caractère factice de sa collaboration.

L'épisode du CI. funkspiel » ne pourra que passionner les amateurs d'histoire contemporaine. Il fait apparaître que par ce procédé cer­tains chefs nazis, en particulier de l'entourage de Martin Bormann, visaient à établir une liaison suivie avec les Soviétiques en vue de re­chercher ou d'explorer des possi­bilités de paix séparée. L'auteur, à cette occasion, éclaire l'épisode connu de l'article de la Pravda de janvier 1944 annonçant sous la signature de son correspondant du Caire des pourparlers de paix sé­parée entre les Anglo-Saxons et les nazis. Ce n'était qu'un élément par­mi d'autres du ({ funkspiel », dont le exécutants peu au fait des avan­ces politiques cherchaient pour eux­mêmes des possibilités de retourne­ment ; certains réussirent.

L'auteur, bien conseillé, a su parfaitement pénétrer l'intelligence des mécanismes et l'humanité an­goissante des hommes ' qu'il fait revivre. Son ouvrage, quoique touf­fu, ce qui bien à tort. risque de décourager le lecteur, reste digne d'intérêt, d'une lecture attachante, et même, pour certains esprits poli­tiques, passionnant.

Albert LalaUZf' ................................................ , ...... .

Abonnez- VOUS

M. Adresse

Ville

Date

souscrit un abonnement

o d'un an 42 F / Etranger 50 F o de six mois 24 F / Etranger 30 F règlement joint pal'

o mandat postal 0 chèque postal o chèque bancaire

Renvorez cette carte à

La Quinzaine Littéraire 43 rue ' du Temple, Paris 4 C.C.P. 15.551.53 Paris

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juület 1967. 2'

Page 24: La Quinzaine littéraire n°32

......................

ESPRIT1 ...................... :

POÈTES PORTUGAIS

• • • • • • • • • •

Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français publié sous la direction de Jean Maitron . 1. 1789-1864 (3 vol. de 500 p.) 2. 1869-1871 (1 vol. paru) . Les Ed. Ouvrières.

« Contester le culte des grands hom-

BRÉSIL 1967 • mes est la première conséquence de • l'impossibilité où nous sommes de cons-• tituer le tribunal cOII.pétent en si grave

Par J M Domenach. matière. Comment proclamer qu'ils font .- • • l'histoire lorsque les limites de leurs res-

et M. More.-ra Alve' s •• pomabilités demeurent si itnprécises? L'ex plicatiOl. serait-elle que l'histoire se

• fait toute seule? A cette question que

• • pose Charles Morazé dans son récent es-• sai la Logique de l'Histoire, le Diction­

naire du mouvement ouvrier français

L' H ER M É NE UT' 1 QUE· n'apporte-t-il pas, sinon une réponse com-• pIète, tout au moins de précieux éléments • susceptibles de fonder une conception de • la nécessité historique? • • Il existe des histoires du mouvement

LE • ouvrier; des histoires générales, comme • le classique Dolléans; rien d'aussi riche • et d'aussi complet, pour la France, que

MOYEN ORI ENT •. le remarquable the Common people de - Cole et Postgate pour la Grande-Breta-

• gne. Il est vrai qu'il y a des ouvrages • spécialisés dont les meilleurs exemples • sont justement ,la thèse de Jean Maitron ,

sur l'HütoÏTe du mouvement anarchi.&te 6 F· en France ou les deux. tomes de Rœmer

• sur l'Histoire du mouvement ouvrier pen-­••• ••••••••••••••• • dant la première guerre moruIitrk ou

' . encore l'Histoire des doctrines 1IOCÏ4lu

• JUILLET-AOUT 1967

ESPRIT 19, rue Jacob, Paris, (,e. dans l'Europe contemporaine par Geor-C. C. P. Paris 1154.51 ' · ges Lefranc. A côté de ces ouvrages de

•.................... synthèse, des biographies comme celle de

24

L'Histoire sans frontières

• Vaillant par Dommanget ou la magistrale • étude d'Isaac Deutscher sur Trotsky por-• tent à notre attention la vie et la pensée • des leaders. Mais, le II: commun peuple » • aussi a fait son histoire et ses héros très • obscurs avaient aussi des noms, ils ont

eu un destin ... : Jean Maitron, fondateur et organisa­

teur de l'Institut français d'histoire BO­

, . ciale, était sans doute le mieux placé • pour concevoir cet ouvrage monumental : • de 1789 à 1939, recenser les noms de • tous ceux qui, au rang du militant com-• me au rang de responsable régional ou

, . national, ont apporté II: leur sueur », et ' . aussi parfois leur sang, au mouvement , . ouvrier. Ouvrage nécessairement collectif, • et c'est déjà un trait remarquable de l'en-• treprise que l'ardeur bénévole des cher-• cheurs fouillant les archives départemen­

' . tales : instituteurs et professeurs ont , Cormé le noyau de ces équipes où l'on • relève aussi des archivistes et des vieux

;. militants qui n'ont pas oublié ... , • Le plan adopté comporte quatre pério-• des; les deux plus récentes, de 1871 à • la première guerre mondiale, puis de la • première à la seconde guerre mondiale,

.• sont encore en chantier. La première, ' . celle de la préhistoire du mouvement ou-• vrier proprement dit, va de 1789 à • 1864; elle est couverte par trois volumes • déjà parus qpi réunissent quelque douze • mille notices : de Abadie, menuisier à • Le Réole, qui fréquentait les clubs en

: . 1848, à Zürcher, ancien instituteur qui . • fut administrateur du Républicain du

Haut-Rhin. E xemples presque typiques et , • si les notices de Blanqui, de Proudhon,

• de Saint-Simon sont bien plus dévelop-• pécs (et permettent d'ajouter au texte • quelques illustrations, dont on peut par • ailleurs regretter la rareté), j'avoue trou­

: • ver plus d'intérêt encore à celles qui sau­, • vent de l'oubli des hommes du rang, tel

• ce Charles Ruroy, « paysan du Lude • (Sarthe), guillotiné le 28 mai 1816 sur • la place du village pour les troubles de

, • la fin de l'hiver. La condamnation avait été prononcée la veille ».

• Le travail est donc achevé pour cette • première période. Le quatrième volume

1

• qui parait aujourd'hui va de Pierre Aab, • communard, déporté en Nouvelle-Calé-• donie, à Jules Cardin, communard lui • aussi, mais qui eut « droit D, si l'on • peut dire, à trois ans de prison. Il cou-• vre une période bien plus courte mais

' . essentielle : de 1864 et la fondation de • la Première 'Internationale à 1871 et la • répression de la Commune. Le choix des

Souvenir des

noms à retenir posait des questions déli­cates à J. Maitron et M. Egrot qui ont dir igé la rédaction définitive. Ils s'en expliquent dans une préface qui nous éclaire sur les effectifs réels de la Pre­mière Internationale en France. Que ceux-ci n'aient jamais dépassé deux mille avant la Commune et aient été certaine­ment inférieurs à cent après 1872, que malgré cela le prestige de l'Association internationale des travailleurs ait pu faire trembler les sociétés bourgeoises, il faut y voir une preuve de la force des idées, même quand elles sont fondées sur celles de justice et de liberté, et peut­être, en comparant avec les réalités de notre temps, un encouragement pour ceux qui se méfient des « appareils » des par-

obscurs

peut évidemment faire une plus large place au communard inconnu, mais tout au long des notices. ccs fusillés inconnus nous accompagnent.

Les notices plus longues nous rappel­lent aussi des noms plus proches de nos propres souvenirs : Allemagne, par exem­ple, ou Paul Brousse. Mais je reviens, malgré moi, à ces notices plus courtes, telles celle d 'u n Louis Brossard, condam­né par contumace, et qui fut peut-être un de ces dix-sept m ille non condamnés. mais exécutés ...

Jean Maitron et son équipe savent que leur ouvrage n'est pas à l'abri des cri­tiques. Par exemple, au fur et à mesure qu 'ils se rapprochent de notre , temps, le choix des noms à retenir est plus

Photographia de swpects survèillés aux frontières , , en haut: Elisée Reclm et Louise Michel.

tis (ou de ces organisations qui ne veu­lent pas être des partis mais qui ont pourtant de puissants II. appareils »).

En tête de ce volume, la liste des membres de la Première Internationale et des sections qui ont pu être identi­fiées : plus de cinquante pages d'infor­mations précises et pourtant encore in­complètes, les auteurs en ont conscience ; seule une recherche systématique con­duite internationalement pourrait espérer éviter toute lacune; espérons que ces recherches seront menées à bien.

Plus brève, mais lourde de significa­tion, la mention, à la page 82, de l'ef­fectif probable des victimes de la Semai­ne sanglante; sans doute plus de dix-sept mille. Le dictionnaire biographique ne

délicat dans un ensemble de plus en plus vaste. Mais ces historiens creusent modestement leur sillon et ne souhai­tent rien tant que des corrections et des enrichissements à leur travail.

Les livres sont reliés et maniables, leur présentation modeste, le papier un peu gris et, je l'ai déjà dit, un seul hors­texte par volume. Mais il faut noter que cette édition ne bénéficie d'aucune sub­vention et poùr faire survivre la mémoire de tous ces héros obscurs, il fallait la ' patience et la persévérance d'historiens également plus attachés aux réalités qu'aux apparences. Car Charles Buroy et Louis Brossard n 'ont peut-être pas fait l'histoire, mais que serait celle-ci sans la flamme qu'ils y ont mise?

Gilbert Walusinski

Page 25: La Quinzaine littéraire n°32

POLITIQUE

Jacques N antet Pierre Mendès France Centurion éd., 264 p.

