262
Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21 automne 2011 printemps 2012 L’édition critique en Acadie ACTES DU COLLOQUE SUR LÉDITION CRITIQUE ET LE DÉVELOPPEMENT DU PATRIMOINE LITTÉRAIRE EN ACADIE ET DANS LES PETITES LITTÉRATURES TENU LES 27 ET 28 AOÛT 2010 À L’UNIVERSITÉ DE MONCTON

Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Revue interdisciplinaire en études acadiennes

20–21automne 2011 printemps 2012

L’édition critique en AcadieActes du colloque sur l’édition critique

et le développement du pAtrimoine littérAire en AcAdie et dAns les petites littérAtures tenu les 27 et 28 Août 2010

à l’université de moncton

Page 2: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Comité de rédaction

James Crombie (rédacteur en chef )

Jean-Pierre Pichette (adjoint au rédacteur)

Louise Fontaine John Kabano

Micheline LalibertéMarc Lavoie

Malanga-Georges LiboyPamela Maher

Désiré Nyela Judith Patouma

Jimmy Thibeault

Comité scientifique

Barry Ancelet • U. of Louisiana at LafayetteMaurice Basque • Université de MonctonAdrien Bérubé • Université de Moncton (Edm.)Neil Boucher • Université de MonctonAnnette Boudreau • Université de MonctonGérald Boudreau • Université Sainte-AnneRaoul Boudreau • Université de MonctonGisèle Chevalier • Université de MonctonJacques Dubois • Université de LiègeJames de Finney • Université de Moncton

Normand Godin • Université Sainte-AnneSusan Knutson • Université Sainte-AnneRéjeanne LeBlanc • St. Francis Xavier UniversityBeverly Matherne • Northern Michigan UniversityGlenn Moulaison • University of LethbridgeHenri-Dominique Paratte • Acadia UniversityJames Quinlan • Université Sainte-AnneJean-Louis Robichaud • U. Sainte-Anne (CPRP)Sally Ross • historienne et traductriceRobert Viau • Université du Nouveau-Brunswick

Denis Bourque (rédacteur invité) • Université de MonctonJames Crombie • Université Sainte-Anne

Louise Fontaine • Université Sainte-AnneMicheline Laliberté • Université Sainte-Anne

Marc Lavoie • Université Sainte-AnneDésiré Nyela • Université Sainte-Anne

Jean-Pierre Pichette • Université Sainte-AnneJimmy Thibeault • Université Sainte-Anne

Comité de lecture du numéro 20–21

Pierre Igot (mise en pages et corrections)

Elaine LeBlanc (saisie et uniformisation du manuscrit)

Page 3: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Table des matières

L’édition critique en Acadie Actes du colloque sur l’édition critique et le développement du pAtrimoine littérAire en AcAdie et dAns les petites littérAtures tenu les 27 et 28 Août 2010 à l’université de moncton

AvAnt-propos

L’édition critique en Acadie Denis Bourque et David Décarie 7

ouverture

L’édition critique des Anciens Canadiens : une histoire (re)corrigée Aurélien Boivin 15

Revue interdisciplinaire en études acadiennes

20–21automne 2010printemps 2011

Page 4: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

L’édition critique / les éditions critiques : le protocole immuable de réalisations chaque fois incomparables Guy Laflèche 29

Études

Écrits anciens Passeur de textes : l’éditeur critique de textes anciens dans tous ses états! Bernard Émont 43

Marc Lescarbot, premier commentateur d’un épisode clé de l’Histoire de la Nouvelle-France : la Relation de voyage du capitaine Verrazano en 1524 Nicolas Hebbinckuys 53

Écrits des xixe et xxe siècles Transcription et édition critique des notes de voyage de François Edme Rameau de Saint-Père, en Acadie, en 1860 Ronnie-Gilles LeBlanc 81

L’Évangéline de Longfellow traduit par Pamphile Le May, un classique acadien? Jean Morency 99

Une tentative de réhabilitation du patrimoine théâtral acadien : l’édition critique de Subercase ou les Dernières années de la domination française en Acadie d’Alexandre Braud (1902, 1936) Pierre Gérin 111

Page 5: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Pourquoi il faut rééditer La Pointe-aux-rats de Georges Forestier François-Xavier Eygun 123

J.-Thomas LeBlanc et le mystère des Contes d’Acadie Ronald Labelle 131

Écrits contemporains Abréaction et littérature : le « cas » Ronald Després Maurice Raymond 141

L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet Amélie Giroux 149

L’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle Monika Boehringer 167

Sympathy for the Devil – Enjeux du passage du scénario Le Concert au roman Les Portes tournantes de Jacques Savoie David Décarie 183

À l’ère des brouillons électroniques : une étude génétique du roman Bloupe de Jean Babineau Chantal Richard 201

Entretien avec Jean Babineau : « Le rapport à la technologie et à l’écriture pendant l’élaboration de Bloupe » Jean Babineau et Chantal Richard 215

Page 6: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Entre redécouverte et création contemporaine : le double jeu des Éditions Tintamarre, (petite) presse universitaire louisianaise Clint Bruce 223

Collaborateurs 243

Page 7: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 7

L’édition critique en Acadie1

Denis Bourque et David Décarie Université de Moncton

AvAnt-propos

L’attribution du prix Goncourt à l’auteure acadienne Antonine Maillet en 1979 pour un roman (Pélagie-la-Charrette2) qui portait sur la dépor-tation et le retour des Acadiens a suscité au Canada et même à travers le monde francophone un intérêt pour l’Acadie et sa littérature. À cette époque, Marguerite Maillet publiait aussi une Histoire de la littérature acadienne3, qui démontrait l’existence de cette littérature et la faisait remonter aux premiers jours de l’Acadie et de la Nouvelle-France, au moyen de nombreux récits de voyage portant sur la colonie acadienne naissante. Des travaux récents, comme la Bibliographie des publications d’Acadie 1609–1990 de Marguerite Maillet4 et Paroles d’Acadie – Anthologie de la littérature acadienne (1958–2009) de David Lonergan5, ont démontré que, loin de s’essouffler, la production littéraire acadienne a connu une véri-table effervescence depuis sa création et, particulièrement, depuis les années 1970. Des centaines de livres ont été publiés : pièces de théâtre, romans, essais et, surtout, recueils de poésie. Plusieurs de ces œuvres, de même qu’un certain nombre d’ouvrages parus avant 1958, se sont démarquées des autres et ont été consacrées par la critique universitaire au moyen de nombreuses thèses réalisées au Canada et dans divers pays étrangers, de nombreux comptes rendus et chapitres d’ouvrages collec-

1. Nous désirons remercier notre collègue Chantal Richard qui a aussi contribué à la rédaction de ce texte.

2. Antonine Maillet, Pélagie-la-Charrette, Montréal, Leméac, 1979.3. Marguerite Maillet, Histoire de la littérature acadienne. De rêve en rêve, Moncton,

Éditions d’Acadie, 1983.4. Marguerite Maillet, Bibliographie des publications d’Acadie 1609–1990 – Sources

premières et sources secondes, Moncton, Chaire d’études acadiennes, Université de Moncton, 1992.

5. David Lonergan, Paroles d’Acadie – Anthologie de la littérature acadienne (1958–2009), Sudbury, Éditions Prise de parole, 2010.

Page 8: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

8 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

AvAnt-propos

tifs, et surtout au moyen d’articles savants parus dans des revues pres-tigieuses au Canada, aux États-Unis et en Europe. Or il est aujourd’hui difficile de se procurer certaines de ces œuvres, en raison de la mince diffusion dont elles font l’objet au Canada et à l’étranger.

Ce phénomène s’explique en partie par la fragilité de l’édition en Acadie, dont témoigne la disparition en 2001 des Éditions d’Acadie, qui occupait une place importante dans la diffusion des œuvres acadiennes. La fermeture des Éditions d’Acadie a été désastreuse pour la littérature acadienne, puisqu’elle a retiré de la circulation un nombre considérable d’œuvres marquantes. Dispersée maintenant dans de petites maisons d’édition trop souvent éphémères et devant travailler avec peu de moyens, la littérature acadienne peine à se constituer en un corpus national. Pourtant, la littérature acadienne continue de susciter de l’intérêt chez les chercheurs au pays et à l’étranger, qui bénéficieront bientôt, grâce au travail d’une équipe de l’Université de Moncton, d’un Dictionnaire des œuvres littéraires de l’Acadie des Maritimes du xxe siècle6,mais l’accès à une édition de qualité de ces œuvres, voire à une édition tout court, demeure problématique. Dans un grand nombre de cas, celles-ci sont inaccessibles au public, car elles sont inédites pour certaines, conservées dans des bibliothèques ou dépôts d’archives pour d’autres ou, ce qui est bien souvent le cas, tout simplement épuisées.

La solution pour lutter contre cette inaccessibilité et cette fragmen-tation de la littérature acadienne a paru évidente à un groupe de profes-seurs affiliés surtout à l’Université de Moncton : il s’agissait de rassem-bler les grands textes acadiens au sein d’une collection, à l’instar des col-lections du « Nénuphar » (Fides) et plus récemment de la « Bibliothèque du Nouveau Monde » (BNM). Celles-ci ont joué et jouent encore un rôle de premier plan dans l’autonomisation et le rayonnement de la littérature québécoise. En Acadie, Marguerite Maillet, alors qu’elle était titulaire de la Chaire d’études acadiennes à l’Université de Moncton, avait déjà, au début des années quatre-vingt-dix, formé un groupe de chercheurs dans le but de publier, sous forme d’éditions critiques, les textes importants de la littérature acadienne. À la suite de ces efforts, deux titres ont été publiés7, mais le projet a dû être abandonné, faute de moyens. Le Groupe de recherche en édition critique de l’Université de Moncton (Grécum), fondé

6. Ce dictionnaire, sous la direction de Janine Gallant et Maurice Raymond de l’Univer-sité de Moncton, doit paraître en 2012 aux Éditions Prise de parole.

7. Pascal Poirier, Causerie memramcookienne (édition critique établie par Pierre M. Gérin), Moncton, Chaire d’études acadiennes, Université de Moncton, 1990 et André-T. Bourque, Chez les anciens Acadiens – Causeries du grand-père Antoine, édition critique établie par Lauraine Léger, Moncton, Chaire d’études acadiennes, Université de Moncton, 1994.

Page 9: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 9

Denis Bourque et David Décarie L’édition critique en Acadie

en 2004, se situe d’emblée dans la continuité de ce travail de pionnier entrepris par M. Maillet et s’est donné comme tâche principale la constitu-tion d’une collection qui rassemblera, sous forme d’éditions critiques, les textes fondamentaux de la littérature acadienne, des origines à nos jours.

* * *

Notre collection permettra de réaliser six objectifs généraux, soit : 1) consolider la mémoire littéraire commune de l’Acadie; 2) assurer la pérennité de la littérature acadienne; 3) faciliter l’enseignement de la lit-térature acadienne en fournissant aux professeurs des éditions sûres et de qualité, alors que de très nombreux titres sont inédits, épuisés et inac-cessibles pour les étudiants; 4) stimuler les recherches sur la littérature acadienne en Acadie, au Canada et à l’étranger; 5) former de jeunes cher-cheurs afin qu’ils puissent entreprendre des thèses en édition critique et assurer ainsi une relève sur le plan de l’édition critique en Acadie; 6) favo-riser la diffusion de la littérature acadienne en Acadie, au Québec, au Canada et à l’étranger8.

Nos éditions critiques viennent combler un vide au niveau de la recherche et de l’enseignement universitaire en études acadiennes. Elles contribueront à enrichir considérablement cette recherche et les cours qui se donnent dans le domaine. Ainsi, nous comptons pouvoir rejoindre avec nos livres l’immense marché des universités nord-américaines et européennes, où l’intérêt, voire l’engouement, pour les littératures fran-cophones, y compris la littérature acadienne, ne cesse de grandir. Or nous sommes convaincus que la diffusion de nos éditions critiques débordera, et largement, le milieu universitaire auquel elles sont d’abord destinées. Car la pénurie d’ouvrages acadiens disponibles qui affecte actuellement les milieux universitaires se fait aussi sentir de façon aiguë dans les écoles acadiennes. Nous procurerons aux enseignants du secondaire des textes fiables et bien établis, accompagnés d’une quantité très impor-tante de renseignements qui faciliteront pour eux l’enseignement de la littérature acadienne. Et il est sûr que nos éditions critiques intéresseront un public encore plus étendu de lecteurs, qu’ils soient dans les provinces des Maritimes, ailleurs au Canada ou à l’étranger. Nos livres, nos commu-nications, nos articles susciteront sans aucun doute un nouvel essor des études acadiennes et constitueront un apport important à l’étude de la lit-térature canadienne et francophone. Nous comptons utiliser les nouvelles technologies de linformation pour promouvoir nos recherches. En 2012,

8. Voir David Décarie, « L’édition des textes fondamentaux de la littérature aca-dienne », dans Jacinthe Martel (dir.), Archives littéraires et manuscrits d’écri-vains – Politiques et usages du patrimoine, Québec, Éditions Nota bene, coll. « Convergences », 2008, p. 145–154.

Page 10: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

10 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

AvAnt-propos

nous préparerons un nouveau site Web, qui fera état des activités de notre groupe de recherche et qui présentera nos éditions critiques publiées ou en cours de réalisation. Le site aura un volet interactif et offrira au public la possibilité de commander nos livres. Nous envisageons également la publication sur ce site des travaux de recherche de nos membres, de documents visuels, sonores ou audiovisuels qui accompagnent ces tra-vaux, ainsi que de certaines éditions critiques en cours ou achevées. Des éditions critiques seront éventuellement disponibles sur cédérom.

L’équipe est formée surtout de professeurs chevronnés, dont la plu-part possèdent une expérience considérable dans le domaine de l’édi-tion critique ou des études acadiennes. En tout, onze chercheurs com-posent le Groupe de recherche en édition critique : sept professeurs du Département d’études françaises de l’Université de Moncton (Denis Bourque, Raoul Boudreau, David Décarie, Pierre Gérin, Ronald Labelle, Jean Morency et Maurice Raymond), une professeure de l’Université du Nouveau-Brunswick (Chantal Richard), une professeure de l’Université Mount Allison (Monika Boehringer), un professeur de l’Université Sainte-Anne (Jimmy Thibeault) et un chargé de cours de l’Université de Paris iv et de la Maison des sciences de l’Homme de Paris (Bernard Émont). Ainsi les trois principales universités du Nouveau-Brunswick sont représentées au sein de l’équipe, ainsi que la seule autre université francophone des pro-vinces de l’Atlantique, avec l’Université de Moncton. Denis Bourque pour-suit l’édition critique de deux ouvrages : Les Crasseux (1968, 1973, 1974), que l’on peut considérer comme la pièce fondatrice de l’œuvre d’Anto-nine Maillet9, et Les Entretiens du village (1957, 1979) d’Emery LeBlanc10, recueil qui signale de façon remarquable la fin de la littérature acadienne traditionnelle; Pierre Gérin et Bernard Émont réalisent une édition critique du texte fondateur de la littérature acadienne : l’Histoire de la Nouvelle-France (1609) de Marc Lescarbot11; Ronald Labelle, une édition critique d’un livre controversé à l’époque de sa parution, L’École aux apparitions mystérieuses (1896) de Philéas-F. Bourgeois12; David Décarie, une édition

9. Antonine Maillet, Les Crasseux, Montréal, Holt, Rinehart et Winston Ltée; Montréal, Leméac, 1973; nouvelle version revue et considérablement augmentée pour la scène, Montréal, Leméac, 1974.

10. Emery Leblanc, Les Entretiens du village, Moncton, Imprimerie acadienne, 1957; nouvelle édition revue et corrigée, Moncton, Éditions d’Acadie, 1979.

11. Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle France. Contenant les navigations, décou-vertes, & habitations faites par les François ès Indes Occidentales & Nouvelle France souz l’avoeu et authorité de noz Rois Tres-Chrétiens, & les diverses fortunes d’iceux en l’execution de ces choses, depuis cent ans jusques à hui – En quoy est comprise l’Histoire Morale, Naturelle, et Geographique de ladite province; Avec les Tables & Figures d’icelle, Paris, Chez Jean Milot, 1609.

12. Philias-F. Bourgeois, L’École aux apparitions mystérieuses, Montréal, C.O.

Page 11: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 11

Denis Bourque et David Décarie L’édition critique en Acadie

critique de l’un des premiers et des plus importants romans acadiens, Les Portes tournantes (1984) de Jacques Savoie13; Raoul Boudreau, une édition critique de Mourir à Scoudouc (1974) d’Herménégilde Chiasson14, recueil qui a marqué de façon incontournable la poésie acadienne contem-poraine; Chantal Richard, une édition critique de Bloupe (1994) de Jean Babineau15, auteur qui a contribué au renouvellement de la forme roma-nesque en Acadie; Monika Boehringer, une édition critique de deux des premiers romans de l’écrivaine contemporaine la plus remarquée, France Daigle – Film d’amour et de dépendance (1984)16 et Histoire de la maison qui brûle (1985)17; Jean Morency, une édition critique du poème Évangéline (1847) de Henry Wadsworth Longfellow traduit par Pamphile Le May (1865, 1870,1912)18, œuvre qui, peut-être plus que toutes les autres, a marqué l’Acadie et sa littérature; Jimmy Thibeault, une édition critique d’un des premiers romans acadiens, Le Chef des Acadiens (1956, 1980) de l’écri-vain néo-écossais Alphonse Deveau19, premier texte littéraire à rompre avec l’image traditionnelle des Acadiens perçus comme peuple martyr20; et Maurice Raymond, une édition critique de trois recueils de poésie de Ronald Després qui, avec les premiers ouvrages d’Antonine Maillet, ont fondé la modernité acadienne : Silences à nourrir de sang (1958)21, Les Cloisons en vertige (1962)22, Le Balcon des dieux inachevés (1968)23.

Notre groupe a bénéficié d’une importante subvention du CRSH pour 2007–2010, qui a permis de réaliser un travail de recherche considérable en vue de la publication de plusieurs éditions critiques. Outre les ouvrages énumérés ci-dessus, trois titres ont été acceptés pour publication par notre éditeur, l’Institut de recherches en études acadiennes de l’Université de Moncton, dans une nouvelle collection consacrée à nos éditions cri-

Beauchemin et Fils, 1896.13. Jacques Savoie, Les Portes tournantes, Montréal, Boréal Express, 1984.14. Herménégilde Chiasson, Mourir à Scoudouc, Moncton, Éditions d’Acadie, 1974.15. Jean Babineau, Bloupe, Moncton, Éditions Perce-Neige, 1993.16. France Daigle, Film d’amour et de dépendance – Chef-d’œuvre obscur, Moncton,

Éditions d’Acadie, 1984.17. France Daigle, Histoire de la maison qui brûle –Vaguement suivi d’un dernier regard

sur la maison qui brûle, Moncton, Éditions d’Acadie, 1985.18. Pamphile Le May, Essais poétiques, Québec, G. E. Desbarats, Imprimeur-Éditeur,

1865; Évangéline, traduction du poème acadien, Québec, P.-G. Delisle, 1870; Évangéline et autres poèmes de Longfellow, traduction libre par Pamphile Le May, Montréal, J.-Alfred Guay, 1912.

19. J.-Alphonse Deveau, Le Chef des Acadiens, Yarmouth, J. A. Hamon, 1956; 2e édition révisée, Yarmouth (N.-É.), Éditions Lescarbot, 1980.

20. Voir à ce sujet Maillet, Histoire de la littérature acadienne, op. cit., p. 159.21. Ronald Després, Silences à nourrir de sang, Montréal, Éditions d’Orphée, 1958.22. Ronald Després, Les Cloisons en vertige, Montréal, Beauchemin, 1962.23. Ronald Després, Le Balcon des dieux inachevés, Québec, Éditions Garneau, 1968.

Page 12: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

12 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

AvAnt-propos

tiques intitulée « Bibliothèque acadienne » : de Denis Bourque et Chantal Richard, coéditeurs, l’Édition critique des sermons et discours des grandes conventions nationales acadiennes (Memramcook 1881, Miscouche 1884, Pointe-de-l’Église 1890, Arichat 1900, Caraquet 1905, Saint-Basile 1908, Grand Pré et Pointe-de-l’Église 1921, Moncton 1927, Memramcook 1937), en trois volumes24; de Chantal Richard, l’édition critique de Poèmes acadiens de Napoléon Landry25 et, de Monika Boehringer, l’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle26. La publication de ces ouvrages est prévue en 2012. En 2012 également, Pierre Gérin prévoit soumettre pour publication son édition critique de Subercase d’Alexandre Braud (1902, 1936)27 et Ronald Labelle son édition critique de Contes acadiens de Thomas LeBlanc28. Le travail accompli jusqu’à maintenant a également permis la publication d’articles et de chapitres de livres par les membres du Groupe de recherche et la participation à divers colloques, dont un colloque important, financé par le CRSH et l’Université de Moncton.

* * *

Organisé par Denis Bourque, David Décarie et Pierre Gérin en août 2010 à l’Université de Moncton et intitulé « L’édition critique et le déve-loppement du patrimoine littéraire en Acadie et dans les petites littéra-tures », ce colloque réunissait vingt chercheurs de l’Acadie, du Québec, de France et des États-Unis. Quatorze des vingt communications ont été transformées en articles, qui se retrouvent dans ces deux numéros spé-ciaux de la revue Port Acadie. Ainsi le lecteur retrouvera entre ces pages les principaux résultats des travaux des chercheurs membres du Groupe de recherche en édition critique et de leurs étudiants, en plus d’articles fournis par des collaborateurs extérieurs portant sur les littératures aca-dienne, québécoise, louisianaise et de l’Ouest canadien. Complètent le dossier un article sur l’édition critique du premier tome de l’Histoire de la

24. Le premier volume contient une réédition partielle du livre Recueil des travaux et délibérations des six premières conventions compilé par Ferdinand J. Robidoux, vol. I, Memramcook, Miscouche, Pointe-de-l’Église, 1881, 1884, 1890, Shédiac, Impr. du Moniteur Acadien, 1907. Le second volume de ce recueil, annoncé dans le titre par Robidoux, n’a pas été publié.

25. Napoléon-P. Landry, Poèmes acadiens, Montréal [et] Paris, Fides, 1955.26. France Daigle, Sans jamais parler du vent – Roman de crainte et d’espoir que la mort

arrive à temps, Moncton, Éditions d’Acadie, 1983.27. Alexandre Braud, Subercase ou les Dernières Années de la domination française

en Acadie (Drame historique en trois actes et un épilogue), [paru dans le Moniteur acadien, en huit tranches, du 14 avril au 30 octobre 1902, l’auteur a, par la suite, modifié les 1er et 2e actes et refait complètement le 3e acte et l’épilogue; manuscrit au Centre d’études acadiennes, fonds Ferdinand-J.-Robidoux, 4.6–14].

28. Inédit.

Page 13: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 13

Denis Bourque et David Décarie L’édition critique en Acadie

Nouvelle-France de Marc Lescarbot et une interview portant sur l’édition critique électronique avec l’écrivain Jean Babineau, auteur de Bloupe.

Page 14: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 15: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 15

RésuméL’auteur de cette communication a eu la chance de préparer l’édition critique des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, père, dans la collection « Bibliothèque du Nouveau Monde ». Il rend compte ici de ce travail colossal qui l’a tenu occupé pendant plus de cinq ans, lui qui disposait de deux états du manuscrit, de textes parus dans Les Soirées canadiennes, avant la publication du roman en 1863 et sa réédition en 1864, qui sert de texte de base. Après une courte présentation de l’auteur et de son roman, sont décrits les manuscrits, précisées les difficultés rencontrées dans le travail d’établisse-ment du texte et mentionnées quelques-unes des découvertes qui ont été faites, afin de donner aux lecteurs une édition sûre, qui respecte les intentions de l’écrivain septuagé-naire, dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli.

Aurélien Boivin Université Laval (Québec)

L’édition critique des Anciens Canadiens : une histoire (re)corrigée

À la mémoire du regretté professeur Yvan G. Lepage,qui m’a initié à l’édition critique

et qui n’a jamais cessé de m’encourageren m’offrant son aide et ses connaissances.

Qu’il en soit remercié.

Vous pardonnerez, du moins je l’espère, ma témérité d’avoir accepté l’aimable invitation de notre collègue Denis Bourque, que je remercie bien sincèrement, d’ouvrir ce colloque consacré à l’édition critique. D’entrée de jeu, une mise au point s’impose : je ne me considère pas comme un spé-cialiste en la matière, même si j’ai eu le grand bonheur — car c’en fut vrai-ment un — d’en préparer une, celle des Anciens Canadiens1 de Philippe Aubert de Gaspé, père, l’un des grands romans, voire le roman le plus important de notre xixe siècle littéraire, aux dires de plusieurs historiens et commentateurs de la littérature québécoise. Et quelle belle récompense que de voir son travail, une fois rendu à terme, être publié dans la presti-gieuse collection « Bibliothèque du Nouveau Monde », notre « Pléiade »! Quelle satisfaction aussi, non seulement d’être publié, mais de répondre

1. Philippe Aubert de Gaspé, Les Anciens Canadiens, édition critique par Aurélien Boivin, avec une introduction de Maurice Lemire et avec la collaboration de Jean-Louis Major et Yvan G. Lepage, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, « Bibliothèque du Nouveau Monde », 2007, 782-[1] p.

ouverture

Page 16: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

16 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

au souhait de mon regretté ami Yvan G. Lepage, à qui je dédie cette com-munication, qui m’avait dit un jour que tout professeur de lettres, quelle que soit l’étiquette, devrait s’astreindre au moins une fois, au cours de sa carrière, à un tel méticuleux travail on ne peut plus formateur.

J’ai intitulé mon propos « L’édition critique des Anciens Canadiens : une histoire (re)corrigée », titre qui laisse entendre que mon travail a permis d’enrichir nos connaissances tant sur le premier roman à caractère historique de notre histoire littéraire que sur son auteur, qui fut le der-nier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli et qui profita de cette tribune que lui offrait l’imaginaire ou la fiction pour défendre le régime seigneurial, aboli en 1854, je le rappelle. J’aurais pu intituler mon propos : « L’édition critique des Anciens Canadiens : une histoire de passion », car je puis affirmer que j’ai vécu passionnément avec ce roman, qui m’a habité pendant plus de cinq ans, en meublant tous mes temps libres ou presque. Est-il besoin de vous convaincre qu’il en faut, de la passion, pour rendre à terme un tel travail, qui, dans mon cas, s’est avéré un vrai travail de bénédictin? Vous comprendrez pourquoi plus loin. Devant les membres de cette auguste assemblée, des littéraires comme moi pour la plupart, je passerai rapide-ment sur l’auteur et sur son roman, que l’on connaît déjà, pour m’attarder plus longuement à l’édition critique proprement dite, insistant tantôt sur les difficultés rencontrées, sur les découvertes qu’il m’a été permis de faire, sur ses joies comme sur ses peines. Car, faut-il l’avouer, tout n’est pas toujours rose, tout ne tourne pas toujours comme sur des roulettes, selon l’expression populaire, quand on se lance dans une telle aventure ponctuée de périodes creuses, qui, heureusement, sont accompagnées de périodes euphoriques.

L’hommeLe temps qui m’est imparti ne me permet pas de m’attarder à la bio-

graphie de l’auteur des Anciens Canadiens. Je renvoie les intéressés à la biographie qu’a rédigée le regretté Luc Lacourcière dans le tome x du dBc, paru en 1972, aux trois études sur ce roman qu’il a fait paraître dans Les Cahiers des Dix, en 1967, 1968 et 1969, voire à la chronologie et à la bibliographie qui figurent dans notre édition critique. Pour en connaître davantage sur le drame qu’a vécu l’auteur, à compter de 1822, alors qu’il perd son poste de shérif de Québec, à la suite de défalcations dont il s’est rendu coupable dans l’exercice de ses fonctions, on pourra lire, entre autres, la lettre que son épouse Susan Allison adresse au comte Durham, le 24 juin 1838, soit un mois après son incarcération, lettre que j’ai retrou-vée aux Archives nationales du Canada et que les responsables de la col-lection ont accepté de reproduire en annexe à cette édition critique. Cette lettre, de même que les textes de Lacourcière et de Jacques Castonguay,

Page 17: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 17

Aurélien Boivin L’édition critique des Anciens Canadiens

aide à faire la lumière sur les déboires de l’auteur, qui, incapable, comme on le sait, d’honorer ses reconnaissances de dettes, est emprisonné à Québec, du 29 mai 1838 au 7 mars 1841, soit une captivité de trois ans, quatre mois et cinq jours.

Le romanLes Anciens Canadiens paraît à Québec en 1863 chez Desbarats et

Derbishire, imprimeurs-éditeurs, qui publient aussi la revue Les Soirées canadiennes, que dirigent alors l’abbé Henri-Raymond Casgrain et Joseph-Charles Taché. Le roman est réédité l’année suivante avec la mention : « Deuxième édition – Revue et corrigée par l’auteur », chez G. et G. E. Desbarats. C’est cette édition, la dernière publiée du vivant de l’auteur, qui sert de texte de base à notre édition critique. De Gaspé publiera en 1866 ses Mémoires, chez le même éditeur, déménagé alors à Ottawa. En 1893, son fils Alfred rendra publics quelques textes inédits sous le titre Divers, publié à Montréal, chez Beauchemin & fils, recueil composite qui connaîtra deux autres éditions en 1913 et en 1924.

Les Anciens Canadiens a connu une étonnante fortune : j’ai réperto-rié au cours de nos recherches vingt-quatre éditions en volume, quatre en feuilleton, en plus de dix-sept extraits de chapitres dans autant de périodiques, de même que deux éditions en langue anglaise, l’une de Georgiana M. Pennée, en 1864, sous le titre The Canadians of Old, et l’autre de Charles G. D. Roberts, sous le titre Cameron of Locheill, publiée en 1905. Une édition espagnole est parue à Buenos Aires en 1946 sous le titre Los Antiguos Canadienses. Ajoutons que le roman a aussi connu trois adaptations pour la scène : la première est l’œuvre des abbés Camille Caisse et J. Arcade Laporte; il s’agit d’un mélodrame en trois actes auquel assiste Aubert de Gaspé, présenté au Collège de L’Assomption, le 19 jan-vier 1865; la deuxième, un drame en trois actes publié en 1894, est l’œuvre de George Walter McGowen; la dernière, publiée en 1931 et rééditée en 1947, est signée Georges Monarque et est intitulée Blanche d’Haberville – Drame en cinq actes et en vers.

À la fois roman historique, roman de mœurs, roman d’aventures et roman témoignage à caractère autobiographique, Les Anciens Canadiens compte trois parties et une conclusion, suivie d’une volumineuse section intitulée « Notes et éclaircissements », qui couvre 56 pages, en petits caractères, dans l’édition originale. Dans la première partie (11 chapitres), l’auteur trace un portrait presque idyllique de la société traditionnelle, sous le régime seigneurial, quelques années avant la Conquête, et immor-talise une solide amitié entre deux jeunes hommes, Jules d’Haberville, fils du seigneur de Saint-Jean-Port-Joli, et Archibald Cameron of Locheill, Écossais orphelin — son père est mort à la bataille de Culloden — que la

Page 18: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

18 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

famille a accueilli au manoir, à l’occasion des vacances estivales, pen-dant toute la durée de ses études à Québec. Quand elle éclate, dans la deuxième partie (chapitres 12–14), la guerre de la Conquête met cette amitié à rude épreuve. Contraints de se séparer pour servir dans des armées rivales, les deux protagonistes, devenus des antagonistes ou des frères ennemis2, s’affrontent sur les Plaines d’Abraham. Jules, griève-ment blessé, a la vie sauve grâce à Arché, qui le fait transporter à l’Hôtel-Dieu. Dans la troisième partie (chapitres 15–17), l’amitié renaît à la suite d’une lente réconciliation, car Arché a été forcé d’obéir aux ordres de son supérieur et d’incendier toute la Côte-du-Sud, y compris le manoir et les dépendances des d’Haberville, qui l’avaient pourtant si chaleureusement accueilli comme leur vrai fils. La conclusion nous reporte après la guerre et le narrateur, avant de mettre un terme à son récit, renseigne ses lec-teurs et lectrices sur le destin de chacun des personnages.

La plupart des commentateurs ont surtout retenu les scènes de mœurs que contient le roman, qui ne sont aucunement inventées ni euphémisées. Il est vrai qu’Aubert de Gaspé privilégie de telles scènes, quand on pense, par exemple, au chapitre consacré à la Corriveau, cette sorcière de l’île d’Orléans qui a effrayé plus d’un voyageur et qui veut que le père de José la fasse traverser pour se rendre dans l’île et y participer à un sabbat infernal. Sont encore longuement décrits un souper chez le seigneur de Beaumont, la fête du Mai, celle de la Saint-Jean-Baptiste et son traditionnel feu de joie, la veillée de contes au manoir, où madame d’Haberville vole la vedette en racontant une légende, celle d’une mère qui refuse de se soumettre à la volonté de Dieu et d’accepter le cruel destin : la mort de son enfant unique, une fillette de cinq ans à peine, qui vient hanter ses rêves, tant qu’elle n’a pas demandé pardon au Créateur, le maître de toutes choses, qui ne lui avait que prêté cette enfant.

Ce que plusieurs commentateurs n’ont pas vu, c’est que Philippe Aubert de Gaspé, ainsi que le précise Maurice Lemire, fait « l’éloge d’une époque révolue », celle de l’enfance des deux protagonistes, devenus adultes, mais encore plus celle du régime seigneurial. Dans Les Anciens Canadiens, Aubert de Gaspé, dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli, a voulu défendre le régime seigneurial, qu’il a vu disparaître quelques années avant la publication de son roman, en soutenant que ce régime, loin de nuire aux censitaires, les a grandement aidés à vivre, voire à sur-vivre. Sous sa plume, le seigneur se révèle, on le comprendra aisément, un honnête homme, un être débonnaire, qui prend fait et cause pour ses censitaires, contrairement à ce que la réalité a pourtant laissé entendre.

2. On lira avec profit, sur le mythe des frères ennemis, l’étude que Maurice Lemire a consacrée aux Anciens Canadiens dans son ouvrage Formation de l’imaginaire littéraire québécois (1764–1867), Montréal, l’Hexagone, 1993, p. 84–90.

Page 19: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 19

Aurélien Boivin L’édition critique des Anciens Canadiens

Maurice Lemire parle ici, avec raison, d’euphémisation. Le seigneur parti-cipe aux fêtes populaires, malgré son rang et ses titres. Il se fait un devoir d’ouvrir son manoir aux gens du peuple, lors de la fête du 1er mai, par exemple. Aubert de Gaspé aborde aussi la litigieuse question des rentes, laissant entendre, en caricaturant le personnage de l’oncle Raoul, que toutes les excuses étaient permises pour ne pas payer ses redevances au seigneur, ce qui prouve une fois de plus l’euphémisation. Car on sait que, dans la réalité, le seigneur était souvent exigeant et obligeait ses censi-taires à se serrer la ceinture, quand il ne les obligeait pas à fournir annuel-lement plusieurs journées de travail, sous la forme de corvées. Dans Les Anciens Canadiens, ce sont eux, les censitaires, qui s’offrent généreuse-ment à donner du temps pour la reconstruction du manoir incendié.

