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Revue 303 n°135 "Tapisseries et tentures" extraits

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Extraits du n°135 "Tapisseries et tentures" de la revue 303 arts, recherches, créations.

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DossierTapisseries et tentures­___05­–­Éditorial Yves Sabourin, spécialiste du textile et de ses techniques dans la création contemporaine___06­–­Vies et usages, un autre regard sur les tapisseries anciennes Alexandra Fau, historienne de l’art et critique d’art___12­– La Tenture de l’Apocalypse Liliane Delwasse, journaliste___16 – La Tapisserie de Bayeux et le dessin animé Xavier Kawa-Topor, abbaye de Fontevraud, médiéviste et spécialiste du cinéma d’animation___20­– La tapisserie des xixe et xxe siècles : l’artiste au métier Rossella Froissart, historienne de l’art___30­– Jean Lurçat et la renaissance de la tapisserie française Françoise de Loisy, conservatrice en chef des musées d’Angers, responsable des collections art textile et objets d’art___36­– Profession lissier(ère) Frédérique Letourneux, journaliste spécialisée dans les thématiques sociales et sociétales___40­– La « Nouvelle Tapisserie » Françoise de Loisy___46­– Mission « Métissages » Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeur d’histoire de l’art___54­– Tapisseries contemporaines / détisser les normes Julie Crenn, docteure en histoire de l’art, critique d’art et commissaire d’expositions

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Carte­blanche­­___66­– Artiste invité : Ronan le Régent, graphiste ___70­– L’enfer du décor Julien Zerbone, historien de l’art et commissaire d’expositions

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Chroniques­___ARCHITECTURE

74­– Dimensions cachées Christophe Boucher, architecte___ART CONTEMPORAIN

78­– Hommage décentralisé Éva Prouteau___BANDE DESSINÉE

82­– Les chants du retour François-Jean Goudeau, directeur de la médiathèque de Mazé___LITTÉRATURE

86­– Où il est question de réel Alain Girard-Daudon, libraire___PATRIMOINE

88­– Tapisseries de verre Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine___SPECTACLE VIVANT

92­– Champs d’interaction forte Julien Zerbone

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DossierTapisseries et tentures_________________

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Éditorial__Yves­Sabourin

DossierTapisseries et tentures_________________

Il n’est pas suffisant de savoir tisser pour être un plasticien. Il ne suffit pas d’être plasticien pour « être tissé »... Lorsque nous pratiquons une technique simple comme le tissage de tapisserie, il nous faut maîtriser les multiples règles qui composent ce savoir-faire afin d’exprimer un concept artistique. Les règles sont assez proches de celles d’un projet de vie : il nous faut observer, entendre, apprendre, comprendre, avancer, hésiter peut-être et certainement douter, mais il nous faut toujours « garder en ligne de mire » nos convictions. Vivre sans conviction, c’est comme tisser sans technique. Aujourd’hui, nous avons dépassé la période où la technique a été mise à mal, d’un côté par un discours « pseudo-moderne » apparu dans les années 1970 qui mettait au banc des accusés la tapisserie dite traditionnelle et, de l’autre côté, la sacralisation du concept au détriment du faire, alors que les deux sont indissociables. Actuellement la fabrication est remise « à la mode ». Bienheureuse, la muse de la Conviction et de l’Exigence veille sur les professionnels qui ont su magnifiquement créer tapisseries et tentures, depuis le Moyen Âge et jusqu’à nos jours.

Comment ne pas voir la modernité abstraite et intemporelle magnifiée dans la Tenture de l’Apocalypse d’Angers ? Sachons observer l’explosion de la nature dans les Chasses de Maximilien d’après Van Orley, où les volumes sont exprimés par des hachures*1. Admirer la théâtralité des Maisons royales de Charles Le Brun et des crapautages* superbement maîtrisés en fil d’or qui rayonnent, comme le roi, dans les bordures. Il faut s’émerveiller devant les Nouvelles Indes d’Alexandre-François Desportes où la passion exotique, qui s’annonce comme une philosophie, est parée des teintes les plus vives et subtiles. Plus tard, être fiers de nos régions françaises qui s’offrent en vision panoramique, en laine et soie, dans les Provinces et villes de France à la fin du xixe siècle2. Être interpellé dans les années 1980 par les trois tapisseries des Gobelins de Jean Dewasne3 où l’acte premier du lissier, dessiner en tissant, est mis à rude épreuve et superbement maîtrisé dans l’acte de monter en enlevages*4. Assister dans les années 1990 à l’acte symbolique, la tombée de métier*, et voir se dresser L’Invention5 de Fabrice Hyber où les subtils chinés* et battages* aubussonnais ont permis d’exprimer le rendu aquarellé des études de l’artiste. Depuis 1996, cette exigence trouve son aboutissement dans le processus de la Commande publique de l’État6.