Le portrait que Jacques Nantet esquisse de Pierre Mendès France a été établi à partir d'entretiens au cours desquels l'ancien prési­dent du Conseil évoque les événe­ments passés, précise les intentions qui avaient été les siennes, racon­te un incident ou rétablit un dé­tail. Comme il l'écrit dans sa lettre­préface, l'homme politique « doit accepter d'être un homme dont on discute », et il ajoute : « C'est à juste titre qu'on l'appelle aussi un homme public» puisqu'il « affron­te ce qui est l'affaire de tous ». Mais il faut sans doute aller plus loin que le débat sur les options controversées pour saisir le sens d'une entreprise qui ne s'enferme pas dans l'actualité, même si celle· ci lui impose sa loi.-Dn aurait aimé à ce propos que l'auteur eût pro­longé ses interrogations et pris en même temps davantage de recul, de manière à situer en perspective ce personnage, familier et mystérieux tout ensemble, qu'est un homme d'Etat.

Le livre de N antet confirme par exemple que les étiquettes ne donnent qu'une indication super­ficielle et un peu vaine, bien qu'elle soit commode pour nos inventaires, car l'appartenance à une école ou à un groupe ne définit que les ro­manciers sans génie ou les hom­mes politiques médiocres. Les au­tres ne manquent pas de se rattacher à des tendances, mais qui ne révè­lent que ce qu'ils ont de commun avec les membres de cette école, ou de ce groupe, c'est-à-dire un vo­cllhulaire, non la signification de leur dessein particulier. A la limi­te, l'ouvrage de Jacques Nantet sug­gère· que cette classification est par­fois accidentelle : lorsqu'il nous apprend que Pierre Mendès France jugeait au début de sa carrière les

INFORMATIONS

Bandes dessinées

Tandis qu'à Paris, on interdit sou­dain Jodelle (éditée par Eric Losfeld). la ville de Lucca, près de Pise, .compte désormais une festivité sup­plémentaire au calendrier de ses ma­nifestations touristiques : le Congrès annuel des Bandes Dessinées, dont sa municipalité sera co-organisatrice aux côtés des spécialistes romains des • fiumetti -. Pour les amateurs fran­çais, la petite guerre continue : le C.E.L.E.G. de Francis Lacassin qui avait participé aux précédents congrès, s'est trouvé éliminé du Congrès de Lucca au profit de sa rivale, la Socer­lid (président Moliterni).

Censure

Le 25 juin, une ordonnance d'inter­diction de vente aux mineurs de moins de dix-huit ans, était prise à l'encon-

L'élargisS8ntent d'une tradition socialistes « trop théoriciens » et ne les avait pas rejoints pour cette raison, le lecteur malicieux ne peut s'empêcher de songer au P.S.U.

Si les étiquettes, c'est-à-dire les partis, sont affaires de circonstan­ces, il n'en va pas de même des grandes traditions qui aident jus­tement à situer un personnage dans une perspective moins contingente. A ce propos, le choix du parti ra­dical aurait gagné à être interpré­té en termes moins anecdotiques car Mendès France s'inscrit dans une ligne d'hommes de gouverne­ment républicains pour lesquels le pouvoir était l'accomplissement na­turel, tandis qu'il n'était qu'une concession équivoque aux yeux des socialistes. (Il suffit pour s'en con­vaincre de comparer, aux explica­tions en forme d'excuses présentées par M. Guy Mollet aux militants de la S.F.I.O., les exposés de Pierre Mendès France devant les congrès radicaux). Une tradition rationa­liste et optimiste, donc, fournit l'éclairage indispensable pour appré­cier l'apport original du mendésis­me dont Nantet constate à juste titre combien il était en avance sur l'opinion des années cinquante, alors que ses thèmes se sont depuis largement diffusés. Pour l'histoire des idées, il aurait sans doute fallu rappeler les liens du mendésisme et de la « technocratie» : l'image

. d'un homme politique moderne, en­touré d'une équipe de spécialistes (on redécouvrit alors le brain-trust rooseveltien) allait de pair 'avec la recherche de l'efficacité et une certaine allergie aux controverses idéologiques. Le courant actuel des clubs y a d'ailleurs trouvé pour l'essentiel, avec ses principaux ca­dres, son approche distinctive.

. Le goût de la rigueur et le sou­ci des problèmes correctement p0-sés se sont largement répandus de­puis douze ans, mais ils ont perdu en chemin leur accent politique car l'apport de Mendès France avait été de montrer qu'il ne s'agissait

Pierre Mendês France

pas seulement de disciplines de tech­niciens ; il avait en somme pro­posé l'élargissement d'une tradition qui tournait à la rhétorique mais en même temps, il offrait un débou­ché politique à une génération plus pragmatique que ses aînés.

Les événements ont été contraires à cette greffe dù rameau modernis­te sur le tronc républicain classi­que mais il en faut retenir la pa­renté. Un des meilleurs spécialistes des problèmes de l'administration française, Jean-François Kesler, a

remarqué à ce sujet que l'idéologie du club Jean-Moulin, qui tient l'Etat pour l'instrument de l'intérêt général, « perpétue finalement la grande tradition radicale-socialiste dont il a simplement · répudié le laïcisme ». Faudra-t-il reconsidérer le sens de la laicité, qui n'est plus l'ogre anti-religieux que Jacques Nantet paraît encore redouter, mais qui n'est peut-être pas non plus la gâteuse que l'on se représente communément ?

Pierre Avril

[LETTRES A «LA QUINZAINE»

tre de l'album de bandes dessinées Les aventures de Jodelle publié par Eric Losfeld. Cette interdiction inter­vient après un an de vente, la veille même de la date de prescription. Le même jour, une interdiction de vente aux mineurs, affichage et publiCité intervenait à propos du roman-photo Satanik.

Dictionnaire des littératures

Les Presses Universitaires de Fran­ce annoncent pour la rentrée 1967 un Dictionnaire des Littératures par Phi­lippe Van Tieghem. Cet ouvrage, qui comprendra deux tomes, groupera plus de 20.000 articles classés par ordre alphabétique d'auteurs et traitera, non seulement de la littérature française mais aussi des littératures étrangères et régionales. Il contiendra une biblio­graphie spéCiale par articles, une bi­bliographie générale en fin d'ouvrage et une filmographie littéraire.

Sade et le despotisme

Fidèle lecteur de la Quinzaine litté­raire, j'ai souvent apprécié la haute tenue des articles qui y paraissent. C'est vous dire que j'ai lu avec surprise l'écho que son dernier numéro a consacré à mOn article sur « Sade et le rationalisme des lumières ». Grâce à une coupure habile­ment faite dans mon texte, l'un de vos collaborateurs me prête une phrase prud­hommesque et ridicule. Les extraits ci­joints vous permettront d'en juger. Lé­gèreté ou malhonnêteté ? Je préfère croi­re à la légèreté : personne n'est à l'abri d'une inadvertance. J'espère donc que vous voudrez bien donner à ma lettre la suite qu'elle comporte logiquement : une rectification. Ce serait, je crois, la meil­leure façon de prouver au fidèle lecteur que je suis, que votre revue n'a pas cessé de mériter son estime.

Voici la phrase qu'on me prête Raison présente (n° 3). Un débat,

" L'aliénation, mythe ou réalité »? et

une synthèse : « Sade et les lumières » de Jean Deprun, qui écrit à propos du despotisme :

« Considérons maintenant le despo­tisme. Sade nous dit que l'homme est naturellement despote ( ... ) A-t-il raison? Eh bien, il n'a pas tout à fait tort. »

Ce que j'ai écrit :

« Considérons maintenant l'isolisme et le despotisme. Sade nous dit dans une page que je citais plus haut que l'hom­me est naturellement despote; dans la note de Juliette que je citais également, il est dit en substance: « Profond Helvé­tius, vous avez insinué cela. » A-t-il rai­son? Et bien, il n'a pas tout à fait tort. »

Le sens est clair : Sade n'a pas tout à fait tort de se réclamer d'Helvétius!

Jean Deprun, Versailles.

Nos excuses à M. Jean Deprun qui n'aurait pas eu « tout à fait tort » de se faire mieux entendre.

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 juillet 1967. 25

Page 26: La Quinzaine littéraire n°32

RBVUES

Voici un deuxième numéro spécial (après celui de Critique, août-sepiembre 1963) consacré à Georges Bataille,c'est celui de la revue trimestrielle, L'Arc (chemin de Repentance, Aix-en-Proven­ce). Dans son texte de présentation, Henri Ronse écrit : Cl Georges Bataille conduisait, pourrait-on dire, dans le style des ' h~toires de la littérature, une œuvre de philosophe et de romancier de criti­que littéraire et de critique' d'art de m;:>;stique. et d'érotolog~e, d'ethnolog~e et d economl$te - tout a la fois , tout ·en­semble et tout dans un complet désordre. De. sorte qu'il n'est pas, dans ce texte UlUque de Bataille, . articulé comme à p!usieur.s .voix et s'inscrivant sur plu­neur.s re(,"'tres, d'ouvrage privilégié. Et pourtant, cMque livre peut être lu, ne peut qu'être lu, isolément. A condition toutefois qu'il soit pris comme le moment tran.sit.oire d'une porole inces.sante qui ac­compl,t, dans la singvlarité, dans l'ano­nymat d'une " expérience » la rencontre d'un corps et d'une écriture : au plein .sem, une biographie. »

Suivent des études de plus ou moins grandes dimensions. Il faut retenir cell'; de Jacques Derrida : « De l'économie ~~inte à l'éc~momie générale, un hégé­lianisme sans reserve », qui met bien en V~\lr, dans un de ses chapitres, la dif­ference entre maîtrise et souveraineté si essentielle à la compréhension de Bat~e tout entier : " Le maître est celui qui a la force d'endurer l'angois.se de la mort et d'en maintenir l'œuvre, tandis ~e la S?uveraineté apparaît dans cet

· ~lat .de nre « qui constitue .son rapport a .la mort », " éclat de rire qui fait briller ~ pourtant la montrer, .surtout .sans la dire, cette différence. » Et Der­rida précise très justement : " Cette gaiet~ n'apportient pas à l'économie de la VUl, eUe ne · répond pas « au .souhait de nier l'existence de la mort » bien qu'eUe en soit au.ssi proche que' po.s.si­ble. Elle n'est pas la convulsion qui .suit l'angois.se, le rire mineur, fusant au mo­ment où on l'a « éCMppé belle » et .se rapportant à l'angois.se .selon le.s rapports du pasitif et du négatif. »

