Résistance et ouverture à l’Autre - le berbère, une langue vivante à la croisée des échanges méditerranéens - Salem Chaker

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  • 7/29/2019 Rsistance et ouverture lAutre - le berbre, une langue vivante la croise des changes mditerranens - Sal

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    [Actes du colloque Linterpntration des cultures dans le bassin occidental de la Mditerrane (Paris, Sorbonne, 14/11.2001), Paris, Mmoire de la Mditerrane, 2003, p.131-154].

    Rsistance et ouverture lAutre :

    le berbre, une langue vivante la croise des changes mditerranens.Un parcours lexicologique

    Salem CHAKER*

    0. Continuit et rsistance

    Le berbre, on le sait, est avec le basque la seule langue du pourtour de la Mditerrane

    occidentale que lon puisse considrer comme "autochtone"1 : elle est dj prsente dans salocalisation historiquement connue aussi loin que lon remonte dans les tmoignages directsou indirects (donnes pr- et proto-historiques, tmoignages gyptiens, sources grecques etlatines). Et, contrairement ce que prtendent certaines thses rcurrentes depuis le XIX esicle, il nexiste aucun indice positif dune origine extrieure (moyen-orientale ou est-africaine) des Berbres et de leur langue, en tout cas lchelle dune prhistoire rcente auminimum depuis les dbuts du Nolithique.

    En fait, cette question des origines berbres du peuple et de la langue a fait coulerbeaucoup dencre depuis le XIXe sicle ; comme le soulignait avec humour Gabriel Camps(1981), depuis les sources antiques, il y a peu de rgions do on ne les a pas fait venir ; et on

    ajoutera quil y a peu de langues avec lesquelles on na pas cherch tablir une parent ouune drivation. Or, il faut le dire trs fermement, quelque que soit la sophistication desthories avances, quelles viennent de linguistes ou de prhistoriens, et quelque que soit le

    prestige ventuel de leurs initiateurs, les hypothses dune origine extrieure des Berbres etde leur langue ne sappuient sur aucun lment objectif tabli, linguistique ou archologique.Ce sont toujours de pures constructions thoriques, qui restent entirement soumettre lpreuve des donnes de lanthropologie prhistorique et/ou de la linguistique historique. Leseul fait positivement acquis est la continuit du peuplement de lAfrique du Nord depuis plusdun million dannes et lanthropologie prhistorique ne dtecte aucun mouvementsignificatif de peuplement ou de repeuplement de la rgion, partir du Nord, du Sud ou delEst2. En consquence, cest avec beaucoup de circonspection et titre de pures hypothses

    de travail que lon recevra les thories (est-)africaines (notamment celle de Ehret3), reprisesrcemment du point de vue berbre par Malika Hachid dans son beau livre Les Premiers

    Berbres (2000).

    Aussi, en ltat des connaissances, il faut admettre que le berbre est l o nous leconnaissons, depuis trs longtemps si ce nest depuis toujours. Il y a t en contact et y a vu

    * Professeur de berbre lInalco (Paris). [email protected] Avec, videmment, tout ce que peut avoir de relatif cette notion !2 Voir notamment la synthse de G. Camps,1980/1987 (ouEncyclopdie berbre : I, 1984 : 1-26).3Cf. bibl. En fait, la thse dune origine est-africaine des langues chamito-smitiques (ou afro-asiatiques) est fort

    ancienne. Au XXe

    sicle, elle a t soutenue par de grands linguistes comme Diakonoff ou Greenberg ; elle estbien sr plausible, mais les donnes berbres ne sont jamais srieusement prises en considration, et lorsquellesle sont, cest de manire largement errone ou inacceptable du point de vue du berbrisant.

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    dfiler de nombreuses langues de la priphrie mditerranenne : punique, grec, latin,germanique (Vandales), arabe, turc, franais, espagnol, sans parler de contacts plus discretsmais permanents, avec lhbreu travers la prsence de communauts juives consquentes,avec lgyptien ancien sur la frontire Est, avec toutes les langues romanes de la rive Nord dela Mditerrane (catalan, occitan, dialectes italiens) et, au Sud, avec les langues ngro-

    africaines (haoussa, songha, mandingue).

    Malgr la pression extrmement forte quont pu exercer certaines de ces langues(punique, latin, arabe et franais surtout) sur le berbre, et sur son existence mme, traversune domination politique, culturelle, conomique souvent trs longue, le berbre a rsist et asurvcu. Alors que le celtique a t quasiment effac de tout le continent europen et est trssrieusement menac dans les les britanniques, alors que les langues pr-romanes de la

    pninsule ibrique ont toutes disparu lexception du basque Mme sil est devenu unelangue fragmente et minoritaire dans son aire dextension, le berbre existe, avec une vitalitrelle, avec ses structures linguistiques propres, son fonds lexical propre, extraordinairementstables et communs travers la multitude des varits dialectales contemporaines, malgrlimmensit du territoire, malgr aussi les puissantes influences extrieures. Stabilit et unitdu berbre qui ont souvent t soulignes par les linguistes et qui renvoient aussi la capacitde rsistance des socits berbres elles-mmes.