Aubert de Gaspé porte encore, dans la deuxième partie de son roman, un jugement sévère sur la mère patrie qui, en vraie marâtre, a abandonné le Canada à son sort. Sympathique aux conquérants toutefois, il soutient que la Conquête, loin d’avoir été une catastrophe, a été une sorte de béné-diction puisque, ainsi conquis, le peuple canadien-français a pu échapper à la Révolution de 1789–1793, en France. Il y a encore une intrigue amou-reuse dans ce roman, comme le voulait l’époque, mais qui se termine mal, car Blanche, la sœur de Jules, refuse, par patriotisme, dirais-je, d’épouser Arché. Ce roman peut être encore considéré comme une œuvre autobio-graphique, car les déboires du Bon Gentilhomme, rapportés au chapitre x, ressemblent à ceux qu’a vécus l’auteur à partir de 1822.

L’édition critiqueC’est à Luc Lacourcière que je dois mon intérêt pour les deux Aubert

de Gaspé et pour Les Anciens Canadiens, en particulier. Étudiant en lettres à l’Université Laval, au milieu des années 1960, j’ai eu la chance de suivre des cours de ce maître qui, déjà à l’époque, nous parlait des travaux qu’il poursuivait depuis quelques années sur la famille des de Gaspé. L’étude qu’il préparait, dont l’édition critique des Anciens Canadiens, reposerait sur de précieux documents inédits qui allaient lui permettre de faire toute la lumière sur ces deux auteurs importants. À la mort de ce grand folk-loriste de renommée internationale, le 15 mai 1989, cette édition n’était toujours pas publiée. Je me suis alors donné pour tâche de poursuivre sur la lancée de ce travailleur infatigable, mais peut-être un peu trop perfec-tionniste, afin de lui rendre hommage. J’ai eu beau fouiller dans ses docu-ments, qu’une archiviste professionnelle avait soigneusement classés aux Archives de l’Université Laval, d’édition critique il n’y avait point, pas même une ligne d’une seule variante. Grâce à une subvention du Corpus d’éditions critiques, sous la direction du professeur Jean-Louis Major, j’ai eu la chance de pouvoir donner sens à ma promesse. J’ai pu non seu-

Page 20: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

20 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

lement bénéficier des documents réunis par monsieur Lacourcière, mais aussi avoir accès aux recherches de Jacques Castonguay.

Les manuscritsIl faut dire que, contrairement à d’autres « passionnés » comme moi

qui ont accepté de préparer une édition critique, soit dans la collection « Bibliothèque du Nouveau Monde » soit dans une autre collection, j’ai été particulièrement choyé. Pourquoi? Parce que je disposais non pas d’un mais de deux états différents du manuscrit. Malgré son âge avancé — il avait 76 ans —, le vieil Aubert de Gaspé avait copié deux fois, à la petite plume, le contenu intégral de son roman, dont il avait amorcé l’écriture bien avant le mot d’ordre des Soirées canadiennes, comme l’a montré, preuves à l’appui, Luc Lacourcière, réfutant ainsi les prétentions de l’abbé Casgrain, qui a voulu laisser croire qu’il était responsable de la carrière de l’écrivain en l’encourageant à écrire.

Le premier manuscrit, notre source i, compte un peu moins de 400 feuillets, mesurant 21,5 cm x 35 cm, manuscrit que Jacques Castonguay a obtenu de madame Laurette Beaubien, arrière-arrière-petite-fille de Philippe Aubert de Gaspé, qui en a été un moment la dépositaire. Voilà un élément important, car il tend à réfuter la légende qui veut qu’Alfred (1831–1907), le fils cadet et onzième des treize enfants du couple Aubert de Gaspé–Susan Allison, ait détruit tous les papiers de son père, sauf ceux qu’il publie en 1893 dans Divers. C’est toutefois Blanche, la fille aînée d’Alfred, qui fut employée au ministère des Postes (1854–1884), qui réussit à conserver ce qui restait des papiers du célèbre auteur. Au nombre de ces documents précieusement conservés figuraient la version originale des Anciens Canadiens et quelques chapitres des Mémoires. Ce manuscrit constitue assurément le premier jet, le premier brouillon du roman, puisque le vieil auteur, souvent d’une main tremblante, y a apporté une foule de corrections, tantôt dans les marges, celle de gauche comme celles du haut ou du bas du feuillet. L’écriture est partout la même, ce qui prouve hors de tout doute que ce manuscrit est bel et bien de la main d’Aubert de Gaspé.

Ce manuscrit, que Castonguay a déposé, alors qu’il préparait la bio-graphie de l’écrivain, aux Archives du Séminaire de Québec, en 1987, est toutefois incomplet. Il y manque tout le chapitre ii, intitulé « Archibald Cameron of Locheill – Jules d’Haberville », soit la présentation des deux protagonistes, qui deviendront des antagonistes (chapitre xiv), lors de la bataille des Plaines d’Abraham. Il y manque encore une bonne partie des « Notes et éclaircissements », qui figurent en annexe dans les éditions en volume, mais certaines d’entre elles figurent en notes infrapaginales, ce

Page 21: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 21

Aurélien Boivin L’édition critique des Anciens Canadiens

qui tend à prouver que ces notes n’étaient pas encore toutes rédigées au moment où il préparait ce manuscrit.

Le second manuscrit, notre source ii, est certes le plus connu et a longtemps été conservé aux Archives du Collège Bourget de Rigaud avant d’être déposé aux Archives des Clercs de Saint-Viateur à Montréal. Il a malheureusement disparu de cet important dépôt d’archives, après que l’archiviste l’eut prêté, paraît-il pour restauration, à un descendant de la famille de Gaspé-Beaubien, décédé depuis. La famille, que j’ai souventes fois pressée, n’a jamais donné suite à ma demande, laissant même entendre que ce manuscrit était introuvable. Aurait-il été jeté avec d’autres papiers de ce descendant? Probablement. Mais par chance, Luc Lacourcière, encore lui, y avait eu accès et en avait fait une photocopie fort précieuse puisqu’il s’agit désormais de la seule copie qu’il reste de la seconde version manuscrite du roman. Conservée dans le fonds Luc-Lacourcière, aux Archives de l’Université Laval, elle présente toutefois des lacunes, car plusieurs feuillets ont été photocopiés sans beaucoup de soin, de sorte qu’il manque parfois des lettres ou des signes de ponc-tuation dans la marge de droite ou ce qui en tient lieu.

Cette copie compte 570 feuillets numérotés, de même format que la précédente. Elle comporte des corrections destinées à l’édition princeps (1863), corrections que je crois avoir été apportées par l’abbé Casgrain, à qui Aubert de Gaspé avait demandé de voir à la toilette de son texte et à la correction des épreuves. Assez nombreuses, ces corrections ont sou-vent pour but de supprimer une répétition, de redresser une ponctuation défectueuse et de rétablir l’orthographe d’un mot ou un accord gramma-tical. Bien que très semblable à l’édition princeps, cette version présente des différences de détail, somme toute très nombreuses, ainsi que le révèle le relevé des variantes, Aubert de Gaspé ayant retouché lui-même les épreuves et apporté des corrections de dernière minute.

Comme le premier, ce second manuscrit est incomplet. Il y manque des parties des chapitres iv et v, précisément ceux qui ont été publiés dans Les Soirées canadiennes en 1862. Sans doute qu’Aubert de Gaspé les a retirés de ce manuscrit dans ce dessein. La fin du chapitre iii porte la note suivante, mais écrite d’une autre main, la même qui a apporté des corrections ailleurs dans cette copie : « Insérer ici la 2[e] partie de la légende de José publiée dans Les Soirées canadiennes, page 27. » Il s’agit du chapitre iv, intitulé « La Corriveau », correspondant aux pages 27 à 35 des Soirées canadiennes. Au début du chapitre v, sous le titre « La débâcle », on peut lire, de la même main : « Insérer ici les 4 épigraphes, page 36 des Soirées canadiennes livraisons de Janvier et Février 1862. » Ce chapitre v ne compte que trois feuillets, dont le dernier porte la note suivante, toujours de la même main : « Insérer ici la section publiée

Page 22: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

22 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

dans Les Soirées canadiennes page 97 [mots illisibles] et avril men-tionné. » Il s’agit de l’extrait paru dans la revue en 1862, p. 36–64, sous le même titre : « La débâcle ». Une note accompagne ces deux extraits des Anciens Canadiens dans Les Soirées canadiennes : « Les deux épi-sodes, que nous publions, sont extraits d’un ouvrage inédit, intitulé les Anciens Canadiens [sic] que M. de Gaspé, père, se propose de faire paraître prochainement. » Suit un long préambule (p. 9–15) fournissant quelques explications aux lecteurs de la revue. Après avoir précisé que « [l]es deux récits qui suivent sont tirés de souvenirs, moitié historiques, moitié légendaires de cette partie du pays appelée La Côte du Sud », l’au-teur fournit quelques renseignements sur la Corriveau, « personnage, bien tristement célèbre, sur lequel il est nécessaire de donner quelques détails, dans l’intérêt des lecteurs qui n’appartiennent pas au district de Québec ». Sont ensuite reproduits des documents d’archives, appelés à figurer dans les « Notes et éclaircissements » du chapitre iv des Anciens Canadiens, ce qui confirme que cette note était déjà rédigée en 1862. Parmi les diverses sources auxquelles il a emprunté, Aubert de Gaspé souligne l’apport de son « laborieux concitoyen M. F. » : monsieur Barthélémy Faribault, sans doute, auteur de « notes si riches », à qui l’on doit la découverte des pièces majeures (« propriété de la famille Nearn, de la Malbaie ») du procès mili-taire qu’a dû subir Marie-Josepthe Corriveau, jugée en anglais devant une cour martiale, elle qui ne comprenait pas un mot de cette langue.

Les deux fragments autographes manquants sont conservés dans le fonds Philippe-Aubert-de-Gaspé de Bibliothèque et Archives du Canada à Ottawa (MG18-H44), où Jacques Castonguay les a déposés, sans qu’il en donne la raison, le 3 novembre 1988, comme il le précise dans Philippe Aubert de Gaspé, seigneur et homme de lettres, p. 133, note 16). Le pre-mier fragment (notre source iia) comporte onze feuillets, numérotés de 16 à 26, ce qui correspond aux pages 27 à 35 des Soirées canadiennes et aux lignes 154 et suivantes du chapitre iv du roman. Le second fragment (notre source iib), intitulé « La débâcle », comprend quarante-deux feuil-lets, numérotés 1 à 3, puis 6 à 44 : il correspond aux pages 36 à 64 des Soirées canadiennes et aux lignes 55 et suivantes du chapitre v du roman.

Deux versions manuscrites autographes, deux chapitres prépubliés dans Les Soirées canadiennes (source iii) et deux éditions parues du vivant de l’auteur, celle de 1863, notre source iv, et celle 1864, notre source v — voilà, à n’en pas douter, une matière aussi riche qu’exceptionnelle pour un textologue, en ce qui a trait au corpus littéraire québécois du xixe siècle. Quant au généticien, il peut suivre, grâce au relevé des variantes, les diverses modifications que subit le texte des Anciens Canadiens au fur et à mesure que se précise le dessein de Philippe Aubert de Gaspé. Voilà qui devrait aider à l’interprétation de l’œuvre. Tel est du moins notre espoir.

Page 23: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 23

Aurélien Boivin L’édition critique des Anciens Canadiens

Ces modifications ou corrections, appelées aussi variantes, sont nombreuses et s’expliquent, bien sûr, par la richesse de la documenta-tion, c’est-à-dire des manuscrits et textes publiés avant l’édition de 1864, notre texte de base. Par exemple, Casgrain y a apporté bon nombre de cor-rections : reconfiguration de plusieurs paragraphes, surtout pour mieux y faire ressortir les dialogues, selon la règle ou la technique romanesque qui veut que l’on revienne à la ligne à chaque intervention d’un personnage en y ajoutant un tiret pour marquer la réplique ou le passage de la parole à un autre personnage. Il y a multiplié les corrections stylistiques pour rendre le texte encore plus clair, plus compréhensible. Donnons quelques exemples. Dans le premier chapitre, qui raconte la sortie du collège, en avril, Aubert de Gaspé ou le narrateur, c’est selon avait écrit :

Nous sommes alors à la fin d’avril; le ruisseau est débordé, et des enfants s’amusent à détacher de ses bords de petits glaçons qui, diminuant toujours de volume, finissaient, après avoir franchi tous les obstacles, par disparaître à leurs yeux et aller se perdre dans l’immense fleuve Saint-Laurent.

Casgrain corrige ainsi (les mots soulignés sont disparus) :

Nous sommes à la fin d’avril; le ruisseau est débordé, et des enfants s’amusent à détacher de petits glaçons qui, diminuant toujours de volume, finissaient, après avoir franchi tous les obstacles, par se perdre dans l’immense fleuve St[-]Laurent.

S’il y a des interventions de Casgrain, et elles sont nombreuses, il en est d’autres, des suppressions toujours, marquées par un immense X, qui pourraient aussi être son œuvre, mais que je ne puis faire siennes avec certitude, car Philippe Aubert de Gaspé est, lui aussi, capable de jugements. S’il a considéré un passage comme inutile, il a bien pu le biffer lui-même, lors d’une dernière lecture avant la remise du manuscrit. Je me limiterai à un seul exemple de ces suppressions. Au feuillet 5 du deu-xième manuscrit, il y a un long extrait, couvrant plus d’une page et demie, qui a été biffé d’une croix par l’auteur qui tentait, tant bien que mal, de supputer les chances de succès de son roman auprès d’un ministre, d’un juge, d’un membre du Parlement et d’une jeune fille assistant à un bal. Ce passage, qui avait été ajouté en marge, dans le premier manuscrit, faisait assurément hors-d’œuvre et a été supprimé avec raison, du moins me semble-t-il, dans le deuxième manuscrit.

Chaque chapitre, soigneusement reconstitué, à partir de la copie de base de 1864, compte plus de 300, 400, voire 500 ou 600 variantes, selon les chapitres. L’annexe au roman, intitulée « Notes et éclaircissements »,

Page 24: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

24 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

dans les éditions de 1863 et 1864, compte plus de 1 000 variantes, même si ces « Notes » sont pratiquement absentes du premier manuscrit, si on considère toutefois que certaines y figurent en notes infrapaginales. Ces variantes, qui tiennent compte de toutes les interventions de l’auteur, voire de celles de Casgrain ou du correcteur, dans le deuxième manus-crit — ratures, suppressions, ajouts, corrections —, touchent souvent le style. Certaines m’ont donné du fil à retordre, surtout quand elles ne figu-raient pas dans les éditions imprimées, car l’écriture du vieil auteur est souvent chancelante, imprécise. Les passages raturés n’ont pas toujours été faciles à décoder. Quelques-uns d’entre eux sont même demeurés mystérieux, ce que j’ai toujours indiqué en utilisant l’expression mot(s) illisible(s). Philippe Aubert de Gaspé, comme tantôt son correcteur, dans le cas du deuxième manuscrit, procède à telle ou telle modification pour améliorer l’écriture, pour corriger une imperfection, pour apporter une précision, pour supprimer une répétition…

Ces variantes sont certes plus nombreuses dans le premier manus-crit, car le deuxième, on l’a dit, est très près de l’édition de 1863. Voilà qui tend à confirmer que le vieil auteur est soucieux d’améliorer son roman, qui subit ainsi plusieurs modifications avant d’être publié. Quelques variantes sont pour le moins intéressantes, dans le premier manuscrit, qui concernent des corrections apportées en cours de route aux noms et prénoms de plusieurs personnages. Aubert de Gaspé, par exemple, avait d’abord orthographié d’Aberville et non d’Haberville. De Locheill portait le nom de Campbell jusqu’au chapitre 12, qu’il a omis parfois de ratu-rer. Le seigneur de Beaumont s’appelait Hébert, l’oncle Raoul, Baptiste ou Jean-Baptiste (dans au moins une occurrence), qu’il remplace par « Raoul » ou « R. », Francœur, le fidèle serviteur de Monsieur d’Egmont, s’appelait Joseph et non André, alors que le général Montgomery s’appe-lait, lui, Morris. Ajoutons que les chapitres ne portent pas de titres et que les paragraphes ne sont pas toujours bien découpés. Ils le seront par le correcteur, dans le deuxième manuscrit, car Aubert de Gaspé semblait ignorer, je l’ai déjà précisé, les règles du dialogue dans un roman.

Cette édition critique donne ainsi le texte véritable tel que l’a voulu son auteur, en montrant toutes les variantes que le roman a subies jusqu’en 1864. J’ai toutefois pris le parti de respecter le plus possible le texte de l’édition de 1864, notre texte de base, n’y apportant que les corrections jugées indispensables : coquilles, fautes et erreurs de transcriptions manifestes. Il importe cependant de noter que l’orthographe d’Aubert de Gaspé, jugée fautive aujourd’hui, avec « cacis » pour cassis, « rum » pour rhum, « assujétir » pour assujettir, etc., était encore parfaitement admise par l’Académie française dans les années 1860 : il ne pouvait donc être question de les « corriger ». De même, à la demande des responsables

Page 25: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 25

Aurélien Boivin L’édition critique des Anciens Canadiens

du Corpus d’éditions critiques, j’ai conservé partout le trait d’union qui joint l’adverbe intensif « très » à un adjectif, à un participe passé ou à un adverbe, comme cela était à l’époque de la rédaction du roman. L’accent aigu a été respecté sur les mots se terminant aujourd’hui en -ège : « col-lége », « piége », « privilége », « siége »… « Abenaquis » ne porte jamais d’accent : j’ai ainsi respecté ce qui paraît être ici la volonté de l’auteur, laquelle s’exprime aussi dans le recours presque constant à la préposition « de », vieilli aujourd’hui, dans la formulation des dates; ainsi « le trente d’avril », « le 15 d’octobre ». Par ailleurs, Aubert de Gaspé recourt au tréma là où on attend un accent circonflexe, un accent grave ou accent aigu, comme dans les mots « poële », « poëte », « goëland », « goëlette ». Un mot comme trêve porte systématiquement un accent grave, alors qu’on rencontre parfois l’accent circonflexe sur des mots comme crème. À la suggestion des professeurs Major et Lepage, j’ai régularisé ces graphies, en l’indiquant chaque fois dans l’appareil des variantes. J’ai supprimé les traits d’union, fréquents dans les adverbes comme tout à coup et tout à fait, et remplacé, comme il se doit, le trait d’union par une apostrophe dans l’impératif « va-t’en », toujours orthographié va-t-en. Ont égale-ment été régularisés les quelques exemples de graphies anciennes du type « remercîments », « gaîté », « jusques », qui pourraient être mises sur le compte du typographe, Aubert de Gaspé privilégiant les graphies modernes remerciements, gaieté, jusque.

Un texte completLe texte des Anciens Canadiens que j’ai soigneusement établi est

désormais complet, intégral, c’est-à-dire qu’il répond aux désirs de son auteur, qui a apporté ou a approuvé les corrections et modifications, de son vivant. Voilà qui peut sembler sans doute prétentieux aux yeux de cer-tains. Mais je ne vous apprendrai rien en vous disant que les textes que nous a donnés Fides, par exemple, et par la suite d’autres maisons, comme Boréal, comportent des lacunes importantes, même si elles prétendent, comme cela est indiqué à la page titre de la réédition, être conformes à l’édition de 1864. Je me suis amusé à comparer ces éditions avec celle de 1864. Les lacunes sont nombreuses. Je me limiterai à quelques-unes. À la fin du chapitre 2, Aubert de Gaspé écrit : « N’auront-ils pas [Jules et Arché] joui, pendant près de dix ans que durèrent leurs études, de cette amitié de l’adolescence, qui, comme l’amour des femmes, à ses chagrins […]. » La comparaison « comme l’amour des femmes » est absente des éditions Fides depuis au moins 1963. Était-elle si choquante ou s’agit-il tout sim-plement d’un oubli? Je n’ai pas de réponse. Mais…

Page 26: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

26 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

Dans le chapitre iv, « La débâcle », les spectateurs assistent, impuis-sants, à la tragédie qui se déroule sous leurs yeux : la noyade presque certaine de Dumais emporté par les glaces. Sur la grève, le curé du vil-lage de Beaumont récite des prières pour sauver, sinon le corps, du moins l’âme du malheureux. Aubert de Gaspé écrit : « Il se passait pour-tant sur le rivage une scène aussi sublime, aussi grandiose. C’était — et il manque chez Fides cette phrase — la religion rassurant le chrétien prêt à disparaître au pied du redoutable tribunal de son juge! c’était la religion offrant… ». L’erreur peut être attribuée au typographe qui a sauté du pre-mier verbe « c’était » au deuxième, escamotant ainsi une phrase com-plète, erreur que le correcteur d’épreuve aurait dû déceler. Même erreur au chapitre xv, « Le naufrage de l’Auguste ». Philippe Aubert de Gaspé prépare la visite de Lacorne de Saint-Luc, qui a échappé au naufrage du bateau et qui a franchi à pied la distance depuis le Cap-Breton jusqu’à Québec, puis Montréal, pour prévenir le général Murray de la catastrophe. Mise en situation : un soir de février, un étranger demande l’hospitalité au capitaine d’Haberville qui ruminait ses malheurs, assis, la tête basse dans un coin de sa chambre, et absorbé dans de tristes pensées. Le nar-rateur écrit : « Il faut une grande force d’âme à celui qui de l’opulence est tombé dans une misère comparative, pour surmonter — et cette phrase est absente encore dans les éditions Fides, — tout ce qu’un tel état a de poignant et d’humiliant, surtout s’il est père de famille. Il lui faut un grand courage lorsque, — et on revient au texte — toute cette ruine qui, loin d’être l’œuvre de son imprévoyance […] » (p. 276). Même erreur encore au chapitre xvii, où un long passage a été oublié, sans doute pour la même raison. Il s’agit de l’extrait où le capitaine des Écors raconte sa déconve-nue contre le général Murray et le malheureux sort de son compagnon de cellule, le meunier Nadeau, qui fut jugé après avoir été mis à mort, pour avoir approvisionné, comme le capitaine des Écors, les troupes fran-çaises. Craignant pour sa vie à la suite de la mort de Nadeau, qu’il qualifie de meurtre, il s’informe quotidiennement de son sort auprès d’un soldat, « plus accostable » que les autres. Ce dernier lui répond : « Vous pendar sept heures matingue » (p. 334). La phrase suivante a elle aussi été sautée dans les éditions Fides : « Je crois que cet homme joyeux et sensible avait enseigné son baragouin à tout le poste, car à toutes les questions que je faisais ensuite, je recevais la magnifique réponse sacramentelle : “Vous pendar sept heures matingue” ». Et il y en a bien d’autres, de ces phrases ou bouts de phrase qui ont été escamotés, de mots qui ont été transfor-més, de paragraphes, modifiés ou autrement découpés. Mon plus grand désir, au terme de ce travail, était de rétablir le texte des éditions cou-rantes, avec l’assurance de reconnaissance de mon apport.

Page 27: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 27

Aurélien Boivin L’édition critique des Anciens Canadiens

Le paratexteUn travail de cette envergure m’a amené à apporter une foule de préci-

sions sur le texte de Philippe Aubert de Gaspé. D’abord, je me suis imposé de retracer tous les textes des épigraphes du roman. Ces épigraphes sont importantes, car elles témoignent de la vaste culture de l’écrivain, de l’étendue de ses lectures et de la richesse de sa bibliothèque à laquelle puisera abondamment son fils Philippe-Ignace-François, comme en témoignent aussi les nombreuses épigraphes en tête de chaque chapitre de L’Influence d’un livre, à moins que ce choix soit l’œuvre du père.

Il m’a été donné aussi d’éclairer certains passages en ajoutant, çà et là, des notes pour apporter un éclaircissement ou pour préciser un élé-ment obscur pour un lecteur contemporain. Avec l’aide de Maurice Lemire, j’ai rédigé plus de 100 pages de notes dans l’unique objectif de faciliter la lecture. Tous les personnages nommés dans Les Anciens Canadiens ont fait l’objet de recherches : je leur consacre quelques lignes de présenta-tion et, si jamais il existe une étude approfondie qui lui est consacrée, j’y renvoie le lecteur. Certains personnages importants, comme la Corriveau, reçoivent un traitement de faveur. Il en est ainsi des membres de la famille d’Aubert de Gaspé; au cours de mes recherches, j’ai pu, avec une assistante, Sarah-Maud Brunet, établir la filiation, grâce à la généalogie des Aubert de Gaspé, à partir du premier arrivant, Charles-Aubert de La Chesnaye (1632–1702), jusqu’aux petits-enfants de l’écrivain. Cette généa-logie, volumineuse, n’a pas trouvé place dans cette édition critique, mais y figurent une chronologie de l’auteur et une substantielle introduction — ce fut l’apport de Maurice Lemire —, qui propose une autre lecture des Anciens Canadiens, roman dans lequel Aubert de Gaspé, dépassant large-ment le simple tableau de mœurs, propose aux vaincus, les Canadiens, une alliance avec les vainqueurs pour former un peuple plus fort en même temps que plus uni. Car les Canadiens avaient le choix entre la résistance des Irlandais ou l’union à l’écossaise. De Gaspé, écrit Maurice Lemire, « souhaite l’union des deux peuples par des mariages et d’autres sortes d’alliances, de telle sorte que disparaisse à jamais l’opprobre du vaincu ». D’où la vision des Anglais qu’il propose, qu’il voit comme un peuple salva-teur qui les ont protégés des affres de la Révolution française. S’il sait que les Canadiens ont résisté, après la Conquête, les bureaucrates comme lui ont tout mis en œuvre pour contribuer à définir une identité canadienne, mais n’ont pas bénéficié des moyens de la part du gouvernement britan-nique pour corriger cette situation.

Page 28: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

28 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

ConclusionS’il est encore possible de proposer une interprétation différente

de celle que les critiques ont voulu présenter jusqu’ici des Anciens Canadiens, c’est que le roman est une œuvre riche et dense qui continue à nous interroger même près d’un siècle et demi après sa publication. En lui consacrant une édition critique, publiée dans la prestigieuse collection « Bibliothèque du Nouveau Monde », nous le confirmons comme un texte fondateur et comme un classique de notre littérature. L’écrivain septuagé-naire n’avait pas moins mérité de la postérité.

Page 29: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 29

RésuméAu moment de prendre sa retraite (le 1er juin 2011), Guy Laflèche propose une autobio-graphie critique de son travail d’éditeur, depuis l’établissement de la Relation de 1634 de Paul Lejeune (parue en 1973) jusqu’à son édition critique en cours sur Internet des Chants de Maldoror de Lautréamont [Isidore Ducasse] (http://singulier.info). Il ne s’agit pas d’un parcours exemplaire : au contraire, car les éditions critiques de Guy Laflèche sont de plus en plus développées sur des textes toujours plus courts (exception faite des Chants de Maldoror). Mais cela n’empêche pas d’en dégager une définition de l’édition critique qui soit à la fois critique (comme sa désignation l’implique) et polémique : foin des fameux « protocoles d’édition » qui ont aseptisé depuis des décennies l’édition scien-tifique, savante, définitive et, bien entendu, subventionnée. Tout au contraire, l’édition critique obéit, certes, à un protocole immuable (étude bibliographique, établissement du texte, étude des sources, genèse et réception), mais produit chaque fois, par définition, une réalisation incomparable, à nulle autre pareille.

Guy Laflèche Université de Montréal

L’édition critique / les éditions critiques : le protocole immuable de réalisations chaque fois incomparables

On m’a proposé un sujet qui m’intéresse beaucoup, forcément, même si je le trouve difficile : moi-même, mes livres, mes éditions. Puisque j’ai fait une bonne part de ma carrière de chercheur dans le domaine de l’édi-tion critique, puis-je en proposer une description ou une définition en fonction de mon expérience? Oui, mais cela ne va pas de soi, surtout si je veux maintenir l’esprit polémique qui a toujours animé mes travaux, car l’autocritique a ses limites — même si j’admets ne pas être le modèle à suivre.

Mes débuts auront été ceux d’un étudiant de baccalauréat de l’Uni-versité de Montréal engagé comme auxiliaire dans le projet de recherche de Georges-André Vachon, qui entreprenait alors de mettre en place sa Bibliothèque des lettres québécoises. Il faut dire que le projet de G.-A. Vachon s’appuyait sur une réflexion critique stimulante, qu’il avait déve-loppée avant même son engagement à l’Université de Montréal, en 1965, et sa direction de la revue Études françaises à partir de l’année suivante. L’objectif était simple : la « littérature québécoise », désignée telle quelle par le mouvement Parti pris en 1963, avait une tradition à inventer. Il fal-lait donc relire nos textes canadiens de la Nouvelle-France et nos œuvres canadiennes-françaises de la « Province de Québec », de l’Acte de Québec puis de la Confédération, jusqu’à l’avènement de l’État du Québec, avec la Révolution tranquille, où, depuis, les œuvres s’imposaient d’elles-mêmes.

Page 30: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

30 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

Il s’agissait d’une entreprise critique : « jeter les bases d’un Répertoire littéraire national susceptible d’accueillir les œuvres les plus représenta-tives de notre culture, de la première relation des jésuites à La Batêche de Gaston Miron ». Bref, c’était un projet doublement critique, une collection critique d’éditions critiques1.

J’ai participé durant trois étés à l’entreprise, avant de devenir pro-fesseur à l’Université de Montréal, où j’ai assisté à l’avortement de la Bibliothèque des lettres québécoises et à la fécondation in vitro de la triste Bibliothèque du Nouveau Monde, projet aseptisé par les fonc-tionnaires du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et une petite batterie de technocrates universitaires sous le contrôle de la pensée « canadienne-française » de l’Université d’Ottawa. Pourtant, G.-A. Vachon aura publié trois volumes de la BLQ qui illustrent ensemble ce qu’aurait pu être une véritable collection d’éditions critiques. Il s’agit du Saint-Denys-Garneau de Jacques Brault et Benoît Lacroix (1971), de mon édition de la Relation de 1634 de Paul Lejeune (1973) et de l’Histoire simple et véritable de Marie Morin éditée par Ghislaine Legendre (1979).

Durant l’été 1970, un an avant la fin de mon baccalauréat, j’ai été chargé de lire les relations des jésuites de la Nouvelle-France et d’en établir un programme d’édition, ce que j’ai réalisé dans un rapport de recherche produit par tranches, tout au long de l’été. Au cours des deux étés suivants, avant et après mes études de maîtrise à Strasbourg, j’ai encore été engagé par G.-A. Vachon pour réaliser la première étape de mon programme, l’édition de la Relation de 1634 de Paul Lejeune. Ainsi est née ma carrière dans le domaine de l’édition critique. Il faut dire que mes études m’y préparaient : d’abord le Certificat de grammaire et de phi-lologie romane de l’Université de Montréal, qui avait pour fonction d’ini-tier à la linguistique et à la stylistique sur la base de l’étude de l’ancien français; ensuite mes études de maîtrise au Centre de philologie romane de Strasbourg, où j’ai réalisé mon mémoire de grammaire et de statistique lexicale sous la direction de Charles Muller — sans compter mon doctorat à Paris, sous la direction de Roland Barthes et de Gérard Genette, à la belle époque du formalisme et du structuralisme, où j’étais depuis cinq ans engagé par mes lectures, passionnantes.

1. Ce projet reposait sur une pensée critique que Georges-André Vachon avait déve-loppée dans de nombreux essais que l’on peut représenter par la plus célèbre de ses conférences ou de ses articles à cet égard, « Une tradition à inventer » — 10e conférence J.-A. de Sève, 1968 (Littérature canadienne-française, Les Presses de l’Université de Montréal, 1969, p. 267–289) — comme on a judicieusement intitulé son recueil posthume : Montréal, Boréal, 1997.

Page 31: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 31

Guy Laflèche L’édition critique / les éditions critiques

La publication de mon édition de la Relation de 1634, sous le titre Le Missionnaire, l’apostat, le sorcier2, aura été un événement (ce qu’on peut juger objectivement par le nombre de comptes rendus et le prestige de leurs auteurs). Je peux résumer aujourd’hui les forces et les faiblesses de mon travail d’édition, même si elles s’entremêlent. Par exemple, j’ai édité la relation sur la base du manuscrit de la Sorbonne (à la BNF), en croyant qu’il s’agissait de celui qu’avait utilisé Sébastien Cramoisy au xviie siècle (c’est le « manuscrit », la copie de l’imprimeur). Erreur, puisqu’on y trouve au moins quatre bourdons (sauts du même au même) qui prouvent qu’il s’agit d’une copie du manuscrit original; bon coup, car je pouvais mon-trer que cette copie était plus proche du manuscrit original que les deux éditions de Cramoisy, lequel non seulement censure le texte, mais le réé-crit imperceptiblement dans ses moindres détails (morphologie, syntaxe et lexique). Il y a deux fautes encore que j’aimerais bien pouvoir un jour corriger : d’abord l’analyse géographique esquissée par Adrien Caron3 a échappé à mon dépouillement bibliographique, ensuite l’analyse linguis-tique de l’innu, le montagnais, dont la traduction des noms propres reste à faire. En revanche, mon édition présentait un apport tout à fait inédit, que je devais d’un côté à la perspective mise en place par G.-A. Vachon et de l’autre aux travaux de la nouvelle critique, qui appliquait alors les études littéraires à des objets divers et nouveaux (les Mythologies ou Le Style de la mode de R. Barthes, par exemple), comme c’était aussi le cas de la nouvelle histoire. Bref, j’avais l’occasion de renouveler complète-ment la lecture d’un « document historique », la Relation de 1634, pour montrer qu’il s’agissait en réalité d’une source ethno-anthropologique essentielle à notre connaissance de l’univers des Innus, d’un témoignage humain sur l’entreprise désespérée d’un missionnaire du Grand Siècle chez les Amérindiens et, surtout, d’une remarquable œuvre littéraire, aussi mal écrite que les grandes œuvres romanesques de la littérature baroque contemporaine. Comme on le voit, il s’agissait d’un coup d’essai, mais il m’a valu quelques tentatives de récupération dans les grands pro-jets d’éditions critiques pourtant à l’opposé de mon entreprise. Le moins que je puisse dire est que je n’ai eu absolument aucun impact sur la mise en place de la Bibliothèque du Nouveau Monde ou de l’Édition critique de l’œuvre d’Hubert Aquin (ÉdAq), dont j’ai fait partie des comités, soit édito-rial, soit de direction, avant de démissionner après quelques années d’un stressant découragement.