~chel, Deguy fait précéder sa contri­bution d une lettre à l'éditeur n ... ~ d' b t " l' ' .. - e-u e IIlIlSl, par expression de son scru-pule : ".Ecrire de Bataille est un projet que ~1u.sU!urs .scrupules entravent, et le ~~. "'~p?rtan~, celui-ci : avec queUe fa­cil.'te . aUJour~ hui allons-nous nous ravi­tailler benoltement aux bibliothèques, comme aux pharmacies ou aux centres ~ tran.sfusion, ne doutant pas que tout livre, q~lque .toxique, quelque dange­reu.x . qu il se .soit voulu, ne soit un tran­quillr.sant ou un donneur universel et c'est presque distraitement que nou.s nous prê- · ~ons à l'opération (mangeant, ou pensant a, au~ ~~, ou fumant, regqrdant déjà 1 apr~-midi au-delà du bord .supérieur du lwre ... ). Il pourrait y avoir écœure­ment ~evant la rapidité avec laquelle no.us frehons, thé.sifions, a.ssimilons, ex­p.l'quons, comme .si la phrase écrite le lwre, .por lu!-~ême ruineux de soi-m~me, rendait ausn moffen.sive que toute autre et mo~o.tone t!a~. la ~ibliothèque, cett; " experUlnce ,nteneure li qu'un homme est mort à .se forcer de frayer... li

. Enfin I?enis Hollier, dans « La tragé­die de Gilles de Rais au Théâtre de la cruauté li, rapproche Bataille et Artaud Il éc.rit à. ce propos : " Cet effort pou; u desubl,mer » la culture et enraciner l'art dans le corps pourrait nous autori­ser, malgré d'indéniables différences à rapprocher B~ille et Artaud ... Ne s~m­mes-nou.s pas conduits étrangement prè.s des plus profonds thèmes d 'Artaud por une phr~e de Bataille comme celle-ci : « Le théâ.tre comme le sommeil rouvre à la vie la profondeur cMrgée d'horreur.s et de .sang de l'intérieur des corin. »

Bref, ce cahier sur Georges Bataille est très riche : Y ont également collaboré : Michel Leiris, Marcel Lecomte, Jean-Mi­chel Rey, Thadée Klossowski, René de Solier, Jean Duvignaud, MaÎluel Rainoird, chacun étudiant, commentant un aspect ou un livre de Bataille dont de nom-

26

breux textes inédits sont présentés à la fin du volume, où l'on trouvera aussi une bibliographie qui prolonge et com­plète celle publiée dans le numéro spécial de Critique. Dans ce cahier de L'Arc aurait dû figu­rer, s'il n'avait été trop long, le texte de Philippe Sollers sur Bataille, paru

dans le numéro 29 de Tel Quel: " Le Toit, essai de lecture systématique ». Au chapitre intitulé « Le jeu », on peut lire cette remarque sur l'écriture tragi­que : « Cependant, la mi.se à nu de la my.stique (au .sem historique de ce mot) et de l'érotisme, la critique de leur.s fon­dement.s, .sont les · armes les plus effica­ces contre l'idéologie naturaliste en tant· que celle-ci a mis l'accent su-,: l'interdit de la mort aux dépem de l'activité géné­tique pri.se, eUe, à la légère. L'affronte­ment direct et glis.sant de la mort (la my.stique) comme le sérieux, le tragique, a.ssocié.s à la .sexualité (l'érotisme) .sont alor.s bannis : il est interdit de rire de la mort mais le plaisir est devenu objet de plai.santerie. C'est pourquoi, dit Ba­taille, . « l'érotisme envi.sagé gravement, tragiquement, repré.sente un renverse­ment ». Mai.s nous voyom au.s.sitôt com­ment l'écriture .se cMrge dé.sormais de ce renversement, comment elle a désor­mai.s le même .statut, la même fonction et en définitive le même .sen.s que l'éro­tisme : exclue, manœuvrant .sa propre exclusion. Nous comprenons mieux com­ment eUe dait être imupportable à une idéologie qui restreint. le .langage à un wtrument (celui d'un savoir, d'un " réel »). L'écriture tragique (tragique non pas dans .son a.spect " expre.ssif 1)

mais dans le jeu réglé auquel elle con­damne celui qui · .s'y livre) prend· donc finalement le relais de la tramgre.ssion. Commellt reconnaître cette écriture? En quoi .se distingue;t~Ue de la " littéra­ture li entendue dans .son .sem restreint (celui de la production d'une " œuvre») ? Pourquoi ne peut-elle se donner que sous le masque de la littérature et non comme science ou philo.sophie? Pourquoi, alors qu'eUe est peut-être la .science et la phi­losophie de son temp.s, est~Ue vouée à ce masque de gratuité littéraire? »

Et plus loin, cette belle citation de Bataille, ce magnifique appel au com­bat : " le me déroberai de telle façon que j 'impo.serai silence. Si d'autre.s re­prennent la besogne, ils ne l'achèveront pas davantage ,et la mort, comme à moi, leur coupera la parole. »

Bevue Ile M6taph)'uque et Ile Morale

La Revue de métaphy.sique et de mo­rale a soixante-douze ans. Elle est publiée par Armand Colin. Le numéro d'avril­juin s'ouvre sur un vibrant hommage de la revue à Pablo Picasso, sous la plume de Charles Lapicque qui termine ainsi : « Oui le jeune homme a vu juste: c'est bien " Lui, le Roi ». Un Toi plus aveugle qu'Œdipe, malgré .son œil de lynx, et plus démuni qu'un .suppliant antique, malgré les .sourires de la Fortune. Car un labeUl' acMmé l'oblige à chercher à tâton.s .son royaume chaque jOllT. Ou plu-

De Georges Bataille à Picasso

tôt, comme il di~, il le « trouve », mai.s c'est pour devoir le quitter aus.sitôt, l'Esprit ayant .soufflé .si fort en cet en­droit qu'il est parti se refaire ailleur.s. Un roi plus solitaire que Philippe II dans son cabinet de l'Escurial, malgré des dispo.sition.s sociale.s et sociable.s de­venues légendaires. Mais .s'il poursuit son œuvre à traver.s les déserts glacés de la création, c'est pour y trouver une com­pognie qu'il nous offre, ne pouvani lui­même s'y arrêter. C'est là que nous tou­chons le paradoxe de l'inspiration et du génie. S'il eût fait avec la solitude une alliance moins essentielle, moins espo­gnole, son œuvre ne pourrait nou.s ap­porter aujourd'hui le réconfort d'une si intime et .si irremplaçable pré.sence. »

Ce numéro présente à la suite trois textes qui ont pour thème général l'es­thétique et la création artistique : « L'es­thétique de la concentration et l'esthéti­que de la rêverie », par L. Tatarkiewicz; « L'œuvre d'art comme création li, par M. Loreau, et OK Les conditions de la créativité des · peuples », par C. Konc­zewski. Enfin l'article de M. Schaettel : " Lecture et rêverie selon Gaston Bache­lard » s'ouvre sur ces lignes : " Si tant de nos contemporains semblent incapa­pables de goûter la vraie poésie et l'art moderne, c'est e.ssentiellement parce qu'ils ne .savent pas .s'émerveiller et admirer, c'est parce qu'ils .s'en tiennent à une conception intellectuelle, cartésienne et figurative de la poé.sie et de l'art. JO

Bulletin Il. la 8oei6t6 frlUl~" Ile PhllOHphie

La Société française de philosophie a été créée en 1901 par Xavier Léon et ses amis, entre autres Elie Halévy avec lequel il avait fondé auparavant la Revue de métaphy.sique et de morale dont on vient de rendre compte. Elle publie tous les trois mois un Bulletin (Armand Colin, éditeur) qui est le reflet fidèle de ses séances où les plus célèbres philosophes et savants (L. de Broglie, H. Bergson, Einstein, Benedetto Croce, Bachelard, Ber­trand Russell) sont venus · faire un ex­posé qui est sujvj. d'une discussion. A la séance du 23 avril 1966, c'est Jean Paulhan qui était invité à présenter sa communication : « Note sur la pensée à l'état brut ». Ce texte vient de paraître avec un an de retard. Parmi les sages qui l'écoutèrent et qui prirent part à la discussion, se trouvaient notamment Jean Wahl, Yvon Bélaval, M. de Gandil­lac, Brice Parain, J. Hyppolite. Il est difficile, bien entendu, de résumer ou de citer un extrait de ce brillant exposé (d'un humour si raffiné) qui por­tait en fait sur le langage, mais qui laissa, comme le fit remarquer G. Villa, l'auditoire sur le mystère. On pourrait cependant détacher au débat cette ré­flexion de Jean Paulhan:

« Les romans les plus épris de vérité .sont triste.s et déçus. le n'en vois pas un de L'éducation sentimentale à Guerre et Paix et à Ulysse, qui ne soit propre à donner au lecteur un grand désir de suicide; pourtant nous sommes tous, par nature, plutôt joyeux et confiant.s et mê­me, nous continuom en général à vivre. Les meilleurs traités de morale et de PsycMlogie nous montrent, depuis So­crate, un homme replié sur .son propre mécanisme, égoïste et figé . Or le.s hom: mes de tous les jours, les hommes de la rue, sont communément entreprenants, généreux, et pro~pts à s'oublier eux­mêmes, très bizarrement courageux. La bêtise même a chez eux grande allure. Mais il y a peu de livres qui ne sem­blent de nos jours écrits por des bour­reaux. Heureux, le ramoneur et la petite blanchisseuse, le balayeur obscur, qui éCMppent aux ongles du romancier. »

Etudes (juin), la première partie d 'un essai important de Georges Morel : " Sur le sens du mot Dieu ».

Les Temp.s moderne.s 1juin), " Hamlet et Freud li par Jean Starobinski qui met

en parallèle, guidé en cela par Freud lui-même, la biographie de Shakespeare et celle de Freud : Shakespeare ré­digeant Hamlet après la mort de son père, et Freud découvrant la théorie œdipienne dans les mois qui ont suivi la mort du père; mais il y a aussi dans ces pages extraites d'une préface à la traduction française de Hamlet et Œdipe par Ernest Jones, une excellente analyse de ces deux pièces.