    Mais rsistance nexclut pas ouverture et capacit dintgration, dappropriation desapports extrieurs, avec une facult dadaptation, de naturalisation des lments linguistiquestrangers assez exceptionnelle. En berbre, lAutre devient souvent Sien, intgr, digr, aux

    plans formel et smantique, au point que lorigine trangre en est quasiment indtectablesans une analyse extrmement sophistique ! Le travail dintgration phonologique,morphologique, smantique est tel que lEtranger punique, latin, arabe, franais est

    devenu un Natif, un authentique Berbre. Les exemples sont innombrables et lon se limiteraici quelques cas reprsentatifs de naturalisation trs pousse demprunts aux principaleslangues avec lesquelles le berbre a t en contact.

    1. Le traitement des emprunts lexicaux en berbre : la moulinette berbriser

    Quelques exemples franais :

    taberwi/tiberwiin, "brouette(s)" ; tabwa/tibwain, "bote(s)" : ces deux empruntskabyles au franais manifestent une intgration phonologique, morphologique, lexicologiqueet smantique remarquable.

    Le genre fminin des deux mots a amen le locuteur kabyle interprter le /t/ final dumot franais (/brut/, /bwat/) comme marque nominale de fminin berbre (/tat/) et lon arajout la syllabe initiale canonique des nominaux fminins (/ta/. Dautre part, le /t/ final dumot franais, selon une tendance bien tablie dans le passage du franais (et des languesromanes) au berbre, a t rinterprt en // emphatique4, ce qui aboutit la squence /ta/.Or, dans la morpho-phonologie berbre, un // emphatique final sur un nominal fminin esttoujours la rsultante dune assimilation de la marque suffixe de fminin /t/ et dun dentalesonore emphatique // appartenant au radical du lexme, selon le processus suivant :

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    Ce retraitement de la dentale sourde romane en /t/ emphatique (pharyngalis) est d au fait que les occlusivessourdes romanes sont desfortis (sourdes glotte ferme), caractrise par une forte nergie articulatoire ; ce trait

    phontique est rinterprt en berbre (et en arabe) comme un trait de pharyngalisation.

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    /t + t/ > /t/ (le /t/ est thoriquement tendu // , mais la position finale fait quecette tension nest gnralement pas ralise) ; ex. :

    aa, caprin > t+aa+t > taa, chvreimi > t+imi+t > timi /, nombrilaqesbu > t+aqesbu+t > taqesbu, gigot

    Ce qui conduit, rebours, le locuteur berbrophone analyser les mots taberwi,"brouette", tabwa, "bote" comme issus des squences thoriques : ta-berwi-t(> taberwi) etta-bwa-t (> abwa) et donc reconstituer des thmes nominaux /berwi/ et /bwa/ et desracines lexicales BRW et BW. Et cette recration nest pas purement thorique puisquilexiste en kabyle un verbe driv prfixes fonction de verbalisateur5,sberwe, "divaguer,faire et dire nimporte quoi, faire de travers" ! Ce qui signifie que lintgration du motfranais est aussi lexicologique et drivationnelle, et mme smantique car, la valeurnettement expressive du verbesberwerenvoie galement un rapprochement avec le prfixeexpressif6, nettement pjoratif, b (rwi, "remuer, mlanger" > berwi, "tre sens dessusdessous"). Ce qui indique une analyse implicite de BRW en B+RW.

    Le travail de berbrisation est considrable et a permis dintgrer au cur mme dusystme de la langue une forme trangre, issue dun contact relativement rcent. Dans le casdespce, lanalyse du processus de "naturalisation", peut dailleurs tre poursuivie en dehorsmme du champ linguistique si lon sinterroge sur les conditions pragmatiques de la gensedu sens pjoratif de sberwe; pour qui connat la Kabylie la motivation est immdiate : ilsuffit davoir vu une fois un chantier de construction dune maison familiale dans un villagekabyle pour savoir que ce sont des adolescents, souvent mme de grands enfants, qui sontchargs deffectuer le transport des matriaux (briques, sable, ciment etc.) au moyen de

    brouettes, entre la route carrossable o ils ont t dposs par les camions et le chantier ; et,

    bien entendu, ces jeunes gens sen donnent cur joie en courses, zigzags et divagationsavec leurs engins !

    spipri, "raconter des fadaises, dblatrer" : voici encore un cas dintgrationmorphologique, lexicologique et smantique assez savoureux. A lorigine de cette forme, trslocale (parler kabyle des At-Iraten) est ladverbe franais " peu prs", emprunt dans denombreux parlers kabyles sous la forme ipipri, " peu prs, approximativement, au jug" ;locclusive labiale sourde /p/ na pas subi de processus de transformation car ces parlersconnaissent gnralement ce son comme ralisation fminine du phonme /b/ et, surtout, ilsagit de rgions o linfluence du franais est extrmement prgnante, travers unescolarisation ancienne et une migration massive vers la France. La berbrisation

    phonologique a donc port uniquement sur les voyelles : [appr] > [ipipri], avecharmonisation sur le timbre vocalique ferm.