Il s’agit donc d’une technique menée de façon contemporaine par des esprits modernes. Si au xxe siècle apparaissent deux nouvelles professions – les peintres qui conçoivent uniquement pour la tapisserie et les artistes-créateurs qui « s’auto-tissent » –, il ne peut être question que de justesse dans le choix des modèles, des matériaux et des techniques. À ce propos le musée Jean-Lurçat et de la Tapisserie contemporaine d’Angers possède certainement la seule collection au monde de tapisseries modernes et contemporaines de factures les plus diverses. Le fait main, assisté d’outils, n’est pas synonyme d’aléatoire, de défauts, de bords difformes, mais bien au contraire de rigueur, d’une forme de maladresse maîtrisée, d’une respiration et surtout de temps. Il est reconnu que cinq à sept années sont nécessaires pour maîtriser un savoir-faire et le mettre au service de l’interprétation. Le dialogue interprofessionnel n’a quant à lui jamais cessé d’exister et d’être entretenu par des spécialistes qui savent conjuguer leurs connaissances. En sachant unir le concept de l’artiste, quel qu’il soit, et l’interprétation du lissier, l’équilibre s’élabore entre le sens, la forme et l’incontournable technicité. Harmonie rarement analysée par les scientifiques et pas toujours maîtrisée par les professionnels. Il en est de même pour la monstration trop rapidement élaborée, tel l’événementiel, où se côtoient souvent pauvreté technique et indigence esthétique. Tout est presque possible pour la tapisserie au xxie siècle, mais le piège est là qui côtoie l’ignorance. La modernité ne serait-elle pas dans la tradition revisitée par un « esprit nomade » : savoir décrocher la tapisserie et l’emporter pour le bonheur de la suspendre ailleurs, là où l’art se fait… ?

___1. Les mots suivis d’un * sont définis dans le glossaire p. 64-65.___2. Regroupement d’artistes « en vue » à la fin du xix e siècle, dont Adolphe Willette et Louis Anquetin.___3. Les Travaux et les Jours (1982), Cœur cinabre (1984), Les Quatre Vents (1989).___4 . Pour ces trois tapisseries de Jean Dewasne, de multiples et grandes formes géométriques en fil de métal argenté assez abrasif (fil de la maison Lurex, Paris) ont été montées en enlevages.___5. Avec Le Lac, Amour et La Tenture de Lancelot (1996-1998).___6. Commande de tapis et tapisseries aux ateliers privés d’Aubusson et de Felletin – ministère de la Culture et de la Communication, direction générale de la Création artistique et Centre national des arts plastiques (Cnap).

___ Dossier Tapisseries et tentures / Éditorial / Yves Sabourin / 303

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Tenture de La Dame à la licorne : À mon seul désir. Entre 1484 et 1500. Carton : Paris ; tissage : Pays-Bas du Sud. Localisation : Paris, musée de Cluny - musée national du Moyen Âge. Photo © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen Âge) / Michel Urtado.

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Au prix d’une analyse attentive, les tapisseries anciennes nous révèlent leur histoire, de la confection dans les ateliers des lissiers à leurs usages et multiples adaptations.____ 

Exposer des tapisseries anciennes dans les musées, aussi prestigieux soient-ils, ne saurait rendre pleinement hommage à cet art séculaire. Les galeries et le souci de conservation feraient presque oublier que ces tentures de laine avaient pour fonction première de réchauffer les murs des grandes demeures. Qu’elles étaient de simples œuvres d’art mobile. Voilà le sort en réalité de cette production textile prestigieuse, appelée à enrichir un garde-meuble royal dans lequel sont venues puiser des générations de têtes couronnées. Pour tous ceux qui n’ont pas eu l’occasion d’admirer ces œuvres dans un cadre authentique, comme le château d’Angers ou celui de Culan, dans le Cher, il est difficile de porter sur les tentures un regard autre qu’esthétique, comme on le ferait pour une peinture. Ce cadre muséographique incite certes le visiteur, saisi par l’ampleur du décor et la magnificence des couleurs, à voir dans ces productions un formidable instrument de prestige, mais en dehors de toutes les considérations pratiques ou domestiques inhérentes à l’œuvre.