2. Paul Lejeune, Le Missionnaire, l’apostat, le sorcier, édition critique de la Relation de 1634, Les Presses de l’Université de Montréal, 1973, 265 p.

3. Adrien Caron, « La mission du père Le Jeune sur la Côte-du-sud (1633–1634) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 17, n˚ 3, p. 371–395.

Page 32: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

32 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

La vérité, je l’ai déjà dite : le projet fabuleux de G.-A. Vachon aura été détourné. J’étais beaucoup trop jeune professeur à l’Université de Montréal pour défendre adéquatement la Bibliothèque des lettres qué-bécoises4. Les fonctionnaires et les technocrates universitaires n’ont fait qu’une bouchée d’un projet « nationaliste ». Les uns et les autres allaient vite pondre le « protocole d’édition » propre à étouffer l’esprit critique qui nous animait. Pour notre collection, c’était simple : les œuvres allaient être choisies en fonction d’un corpus justifié. En ce qui concerne l’édition critique, c’était encore plus simple et plus radical : aucun protocole qui tienne! Il suffit de comparer les trois volumes de la BLQ pour voir qu’il y a là trois protocoles d’établissement différents correspondant à des éditions critiques incomparables : une œuvre complète moderne, un texte imprimé (avec une édition manuscrite et deux éditions imprimées à Paris en 1635) et un manuscrit resté au brouillon de la fin du xviie siècle. Personne n’avait encore pensé qu’il fallait un (et un seul) protocole d’édition et que c’était là une condition essentielle pour qu’un projet de Bibliothèque des lettres québécoises soit subventionné. Voilà comment est née la Bibliothèque du Nouveau Monde.

Alors disons tout le mal qu’il faut de ce « protocole »5 (qui fut celui de la BNM, puis de l’ÉdAq). Il s’agit, en fait (comme on le verra en appendice), des règles d’établissement du texte d’un côté, puis de la présentation ou du plan de l’ouvrage de l’autre, soit l’édition de l’édition critique. Pour ma part, on le verra vite, je ne pense pas qu’il soit approprié de déter-miner d’avance le plan de l’ouvrage à paraître : c’est là un impératif des éditeurs commerciaux, auquel les intellectuels doivent tenter d’échapper.

4. Depuis, j’ai fait mes classes : « Histoire et état présent de l’édition critique au Québec (1990) », Polémiques, Laval, Éditions du Singulier, 1992, (320 p.) p. 73–125. Voir l’étude de Marcel Olscamp réalisée indépendamment et publiée au même moment : « Un pari institutionnel : l’édition critique au Québec », Études françaises, vol. 28, n˚ 1, automne 1992, p. 133–170.

5. Les comités du « Corpus d’éditions critiques » (qui deviendra la BNM) et de l’édAq ont élaboré deux versions d’un même « Protocole d’édition critique ». On les dési-gnera comme les protocoles de la BNM et de l’édAq. On en trouve plusieurs édi-tions, avec de curieuses dates d’impression ou de copyright : la version polyco-piée de l’édAq est de mai 1981, 26 p., qui comprend la bibliographie sur l’édition critique de B. Beugnot et J.-M. Moureaux (p. 18–26); celle du Comité de rédaction de la BNM de 1983, polycopié de 41 p., qui comprend une troisième section intitu-lée « La présentation du manuscrit de l’éditeur » (p. 23–41). Les deux premières sections de cette version (antidatée) ont paru dans la Revue d’histoire littéraire du Québec et du Canada français, n˚ 4, Ottawa, automne 1982 : Roméo Arbour, Jean-Louis Major et Laurent Mailhot, « Protocole d’édition critique », p. 236–245. Sur ces travaux, on consultera les deux publications suivantes : Corpus : Bulletin du projet « Corpus d’éditions critiques », Ottawa, 1982–1988, 4 numéros; et Bulletin de l’Édaq, Montréal, uqAm, 1982–1991, 8 numéros.

Page 33: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 33

Guy Laflèche L’édition critique / les éditions critiques

L’ouvrage doit comprendre, paraît-il, une introduction (avec sa présenta-tion de l’auteur et de l’œuvre, un historique du texte et un exposé des problèmes posés par la transcription), puis une chronologie de l’auteur, etc. Pourquoi donc faudrait-il se plier à ce plan artificiel? Pour quelles capricieuses raisons une chronologie de l’auteur, par exemple, doit-elle figurer nécessairement dans l’ouvrage? Le plan du livre doit découler des résultats du travail d’édition, faute de quoi on produira un insipide devoir scolaire. N’est-ce pas le bon sens qui le dit?

C’est pour des raisons scientifiques qu’il faut réagir contre le pre-mier volet de ce fameux protocole. Il n’y a aucune raison de prédéter-miner les principes de l’établissement d’un texte, puisque c’est bien au contraire l’édition de chaque texte particulier qui doit en décider. J’en donnerai un exemple catégorique, fort simple : la « régularisation édi-toriale »6. Elle consiste à harmoniser le français classique — ce qui est en principe déjà réalisé pour le français moderne, depuis le xviiie siècle. Il ne s’agit pas d’adopter les règles orthographiques et grammaticales du français contemporain, non plus que son usage des majuscules et de la ponctuation, mais bien les règles du texte à éditer, ce qui se fait tout simplement sur la base de la fréquence. On régularise l’orthographe du texte sur ses propres normes : on trouve 17 fois « e∫tat » et une fois « état », alors on transcrit cette dernière occurrence selon la norme du texte, « e∫tat »; de même pour « infidele », 29 fois, et « infidelle », deux fois. Le texte régularisé, il suffit de le transcrire dans la graphie et la typo-graphie contemporaine (e∫tat > estat, le « s long » étant disparu; infidele > infidèle). L’irrégularité orthographique, qui vient de servir d’exemple, est justement la caractéristique la plus évidente du français du xviie siècle et il n’y a aucune raison de la maintenir, puisqu’elle est insignifiante. Au Moyen Âge, l’orthographe est très significative, puisqu’elle dénote la pro-nonciation du français et sa réalisation selon les régions et les dialectes de France; en français moderne, l’orthographe a mis plus d’un siècle, le xviie siècle, à se régulariser sous la pression de l’imprimerie et c’est un caprice d’éditeur que de maintenir rétrospectivement les imperfections d’une transformation en cours depuis le moyen français du xvie siècle, imperfections qui heurtent le lecteur d’aujourd’hui et empêchent la lec-ture (rapide). Sans compter qu’un spécialiste des traits phonétiques du français moderne utilisera par définition les éditions originales pour son travail (jamais une édition critique, comme c’est le cas du français médié-val, où les manuscrits sont inaccessibles).

Il suit, on le voit, qu’on aura nécessairement trois protocoles de trans-cription différents selon que les textes à éditer sont du Moyen Âge, du

6. SMC, vol. 2, p. 103–126. Voir plus bas la note 8.

Page 34: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

34 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

français classique (comme c’est le cas des écrits de la Nouvelle-France) ou du français moderne — et que le protocole sera adapté à chaque texte particulier. Par ailleurs, ce ne sont pas ces règles qui, à elles seules, peuvent constituer un « protocole d’édition ». Je le dis tout de suite : un protocole d’édition critique ne sera jamais constitué d’arbitraires règles de transcription suivies d’un fantaisiste plan de l’ouvrage; un protocole, ce sera un programme d’édition.

Le projet de G.-A. Vachon mis de côté, Ghislaine Legendre a fait paraître son édition critique de Maria Chapdelaine au Boréal Express (1980), tandis que son édition de l’Histoire du Montréal est restée en plan à son décès. Pour ma part, mon travail d’édition critique des relations sur les martyrs jésuites de Nouvelle-France, Les Saints Martyrs canadiens, a vite pris des proportions qui non seulement m’ont détourné des collec-tions des Grands Projets, mais tout bonnement des subventions : sauf exceptions, mes étudiants n’auront jamais profité des fonds du CRSH, ceux-ci étant en pratique réservés aux travaux aseptisés de la BNM et compagnie, en matière d’édition critique. C’était le prix à payer, c’est le cas de le dire, pour faire paraître d’abord un volume préliminaire en 1979 (la « Vie » de Ragueneau par Bigot7), puis le volume d’introduction en 1988 et la première édition critique, au deuxième volume, en 1989, à la maison d’édition que j’ai fondée précisément pour publier en toute liberté ma série des Saints Martyrs canadiens, soit quatre éditions critiques en cinq volumes : le martyre de Jogues par Jérôme Lallemant, celui de Brébeuf, puis de Garnier selon Paul Ragueneau — et enfin Le Martyre de la nation huronne et sa Défaite avec Dollard des Ormeaux, selon François Lemercier, Jean de Quen et Jérôme Lalemant8.

Ces cinq éditions critiques développent chaque fois une ou quelques thèses qui représentent les résultats de l’analyse du texte : l’étude du genre littéraire de la vita (la biographie édifiante du xviie siècle, et notam-ment celle qu’on trouve en tête des œuvres complètes d’un auteur); la récupération du supplice (1642) et de l’assassinat politique (1646) d’Isaac Jogues par celui-là même qui a réalisé son « martyre » (Jérôme Lalemant); la mort au combat (1649) de Jean de Brébeuf (dont le « journal spirituel »

7. Jacques Bigot, La Vie du Père Paul Ragueneau, Montréal, VLB éditeur, 1979, 268 p.8. Guy Laflèche, Les Saints Martyrs canadiens, Laval, Singulier, 5 vol., 1988–1995

(abrégé SMC). Vol. 1, Histoire du mythe, 1988; vol. 2, Le Martyre d’Isaac Jogues par Jérôme Lalemant, édition de la Relation de 1647 (chap. 1, puis 4–8), 1989, 330 p. et 2 cartes; vol. 3, Le Martyre de Jean de Brébeuf selon Paul Ragueneau, édition de la Relation de 1649, 1991, 300 p. et 5 planches; vol. 4, Le Martyre de Charles Garnier selon Paul Ragueneau, édition de la Relation de 1650, 1993, 330 p. et 2 planches; vol. 5, Le Martyre de la nation huronne et sa Défaite avec Dollard des Ormeaux, édi-tion de sept chapitres des Relations de 1654, 1657 et 1660 de François Lemercier, Jean de Quen et Jérôme Lalemant, 1995, 412 p.

Page 35: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 35

Guy Laflèche L’édition critique / les éditions critiques

et le « martyre » sont inventés sur la base de textes administratifs et juridiques); le « suicide » de Charles Garnier et la mort accidentelle de Noël Chabanel (7 et 8 décembre 1649) travestis en martyres — avec, pour finir, l’entreprise commerciale ratée dirigée par le jeune milicien Dollard des Ormeaux et camouflée en un haut fait d’arme par les jésuites qui l’avaient organisée (1660). Chaque fois, les relations de 1647, 1649, 1650 et 1660 sont présentées pour ce qu’elles sont, des reportages aux valeurs littéraires, stylistiques et rhétoriques fort diverses, des tragiques rela-tions de Paul Ragueneau et des machiavéliques fabulations de Jérôme Lalemant aux brouillons informes de Jean de Quen. Sans compter la Vie de Ragueneau de Jacques Bigot : « le plus mauvais texte jamais écrit en français »!

De chacune de ces éditions découlait pour le moins une thèse. Nous avons aussi fait l’inverse, mon collègue Serge Trudel et moi, lorsque nous avons livré en 2003 l’édition critique d’un morceau du chapitre 11 de la Nouvelle Relation de la Gaspésie de Chrestien Leclercq : Un janséniste en Nouvelle-France / Le Récollet janséniste9. Au lieu que la thèse vienne du travail d’édition, c’est l’édition critique qui était destinée à présen-ter matériellement les conclusions essentielles de nos travaux sur une dizaine d’années. Voilà la lettre de Valentin Leroux (1679) et sa présenta-tion par Chrestien Leclercq (dans son livre de 1691, où elle se trouve), soit au total vingt-cinq pages de texte. L’édition fait « textuellement » la preuve que le supérieur Leroux était l’auteur du second livre publié en 1691 sous le nom de Leclercq, le (Premier) Établissement de la foi dans la Nouvelle-France ou Histoire des colonies françaises. La démonstration se fait par l’étude des sources et de la pensée janséniste de Leroux dans sa lettre de 1679 et son livre de 1691, et aussi par l’étude (statistique) de son lexique. L’attribution des œuvres est un problème classique dans le domaine des lettres et c’est même la première question que pose l’édition critique, dès qu’elle fait le moindre doute. L’édition de l’édition critique, le livre, se présente sous la forme d’un triptyque. D’abord l’introduction qui fait le premier tiers du livre (c’est l’étude littéraire), ensuite l’établissement du court texte et son apparat critique (l’édition critique proprement dite), enfin, le dernier tiers, constitué d’une pièce documentaire (l’étude biblio-graphique de (Premier) Établissement, qui montre comment l’ouvrage a été fabriqué et falsifié sous presse).

9. Guy Laflèche et Serge Trudel, Un janséniste en Nouvelle-France, étude littéraire et édition critique de la lettre de Valentin Leroux à Chrestien Leclercq parue en 1691 dans la Nouvelle Relation de la Gaspésie de Leclercq, puis étude bibliographique de (Premier) Établissement de la foi dans la Nouvelle-France (1691) de Leroux (attribué à Leclercq), Laval, Éditions du Singulier, 2003, 320 p.

Page 36: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

36 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

Entre-temps, j’aurai eu l’occasion de lancer la première édition critique interactive en direct sur la Toile : El Bozo, la moustache de Lautréamont10. Il s’agit de l’édition critique des Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse (comte de Lautréamont). L’objectif principal du travail consiste à trouver et à étudier les hispanismes dans l’œuvre d’un auteur qui a passé les treize premières années de sa vie à Montevideo, en complète immersion de langue et de culture espagnoles, et qui, manifestement, n’a pas fini d’apprendre à écrire la langue de son père, le français, lorsqu’il entre-prend son œuvre à Paris en 1868. (Il meurt en 1870 à l’âge de 24 ans.) Avec la collaboration des traducteurs de son œuvre en espagnol, comme avec quelques hispanophones et hispanophiles qui veulent bien colla-borer au travail, il s’agit d’évaluer tous les niveaux de l’hispanisme dans l’œuvre, à commencer par le vocabulaire, où les mots français sont sou-vent utilisés dans leurs sens espagnols, quelques phrases étant d’ailleurs incompréhensibles si l’on ne les lit pas en espagnol. En revanche, l’édi-tion critique peut laisser de côté toutes les informations encyclopédiques que l’on trouve dans les nombreuses éditions commentées de l’œuvre, pour se concentrer sur l’étude de ses variantes, de ses sources et de sa rédaction. De ce point de vue, les deux découvertes les plus spectacu-laires ont été, jusqu’ici, la mise au jour d’une strophe inédite du « Chant premier », qui a été réécrite dans le second chant lors de la publication du livre en volume; puis la reconstitution de la première version de ce deu-xième chant, le « Chant second », dont le manuscrit (évidemment perdu) avait été présenté à l’éditeur en octobre 1868. La publication en direct sur Internet a deux avantages complémentaires, puisque ni le temps ni l’es-pace ne sont plus limités : elle permet la publication du travail, générale-ment sans intermédiaires, bien avant qu’il ne soit terminé. Entreprise il y a quinze ans maintenant, mon édition des Chants de Maldoror n’est encore qu’à moitié réalisée, mais elle est déjà connue et reconnue, par la force des choses, puisque rien d’équivalent n’a encore été entrepris et qu’on ne peut se passer de connaître et comprendre le sens premier d’une œuvre écrite « en espagnol dans le texte ». Par ailleurs, l’édition critique des 26 strophes (sur 60) occupe pas moins de 500 pages (en petits caractères de

10. « El Bozo » : la Moustache de Lautréamont, 1996 et suiv., édition critique interac-tive des Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse, avec l’étude des hispanismes dans son œuvre. État du travail en cours : le Chant premier, avec une strophe inédite (strophe 14), les treize premières des seize strophes du Chant 2 (avec la reconsti-tution de la version originale du Chant deuxième); ensuite la strophe la plus longue de l’œuvre, 3.5 et, finalement, la strophe 4.6. Le tout constitue l’établissement et l’analyse grammaticale, l’étude des sources, de la rédaction et de la genèse de la moitié de l’œuvre. Adresse : <http://www.Singulier.info/ma/>.

Page 37: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 37

Guy Laflèche L’édition critique / les éditions critiques

neuf points), ce qui comprend l’édition de nombreux documents et de plu-sieurs études complémentaires, notamment sur les sources mises au jour.

Or la publication en direct sur Internet permet de faire encore mieux, puisque je viens de lancer les matériaux d’une édition qui n’est qu’un projet. Il s’agit de l’édition critique de la « Lettre xvi » des Nouveaux Voyages de Lahontan sur la rivière Longue : le texte est à peine saisi (en cours de correction) et il se trouve accompagné de projets d’études, de travaux préliminaires et d’états de recherches diverses. La thèse? On la trouve dans le titre du travail, L’Invention de la rivière Longue11. En effet, le baron de Lahontan aura réussi à piéger deux « savants », d’abord le tout jeune cartographe Guillaumme Delisle, qui porte la rivière Longue sur sa carte en 1703, un an après la publication du livre (pour se corriger dès 1718, il est vrai), ensuite Réal Ouellet et son équipe, dans leur édition de l’œuvre complète à la Bibliothèque du Nouveau Monde en 1990, qui ont assimilé l’invention de Lahontan avec la Minnesota! Il suffisait pour-tant d’étudier les sources et les cartes de Lahontan, notamment sa carte du Mississippi de Séville, pour prouver hors de tout doute qu’il s’agissait d’une aimable plaisanterie, comme le montre sans peine l’étude littéraire du texte.

Manifestement, ce parcours et ces réalisations ne sont pas typiques des spécialistes, parce que l’apparat critique de mes éditions a occupé de plus en plus d’espace, tandis que les textes que j’ai édités ont été de plus en plus courts — à l’exception des Chants de Maldoror. Il suit, bien entendu, que mes travaux n’auraient jamais pu prendre place dans le cadre des collections d’éditions critiques et qu’on aura bien raison de ne pas y voir un modèle à suivre. On croira même (mais je n’en crois rien) que les diverses thèses que j’ai pu développer et établir au cours de ces travaux n’avaient pas besoin d’une édition critique pour voir le jour (dans les deux sens du terme : être trouvées, être publiées) : une étude littéraire des textes des jésuites sur les martyrs de Nouvelle-France, une analyse de l’hispanisme dans l’œuvre d’Isidore Ducasse ou l’étude narrative de l’invention de la rivière Longue ferait tout aussi bien l’affaire. Et c’est non seulement tout à fait juste, mais on dira encore que l’édition critique est d’accès beaucoup plus difficile que ne le serait l’étude qui développerait ces conclusions sous la forme d’un essai.

Si j’accepte volontiers ces deux critiques, c’est que je peux montrer qu’elles ne peuvent être faites qu’une fois l’édition critique réalisée et

11. L’Invention de la rivière Longue, premiers matériaux pour l’édition critique de la « Lettre xvi » des Nouveaux Voyages (1702) du baron Lom d’Arce de Lahontan, 2008. État du travail : première saisie du texte en édition diplomatique (en cours de cor-rection); étude des cartes de Lahontan; et chronologie et topographie de l’explora-tion de la rivière Longue : <http://www.Singulier.info/rl/>.

Page 38: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

38 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

publiée! Autrement dit, maintenant que mes sept livres sont en biblio-thèque et mes deux publications informatiques en cours sur la Toile, il est clair qu’il y a là des thèses qui pourraient être publiées sous bien des formes. Pourtant, il faut savoir que ces conclusions n’auraient jamais été trouvées plus facilement (et je dirais inéluctablement) qu’à l’occasion d’un travail d’édition et qu’elles n’auraient jamais pu être démontrées et illustrées avec plus de rigueur qu’en s’appuyant point par point, matériel-lement, sur le texte à l’étude dans le cadre de l’édition critique. Et ce n’est plus de mes travaux qu’il s’agit, mais de l’édition critique, des éditions critiques.

Je pense pouvoir dégager de mon expérience et de mon parcours aty-pique une définition du travail de l’édition critique et de ses résultats qui s’oppose à celle qu’on a développée au Québec au même moment. On ne sera pas surpris de m’entendre dire cela, puisque j’ai eu l’occasion de publier plusieurs textes polémiques sur ce que j’ai appelé le mythe de l’édition critique universitaire et définitive. Je voudrais donc présen-ter maintenant l’envers de ces exposés polémiques, c’est-à-dire tenter de retenir ce qui me paraît essentiel dans les expériences diverses qu’il m’a été donné de faire dans notre domaine.

Par exemple, si les textes que j’ai édités ont été de plus en plus courts par rapport aux dimensions de plus en plus longues et parfois disproportionnées de l’apparat critique, il n’en reste pas moins que c’est l’établissement du texte qui constitue la condition sine qua non de l’édi-tion critique, sa condition nécessaire et suffisante. Elle a donc une forme minimale, tandis qu’il ne saurait y en avoir de maximale, surtout avec les publications informatiques, où l’espace n’est plus compté. En revanche, on peut établir, aux frontières, les deux extrêmes de l’édition critique. On trouve, d’un côté, bien entendu, l’édition diplomatique (qui reproduit le texte original dans tous ses détails, sans l’annoter). De l’autre, c’est l’édi-tion commentée, surtout les éditions scolaires; depuis quelques décen-nies toutefois, une nouvelle forme d’édition « commentée » est apparue, l’édition encyclopédique : il s’agit de la publication des dépouillements d’auxiliaires étudiants accumulant les informations point par point, sans analyse, au fil du texte, sur n’importe quel sujet qu’ils y trouvent ou qui leur vient à l’esprit. Dans les deux cas, évidemment (édition diplomatique et édition commentée), il ne s’agit pas d’éditions critiques. Entre ces limites, j’appellerai l’édition savante celle qui sera, comme les miennes, au service d’une thèse, où l’apparat critique est important, et l’établissement critique celle qui, au contraire, le réduit au minimum pour s’en tenir à l’édition du texte. On peut alors se demander quel serait le juste milieu de l’édition critique proprement dite. Il me semble que l’équilibre ne concerne pas les parts relatives du texte édité et du texte critique qui l’accompagne, mais

Page 39: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 39

Guy Laflèche L’édition critique / les éditions critiques

la réalisation d’une double visée : l’objectif devrait être de réaliser un état présent des études du texte et (en conséquence) un renouvellement de sa lecture. Autrement, pas d’édition critique au sens strict.

Pour y parvenir à coup sûr, il suffit de réaliser le programme néces-saire à l’édition critique et de n’en produire que les résultats. Cette opé-ration se réalise en deux grandes étapes, dont la première consiste à appliquer les quatre sciences des études textuelles, auxquelles s’ajoute l’étude de la réception :

1) la bibliographie et l’étude bibliographique (soit la paléographie, pour l’étude des manuscrits, ou la « bibliographie matérielle », l’étude de la fabrication des imprimés);

2) le dépouillement et l’analyse des variantes (ce qui accompagne l’étude linguistique, grammaticale et stylistique du texte);

3) la recherche et l’analyse des sources (et des citations, allusions, etc.);

4) la genèse de l’œuvre (planification, rédaction et rééditions);

5) la réception, la fortune de l’œuvre, ses lectures.

Il n’est pas raisonnable d’imaginer qu’une édition critique puisse faire l’économie d’une seule de ces études, même si leur importance et leurs formes varieront bien entendu avec chaque texte. En effet, même dans le cas où l’on se propose simplement un établissement critique du texte, il faut d’abord réaliser ces cinq travaux.

L’état présent (de l’analyse et des études du texte) découle de ces nécessaires travaux « préliminaires » et réalise le premier objectif de l’édi-tion critique. L’éditeur est alors devenu le spécialiste du texte à l’étude et il peut, c’est le cas de le dire, l’étudier comme personne ne pouvait le faire avant lui. Voici la seconde étape de l’édition critique, celle qui fera passer le résultat de l’état présent au renouvellement de la lecture du texte. À ce moment, l’éditeur peut dresser la liste des recherches, des études et des analyses à réaliser pour mener à bien son travail. Contrairement à la première étape, qui comprend nécessairement cinq études canoniques, la seconde (qui en découle) dépend entièrement du texte à l’étude. Tout le reste tient à la perspicacité, à l’originalité et à l’esprit critique et d’analyse de l’éditeur, comme tous les travaux de recherche. Il suit, il faut le répéter, qu’on ne saurait opposer sur ce point la « critique » et l’« édition critique », comme on a l’habitude de le faire. Dans le domaine des lettres, une édi-tion critique est d’elle-même une étude littéraire (et à tout le moins une présentation, une description et une évaluation de l’œuvre).

Page 40: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

40 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

Par ailleurs, avant une ou deux décennies, la « présentation du texte », l’édition de l’édition critique, aucun éditeur commercial n’aura plus de raison qu’elle soit réglée et prédéterminée. Bien au contraire, elle devrait prendre le plus grand nombre de formes possible, de l’édition cri-tique développée (qui s’ouvre avec l’introduction présentant le renouvel-lement de la lecture du texte et se ferme sur ses pièces documentaires et ses index), jusqu’à l’impression du texte établi, sans autre apparat cri-tique qu’une présentation et une note sur le texte. Entre les deux, c’est le lecteur qui composera12 son livre et choisira d’imprimer ou non, à sa guise, les diverses rubriques qui auront été préparées par l’éditeur. N’est-ce pas dans le domaine de l’édition critique des œuvres littéraires que seront offerts les premiers livres de l’avenir? À partir d’un disque multimédia ou des fichiers électroniques de l’éditeur sur Internet, le lecteur pourra composer son livre selon ses goûts et ses besoins. Par ailleurs, il n’y a pas de raison que les ouvrages ne soient pas proposés en cours de réa-lisation et qu’ils ne continuent à se développer durant plusieurs années. On peut illustrer le phénomène par une première alternative, le choix du texte : édition photographique, édition diplomatique (format html), édi-tion régularisée ou transcription modernisée? Au lecteur de choisir! Bref, les deux volets du protocole d’édition mis au point dans les années 1980 devraient dans un proche avenir se développer dans des directions oppo-sées, avec des options beaucoup plus étendues, plusieurs jeux de règles d’établissement (entre lesquels il n’est plus nécessaire de choisir) et des composantes du livre beaucoup plus nombreuses (qu’il n’est donc plus nécessaire de limiter). Autrement dit, le protocole immuable de l’édition critique qui devrait conduire chaque fois à des réalisations incomparables selon les œuvres en cause, produira en plus des livres uniques, compo-sés par chaque lecteur, depuis les parties du livre à imprimer jusqu’à la mise en page et au choix des caractères typographiques. Et ce n’est pas de la science-fiction, puisque l’imprimante de livres Expresso sera très bientôt dans chacun de nos quartiers et avant longtemps à nos domiciles.

12. Guy Laflèche, « Les livres uniques : l’imprimé du futur », Texte (Revue de critique et de théorie littéraire, Trinity college, Toronto), « Le Livre », n˚ 31–32, 2002, p. 261–278.

Page 41: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 41

Guy Laflèche L’édition critique / les éditions critiques

Appendices

1. Le plan du « protocole d’édition » de la BNM et de l’ÉdAq

i. La préparation du texte

1. La recherche des états du texte;2. Le choix du texte de base;3. L’informatisation.4. L’établissement du texte.

4.1. Principes d’établissement;4.2. Modifications :

4.2.1. Fautes d’impression ou de dactylographie;4.2.2. Orthographe et grammaire;4.2.3. Graphie,

— et ses cas particuliers : abréviations, majus-cules, accentuation, ponctuation, tildes, le « s long », i et u consonnes, la ligature &.

4.3. Variantes.

ii. La présentation du texte1. Les pièces liminaires :

1.1. L’introduction, — Présentation de l’auteur, présentation du texte, histo-rique des états du texte et problèmes posés par la trans-cription;

1.2. La chronologie;1.3. La liste des sigles, des symboles et des abréviations.

2. L’édition du texte.2.1. Le texte (numérotation des lignes et appels de notes);2.2. Les notes infrapaginales;

2.2.1. L’apparat critique : les types de variantes et leur ordre;

2.2.2. Les notes explicatives.2.3. Les appendices : longues variantes et pièces documen-

taires;2.4. La bibliographie;2.5. Les index et le glossaire.

Page 42: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

42 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Ouverture

2. Plan du « programme d’édition » de L’Invention de la rivière LongueAprès le lancement des études préliminaires, toujours en cours

(bibliographie, variantes, sources, genèse et réception), voici à titre d’exemple l’état du programme d’édition de la Lettre xvi des Nouveaux Voyages de Lahontan sur la rivière Longue, dans sa seconde phase. Comme on le voit, il n’a pas grand rapport avec les futilités d’un quel-conque protocole d’édition.

1. L’étude bibliographique; 2. Édition préliminaire : établissement diplomatique; 3. Le chapitre inédit de l’édition de 1704; 4. Le dépouillement des variantes; 5. L’index des formes, table des fréquences; 6. L’étude de sources : les textes contemporains sur l’exploration

du Mississippi; 7. Étude des cartes de Lahontan et des cartes contemporaines du

Mississippi; 8. Chronologie et topographie de l’exploration de la rivière

Longue; 9. L’étude de genèse;10. Le correspondant de Lahontan, le personnage et le narrataire;11. La narration;12. L’humoriste, précurseur des philosophes;13. Le castor selon Lahontan;14. Le militaire, l’entreprise militaire;15. Les genres littéraires.

Page 43: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 43

RésuméLe défi auquel est confronté l’éditeur critique de textes anciens est multiple : d’une part, il doit rendre lisible par un lecteur moderne des écrits qui sont tout, sauf transparents : ce qui suppose de lui une plongée dans le passé, tant du point de vue linguistique : langue profondément différente, voire devenue étrangère, sous l’aspect parfois familier des mots; référents matériels, et conceptions insolites. D’autre part, il doit les rappro-cher au maximum de l’époque moderne, afin de mettre en relief ce qui, sous l’apparent changement, conserve un intérêt pour le lecteur moderne, et par là justifie son entreprise éditoriale elle-même. Cela, sans fausser outrageusement les choses. Orienter le lecteur, sans dénaturer le paysage…

Bernard Émont Université de Paris iv et Maison des Sciences de l’Homme de Paris

Passeur de textes : l’éditeur critique de textes anciens dans tous ses états!

Introduction Rien de plus déroutant que le paysage critique de l’édition contem-

poraine. D’une part, il y a des éditions qui paraissent ne s’intéresser qu’à la matérialité du texte. Entreprise certes louable lorsqu’il s’agit de textes du Moyen Âge, dont le contenu est incertain (jusqu’à sept versions pour Le Charroi de Nîmes), resté manuscrit et donc tributaire d’un déchiffrage parfois laborieux. On comprend le souci scrupuleux d’en recueillir toutes les variantes, d’éviter tout exercice d’interprétation, toute tentative de rapprochement avec les intérêts contemporains. D’autre part, il y a des éditions dites « commentées », généralement peu soucieuses du détail du texte présenté, et qui semblent avant tout préoccupées par le soin de profiter du point de vue de l’auteur de l’édition, et ce qui l’a poussé à la réaliser.

Les premières se situent généralement dans la ligne de la philologie classique, avec ses canons immuables, longtemps préoccupée exclusi-vement par la « constitutio » de textes anciens (qu’ils soient sacrés ou profanes) venant d’époques antérieures à l’édition mécanique de textes (avant l’imprimerie); cette manière est de plus en plus remise en question.

études

Écrits anciens

Page 44: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

44 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

Telle fut l’édition critique de la tradition philologique, presque exclusive-ment orientée vers la recherche de l’original, qui a longtemps revêtu un caractère mystique, par la prédominance de textes sacrés comme objets d’étude : il s’agissait, ni plus, ni moins, dans les traditions chrétienne ou musulmane, de retrouver la parole de Dieu, telle qu’adressée à ces hommes privilégiés qu’étaient les prophètes. Le classement des manus-crits par famille, dans la tradition éclectique, ou par dérivation, depuis un tronc commun, dans les traditions stemmatique ou cladistique, avait en fait pour but sous-jacent, et ultime, de remonter le plus loin possible en amont, en direction de la source première. Ce schéma a été ensuite appli-qué rigoureusement à des textes profanes majeurs, tels que les originaux de Shakespeare ou de Chaucer (Les Contes de Canterbury), dans l’expé-rience anglaise, ou à ceux de textes médiévaux (Lai de Lanval, La Chanson de Roland, Le Roman de la rose), dans l’expérience française.

Ce schéma avait pour inconvénient de traiter les différents copistes, selon l’expression de Jean-Louis Lebrave dans un article critique paru sur internet, comme des « reproducteurs déformants » dans le cadre d’une sorte de biologie négative, qui voyait dans les reproductions les éléments d’un inéluctable processus de dégradation, à partir d’un archétype ori-ginaire (qui peut ne jamais avoir existé, comme tendent à le montrer les spécialistes des textes évangéliques, par exemple).

Aussi la prise en compte des phénomènes d’énonciation, dans la lignée des linguistes français post-benvenistiens, par exemple, a fait naître un autre type d’édition critique, plus équitable et respectueuse envers les différentes versions. Elle a permis de voir dans les copistes, non de simples reproducteurs mécaniques, presque fatalement pro-ducteurs d’erreurs, mais des acteurs producteurs de textes autonomes, « textes à part entière, et non simples témoins d’un texte introuvable »1. Dans un ouvrage fameux datant de 1989, Bernard Cerquilini a également beaucoup insisté sur cette idée2 et sur la « noblesse de chaque variante ». Il a aussi dénoncé la persistance d’une pratique qui consiste à accumuler, au prix d’un labeur colossal, le maximum de variantes d’un texte, sans en tirer parti, sans mettre, par exemple, ces variantes en cohérence, selon des séries parallèles, pour voir le lien qu’elles entretiennent entre elles à l’intérieur d’une même série et sans en tirer d’enseignements quant à une polysémie possible (des versions ou des copies).

La génétique est venue renforcer cette insistance sur la polysémie potentielle à toute œuvre, en analysant les « avant-textes » des manus-

1. Jean-Louis Lebrave, « L’édition critique au xxie siècle », Institut des textes et manus-crits modernes, 31 octobre 2006. Disponible à : ‹http://www.item.ens.fr/index.php?id=14022›.