    Mais la dynamique la plus intressante se situe videmment au plan morphologique etlexicologique puisque cette forme adverbiale, invariable, a t transforme en verbe par letruchement du prfixe drivationnel s (Cf.supra), qui a permis den faire une formeconjuguespipri : "faire dans l peu prs > raconter des fadaises, dblatrer",

    5 Ce prfixe de drivation, traditionnellement dfini comme morphme de "factitif", a en ralit des fonctions

    assez diverses, dont celle de pouvoir produire des verbes partir de formes non-verbales (nominaux,onomatopes, etc.). Cf. ce sujet les travaux de Chaker, notamment 1984, chap. 10.6 Sur ces formations expressives, voir Chaker 1981.

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    Cette capacit intgrer des lexmes franais ne se limite pas aux units isoles : onpeut constater que des schmes traditionnels de production lexicale par composition (figementde syntagmes nominaux dterminatifs7) ont t dynamiss par le contact avec la langue et laculture franaise au cours de la priode coloniale. Ainsi, sur le modle ancien :

    tiurin n wuccen (ou ail n wuccen) = raisins de chacal = "sdum, raisin sauvage",

    ibawen n wuccen = fves du chacal = "fves sauvages, fveroles"on a produit, sans doute la fin du XXe sicle :

    abrid (n) uumi = chemin des Franais = "route goudronne"abrid (n) ukeus = chemin du carrosse = "route carrossable"abellu(n) uumi = gland des Franais = "chtaigne"abenus n waman = burnous deau = "impermable"

    Quelques exemples arabes :

    Les cas dintgration phonologique et morphologique de lexmes emprunts larabe

    sont lgions8

    : les emprunts anciens cette langue sont souvent soumis une berbrisation quiles intgre parfaitement dans les schmes structuraux de la langue daccueil. La morphologietrs contraignante du berbre, langue dans laquelle les units lexicales, verbales et nominales,sont lourdement marques par tout un systme de morphmes conjoints, obligatoires oufacultatifs (affixes de genre, nombre, tat, indices de personne, morphmes drivationnels),fait que le mot tranger est compltement reformat selon le modle berbre et devientmconnaissable :

    tamdint (ta-mdin-t) / timdinin (ti-mdin-in), "ville(s)" < madnataktabt (ta-ktab-t)/ tiktabin (ti-ktab-in), "livre(s)" < kitbtamezgida (ta-mezgid-a) / timezgidawin (ti-mezgid-awin), "mosque(s)" < masjd

    Mais lintgration dpasse souvent la simple berbrisation phonologique (retraitementphonologique) et morphologique (marquage grammatical par les affixes obligatoires de genre,tat et nombre berbres) comme dans les exemples ci-dessus. Lintgration est aussilexicologique, voire smantique : la racine, berbrise est alors injecte dans le stock lexical

    berbre et sert de base la formation de nouvelles units drives, spcifiquement berbres ;ainsi :

    (t)anaum(t), "jeneur (personne qui jene) > (touareg) adolescent(e) pubre", issu deaum/uum, "jener", de larabe m. Au plan phonologique, lemphatique sourde // delarabe, qui nexiste pas dans le systme phonologique fondamental du berbre, a t retraite

    en son correspondant berbre le plus proche, lemphatique sonore //. Mais surtout, le verbeainsi berbris a t intgr dans le stock lexical de la langue et a servi de base de drivation un nom dagent, sur le schme rgulier9(a)ma/naC(v)C. A partir dune racine dorigine arabe,on a donc produit un driv parfaitement berbre ; dautant plus berbre en loccurrence quele prfixe n nest que la forme dissimile du canonique m devant radical comportant unelabiale, selon une tendance gnrale en berbre.

    7 Les composs synaptiques ou synapsies dEmile Benveniste.8 Pour une estimation quantitative des emprunts faits par le berbre larabe, voir Chaker 1984, chap.11. A

    partir dune liste diagnostic de 200 termes, on obtient les chiffres suivants : kabyle = 38% ; chleuh = 25 % ;

    touareg = 5 %.9 Par exemple : aker, "voler" > amakar, "voleur" ; agem, "puiser" > anagam, "puiseur" ; arem "goter,essayer" > anaram "goteur, essayeur")

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    amallu, "prieur (personne qui prie)", issu de all, "prier, de larabe l. Un processusstrictement analogue celui dcrit pour lexemple prcdent permis de forger unnom dagent rgulier(a)mCvCv partir dune racine dorigine arabe.

    Dans les deux cas, le berbre a non seulement emprunt un lexme verbal arabe (m >

    aum/uum ; l> all) mais il en a extrait la racine (M ; L) pour fabriquer partir delledes formes drives authentiquement berbres (anaum, amallu)

    Quelques exemples latins :

    Il ne fait aucun doute que lon a jusquici largement sous-estim linfluence du latin surle berbre. Les emprunts identifis et reconnus comme tels quelques dizaines dunits ontt pour la plupart reprs depuis longtemps10, mais une exploration plus approfondie, tenantcompte la fois de lanciennet du contact et de la dynamique dintgration linguistique,

    permettra certainement de rvler une influence beaucoup plus importante. En effet, la

    prsence du latin a t lourde (politiquement, conomiquement, culturellement) et durable(plus de huit sicles : de linstauration de la province dAfrique : 146, la conqute arabe : 700 et au-del ; Cf. Lancel 1981).