Freud encore dans " L'analyse origi­nelle » d'O. · Mannoni : la relation de Freud et de Fliess, l'histoire mouvemen­tée du délire de Fliess et du savoir de Freud. . En deuxième partie, trois articles d'ethnologie : Julian Pitt-Rivers : " La loi de l'hospitalité li . Pierre Clastres : Cl De quoi rient les Indiens? Il . A.-P. Elkin : " Medicine-men en Australie ». Et dans les Chroniques : " Picasso et le cubisme » par André Fermigier.

La Pensée (juin). " Science, machines et progrès chez Jules Verne Il, par Jean Chesneaux.

E.sprit (juin). Cl Un peuple assassiné » (protestation de la revue contre l'agres­si~n américaine au Viêt nam). " Recon-· naissance d'Albert Béguin JO, dans son in­troduction aux articles de C. Bourniquel, Y. Bertherat, P . Boyer, J.-M. Domenach écrit : « Dans un moment Olf l'on dis­cute teUement de la critique littéraire (et où la vraie critique est .si rare), il s'avère que la métMde et la démarche de Béguin offrent un modèle étonna­ment adapté à de.s be.sow qui .sont les nôtres, et peuvent nous aider .sur-Ie-cMmp à répondre à des questiom qui flottent autour de nous. li

The Paris review (N° 40). Une longue interview de Jorge Luis Borges par Ro­nald Christ. On y trouve cette réflexion sur Shakespeare : " le pen.se que lohn­son, Wordsworth et Kipling .sont bien plus typiquement anglais que SMkespeare. le ne .sais trop pourquoi, mais j'ai tou­jours res.senti quelque cM.se d'italien, quelque CM.se de juif chez SMkespeare, et il est po.s.sible que les Anglais l'admi­rent à cause de cela, porce qu'il est .si différent d'eux. li

Diogène (juin). Dans " Mysticisme et société JO par Gershom Scholem (traduit de l'anglais par Marguerite Derrida), on ~ut ID: : « Nous avon.s dit que le my.s­hque etmt un· per.sonnage exceptionnel de .sa .société. Nous pourriom dire au.s.si bien qu'il en est un per.sonnage dialec­tique. Dè.s l'abord, .son rapport à la so­ciété n'est pas de pleine cordialité : il est .sujet à de graves temiom. Le .sem de .sa quête originale, condui.sant à .s~n ac­complis.sement mystique, l'avait séporé de la .société, avait établi une distance, parfois même creusé un abîme entre elle et lui. Même s'il décide emuite de rève­nir en arrière et d'établir une relation f~~ond6 avec un groupe d'hommes, ou s il y est contraint, ce mouvement est de nature dialectique. Il implique des ré.serves; car même dans le tumulte de l'activité .sociale, le my.stique reste con.s­cient de cette impulsion décidément anfi­.sociale qui lui permit en premier lieu de devenir ce qu'il est. CMque pas dam une direction tend un fil qui va dans le sens contraire. -Il ne peut jamais y avoir un rapport naïf ou intact entre le mystique et la .société. li

Paul Demiéville : " Les premiers con­tacts philosophiques entre la Chine et l'Europe li.

Critique (juin). Gilles Deleuze: " Une théorie d'autrui » (Robinson, les robin­sonnades et 111 perversion). Henry Ray­nal : « Kemeny et Vasarely ». Serge Fauchereau "La poésie américaine récente ».

Revue des Sciences Humaines (avril­juin). « Autour de Ner.val et de l'ésoté­risme ».

Frédéric Lamotte

Page 27: La Quinzaine littéraire n°32

DOCUMENTS

Jean-Louis Rieupeyrout Histoire du Far West Tchou, éd., 730 p.

Le 11 novembre 1955, à proxi­tqité d'Oklahoma City, capitale de l'ancien Territoire. Indien, devenu l'agricole et pétrolifère Oklahoma, on pouvait entendre un ministre du culte réformé appeler en ces termes l'attention et les grâces divines sur un morceau de terrain vague:

o Toi, Dieu des grandes plaines libres, qui jamais ne créa un Iromme sans l'aimer, nous Te prions de consacrer ce lieu en mémoire des hommes de la selle, afin que le meilleur du passé puisse attein­dre à la postérité.

Si d'aventure quelqu'un ici, sur cette colline, peut imaginer qu'il respire un peu de l'odeur du bacon frit sur un feu -de plein air ou du café bouillant sur les braises, qu'il entend gémir le cuir d'une selle fatiguée ou mugir le bétail dans les lointains du . crépuscule, nous Te remercierons, mon Dieu ...

Cette cérémonie, ID:agnifiée par une homélie quasiment claudélien­ne, et se déroulant devant les gou­verneurs des dix-huit Etats nés de la conquête de l'Ouest, consacrait la pose de la première pierre du National Cowboy Hall of Fame and Western Heritage Center. Pierre qui 'est donc aussi, en quel­que sorte, la dernière de l'édifice américain... Depuis l'installation des colons anglais, français ou espa­gnols sur les côtes et le long des fleuves, du Rio Grande à l'Hudson, il y a toujours eu à l'ouest quel­que chose de nouveau. Les colons y cherchaient des terres, les aven­turiers des occasions, les Etats des frontières. Les Mormons y trouvè­rent la Terre promise ; les Espa­gnols la défaite, les Indiens la des­truction et les Etats-Unis des di­mensions géographiques, économi­ques et politiques à l'échelle du monde. C'est cela que Jean-Louis Rieupeyrout a consigné en sept cents pages bien remplies, abon­damment illustrées, et sur lesquel­les flotte cette odeur de bacon, de poudre (oubliée par le pasteur), de cuir et de sueur (celle aussi de l'historien), qu'on suit à la trace de livre en film, de Fenimore Cooper en John Ford depuis qu'on a l'âge de raison des grandes per­sonnes, c'est-à-dire précocement le goût de la bagarre et l'admiration pour la loi du plus fort, ou du plus astucieux ...

Les Etats-Unis, qui n'ont pas deux cents ans d'âge, s'offrent le luxe de posséder une histoire à l'intérieur de leur histoire : c'est celle du Far West (on pourrait y ajouter celle de la Ségrégation). Mais le mouvement d'un peuple bigarré à travers les grandes plai­nes du centre (qu'on appelait alors le désert américain), les défilés des

Une odeur de bacon, de poudre et de sueur Rocheuses et les vallées ouvrant sur le Pacifique a pris couleur de légende. Plus encore, et sans aucun doute parce que la légende a retrou­vé d'emblée les racines profondes de nos motivations - éternelle­ment confondantes -, la marche vers l'Ouest est devenue la seule ~entreprise de l'histoire du dix, neuvième siècle qui ait atteint à une grandeur mythique. Immédia­tement : il suffit de reprendre les aventures de Buffalo Bill ou de Billy the Kid, par exemple, pour voir avec quelle aisance et quelle spontanéité l'Amérique se décou­vrait des héros, et était capable de se forger un folklore nationaliste suppléant à la Chanson de Roland par les accents du Deguello d'Ala­mo... Explosion d'exploits qui n'est pas retombée : près de la moitié des étoiles de la bannière de l'Union lui empruntent encore leur éclat. La légende ' et l'histoire ne sont pluS qu'une moderne chan­son de geste, nourrissant la meil­leure et la pire littérature, et sur­tout terrain de prédilection du film, ce qui explique probablement pourquoi le Far West a pu s'im­poser à la civilisation occidentale, au point d'en être désormais indis­sociable.

La floraison littéraire - et ciné­matographique - en cache cepen-

Geronimo, chef célèbre de& Apache&.

dant les racines comme l'arbre peut cacher la forêt. L'histoire du Far West, c'est un peu l'histoire de nos souvenirs d'enfance : ce train bariolé que tout menace dans Ba course, n'a-t-il pas, tiré par une locomotive elle aussi devenue lé­gendaire, traversé nos lectures et nos films les plus chers ? Sans doute, ce que nous admirions, c'était la vie libre du trappeur, sans nous attarder au massacre des animaux à fourrures, et la

superbe et dangereuse odyssée des caravanes dans un 'océan d'herbes et de poussière... Ce scoutisme de­venu continental et démesuré, s'im­posant à coups de Bible et de fusils, c'était l'Aventure. Il n'est pas très difficile d'y déceler, sous des allures si neuves, la quête de la Horde, le retour à une très ancienne autorité' patriarcale, . le recours à la loi dans sa formula­tion et son application les plus pri­mitive, et, ce qui est curieux chez ce peuple américain fait de -dix peuples divers, la découverte du racisme fondé à la fois sur la cou­leur (mais ce n'était peut-être que

'le prétexte, ou la justification) et le rapport du plus fort au plus faible ... La poudre, l'alcool et l'ar­gent ont assuré la cOliquête. La religion de l'espace (c'est ce qu'un journaliste doué, à la recherche d'une définition de la poussée vers l'Ouest, nomma la Destinée mani­feste de l'Union) avait pour vertu tous nos vices : si l'histoire en est haute en couleurs, ce n'est pas étonnant!