2. Bernard Cerquilini, Éloge de la variante, Paris, Éd. du Seuil, 1989.

Page 45: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 45

Bernard Émont Passeur de textes

crits qui précèdent la décision d’imprimer et donc de « figer l’œuvre » dans une certaine posture. Et la puissance de l’informatique n’a fait que décupler cette possibilité d’analyse, par le moyen qu’elle offre de faire jouer entre elles les strates successives de la gestation et, par là, d’éclai-rer les choix que représente la rédaction finale. En témoignent l’analyse des avant-textes d’Un cœur simple (conte de Flaubert) par B. Cerquilini ou d’Hérodias, du même Flaubert, par J.-L. Lebrave3. Comme le disait déjà excellemment Tzvetan Todorov :

[…] l’énonciation présente d’un énoncé ne saurait être comprise si l’on se limite à elle seulement. Pour décrire correctement un procès d’énonciation, il ne suffit pas de noter les circonstances présentes des actes de la parole : il faut reconstituer l’histoire de l’énonciation. Se contenter de l’énonciation présente immédiatement observable, c’est prendre la partie visible de l’iceberg pour l’iceberg tout entier.4

D’un autre côté, nous retrouvons toujours la macro-sémantique : la tra-dition de l’édition commentée de ceux qui veulent faire passer une vision d’un texte comme la seule possible, sans critique de détail, ou par une orientation monocentrée de l’apparat critique. On ne peut que reconnaître leur parti pris, en ce qu’ils traitent la richesse potentielle des œuvres (surtout les plus grandes) avec le même irrespect. On ne compte plus maintenant les éditions antiques à caractère idéologique, marxiste, reli-gieux, nationaliste. Et par là se trouve posé le problème de l’utilisation patrimoniale de certaines œuvres, qui sous-tend la problématique de ce numéro de revue et que reconnaît implicitement le projet monctonien de « Bibliothèque acadienne ».

Si de tels abus, ou de telles dérives, sont possibles, c’est peut-être que les uns et les autres n’ont pas voulu se mettre en face du véritable métier de l’éditeur critique de textes anciens. Une opération à haut risque, qui consiste, ni plus moins, à mettre à la disposition des lecteurs contem-porains (lettrés, certes, mais ne faisant pas forcément partie d’un cercle d’initiés ou de spécialistes patentés) un texte d’une autre époque, géné-ralement écrit dans une langue et destiné à une société différentes (dans ses idéaux comme dans son fonctionnement) de celles qui lui ont donné naissance. Une opération complexe où la fonction de transfert métalo-gique (d’un milieu à un autre, d’une culture à une autre, d’un réseau de

3. A. Grésillon, J.-L. Lebrave et C. Fuchs, « Flaubert : ruminer Hérodias – Du cognitif visuel au verbal textuel » dans L. Hay (dir.), L’Écriture et ses doubles, Paris, Éd. du CNRS, 1991, p. 27–109.

4. Tzvetan Todorov, « Freud sur l’énonciation », Langages, n˚ 17, 1970, p. 34.

Page 46: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

46 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

significations à un autre), familière au traducteur ou à l’adaptateur ordi-naire, se double d’une dimension métachronique (car il faut transférer l’œuvre d’une époque à une autre). Et le rôle premier de l’éditeur critique est d’assurer à son texte la réussite de ce transfert, en sachant bien qu’il ne peut livrer son produit à l’état brut, comme dans l’édition contemporaine, car elle aboutirait, chez le lecteur, à une réaction de refus, ou, au mieux, à une réception opaque et appauvrie.

Hors de question, n’est-ce pas, de faire passer la douane à un car-rosse doré, tiré par des chevaux et muni d’un sauf-conduit ou de jouer au guide expert de château, qui vous fait visiter ce qu’il veut, en évitant soi-gneusement les endroits sombres, en réfection ou non ouverts au public! C’est un véritable talent de passeur qui est requis, et qui consiste à faire passer un élément vivant — le texte — dans son intégrité, en faisant en sorte que celui-ci soit accepté de l’autre côté, avec sympathie et sans trop de suspicion. Cela ne va pas évidemment sans quelques ruses; les sen-tiers de montagne et les déguisements ne sont pas exclus… Passeur de texte et passeur de sens : tel se présente en effet, avant tout, pour nous, l’éditeur critique de textes anciens. Et les textes canadiens anciens, qui sont notre référence privilégiée, n’échappent pas à la règle.

* * *

Désopacifier la lettre et libérer l’espritLa première tâche qui attend l’éditeur critique, c’est celle de

désopacifier la lettre de son texte, de la rendre acceptable et perceptible par le lecteur moderne.

C’est, bien entendu, la langue qui sera l’objet de son premier soin, puisqu’elle est, par hypothèse, d’une autre époque. S’il s’agit d’une langue très ancienne, un véritable glossaire s’impose, ainsi que des notes de morphologie et de syntaxe (dans l’apparat critique et plus synthétique-ment dans l’introduction).

Même si la langue est plus moderne, un lexique plus ou moins sélec-tif sera utile, le plus souvent, car bien des termes sont d’une familiarité trompeuse, comportent des risques de faux amis — notamment les lan-gues du xviiesiècle et du xviiie siècle, où derrière l’homophonie se cachent souvent des sens différents —, ceci sans compter les termes techniques. Faut-il aller jusqu’à la modernisation de l’orthographe? Peut-être pour le grand public et pour des époques reculées (par exemple pour les œuvres de Rabelais). Certains s’y sont essayés, comme E. Thierry dans sa réédi-tion simple du Des sauvages de Champlain. Mais la ruse risque d’être un peu grossière. Car qu’importe la modernisation de la graphie, si le sens du mot demeure différent? Le lexique est plus essentiel. On ne peut impu-

Page 47: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 47

Bernard Émont Passeur de textes

nément travestir un serf du Moyen Âge en employé de maison bourgeoise. Les clefs historiques et, plus généralement, tout ce qui touche au référent particulier d’une époque et qui n’a pas été traité dans le lexique — tout cela fera l’objet d’une attention spéciale : notamment à travers un index anthroponymique (contenant par exemple les personnages évoqués dans la correspondance d’Élisabeth Bégon) ou un index toponymique (comme l’a fait excellemment M. Bideaux, pour les voyages de J. Cartier).

Bien sûr, lorsqu’il s’agit d’un manuscrit, l’établissement du texte, un déchiffrage minutieux et le choix d’une version « de base » seront extrêmement importants — à condition, pour cette dernière, qu’elle soit accompagnée de l’indication des « variantes ».

Mais cette « désopacification de la lettre » n’aura d’égale que la libé-ration du sens, c’est-à-dire de tous les sens, éventuellement renfermés par une œuvre. Et c’est là, sans doute, l’aspect le plus innovant, qui devrait mobiliser l’édition critique moderne, plus que par le passé, en raison des moyens dont elle dispose. Tout ce qui peut servir à l’intelligence du texte mérite d’être favorisé.

Nous parlions des variantes. Bernard Cerquilini dénonce, à juste titre, l’insuffisance ou l’inadéquation de traitement dont elles font l’ob-jet : soit par un éparpillement inintelligible au fil du texte, soit par leur entassement sous forme d’un magma informe, en fin du texte. Il préco-nise leur analyse en cohérence, en séries parallèles, selon le nombre des copies concernées, afin de dégager des variantes macrosémantiques, des « couleurs » propres à chaque copie. Une analyse macrosémantique dans l’introduction s’impose, le plus souvent, si l’on veut éviter l’impression de collections gratuites de leçons. À ceux qui prétendent s’effacer derrière la matérialité du texte (pour laisser le lecteur choisir, mais quoi?), Cerquilini réplique que toute édition doit induire une lecture. Elle est théorie de l’œuvre : on ne peut pas retirer son épingle du jeu. À titre d’exemple, on se reportera à la grille interprétative de mon édition critique des Muses5, de l’évolution graphique des différentes versions à l’analyse des contenus.

Le regard jeté sur l’œuvre, ses sens possibles, bref son interprétation ne doivent pas non plus s’effacer, sous prétexte de neutralité, de respect pour lecteur. Son aspect doublement étranger pour faire bref (à la fois transsocial, et transchronique, puisque d’une autre époque) impose une guidance. Le seul fait d’arracher une œuvre à une époque est une violence qu’on lui fait : là encore, c’est en étant trop partiel qu’on risque de devenir partial. Il convient d’aller jusqu’au bout des possibles.

5. Bernard Émont, Les Muses de la Nouvelle-France, édition critique, Paris, L’Harmattan, 2003.

Page 48: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

48 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

Des polysémies multiples Une œuvre se caractérise par des polysémies multiples. On peut dis-

tinguer, en effet :1. une polysémie intrinsèque de toute œuvre, que l’on peut exami-

ner sous plusieurs angles, avec plusieurs approches thématiques. Ainsi, une œuvre comme Les Anciens Canadiens peut intéresser sous plusieurs angles : celui des études de mœurs; celui de la défense de la société aristocratique d’autrefois; celui des contes et légendes populaires (la Corriveau); celui de l’ethnographie; celui de l’amitié entre collégiens étrangers, l’un français (le jeune Jules d’Haberville), l’autre provenant de l’empire britannique (Archibald Cameron de Locheill). Dans l’œuvre de La Hontan, on peut privilégier la lecture de ses lettres et les témoignages directs à travers une réalité vécue (la description de chasses indiennes auxquelles l’auteur a participé, par exemple, ou la découverte du bassin de la rivière Minnesota ); l’aspect encyclopédique des mémoires (tout ce que l’auteur a accumulé de connaissances sur le Canada), l’aspect phi-losophique (le dialogue avec le « sauvage » Adario), etc. Dans l’Histoire de la Nouvelle-France, de Lescarbot, l’on peut se montrer davantage sen-sible au témoignage personnel de l’auteur sur la fondation de la première colonie française d’Amérique du Nord, à l’histoire des tentatives colo-niales françaises en Amérique, au premier traité ethnographique sur les Amérindiens, etc.

2. une polysémie transchronique, qui fait qu’une œuvre (et surtout une œuvre majeure) a le pouvoir de transcender son époque. Créée pour une époque, en fonction des intérêts et des valeurs de celle-ci, et pour répondre à des besoins contingents, elle est capable de survivre à la dis-parition de ceux-ci, par la permanence d’un sens. Ainsi, l’Émile, ce sont, au départ, des lettres de Rousseau à Mme d’Épinay pour servir à l’instruc-tion de ses enfants. C’est une apologie aussi, pour faire oublier que l’au-teur a ignoré les siens. Mais venant d’un esprit profond, c’est aussi une réflexion durable sur l’enfance et l’éducation, qui a eu des résonances jusqu’à l’époque moderne.

3. une polysémie de réception, qui fait en sorte que chaque époque a le pouvoir de redécouvrir une œuvre, d’y jeter un regard différent, correspondant, généralement, à une potentialité sémantique de l’œuvre. Ainsi, les chansons de geste, un temps oubliées (au xviie siècle, on les considérait comme grossières), ont fait un retour en force à l’époque romantique, où les idéaux chevaleresques et la spontanéité un peu rude des hommes du Moyen Âge ont paru constituer un antidote valorisant à la rationalité un peu sèche (ou sévèrement moralisatrice) des auteurs clas-siques — et aussi des bases importantes pour l’identité nationale.

Page 49: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 49

Bernard Émont Passeur de textes

Il n’est pas d’éditeur qui n’ait eu son propre regard sur l’œuvre qu’il éditait : parfois au prix d’interventions grossières. Dans le domaine cana-dien, on pourrait prendre l’exemple des Nouveaux Voyages de La Hontan. Après une première édition en 1703, ceux-ci furent « révisés » par un prêtre défroqué du nom de Gueudeville6, qui n’hésita pas à y ajouter de sa prose, accentuant les aspects « prérévolutionnaires » de ces textes (contre les jésuites, les structures sociales, etc.). À une époque plus récente, un autre éditeur, François de Nisan, n’hésitait pas (sous l’influence de préjugés religieux et de la prévention des jésuites contre un de leurs adversaires) à expurger le texte de passages qui auraient pu choquer le sens moral et patriotique de ses lecteurs. La même œuvre se trouve implicitement trahie par l’insistance de plusieurs éditeurs à publier (indépendamment et uniquement) le Dialogue de M. le baron de La Hontan et d’un sauvage de l’Amérique, partie minime de l’œuvre, mais qui fut très remarquée à l’époque des Lumières, alors que l’œuvre datant du début du xviiie siècle faisait apparaître l’auteur comme un précurseur de celles-ci. On fut plus sensible, à d’autres époques, à l’idée d’un soldat de la race des Psichari ou des Lyautey, à la recherche d’une colonisation idéale…

4. une polysémie de discours cryptés, qui, parfois, au moyen d’une lec-ture approfondie d’une œuvre, nous permet de découvrir des sens cachés, qui ne sont pas immédiatement décelables au cours d’une lecture ordi-naire, c’est-à-dire un discours principal et des discours « seconds » moins visibles. Nous prendrons l’exemple de l’Histoire de la Nouvelle-France, de Marc Lescarbot, dont le dessein officiel est résumé dans le titre allongé et explicatif, comme il est de règle à l’époque : Histoire de la Nouvelle-France contenant les navigations découvertes et habitations faites par les Français ès Indes occidentales et Nouvelle-France… depuis cent ans jusques à hui. En quoi est comprise l’histoire morale, naturelle et géographique de la dite province avec les figures d’icelle. Par Marc Lescarbot, advocat au Parlement, témoin oculaire d’une partie des choses ici relatées… En clair, histoire des tentatives coloniales françaises en Amérique; présentation des Indiens; de la faune et de la flore américaines; témoignage sur son propre séjour. Or, dans une prose complexe, où la pensée principale est constamment l’objet de digressions enrichissantes, selon une écriture comparable à celle de Montaigne (dite par « farcissure »), l’auteur aborde bien d’autres choses. On trouve ainsi : des discours impériaux : plaidoyer pour la fondation d’une Amérique française; réflexions sur la colonisa-tion; un discours prosélyte visant l’évangélisation des Indiens; des dis-

6. Supplément aux voyages de M. de Lahontan…, Édition revue par le sieur de Gueudeville, La Haye, chez les frères L’Honoré, 1703. Pour le texte authentique, on aura intérêt à consulter l’excellente édition critique de R. Ouellet et A. Beaulieu, Montréal, pum, « BNM », 2 vol., 1990.

Page 50: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

50 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

cours philosophiques et utopiques : critique de la France contemporaine (aspects religieux, royauté, société); appel d’une France nouvelle; rela-tivisme (à propos des Indiens); discours philosophique sur le bonheur (pour ne citer que les plus prégnants)7. Les discours principaux font l’ob-jet d’exposés continus, mais les discours seconds apparaissent fragmen-tés, discontinus, et sont à reconstituer à travers la masse des digressions.

Une édition critique de l’ensemble de l’Histoire (que l’on espère bien mener à bien dans la nouvelle collection « Bibliothèque acadienne », après celle des recueils des poèmes des Muses de la Nouvelle-France) devra tenir compte de cette multiplicité de discours. Cela signifie que ceux-ci feront l’objet de commentaires, dans l’introduction, mais également dans l’apparat critique, avec les rapprochements qui s’imposent avec d’autres œuvres de l’époque ou d’autres époques. La dimension patrimoniale y trouvera tout naturellement sa place, notamment par le soulignement de la récurrence de certains thèmes, entre le récit de Lescarbot et l’Acadie d’aujourd’hui, qui assurent comme une continuité de l’imaginaire, face à une nature qui a peu changé : rôle de la pêche, de la navigation, de la mer et des produits qui en sont issus; thème de l’île; rôle des petits animaux (visons et ratons laveurs, loup cervier, marmotte, écureuils) ou des plus gros (ours, orignaux); rôle de la chasse sur fond de neige.

Ainsi peut se défendre, dans le cadre d’une édition critique ouverte, tournée vers l’enrichissement général du sens et des réseaux de signi-fication tissés avec le contexte, la présentation d’un aspect patrimonial significatif : à condition que celui-ci ne soit pas exclusif et posé comme fondement. À condition qu’il ne perturbe pas l’effusion du sens que l’on prétend libérer. Le patrimoine prend ainsi tout naturellement sa place, dans le cadre d’une présentation contextuelle dont il n’est qu’un des élé-ments (aspect acadien parmi d’autres plus « français », par exemple), sans prendre l’aspect d’un monopole, d’une référence dominante, voire exclusive — et par là même abusive.

C’est ainsi, plus généralement, que peut se résoudre l’apparent conflit entre la volonté de montrer la parenté privilégiée d’une œuvre avec un environnement sociohistorique particulier et celle de donner à l’édition critique un aspect scientifique et impartial : cela ne peut se faire que dans le cadre d’une recherche ouverte et généralisée des réseaux de significa-tion tissés avec l’entourage, et non par l’imposition d’une seule orienta-tion. Une fois acquise cette garantie de pluralité, rien n’empêche de déve-lopper davantage une dimension plutôt qu’une autre, à titre d’exemple, ou en fonction du propos.

7. On se reportera, dans cette perspective, à notre ouvrage sur Marc Lescarbot : mythes et rêves fondateurs de la Nouvelle-France, Paris, L’Harmattan, 2001.

Page 51: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 51

Bernard Émont Passeur de textes

ConclusionNous emprunterons, pour conclure, à Paul Zumthor cette définition

de la littérature, qui paraît d’elle-même justifier notre propos et qui induit selon nous un certain type d’édition critique :

[…] le texte littéraire est clos : à la fois en vertu de l’acte qui matériellement ou idéalement le renferme et dans l’intervention d’un sujet qui effectue cette clôture. Mais celle-ci provoque le commentaire, suscite la glose de sorte qu’à ce niveau, le texte s’ouvre et que l’un des traits propres de la littérature est son interprétabilité.8

Car il en va de même pour l’impartialité comme pour la laïcité : cette dernière trouve toute sa force, non dans l’ignorance ou dans l’exclusion de différentes religions, mais en les rendant toutes présentes, pour per-mettre à chacun de faire son choix. C’est dans l’abondance et la richesse de ses commentaires, dans la profusion de ses éclairages, plutôt que dans la rareté et dans l’effacement, qu’une bonne édition critique trouve sa vigueur et permet à chacun de construire son interprétation, trouvant ainsi sa vraie justification. En redonnant toute sa clarté à la lettre opaci-fiée par la distance linguistique, sociale et historique, en permettant le libre jeu des points de vue et de l’interprétation, elle rend toute sa réso-nance au texte et par là sa capacité à nous atteindre. La bonne édition critique est celle qui n’impose pas à un texte clos une supplémentaire clôture, mais le rapproche de la parole ouverte, imparfaite, certes, mais ô combien vivante, qui la précède, lui redonne toute sa force, en éclairant les choix qu’elle suppose. Elle est celle qui donne au lecteur toutes les clefs de l’interprétable, sans pour autant privilégier une interprétation.

Et c’est en nourrissant au maximum le sens, en présentant le plus grand nombre possible de schémas interprétatifs de réseaux de signifi-cation tissés par un texte au fil des âges avec son environnement, qu’on arrachera l’œuvre au piège d’une trop grande ethnicité ou d’une interpré-tation abusive. Et que l’on pourra résoudre cette apparent conflit entre l’exigence de rigueur et d’impartialité que suppose l’édition critique et la volonté de marquer particulièrement les liens privilégiés qu’elle a tissés avec telle ou telle communauté humaine : en passant d’un réseau de signification parmi d’autres à un réseau de signification privilégié, pro-posé hardiment à titre d’hypothèse interprétative préférée, non exclusive et non définitive.

8. Paul Zumthor, La Lettre et la Voix, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p 319.

Page 52: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 53: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 53

RésuméAu premier livre de son imposante Histoire de la Nouvelle-France, Marc Lescarbot dévoile un bien curieux texte. Il s’agit du récit de l’explorateur Verrazano, découvreur en 1524 de la façade atlantique qui s’étire de la baie de Pamlico en Caroline du Nord à l’actuel Cape Cod dans l’État du Massachusetts. Si ce texte est relativement connu aujourd’hui des ama-teurs de littérature de découverte, il l’était peu, pour ne pas dire qu’il ne l’était pas, aux xvie et xviie siècles. Cette relation de voyage, rapidement tombée dans l’oubli, est pourtant le point de départ de l’œuvre de Lescarbot. En publiciste enthousiaste, il se fait le premier commentateur de cet épisode décisif de la Nouvelle-France.

Nicolas Hebbinckuys Université Sainte-Anne

Marc Lescarbot, premier commentateur d’un épisode clé de l’Histoire de la Nouvelle-France : la Relation de voyage du capitaine Verrazano en 1524

Remarques préliminairesMarc Lescarbot n’est aujourd’hui plus à présenter auprès des « spé-

cialistes de la Renaissance »1, des passionnés de littérature coloniale ou des collectionneurs de récits de voyage et d’exploration. Nombreux sont les critiques2 qui ont étudié son œuvre majeure : l’Histoire de la Nouvelle-France3, en partie écrite dans la colonie acadienne de Port-Royal4. Cette liste de critiques désormais longue « a donné lieu à une floraison d’études »5 qui s’inscrivent dans une démarche tant littéraire, historique, philosophique, ethnographique qu’anthropologique. Cela n’a rien de trop surprenant, car l’on sait que, dès ses débuts, l’HNF eut un retentissement très important. En France bien sûr, mais plus largement en Europe, comme c’était souvent le cas des ouvrages traitant de l’Amérique septentrio-nale, œuvres considérées à l’époque comme des pièces d’excellent aloi6.

1. Marie-Christine Pioffet, « Marc Lescarbot sur les traces de Pline l’Ancien », dans Renaissance et Réforme, vol. xxiv, n˚ 3, 2000, p. 5.

2. Notamment René Baudry, Bernard Émont, Éric Thierry, Frank Lestringant, Paolo Carile et Marie-Christine Pioffet.

3. Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France, Contenant les navigations décou-vertes, et habitations faites par les François ès Indes Occidentales et Nouvelle-France, […], Paris, J. Millot, 1618 [désormais HNF ].

4. Nous pensons à la poésie acadienne des Muses de la Nouvelle-France ou au célèbre Théâtre de Neptune, qui fut la première représentation théâtrale nord-américaine. Voir Bernard Émont, Les Muses de la Nouvelle-France, Paris, l’Harmattan, 2002.

5. Pioffet, art. cit., p. 1.6. À en juger tout du moins par le nombre conséquent de publications en lien direct

avec la découverte de l’Amérique (plus de 300 lorsque paraît en 1609 la première

Page 54: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

54 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

Publiée trois fois en moins d’une décennie, traduite presque instantané-ment à Londres et à Augsburg, l’œuvre fut par la suite enveloppée d’un rideau d’oubli7, avant que le public ne s’y intéresse de nouveau au cours de quelque période nationaliste dix-neuviémiste ou plus récemment lors d’anniversaires commémoratifs8.

L’intertextualité : une assise à l’Histoire de la Nouvelle-FranceLa notion d’intertextualité, quoique inexistante à l’époque de Marc

Lescarbot, est un concept toutefois très important pour l’analyse de l’HNF. Particulièrement récurrente dans le premier des six livres du corpus9, l’in-tertextualité se manifeste sous diverses formes tout au long de l’œuvre. De très nombreuses références sont ainsi exploitées10 et notre avocat vervinois n’hésite pas à accompagner sa réflexion de divers récits qu’il abrège, condense, voire emprunte radicalement11. Ainsi façonne-t-il une « œuvre hybride »12, une « mosaïque textuelle »13 qui laisse entrevoir une

édition de l’HNF ). Henri Ternaux en dresse l’inventaire détaillé dans sa Bibliothèque Américaine […] [désormais BA], Paris, Arthus Bertrand, 1837.

7. Voir Bernard Émont, Mythes et rêves fondateurs de la Nouvelle-France, Paris, l’Harmattan, 2002, p. 13.

8. L’œuvre fut imprimée à 1300 exemplaires pour la première édition (Bernard Émont, Mythes et rêves, op. cit., p. 15). Suivirent quatre rééditions, dont deux (1612–1618) ne furent que de simples réimpressions à la suite de l’épuisement des éditions de 1611 et 1617. Il aurait pu y avoir « 6500 exemplaires […] du vivant de l’auteur », tirage important pour lequel « on peut parler sinon de Best Seller (dont on n’avait sans doute ni la notion, ni les moyens), au moins de succès de librairie » (ibid.). L’œuvre fut traduite en anglais (1609) par Pierre Erondelle et en allemand (1613) [voir la référence dans BA, p. 63 et 70]. L’Histoire parut à nouveau chez Edwin Tross en 1866, puis dans la célèbre collection de la Champlain Society dirigée par Grant et Biggar en 1914. Dernièrement les livres iv et vi (qui narrent l’expérience person-nelle de l’auteur en Acadie) firent l’objet d’une remarquable édition critique (Marie-Christine Pioffet, Marc Lescarbot, Voyages en Acadie [désormais VA], Québec, pul, 2007).

9. Outre le récit de Verrazano, Lescarbot glose dans son premier livre le récit de Laudonnière concernant l’Histoire notable de la Floride (1586).

10. Marc Lescarbot « fait figure de compilateur. […] Dresser [son] l’inventaire bibliogra-phique […] tiendrait de l’exploit tant les substrats textuels de son œuvre sont mul-tiples, allant de la littérature gréco-romaine aux poèmes de Ronsard, en passant par les histoires et les chansons populaires » (Pioffet, art. cit., p. 11).

11. Lescarbot a souvent été critiqué pour avoir utilisé des textes qui n’étaient pas les siens. Bien souvent il néglige « de révéler les titres des ouvrages, d’où sont tirés ses emprunts » (Pioffet, art. cit., p. 41). C’était toutefois une pratique commune à cette époque, la notion de plagiat n’existant pas. Lescarbot en fut lui-même victime, comme le rappelle le bibliographe Ternaux commentant l’œuvre Nova Francia de P. Erondelle : « quoique cet ouvrage ne soit pas autre chose qu’une traduction de l’Escarbot […] l’auteur n’en dit pas un mot » (BA, p. 63).

12. VA, p. 21.13. Ibid.

Page 55: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 55

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

analyse très personnelle de l’échec colonial français outre-Atlantique. En effet, si la trame de fond est un recensement méthodique des entre-prises françaises en Amérique, l’objectif premier de l’auteur se dégage de lui-même et demeure très simple : convaincre le pouvoir royal d’ac-centuer l’effort entrepris en Acadie14. Pour ce faire, Marc Lescarbot n’hésite pas à exploiter de nombreux textes, en prenant soin toutefois de les auréoler de son commentaire critique. Qu’il s’agisse de références directes aux saintes écritures, aux corpus classiques anciens15 ou à des sources à valeur historique et géographique, l’auteur met largement à profit son érudition et ne cesse de commenter, au risque parfois de « ré- » ou de « sur- » interpréter, faisant de ses écrits « un véritable moule dis-cursif sur lequel viennent se greffer les observations [personnelles] du voyageur »16. De l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien à la Géographie de Strabon, une longue liste d’auteurs classiques17 vient nourrir l’œuvre d’une glose érudite. Ainsi notre Hakluyt français18 s’attache-t-il à donner sens à ce monde nouveau en relisant l’ancien; et en présentant cet inconnu qui se dresse, le « presque bon sauvage »19 que les pays d’Eu-rope découvrent, en exploitant encore tant de motifs, comme l’arrogance espagnole qu’il dénonce sans relâche, Marc Lescarbot décrypte les rai-sons des précédents déboires et anticipe les obstacles à surmonter, en s’aidant pour y parvenir des bibliothèques de son époque20.

14. Lors de la première édition, Henri iv règne sur la France. Après son assassinat en 1610, Lescarbot, dans les rééditions de son œuvre, lancera un appel à Louis xiii, et davantage encore à la régente Marie de Médicis. Nous renvoyons à la lecture des Épîtres Royales localisées en tête d’ouvrage des éditions de 1609, 1611–1612 et 1617–1618.

15. Pioffet, art. cit., p. 9.16. Ibid.17. Les principaux noms sont : Hérodote, Platon, Xénophon, Bérose, Caton l’ancien,

Jules César, Diodore de Sicile, Tite Live, Appien, Pausanias. Notre publiciste a également recours à des sources plus proches de son époque, mais tout aussi importantes. On peut signaler l’influence de Jean Bodin, de Guillaume de Postel, de Jean Lemaire de Belges, de Du Bellay même ou d’autres personnages dont l’autorité est parfois contestée, comme celle d’Annius de Viterbe ou Jacques de Bergame (voir particulièrement le livre i, édition de 1618).

18. Henry Percival Biggar, « The French Hakluyt: Marc Lescarbot of Vervins », dans The American Historical Review, juillet 1901, p. 671–692. Richard Hakluyt, fut, durant les xvie et xviie siècles, un ambassadeur des colonisations anglaises du nouveau monde. Traducteur, géographe, historien, écrivain et éditeur, il consacra sa vie à l’étude et à la publication d’une bibliothèque de voyage. Son œuvre intitulée The Principal Navigations, voiages and discoveries made by the English Nation fut publiée à Londres en 1589.

19. Bernard Émont, op. cit., p. 257.20. VA, p. 1–2.

Page 56: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

56 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

En suivant les méandres scripturaux de celui que l’on surnomme parfois le « chantre acadien »21, on reconnaîtra volontiers que le style s’apparente à un « mode d’écriture en farcissure »22 dont les nombreuses digressions — à la manière de Montaigne — entremêlent habilement les réflexions de l’écrivain à celles d’autres auteurs. S’il ne cite pas toujours ses contemporains23, l’« Hérodote de la Nouvelle-France »24 aime confron-ter un corpus antique hétérogène dont les textes s’articulent çà et là pour desservir la volonté pugnace qui est la sienne de devenir le publiciste, le propagandiste, ou tout du moins le fervent défenseur d’une Nouvelle-France en construction. Se pourrait-il que ce mode d’écriture, de prime abord considéré comme une faiblesse, soit en réalité la force de la rhé-torique lescarbotienne? Ce style d’écriture est un trait de caractère pour le moins singulier et constitue l’originalité discursive de Lescarbot, car, comme le remarque Frank Lestringant :

pour Lescarbot […] l’histoire ne saurait se passer d’une vaste escorte de garants qui sont les récits antérieurs portant sur le même sujet ou des objets analogues. De la sorte, l’Histoire de la Nouvelle-France développe tout un comparatisme fondé sur un montage assez libre de textes, qui complète Verrazano par Ribault et Laudonnière, entrelace Champlain à Cartier, glose Jean de Léry par Urbain Chauveton et ajoute à ce corpus hétéroclite le témoignage personnel de l’auteur.25

Marc Lescarbot serait-il un comparatiste? Cela en a tout l’air! Mais comment parler en effet de l’histoire française du Nouveau-Monde sans considérer les autres Histoires, celles de la Nouvelle-Espagne, du Nouveau-Portugal ou de la Nouvelle-Angleterre en plein essor26? Comment en parler sans faire appel aux textes des précurseurs? Qu’on en juge d’ailleurs par l’œuvre elle-même… Outre les livres iv et vi27, les autres ouvrages s’ins-

21. Louis-Martin Tard, Marc Lescarbot, le Chantre de l’Acadie, Montréal, XYZ, 1997.22. Bernard Émont, op. cit., p. 23.23. Comme l’explique Pioffet, « les textes des Anciens occupent une place de choix

dans [son] répertoire bibliographique […] la référence se fait allusive, voire absente, dès lors qu’il est question de l’expérience des modernes » (voir notamment « La bibliothèque des voyages », dans VA, p. 41).

24. Titre d’ouvrage : Émile Ledrus, L’Hérodote de la Nouvelle-France, Marc Lescarbot, Louvain, Xaveriana, 1930.

25. Frank Lestringant, « Champlain et Lescarbot et la Conférence des Histoires », dans L’Expérience huguenote au Nouveau-Monde, Genève, Librairie Droz, 1996, p. 334.

26. Mentionnons l’influence de l’Histoire Naturelle et Morale des Indes Occidentales, de Joseph Acosta, ou de la Très brève relation de la destruction des Indes du défenseur des Indiens de Bartolomé de Las Casas.

27. Voir la fin de la note 8.

Page 57: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 57

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

pirent directement de textes antérieurs relatant les diverses entreprises jusque-là réalisées28. C’est l’une de ces influences, celle de la Relation du voyage de Giovanni da Verrazano, qui a particulièrement retenu notre attention.

L’énigme de la Relation de Giovanni Da VerrazanoAu quatrième chapitre de son Histoire, après avoir établi une intro-

duction explicative des intentions de son projet scriptural, Marc Lescarbot présente à ses lecteurs un résumé commenté de la relation de voyage de 1524 du capitaine florentin Giovanni da Verrazano. Dévoiler ce récit n’était pas pour l’écrivain une stratégie anodine. C’est en effet grâce à Verrazano que le toponyme « Nouvelle-France » va apparaître sur les cartes de l’Amérique septentrionale. En l’honneur du roi François ier, mécène de son entreprise29, le capitaine baptise cette façade occidentale nouvellement découverte des noms de « Francesca » et « Nova Gallia »30.

Verrazano fut l’un des premiers ethnographes du Nouveau-Monde. Humaniste, il écrit avec émotion, ne se contentant pas de rédiger froide-ment un compte rendu de mission. Il rapportera de son voyage de merveil-leuses descriptions des paysages qu’il découvre et des autochtones qu’il côtoie. Aussi ne s’attache-t-il pas à « porter de jugement de valeur sur [leurs] mœurs […] ni [à] les comparer à celles des Européens »31. Mais que savons-nous aujourd’hui de la portée de son œuvre durant son époque et

28. Marc Lescarbot subit l’influence de nombreuses relations de voyages antérieures ayant trait à la Nouvelle-France canadienne, brésilienne ou floridienne. Ce paratexte s’inspire particulièrement du Des Sauvages (Champlain), de la fameuse Histoire notable de la Floride (R. de Laudonnière), de L’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (Jean de Léry), mais également du Discours du voyage fait par le capitaine Jaques Cartier aux terres Neufves du Canada.

29. Bien qu’au départ elle semble être en apparence une initiative privée, on n’a plus à douter aujourd’hui du caractère officiel de l’expédition de Verrazano. Outre son appui, le monarque avait mis plusieurs vaisseaux, dont La Dauphine, à la disposition du capitaine (voir le deuxième chapitre dans Michel Mollat et Jacques Habert, Giovanni et Girolamo Verrazano Navigateurs de François ier [désormais GGV ], Paris, Imprimerie Nationale, 1982 p. 51 et p. 72; et Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France, les Vaines Tentatives [désormais VT ], Montréal, Fides, 1963, p. 37). Bien qu’on ne l’ait pas retrouvée, Verrazano aurait certainement été mandaté par une commission officielle (GGV, p. 53).

30. Voir les cartes de Magiollo et de Girolamo Da Verrazano, reproduites dans Charles-André Julien, Les Français en Amérique pendant la première moitié du xvie siècle [désormais FA], Paris, puf, 1946, in fo, p. 64 et 65. Comme le rappelle ce critique : « ce fut le capitaine florentin Verrazano qui a réalisé le voyage d’exploration le plus remarquable »; et pourtant « nul explorateur du xvie siècle n’a été plus méconnu que Verrazano. Une sorte de fatalité s’est abattue sur lui qui a détruit ou mutilé les documents qui rendaient compte de son voyage » (FA, p. 6).