    Quelques exemples, bien tablis, montre l aussi la remarquable capacit dassimilationlinguistique du berbre, mais aussi sa capacit dappropriation culturelle dapports trangers.

    taawsa /tiawsiwin, "chose", du latin causa (qui a donn les mots franais "chose" et"cause"). Le thme nominal latin, du fait de son genre dorigine et de sa finale /a/ (une desfinales possibles du fminin berbre), a t trait comme un fminin dans la langue daccueilet sest donc vu adjoindre le prfixe obligatoire des noms fminin : ta-awsa, mot qui a tnormalement intgr la classe des fminins pluriel ti(i)win : taferka > tiferkiwin,"champs, parcelle de terre". La palato-vlaire sourde /k/ du latin, devant une voyelle ouverteet postriorise a t perue et interprte comme une vlaire profonde ou uvulaire /q/ ; laforme initiale de lemprunt a d tre /qawsa/ ; or, dans le systme phonologique du berbre,[q] et [] ne sont pas fondamentalement distinctes : ce sont des variantes, gographiques,diachroniques ou morphologiques dun mme phonme de base. On admettra donc unesquence causa > qawsa > awsa, volution confirme par plusieurs autres exemples detraitement de la squence latine [ka] en [a] en berbre : latin calad- "chemin empierr, dall"> berbre a-alad, "muret de pierre, muret de pierre servant de soutnement un chemin ou une banquette de culture".

    On notera que le terme taawsa est absolument pan-berbre et que seule sa non-

    intgration lexicologique cest une forme nominale isole constitue actuellement un indicede son origine extrieure.

    abenus, "burnous", sans doute issu du latin burra/burrus, "pice de lainegrossire"11. Dans le cas de ce terme qui dsigne un vtement emblmatique des Berbres,deux indices linguistiques orientent vers lorigine latine : la prsence dun [] emphatique,non conditionn, trahit la rinterprtation dune ralisation trangre au berbre : le [r]gmin du latin devant voyelle ouverte [a] ou postrieure [u] a t peru comme uneemphatise et a d subir un processus de dissimilation : /rr/ > // > /n/. Par ailleurs, au plan

    10 Schuchardt 1909, 1918 ; Wagner 1936.11 qui a donn le mot franais "bure".

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    lexicologique, la squence quadri-consonantique BRNS est la fois totalement isole ellene donne naissance aucune autre forme lexicale , et non acceptable comme racinelmentaire berbre : il ne pourrait sagir que dune forme expressive, drive ouonomatopique, dont on ne peroit pas le processus de formation.

    ayug, "buf", du latin iugus/iugum "joug" (et tayuga, paire de buf de labour, paire).Voici encore un mot dorigine latine qui a eu un destin berbre trs riche. On sait que

    les Romains ont eu une influence considrable sur lagriculture en Afrique du Nord, apportqui a induit de nombreux emprunts lexicaux dans ce domaine, notamment dans celui destechnologies du labour, signals depuis longtemps par les berbrisants (Laoust 1920).

    Ayug(u), "boeuf", qui existe dans de nombreux dialectes Nord, surtout au Maroc (Cf.Laoust 1920 : 257, note 3 et p. 291), est trs probablement emprunt au latin jugum et devaitdsigner spcifiquement le "boeuf de labour" puisque la mme base lexicale a donn le motfminin trs gnral dans les parlers nord tayuga : "paire de boeufs de labour" > "paire".

    Le cheminement lexico-smantique renvoie la chane mtonymique suivante : le nomlatin de la pice de bois (jug-) qui servait solidariser les deux bufs utiliss dans lattelagede labour a t intgr en berbre pour dsigner dabord lattelage lui-mme, puis le buf delabour, puis enfin le buftout court. Paralllement, on produisait une forme fminine ta-yug-a, pour dsigner lapaire de buf de labour, puis toutepaire dobjets semblables (chaussures,chaussettes, gants).

    alam/alem,"chameau" du latin camel(us) < grec < smitiquegamal.Si lon fait abstraction des trs nombreuses dnominations spcialises touargues12 et

    sahariennes, le terme berbre de base pour dsigner le chameau repose sur une racinecommune lensemble du domaine berbre. Derrire des accidents phontiques importants, laracine primitive est : LMouLM, lordre des consonnes tant incertain (Cf. infra) puisque le

    berbre Nord (kabyle, tamazight...) offreLMalors que le touareg a LM.Le terme gnrique amnes-amis/imnas (Foucauld, III : 1215 ; Alojaly 1980 : 130) tant

    spcifiquement touargue, seul le couple LM/LMpeut tre considr comme pan-berbre.Mais cette racine commune a connu des modifications phontiques diverses, tant en chleuhque dans les parlers sahariens.