Des œuvres d’art mobiles

Facilement transportables, les tapisseries étaient de tous les voyages. Les gens de maison n’hésitaient pas à les décrocher, à les rouler et même les découper en fonction de la configuration architecturale du nouveau lieu qui devait les accueillir. De telles transformations seraient aujourd’hui impensables, mais tel n’était pas l’esprit au Moyen Âge ou à la Renaissance. Les considérations esthétiques s’effacent devant la fonction et les usages, et peu importe si les changements d’affectation menacent l’intégrité des tentures. Les plus belles pièces portent encore, malgré restaurations et raccommodages, les stigmates de ces déplacements successifs. Ainsi, la tapisserie de La Dame à la licorne (musée de Cluny), pourtant objet de toutes les attentions1, a été coupée en deux en 1643 pour des besoins de pré-sentation. Il en est de même d’une imposante tenture du xvie siècle, L’Histoire de David et Bethsabée (château d’Écouen, musée national de la Renaissance), longue de 75 mètres pour une hauteur de 4,5 mètres, soit une surface totale de 340 mètres carrés. Ces œuvres somptueuses, aux dimensions exceptionnelles, participaient à toutes les manifestations de la vie. Certaines se prêtaient aux décors éphémères de fêtes liturgiques (Pâques, Noël, la Pentecôte) ou venaient agrémenter la place publique.

Vies et usages, un autre regard sur les tapisseries anciennes

__Alexandra Fau

___1. Des frais de restauration d’un montant de 8 000 livres en 1533, alors même que la tapisserie léguée à la cathédrale d’Angers est sortie à l’occasion des grandes fêtes.

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Jean Lurçat, L’Archer, 1927. Tapisserie à l’aiguille, chaîne coton, trame laine, 330 x 210 cm. Ancienne collection Marie Cuttoli, achat Musées d’Angers, 2014. © Musées d’Angers. Photo F. Baglin. © ADAGP, Paris 2015.

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Comment Jean Lurçat, peintre surréaliste, entre-t-il  en tapisserie dès les années 1920 ? Quel fut son chemin et comment entraîna-t-il avec lui, après la Seconde Guerre mondiale, toute une génération de jeunes artistes ?____ 

Jean Lurçat est né en 1892 à Bruyères, dans les Vosges. D’abord tenté par des études de médecine, il y renonce rapidement et entre en formation dans l’atelier de Victor Prouvé, membre de l’école de Nancy, où il s’initie à la fresque, au dessin, à la reliure. Il s’installe ensuite à Paris avec son frère André, qui deviendra un grand architecte. Il fréquente l’Académie Colarossi1 et l’atelier du graveur Bernard Naudin. Dès 1913, il reçoit commande de sa première fresque chez son amie la galeriste Jeanne Bucher2, puis travaille auprès du fresquiste Jean-Paul Lafitte. Quand la Première Guerre mondiale éclate, il s’engage dès août 1914 dans l’infanterie. En 1917, en convales-cence chez ses parents, il dessine, sur canevas, deux œuvres qui seront exécutées par sa mère au petit point : ce sont ses premières tapisseries.

En 1922 débute sa notoriété en tant que peintre. Lurçat voyage beaucoup, sillonnant en particulier les rives du Bassin méditerranéen, l’Espagne, l’Afrique du Nord, la Grèce et l’Asie Mineure, qui vont marquer durablement son œuvre. Il crée de nombreux portraits et paysages surréalistes, hantés par la guerre et la destruction3. Ses qualités de coloriste sont soulignées par les plus grands critiques d’art : Waldemar Georges, Henri Achel, Georges-Henri Rivière, Christian Zervos… En tapisserie, les canevas se succèdent, réalisés cette fois par sa jeune femme, Marthe Hennebert, talentueuse interprète. En tout, une dizaine de canevas seront exécutés entre 1917 et 1928 ; ils constituent ses premières réflexions « tissées ». Dans les années 1930, et surtout après la guerre d’Espagne et l’expérience du Front populaire, son œuvre revêt un caractère plus réaliste et engagé avec, par exemple, un cycle de portraits de travailleurs. Lurçat commence à ressentir le besoin de sortir de son atelier et de pratiquer un art social, qu’il trouvera avec le « compagnonnage » des ateliers de tissage4.