31. Voir l’introduction dans FA, p. 1–10.

Page 58: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

58 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

peu après? Tout au long du xvie siècle, les écrits de Verrazano sont demeu-rés inconnus et n’ont eu que peu, sinon aucun retentissement en France32. La missive que le Florentin avait adressée au roi François ier, pour rendre compte de ses expéditions, envoyée du port de Dieppe le 8 juillet 1524, a seulement « été retrouvée en 1909 »33, soit près de quatre siècles plus tard.

Qu’est-il arrivé à Verrazano? De retour en France, il fait parvenir une missive à « Leonardo Tedaldi [et/ou] Thomaso Sartini, marchands à

32. La mauvaise fortune s’est acharnée sur la documentation laissée par Giovanni da Verrazano. Que savons-nous de ses écrits? Nous résumons ici les analyses détaillées de Michel Mollat, Jacques Habert et avant eux Charles-André Julien. On sait que Verrazano aurait rédigé un rapport nautique et géographique de son voyage et dressé un portulan. Mais ces mémoires furent détruits lors du siège de Florence en 1529. On sait également que le 8 juillet 1524, Verrazano adressa de Dieppe une lettre-relation au souverain François ier. L’original de cette Relation écrit en latin ou en français a malheureusement disparu. L’amiral Coligny en aurait toutefois eut connaissance au moment où il encouragea l’expédition de Jean Ribaut en Floride. Heureusement, plusieurs copies de cette lettre avaient été réalisées pour informer différents intéressés de cette expédition. Pourtant, en raison d’adjonctions ou d’omissions, ces copies n’ont pas toutes la même valeur. La première d’entre elles (en langue italienne) fut reproduite par G. B. Ramusio dans le célèbre Terzo Volume, delle navigationi e viaggi [édition de Venise de 1556]. La deuxième de ces copies, en italien elle aussi, avait été jointe à une lettre adressée le 4 août 1524 par Bernardo Carli (un marchand florentin de Lyon) à son père pour lui donner des nouvelles de l’expédition. Elle fut retrouvée à Florence en 1837. Selon Mollat et Habert, cette copie « n’ajoutait rien à la relation de Ramusio ». Elle fut publiée pour la première fois en 1841 dans une traduction anglaise à New York. Une autre copie, ou tout au moins une autre traduction de cette relation, fut publiée en 1582 par R. Hakluyt dans ses Divers Voyages touching the Discoveries of America puis, en 1600, dans le troisième volume de son ouvrage The Principal Navigations, Voiages, Traffiques and Discoveries of the English Nation. Deux autres copies sont également connues (celle de l’Académie de Cimento et le manuscrit de la bibliothèque vaticane). Il semble que ce ne furent pas les copies qui manquèrent, mais laquelle privilégier? Alessandro Bacchiani découvrit dans les archives privées du comte Machi di Céllere une copie italienne héritée de la bibliothèque de l’humaniste Paul Jove. Ce dernier était un ami proche de Verrazano. Cette lettre avait été envoyée le 8 juillet 1524 par Verrazano au Florentin Bonnacorso Rucellai, banquier à Rome. Le courrier aurait été transmis par l’entremise de deux marchands de Lyon, Leonardo Tedaldi et Thomaso Sartini. Cette relation très soignée est écrite dans un bel italien, bien composée et enrichie de notes marginales, dues vraisemblablement à Verrazano. Elle fut éditée pour la première fois en 1909, par Bachiani avec un savant commentaire. Ch.-A. Julien, dans FA, en donne une version annotée d’après le travail de l’historien René Herval (G. Verrazano et les Dieppois à la recherche du Cathay, Rouen, 1933). Voir encore l’édition critique de Mollat et Habert qui présente dans une qualité remarquable de nombreux documents, dont le texte en français du manuscrit Céllere avec l’original italien annoté et commenté.

33. FA, p. 7, où il est d’ailleurs mentionné qu’il ne s’agit que d’une copie, vraisemblablement annotée par Verrazano (GGV, p. 4).

Page 59: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 59

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

Lyon »34. Ces derniers sont priés de transmettre le rapport à Bonacorso Ruscellay. Cette lettre-relation est en réalité la copie de la missive adres-sée à « Vôtre Sérénissime Majesté »35 pour lui relater « ce qui était advenu des quatre navires qu’Elle envoya sur l’Océan pour découvrir des terres nouvelles »36. Verrazano accomplira deux autres voyages (en 1526 et en 1528) ayant pour mission de découvrir le passage du Nord-Ouest. Si les routes maritimes empruntées sont pour le moins incertaines, une seule évidence demeure : le capitaine Verrazano ne reviendra jamais de cette dernière expédition. D’après le poète Jove, « qui tenait le récit du propre frère de Verrazano, le capitaine florentin et six de ses compagnons auraient été capturés dans une île des Antilles, étendus à terre, dépecés jusqu’aux os et dévorés »37 au cours de son troisième voyage. Son existence tomba doucement dans l’oubli et, comme le conclut l’historien Julien, « le rapport de Verrazano ne [fut pas] connu du grand public »38.

N’est-il donc pas curieux de retrouver un condensé de ce texte dans l’œuvre de notre avocat vervinois, quelque quatre-vingt-cinq ans après le voyage du Toscan? De toute évidence, une question se pose : qu’est-il advenu de la Relation initiale du capitaine florentin durant ce laps de temps? On a tout lieu de penser que « le texte original de la lettre à Fran-çois ier était écrit en latin ou en français »39. Malheureusement, Lescarbot ne précise pas les sources du résumé qu’il en fait et les spécialistes de Verrazano ne nous éclairent pas davantage sur la provenance du texte de Lescarbot40. Il serait intéressant de savoir dans quelle langue ce dernier avait pu consulter cette Relation avant de la reproduire ou bien, peut-être, de la traduire. On ne peut que se contenter ici d’exprimer des hypothèses, qui renvoient elles-mêmes à de nouvelles incertitudes : 1) Lescarbot, qui avait accès à la bibliothèque royale, aurait-il pu consulter la Relation origi-nale? Probablement pas, semble-t-il, puisqu’elle avait disparu. 2) Aurait-il pu alors en consulter une copie? Et si oui, laquelle41? 3) S’il pouvait lire

34. GGV, p. 49.35. GGV, p. 13; FA, p. 54.36. Voir l’entête de la relation dans FA, p. 53.37. FA, p. 10. Voir également le chapitre iv intitulé « Troisième et Quatrième voyages »

(GGV, p. 117).38. FA, p. 10. Pour la version complète du poème de Jove, voir GGV, p. 122–123.39. FA, p. 20, n.1. Trudel s’appuie sur Julien (VT, p. 41, n.25); Mollat et Habert quant à

eux penchent davantage pour une version en français (GGV, p. 203).40. Julien n’en fait pas mention et Mollat et Habert s’en tiennent à la déclaration que

Marc Lescarbot était un « homme d’esprit qui avait de l’érudition, [et qui] connaissait Jean Verrazan » (GGV, p. 208).

41. Le hasard fait que l’on retrouve parfois quelques mentions d’œuvres pour le moins curieuses, comme un certain manuscrit dont nous relatons l’anecdote suivante. Dans un ouvrage paru chez Edwin Tross en 1873 mettant en vente la collection particulière d’un collectionneur, on apprend qu’un manuscrit de 550 pages dont

Page 60: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

60 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

l’italien42, était-il en mesure d’examiner l’une des trois éditions parues en 1556, 1565 ou 1606 du Terzo volume, delle navigationi e viaggi […]43 de Ramusio44, ouvrage dans lequel sont exposées en langue italienne et la relation de Verazzano et la première et deuxième relation de Jacques Cartier? Sinon, aurait-il pu bénéficier de l’aide d’une personne-ressource qui aurait pu faire ce travail pour lui, à la manière de Hakluyt et de son étudiant Basanier45? Cela semble toutefois peu probable. 4) Aurait-il pu trouver une traduction française de ces relations italiennes éditées par Ramusio46? Aurait-il pu encore mettre la main sur une traduction anglaise

l’auteur demeure inconnu serait une traduction française d’un choix de passages « parmi les nombreuses relations contenues dans les trois volumes de Ramusio » (dans Bibliothèque Américaine, Collection d’un Amateur de livres anciens et modernes, histoire, histoire naturelle, linguistique, dont la vente se fera le lundi 13 janvier 1873 et cinq jours suivants, Paris, Librairie Tross, 1873). Il est impossible que cette traduction ait été consultée par Lescarbot, car elle aurait été réalisée à la fin du xviie siècle. Serait-il envisageable néanmoins que d’autres copies semblables aient pu exister à son époque? Peut-être… (voir le Mémorial de Chronologie d’histoire Industrielle, d’Économie politique, de Biographie etc., Paris, Verdières, 1830, p. 171).

42. Rien ne permet de l’affirmer, si ce n’est qu’il fut ambassadeur en Suisse et qu’il aurait pu connaître cette langue.

43. Giovanni-Baptista Ramuzio, Terzo volume delle navigationi et viaggi nel qual si contengono Le Navigationi al Mondo Nuovo […] Et dipoi da Giovanni da Verrazzano Fiorentino & dal Capitano Iacques Cartier […] dans Venetia nella stamperi de Givnti, l’anno mdlvi. Pour plus de détails sur la référence voir également BA, p. 13–14) ou Paul Tromel, Bibliothèque Américaine [édition qui complète celle de Ternaux], Leipzig, 1861, p. 9.

44. Giovanni-Baptista Ramusio (ou Ramuzio) était un historien italien qui naquit à Venise en 1485. Comme l’explique le biographe Michaud, il fut envoyé « encore très jeune, par la République [de Venise] en France, en Suisse et à Rome, il se conduisit partout avec une prudence et une sagesse dignes d’éloges […]. Très versé dans la géographie, animé d’un zèle ardent pour cette science, il donna, en italien, une collection de voyages intitulée Navigations et Voyages » (Joseph Michaud, Biographie Universelle, Ancienne et Moderne, Paris, 1824, vol. 35, p. 163).

45. On lira ici l’un des nombreux ouvrages de F. Lestringant, qui revient en détail sur l’origine de la publication du texte de Laudonnière intitulé l’Histoire notable de la Floride. Le manuscrit conservé par Thevet aurait été dérobé par Hakluyt. Son assistant Basanier l’aurait par la suite fait publier à Paris en 1586. (Voir F. Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage : l’Amérique et la Controverse Coloniale, Paris, Klincksieck, 1999, p. 256.)

46. Dans un Mémorial de Chronologie, il est écrit au recensement de Ramusio que « plusieurs des relations réunies par Ramusio ont paru en français à Lyon en 1556 » (Mémorial de Chronologie d’histoire Industrielle, op. cit., p. 171). Dans BA, il est question d’un ouvrage paru chez Jean Temporal en 1556 et intitulé Description de l’Afrique […]. Une note explicative ajoute que « cet ouvrage, malgré son titre, contient cependant plusieurs relations d’Amérique traduites de Ramusio » (BA, p. 19). Nous n’avons toutefois pas pu mettre la main sur la partie en question de cet ouvrage.

Page 61: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 61

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

de cette œuvre comme celle qui parut à Londres en 158247? 5) Ne se serait-il pas finalement inspiré d’autres auteurs qui, avant lui, mentionnent cette Relation48, en donnent une traduction, s’en tiennent à un vague commen-taire ou, comme lui, la résument49?

Il est certain qu’un examen attentif de tous les textes et de toutes ces hypothèses permettrait de déterminer avec plus de certitude la source de Lescarbot. Nous nous en tiendrons ici au fait que notre publiciste demeure incontestablement l’un des tout premiers auteurs à proposer en France et en français une réédition de la relation de voyage de Verrazano, qu’il va dès lors commenter. À son époque, Lescarbot ranime l’intérêt du public. Il ouvre de nouveau par l’écriture le chapitre de l’entreprise coloniale en Nouvelle-France, alors que l’ère des vaines tentatives semble être passée. Il lance enfin un appel rempli d’espoir… Si l’échec des premières entre-prises50 avait pu refroidir le lectorat du siècle précédent, le xviie siècle ouvre ses portes sur une nouvelle période d’espérance, avec la colonie de De Monts en Acadie et celle de Champlain sur le fleuve Saint-Laurent. Ce même public allait devenir de plus en plus avide de lire ces histoires d’explorations et il fallait, à en juger par les multiples rééditions de l’HNF, lui en donner contentement. Il est étrange de constater que c’était para-doxalement une barrière linguistique qui ne permettait pas de découvrir ces textes fondateurs. Comme on le mentionnait encore à la toute fin du xixe siècle dans une célèbre revue de géographie :

le public français, ne fut […] initié aux découvertes que par des traductions […] l’italien semblait la langue maternelle des explorateurs : la première relation de Jacques Cartier (de 1534) n’a été connue d’abord qu’en cette langue, comme celle [de] Verrazano […] Ce sont des Italiens, Pierre Martyr [de Milan]

47. Thomas Hackitt, To the King of France Francis the first the relation of John Vezarianuz a Florentine of the land discovered in the name of his Majestie written in Dieppe, 1524, and the true discovery by capt. J. Ribault in the year 1563 […], London, 1582. Cité d’après BA, p. 63.

48. Voir l’Histoire notable de la Floride de René Goulaine de Laudonnière, éditée par Suzanne Lussagnet, dans Les Français en Amérique pendant la deuxième moitié du xvie siècle, Paris, puf, 1958, p. 38.

49. Nous résumons ici les recherches de Mollat et Habert. Outre les traductions italiennes et anglaises, on notera une traduction flamande par Jean Huygen Van Linschoten (1596), une autre en latin par Cornelius Wytfliet l’année suivante et une autre en espagnol par Antonio de Herrera en 1601. Voir François de Belleforest, La Cosmographie Universelle, t. 2, chapitre xvi, édition de 1575, et André Thevet, La Cosmographie Universelle, t. 2, édition de 1579, p. 1002. Voir GGV, p. 203.

50. Échec de Verrazano dont on n’a qu’un faible souvenir, de Villegaignon au Brésil, de Ribaut et de Laudonnière en Floride, et du marquis de La Roche sur l’île de Sable (voir VT ).

Page 62: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

62 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

(1516) et Ramusio [de Venise] (1550–56) qui firent les premières grandes histoires d’ensemble des explorations.51

À l’époque de Lescarbot, il était déjà temps de rétablir cette situation, tâche à laquelle s’est attelé notre érudit vervinois, en se lançant dans l’exercice très à la mode de l’épitomé. Comme il l’explique au début du chapitre iv, voire s’en excuse dans l’épître adressée au lecteur, Marc Les-carbot se limite à dresser un résumé de la chronique verrazanienne52. Selon un ordre qui est parfois le sien, il cherche à rendre compte des évé-nements majeurs vécus par Verrazano et, s’il ne les mentionne pas tous, notre mémorialiste en raconte néanmoins les principaux53.

Note sur l’établissement du texteDans cet article, nous ne chercherons pas à réaliser une analyse

exhaustive des différences entre la Relation de voyage de Verrazano et l’abrégé qu’en donne Lescarbot au quatrième chapitre de son premier livre54; nous nous contenterons plutôt, après cette introduction, d’en pré-senter la version annotée et commentée.

Texte de baseNous avons utilisé l’édition de 1618 comme texte de base et les textes

des éditions de 1609, de 1611–1612 et de 1866 pour établir les varia-tions55. Hormis quelques modernisations orthographiques, le texte a été retranscrit tel qu’il apparaissait dans sa dernière version56. Les doubles barres obliques indiquent le changement de page dans l’édition originale.

51. Louis Drapeyron, « L’Opinion en France au seizième siècle », dans Revue de Géographie, t. xvi, Institut Géographique de Paris, janvier-juin 1885, p. 371.

52. Dans cette épître, il se compare à l’auteur du deuxième livre des Maccabées qui disserte sur les carences engendrées par l’exercice du résumé. Voir l’Épître au Lecteur en tête d’ouvrage de l’édition de 1618 (p. 19 dans l’édition de Tross).

53. Il ne fait pas allusion, entre autres exemples, à l’épisode de l’enlèvement de l’enfant, et à celui de la démonstration d’une arme à feu devant un indigène. Aucune allusion non plus aux diverses descriptions dont celle du « site très agréable situé entre deux petites collines qui le dominaient », paysage unanimement reconnu comme lieu d’implantation de la future ville de New York (GGV, p. 27); aux nombreux lieux de cette façade atlantique sur laquelle Verrazano essaima toute une toponymie française; aux diverses rencontres avec d’autres indigènes; et aux descriptions ethnographiques qui sont d’une richesse absolument remarquables d’un point de vue anthropologique (id., p. 11–59).

54. Cette étude se retrouvera toutefois dans notre thèse de doctorat (« Le Modèle verrazanien comme empreinte de l’humanisme de Lescarbot »).

55. Le texte de base provient de la bibliothèque municipale de Versailles. Les éditions de 1609 et 1611 ont été consultées d’après les microformes de l’ICMH. Nous possédons un exemplaire facsimilé de l’édition de Tross.

56. Le « s » long a été supprimé, la consonne « v » a laissé place à sa forme moderne

Page 63: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 63

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

Notes infrapaginalesIl y a deux types de notes infrapaginales : les notes textuelles et

les commentaires de l’éditeur. Les notes textuelles comprennent les variantes, les manchettes, et les explications lexicales. Elles sont indi-quées dans le texte par des chiffres romains et sont reportées en bas de page. Les variantes sont précédées des sigles « V1 », « V2 », « V3 » pour indiquer l’édition (ou les éditions) concernée(s)57. Pour les explications lexicales, nous avons eu recours aux sigles (Hug.), (Fur.), (P.R.) qui ren-voient respectivement aux dictionnaires Huguet58, Furetière59 et Robert60. Les manchettes de l’auteur qui apparaissent comme un guide de lecture dans la marge du texte de base ont également été retranscrites en bas de page. Elles sont indiquées en italique et toujours précédées de la mention « manchette ». Les commentaires de l’éditeur sont indiqués dans le texte par un chiffre arabe; ils ont été reportés à la fin.

Enfin, nous avons pris soin d’identifier en italique le texte de Lescar-bot qui reprend, si ce n’est mot pour mot, tout du moins le sens général de la Relation du voyage de Verrazano61. Ce travail a été réalisé d’un point de vue comparatif avec l’édition critique de M. Mollat et J. Habert, ouvrage pour lequel la présente édition est redevable d’un fort tribut.

« u », ainsi que le « j » pour le « i ». Les coquilles typographiques et autres confusions accidentelles ont généralement été remplacées (toutefois indiquées dans les variantes). Le tilde et le eszzet (utilisé à cette époque pour remplacer le redoublement de la consonne « s ») ont été remplacés par leur forme moderne. Nous avons gardé l’esperluette et la place des accents.

57. « V1 » représente l’édition princeps, « V2 » celles de 1611, 1612 et 1866, et « V3 » celle de 1618 (notre texte de base). Notons ici que le texte de 1617 et celui de 1618 sont, outre quelques exceptions orthographiques, quasiment identiques.

58. Edmond Huguet, Dictionnaire de la Langue Française du Seizième siècle, Paris, Lib. Éd. Champion, 1925, sept volumes.

59. Antoine Furetière, Dictionnaire Universel contenant generalement tous les mots François, tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les Sciences et des Arts, Paris, édition de 1690, trois volumes.

60. Josette Rey-Debove et Alain Rey, Nouvelle Édition du Petit Robert de Paul Robert, version électronique, 2011.

61. Excepté le texte en italique compris avant la mention « chap. iv ».

Page 64: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 65: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 65

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

texte ÉditÉ, AnnotÉ et commentÉ

Limites de la Nouvelle-France, & sommaire du voyage de Jean Verazzan1 Capitaine Florentin en la Terre-neuvei, aujourd’hui dite La Floride, & en toute cette côte jusques au quarantiéme degré2.ii Avec une briéve des-cription des peuples qui habitent ces contrees3.

Chap. iv

YANT parlé de l’origine du peuple de la Nouvelle-France, il est à propos de dire quelle est l’étenduë & situation de la province, quel est ce peuple, les moeurs, façons & cou-tumes d’icelui, & ce qu’il y a de particulier en cette terre, suivant les memoires que nous ont laissé ceux qui pre-miers y ont etéiii,& ce que nous y avons reconu & observé durant le temps que nous y avons sejourné. Ce que je

feray, Dieu aydant, en six livres, au premier déquels seront décrits les voyages des Capitaines Verazzan, Ribaut, & Laudonniere en la Floride4 : Au second ceux qui ont eté faits souz le sieur de Villegagnon5 en la France antarctique du Bresil : Au troisiéme ceux du Capitaine Jacques6 Quartier & de Samuel Champlein7 en la grande riviere de Canada : Au quatriéme ceux des sieurs de Monts & de Poutrincourt8 sur la cóte de la Terre neuve qui est baignee du grand Ocean jusques au qua//rantiéme degré : Au cinquiéme ce qui s’est fait en ce sujet depuis nótre retour en l’an mille six cens sept; & au sixiéme les moeurs, façons & coutumes des peuples déquels nous avons à parler.9

1. V1 : « Jean Verazzano ».2. V1 - V2 : « la Floride : Avec une briéve description des peuples qui demeurent par les

quarante degrez. »3. V3 : « & en toute cette côte jusques au quarantiéme degré avec une briéve descrip-

tion des peuples qui habitent ces contrees. »4. V2 : « seront décrits les voyages faits en la Floride ».5. V2 : « sous le Sieur de Villegagnon ».6. V2 : « ceux de Jacques Cartier et Champlein ». 7. V3 : « Qnartier » dans le texte.8. Manchette : division de la presente histoire.9. V1 : La partie soulignée représente une macro variante de V3. La variante de l’édi-

tion princeps est la suivante : « Ce que je feray Dieu aydant, en trois livres, au pre-mier desquels sera décrit ce qui avoisine les deux Tropiques, au deuxieme ce qui est depuis le quarantieme degré jusques au cinquante-cinquieme, & au troisieme les mœurs, façons & coutumes des peuples desquels nous avons à parler. ».

Page 66: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

66 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

Je comprens10 donc souz la Nouvelle-France tout ce qui est au-deça du Tropique de Canceriv jusques au Nort11, laissant la vendication12 de la France Antarctiquev à qui la voudra & pourra debattre, & à l’Hespagnol la jouïssance de ce qui est au-delà de nótredit Tropiquevi. En quoy je ne veux m’arréter au partage fait autrefois par le Pape Alexandre sixiéme entre les Rois de Portugal & de Castillevii, lequel ne doit prejudicier au droit que noz Rois se sont justement acquisviii sur les terres de conquéteix, telles que sont celles dont nous avons à traiter13, d’autant que ce qu’il en a fait a esté comme arbitre de chose debattuë entre ces Rois : qui ne leur appartenoit non plus qu’à un autrex. Et quand en autre qualité ledit Pape en auroit ainsi ordonné; outre que son pouvoir (hors son domaine)14 est purement spirituel15, il est à disputer16xi s’il pouvoit, ou devoit partager les enfans puisnez17 de l’Eglise, sans y appeller l’ainé18.xii

Ainsi nôtre Nouvelle-France19 aura pour limites du coté d’Oüest la terre jusques à la mer dite Pacifiquexiii, au deça du Tropique de Cancer : Au midi les iles & la mer Atlantique du côté de Cuba & l’ile Hespagnolexiv : Au levant la mer du Nortxv qui baigne la Nouvelle-France20 : & au Septentrion, celle terre qui est dite inconuë vers la mer glacée jusques au pole arc-tiquexvi. De ce cóté quelques Portugais & Anglois ont fait // des courses jusques aux soixantieme & septantieme degrez21 pour trouver passage d’une mer à l’autre par le Nort : mais apres beaucoup de travail ils ont perdu leurs peines, soit pour22 les trop grandes froidures, soit par defaut des choses necessaires à poursuivre leur routexvii.

En l’an mille cinq cens vingt-quatre, Jean Verazzan23 Florentin fut envoyé24 à la decouverte des terres par nôtre25 Roy Tres-Chrétien François premier, & de son voyage il fit un rapport à sa Majestéxviii, duquel je representeray les choses principales sans m’arreter à suivre le fil de son

10. comprendre : englober (Hug.).11. Manchette : Etendüe de la Nouvelle France. 12. vendication : « revendication » (Hug.). Note marginale : « Etenduë de la Nouvelle

France »13. V1 : « celles dont nous avons à parler ».14. V2 : cette parenthèse n’apparaît pas dans l’édition de 1611.15. V1 - V2 : « outre ce que son pouvoir est spirituel ».16. V1 - V2: « il est à disputer sçavoir s’il pouvoit ». Disputer : discuter, disserter (Hug.).17. puisnez : enfant qui est après l’aîné. Se dit du second (Fur.).18. V1 : « & sans faire mention de lui. ». 19. Manchette : limites de la Nouvelle France.20. V1 : « Au levant la mer du Nort ores dite la Nouvelle-France ». 21. V1 - V2 : « jusques à cinquante six & soixante-sept degrez ».22. V1 : « soit ou pour ».23. V1 : « Jean Verazzano ». 24. Manchette : 1524.25. V1 : « par le Roy Tres-Chrétien ».

Page 67: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 67

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

discours. Voici donc ce qu’il en écritxix : Ayans outrepassé l’ile de Maderexx, nous fumes poussez d’une horrible tempétexxi, qui nous guidant vers le Nort, au26 Septentrion, apres que la mer fut accoisée27 nous ne laissames de courir28 la méme routexxii l’espace de vingt-cinq jours, faisans plus de quatre cens lieuësxxiii de chemin par les ondes de l’Ocean : où nous décou-vrimes une Terre-neuve, non jamais (que l’on sçache) conuë, ni découverte par les anciens, ni par les modernesxxiv : & d’arrivée elle nous sembla29 fort basse : mais approchans à un quart de lieuë30, nous conumes par les grans feuz que l’on faisoit le long des havres, & orées de la mer, qu’elle étoit habi-tée, & qu’elle regardoit vers le Midy : & nous mettans en peine de prendre port pour surgir31 & avoir conoissance du pays, nous navigames plus de cinquante lieuës32 en vain : si que voyans que toujours la cóte tournoit au Midi, nous deliberames de rebrousser chemin vers le Nortxxv, suivant nôtre course premiere. Et fin33 // voyant qu’il n’y avoit ordre de prendre port, nous surgimes en la cóte, & envoyames un esquif vers terrexxvi, où furent veuz grand nombre des habitans du païs qui approcherent du bord de la mer, mais dés qu’ilz virent les Chrétiensxxvii proches d’eux ilz s’enfuirent34, non toutefois en telle sorte qu’ils ne regardassent souvent derriere eux, & ne prinssent plaisir avec admiration de voir ce qu’ils n’avoient accou-tumé en leur terre : & s’ébahissoient & des habits des nótres, & de leur blancheur & effigie35, leur montrans où plus commodément ilz pourroient prendre terre, &c. Puis adjoute36 : Ilz vont tout nuds, sauf qu’ilz couvrent leurs parties honteuses, avec quelques peaux de certains animaux qui se rapportent aux martres, & ces peaux sont attachees à une ceinture d’herbe qu’ilz font propre à ceci, & fort étroite, & tissuë gentillement, & accoutree avec plusieurs queuës d’autres animaux qui leur environnent le corps, & les couvrent jusques aux genoux : & sur la téte aucuns d’eux portent comme des chapeaux, & guirlandes faites de beaux pennaches37. Ce peuple est de couleur un peu bazannee, comme quelques Mores de la Barbariexxviii qui avoisinent le plus de l’Europe :ont les cheveux noirs, touffus, & non gueres longs, & léquels ilz lient tout unis & droits sur la téte, tous ainsi faits que

26. V1 : « ou Septentrion ». 27. accoiser : adoucir, appaiser (Fur.).28. courir : parcourir (Hug.).29. V1 - V2 : « sembla estre fort basse ».30. Manchette : Premiere découverte de la Terre-neuve, depuis appellée la Floride.31. surgir : aborder (Fur.). 32. Manchette : Feux que font les Sauvages és rives de la mer.33. V1 : « En fin ».34. Manchette : Sauvages s’enfuient à l’abord des Chrétiens. 35. effigie : apparence (Hug.). 36. V1 - V2 : « Puis il adjoute ».37. Manchette : Description des Sauvages de la Terre-neuve.

Page 68: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

68 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

si c’étoit une queuë38. Ilz sont bien proportionnez de membres, de stature moyenne, un peu plus grans que nous ne sommes, larges de poitrine, les bras forts & dispos, comme aussi ils39 ont & pieds & jambes propres à la course, n’ayant rien qui ne soit bien proportionné, sauf qu’ils ont la face large, quoy//que non tous, les ïeux noirs & grans, le regard prompt & arreté. Ils sont assez foibles de force, mais subtils & aigus d’esprit, agiles & des plus grans & vites coureurs de la terrexxix.

Or quant au plan & sit40 de cette terre & de l’orée maritime, elle est toute couverte de menu sablon qui va quelques quinze piés en montant41, & s’étend comme de petites collines & cóteaux ayans quelques cinquante pas de large : & navigant plus outre on trouve quelques ruisseaux & bras de mer qui entrent par aucunes fosses & canaux, léquels arrousent les deux bords. Apres ce on voit la terre large, laquelle surmonte ces havres areneux42, ayant de tres-belles campagnes & plaines, qui sont couvertes de bocages & forets tres-touffuës, si plaisantes à voir que c’est merveille : et les arbres sont pour la pluspart lauriers, palmiers, & hauts cyprés, & d’autres qui sont inconnue à notre Europexxx, & léquels rendoient une odeur tres-suave, qui fit penser aux François que ce païs participant en cir-conference avec l’Orient, ne peut étre qu’il ne soit aussi abondant43 en dro-gues & liqueurs aromatiques, comme encore la terre donne assez d’indices qu’elle n’est sans avoir des mines d’or, & d’argent & autres metauxxxxi. Et est encore cette terre abondante en cerfs, daims, & lievres. Il y a des lacs & étangs en grand nombre, et des fleuves & ruisseaux d’eau vive, & des oyseaux de diverses especes, pour ne laisser chose qui puisse servir44 à l’usage des hommesxxxii.

Cette terre est en elevation de trente-quatre degrezxxxiii, ayant l’air pur, serein, & fort sain45, & temperé entre chaud & froid, & ne // sent-on point que les vens violens, & impetueux soufflentxxxiv & respirent en cette region, y regnant le vent d’Orient & d’Occident, & sur tout en Eté, y étant le ciel clair & sans pluie, si ce n’est que quelquefois le vent Austral soufflexxxv, lequel fait élever quelques nuages & brouïllas, mais cela se passe tout soudai-nement, & revient sa premiere clarté. La mer y est quoye46, & sans vio-lence ni tourbillonnemens de flots, & quoy que la plage soit basse & sans aucun port, si n’est-elle point facheuse aux navigans, d’autant qu’il n’y a

38. Manchette : Couleur.39. Manchette : Proportion des corps. 40. sit : situation, disposition, site (Hug.).41. Manchette : Situation de la Terre neuve, dite la Floride. 42. areneux : sablonneux (Hug.). 43. Manchette : Rapport de la Terre-neuve.44. V3 « seruir ».45. Manchette : Elevation de la Terre-neuve dite la Floride. 46. Adjectif qui signifie « calme ».

Page 69: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 69

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

pas un écueil47, & que jusques à rez de terre à cinq ou six pas d’icelle, on trouve sans flux ny reflux vint piés d’eau : Quant à la haute mer on y peut facilement surgir, bien qu’une nef fût combattüe de la fortune, mais prés de la rade il y fait dangereuxxxxvi. Par cette description peut-on reconoitre que ledit Verazzan48 est le premier qui a découvert cette cóte qui n’avoit point encore de nom, laquelle il appelle Terre-neuvexxxvii, & depuis a eté appellee la Floride par les Hespagnolsxxxviii, soit ou pource qu’ils en eurent la veuë le jour de Pasques floriesxxxix, ou pource qu’elle est toute verte & florissante, & que méme les eaux y sont couvertes d’herbes verdoyantes, étant auparavant nommee Jaquaza par ceux du païsxl.

Quant à ce qui est de la nature du peuple de cette contrée, noz François en parlent tout autrement que les Hespagnols, aussi étans natu-rellement plus humains, doux & courtois, ils y ont receu meilleur traite-ment49. Car Jean Ponce y étant allé à la découverte, & ayant mis pied à terre : comme il vouloit jetter les fondemens de quelque // citadelle ou fort50, il y fut si furieusement attaqué par un soudain choc des habitans du païs, qu’outre la perte d’un grand nombre de ses soldats, il receut une playe mortelle, dont il mourut tót aprés, ce qui mit son entreprise à neant, & ne reconurent pour lors les Hespagnols que cet endroit où ilz preten-doient se percherxli.

Depuis encore Ferdinand Sotto riche des dépouïlles du Peru, apres avoir enlevé les thresors d’Atabalippa, desireux d’entreprendre choses grandes, fut envoyé en ces parties-là par Charles V. Empereur avec une armee en l’an mil cinq cens trente-quatrexlii. Mais comme l’avarice insa-tiable le poussoit, recherchant les mines d’or premier que de se fortifier, cependant qu’il erroit ainsi vagabond & ne trouvant51 ce qu’il cherchoit et esperoit, il mourut de vergongne & de dueil, & ses soldats que deça, qui dela, qui furent assommés en grand nombre par les Barbares. De rechef en l’an mil cinq cens quarante-huit, furent envoyez d’autres gens par le mesme Charles V. léquels furent traitez de méme, & quelques-uns écor-chez, & leur peaux attachées aux portes de leurs temples.

Nótre Florentin Verazzan52 s’étant (comme il est à presumer) com-porté plus humainement envers ces peuples, n’en receut que toute cour-toisiexliii, & pourtant dit qu’ils sont si gracieux & humainsxliv, qu’eux (c’est à dire les François) voulans sçavoir quelle estoit la gent qui habitoit le long de cette cóte, envoyerent un jeune marinier, lequel sautant en l’eau (pource

47. Manchette : Mer sans flux ni reflux.48. V1 : « Verazzano ». 49. Manchette : Nature du peuple de la Floride. 50. Manchette : Espagnols mal traités en la Floride.51. V1 - V2 : « ne trouvant point ce qu’il cherchoit ».52. V1 : « Verazzano ».