    Ainsi, en touareg, ct de :- alam/talamt, ilamen/tilamn : "chameau de selle" (Foucauld, IV : 1729 ; Alojaly

    1980 : 68),on a les formes rduites par assimilation (avec emphatisation du /l/ ou du /m) :

    - alem/illemn, talemt/tillemn (Foucauld, III : 1076) ; ale/talet, olean/tolen

    (Alojaly 1980 : 116) = "chameau/chamelle" (en gnral).En mozabite (Delheure 1984 : 106) :- aem/taemt, iman/timanDe mme Ouargla (Delheure 1987 : 168) :- aem/taemt, iman/timanet Ghadames (Lanfry 1973, n 0901 : 182) :- em/emmn, taemt/teemmn

    12Cf. Cortade 1967 : 91-93 ; voir aussi Alojaly 1980 et Lanfry 1973. Les autres dnominations touargues duchameau, particulirement abondantes, renvoient pour lessentiel des diffrenciations fondes sur lge, lacouleur de la robe, la fonction (reproduction, course, bt) et le sexe. Toutes ces dsignations ne peuvent tre

    considres comme fondamentales : du point de vue de leur morphogense, ce sont des formations secondaires,descriptives (lies la robe ou lge) ou qualificatives qui ne sont dailleurs pas spcifiquement lies auchameau.

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    Selon toute vraisemblance comme lindiquent la fois la forte tendance lavlarisation de la consonne voisine (// en Ahaggar, au Mzab et Ouargla, //, en touaregmridional) et la tendance la tension du /l/ , dans tous ces parlers sahariens les formesalam et alem sont des doublets issus dune mme racine par assimilation de la vlaire // laliquide /l/, lassimilation ayant induit lemphatisation et/ou la tension de la consonne voisine.

    La racine primitive est donc bien : LMouLM.En chleuh (Destaing 1938 : 58), la mme racine parat avoir connu un traitement

    diffrent, avec passage de la latrale /l/ lapicale /r/, chute de la vlaire // et dveloppementcompensatoire dune voyelle ouverte longue //, avec une forte tendance la formation dune

    pharyngale : arm/tarmt, irman/tirmin> aram/taramt, iraman/tiramin

    Les autres grands dialectes berbres Nord ont tous la mme forme :- alem, (ou alem avec labio-vlarisation) / ileman, talemt/tilemin(Maroc central : Tafi 1991 : 373-374 ; kabyle : Dallet 1982 : 459, etc.).

    De cet inventaire, on tirera des conclusions contrastes : le nom fondamental duchameau repose sur une racine commune lensemble du berbre, mais cette racine prsente la fois :

    - une instabilit dans la succession des consonnes qui la constituent (le Sud renvoie une suite LM, le Nord LM) ;

    - une forte tendance volutive (notamment avec lassimilation de la consonne vlaire)dans les parlers sahariens ([l > ll, ]).

    Instabilit marque tonnante pour un terme plutt fondamental qui ne peutsexpliquer que par une origine trangre du lexme : le nom du chameau a probablement t

    emprunt par les Berbres, indirectement, une langue smitique13

    , au moment delintroduction et de la diffusion du chameau en Afrique du nord, durant lAntiquit (Gautier1952). Do ces traitements phontiques un peu erratiques de la forme. Bien entendu,lhypothse voque par R. Basset (1905) dun emprunt larabe doit tre absolument exclue.Lorigine smitique du terme est, sans aucun doute, antrieure au contact arabe/berbre caraucun // (ou //) de l'arabe n'est jamais trait en // en berbre.

    En fait, il ne peut sagir que dun emprunt indirect au smitique, travers le latincamel(us) ! Toutes les langues smitiques avec lesquelles le berbre a pu tre en contact(punique, aramen, hbreu, arabe) ont une forme de typegamalqui ne permet pas d'expliquerla vlaire berbre // de alam/alem. Alors que l'on sait, travers plusieurs exemples nets(Cf. supra le latin causa / berbre ta-awsa "chose"), que le /k/ initial du latin (devant voyelle

    [a]) est trait en vlaire // en berbre ; en consquence, un schma dvolution phontique :latin [kamel-] > berbre [amel] > [alem] > [lam] / [lam] > a-lam / a-lem

    constitue une chane phontique trs plausible. La prsence de deux consonnes sonantes, laliquide /l/ et la nasale /m/, dans le radical explique linstabilit de lordre des consonnes et lesmtathses constates. Etymologie qui confirmerait la thse ancienne de Gautier (1952 : 194)selon qui : Cest Rome qui a acclimat le chameau au Maghreb. !

    13 Il sagit bien sr de la racine smitique GML, "chameau" (Cohen 1993 : 139).

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    Voila donc un grand voyageur, venu du Moyen-Orient, dont le nom smitiquegamalatransit par le grec, puis le latin camel- pour donner une forme berbre, un peu chaotiquecomme la dmarche de lanimal, a-lam / a-lem.