Lurçat se rend à Angers en 1938 pour découvrir L’Apocalypse, chef-d’œuvre de l’art médiéval. Ce fut un véritable choc : « Ce qui nous échauffait le plus, mes amis et moi, ce fut précisément l’extraordinaire puissance lyrique de cette œuvre et cette économie des moyens dont, jusqu’ici, je les avais maintes fois entretenus devant mes travaux de lisse. S’il y avait besoin de preuve, nous la tenions. Et quelle preuve5 !... » Lurçat cherchait dans le témoignage des grands chefs-d’œuvre du passé une confirmation de son intuition artistique : « Je revins de cette visite plus convaincu

Jean Lurçat et la renaissance de

la tapisserie française __

Françoise de Loisy

___1. Atelier libre, au 10, rue de la Grande Chaumière à Paris, alternative à l’enseignement trop académique de l’École des beaux-arts de Paris. Lurçat y rencontre Marcel Gromaire.___2. Jeanne Bucher (1872-1946) ouvre la première galerie-librairie avec Pierre Chareau. Amie de Marie Cuttoli, collectionneuse et galeriste, elle ouvre en 1936 sa galerie au 9, boulevard du Montparnasse.___3. Des portraits comme L’Arménienne au voile jaune ou L’Algérienne, des paysages comme Smyrne II, conservés aux Musées d’Angers.___4. « Les circonstances nous permettaient enfin le travail en équipe, un compagnonnage journalier avec nos exécutants. Ensemble nous sondions les écheveaux […]. Mais l’essentiel de ce long séjour […] consista pour nous tous […] dans les heures passées au chevet des métiers, auprès de ces artisans diligents, humbles et convaincus. » Lurçat, Jean, Tapisserie française, Paris, Bordas, 1947, p. 79-80.___ 5. Ibidem, p. 19-20.

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Manufacture nationale de la Savonnerie, Paris. Tissage sur un métier de haute lisse. Le lissier travaille l’endroit sur un métier vertical. Son travail se fait à contre-jour de manière à voir le carton, placé au-dessus de sa tête, et l’ouvrage face à la lumière.© Sophie Zénon / Mobilier national.

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Dans la cité d’Aubusson, ils sont encore quelques dizaines à exercer ce métier multiséculaire, entre respect du geste traditionnel et relecture contemporaine d’un savoir-faire. Rencontre avec deux lissières. ____ 

Le geste est chorégraphique. Le balancement des pieds sur les marches, l’une qui tire les fils pairs, l’autre les fils impairs ; le mouvement agile des mains qui passent et repassent la flûte ; le majeur qui gratte le fil... « Tisser crée une forme d’hypnose... Quand je travaille, je suis comme dans une bulle, très concentrée, imperméable au monde extérieur. Les gestes sont répétitifs et en même temps toujours singuliers, la forme d’un rond succédant à celle d’une ligne. Pour voir la montée en forme, il faut se mettre au métier un minimum de quatre ou cinq heures », assure Céline Ferron, lissière indépendante qui possède un petit atelier à Aubusson. Ayant récemment obtenu le CAP « Art du tapis et de la tapisserie de lisse », proposé par le Greta Creuse en lien avec la Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé d’Aubusson, cette ancienne tisserande, qui a longtemps travaillé dans un atelier de confection de tissu pour la haute couture, vient de se lancer, à une quarantaine d’années, dans cette nouvelle aventure.