Page 70: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

70 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

qu’ils ne pouvoient prendre terre, à cause des flots & courans; afin de // donner quelques petite denrees53 à ce peuple, & les leur ayant jettées de loin (pource qu’il se meffioit d’eux) il fut poussé violemment par les vagues sur la rive. Les Indiens (ainsi les appelle-il tousxlv) le voyans en cet état le prennent & le portent54 bien loin de la marine55, au grand étonnement du pauvre matelot, lequel s’attendoit qu’on l’allat sacrifier, & pource crioit-il à l’ayde, & au secours, comme aussi les Barbares56xlvi crioient de leur part pensans l’asseurer. L’ayans mis au pied d’un côtau à l’objet du Soleil ils le dépouïllerent tout nud, s’ébahissans de la blancheur de sa chair, & allumans un grand feu le firent revenir & reprendre sa force : & ce fut lors que tant ce pauvre jeune homme que ceux qui étoient au bateau, esti-moient que ces Indiens le dussent massacrer & immoler57, faisans rotir sa chair en ce grand brazier, & puis en prendre leur curée, ainsi que font les Canibalesxlvii. Mais il en avint tout autrement. Car ayant repris ses esprits, & eté quelque temps avec eux, il leur fit signe qu’il s’en vouloit retourner au navire, où avec grande amitié ilz le reconduirent, l’accollans fort amoureu-sement. Et pour lui donner plus d’asseurance, ils luy firent largue entr’eux, & s’arreterent jusques à tant qu’il fut à la merxlviii.

Ayans traversé païs quelque centaine de lieuës58 en tirant vers la côte qui est aujourd’hui appellée Virginiaxlix, ilz vindrent à une autre contree plus belle & plaisantel que l’autre59, & où les habitans étoient plus blancs, & qui se vétoient de certaines herbes pendantes aux rameaux des arbres, & léquelles ilz tissent avec cordes de chanve sauvage, dont60 ils ont grande abondance. //

Ilz vivent de legumes, léquels ressemblent aux nôtres; & de pois-sons, & d’oiseaux qu’ilzprennent aux rets61, & avec leurs arcs, les fléches déquels62 sont faites de roseaux, & de cannes63, & le bout64 armé d’arrétes de poisson, ou des os de quelque béte.Ils usent de canoës & vaisseaux tout d’une piece, comme les Mexiquainsli, & y est le païsage & terroir fort plaisant, fertil, & plantureux, bocageux &

53. denrée : marchandise (Hug.).54. V2 - V3 : « le prennent et le portent ».55. marine : mer (Hug.).56. barbare : qui n’est pas civilisé (P. R.).57. V2 : « le dussent massacrer, faisans ».58. Manchettes (à la suite) : Descriptions d’autres terres et peuples situez plus au Nort.

Vetemens. Victuailles.59. V3 : « autte » dans le texte. 60. V1 - V2 : « de laquelle ils ont grande abondance ». 61. rets : filets (Hug.).62. apparaît au masculin dans le texte.63. canne(s) : roseau (Hug.) ou arbre qui vient en forme de roseau (Fur.).64. V1 : « le bout desquelles est armé d’arretes ».

Page 71: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 71

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

chargé d’arbres, mais non si odoriferens, à cause que la côte tire plus vers le Septentrion : & par ainsi étant plus froide, les fleurs & fruits n’ont la vehemence en l’odeur que celle des contrées susdites65.

La terre y porte des vignes66 & raisins sans culture, & ces vignes vont se haussant sur les arbres, ainsi qu’il les voit accoutrees en Lombardielii, & en plusieurs endroits de la Gascogneliii : & est ce fruit bon, & de méme gout que les nôtres, & bien qu’ils n’en facent point de vin, si est-ce qu’ils en mangent, & s’ils ne cultivent cet arbrisseau, à tout le moins otent-ils les feuillages qui lui peuvent nuire & empecher que le fruit ne vienne à matu-rité.

On y voit aussi des roses sauvages67, des lis, des violettes, & d’autres herbes odoriferentes & qui sont differentes des nótres.

Et quant à leurs maisons68, elles sont faites de bois & sur les arbres, & en d’aucuns endroits ilz n’ont autre gite que la terre, ni autre couverture que le ciel, & par ainsi ilz sont tretous logés à l’enseigne du Croissant, comme aussi sont ceux qui se tiennent le long de ces terres & rives de la mer69.

Somme nótre Verazzan70 decrit fort amplement // toute cette cóte, laquelle il a universellement veuë jusques aux Terres-neuves où se fait la pecherie des moruësliv.

Mais d’autant qu’en nótre navigation derniere souz la charge du sieur de Poutrincourt, en l’an mil six cens six, nous n’avons decouvert que jusques au quarantiéme degrélv, afin que le lecteur ait la piece entiere de toute nôtre Nouvelle-Francelvi conuë je coucheray ici ce que le méme nous a laissé d’un pays qu’il decrit, & lequel il fait en méme elevation qu’est la ville de Rome à sçavoir à quarante degrez de la ligne, qui est une partie du païs des Armouchiquois (car il ne donne pas de nom à pas un des lieux qu’il a veu)lvii. Il dit donc qu’il vit71 deux Rois (c’est à dire Capitaines)72 & leur train, tous allans nuds, sauf que les parties honteuses sont couvertes de peau, soit de cerf ou d’autre sauvagine : hommes & femmes beaux & courtois sur tous autres de cette cóte, ne se soucians d’or, ni d’argent, comme aussi ilz ne tenoient en admiration ni les miroirs, ni la lueur des armes des Chrétienslviii : seulement s’enqueroient comme on avoit mis ceci en oeuvre. [On] Vit leurs logis73 qui étoient faits comme les chassis d’un

65. Manchettes (à la suite) : Arbres moins odorans que devant. Et pourquoy.66. Manchette : Vignes.67. Manchette : Fleurs.68. Manchette : Maisons.69. V1 : « & rives de mer ».70. V1 : « Verazzano ».71. V1 - V2 : « qu’il y vit deux Rois, c’est-à-dire deux Capitaines ».72. Manchette : Mœurs des peuples qui sont par les 40. degrez.73. Manchette : Logis.

Page 72: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

72 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

lit, soutenu de quatre piliers, & couvert de certaine paille, comme noz nates, pour les defendre de la pluie : Et s’ils avoient l’industrie de bâtir comme par-deça, il leur seroit fort aisé, à cause de l’abondance de pierres qu’ils ont de toutes sortes : les bords de la mer en étans tout couvers, & de marbre & de jaspe74, & autres especeslix.

Ilz changent de place, & transportent leurs cabanes toutes les fois que bon leur semble, ayans en // un rien dressé un logis semblable, & chacun pere de famille y demeurant avec les siens, si bien qu’on verra en une loge vingt & trente personnes. Etans malades ilz se guerissent avec le feu, & meurent plus de grande vieillesse75 que d’autre chose.

Ilz vivent de legumes, comme les autres que nous avons dit, & observent le cours de la lune lors qu’il faut les semer76. Ilz sont aussi fort pitoyables77 envers leurs parens lors qu’ilz meurent, ou sont en adver-sité78 : car ilz les pleurent & plaignent : & étans morts ilz chantent je ne sçay quelz vers ramentevans79 leur vie passeelx.

Voila en somme la substancelxi de ce que nótre Capitaine Florentin écrit des peuples qu’il a découverts80. Quelqu’unlxii dit qu’étant parvenu au Cap Breton81 (qui est l’entrée pour cingler vers la grande riviere de Canada) il fut pris & devoré des Sauvages. Ce que difficilement puis-je croirelxiii, puis qu’il fit la relation susdite de son voyage au Roy, & attendu que les Sauvages de cette terre-là ne sont point82 anthropophages, & se contentent d’enlever la teste de leur ennemilxiv. Bien est vray que plus avant vers le Nort il y a quelque nation farouche qui guerroye perpetuel-lement noz mariniers faisans leur pecherie. Mais j’entens que la querele n’est pas si vieille, ains est depuis vingt ans seulement, que les Maloins tuerent une femme d’un Capitaine, & n’en est point encor la vengeance assouvie. Car tous ces peuples barbares generalement appetent la ven-geance, laquelle ilz n’oublient jamais, ains en laissent la memoire à leurs enfans. Et la religion Chrétienne a cette perfection entre autre cho//ses, qu’elle modere ces passions effrenees, remettant bien souvent l’injure, la justice, & l’execution d’icelle au jugement de Dieu.

74. Manchettes (à la suite) : Marbre. Jaspe.75. Manchette : Guerison des maladies.76. Manchette : Sauvages observent le cours de la Lune pour semer.77. pitoyable : qui exprime la pitié (Hug.).78. V3 : « aduersité » dans le texte.79. ramentevant : souvenir, terme probablement issu du verbe « ramentevoir » qui

signifie se remettre en mémoire (Hug.).80. V3 : « découuert » dans le texte.81. Manchette : Opinion sur la mort de Jean Verrazan.82. V2 : « puis-je croire parce qu’en ces parties-là ils ne sont point antropophages ».

Page 73: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 73

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

notes et commentAiresi. Sur les circonstances qui retardèrent Verrazano en 1524, voir GGV, p. 12, n. 1 et 2.

Même si ce voyage a été financé par des banquiers italiens de Lyon : « divers indices nous autorisent de voir dans l’expédition de Verrazano un caractère offi-ciel » (VT, p. 37). Verrazano sera le premier navigateur, alors qu’on « ignorait à peu près tout de l’immense littoral de l’Amérique septentrionale à l’exception de Terre-Neuve et de la Floride », à découvrir cette façade atlantique et à l’émailler d’une toponymie française (FA, p. 6). C’est lui qui est à l’origine des appellations « Francesca » et « Nova Gallia » qui deviendront par la suite la Nouvelle-France (voir dans l’introduction la note 29 et la note 30).

ii. Verrazano atterrit au « 34ème degré de latitude nord », point d’arrivée qui se trouve bien plus au nord que le territoire qui correspondait à cette époque à la Floride. Verrazano en avait conscience, car, après avoir longé la côte méridio-nale, il ne fait que remonter vers le nord jusqu’à « la terre découverte naguère par les Bretons [Terre-Neuve] qui gît par 50 degrés » (GGV, p. 41, et p. 40, n. 66; ainsi que VT, p. 47).

iii. Lescarbot fait correspondre les textes entre eux (voir dans l’introduction la n. 25).

iv. Le tropique du cancer (23° 26ʹ 16ʺ de latitude nord) franchit le détroit de Floride dans la mer des Caraïbes à environ une trentaine de kilomètres au nord de la Havane.

v. Le terme antarctique signifie « sud ». Lescarbot utilise cette désignation du xvie siècle durant lequel les cosmographes considèrent Amérique et Brésil ou « France Antarctique comme des synonymes [c’est-à-dire] la seule façade atlan-tique du continent sud-américain » (Frank Lestringant, Jean de Léry, Histoire d’un Voyage, Paris, Bibliothèque classique de poche, 2008, p. 105. n. 1). Dans ce pas-sage, Lescarbot fait référence à l’échec de la colonie brésilienne. (Il y reviendra toutefois plus en détail dans son deuxième livre.)

vi. À la suite des déboires de la colonie brésilienne, où elle est évincée par le Portugal, et de l’échec de la Floride, où elle subit le même sort, infligé cette fois par les Espagnols, la France va définitivement se retirer de l’entreprise coloniale au sud (voir le quatrième chapitre de Trudel intitulé « Pour une Nouvelle-France protestante 1555–1565 », VT, p. 177).

vii. Marc Lescarbot fait référence à la bulle Inter Cætera, selon laquelle le Portugal et l’Espagne pouvaient « se partager le monde » (VT, p. 17). Comme l’explique l’historien Trudel : « tout de suite après le retour de Colomb en 1493, l’Espagne se fait confirmer par le pape Alexandre VI l’acquisition de tous les territoires trou-vés et à trouver à l’ouest d’une ligne que l’on trace, du pôle nord au pôle sud, à cent lieues des Açores et du cap Vert, et cela à condition que ces territoires ne soient pas déjà effectivement possédés par un prince chrétien. L’année sui-vante trouvant à se plaindre de ces dispositions, le Portugal convient par un traité avec l’Espagne [le traité de Tordesillas] de reporter la ligne de démarcation à 370 lieues du cap Vert. On venait de régler le plus vaste problème jamais posé à l’humanité : la division en deux parts de ce que le monde contenait de territoires encore inoccupés par des princes chrétiens » (VT, p. 18).

viii. Lescarbot fait allusion aux rois français qui ont soutenu des expéditions de découvertes (François ier, Henri ii, Charles ix, Henri iii, Henri iv et Louis xiii). Ces derniers avaient encouragé les expéditions de Verrazano, Cartier et Roberval, Villegagnon, Ribault, Laudonnière et Gourgues; du Marquis de la Roche, et de De Monts et Champlain.

Page 74: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

74 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

ix. François ier sera le premier roi à défendre l’idée que pour occuper un territoire il ne suffit pas de « passer en cours de route et [de le] découvrir de l’œil » (VT, p. 133). Il s’agit « d’un principe tout à fait nouveau qui pouvait mettre en danger le magnifique partage que le Portugal et l’Espagne s’étaient assuré en 1493 »; François ier aurait, pour se justifier, répondu « sur un ton badin : le soleil m’a donné sa chaleur comme aux autres et je voudrais bien voir le testament d’Adam pour savoir comment il a partagé le monde… » (VT, p. 134).

x. Lescarbot dénonce tant le royaume d’Espagne que celui du Portugal, qui auraient selon lui bénéficié de l’intervention pontificale pour posséder des ayants droit sur le partage d’immenses empires : « les grandes découvertes accomplies par deux nations rivales nécessitaient l’intervention d’un arbitre pour attribuer à chacun ses droits » (VT, p. 18). Au milieu du xve siècle, le pape Nicolas v avait fait paraître la bulle Romanus Pontifex, qui avait accordé le 8 janvier 1455 au roi du Portugal Henri ii le navigateur le droit de disposer des terres africaines nou-vellement découvertes (voir « les bulles pontificales et les Nouveaux Mondes », dans Alphonse Quenum, Les Églises Chrétiennes et la traite Atlantique du XVIème au XIXème siècle, Paris, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 2008, p. 73). Par la suite, la bulle Inter Cætera et le traité de Tordesillas (7 juin 1494) rééquilibreront le partage du nouveau monde entre ces deux grandes puissances (VT, p. 19).

xi. Cette idée aurait été émise par François ier, qui aurait déclaré en 1540 que « si les papes ont une juridiction spirituelle, ils n’ont pas celle de répartir les terres entre les rois et que, d’ailleurs, ni les rois de France ni les autres rois chrétiens n’ont été invités au partage » (VT, p. 19).

xii. L’aîné(e) représente la France, traditionnellement assimilée à la « fille aînée de l’Église ». Il s’agit ici du discours conquérant (Bernard Émont, op. cit., p. 24). Lescarbot « connaît les thèses thomistes reprises en 1532 par le dominicain Francisco de Vitoria du haut de la chaire de théologie de Salamanque, selon les-quelles, le pape ne possède pas la souveraineté temporelle du monde et n’a pas le droit de disposer de territoires, mêmes peuplés de barbares, au profit d’une autre nation » (Éric Thierry, op. cit., p. 180).

xiii. Lescarbot exagère les frontières de cette Nouvelle-France. Il s’agit d’une démonstration excessive qui appartient au discours de la conquête (Bernard Émont, op. cit., p. 23–24). Ce passage préliminaire est une « proclamation de la légitimité d’une Nouvelle-France en Amérique » (Éric Thierry, op. cit., p. 178). On remarquera également l’influence de l’Histoire notable de la Floride, où Laudonnière défend la même idée, à savoir que « la Nouvelle-France est presque aussi grande que toute nostre Europe » (Suzanne Lussagnet, L’Histoire notable de la Floride, in FA, vol. 2, p. 39).

xiv. Aujourd’hui la République dominicaine et Haïti.xv. Lire « à l’Est », c’est-à-dire l’océan Atlantique, et plus au nord la mer du Labrador.xvi. Il s’agit probablement de la mer du Labrador ou de la mer de Baffin.xvii. Allusion aux Portugais Gaspard Corte Real et Joao Alvares Fagundes. L’un aurait

atteint Terre-Neuve en 1500 et l’autre aurait établi, deux décennies plus tard, une colonie sur l’île du Cap-Breton pour le compte de la couronne portugaise (VT, p. 24–28). Lescarbot désigne également quelques explorateurs anglais. Pour donner une idée de la hauteur longitudinale, le Cape Chidley (limite nord du Labrador actuel) se trouve aux environs du soixantième degré nord. Le soixante-dixième degré nord, quant à lui, se situe approximativement au milieu de l’île de Baffin qui sera découverte en 1576 par le navigateur anglais Martin Frobisher. Ce dernier réalisera entre 1576 et 1578 trois voyages pour tenter de trouver la route de l’Asie et essayer de passer « à travers les glaces du nord

Page 75: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 75

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

ouest » (VT, p. 269). Viendront ensuite les explorateurs John Davis (1585) et Henry Hudson (1607), qui s’aventureront dans cette partie septentrionale au nom de la couronne anglaise.

xviii. Cette lettre-missive était en réalité un compte rendu de mission (GGV, p. 49; FA, p. 76).

xix. Nous avons indiqué en italique les passages qui paraphrasent la relation de Verrazano.

xx. Dans la relation établie par Julien on lira : « nous partîmes le 17 janvier avec la dite Dauphine du rocher désert qui est proche de l’île de Madère ». Julien, Mollat et Habert citent Bacchiani qui aurait identifié ce lieu comme étant l’île de Porto Santo et plus particulièrement du cap Girão, qui se trouve légèrement au nord-est de Madère (FA, p. 54, n. 1; voir aussi GGV, p. 12, n. 4).

xxi. Lescarbot ne s’arrête pas aux détails de la relation. Nous renvoyons à la lecture de Julien pour apprécier le style que Verrazano « en bon humaniste » utilise (FA, p. 54). On apprend que le navigateur, porté par un vent d’ouest, aurait parcouru environ 800 lieues. Julien explique qu’une lieue marine à l’époque de Verrazano équivalait à 5924 mètres. Ainsi la Dauphine aurait parcouru une distance d’envi-ron 4720 kilomètres avant de faire face à une tempête « telle que marin n’en subit de pareille » le 24 février (FA, p. 54).

xxii. Il existait deux routes qui pouvaient alors conduire Verrazano en Amérique : « celle de l’Atlantique nord qu’avait inaugurée Cabot et que suivaient les pêcheurs d’Europe; et celle qui obligeait à un détour par les Antilles […] Verrazano ne suit ni l’une ni l’autre, il inaugure une route directe, ce qui témoigne de sa hardiesse de caractère » (VT, p. 41–42).

xxiii. Environ 2370 kilomètres. Pour une analyse complète des différentes contro-verses liées à la « localisation de l’atterrissement de la Dauphine », voir Mollat et Habert (GGV, p. 14, n. 9).

xxiv. Cette terre premièrement aperçue correspondrait aux environs de l’actuel Cape Fear, un cap situé sur la pointe sud-est de l’île Bald Head Island (FA, p. 54, n. 4). La relation précise que cette terre se trouve « sous le 34° » (FA, p. 57), le Cape Fear se situe au 33° 50ʹ 38ʺ de latitude nord.

xxv. Comme on le comprendra d’après une note contenue dans la relation du manus-crit Céllere, l’intention de la Dauphine était de rebrousser chemin et de reprendre la route septentrionale : « pour ne pas [se] fourvoyer parmi les Espagnols » (FA, p. 55). Toutefois ce détour lui avait permis de découvrir cette terre qui « conti-nuait à s’étendre vers le midi » et reconnaître ainsi pour la première fois les côtes de la Caroline du Sud. Il y avait là une preuve que Verrazano ne pouvait ignorer « qu’en 1513 Ponce de Léon avait découvert et baptisé la Floride » (GGV, p. 14, n.10).

xxvi. Il s’agit du premier débarquement dans cette partie du Nouveau-Monde et de la première rencontre avec des indigènes (FA, p. 55). Le lieu d’atterrissage devrait approximativement se trouver légèrement au sud de Cape Fear, aux alentours de Kure Beach.

xxvii. On voit par ce terme qui n’apparaît pas dans la relation du manuscrit Céllere un indice de la présence du discours religieux (Bernard Émont, op. cit., p. 24).

xxviii. D’après le ms. Céllere, Julien donne pour traduction : « assez semblables aux Ethiopiens » (FA, p. 56).

xxix. Le résumé que dresse Lescarbot demeure assez fidèle au manuscrit Céllere. Notre avocat ne précise toutefois pas que Verrazano dit de ces indigènes qu’ils ressemblent aux « Orientaux et surtout aux habitants des régions les plus recu-

Page 76: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

76 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

lées de la Chine » (FA, p. 56). Il n’y avait plus de doute, à l’époque de Lescarbot, que l’Amérique était un autre continent.

xxx. La note marginale du manuscrit Céllere, nous apprend que Verrazano aurait nommé cette terre « Forêt-de-Lauriers […] en raison de la présence de beaux cèdres » (FA, p. 56).

xxxi. Si l’or dont « la terre en a la couleur » est bien mentionné par Verrazano, « l’argent » est un ajout de Lescarbot; « Et altre divitie : oro, del quale la terra in tal colore tutta tende » (GGV, p. 17). Cette accumulation des richesses concorde avec la volonté expansionniste et le discours propagandiste de l’auteur dans un pays où tout reste à explorer, et où tous les espoirs fournissent autant de motifs à son projet scriptural et colonialiste.

xxxii. Lescarbot fait allusion à la chasse, comme l’indique le passage suivant (FA, p. 57).

xxxiii. Le manuscrit Céllere précise : « Sta questa terra in gradi 34 », c’est-à-dire sous le 34e degré (GGV, p. 17).

xxxiv. Il s’agit du Corus et du Zéphyr. Ces noms étaient employés dans la mytholo-gie grecque pour désigner les vents venant du nord-ouest (François Noël, Dictionnaire de la Fable, t. 2, Paris, Le Normant, 1801, p. 712; voir également GGV, p. 17. n. 17).

xxxv. Vent du sud.xxxvi. Lescarbot fait allusion à une mésaventure de la Dauphine que l’auteur du

manuscrit Céllere raconte : « le fond en est si sûr qu’aucun navire assailli par la tempête ne saurait périr dans ces parages à moins de rompre ses amarres. Nous en avons fait nous-mêmes l’expérience, car étant ancrés en haute mer au début de mars, époque à laquelle les vents sont partout d’une grande violence, il nous arriva plusieurs fois, au cours de tempêtes, de trouver notre ancre brisée. Mais jamais elle ne dérapa ni ne se déplaça le moins du monde » (FA, p. 57).

xxxvii. Lescarbot ne connaissait vraisemblablement pas la carte de Magiollo sur laquelle il aurait vu que « cette cote qui n’avoit point encore de nom » avait en fait été désignée par deux toponymes « Francesca » et « Nova Gallia » (voir les cartes de Magiollo et Girolamo Da Verrazano in FA, in fo, p. 64–65).

xxxviii. Lescarbot commet ici une confusion d’ordre géographique. Il cherche à revendi-quer la possession de la Floride pour le compte du royaume de France. Pourtant, celle-ci, et même si l’auteur le reconnaît, avait été découverte par Ponce de Léon un peu plus d’une décennie avant Verrazano (en 1513). Divers indices montrent que Lescarbot se trompe. Premièrement, Verrazano avait baptisé cette côte nouvelle « Francesca » en l’honneur de François ier, ce que Lescarbot semble ignorer. Deuxièmement, le fait qu’il ne précise pas la date du voyage de Ponce de Léon dévoile assez nettement son incertitude sur la chronologie de cette entreprise. Enfin, il suffit de se reporter aux diverses notes marginales pour voir qu’il situe au même endroit deux lieux qui ne le sont pas. Ces erreurs géogra-phiques relèvent davantage de la volonté propagandiste que de la précision cosmographique. Toutefois, les découvertes floridiennes (tant celles de Ponce de Léon que celles de Lucas Vasquez de Ayllon en 1521–1522) étaient encore très peu connues à l’époque où écrit Lescarbot; chaque roi chrétien pouvait ainsi prétendre au désir de posséder la terre s’il en finançait la conquête. Ce que naturellement avec une plume publicitaire avant-gardiste, Lescarbot cherche à rappeler auprès d’un bon entendeur : le roi Henri iv (dans sa première édition) et son successeur Louis xiii (dans les éditions suivantes).

xxxix. L’influence de l’Histoire notable de la Floride est très présente dans ce passage. Lescarbot imite Laudonnière qui présente lui aussi l’étendue du continent amé-

Page 77: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 77

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

ricain et dont « la partie Meridionale » qui se nomme « la Floride, à raison qu’elle fut descouverte le jour de Pasques Flories » (Suzanne Lussagnet, op. cit., p. 39).

xl. Dans ce paragraphe, Lescarbot utilise un discours conquérant (Bernard Émont, op. cit., p. 24). Il se base sur cette description de Verrazano pour revendiquer les droits sur la Floride qui s’étendait alors plus au nord que l’état de Floride que nous connaissons aujourd’hui.

xli. Ponce de Léon mourut à Puerto Rico des suites d’une blessure par une flèche empoisonnée qu’il avait reçue au cours d’une bataille en 1521.

xlii. Conquistador né à la fin du xve siècle, Hernando de Soto avait sillonné en grande partie l’Amérique centrale actuelle à partir de 1523. Comme le mentionne Lescarbot, il ramènera en Espagne le trésor du dernier des empereurs incas Atahualpa qui sera garrotté en août 1533 après avoir payé une rançon fabuleuse aux Espagnols. Voir l’ouvrage de Janet Hubbard-Brown, Hernando de Soto and His Expeditions Across the Americas, New York, Chelsea House, 2005.

xliii. Ce passage reflète le zèle colonial de Lescarbot. Il ne serait pas sérieux d’établir une comparaison entre ces deux expéditions en quelques lignes. Il simplifie ici les événements historiques : « la volonté constante de Lescarbot est […] de res-treindre l’emprise coloniale pour la mieux maîtriser » et peut-être la légitimer en évinçant les prétentions étrangères (Frank Lestringant, op. cit. p. 309).

xliv. On remarquera la vision humaniste de Lescarbot qui pose un regard tout à fait moderne sur les autochtones. Pour les décrire, il utilise les deux adjectifs gra-cieux et humains, dont la connotation demeure chaleureuse. La description des Indiens d’après la traduction du manuscrit Céllere ne met pas en avant ces caractéristiques : « ce jeune homme constata chez ce peuple les particularités suivantes : la couleur noire comme chez les précédents, la peau très brillante, la taille moyenne, le visage plus allongé, les membres plus fins, une vigueur beau-coup moins grande, et plus de vivacité d’esprit. Il ne remarqua rien d’autre » (GGV, p. 19). L’espace de plus de trois quarts de siècle qui sépare Lescarbot de Verrazano lui permet une nouvelle approche : celle de l’apprivoisement de l’indigène. Certes il n’hésite pas à simplifier le discours de son précurseur, mais selon une envie certaine de le « bonifier », de le condenser à sa plus simple expression : les autochtones sont « gracieux » (adjectif qui signifie « emplis de grâce » au xviie siècle); la définition du terme s’apparentait davantage à celui de la vertu (Hug.). D’autre part l’autochtone est « humain », c’est-à-dire bienveillant selon le sens rabelaisien du terme. En chrétien attentif et peut-être grâce au recul de son siècle — pensons à la bulle du pape Paul III de 1535, Véritas ipsa —, Lescarbot trouve la bonne distance et évite la comparaison frontale en offrant au public une vision certainement sommaire mais tout à fait touchante par sa cordialité et sa spontanéité. Il s’attache à la figure de l’Indien et la façonne en ajoutant à la vision de Verrazano la sienne propre, chargée de son souve-nir personnel. Sans doute entrevoit-il déjà l’esquisse de la dernière partie de son œuvre (le livre VI) qui s’annoncera comme le premier traité ethnographique nord-américain. Ce regard posé sur le « presque bon sauvage » est un regard empreint d’humanisme (Bernard Émont, op. cit., p. 267).

xlv. Malgré l’insistance contenue dans la parenthèse, Lescarbot emploie le terme Indiens qui n’apparaît pas dans le manuscrit Céllere, dans lequel on lira « le gente de la terra ». L’expression est traduite par « les habitants » (FA, p. 58) ou « les indigènes » (GGV, p. 19).

xlvi. Dans le manuscrit Céllere : « les autres […] criaient également » (FA, p. 58); « et eux criaient aussi en leur langue » (GGV, p. 19).

Page 78: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

78 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits anciens

xlvii. Dans ce passage Lescarbot dramatise volontairement le ressenti des matelots puisque le terme cannibale n’apparaît pas dans la relation de Verrazano. Il s’agit d’une volonté rhétorique de sa part, selon laquelle l’anthropophagie est un motif récurrent utilisé pour différencier les Indiens septentrionaux des Indiens méridionaux.

xlviii. Lescarbot n’extrapole pas sur ces manifestations de cordialité des autochtones. La description et le résumé qu’il dresse demeurent fidèles au manuscrit Céllere.

xlix. Trudel explique que « le littoral nord-américain restait encore, jusqu’à la Floride, innocupé; il ne pouvait le demeurer bien longtemps : en avril 1606, le roi d’An-gleterre signait une charte pour la colonisation de la Virginie » (Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France – Le Comptoir, Montréal, Fides, 1968, p. 58). L’influence de l’Histoire notable se fait ressentir dans ce chapitre.

l. Sans doute Lescarbot veut-il parler de « la côte [en direction du nord-est] que nous baptisâmes Arcadie à cause de la beauté des arbres » (GGV, p. 25).

li. Sur la méthode utilisée pour fabriquer les flèches, le manuscrit Céllere donne davantage de détails. Il en est de même pour la fabrication des canoés « de simples troncs creusés où quatorze à XV hommes prennent commodémment place » (GGV, p. 33).

lii. Le terme Lombardie est rétabli par Lescarbot. Le manuscrit Céllere utilise « Gaule Cisalpine », sans doute à cause « de la culture classique de l’explorateur et son souci de plaire à François ier, au moment où il cherchait à faire valoir ses droits dynastiques sur le duché de Milan » (GGV, p. 25, n. 26).

liii. La comparaison à la Gascogne est un ajout de Lescarbot. Il y fait référence à de nombreuses reprises dans son œuvre.

liv. À la toute fin de sa relation, Verrazano prétendait avoir dépassé le 54e degré. Cela correspondrait à une localisation proche de l’embouchure de la Groswater Bay (mer du Labrador), ce qui paraît excessif (FA, p. 75, n. 2). Il aurait, en lon-geant les côtes, négligé « la terre découverte par les Portugais il y a un certain temps » (GGV, p. 45). Verrazano fait allusion aux expéditions des frères Corte-Real au début du xvie siècle. Il paraît plus plausible de s’en tenir à ce qui est écrit précédemment : « nous nous approchâmes de la terre découverte naguère par les Bretons, qui gît par cinquante degrés. Mais ayant épuisé toutes les res-sources du bord et nos victuailles, ayant découvert plus de sept cents lieues de terres nouvelles, nous nous ravitaillâmes en eau et en bois, et délibérâmes de retourner en France » (GGV, p. 41).

lv. Rappelons-nous qu’en 1606, alors que la colonie de Port-Royal était sous la garde de Lescarbot, l’expédition de De Monts s’était rendue jusqu’au cap Fortuné (non loin du Cape Cod actuel). Elle avait été stoppée brutalement en raison de diverses conjectures (voir le chapitre intitulé « La tragédie de Port-Fortuné », dans Marcel Trudel, op. cit., p. 59). Comme le constate Lescarbot, les explorateurs se trouvaient tout près du « célèbre Refuge (baie de Rhode-Island) où Verrazano avait passé des jours si agréables » (ibid.). Lescarbot semble exa-gérer l’avancée de la reconnaissance géographique, le Cape Cod se trouvant bien au-dessus du 40e degré. Champlain s’était d’ailleurs plaint de cette perte de temps qui avait empêché l’exploration plus au sud.

lvi. En faisant abstraction de l’expédition de De Sotto en Floride, en commettant l’amalgame de donner aux découvertes de Verrazano un point de départ se trou-vant plus au sud de ce qu’il était en réalité, et en ajoutant à cela un certain flou qui règne sur les contrées les plus septentrionales non encore explorées totale-ment, Lescarbot réussit à donner rhétoriquement l’impression à son lecteur que cette Nouvelle-France s’étend du tropique du cancer au cercle arctique.

Page 79: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 79

Nicolas Hebbinckuys Marc Lescarbot, premier commentateur de Verrazano

lvii. L’écrivain, qui ne connaît ni l’existence de la carte de Magiollo, ni de celle de Girolamo Verrazano, profite du flou de son époque pour récolter, en situant aux alentours de cette ligne des quarante degrés, le fruit des explorations de l’équi-pée de De Monts menées en 1605 et 1606 jusqu’au Cape Cod.

lviii. Le terme Chrétien est un ajout de Lescarbot.lix. La description de ces habitations est l’un des témoignages les plus intéres-

sants que comporte le manuscrit Céllere. Nous en reportons ici l’intégralité de la traduction qui présente le premier regard architectural sur cette partie du Nouveau-Monde : « plus loin à l’intérieur, nous vîmes leur habitations. De forme circulaire, elles font de XVIII à XV pas de circonférence et elles sont formées de demi cercles de bois. Elles sont isolées l’une de l’autre sans ordre architectural. Une couverture faite de paille habilement tressée les protège de la pluie et du vent. Il n’est pas douteux que, s’ils possédaient la perfection des artisans que nous avons, ils construiraient de grands édifices, car sur tout le littoral abondent les variétés de pierres bleues ou transparentes et d’albâtre » (GGV, p. 33).

lx. Bien que Lescarbot résume la substance du passage en question, nous repro-duisons ici la traduction moderne du manuscrit Céllere qui est plus explicite : « ils vivent longtemps et sont rarement malades. S’ils sont blessés, ils se soignent eux-mêmes, au moyen du feu, sans se plaindre. Leur fin résulte de l’extrême vieil-lesse. Nous les croyons affectueux et charitables envers leurs proches, car ils multiplient les lamentations devant l’adversité et dans leur misère, leur rappe-lant tous leur bonheur. Enfin, au terme de leur vie, leurs parents, les uns avec les autres, exhalent la plainte sicilienne [Mollat et Habert expliquent qu’il s’agit d’une allusion au ripitiu, une complainte sicilienne chantée lors de la mort d’un proche] entrecoupée de chants, les heures durant » (GGV, p. 35).

lxi. Il s’agit comme il l’explique d’un condensé.lxii. Le poète humaniste Jove dont Verrazano était l’ami intime. lxiii. L’intuition de Lescarbot est en partie juste. Si, on en est certain, Verrazano n’a

pas trouvé la mort aux alentours du Cap-Breton, il a toutefois été dévoré par des indigènes au cours de son troisième voyage. L’endroit, baptisé « Insule di Cannibali » par son frère, témoin de l’événement, est assez incertain. Il s’agi-rait probablement d’une île antillaise de la côte nord de la Jamaïque ou la Guadeloupe (voir GGV, p. 124–125).

lxiv. Comme il l’avait fait précédemment, Lescarbot avance cet argument à nouveau dans ce chapitre.