    Quelques exemples puniques :

    Le punique nest pas de reste : tranger venu de loin, install en milieu berbre ds ledbut du 1er millnaire avant JC, cette langue smitique du groupe Nord-Ouest (cananen) agalement pay son tribut au berbre, qui a fait de cet apport un vritable indigne, souventhautement emblmatique de la culture et de lespace berbre.

    aalim, "oignon" (chleuh) du punique baalim. Voici un authentique fils du pays, duterroir mme, puisque loignon est une plante spontane en Afrique du Nord et un composantessentiel de toute lalimentation, comme sur tout le pourtour de la Mditerrane. Le motaalim, par sa phonologie (prsence du //), par son schme a-CaCiC a toute les apparences

    dun nominal berbre (Cf. amazi, "Berbre" !). Quelques indices tnus peuvent nanmoinsattirer lattention : sa finale en /im/ qui correspond au suffixe de pluriel nominal en punique,sa valeur de collectif ("les oignons"), le caractre totalement isol de cette racine (LM) et le

    fait que le mot nest pas pan-berbre, bien quil dsigne une ralit botanique locale.Lorsque lon rajoute ces indices le fait que les labiales, notamment en position initiale,

    sont des consonnes faibles en berbre, sujettes lamuissement (Cf.bges > ages "ceindre"),le cheminement depuis le punique est alors vident.

    Au dbut tait la forme punique de pluriel baal-im "oignon-s" ; la sourde emphatique// du punique est normalement rinterprte en sonore //, lemphatique la plus proche en

    berbre, do une probable premire forme berbre *baalim ; le /b/ initial disparat et lon

    obtient la forme dfinitive aalim, r-analyse comme un masculin singulier rgulier initialea, valeur de collectif, selon le modle smantique normal pour les vgtaux : azemmur(masculin singulier) = "les oliviers, lespce olivier". On notera incidemment que le nom deloignon aura t emprunt deux reprises par le berbre une langue smitique : une

    premire fois au punique (aalim), une seconde fois larabe (lebel, tibelt), ce qui peutparatre curieux pour une plante spontane en Afrique du Nord. En fait, lemprunt a sansdoute concern, au dpart, la dnomination dune varit cultive dorigine extrieure, car le

    berbre dispose effectivement de plusieurs termes indignes pour dsigner loignon sauvage(touareg felli, kabyle afujil).

    agadir, "grenier fortifi, muraille", du puniquegader, "mur, rempart".

    Lexme pan-berbre et toponyme emblmatique du territoire berbre, de la villedAgadir en passant par tous les villages et greniers fortifis de lAtlas, sa phonologie, sonschme (aCaCiC), sa morphologie (pluriel : igadiren ; tat dannexion : ugadir) en font unnominal berbre parfait, un modle de berbrit. Lemprunt au punique ne peut pourtant gurefaire de doute, la fois en raison de la concordance des signifiants et des signifis, mais aussi

    parce que la racine GDR nexiste pas par ailleurs en berbre : la forme agadir estlexicologiquement isole, ce qui constitue un indice de son origine trangre.

    tifina, "criture", de la racine *FNQ/.Quoi de plus emblmatique pour les Berbres, de plus identificatoire, en dehors de leur

    langue, que les tifinagh, leur criture nationale ? Et pourtant, lorigine trangre de ce mot estquasiment certaine, mme sil persiste un doute quant son signifi originel en berbre.

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    Le terme par lequel les Berbres (Touaregs) dnomment actuellement leur criture,tifina, est un nominal fminin pluriel (sing. : tafinet) qui repose sur une racine FN.Sachant que // et /q/ sont, date ancienne et dans le systme phonologique fondamental du

    berbre, de simples variantes, la racine ressemble donc trangement la dnomination mmedes Phniciens/Puniques (= FNQ) ; tifina a d signifier lorigine : "les phniciennes, les

    puniques" ! Malgr les rserves expresses de J. G. Fvrier (1959 : 327), cette tymologieformule trs tt par A. Hanoteau (1896 : 5), est, pour le berbrisant, solidement fonde ; elleest dailleurs admise par Karl Prasse (1972 : 149).

    On a longtemps vu dans cette tymologie trs probable lindice de ce que les Berbresauraient, dans la dnomination mme de leur criture, gard la trace de son origine

    phnicienne ou punique. On sait dsormais (Cf. Chaker & Hachi 2000) que les choses sontcertainement plus complexes.

    En premier lieu, comme la bien soulign G. Camps (1996 : 2569), les argumentsfonds sur la dnomination sont toujours manier avec prcaution car ils se rvlent presque

    toujours aux antipodes de la ralit : Longtemps a prvalu, parmi dautres, lhypothse que lalphabet libyque drivait directementde lalphabet punique, comme le laisse entendre le nom de tifinagh donn la forme actuelle de cettecriture. Mais on sait combien peut tre fallacieuse lorigine tire de ltymologie : le volatileamricain que nous appelons dinde ou dindon et que les Anglo-saxons nomment turkey cok ne vient nides Indes (orientales), ni de Turquie ; les chiffres "arabes" sont persans et les figues de Barbarie,amricaines.