Au terme de son livre, Jean­Louis Rieupeyrout cite justement ces lignes de Frédérick J. Turner, professeur, en 1893, à l'université de Wisconsin, à propos du mouve­ment vers l'Ouest, et des conditions sociologiques qui ont marqué le

perpétuel débordement des frontiè­res jusqu'au Pacifique : « Cette nécessité de renaître constamment, la fluidité de la vie en Amérique, l'expansion vers l'Ouest avec ses circonstances toujours renouvelées, sa connexion permanente avec la simplicité d'une société primitive, fournirent les traits dominants du caractère américain. » Et il dé­gage en ces termes le caractère de l'homme de l'Ouest : ... « Tournure d'esprit pratique et inventive,

prompte à trouver des expédients ... façon magistrale de faire face aux questions matérielles... individua­lisme dominateur, source de bien ' et de mal, et aussi cet entrain et cette exubérance qui accompagnent la liberté... »

Synthèse asseZ juste, et dont on retrouve les composantes à chacune des pages de la monumentale his­toire de l'Ouest, dont Jean-Louis Rieupeyrout a démultiplié les rouages, pour la clarté et l'effica­cité de son information, consacrant un ensemble de chapitres à l'his­torique des explorations, puis à l'exploitation économique des ré­gions découvertes, enfin à leur exploitation politique, phénomènes précédant la conquête définitive et la mise en valeur de ces immenses territoires. Fourmillant de rensei­gnements biographiques, de statis­tiques, de tableaux chronologiques et comparatifs, ce livre est il la fois une somme documentaire et une source de joie pour le lecteur toqué du Far West (et quand on a vu cinq fois Rio Bravo -- par exemple -, comment s'exclure de la liste !). Non seulement les per­sonnages les plus louches acquiè­rent une identité, mais les héros retrouvent la leur, entre Mark Twain et le grand Sitting BuIJ. Et à mesure, on assiste à la genèse du mythe, dans les faits et les forfai­tures, le mensonge délibéré et l'imagination, nourriture pour ce besoin d'admiration et de dévotion dont le super-objet n'est jamais, dans l'histoire du Far West comme dans bien d'autres, qu;une idole pour primitifs ... Les Peaux-Rouges avaient le bison, et les Blancs le cheval de feu ; il fallait aux se­conds, pour leur gloriole, autre chose que la seule technicité !

Cc qui n'est pas sans rapport avec les tablcaux de chasse des braves pionniers, qui tiraient le Peau-Rouge isolé comme un lapin - pour le plaisir. L'énorme et passionnant travail de Rieupeyrout nous permet de les suivre, et nous initie aux secrets de la vie, des hold-up ou de la construction des wagons, les célèbres chariots bâ­chés, avec une remarquable richesse de détails. On apprendra donc, et ce n'est pas le moins surprenant dans ce livre pourtant riche en surprises, que les trappeurs « trans­portaient dans leurs voyages soli­taires journaux, magazines et livres, surtout la Bible et Shakespeare. Leurs goûts allaient à l'histoire, aux biographies, aux sciences et (tenez votre chapeau 1) à la poé-' sie. » Ils défrichaient l'espace où allait passer le souffie de Whitman. Quant à Jean-Louis Rieupeyrout, il n'y a rien qu'il ne nous ait dit sur le Far West qui ne puisse réveiller notre mauvaise conscience - et nOQ-e émerveillement ! On suit, pendant plus d'un siècle, l'Améri­que en marche : il ne faut ni man­quer le voyage, ni se passer du guide.

Claude Michel Cluny

La Quinzaine littéraire, 15 au 3i" juillet 1967. 27

Page 28: La Quinzaine littéraire n°32

PARIS

Ce grand homme de cmema est un homme très grand, très droit, avec une allure de seigneur un peu roide, une courtoisie attentive qui engage tout de suite aux questions.

Ni sa silhouette, sans une once de graisse, ni le regard habitué à scruter ciels et visages, ni le teint hâlé, ni les rares gestes précis, ni

Howard Hawks

la voix admirablement articulée n'accusent les soixante-et-onze ans de mon interlocuteur.

Dont quarante-et-un de cinéma. Toute l'époque héroïque. Celle

qui lui est fraternelle, à sa mesure, et qu'il ne quittera pas, fût-il, par ailleurs, l'homme moderne par ex­cellence.

- Parce que, dit-il, il ne faut fai­re que ce que l'on connaît bien : ce qu'on aime. Ce qu'on est, sans tri­cherie. Et c'est ce que j'ai fait.

« Soarface »

- Mais qui êtes-vous, Howard Hawks ? Vous avez dit, un jour, que l'important c'était d' « enten­dre l'essentiel des choses » ? De quelles choses? Et quel est cet essentiel d'après vous, dans le cinéma?

- Raconter une histoire. Voilà l'essentiel, d'abord. Et dans l'his­toire raconter des hommes, les rap­ports qui les lient ou les opposent les uns aux autres, le combat qu'ils mènent inlassablement contre les forces extérieures, pour affirmer leur existence d'homme, construire leur destinée. y a-t-il autre chose que ce combat? sous une forme ou une autre à quelque époque que ce soit?

28

Je suis un homme qui raconte, avec des images qui bougent, des histoires qui lui plaisent et où les gens parlent comme mes amis et moi nous parlerions si nous nous trouvions dans les mêmes situa­tions, devant résoudre les mêmes problèmes.

- C'est en 1926 que pour la pre-

mlere fois au cmema, vous avez utilisé quelques plans couleur dans Fig Leaves. Puis une série de films en noir et blanc. Considérez-vous aujourd'hui que la couleur ait atteint son point de perfection?

- La couleur a fait d'énormes progrès, évidemment. Technique­ment, surtout à présent où l'on commence à se servir du procédé couleur- de la télévision, des pos­sibilités infinies sont offertes aux réalisateurs de cinéma.

- La couleur cinéma est une couleur dynamique, non statique ?

- D'accord, et il ne s'agit pas de faire un tableau, . ou d'en copier un, ou de rechercher des réminis­cences avec une œuvre picturale. Je suis cinéaste, je ne suis pas peintre. Mais les pr9cédés dont se sont servis certains peintres méri­tent d'être étudiés pour trouver des correspondances dans l'utilisa­tion de la couleur cinématographi­que. Vous verrez, dans El Dorado, il y a une autre lumière. C'est une expérience. l'avais remarqué que chez les grands peintres de l'Ouest, le sol, les murs des salons reflé­taient toujours une lumière jaune qui ne montait pas jusqu'aux visages. Je me suis servi de réflec­teurs de cette couleur à ras de sol.

Howard Ce n'est pas la lumière naturelle, mais c'est plus lumineux, plus chaud... Le climat entier du film s'en trouve changé... Finalement plus « vrai ».

- Vous qui êtes de ceux qui ont défriché les voies du cinéma, vous intéressez-vous aux diverses tentatives de cinéma expérimental, en particulier celles de l'école de New York, et à des recherches telles que celles d'Andy Warhol?

Il ne cache pas un certain dé­dain.

- Ce « nouveau cinéma» usurpe son titre. Il n'a rien de nouveau. Personne d'ailleurs ne fait rien de nouveau. Je trouve mauvais les films de ces garçons. Les expériences techniques, d'ac­cord, nous devons tous, toujours, continuer à en faire. Mais ce n'est pas neuf que de prétendre: « Il. ne faut pas raconter une histoire! » Cela rev.ient quand même à en raconter une, ou dix à la fois, mais mal. Et puis on s'extasie sur des trucs que nous avons déjà em­ployés il y a trente ans, ou qua­rante ... Même dans la vie, ce sont des histoires que les hommes se racontent, leurs gestes, leurs paro­les sont à chaque instant une his­toire, un scénario qu'ils construi­sent plus ou moins bien. C'est une illusion et une duperie d'affirmer qu'on ne raconte rien, qu'on est seulement « témoin ». C'est peut­être seulement plus facile... et plus difficile pour le spectateur.

- A propos d'histoires, Scar­face reste je crois dans la longue suite de celles que vous avez ra­contées depuis Raad of Glory jus­qu'à El Dorado en passant, pour n'en citer que les plus exemplaires, par Viva Villa, To have or not to have, The Red River, Only Angels have wings, Air Force, Dawn Patrol et Hatari, l'un de vos films préférés. Les raisons de cette prédilection sont de quel ordre: sentimental, moral (vous vous éle­vez contre le mythe du gangster) technique ou esthétique ?

- It was a challenge! Oui, Scarface ça a d'abord été une ga­geure, un match à gagner. l'aime ça.

- Dans la vie, comme dans vos films vous êtes donc l'homme du combat singulier. Mais dans Scar­face l'ennemi ce n'étai! ni la nature, ni une femme, mais votre héros le trouvait en lui-même. A chaque assassinat, c'était son pro­pre meurtre qu'il préparait. Ce film est celui de la destruction qui appelle la destruction.

- Il ne peut pas en être autre­ment. Dans ce cas particulier, je tentais pour la première fois - en­vers et contre tous les magnats de l'industrie cinématographique -de raconter une histoire qui n'avait pas leur agrément. Je m'attaquais à un sujet tabou. Alors j'ai fait - mais à Hollywood c'était pres-

Hawks que inconcevable - ce que font beaucoup de metteurs en scène actuels : j'ai produit à l'économie ! l'ai tourné avec les moyens du bord, dans des conditions difficiles, dans un petit studio encombré de vieux décors, plein de poussière. Sans vedettes! Paul Muni était vendeur dans une épicerie, Geor­ge Raft, inconnu et Ann Dvorak chorus girl. On y a tous mis du sien!

« Monsieur Bébé »

La pudeur, la réserve, non seu­lement anglo-saxonne, mais aristo­crate, de Hawks est peut-être à l'origine d'une légende qui veut qu'il ne sache pas s'expliquer sur son œuvre.

Qu'il dédaigne d'employer un certain jargon métaphysique, pour ce qui n'implique pas, à ses yeux, un véritable langage métaphysique, est tout à sa gloire. La simplicité est l'apanage des créateurs. Il in­siste :

- Je ne crois pas à la nouveau­té. Cela n'a donc pas d'importance si l'on se répète. La vie est une incessante répétition d'actes, de situations, de paroles. Même si les apparences sont différentes. Dans le fond l'homme, sa destinée res­tent identiques. Très « simples ».

Peut-être avez-vous raison. Mais cette simplicité, en profon­deur, ne vous a jamais empêché de saisir, peut-être malgré vous, une complexité qui affleure peut­être davantage dans vos comédies, plus féroces, que dans vos drames.

- La même histoire peut . ser­vir à un drame et à une comédie .- on rit beaucoup, et il te faut, dans mes histoires les plus tragi­ques - Monsieur Bébé raconte un drame ...

- Est-ce toujours la nécessité d'atteindre à la simplicité la plus grande qui vous fait recourir à l'utilisation de la caméra à hauteur de regard?