Page 80: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 81: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 81

RésuméDurant le voyage que François Edme Rameau de Saint-Père a effectué en Acadie, en 1860, il a noté sous forme de journal ses impressions de voyage. Depuis son départ de Boston en juillet 1860, jusqu’au terme de son voyage dans le comté de Bonaventure à la fin août de la même année, Rameau de Saint-Père a noté au jour le jour les principaux événements qui ont marqué son périple en terre d’Acadie. Quoique ces notes aient fait l’objet de deux publications, la majeure partie en est restée à l’état manuscrit. Le texte présente donc ces notes manuscrites, qui ont été déposées au Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson au cours des années 1950 et qui ont été disponibles pour la recherche depuis les années 1960. Or, comme ces notes manuscrites ne sont pas facilement compréhensibles, c’est donc en vue de les rendre accessibles aux chercheurs qu’elles ont été transcrites. Pour en faciliter la compréhension, elles seront agrémentées de notes critiques ou d’an-notations et de commentaires.

Ronnie-Gilles LeBlanc Parcs Canada, Halifax

Transcription et édition critique des notes de voyage de François Edme Rameau de Saint-Père, en Acadie, en 1860

études

Écrits des xixe et xxe siècles

Au tout début des années 1970, le fonds d’archives de François Edme Rameau de Saint-Père1, déposé au Centre d’études acadiennes par sa fille, a été classé par le père Anselme Chiasson, qui a fait paraître, dans les Cahiers de la Société historique acadienne dont il était le rédacteur, des extraits des notes de voyage que ce Français avait écrites durant son voyage en Acadie, à l’été 1860. Le père Anselme Chiasson permettait ainsi aux chercheurs de se faire une idée de ce que pouvait contenir la docu-mentation qui composait ce fonds d’archives. Rameau m’était déjà connu comme un historien de l’Acadie, grâce à son étude Une colonie féodale en Amérique – L’Acadie2. En outre, ayant été initié par Léon Thériault, mon professeur d’histoire acadienne du xixe siècle, à l’apport de Rameau dans la fondation du premier journal acadien, parmi d’autres œuvres patrio-

1. Afin d’alléger le texte, nous écrirons ci-après « Rameau » pour désigner François Edme Rameau de Saint-Père.

2. F. E. Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique – L’Acadie, 1604–1881, Paris/Montréal, Librairie Plon/Granger Frères, 1889.

Page 82: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

82 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

tiques, je désirais connaître davantage le contenu des archives laissées au Centre d’études acadiennes par la fille de ce bienfaiteur de la cause acadienne.

En compulsant Une colonie féodale, j’avais relevé un passage à l’effet que les descendants des Acadiennes et Acadiens qui avaient survécu au Grand Dérangement, racontaient qu’une caravane composée de « deux cents familles environ » était partie des colonies anglo-américaines et, après des mois et des mois de marche à travers la forêt, était enfin arrivée dans la belle vallée de Memramcook. Laissant là quelques familles, le reste de la caravane s’était ensuite dirigée vers les terres ancestrales de la baie Française, pour constater à son grand malheur que ces terres étaient maintenant occupées par des personnes d’une autre culture. C’est ainsi que la région sud-ouest de la Nouvelle-Écosse avait accueilli ces pauvres malheureux3. À vrai dire, autant cette histoire était touchante, autant elle laissait planer des doutes dans l’esprit de certains, surtout les généalo-gistes qui n’y voyaient là que pure chimère de la part de Rameau, puisque l’origine et le parcours des familles fondatrices des établissements aca-diens de la Baie Sainte-Marie et du comté de Yarmouth étaient relative-ment bien connus. En réalité, peu de ces familles avaient été déportées dans les colonies anglo-américaines et celles qui l’avaient été étaient revenues en Nouvelle-Écosse par bateau. Où donc Rameau avait-il puisé cette histoire? La seule façon de le savoir, c’était de vérifier d’abord son fonds d’archives, qu’avait classé et décrit de façon relativement détaillée le père Anselme Chiasson. Grâce à l’index préparé sous ses bons soins, je consultai un document qui semblait correspondre à ce que je cherchais. Quelle ne fut ma surprise quand je commençai à lire le document en ques-tion! Mais quel était exactement ce charabia, me demandai-je à la vue de cette écriture minuscule et d’une calligraphie assez particulière? C’est alors que je consultai Ronald LeBlanc, le bibliothécaire du Centre d’études acadiennes, qui me répondit que je n’étais pas le premier à me plaindre de la difficulté à déchiffrer l’écriture de Rameau et que le père Anselme Chiasson s’était même détaché la rétine de l’œil en classant son fonds d’archives! Monsieur LeBlanc m’aida alors à lire des passages du texte et, peu à peu, je commençai à comprendre l’écriture de Rameau. Non seu-lement trouvai-je ce que je cherchais au sujet de l’origine du mythe de la caravane acadienne, mais ce que je lisais me paraissait tellement riche en informations sur la communauté acadienne des xviiie et xixe siècles que je trouvais regrettable que cette documentation ne soit pas plus accessible aux chercheurs. Ses notes prises lors de son voyage en Acadie, en 1860, me paraissaient particulièrement intéressantes.

3. Id., tome ii, p. 186–191.

Page 83: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 83

Ronnie-Gilles LeBlanc François Edme Rameau de Saint-Père en Acadie

Même si je m’étais fixé à l’époque comme objectif de transcrire ces notes de voyage en vue de continuer le travail qu’avait entrepris le père Anselme Chiasson et qu’il avait dû abandonner au début des années 1970, ce n’est qu’une trentaine d’années plus tard que j’entrepris enfin cette lourde tâche. Dans les lignes qui suivent se trouve un aperçu de ce en quoi a consisté ce travail de transcription et de reconstitution du récit émanant des notes du voyage de Rameau en Acadie, à l’été 1860.

I. François Edme Rameau de Saint-Père (1820–1899)De nombreuses études ont été consacrées à l’œuvre de Rameau en

Acadie4. Toutes ces études établissent clairement le rôle prépondérant qu’a joué ce Français au sein de la communauté acadienne durant la seconde moitié du xixe siècle. Raymond Mailhot ira même jusqu’à prétendre que Rameau est « à l’origine de l’orientation de la recherche et de “l’idéologie” des leaders acadiens »5. Un autre chercheur, Camille-Antoine Richard, qui s’est penché sur le discours idéologique des conventions nationales aca-diennes, ajoute que Rameau avec l’écrivain américain, Henry Wadsworth Longfellow, « ont non seulement placé l’Acadie sur la carte du monde, mais ils ont beaucoup contribué à insuffler à l’élite nationale naissante, par leur inspiration et leur encouragement, le projet d’organiser collec-tivement l’Acadie nationale »6. Il ne fait donc nul doute dans l’esprit de ces chercheurs que Rameau a exercé une très grande influence auprès de l’élite acadienne naissante durant la seconde moitié du xixe siècle. Selon eux, ce Français a eu le mérite de tracer un programme d’action nationale en préconisant, entre autres, la fondation d’institutions d’enseignement, l’élection d’une députation acadienne pour représenter les intérêts de la

4. Mentionnons entre autres les études suivantes : Pierre Trépanier et Lise Trépanier, « À la recherche d’un homme et d’une société : Rameau de Saint-Père et l’Acadie », Bulletin du Centre de recherche en civilisation canadienne-française, n˚ 16, 1978, p. 15–17; Lise Trépanier et Pierre Trépanier, « Rameau de Saint-Père et le métier d’historien », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 33, n˚ 3, 1979, p. 331–355; Patrick D. Clarke, « Rameau de Saint-Père, Moïse de l’Acadie », Journal of Canadian Studies, vol. 28, n˚ 2, 1993, p. 69–95.

5. R. Mailhot, « La “Renaissance acadienne” (1864–1888) – L’interprétation tradition-nelle et “le Moniteur acadien” », thèse de diplôme en études supérieures (histoire), Université de Montréal, Montréal, 1969, p. 22. Une autre chercheuse, Prudence Sloat, dans une thèse intitulée « La Survivance française au Nouveau-Brunswick » (Université McGill, 1946, p. 5), fait de Rameau le « père spirituel de la Nouvelle Acadie ». Voir id., p. 56.

6. C.-A. Richard, « Le discours idéologique des conventions nationales et les origines du nationalisme acadien. Réflexions sur la question nationale », Cahiers de la Société historique acadienne [désormais SHA], vol. 17, n˚ 3, juillet-septembre 1986, p. 76.

Page 84: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

84 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

communauté acadienne, la création d’un journal et l’organisation d’un mouvement de colonisation7.

Rameau est né en 1820 à Gien, dans le Loiret, mais très jeune, il perd ses deux parents et, avec son frère, il va habiter à Bourges chez sa grand-mère, qui lui inculquera de grandes valeurs morales chrétiennes dans une France qui a de la peine à se relever des bouleversements de la Révolution et de l’Empire. Après des études en droit à Paris, il se lance dans une aventure de colonisation en Algérie, où il fait la rencontre d’un mission-naire français qui l’initie à la francophonie nord-américaine. Dès lors, Rameau ne tarit d’intérêt pour ce projet d’empire colonial français avorté au xviiie siècle, mais surtout pour les descendants des colons français qui y habitent toujours au xixe siècle. Débutent alors de longues années de recherches dans les archives coloniales françaises et également une correspondance épistolaire outre-Atlantique lui permettant d’accumuler une masse d’informations qui va aboutir à la publication, en 1859, d’un ouvrage intitulé La France aux colonies : études sur le développement de la race française hors de l’Europe – Les Français en Amérique – Acadiens et Canadiens8.

Quelques mois à peine après la publication de cette œuvre magis-trale, Rameau s’embarque pour l’Amérique du Nord, dans le but d’étudier davantage l’état actuel de ces populations francophones qui évoluent dans un milieu anglo-saxon. Il parcourt ainsi, une année durant, les prin-cipaux foyers de vie française dans ce qui constituait jadis la Nouvelle-France : le Québec, où il passe une partie de l’été et de l’automne 1860, la région de Détroit et de Saint-Louis et la Louisiane, où il séjourne durant l’hiver et le printemps 1861, et enfin l’Acadie, qu’il visite en juillet et août 1860 — tournée qui lui inspire les notes de voyage qui forment l’objet de cet article.

Rameau rentre en France à la fin du printemps 1861, plus convaincu que jamais qu’il existe un avenir pour ces îlots de vie française en Amérique du Nord, auxquels il va consacrer le reste de sa vie. Il s’intéressera plus particulièrement à l’Acadie, dont il publie, en 1877, une histoire intitulée Une colonie féodale en Amérique – L’Acadie 1601–17109, qu’il réédite en 1889, en ajoutant un deuxième tome qui couvre la période allant de 1710 à

7. R. Mailhot, op.cit. p. 19–21.8. F. E. Rameau de Saint-Père, La France aux colonies : études sur le développe-

ment de la race française hors de l’Europe – Les Français en Amérique – Acadiens et Canadiens, Paris, A. Jouby, 1859, xxxix-160 p., 355 p. [première partie : « Les Acadiens », p. 13–160; deuxième partie : « Les Canadiens », p. 1–355]. Il s’agit, en fait, de la première histoire de l’Acadie en langue française après le Grand Dérangement.

9. F. E. Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique – L’Acadie, 1604–1710, Paris, Librairie académique, Didier et Cie, Libraires-éditeurs, 1877, 367 p.

Page 85: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 85

Ronnie-Gilles LeBlanc François Edme Rameau de Saint-Père en Acadie

188110. Rameau est revenu en Amérique en 1888, au Québec et en Acadie, où il a été accueilli en héros partout où il est passé. Ainsi, quand il meurt en France, en 1899, toute l’Acadie pleure sa disparition.

II. Son voyage en Acadie en juillet et août 186011

A. Ses notes de voyageDurant les deux mois que Rameau passe en Acadie, il note au jour

le jour ses observations sur les établissements acadiens, de même que sur la région des Maritimes en général. Il est maintenant à même de véri-fier sur place ce qu’il a avancé dans l’étude qu’il vient de publier. Ses notes manuscrites se trouvent au Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson (céA) de l’Université de Moncton, où elles ont été déposées par le père René Baudry, qui les avait obtenues de la fille de Rameau au début des années 195012. Dès son retour en France, Rameau s’est servi des notes qu’il avait rédigées au cours de son voyage pour la prépara-tion d’une série d’articles consacrés à son voyage en Acadie, qui seront publiés en 1862 dans le périodique L’Économiste français13. Par après, le journal qu’il a aidé à fonder, Le Moniteur acadien, lui consacre, à lui et à son œuvre, beaucoup de place dans ses colonnes. Par ailleurs, ce journal reproduit une partie de la série d’articles que Rameau a fait paraître dans L’Économiste français14. En 1949–1950, sa fille, L. Decencière-Rameau de Saint-Père, fait paraître, dans La Revue de l’Université Laval, le journal de son voyage au complet, y compris son séjour au Québec, ainsi qu’en Louisiane et aux États-Unis au cours de l’hiver de 186115. Or cette version de son journal ne se trouve qu’en partie dans le versement qui a été fait au céA dans les années 1950. En fait, on peut facilement comparer les passages qui se trouvent sur son séjour en Acadie dans le journal publié

10. F. E. Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique – L’Acadie, 1604–1881, Paris/Montréal, Librairie Plon/Granger Frères, 1889, tome i : 365 p., tome ii : 425 p.

11. Voir l’annexe i pour voir l’itinéraire du voyage de Rameau en Acadie, en 1860.12. Le fonds a été versé au céA en trois tranches, en 1951, en 1955 et en 1956 par la

fille de Rameau, Solange Decencière-Ferrandière, et son petit-fils H. Decencière-Ferrandière.

13. F. E. Rameau de Saint-Père, « Un voyage en Acadie – 1860 », L’Économiste français, n˚ 3, 10 janvier 1862, p. 35–36; n˚ 4, 25 janvier 1862, p. 17–18; n˚ 6, 25 février 1862, p. 71–72; n˚ 8, 25 mars 1862, p. 94–96; n˚ 9, 10 avril 1862, p. 106–108; n˚ 10, 25 avril 1862, p. 118–120; n˚ 11, 10 mai 1862, p. 138–140; n˚ 12, 10 juin 1862, p. 158–160; n˚ 15, 25 juillet 1862, p. 194–196; n˚ 16, 10 août 1862, p. 206–208.

14. Voir F. E. Rameau de Saint-Père, « Une assemblée de nuit chez les Acadiens de Bouctouche (N.-B.), en 1860 », L’Économiste français, n˚ 15, le 25 juillet 1862, p. 194–196. Reproduit dans Le Moniteur acadien, le 3 août 1886, p. 2.

15. F. E. Rameau de Saint-Père, « Voyage au Canada », La Revue de l’Université Laval, vol. iv, n˚ 1, septembre 1949, p. 85; vol. iv, n˚ 2, octobre 1949, p. 184.

Page 86: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

86 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

et les notes déposées au céA, mais il est évident que la documentation avec laquelle a travaillé madame Decencière-Rameau de Saint-Père dif-fère en certains points des notes manuscrites déposées au céA. Par après, alors qu’il travaillait au classement des archives de Rameau, au début des années 1970, le père Anselme Chiasson, archiviste au céA, a publié une partie des notes de voyage, celles relatives à la Nouvelle-Écosse, dans les Cahiers de la Société historique acadienne16.

Il convient de mentionner que ces notes manuscrites ont donc été réorganisées pour les besoins du céA et ne correspondent donc plus à l’ordre qu’aurait pu y établir Rameau. Une chose est certaine : c’est que Rameau a, semble-t-il, griffonné ces notes au fur et à mesure que progres-sait son voyage et qu’elles ont été transcrites sur du papier brouillon la majeure partie du temps. Dans certains cas, il a ajouté des passages dans les jours qui ont suivi. Ensuite, surtout durant le temps qu’il avait à passer dans une chambre d’hôtel ou encore dans un presbytère ou une maison particulière, il retranscrivait ou mettait ces notes au propre. De plus, durant son séjour au Québec17 et à son retour en France, il les a reprises et les a retravaillées de nouveau, de telle sorte que, dans certains cas, nous disposons de plusieurs versions de ses notes relatives aux diffé-rents arrêts qu’il a effectués un peu partout en Acadie ou aux Maritimes, mais surtout en Nouvelle-Écosse, pour laquelle il avait commencé à pré-parer un récit de voyage, sans doute en vue de sa publication18. Ajoutons enfin que certaines étapes de son voyage manquent, alors qu’il y fait réfé-rence ailleurs dans ses notes19. Il faut aussi ajouter que le céA possède des bribes des notes que Rameau a prises durant son deuxième voyage effectué en Acadie en 1888, cette fois en compagnie de son épouse et de

16. « Notes de Voyage de Rameau en Acadie 1860 », Cahiers de la Société historique acadienne, vol. iv, n˚ 1, avril-juin 1971, p. 32–41; « Notes de voyage en Acadie en 1860 par Rameau de Saint-Père (suite) », SHA, vol. iv, n˚ 2, juillet-septembre 1971, p. 85–87; « Notes de voyage de Rameau en Acadie en 1860 », SHA, vol. iv, n˚ 4, janvier-mars 1972, p. 165–167; « Voyage de Rameau de Saint-Père dans la région d’Arichat 1860 », vol. iv, n˚ 5, avril-juin 1972, p. 205–211; « Voyage de Rameau de Saint-Père en Acadie 1860. Sainte-Anne d’Eel Brook et Pubnico », SHA, vol. iv, n˚ 7, octobre-décembre 1972, p. 303–306; « Voyage de Rameau de Saint-Père en Acadie 1860. Halifax », SHA, vol. iv, n˚ 8, janvier-mars 1973, p. 343–345.

17. Voir F. E. Rameau de Saint-Père, « Voyage au Canada », La Revue de l’Université Laval, op. cit.

18. Ce manuscrit est intitulé « Voyage dans la Nouvelle-Écosse en 1860 » et comprend quelque 76 feuillets, qui traitent de son voyage à partir de Yarmouth jusqu’à l’île Madame. Par ailleurs, il est possible d’avancer qu’au moins les deux tiers de ses notes manuscrites se rapportent à l’étape de son voyage dans la Nouvelle-Écosse.

19. De plus, il fait référence à son « carnet » à quelques reprises dans ses notes, mais malheureusement, ce carnet ne figure pas dans la documentation qui a été remise au céA.

Page 87: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 87

Ronnie-Gilles LeBlanc François Edme Rameau de Saint-Père en Acadie

leur fille20. Le carnet des notes qu’il a prises à cette occasion se trouve maintenant aux Archives nationales du Québec, à Québec21.

C’est dans le but de rendre accessibles les notes de voyage de Rameau en Acadie, en 1860, que nous en avons entrepris la transcrip-tion, d’autant plus que beaucoup de chercheurs avaient de la difficulté à déchiffrer son écriture22. N’oublions pas que le père Anselme Chiasson a dû abandonner le classement des notes de voyage de 1860, qui demeure toujours inachevé, ce qui n’a certainement pas facilité notre travail, car nous avons dû refaire ce classement dans le but de reconstituer ces notes de voyage qui comprennent en tout quelque 346 feuillets.

B. La transcription et l’édition des notes de voyage de RameauIl est étonnant que, malgré deux publications impliquant un effort

d’édition (ce qui n’est pas le cas avec la partie des notes publiées par le père Anselme Chiasson dans les Cahiers de la SHA), les notes manuscrites du voyage de Rameau en Acadie demeurent en gros inédites. En effet, en dehors de la partie des notes relatives à la Nouvelle-Écosse, où le travail de réécriture de Rameau est évident, les notes de voyage traitant de son passage au Nouveau-Brunswick et en Gaspésie n’ont pas été retouchées, sauf dans de rares cas où certains passages ont été utilisés dans la deu-xième édition d’Une colonie féodale en Amérique.

Le traitement de ces notes de voyage a été long et fastidieux. Il y a eu d’abord la tâche ardue de tout transcrire dans les moindres détails, dans le but, au départ, de publier ces notes telles quelles sur Internet afin de les rendre accessibles au plus grand nombre de personnes pos-sible, puisqu’elles contiennent de très précieux renseignements sur les différentes régions acadiennes que Rameau a visitées, notamment sur le passé de ces régions, voire de l’Acadie, surtout à l’époque du Grand Dérangement — passé qu’il a pu reconstruire à l’aide d’informations recueillies auprès de personnes âgées. Non seulement il a fallu transcrire, le plus souvent à la loupe, ces notes presque indéchiffrables, mais nous avons dû, de plus, les organiser, puisque le classement était resté ina-chevé. Une fois les notes rassemblées, il a fallu comparer les différentes versions, qui sont au nombre d’au moins trois, surtout en ce qui a trait

20. céA, fonds Edme-Rameau de Saint-Père, 2.13.3 et 2.13.4. Lors du classement du fonds de Rameau au céA, le père Anselme Chiasson a, par inadvertance, classé des notes du voyage de 1888 avec celles du voyage de 1860.

21. Archives nationales du Québec à Québec, Journal de Rameau, 4M00–6403, micro-film M53/1.

22. Les notes de voyage se trouvent dans les dossiers suivants au céA, fonds Edme-Rameau de Saint-Père, 2.13.1, 2.13.3, 2.13.5, 2.13.6, 2.13.7, 2.13.11, 2.13.13, mais principalement 2.13.2.

Page 88: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

88 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

au voyage en Nouvelle-Écosse. Ces textes ont ensuite été raccordés pour reconstituer le fil des événements qui ont fait l’objet d’observations lors du passage de Rameau dans les différentes régions acadiennes qu’il a visitées. Pour éviter la redondance, certaines versions ont été insérées dans le texte, mais sous forme de notes de bas de page. Enfin ces der-nières contiennent également les annotations que nous avons jugé bon d’apporter comme soutien à la lecture de ces notes de voyage.

Voici donc, pour terminer, quelques exemples qui vont servir à illustrer notre propos. Après chaque illustration contenant des extraits du texte manuscrit, nous avons inséré la transcription textuelle de ces extraits. À la toute fin, nous reproduisons le texte que nous avons établi à partir de ces extraits.

Page 89: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 89

Ronnie-Gilles LeBlanc François Edme Rameau de Saint-Père en Acadie

Page 90: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

90 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

Extrait n˚ 1

Page 91: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 91

Ronnie-Gilles LeBlanc François Edme Rameau de Saint-Père en Acadie

Voyage dans la Nouvelle Ecosse en 1860

Boston Juillet

Mr Surette toujours cordial et empressé eut l’obligeance de venir me chercher le soir avec sa voiture et me conduisit en voiture jusqu’au quai port à onze heures du soir où m’attendait un petit voilier et le dernier m’embarquer.

Lorsque l’on s’embarque en plein jour, le Mouvement des Matelots, l’Agitation du Port, la vie générale de la Cité, les adieux l’étreinte cordiale de ceux qui vous accompagnent, jettent autour de vous une certaine animation, qui dissimule la tristesse du départ. Longtemps après que le navire bâtiment est déjà en marche, les Adieux des Parents et des Amis vous suivent, les mains s’élèvent, et vous en les signaux s’agitent et vous envoient encore de loin leurs regrets et leurs vœux. Il n’est pas jusqu’à l’Etranger venu seul dans le navire qui ne participe à l’Émotion commune, ses propres affections reprennent corps et vie au spectacle de ces Adieux (séparations) et il sent venir jusqu’à lui quelque portion de ces bénédictions et de ces souhaits qui se prolongent derrière le sillage des voyageurs.

Telles sont ordinairement les scènes du départ, et cette accoutumance que votre esprit en conçoit, me rendit fort étrange cet mon embarquement à Boston. Seul, au milieu de la nuit, sur une goëlette où il qui comptait 6 hommes d’équipage et 3 ou 4 ou 5 passagers qui fait le service entre cette ville et la Nouvelle-Ecosse. Le Port était désert silencieux et sombre. Personne autour du navire, le Port lui-même était désert, chacun en arrivant descendait directement à sa cabine, jamais je n’avais vu d’Embarquement si triste et si…

Page 92: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

92 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

Extrait n˚ 2

Page 93: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 93

Ronnie-Gilles LeBlanc François Edme Rameau de Saint-Père en Acadie

Boston - arrivé à Boston le samedi 14 juillet à 9h1/2 du soir - Hotel Revere House.

Dimanche 15 (juillet) promenades dans la ville. Messe entendue dans la rue voir notes. Constructions très légères, placage en granit avec un rang de briques derrière qu’elle solidité cela peut-il avoir. Les bâtisses en briques sont souvent faites de deux rangs parallèles qui ne sont pas mariés ensemble. Tout pour l’apparence rien de solide, des maisons en briques comme celles où je suis sont plaquées d’un stuc qui imite le granit. Il y a cependant quelques maisons réellement en granit et en blocs de granit, mais très rares. Quelques constructions surtout d’édifices publics en granit brut très original (semblables à celles des Romains vu en Algérie) Vu et causé avec une petite barque Acadienne il y avait un Commeau un Maillet et un Saulnier

Lundi 16 - Mr Surette et chez lui un grand nombre d’Acadiens capitaines de barques, 2 Commeaux, et 1 LeBlanc. Les 2 Commeaux sont de grands hommes admirablement taillés, et l’un d’eux a l’air très intelligent. LeBlanc est d’une taille ordinaire mais d’une figure très originale et expressive.

Visite au consul

individu assis par terre

Page 94: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

94 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

Extrait n˚ 3

Extrait n˚ 4

Page 95: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 95

Ronnie-Gilles LeBlanc François Edme Rameau de Saint-Père en Acadie

+ Du reste rien de notable ni monuments ni plaisir[?]. Sur ce port si commercial[?] il n’y a pas de quoi[?] c’est un village Anglais que les Américains ont outrageusement exagéré et chacun a un petit quai inégaux dans leur hauteur et leur forme, particulier et fermé sur l’arrière de ses magasins, de sales pilotis souillés de vase verte sont recouverts d’un plancher sous lequel à la marée basse se déverse l’Alluvion de toutes les ordures de la ville. Tel est le paysage que présente le port de Boston tous les ports des Etats-Unis.

Nous avons raccordé ces différents extraits des notes de voyage de Rameau et d’autres extraits non illustrés pour en arriver au texte qui suit :

Je venais à Boston non point pour visiter la ville, ni les États-Unis, mais pour y trouver un moyen de transport pour la Nouvelle-Écosse. Cependant, je n’aurais pas voulu décemment passer dans cette ville sans m’y arrêter assez pour en prendre une connaissance au moins sommaire. Je comptais y rester deux ou trois jours, mais les instances d’un négociant de la ville que je connaissais m’y firent rester cinq jours et aller même à la campagne.

[…] j’y fus cordialement accueilli par un jeune négociant actif et intelligent qui appartenait lui-même à la malheureuse race Acadienne, l’objet de mes recherches. Mr Louis Surette né à Sainte-Anne au sud de la Nouvelle-Écosse le neuvième d’une famille de douze enfants, est lui même l’auteur de sa fortune. Il a commencé par être pêcheur, puis matelot et caboteur puis garçon de magasin à Boston. Aujourd’huy il est à la tête d’une importante maison de commerce et il a 4 ou 5 navires qui naviguent jusque dans la Méditerranée.

Dimanche 15 (juillet) promenades dans la ville. Messe entendue dans la rue… Constructions très légères, placage en granit avec un rang de briques derrière; quelle solidité cela peut-il avoir. Les bâtisses en briques sont souvent faites de deux rangs parallèles qui ne sont pas mariés ensemble. Tout pour l’apparence rien de solide, des maisons en briques comme celles où je suis sont plaquées d’un stuc qui imite le granit. Il y a cependant quelques maisons réellement en granit et en blocs de granit, mais très rares. Quelques constructions surtout d’édifices publics en granit brut très original (semblables à celles des Romains vues en Algérie)…

Page 96: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

96 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

[…] c’est un village Anglais que les Américains ont outrageusement exagéré. Chacun a un petit quai, inégaux dans leur hauteur et leur forme, particulier et fermé sur l’arrière de ses magasins, de sales pilotis souillés de vase verte, recouverts d’un plancher sous lequel à la marée basse se déverse l’Alluvion de toutes les ordures de la ville. Tel est le paysage que présentent tous les ports des Etats-Unis…

[…] Mr Surette veut rester exprès ce soir à Boston pour me voir partir. Son obligeante conduite le soir au Packet et ses adieux à 9 heures et demie du soir. Il débarque au bord du quai de Boston, quai du thé. Il me promet venir à Paris23.

Lorsque l’on s’embarque en plein jour, le Mouvement des Matelots, l’Agitation du Port, la vie générale de la Cité, l’étreinte cordiale de ceux qui vous accompagnent, jettent autour de vous une certaine animation, qui dissimule la tristesse du départ. Longtemps après que le bâtiment est déjà en marche, les Adieux des Parents et des Amis vous suivent, les mains s’élèvent, les signaux s’agitent et vous envoient encore de loin leurs regrets et leurs vœux. Il n’est pas jusqu’à l’Etranger venu seul dans le navire qui ne participe à l’Émotion commune, ses propres affections reprennent corps et vie au spectacle de ces Adieux (séparations) et il sent venir jusqu’à lui quelque portion de ces bénédictions et de ces souhaits qui se prolongent derrière le sillage des voyageurs. Telles sont ordinairement les scènes du départ et cette accoutumance, que notre esprit en conçoit, me rendit, fort étrange, mon embarquement à Boston. Seul, au milieu de la nuit, sur une goélette qui fait le service entre cette ville et la Nouvelle-Écosse, le Port était silencieux et sombre. Personne autour du navire, le Port lui-même était désert, chacun en arrivant descendait directement à sa cabine. Jamais je n’avais vu d’Embarquement si triste et si terne. Comme nos regrets et nos sentiments se rattrapent volontiers aux circonstances, même à notre insu, toute poésie et toute solennité du départ disparaît. Il me semblait que ce fut l’Acte le plus vulgaire de la vie. Et ne trouvant plus rien de mieux à faire qu’à dormir, je suivis le commun exemple et je gagnai le cadre où je devais passer la nuit…

23. Mr Surette toujours cordial et empressé eut l’obligeance de venir me chercher le soir avec sa voiture et me conduisit en voiture jusqu’au quai port à onze heures du soir où m’attendait un petit voilier et le dernier à m’embarquer.

Page 97: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 97

Ronnie-Gilles LeBlanc François Edme Rameau de Saint-Père en Acadie

Annexe i – Itinéraire de Rameau en Acadie, en juillet et août 1860

18 juin – Arrivée à Québec en provenance de Liverpool18 juillet – Départ de Boston pour Yarmouth21 juillet – Yarmouth22 juillet – Sainte-Anne-du-Ruisseau23 juillet – Pomcoup28 juillet – Pointe-de-l’Église3 août – Port-Royal6–11 août – Halifax13–18 août – Arichat19–21 août – Tracadie24–25 août – Memramcook25 août – Grand-Digue26–29 août – Bouctouche30 août – Richibouctou31 août – Miramichi1er septembre – Bathurst2–3 septembre – Caraquet4–5 septembre – Bathurst6 septembre – Dalhousie6–7 septembre – Tracadièche8 septembre – Bonaventure13 septembre – Départ de Gaspé pour Québec

Page 98: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 99: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 99

RésuméPublié à Boston en 1847, Evangeline – A Tale of Acadie, de Henry Wadsworth Longfellow, qui a été traduit en français en 1865 par Pamphile Le May, soulève des questions inusitées dans le cadre de la constitution du patrimoine littéraire en Acadie et du projet d’édition critique des classiques acadiens. Quelle place en effet convient-il de réserver à un texte rédigé en anglais par un auteur américain qui n’est jamais venu en Acadie, et qui a été traduit de surcroît par un Canadien français originaire de la province de Québec? Un livre comme celui-ci mérite-il d’être considéré comme un classique acadien ou à tout le moins comme une œuvre emblématique de l’Acadie? Cet article aborde quelques éléments rela-tifs au processus de la genèse, de la traduction et de la réception d’Evangeline, éléments qui alimentent la réflexion sur la place qu’il convient de réserver à cette œuvre dans le patrimoine littéraire acadien, ainsi que sur la notion de classique dans le contexte des petites littératures.

Jean Morency Université de Moncton

L’Évangéline de Longfellow traduit par Pamphile Le May, un classique acadien?

Publié à Boston en 1847, Evangeline – A Tale of Acadie, le poème nar-ratif de Henry Wadsworth Longfellow, qui a été traduit en français en 1865 par Pamphile Le May, soulève des questions inusitées dans le cadre de la constitution du patrimoine littéraire en Acadie et du projet d’édition cri-tique des classiques acadiens. Quelle place en effet convient-il de réser-ver à un texte rédigé en anglais par un auteur américain qui n’est jamais venu en Acadie, et qui a été traduit de surcroît par un Canadien français originaire de la province de Québec? Un texte comme celui-ci mérite-il d’être considéré comme un classique acadien ou à tout le moins comme une œuvre emblématique de l’Acadie? Si le retentissement considérable du poème de Longfellow dans le discours acadien, du moins dans celui de ses élites traditionnelles, semble plaider en ce sens, il n’en demeure pas moins qu’Évangéline représente un cas à part dans la perspective de la constitution d’un corpus national. Dans le texte qui suit, j’aimerais abor-der quelques éléments relatifs au processus de la genèse, de la traduction et de la réception d’Evangeline et ce, dans le but d’alimenter la réflexion sur la place qu’il convient de réserver à cette œuvre et éventuellement à quelques autres, comme La France aux colonies de Rameau de Saint-Père ou encore Jacques et Marie de Napoléon Bourassa, dans le patrimoine littéraire acadien. Qu’est-ce d’ailleurs qu’un classique dans le contexte d’une petite littérature comme celle de l’Acadie? Existe-t-il même des clas-siques en-dehors des grandes littératures fortement instituées? La notion

Page 100: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

100 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

de classique mérite-t-elle d’être pensée autrement, de façon plus souple et surtout moins exclusive, en faisant abstraction par exemple de certains critères liés à la langue et à la nationalité? Ce sont des questions comme celles-ci que pose un ouvrage comme celui de Longfellow, tel qu’il a été traduit par Pamphile Le May — ouvrage impossible à ignorer, mais dont le statut reste hautement problématique.