    Autrement dit, si tifina a trs certainement signifi lorigine "(les) puniques", celantablit pas lorigine punique de lcriture : une dnomination nest jamais un discoursobjectif sur lorigine14. La rfrence aux Puniques a pu tre dune nature autre quune simple

    proclamation dorigine.

    Une autre explication lexico-smantique du terme tifina nest en effet pas du toutexclue : rappelons que cette racine FNQ/ a t utilise en berbre pour dsigner le grandcoffre domestique sur pied kabyle, dont lune des dnominations est afniq. Or, il est tabli(Cf. Gast & Assi 1993) que ces coffres ont eu dans lAntiquit punique et libyque des usagesfunraires (cercueils). On en vient alors mettre lhypothse suivante : lemprunt puniquenest-il pas dabord une influence au niveau des rites funraires ? Et le terme tifina na-t-il

    pas dabord signifi pour les Berbres "les pitaphes", dont la pratique a sans aucune doutet emprunte aux Puniques, plutt que "les (lettres) phniciennes/puniques" ? Lagnralisation de lusage funraire de lcriture berbre au cours de la priode antique auraitamen lvolution smantique suivante : "les (pitaphes) puniques" > "les pitaphes" > "lesinscriptions" > "lcriture (propre aux Berbres)". En tout tat de cause, il est certain que lemot tifina na pas pu dsigner lcriture en gnral, mais bien une pratique scripturaire

    particulire, puisque la racine pan-berbre pour "crire/criture" (Galand 1978) est totalementtrangre cette forme (R : aru, ari, ara).

    Mme si lhypothse dune origine phnicienne ou punique de lcriture berbreapparat dsormais comme trs improbable (Chaker & Hachi 2000), il nen demeure pasmoins que les Berbres, par leurs changes avec le monde punique, ont sans doute fini pardnommer leur criture propre par les noms mme des Puniques, en raison de lagnralisation dun usage funraire de leur criture, usage induit par le contact avec le monde

    14

    Le cas du nom de la France constitue un autre exemple saisissant de ces contradictions ou non-concordancesentre la dnomination et la ralit ethno-culturelle : la France et les Franais qui tirent leur nom de celui dun

    peuple germanique ne sont ni ethniquement ni linguistiquement des Germains.

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    punique. Voil encore un bel exemple de permabilit et dlaboration smantique, interne auberbre, partir dun matriau primitivement tranger.

    2. Le berbre conservatoire linguistique de la Mditerrane occidentale

    Mais le berbre na pas fait que recevoir et intgrer intimement lEtranger ! Il a aussibeaucoup donn la Mditerranne, y compris aux grandes langues de civilisation comme lelatin ou le grec. Il apparat, en bien des domaines, comme le conservatoire linguistique de laMditerrane occidentale, par lequel le passage est obligatoire pour clairer certaines donneslexicales des langues indo-europennes, tard venues sur les rives de la Mditerrane. Car, neloublions pas, le berbre est en place en Afrique du Nord depuis des milliers dannes, peut-tre depuis toujours, alors que quasiment toutes les langues historiques de la priphriemditerranenne sont de nouvelles venues, conscutives lexpansion des peuples indo-europens (ou smitiques). Le berbre, par son extraordinaire rsistance et par sonconservatisme linguistique peu commun, peut donc clairer lhistoire des langues et descontacts de langues en Mditerrane occidentale puisquil est la seule langue prsente sur lesrives de la Mditerrane plusieurs milliers dannes avant lre chrtienne, et il a vu arrivertoutes les autres langues historiquement connues dans cette rgion.

    Il existe des dizaines de ressemblances lexico-smantiques, en particulier dans ledomaine de la faune et de la flore, entre le berbre et les langues indo-europennes classiques,latin et grec ; quelques exemples parmi les plus nets :

    asnus,"non" / latin asinus tasliwa,"caroubier, plante cosse" / lat.siliquaafalku,"faucon" / latinfalco ifilku,"fougre" / latinfilix, filicaikiker,"pois-chiche" / latin cicer tilintit,"lentille" / latin lens, lentisaliw,"olivier" / latin olea < grec ? tabuda,"massette, typha"/ latin buda

    tayda,"pin" / latin taeda ulmu,"orme"/ latin ulmus iid /eyd,"chevreau" / grec aigis/aigidos ("gide")

    Tous ces termes berbres, qui prsentent une ressemblance trs forte avec le latin(parfois avec le grec), renvoient des ralits botaniques ou zoologiques indignes ou toutle moins trs anciennement tablies en Afrique du Nord, notamment des plantes spontanes,dont certaines sont endmiques et non-cultives. La plupart de ces mots peuvent difficilementtre expliqus comme des emprunts faits par le berbre au latin : les Berbres connaissaientces animaux et ces vgtaux bien avant les Indo-europens, qui nen ont dcouvert la plupartquen arrivant sur les rives de la Mditerrane (au plus tt la fin du IIIe / dbut du IIemillnaire avant J.C.). Dautre part, lorsquon en vrifie ltymologie dans les langues indo-

    europenne, lorigine de ces mots est presque toujours considre par les spcialistes comme"inconnue"15, i.e. comme non indo-europenne ! Il ny a alors que deux hypothsesexplicatives envisageables :

    - Ou bien ces termes ont t emprunts par le latin (et/ou le grec) au berbre ;- Ou bien ils appartiennent un fond "mditerranen", pr-indo-europen, auquel ils ont

    t emprunts la fois par le berbre et par le latin.