Il existe aujourd’hui autour d’Aubusson une dizaine d’ateliers indépendants employant jusqu’à trois personnes, aux côtés des deux manufactures historiques que sont les ateliers Pinton et Robert Four (situés à Felletin). Quelques irréductibles, donc, qui s’ingénient à perpétuer la tradition multiséculaire qui a fait la splendeur de toute une région. Le travail s’exécute toujours sur un métier à tisser placé à l’horizontale (basse lisse1), sur l’envers de la tapisserie, le motif apparaissant grâce à un effet de miroir. « Cela requiert une vraie technique, poursuit Céline Ferron. En fonction de la complexité des motifs, il faut entre un et trois mois pour réaliser un mètre carré. Les tapisseries contemporaines, qui comptent davantage d’aplats de couleur, sont plus faciles à réaliser que les œuvres anciennes. On a coutume de dire que si un lissier est capable de reproduire une verdure du xviiie siècle, il est capable de tout faire ! »

Créateur artisanal

Les lissiers d’Aubusson s’étaient même fait une spécialité de la réalisation, dans les tapisseries royales, des « chairs », c’est-à-dire des corps et des visages, dont il est par-ticulièrement difficile de retranscrire les ombres et les nuances. Mais ce savoir-faire est en passe de disparaître avec le départ à la retraite de certains lissiers historiques : « C’est surtout au contact des anciens que j’ai appris le métier, reconnaît Françoise Vernaudon, une lissière professionnelle qui exerce depuis près de quarante ans et seulement depuis peu à son compte. Ensuite, bien sûr, chaque lissier développe ses propres techniques et les fait varier d’une tapisserie à l’autre. Il y a à chaque fois un

Profession lissier(ère)__

Frédérique Letourneux

___1. Voir le glossaire p. 64. À l’inverse, la haute lisse, c’est-à-dire le tissage à la verticale, se pratique dans les trois manufactures nationales situées dans le nord de la France, les Gobelins, Beauvais et la Savonnerie.

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Sheila Hicks, Atterrissage, 2014. Pigments, fibres acryliques, 480 x 430 x 260 cm (dimensions variables). Vue de l’exposition « Unknown Data », 2014.© Photo Zarko Vijatovic. Courtesy galerie Frank Elbaz. © ADAGP, Paris 2015.

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La tapisserie n’est pas seulement un objet décoratif : depuis les années 1920, elle connaît une nouvelle impulsion, plastique et critique. ____ 

L’art textile peine à trouver sa place en France. De l’autre côté de l’Atlantique, des musées et des départements universitaires lui sont consacrés, il est pleinement soutenu par la communauté artistique et scientifique. En 2005, j’ai débuté une recherche doctorale portant sur les pratiques textiles contemporaines (de 1960 à nos jours). Mon sujet de recherche prêtait à différentes moqueries : selon mes détracteurs, il me fallait parler de « mode » ou d’« artisanat », l’art textile ne pouvait être considéré comme une pratique artistique à part entière.

Depuis quelques années, la situation évolue en France. Les artistes affirment une utilisation des matériaux textiles et revendiquent l’appropriation de techniques issues du domaine artisanal. Dans ce contexte de résurgence, le cas de la tapisserie est particulièrement intéressant. Prenons deux exemples, celui d’abord de l’exposi-tion « Decorum - Tapis et tapisseries d’artistes », puis celui de l’appel à projets lancé chaque année par Aubusson.

L’exposition « Decorum » s’est tenue au musée d’Art moderne de la Ville de Paris d’octobre 2013 à février 2014. Elle rassemblait une centaine d’œuvres tissées et couvrait une large période (du moderne au contemporain) en présentant aussi bien des tapisseries d’Anni Albers, de Le Corbusier et d’Alighiero Boetti, que des œuvres de Présence Panchounette, Rosemarie Trockel, Abdoulaye Konaté ou Yann Gerstberger. Cette exposition, qui a connu le succès auprès du public et de la critique, envisageait la diversité de l’art tissé. En regard d’une déconsidération flagrante de l’art textile en France, elle affirmait la visibilité de pratiques largement mises à l’écart.

Le second exemple du regain d’intérêt des artistes est l’appel à projets lancé depuis 2010 par la Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé d’Aubusson. Chaque année, la Cité reçoit des centaines de projets ; une dizaine de dossiers sont sélectionnés, et les œuvres des lauréats sont ensuite tissées. Qu’il s’agisse d’expositions, d’ouvrages ou d’appels à projets, les moyens mis en œuvre pour remettre la création textile en lumière sont de plus en plus nombreux. Ils témoignent d’un besoin technique et d’une vitalité artistique.

Tapisseries contemporaines /

détisser les normes__

Julie Crenn