- Oh ! mais moi aussi j'ai fait un ou deux films en plaçant ma -:améra en haut, en bas, sur le côté ...

Il rit, se penche brusquement sous la table, son cou se contorsionne et ainsi, en « contre-plongée », il constate:

- Est-ce que je vous parle comme ça ? Non, je vous regarde en face. Eh bien une caméra doit faire de même. Ces « trucs » n'ajoutent rien à un récit. Je ne les ai jamais aimés. Mais bien entendu ...

Il s'empare de ma main, examine une bague, constate :

- Si je regarde cette bague, si elle prend de l'importance pour moi, je l'amène à mon regard, je ne vois plus qu'elle.

Page 29: La Quinzaine littéraire n°32

parle de Le travelling, le gros plan se

dessinent dans l'étonnant regard fait pour les horizons marins du pilote qu'il fut.

Avec, peut.être, la sagesse des années il insiste :

- Tout est très simple. Le cinéma c'est la vie. Et dans la vie, finalement tout est très. simple aussi. Si mon cheval se cabre de­vant l'obstacle et risque de me faire tomber, alors ma caméra aussi doit se cabrer. Mais seule­ment alors.

- A partir de 1933, avec To have or not to have, vous avez très souvent ~u comme scénariste Wil­liam Faulkner. Comment travail­liez-vous ensemble? Etait-ce une collaboration étroite, comme Joseph Losey avec Harold Pinter, ou ...

n m'interrompt:

- Vous savez, quand j'ai dé­couvert Faulkner, personne ne le connaissait. Il travaillait dans une librairie. Il cherchait un éditeur. Tous les jeunes écrivains souhai­taient alors écrire pour le cinéma, c'était un art nouveau ... et puis, tellement plus intéressant finan­cièrement pour eux! /' ai lu une de ses histoires, elle m'a plu. Je l'ai présentée. à un ami éditeur,. l'ai dit qu'il fallait la publier, que je trouvais ça bon, fort, qu'on devait s'occuper de cet homme, j'ai acheté les droits ' cinématogra­phiques. Quand je l'ai rencontré pour la première fois, Faulkner était un garçon taciturne . . , Je lui ai dit : « Je suis Howard Hawks . • - Oui, a-t-il répondu, j' ai l~ votre signature au bas d'un chèque. Merci, »

Et c'est tout. Après, nous sommes devenus de

très bons amis. Alors, il parlait peu. Et toujours d'une manière déconcertante. Je ne sais pas en­core si c'était de l'humour ou si, plongé dans son univers imagi­naire, il se désintéressait de ce qui n'en faisait pas partie. Je me souviens. Nous étions un jour en voiture, partant pour la chasse, lui, Clark Gable et moi. Gabl; parais­sait sur tous les écrans, · nous dis­cutions littérature. Gable demanda: « Monsieur Faulkner, quels sont à votre avis les plus grands écrivains actuels? » Très sérieux Faulkner répondit: « Thomas Mann, Dos Passos, Hemingway et moi!

- Oh ! vous écrivez, Monsieur Faulkner ? - Oui, et vous, M on­sieur Gable, que faites-vous dans la vie? »

A ce souvenir Howard Hawks rit silencieusement. Son long vi­sage glabre retrouve l'humour avec lequel il devait observer ces d~ux « glories » qui font aujourd,'hui partie de son musée de fantômes.

- En quoi consistait votre col­' laboration avec Faulkner ?

- Comme moi, il n'aimait par­ler que de ce qui l'intéressait vrai-

Faulkner et du ment : son univers. On ne parle bien que de ce qu'on connaît, ou plutôt de ce qu'on aime, la con­naissance, sinon intuitive, est se­condaire. Les problèmes qui nous animent dans la vie, nous ennuient dans une œuvre. Il faut se passion- . ner pour ce qu'on fait, sinon com-

ment arriver à la fin d'un livre, d'un film? Comment s'attacher à son écriture, à son tournage, à sa construction dramatique? Alors, quand Faulkner avait une idée des personnages susceptibles de me plaire, nous nous rencontrions, il me racontait son idée, nous dis­cutions de la psychologie des héros, comme nous l'aurions fait de gens de notre cfJhnaissance, nous exami­nions comment ils allaient s'affron­ter, et affronter le combat de la vie. Ce qui les unirait, aiderait à leur victoire ou à leur défaite, nous cherchions l'histoire... il faut une histoire qui oblige les hommes à sortir de leur uniformité. Si je m'enthousiasmais, alors il se met­tait au travail, il écrivait le scéna­no.

Mais celui-ci terminé, ache­vé... Faulkner se désintéressait-il ensuite de votre travail ?

- Absolument pas! Mes amis, donc Faulkner, de même que mes acteurs préférés, ont toujours leur mot à dire jusqu'à la fin du film. C'est très important pour l'authen­ticité des personnages. On ne dé­couvre pas tout sur le papier. Au cinéma, les caractères des person­nages se créent peu à peu dans le décor où ils évoluent.

- Pourtant dans vos plans on décèle une sorte de démonstration '

exemplaire d'un certain univers typiquement américain, plus par­ticulièrement américain de l'Ouest.

- Puisque je crois (il répète avec une grande fermeté « 1 be­lieve ») à cet univers ! Puisque je l'aime et que je m'entoure de gens qui l'aiment.

De cet acte de foi, la naïveté est exclue, mais il implique un léger mépris pour les univers où ni le culte de l'honneur, ni celui de l'amitié virile n'existent plus. (( 'liant pis » semble dire Howard Hawks, si les autres ne sont plus comme nous étions, s'ils ont perdu leur intégrité, leur pureté. L'ac­cusation est informulée, . elle se devine à des impondérables du regard, du sourire, de l'intonation.

- Cet univers viril où l'amitié est un des ressorts essentiels de votre dramaturgie cinégraphique personnelle, a toujours paru re­jeter, comme corps étrangers à un organisme sain, les enfants, les vieillards - en tant qu'hommes inaboutis ou dégradés - et surtout les femmes, agents de destruction, de dévirilisation. Pourquoi ?

- Je suis content que vous me posiez cette question. On a dit pas mal de choses fausses à ce sujet. D'abord les enfants. Je les adore dans la vie. /'en ai moi-même cinq. De trente-cinq à douze ans. Mais au cinéma, sauf miracle, les enfants sont de détestables acteurs. La cari­cature d'un homme. Je n'aime pas faire jouer des enfants. Quant aux hommes âgés, je ne les considère pas comme une dégradation de l'homme. Mais je fais des films violents où ils n'ont pas leur place,

La Quinzaine littéraIre, 15 au 31 juillel 1967.

. , cinema

où ils représentent un danger quand on est responsable de bud­gets de l'ordre de cinq millions de dollars. Les assurances refusent les risques d'hommes plus vulnérables, qui peuvent tomber malades, mou­rir ... Quant à ma misogynie­mes héroïnes tentatrices, qui affai­blissent l'homme, le détournent de son destin ... eh bien, il y a d'une part cette sorte de femmes, et puis les autres. /' ai fait deux films avec Laureen Bacall. Etais-je miso­gyne? Ce que je n'aime pas dans certaines femmes, c'est tout ce qui en elles, sous prétexte de douceur, de faiblesse s'acharne à émasculer l'homme.

- En somme, vous préférez la femme d'aujourd'hui, qui s'assume à ,celle d'il y a quarante ans?

- Exactement, je préfère la femme moderne. '

Le matriarcat

Malgré tout, sous-jacente, on perçoit l'horreur de tout Américain pur sang pour le matriarcat encore tout-puissant aux U.S.A.

- Puisque vous avez choisi de « raconter des histoires » avec une caméra, que le cinéma a représenté l'aventure de votre vie, que vous en êtes un des pionniers, continuez­vous à aller vous-même voir beau­coup de films? Et connaissez-vous les jeunes metteurs en scène fran­çais?

- Bien entendu! Je vais beau­coup au cinéma. Je vous l'ai déjà dit: on a toujours quelque chose encore à apprendre. Les Français sont ceux qui connaissent le mieux le cinéma, qui en parlent avec le plus d'intelligence, qui, sur le pa­pier expliquent le plus parfaite­ment ce qu'il faut faire pour être un vrai cinéaste, mais ...

- Mais ils ne (( réalisent » pas leurs théories, c'est ce que vous voulez dire ? .

Mon interlocuteur, courtois, se contente de sourire et poursuit:

- On m'entraîne souvent voir un film « où il y a une lumière ... un plan... un mouvement de ca­méra... une technique de dialo­gue... » quelque chose de tout à fait original, jamais vu ou entendu. /' acquiesce, mais je pourrais citer des références de tous ceux qui créèrent le cinéma, dire « moi aussi j'ai employé ce procédé, ce cadrage. Et je n'étais pas le seul ... » Je vous le dis: personne n'invente rien.

- Vous non plus ?

- Moi non plus. Ce n'est pas cela qui compte! c'est d'avoir quelque chose à dire et de le dire le mieux possible. Les moyens ne sont que des moyens.

.propos recueillis par Anne Capelle

29

Page 30: La Quinzaine littéraire n°32

POLICIERS

Le Kremlin en hiver.

Noël Behn Une lettre pour le Kremlin Traduit de l'américain par Marcel Duhamel Gallimard éd., 319 p.

L'entrée de Noël Behn dans la littérature d'espionnage a fait beau­coup de .bruit. Ses supporters ont invoqué à son propos John Le Carré, Graham Greene, Kafka, Sade ... J'en passe.

Soyons sérieux. Une lettre pour le Kremlin a visiblement été fabri­qué pour répondre à l'attente du plus grand public qui soit : les lecteurs américains. Avec John Le Carré, l'Angleterre avait sa « bom­be» (un succès international, un grand film, quelques millions de lecteurs). Les Etats-Unis se devaient d'avoir la leur. Cela dit, ' il n'y a aucune c9mmune mesure entre L'espion qui venait du froid et Une lettre pour le Kremlin.