    Mais comme, il sagit en loccurrence de ralits endmiques et trs anciennes enAfrique du Nord, il est difficile de ne pas considrer ces mots comme autochtones. Dautantque beaucoup sont pan-berbres ou trs largement attests travers lespace berbre, et ont

    15 Voir notamment Ernout & Meillet : Dictionnaire tymologique de langue latine, Paris, Klincksieck, 1994(rd.).

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    donc toute chance dappartenir au fond lexical primitif la langue (iid, afalku, tayda, tabuda,tasliwa). Dans quelques cas particuliers, certains indices internes ou externescomplmentaires plaident en faveur du caractre indigne :

    afalku, "faucon, oiseau de proie", symbole traditionnel de la beaut masculine,

    appartient sans doute une srie lexico-smantique berbre : Cf.fulki "tre beau" (chleuh).

    iid/eyd, "chevreau" : cette racine berbre YD "chevreau" a de forte chance d'tre lorigine du mot grec "gide", [aigis, aigidos], "peau de chvre"/"bouclier d'Athna", attributde la desse, lui-mme issu du nom grec de la chvre. La ressemblance avec la ralisationtouargue actuelle est particulirement troublante : eyd "chevreau". On mettralhypothses dun emprunt du grec au berbre, ou, autre alternative possible, celle dunemprunt par les deux langues un mme substrat plus ancien. Mais on rappellera qu'Hrodote(IV, 189) affirme expressment que l'gide de la desse est d'origine libyenne. D'ailleurs, lethme de la jeune fille protge par une peau de caprin (chevreau ou bouc) et/ou

    mtamorphose en chevreau ou en gazelle pour chapper la folie meurtrire (ouincestueuse) du pre est trs rpandu dans les contes berbres ; le clbre conte kabyletafunast igujilen "la vache des orphelins" en fournit une des innombrables versions. Uneversion marocaine (Legey 1926/Laoust 1949) attribue mme la jeune fille, dnude etabandonne sous la seule protection d'une peau de chevreau, une naissance miraculeuse : ellenat de la cuisse de son pre ! La connexion si ce n'est l'origine berbre de la desseAthna et de son principal attribut, lgide, est indubitablement une piste srieuse.

    tabuda,"massette, typha" (varit de roseau), terme pan-berbre, dnomme une plantesauvage omniprsente dans toute lAfrique du Nord, qui a donn son nom de nombreuseslocalits et lieux-dits dans toute le territoire berbre.

    Pour la plupart des cas rpertoris, un autre indice linguistique est considrer pouroprer un choix entre les deux hypothses envisageables : les concordances de signifiants. Laressemblance formelle entre la forme berbre et la forme indo-europenne est presquetoujours tellement forte que la thse de lemprunt direct semble devoir simposer; unemprunt parallle par les deux langues une troisime langue, un substrat mditerranenantrieure, impliquerait des divergences de signifiants beaucoup plus importantes, alors quelon a des correspondances quasi immdiates (Cf. berbre a-falku, ta-buda et latin falco,buda).

    En outre, on ne voit pourquoi il faudrait chercher un mystrieux "troisime larron" nonidentifi alors que la considration des langues en prsence, trs positivement attestes,

    permet dexpliquer les faits. Sauf, bien sr, reprendre la thse implicite et totalementidologique, selon laquelle les Berbres, le berbre, peuple et langue marginaux et primitifs,ne peuvent avoir influencer les belles et grandes langues classiques !

    En dfinitive, et sauf dans quelques cas ponctuels comme asnus/asinus qui peuventeffectivement provenir dune troisime langue asiatique16, la premire hypothse, celle delemprunt au berbre par le latin et/ou le grec parat bien la plus plausible, la plus raliste.

    *

    16 Car au moins lune des varits de lne maghrbin est certainement dorigine asiatique (Cf. Camps 1988).

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    Ce nest certainement pas par hasard ou par berbrophilie militante quIbn Khaldountraitait les Berbres sur le mme pied que les grands peuples de lancien monde :

    Les Berbres ont toujours t un peuple puissant, redoutable, brave et nombreux ; un vraipeuple comme tant dautres dans ce monde, tels les Arabes, les Persans, les Grecs et les Romains (Histoire des Berbres, I : 199-200).

    Cest plus probablement parce quil avait une clair conscience de leur importance, deleur poids dmographique, de leur poids dans lhistoire et les quilibres mditerranens, deleur anciennet et de leur influence sur toute la rgion.

    Un peuple et une langue incontournables pour la connaissance des changes culturelsmditerranens.

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