Le Carré ne cherche pas à éblouir mais à démystifier. Sans clin d'œil au public, clairement, simplement, il nous montre le vrai visage de l'espion et nous explique son rôle dans la société d'aujourd'hui. Sa démonstration est d'autant plus convaincante qu'il l'insère dans une intrigue romanesque passionnante et parfaitement construite. En bon écrivain, Le Carré s'efface devant ses héros. Et ses héros existent, ils sont dcs produits de la vie et non pas de l'esbroufe.

Noël Behn, lui, ne s'efface ja­mais. Il piaffe, tire les ficelles, brouille les cartes, escamote les difficultés, accumule les sous-en­tendus, fait du chiqué ... Un cabot? Mieux que cela : un homme dans le coup. Rien de ce qui peut plaire au public ne lui est étranger. Son objectif : étonner à tout prix. Il faut avouer qu'il se donne beau­coup de mal pour parvenir à ses fins. Mais ses personnages souf­frent de cette laborieuse virtuosi­té : ils n 'atteignent jamais le stade de la vie et restent d'habiles ma­rionnettes dont le destin nous lais­se indifférents.

Une lettre pour le Kremlin n 'est en somme qu'une prodigieuse para­de : l'espion « puceau», l'espion machiavélique, l'espion fatigué, la vierge au cœur pur, la garce folle de son corps, l'amour tendre,

30

TOUS LES LIVRES

Une prodigieuse parade

l'amour fou, les trouvailles déliran­tes, la peur au ventre, le cynisme à la boutonnière, le sentiment de l'ab­surde, les sacrifices humains, les tortures inhumaines, les bagarres, les poursuites, les coups de théâ­tre ... Rien ne manque, mais tout manque de force, ainsi expédié. Ce qui intéresse Behn, c'est de prou­ver qu'il est plus malin que les autres. Sachant que ses compa­triotes considèrent les jeux de Les­bos comme le comble de la dépra­vation, il a vu là une belle occa­sion de se montrer suprêmement au­dacieux. Le choix de son couple de lesbiennes est un coup de génie : une Russe et une Noire. Il fallait y penser. Hélas pour les lecteurs français, l'exhibition de ces deux maladroites ferait sourire de mépris nos braves petites collégiennes.

La seconde « audace» est fran­chement cocasse: La scène se passe dans une maison close de Moscou : un homme nu cède aux instances d'une femme nue et la frappe. Mais après lui avoir donné quelques gi­fles, le malheureux (c'est un es­pion américain «déguisé») mena­ce de rendre ses billes si on. l'obli­ge à aller plus loin. 0 Sade !

Il faut tout de même reconnaî­tre que Behn a du souffle et de la mémoire. Il manie un nombre impressionnant de personnages (qui, presque tous, ont un surnom), et saute de l'un à l'autre avec une superbe désinvolture. Le lecteur, lui, s'y perd. En fait, la première moitié du livre (consacrée au recru­tement de dix espions américains, puis aux préparatifs minutieux de leur mission à Moscou) est confuse et souvent irritante. En revanche, la seconde moitié (la mission) est plus enlevée et constitue à elle seule un bon roman d'aventures. Mais, là encore, Noël Behn ne peut s'empêcher de soigner son public_ Il flatte sans vergogne la bonne conscience de ses compatriotes anti­communistes. Il n'est pas le pre­mier ; . c'est pourquoi il en rajou­te. Jugez vous-mêmes : presque tous les personnaŒes soviétiques de cet ouvra~e sont des dépravés : ho­mosexuels, drogués, alcooliques, etc.

A force de vouloir faire mieux que les autres, Noël Behn s'est fourvoyé : il a confondu complai­sance et qualité.

ROMAIfS rRANçAIS

Bérénice Bradeau La colline du pendu Oebresse, 123 p., 9,90 F La grande fraternisation des noirs et des blancs.

Paul Cardéra Les temps heureux Oebesse, 123 p., 9,90 F L'adolescence, enfer . et paradis .

Franz Hellens Le dernier jour du monde P. Belfond, 126 p., 12,30 F Nouvelles fantastiques.

Pierre-Clotaire Lucain Veillées guadeloupéennes Oebresse, 188 p., 12 F Treize contes créoles.

Patrick Thévenon Aa roman-collage L'histoire d'Ariane Tchou éd., 288 p., 26 F Aragon racontée à l'aide de ciseaux d'un pot de colle et d'articles parus dans la presse internationale.

ROMANS ÉTRANGERS

William Brinkley Des Infirmières pour Anzio trad. de l'américain par Jean Perrier Laffont, 424 p., 16,80 F L'amour et la guerre dans l'Italie du débarquement américain.

Geoffrey Jenkins Opération petite ourse trad. de l'anglais par J. Brécard Lattont, 384 p., 15 F Missions secrètes dans l'Océan Indien.

David Storey Radcliffe trad. de l'anglais par Jean Rosenthal Seuil, 348 p., 19,50 F La camaraderie ambiguë qui lie deux homm~s depuis le collège.

P.J. Wellmann Les fils du mal trad. de l'américain Stock, 352 p., 19,50 F Les aventures des « Outlaws - de l'Ouest américain.

POÉSIE

Kamal Ibrahim Babylone, la vache, la mort Préface d'André Pieyre de Mandiargues Flammarion, 140 p., 7,50 F Un poète syrien de vingt-quatre ans.

Renée-Lise Jonin Fleurs de pluie

Noëlle Loriot 1 Debresse, 73 p., 12 F.

Claude Kosmann L'horizon tient parole Debresse, 29 p., 9 F.

Albert Lentin Ultime Editions Psyché

Louis Raymond Un tilleul à l'orange J.-P. Oswald, 128 p., 16,98 F Souvenirs d'une vie en Franche-Comté.

MÉMOIRES BIOGRAPHIES

Kathryn Hulme Ma conversion trad. de l'américain Stock, 240 p., 17,50 F Par l'auteur de « Au risque de se perdre -.

Wanda de Sacher-Masoch Confession de ma vie Préface de Pascal Pia Tchou, 312 p., 25 F Les .confessions de la «Vénus à la fourrure-, première femme de Sacher-Masoch.

Marie Syrkln Golda Meir trad. de l'anglais par J. Hardy Gallimard, 312 p., 16 F Un grande figure de l'histoire d'Israël.

CRITIQUE HISTOIRE LITTÉRAIRE

Yves Bonnefoy Un rêve fait à Mantoue Mercure de France 216 p., 50 F Préfaces, études sur des peintres, des écrivains, des poètes.

Ronald Hingley Les écrivains russes et la société 1825-1904 Hachette, 256 p., 12,50 F La Russie impériale qui servit de cadre aux œuvres des grands romanciers russ·es.

Arnaud Tripet Pétrarque ou la connaissance de soi Libr. Droz, Genève, 198 p., 51 F L'unité de Pétrarque, du niveau psychologique au niveau esthétique.

RÉÉDITIONS. CLASSIQUBS

Pierre Benoit Œuvres complètes T. 1 : Le déjeuner de Sousceyrac Koenigsmark Introduction par Hubert Juin III. de R. Topor Frontispice de Carzou Cercle du Bibliophile, 344 p., 14,80 F Première édition des œuvres complètes de Pierre Benoit.

Jacques-Bénigne Bossuet Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture sainte Notes et introduction par Jacgues Le Brun Librairie Oroz, Genève, 478 p., 50 F Le fruit de l'enseignement poursuivi par Bossuet auprès du Dauphin.

Pearl Buck L'enfant qui ne devait jamais grandir traduit de l'anglais Préface de M. Meignant Stock, 128 p., 8,25 F Le drame de l'arriération mentale et les nouvelles découvertes en ce domaine.

Jean-Baptiste Chassignet Le mépris de la vie et consolation contre la mort Edition critique d'après l'original de 1594, par Hans-Joachim Lope Droz, 558 p., 67,20 F Un grand poète dont il n'existe aucune édition complète.

Pontus de Tyard Les erreurs amoureuses Introduction et notes par John A. MacClelland Oroz, 327 p-., 50,40 F Un des poètes les moins connus de la Pléiade.

Yvonne Castellan La culture serbe au seuil de l'Indépendance P.U.F., 166 p., 20 F La personnalité de base d'un peuple à . un certain moment de son histoire.

Gilbert Cesbron Journal sans date/II Laffont, 256 p., 12 F Pensées, images, ébauches de poèmes et de récits.

Roland Donzé La grammaire générale et raisonnée de Port-Royal Francke, Berne, 258 p. Contribution à l'histoire des idées grammaticales en France

Pierre Klossowski Sade, mon prochain Réédition précédé de Le philosophe scélérat Le Seuil éd., 192 p., 15F.

Louis Lavelle Chroniques philosophiques Psychologie et spiritualité A. Michel, 272 p., 15.42 F 25 chroniques parues dans « Le Temps -de 1930 à 1942 sur les relations de la conscience avec la valeur.

Page 31: La Quinzaine littéraire n°32

QUINZE JOURS

Ouvrages publiés entre le 20 juin et le 5 juillet Clay par Klein

Joseph Majault La révolution de l'enseignement Laffont, 248 p., 9,90 F Les causes de la réforme, les transformations effectuées, les perspectives.

HI8TOIRB

Konrad Adenauer Mémoires. Tome Il (1953-1956) . Hachette, 528 p., 35 F Dix annéds de politique allemande . . européenne, mondiale.

Robert Aron (Textes présentés par) Histoire de notre temps Plon éd., 312 p., 15 F Deuxième volume d'un recueil collectif. Textes de Jacques Soustelle, Elena de la Souchère, Claude Jamet, J.-P. Rioux, Louise Weiss, etc., sur des problèmes d'actualité.

Louis Charpentier Les mystères templiers 16 p. de hors-texte Laffont, 288 p., 16,50 F L'ordre qui naquit en France au XI' siècle et qui régna sur le monde pendant deux siècles.

F.-W. Deakin et G.-R. Storry Le cas Sorge trad. de l'américain par Daniel Mart!n R. Laffont, 416 p., 24 F L'histoire d'espionnage la plus étonnante du siècle.

DOCUMENTS

Frank Edwards Les soucoupes volantes, affaire sérieuse trad. de l'anglais par Nicolas Seitert Laffont, 282 p., 17 F.

Pierre de Lagarde Guide des chefs-d'œuvre en péril . 143 illustrations Pauvert, 384 p., 21 ,10 F Le bilan de la fameuse campagne menée à l'O.R.T.F.

René Mauriès Le Kurdistan ou la mort 16 p. de hors-texte Lattont, 240 p., 15 F Le dossier d'un conflit atroce qui ravage le Kurdistan depuis 1961.

Pierre Milza L'Italie fasciste devant l'opinion française 1920-1940 54 illustrations A. Colin, 263 p. , 8,50 F.

Juliette Minces Le Nord Maspéro, 200 p., 9,90 F Les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière

dans le Nord de la France.

Roger Muratet On a tué Ben Barka Plon éd., 380 p., 20 F Une histoire de • L'affaire • par un ancien correspondant de presse au Maroc.

Michèle Ray Des deux rives de l'enfer Laffont, 296 p., 16,50 F Le récit de celle qui fut capturée par le Viêt-cong après avoir passé six mois avec les troupes américaines.

DIVERS

René Alleau Guide de Fontainebleau mystérieux coll. • Les guides noirs • Tchou, 288 p., 25 F 200 photographies, relié. Mystères d'une forêt et d'un château.

Art Buchwald Enfants de la grande société Trad. de l'américain par Fr. M. Watkins Julliard, 350 p., 18 F Sketches humoristiques sur la • grande société • annoncée par le Président Johnson.

Carlo Bronne Histoires de Belgique Plon, 344 p., 25 F Choses vues, anecdotes, portraits, par un membre de l'Académie Royale Belge.

Ephraïm Kishon La baleine a le mal de mer trad. de l'anglais Hachette, 240 p., 12 F Un héros typiquement israélien.

Roger Price Le cerveau à sornettes Trad. de l'anglais par J. Papy coll. • Humour secret. Julliard, 216 p, 18 F.

Daphné Sheldrick Nos amis dans la brousse trad. de l'anglais 26 illustrations Stock, 224 p .. 18 F Dans la collection • livres de nature ".

POCHE.

Littérature

Jacques Audiberti Le maître (le Milan livre de Poche.

Vounghill Kang Au pays du matin calme livre de Poche.

Federico Garcia-Lorca Poésies 1 - 1921-1922 Livre de poèmes Suites Premières chansons trad. de l'espagnol par A. Belamich Gallimard/Poésie.

Félicien Marceau L'homme du roi livre de Poche.

La Quinzaine littéraire. 15 au 31 juillet 19fi7.

Hubert Monteilhet Le retour des cendres livre de Poche.

Edgar Poe Histoires grotesques et sérieuses

livre de Poche.

Françoise Sagan La robe mauve de Valentine

livre de Poche.

Michel de Saint-Pierre Les nouveaux prêtres livre de Poche.

Patrice de La Tour du Pin La quête de joie suivi de Petite somme de poésie Préface de M. Champagne Gallimard/Idées.

Jules Verne Deux ans de vacances livre de Poche.

Vigny Poésies Préface de M. Arland livre de Poche.

Essais

Jacques Chastenet Winston Churchill livre de Poche.

Sigmund Freud Moise et le monothéisme trad. de l'allemand par Anne Breton Gallimard/Idées

Georges Friedmann Fin du peuple juif ? Gallimard/Idées.

Jean Giraudoux Littérature Gallimard/Idées.

B. Kouznetsov Einstein Marabout Université

Michaël Levey La peinture à Venise au XVIII' siècle livre de Poche illustré-ArC.

J.-E. Muller L'art au XX' siècle Encyclopédie Larousse de Poche.

F. Nietzsche L'Antéchrist Introduction de D. Mascolo Pauvertjlibertés.

Pie IX Quanta cura et

le Syllabus Présentation par J.-R. Armogathe Pauvert/libertés.

Haroun Tazieff Quand la terre tremble livre de Poche.

Science et synthèse Ouvrage collectif Gallimard/Idées Colloque organisé pour le 10' anniversaire de la mort d'Einstein at de Teilhard de Chardin.

Une plwto du film Cassius le Gtand.

J'aime la boxe. Quaud l'hiver se ramène sur Paris, ramenant l'ambition dans le cœur des Mar­tiniquais déracinés, ces enfants prennent la route du Central où leur est promise, outre l'argent, pour peu qu'ils se démolissent avec une vigueur particulière le portrait, la gloire. Un boyau s'ouvre rue du Faubourg-Saint-Denis et mène, à travers des palissades violemment peinturlurées, rouge, bleu, aux portes du repaire-tabernacle, où deux messieurs bien mis, aux fortes pognes, l'œil gauche qui clignote et les portugaises décollées, pro­cèdent à une lecture· studieuse des billets. Ils éprouvent, à en déchirer le coin gauche, en suivant plus ou moins le pointillé, des difficultés qui se comprennent si l'on songe que leurs mains, naguère, n'étaient faites qu'au direct, au crochet, à l'uppercut, bref, au massacre.

Une ouvreuse athlétique, à ' qui je me garderais de faire du grin­gue sans permission, me précède en tanguant vers les fauteuils de ring, d'où jaillira vers moi sous peu, et tel de Junon vers le mouf­flet herculéen ce délectable jet de lait, un jet de sang. Faut dire qu'au Central, c'est jamais du chi­qué et le sang coule. La foule, connaisseur, apprécie ça, et con­trairement à ce qui se passe en général, vu que par l'esprit sportif et altruiste elle a tendance, ailleurs, à prendre parti pour le plus faible, elle est toujours, ici, pour le plus fort. Qu'un beau mec, bien en ligne, supérieur en poids et en allonge, écrabouille un minable, qui finit dans les cordes, en pun­ching-baIl, et pisse le raisiné par tous les pores, elle est aux anges . On crie: « Tue-le! » Je crie avec. Ça nous plaît vachement, à nous, Français, les justiciers.

On ne crie pas: ({ Tue-le! », aux U.S.A., dans les rings où Cas­sius-le-Grand triomphe. Cassius n'est pas venu pour tuer, mais pour sauver. « Bébé géant » selon ses fanatiques (et superbe bébé, on

1 doit le dire! qui pèse 216 livres! qui a été léché par plusieurs ours !) il apporte à son peuple, noir par la race, aplati par le nez, musul­m an par la foi , et photogénique

au plus haut point, les promesses de sa libération. Klein, pour qui la gueule fascinatrice des manne­quins en vogue est sans secret, a merveilleusement photographié Cassius, caver-boy de première, aux yeux pervenche, et malgré des tonnes de muscles, joli tout plein. « Vole comme un papillon! Pique comme une abeille! » C'est le pro­gramme du minet, challenger fou­droyant, qui pulvérise en 2'20", k.o. compris, le champion vieillis­sant Sonny Liston (sorte de mon­tagne aphasique) et qui, sur sa lancée, prétend détrôner de son pouvoir et de sa gloire l'immémo­rial tenant du titre mondial toutes catégories: l'homme blanc.

Le combat de Cassius est poli­tique. Autour du héros dévastateur, la caméra de Klein nous montre les Noirs américains mobilisés: en­fants à la mamelle, romanciers, écoliers, philosophes, plongeurs, comédiens, bookmakers, et jus­qu'aux absolus leaders de Black Power: Malcom X, au curieux masque ironico-mystique, dont on ne peut douter, à je ne sais quel signe au coin des lèvres, qu'il mourra jeune, et ses formidable­ment mastocs successeurs. Tous affirment que le règne de l'homme noir arrive. Les Noirs ne dominent­ils pas les Blancs dans tous les domaines essentiels? ... Ne sont-ils pas les plus forts sur le ring, les plus rapides sur le stade, les meil­leurs joueurs de saxophone, les incomparables champions du blues, des claquettes, du basket-baIl? ... Sur les bibles en usage dans le colored people, Dieu-le-Père est noir, Adam est noir, Jésus est noir. Le prochain président des Etats­Unis sera-t-il noir? ... On peut le croire. On peut même l'espérer. l'imagine très bien Cassius-le­Grand succédant à Johnson-le­Petit: les armes se taisent au Viet­nam, les boves reviennent, c'est le délire, on danse le jerk dans tout New York, et l'univers entier, délivré du cauchemar texan , se livre à l'amour sans rémission. M ake love no war ! Je suggère à William Klein, anticipant de quel­ques mois sur ces fabuleux événe­ments, de filmer ça .

Pierre Bourgeade

31

Page 32: La Quinzaine littéraire n°32

Hall d'exposition du Collège Expérimental de Sucy-en-Brie,

une révolution technique au service · de larélorme de l'enseignement

Le 5" Plan prévoit, dans les cinq années à venir, la construction de 1 200 CES, 300 CEG, 26800 classes primaires et maternelles, que nécessite la scolarisa­tion de 8 millions d'enfants.

Une expérience de sept ans, un souci constant ,de perfectionnement technique permettent à GEEP INDUSTRIES de répon­dre à ces trois impératifs :

Rapidité - Quantité - Originalité.

En 1966, GEEP INDUSTRIES a réalisé les collèges expérimentaux de Sucy-en-Brie, de Gagny, de Marly-le-Roi, dont l'architec­ture particulière a été étudiée pour répon­dre aux besoins pédagogiques nouveaux : salles de cours transformables, équipées pour l'enseignement audio-visuel, prolon­gées par des terrasses, « studios » d'équi­pe, combinant salle d'étude et chambre.

Ces trois réa'lisations de GEEP INDUS­TRIES démontrent que l'assemblage des modules industriaLisés ne signifie pas monotonie mais variété, élégance et ~ar­monie.

OEEP-INDUSTRIES

Biltiment Externat du Collège Fxpérimental de Sucy-en-Brie,

Procédés ALUMINIUM FRANÇAIS/ST-GOBAIN

22. rue Saint-Martin, Paris 4'. Tél. 272-25-10 - 887-61-57