* * *

Même si l’étoile de Longfellow ne brille plus aussi fort qu’avant dans le firmament des lettres américaines, ayant été éclipsée depuis longtemps par des auteurs comme Edgar Allan Poe ou Herman Melville, il n’en reste pas moins que cet écrivain a été l’un des plus brillants et des plus influents de son époque. Né à Portland (Maine) en 1807, ce pro-fesseur de langues vivantes à l’Université Harvard a contribué de façon décisive à l’émergence de la littérature américaine, littérature qu’il a fait rayonner dans le monde avec ses textes d’inspiration romantique comme Evangeline (1847), The Song of Hiawatha (1855) et The Courtship of Miles Standish (1858), qui ont été traduits dans plusieurs langues. Mis à part peut-être son contemporain James Fenimore Cooper, aucun auteur améri-cain n’aura connu, de son temps, la popularité de Longfellow, autant sur le plan national qu’à l’échelle internationale. Les thèmes de prédilection des grands poèmes de Longfellow — comme le sentiment de l’espace, la nature sauvage et inviolée, l’errance dans le continent, la figure de l’Indien, etc. — l’ont inscrit d’emblée dans le clan des écrivains qui ont été sensibles à l’expression de l’américanité. Aux États-Unis, Evangeline a d’ailleurs été rapidement revendiquée comme une des œuvres fonda-trices de la littérature nationale. En effet, même si cet ouvrage semble dédié à la reconnaissance de la présence française sur le continent améri-cain, il tend à exprimer en réalité la culture étatsunienne de l’époque, une culture fondée pour l’essentiel sur la pensée puritaine, l’esprit démocra-tique et l’expérience de la « Frontière », cette dernière étant symbolisée par l’errance de la jeune Acadienne dans les espaces sauvages du conti-nent — errance qui évoque celle des personnages qui hantent l’imaginaire littéraire américain, que ce soit chez Washington Irving (Rip van Winkle), Edgar Allan Poe (The Narrative of Arthur Gordon Pym), Herman Melville (Moby Dick) ou Henry David Thoreau (Walden or Life in the Woods). Comme l’écrit fort à propos le critique Robert Viau, « [e]n transportant Évangéline à travers le continent, Longfellow transforme la quête de l’Acadienne en symbole de la marche des Américains vers l’Ouest »1.

1. Robert Viau, Les Visages d’Évangéline – Du poème au mythe, Beauport, Publications MNH, 1998, p. 55.

Page 101: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 101

Jean Morency L’Évangéline de Longfellow traduit par Pamphile Le May

Pourtant, même si Henry Wadsworth Longfellow a apporté une contribution importante à la naissance d’une littérature qui tendait à se démarquer de celles de l’Europe, il n’a pas hésité à s’inspirer d’auteurs européens qu’il connaissait bien. Parmi ces derniers, il convient de men-tionner entre autres Esaias Tegner, l’auteur de La Saga de Frithiof, un des plus grands classiques de la littérature suédoise, qui raconte une his-toire d’amants séparés par le destin, ainsi que Johann Wolfgang Goethe, dont le poème Hermann und Dorothea, centré sur le motif de l’errance, peut facilement être rapproché d’Evangeline. Dans la thèse de doctorat qu’il a consacrée à Longfellow, le poète Paul Morin a d’ailleurs identifié les sources extrêmement variées de son œuvre littéraire. Dans la partie consacrée à la genèse d’Evangeline, en s’appuyant entre autres sur le journal personnel de Longfellow, Morin relève ainsi, de façon systéma-tique, les sources, certaines ou possibles, du célèbre poème. Même s’il tend à relativiser le rôle joué par Hermann et Dorothea (« Nous croyons pouvoir affirmer que le poème allemand n’a eu que fort peu d’influence sur Evangeline, et encore au seul point de la métrique »2), son analyse illustre jusqu’à quel point Longfellow était un auteur profondément influencé par ses lectures, notamment européennes.

Dans cette perspective, on oublie trop souvent de considérer que Longfellow était un traducteur, et un excellent traducteur, comme en fait foi, par exemple, sa traduction de la Divine Comédie. En ce sens, la méta-phore de la traduction s’applique très bien quand vient le temps de décrire la genèse de son œuvre littéraire. À la rigueur, il est permis de supposer que, pendant toute sa carrière, Longfellow n’a fait que traduire, aux sens propre et figuré du terme, ses lectures, à l’instar de certains des meilleurs poètes canadiens de son temps, comme Joseph Lenoir, Charles Lévesque et Pamphile Le May justement. Tous ces auteurs s’avèrent en effet repré-sentatifs du polysystème littéraire de leur époque, en ceci qu’ils ont par-ticipé à la naissance de nouvelles littératures nationales et qu’ils ont été confrontés en cela aux mêmes problèmes, aux mêmes dilemmes et aux mêmes apories. Influencés par le romantisme européen, mais confrontés à la réalité socioculturelle nord-américaine, ces écrivains étaient placés dans l’obligation de composer avec une histoire courte, une géographie déconcertante et une société peu stratifiée et ceci, en étant privés d’une tradition littéraire nationale, donc de modèles à suivre ou à contester.

Dans ce contexte nord-américain, il convient d’ailleurs de noter que Longfellow connaissait probablement un poème de Michel Bibaud, « Les mœurs acadiennes »3, daté de 1830. Ce poème propose une vision idéa-

2. Paul Morin, Les Sources de l’œuvre littéraire de Henry Wadsworth Longfellow, Paris, Émile Larose, Libraire-éditeur, 1931, p. 154.

3. Michel Bibaud, Épitres, satires, chansons, épigrammes et autres pièces de vers,

Page 102: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

102 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

lisée de l’Acadie originelle, sorte de jardin d’Éden situé en marge de l’His-toire, se rapprochant beaucoup de celle qui est présente dans Evangeline. Le poème de Bibaud comporte par ailleurs un personnage féminin portant le prénom d’Angéline. Il y aurait là une possible filiation, nord-américaine celle-là, avec le poème de Longfellow. De la même façon, Longfellow aurait probablement pris connaissance d’un roman de Catherine Arnold Williams relatant la déportation des Acadiens, intitulé The Neutral French or The Exiles of Nova Scotia, paru en 1841. C’est ainsi que le poème Evangeline, appelé à devenir un grand mythe littéraire américain, tend simultanément à constituer un amalgame de textes européens et nord-américains, pour ne pas dire un vaste patchwork de sources diverses, mais facilement repé-rables.

Une autre particularité importante du poème Evangeline est que son auteur a puisé, parallèlement aux sources littéraires dont nous venons de traiter, d’une part aux récits véhiculés par les déportés aca-diens et d’autre part à l’historiographie, pratique encore peu répandue en Amérique du Nord au moment où Longfellow rédige son grand poème. Rappelons ici que nous sommes encore à l’époque des premiers histo-riens canadiens-français, Francois-Xavier Garneau (1809–1866) et Jean-Baptiste-Antoine Ferland (1805–1865), qui étaient d’ailleurs des contem-porains de Longfellow, et une vingtaine d’années avant les grands tra-vaux de l’historien américain Francis Parkman (1823–1893). Le mythe d’Évangéline constitue dans cette perspective un singulier amalgame, qui emprunte autant à la littérature écrite, tout particulièrement à des genres fortement institués (la poésie, l’histoire), qu’à la tradition orale propre-ment dite. Le thème des amants séparés, omniprésent dans La Saga de Friethiof et dans Herman und Dorothea, se trouvait aussi exprimé dans les récits des déportés acadiens, qui ont alimenté ce que James de Finney a appelé le « récit commun acadien »4, récit formé par les histoires circulant de bouche à oreille au sein de la communauté acadienne, par les pétitions des exilés destinées aux autorités et par les premiers textes littéraires relatifs à la déportation et à l’exil.

En effet, Longfellow a forgé son histoire en se basant sur un ensemble de témoignages oraux, le plus important étant l’histoire que lui avait rap-portée le révérend Horace Lorenzo Conolly, qui était recteur de l’église épiscopale St. Matthew’s, à Boston, et qui la tenait d’une de ses parois-siennes d’origine canadienne, Maria Cunningham Peebles, laquelle la tenait elle-même d’un Acadien de Salem ou de Boston (on ne sait trop). Née à Halifax en 1785, Maria Cunningham Peebles avait épousé en 1810

Montréal, La Minerve, 1830, p. 102–109.4. James de Finney, « Archéologie du récit commun acadien : requêtes et pétitions des

exilés », Présence francophone, n˚ 49, 1996, p. 7–22.

Page 103: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 103

Jean Morency L’Évangéline de Longfellow traduit par Pamphile Le May

à Boston George Mordaunt Haliburton, homme qui était originaire de Windsor, en Nouvelle-Écosse, et qui était d’ailleurs un proche parent de l’historien néo-écossais Thomas Chandler Haliburton, le premier à se pen-cher sérieusement sur la déportation des Acadiens, dans son Historical Account of Nova Scotia, publié en 1829. C’est ainsi que, de façon assez iro-nique, la genèse du mythe d’Évangéline a été intimement liée à la famille Haliburton, qui est une des plus vieilles familles de la Nouvelle-Écosse, le premier de la lignée, William Halyburton, un Planter originaire du Rhode Island, s’étant fixé à Windsor, tout près de Grand-Pré, en 1761, donc seu-lement quelques années après le Grand Dérangement.

Longfellow aurait aussi eu vent des récits des déportés acadiens par l’entremise de son grand-père, homme de loi qui avait lui-même prêté secours aux exilés acadiens de la Nouvelle-Angleterre, et par l’intermé-diaire des descendants d’exilés, ces derniers étant encore relativement nombreux dans des villes comme Boston ou Salem, comme l’observe d’ailleurs Ernest Martin dans son essai consacré au poème de Longfellow : « Les Acadiens déportés en Nouvelle-Angleterre avaient été très nombreux et il est tout à fait normal qu’une personne vivant à Boston, vers 1840, ait pu entendre d’un ou plusieurs témoins oculaires des anecdotes vécues du “Grand Dérangement”. »5 C’est d’ailleurs en ce sens que l’écrivain aca-dien Pascal Poirier, dans un texte publié en 1908, a émis l’hypothèse selon laquelle l’histoire d’Étienne Hébert, Acadien de la région de Grand-Pré qui avait cherché sans relâche sa fiancée, Josephte Babin, dans presque toute la Nouvelle-Angleterre avant de la retrouver dans la province de Québec, « a bien pu avoir inspiré à Longfellow, sinon l’idée première, du moins la trame de son immortel poème L’Evangeline »6. D’autres hypothèses ont aussi été soulevées pour trouver le chaînon manquant entre le poème de Longfellow et la tradition orale acadienne. Certaines ont ainsi indiqué que Longfellow aurait entendu parler, soit par son ami le sénateur Alexandre Mouton, soit par un étudiant venu de Louisiane pour fréquenter Harvard, d’une histoire d’amants séparés par le Grand Dérangement. Tout cela pour dire que le poème de Longfellow est une œuvre où s’entremêlent le génie individuel et la mémoire collective, la littérature instituée et la tradi-tion orale, sans oublier les sources historiographiques et plus largement documentaires.

Longfellow s’est en effet très bien documenté pour écrire son poème. À la bibliothèque de l’Université Harvard, il a consulté de nombreux ouvrages, autant sur la géographie de l’Ouest américain que sur l’histoire

5. Ernest Martin, L’Évangéline de Longfellow et la suite merveilleuse d’un poème, Paris, Librairie Hachette, 1936, p. 73.

6. Pascal Poirier, « Des Acadiens déportés à Boston en 1755 – Un épisode du Grand Dérangement », Mémoires de la Société Royale du Canada, 1908, section 1, p. 153.

Page 104: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

104 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

de l’Acadie, notamment l’Histoire philosophique et politique des établisse-ments et du commerce des Européens dans les deux Indes (1770) de l’abbé Guillaume Thomas Raynal, ainsi que l’Historical and Statistical Account of Nova Scotia (1829) de Thomas Chandler Haliburton. Longfellow se serait aussi inspiré du Voyage en Amérique (1827) de Chateaubriand, ainsi que de sources ethnographiques, comme les Contes populaires (1834) de Frédéric Pluquet, poussant même la conscience professionnelle jusqu’à consulter un Recueil de cantiques, à l’usage des missions, retraites et caté-chismes, publié à Québec, chez John Neilson, en 1833. Bref, Longfellow a écrit son poème avec un souci manifeste de la documentation, qu’elle ait été de nature orale ou écrite. Sur le plan formel, il s’est inspiré largement de certaines grandes œuvres appartenant à la littérature universelle, tandis que, sur le plan thématique, il s’est appuyé sur des témoignages vécus ou sur des sources scientifiques (histoire, géographie, ethnologie), en vertu d’une approche qui évoque la démarche utilisée dans le domaine des sciences humaines. Son poème Evangeline entremêle ainsi certains codes littéraires, principalement européens (l’usage de l’hexamètre et la sensibilité romantique, par exemple), les codes historiographiques, géo-graphiques et ethnologiques et certains codes socioculturels liés à l’ex-périence américaine (le sentiment démocratique, l’esprit de la Frontière) ou au drame vécu par les Acadiens (les récits véhiculés par les exilés). C’est en ce sens qu’Evangeline s’avère un ouvrage fortement composite et métissé, doté de tout le potentiel requis pour franchir les frontières et se prêter à de multiples dérivations, voire pour être promu au rang de classique dans une autre littérature nationale que celle dont il relève en réalité. S’il était publié de nos jours, on dirait sans doute d’un tel ouvrage qu’il est postcolonial, transnational et transculturel.

* * *

Comme nous l’avons mentionné plus haut, la métaphore de la tra-duction se prête bien à la description du travail de Longfellow, qui est parvenu à adapter des textes étrangers de façon si convaincante qu’il en est venu à les incorporer dans la conscience littéraire nationale améri-caine. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser que, exactement à la même époque, le poète québécois Joseph Lenoir s’amusait à traduire ou à adapter en français des poèmes de Goethe, Heine, Robert Burns et même Longfellow. Cette équation entre la pratique de la traduction et l’émer-gence de nouveaux auteurs (voire de nouvelles littératures nationales) n’est d’ailleurs pas étrangère au choix de Pamphile Le May (1837–1918) de traduire le grand poème de Longfellow. Si l’on s’en fie à Romain Légaré, le jeune poète « comptait beaucoup sur cette traduction pour entrer dans le

Page 105: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 105

Jean Morency L’Évangéline de Longfellow traduit par Pamphile Le May

monde des lettres »7, de sorte que le grand poème de Longfellow figure en première place de son premier recueil, Essais poétiques, paru en 1865. Il est d’ailleurs intéressant de constater que même si Le May semble expri-mer le tribut qu’il doit à Longfellow et suggérer du même coup que son œuvre découle de la traduction du grand poète américain, il tend néan-moins à occulter la place occupée par ce dernier. Vue sous cet angle, l’en-treprise de Pamphile Le May s’apparente à celle de Longfellow lui-même, en ceci qu’elle débouche sur l’intégration presque complète d’éléments hétérogènes dans un corpus défini par des critères relevant de l’esprit national et régi par des codes littéraires et linguistiques s’avérant suf-fisamment fixes pour qu’ils n’en soient pas affectés par le mouvement de traduction et de transposition. En témoigne, par exemple, le choix de Le May de traduire chaque hexamètre dactylique par deux alexandrins en moyenne, ce qui non seulement multiplie par deux le nombre de vers que compte le poème, mais modifie aussi sensiblement ce dernier. La traduction de Le May contribue ainsi à franciser, voire à canadianiser, le poème de Longfellow, en le faisant correspondre aux codes littéraires de l’époque, tout en contribuant à le transformer d’un point de vue théma-tique et idéologique. C’est ainsi que dans la traduction, les soldats anglais sont beaucoup plus diaboliques que dans le texte original, ce qui cadre bien avec une certaine idéologie nationaliste répandue dans le Canada français de l’époque.

Jacques Michon et Jeanne Demers ont très bien étudié l’histoire de la traduction d’Evangeline par Pamphile Le May8. En fait, on peut dénom-brer trois états de texte ou trois traductions du poème de Longfellow. La première traduction, parue en 1865 à Québec chez Desbarats et intégrée au recueil intitulé Essais poétiques, est non seulement la plus longue des trois (2894 vers, contre 2856 pour la deuxième et 2814 pour la dernière), mais aussi celle qui s’éloigne le plus du texte original, d’autant plus que Le May y suggère la mort de l’héroïne, ce que Longfellow lui reprochera à mots couverts dans une lettre datée du 27 octobre 1865. Dans sa deu-xième traduction, publiée en 1870 à Québec chez P.-G. Delisle, cette fois sous le titre Évangéline – Traduction du poème acadien de Longfellow, Le May modifie le dénouement du poème dans le sens souhaité par le poète américain. Cette deuxième traduction sera reprise en 1883 dans le

7. Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome 1, Montréal, Fides, 1978, p. 233.

8. Jacques Michon, « Les éditions et traductions de l’Évangéline de Longfellow au Québec depuis 1865 », Études canadiennes/Canadian Studies, n˚ 37, 1994, p. 323–338; Jeanne Demers, « La part de l’imaginaire dans la traduction d’Évangéline par Pamphile Le May », dans Raoul Boudreau (dir.), Mélanges Marguerite Maillet, Moncton, Chaire d’études acadiennes et Éditions d’Acadie, 1996, p. 147–159.

Page 106: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

106 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

recueil intitulé Petits poèmes, publié chez Darveau. Quant à la troisième traduction, elle est publiée en 1912 à Montréal par la Cie J. Alfred Guay, sous le titre Évangéline et autres poèmes de Longfellow et portant la men-tion de « traduction libre par Pamphile Le May ».

Selon Jeanne Demers, Le May a très tôt défendu l’idée que sa tra-duction était en fait une traduction libre. En font foi le texte liminaire de l’édition princeps, où le traducteur présente Évangéline comme « un char-mant poème de Longfellow, que j’ai voulu faire passer dans notre belle langue »9, et une lettre adressée à Longfellow le 9 septembre 1865, dans laquelle Le May mentionne qu’il ne se flatte point « d’avoir égalé [s]on modèle »10. On peut d’ailleurs constater que, tout au long des années où il a traduit Longfellow, Le May a semblé hésiter entre le désir d’intégrer purement et simplement le poème de Longfellow à son œuvre et la volonté de marquer sa reconnaissance à l’endroit du grand poète américain. En fait, entre 1865 et 1912, c’est tout le rapport qu’entretient Le May avec la traduction qui se trouve exprimé comme le signe d’une activité centri-pète qui ramène à soi, plutôt que d’une activité centrifuge qui renvoie à l’autre. Mais cette activité sera toujours perçue comme une expression de la liberté intrinsèque du traducteur littéraire. Selon Jacques Michon, cette liberté prise avec l’original illustre non seulement « une certaine concep-tion romantique du texte littéraire »11, mais aussi « une vision du travail intellectuel qui appartient aussi, dans une certaine mesure, au mode de production du livre littéraire au xixe siècle »12 tendant à l’assimilation du travail du traducteur à celui de l’auteur lui-même.

Au Canada français, le succès et la postérité d’Évangéline ont donc été assurés essentiellement par les traductions du poème réalisées par Pamphile Le May, notamment celles de 1865 et 1870. Notons au passage que la publication, en 1865, du roman historique Jacques et Marie, de Napoléon Bourassa, qui traite lui aussi du drame de la Déportation au moyen du motif des amants séparés et qui s’inspire également de la tra-dition orale des exilés acadiens, est venue cristalliser ce même motif dans la conscience historique et littéraire des Canadiens français de l’époque. Comme je l’ai mentionné plus haut, les traductions de Pamphile Le May sont empreintes d’un ressentiment certain à l’égard des soldats britan-niques, ressentiment qui est absent du texte de Longfellow. En ce sens, la figure d’Évangéline en est rapidement venue à cristalliser, du moins au Canada français, au-delà du courage et de la fidélité du peuple acadien, la terrible injustice dont ce dernier a été victime de la part des Anglais, injus-

9. Pamphile Le May, Essais poétiques, Québec, Desbarats, 1865, p. xi.10. Fonds Pamphile Le May, Bibliothèque nationale du Québec.11. Michon, art. cit., p. 327.12. Ibid.

Page 107: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 107

Jean Morency L’Évangéline de Longfellow traduit par Pamphile Le May

tice qui relève moins du destin, comme dans la version originale, que de la méchanceté gratuite des conquérants. C’est en ce sens que l’Évangé-line de Pamphile Le May ne peut être lue qu’en relation avec la conscience aiguë de la perte et de la dépossession, et surtout avec la hantise de la marginalisation des francophones dans le Canada issu de la confédéra-tion, notamment dans le discours de l’élite nationaliste, comme dans les écrits de l’abbé Henri-Raymond Casgrain, auteur d’un Pélérinage au pays d’Évangéline paru en 1887, ou dans le roman de Lionel Groulx intitulé Au Cap Blomidon (1932).

* * *

Si l’on observe maintenant l’évolution du mythe d’Évangéline en Acadie, il convient de mentionner, dans un premier temps, que ce mythe s’avère étroitement lié au mouvement de récupération, par les premiers auteurs acadiens, du fameux poème de Longfellow. La figure d’Évangé-line est en effet venue légitimer et donner tout son sens au mouvement de la Renaissance acadienne, mouvement qui prend forme, dans les années 1860 justement, autour du Collège Saint-Joseph de Memramcook, établis-sement d’enseignement classique fondé par le père Camille Lefebvre et la congrégation des Frères de Sainte-Croix. Les Acadiens sortent alors de leur long exil de « cent ans dans les bois », pour emprunter l’expression d’Anto-nine Maillet, et essaient tant bien que mal de regrouper leurs forces vives, sous la férule de penseurs comme Rameau de Saint-Père, Pascal Poirier, Placide Gaudet et Philéas Bourgeois. La figure d’Évangéline va donc occu-per une place importante dans le discours de la Renaissance acadienne et des grandes conventions nationales qui vont se succéder à partir de 1880, de sorte que le personnage d’Évangéline, personnage essentielle-ment imaginaire, faut-il le rappeler, va devenir bientôt une figure à la fois historique et légendaire, notamment dans la tradition populaire, qui pose le personnage en question comme une personne. Sans être absent, le res-sentiment historique cède la place à un sentiment de douleur et de perte : douleur des amants séparés, perte du paradis terrestre.

C’est en ce sens que, en Acadie, la figure d’Évangéline deviendra pro-gressivement la représentation métonymique des malheurs vécus par les Acadiens exilés, de même que le symbole ambigu de leur courage et de leur ténacité, certes, mais surtout de leur douceur et de leur résignation. Il ne faut donc pas s’étonner que, avec l’avènement de la modernité, dans les années 1960, la douce et timide Évangéline se verra un peu malmenée, en ceci que plusieurs vont y percevoir un symbole de l’aliénation politique et culturelle des Acadiens. Antonine Maillet, par exemple, lui opposera la figure de la Sagouine, femme ratoureuse, beaucoup plus proche de la tradition populaire acadienne que la figure d’Évangéline, cette figure

Page 108: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

108 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

issue de l’imagination romantique d’un auteur étatsunien. La figure de la Sagouine est ainsi venue pallier l’usure et la dégradation progressives du mythe littéraire d’Évangéline.

C’est ainsi que deux types de discours commencent à s’affronter à partir des années 1960, d’une part celui des élites traditionnelles et d’une certaine diaspora acadienne, qui continuent de considérer Évangéline comme une figure d’identification collective, et d’autre part celui des tenants de la modernité en Acadie, qui cessent de s’identifier au person-nage issu de l’imagination de Longfellow. Mentionnons à titre d’exemple ces lignes révélatrices, écrites en 1969 par le poète Léonard Forest :

Évangéline porte mal la mini-jupe. Son regard est tourné vers le passé. Elle pleure longuement une patrie perdue. Debout et stoïque à Grand-Pré (Nouvelle-Écosse), assise et inconsolable à Saint-Martinville (Louisiane), Évangéline rumine un bonheur ancien qui s’est terminé en cauchemar. Mais le temps ne reviendra pas sur lui-même. La fidélité chaste de cette fille douce aux grands yeux sombres s’use dans un silence que nul n’écoute plus. L’Acadie — celle du Nouveau-Brunswick surtout — n’est plus à l’heure du silence. L’Acadie fait du bruit et laisse tomber les longues jupes de la pudeur dans lesquelles mijotait un mélange de patience, de peur et de passivité. Cette Acadie nouvelle conteste sa propre fidélité. Elle l’interroge, la secoue, la redéfinit au futur. Dans ce débat souvent douloureux, parfois violent, on ne veut plus entendre les soupirs de celle qui fut, pendant un siècle, à la fois l’héroïne et la sainte, à la fois souvenir et symbole d’espoir, à la fois fierté et honte.13

À l’exemple de Léonard Forest, de nombreux Acadiens des Maritimes ont cessé de se reconnaître dans cette figure associée à la nostalgie et à la résignation, d’autant plus qu’elle a été détournée progressivement de sa visée littéraire et identitaire, pour être récupérée par l’industrie tou-ristique et servir d’outil de marketing. Les exemples les plus manifestes (mais non les seuls) de la contestation de la figure d’Évangéline sont les œuvres d’Antonine Maillet, notamment ses pièces de théâtre intitulées La Sagouine (1972) et Évangéline deusse (1975), ainsi que son roman Pélagie-la-Charrette (1979), œuvres qui proposent un repositionnement des figures d’identification collective autour de la tradition populaire acadienne, à mille lieues de l’idéalisation qui caractérise l’ouvrage de Longfellow. Mentionnons aussi le film de Ginette Pellerin, Évangéline en

13. Léonard Forest, « Évangéline, qui es-tu? », Liberté, août-septembre-octobre 1969, p. 135–136. Texte reproduit dans La Jointure du temps – Essais, Moncton, Éditions Perce-Neige, p. 33–43.

Page 109: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 109

Jean Morency L’Évangéline de Longfellow traduit par Pamphile Le May

quête (1995), ainsi que le roman de Melvin Gallant, Le Complexe d’Évan-géline (2001), comme des œuvres représentatives de cette tendance. Ceci étant dit, de nombreux Acadiens des Maritimes vibrent toujours quand des chanteuses comme Marie-Jo Thériault, Isabelle Roy ou Annie Blanchard entonnent devant eux la fameuse chanson de Michel Conte, ce qui montre bien que la figure d’Évangéline continue de toucher à une fibre sensible de l’inconscient collectif acadien.

ConclusionSi les classiques et les œuvres emblématiques sont de ceux qu’on ne

cesse de questionner et d’interpeller, il ne fait donc aucun doute qu’Évan-géline mérite de faire partie des classiques acadiens. Même si le texte d’origine, surtout dans sa deuxième partie, s’inscrit dans une tradition typiquement étatsunienne, sa nature éminemment composite tend à le situer en marge d’un nationalisme littéraire trop étroit pour le rappro-cher plutôt du concept, cher au cœur de l’écrivain allemand Goethe, de la weltliteratur. Mais Longfellow, et dans une certaine mesure son traduc-teur Pamphile Le May, semble avoir bien saisi que l’accès à l’universalité passe souvent par l’expression du particulier, du local et de l’individu. En ce sens, l’errance de la jeune Acadienne chassée de son pays natal et exilée dans les solitudes du continent américain deviendrait l’expres-sion la plus juste et la plus achevée de la condition humaine tout entière. Du même coup, Longfellow rend hommage au génie des peuples et à la tradition orale acadienne dont son poème est tributaire; issu non seule-ment de la grande littérature, mais aussi de la mémoire d’un petit peuple éprouvé par le destin, son poème Evangeline, appartient aussi de plein droit à l’Acadie, où il a connu un retentissement considérable, voire au Canada français tout entier, canadianisé qu’il a été par la traduction libre de Pamphile Le May.

Page 110: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 111: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 111

Pierre Gérin Université de Moncton

RésuméÀ l’exclusion du Théâtre de Neptune de Marc Lescarbot (1609) et des Acadiens à Philadelphie de Pascal Poirier (1875), c’est sur les scènes des collèges que débute le théâtre acadien dont le chef-d’œuvre est assurément Subercase – Drame historique en trois actes, d’Alexandre Braud (1902). À cette époque, le théâtre collégial prend un grand essor au Canada français où il se distingue dans le genre dramatique. Cette œuvre, louée par la critique et publiée en feuilleton dans Le Moniteur acadien, la même année, a une histoire mouvementée. Ayant perdu le manuscrit original, l’auteur réécrit partiellement, à Québec où il réside, la pièce qui est jouée sur une scène paroissiale de cette ville, en 1936, et qui appartient donc aussi au théâtre québécois. Après un long purgatoire, elle ressort de l’oubli : elle est présentée, citée et commentée dans des travaux d’histoire littéraire acadienne et dans des thèses. Pourtant, un obstacle à sa lecture et à sa diffusion réside dans son inaccessibilité. L’édition critique de ce drame est l’occasion de mettre celui-ci à la disposition du public lecteur dans la communauté acadienne et ailleurs dans la fran-cophonie. Cependant, des choix éditoriaux s’imposent quant à l’établissement du texte, à la notation des variantes et à la constitution des appendices. Cette édition vise à faire connaître ou redécouvrir une forme d’art dramatique, certes tombée en désuétude, mais qui ressortit aux patrimoines culturels acadien, québécois et canadien-français.

Une tentative de réhabilitation du patrimoine théâtral acadien : l’édition critique de Subercase ou les Dernières années de la domination française en Acadie d’Alexandre Braud (1902, 1936)

C’est sur les scènes des collèges que débute le théâtre acadien, si l’on ne tient compte ni du Théâtre de Neptune de Marc Lescarbot1 (1609) ni des deux pièces intégrales inédites de Pascal Poirier2 (1875). Assurément, le chef-d’œuvre du théâtre collégial acadien est Subercase – Drame his-torique en trois actes d’Alexandre Braud3, pièce jouée le 20 avril 1902,

1. Marc Lescarbot, « Le Théâtre de Neptune en la Nouvelle-France », dans Les Muses de la Nouvelle-France, Paris, J. Millot, 1609, p. 17–27. Voir aussi : Bernard Émont, Les Muses de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 131–145 (éd. crit.).

2. Pascal Poirier, « Les Acadiens à Philadelphie », 1875, céA, fonds 6.2–1A, 69 f.; P. Poirier, « Les Accordailles de Gabriel et d’Évangéline », [s.d., 1877], céA Anselme-Chiasson, fonds 6.4–19, 22 f. Ces deux pièces ont fait l’objet d’une édition com-mune : P. Poirier, Les Acadiens à Philadelphie; suivi de Les Accordailles de Gabriel et d’Évangéline / Pascal Poirier / texte établi et annoté par Judith Perron, Moncton (N.-B.), Éd. d’Acadie, 1998, 128 p.

3. Alexandre Braud (1872–1939), membre de la communauté des pères eudistes (Congrégation de Jésus et Marie), vécut et travailla, toute sa vie adulte, en Acadie

Page 112: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

112 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

au Collège Sainte-Anne (Pointe-de-l’Église, N.-É.). Cette pièce connut un succès immédiat, avec des commentaires élogieux dans les journaux locaux et surtout une critique très positive de l’éminent homme politique et écrivain nationaliste, Pascal Poirier, intitulée « Un poème acadien »4. Le titre de l’article doit retenir notre attention, car l’épithète est capitale : elle constitue une reconnaissance de l’appartenance de l’œuvre au patrimoine littéraire acadien de la part d’une des figures de proue de la Renaissance acadienne. La pièce interpelle la collectivité : « C’est un chant au patrio-tisme et à la loyauté. […] Les personnages : Subercase, Morpain, Saint-Castin, Le Borgne, De La Ronde, La Tour, Desgoutins, Gaudet, Belliveau, Melanson, Thériault, et une fraîche et gracieuse figure d’enfant, Joanno, sont bien ce qu’il y a de plus acadien, dans notre histoire. »5 P. Poirier intervint pour faire publier la pièce dans Le Moniteur acadien, du 14 août au 30 octobre 19026.Celle-ci décrit et interprète plusieurs épisodes d’un événement clé de l’histoire de la collectivité acadienne en rapport avec ses origines, événement catastrophe qui retentit sur son identité et sur sa définition. En effet, la capitulation du gouverneur de Port-Royal, Daniel Auger de Subercase, en 1710, modifie définitivement le cours de l’histoire de cette population en y introduisant une rupture, la cession de son terri-toire. A. Braud représente les derniers jours de l’Acadie française.

La suite de la genèse de l’œuvre nous est connue grâce à un court texte de l’auteur intitulé « L’Origine de la pièce », publié en 19367. Il y

et au Québec. Pendant trente ans, il exerça la fonction de professeur dans plu-sieurs établissements d’éducation et celle de missionnaire à Rogersville (N.-B.) et à l’île d’Anticosti, sur la Côte-Nord (Qc). Il fut aussi vicaire de plusieurs paroisses, dont celle du Saint-Cœur-de-Marie, à Québec, et aumônier attaché à des commu-nautés religieuses et à d’autres groupes. Il eut une production littéraire diversi-fiée et substantielle : pièces de théâtre, poésies de circonstances et d’inspiration religieuse, articles religieux et historiques, communiqués d’intérêt régional et cor-respondance variée. C’est grâce aux journaux locaux, L’Évangéline et Le Moniteur acadien, que la plupart des travaux de l’auteur nous sont parvenus. Voir : René LeBlanc et Micheline Laliberté, Sainte-Anne, Collège et Université, 1890–1990, Pointe-de-l’Église, Université Sainte-Anne, 1990, 502 p.; Robert Viau, « Le Théâtre à Pointe-de-l’Église : Subercase ou les dernières années de la domination française en Acadie », dans Édouard Langille et Glenn Moulaison (dir.), Les abeilles pillotent, Mélanges offerts à René LeBlanc, Revue de l’Université Sainte-Anne, p. 119–141.

4. Pascal Poirier, « Un poème acadien », Le Moniteur acadien, 7 août 1902, p. 2, col. 3–4.

5. Ibid.6. Alexandre Braud, « Subercase », Le Moniteur acadien, 14 août 1902, p. 1, col. 1–4;

p. 7, col. 2–4; 21 août 1902, p. 1, col. 2–4; 25 septembre 1902, p. 1, col. 2–4; 2 octobre 1902, p. 1, col. 2–4; 9 octobre 1902, p. 1, col. 2–4; 16 octobre 1902, p. 1, col. 2–4; 23 octobre 1902, p. 1, col. 2–4; 30 octobre 1902, p. 1, col. 2–4.

7. Alexandre Braud, « L’Origine de la pièce » dans [Anonyme], « Séance dramatique » [Programme], Saint-Cœur-de-Marie (Québec), [1936], 8 f., céA Anselme-Chiasson,

Page 113: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 113

Pierre Gérin Une tentative de réhabilitation du patrimoine théâtral acadien

mentionne la représentation du second acte de la pièce, en 1912, au col-lège de Caraquet, ce qui confirme l’intérêt qu’elle suscitait encore. Il y décrit aussi la perte du seul manuscrit qu’il détenait, dans l’incendie de cet établissement, en décembre 1915. Celle-ci devint très lourde quand il entreprit, en 1936, de reconstituer le texte original. Il séjournait à Québec depuis de nombreuses années quand un prêtre membre de la section paroissiale de la Société Saint-Jean-Baptiste dont il était aumônier lui demanda de représenter la pièce de nouveau. N’ayant plus de texte dis-ponible, il se mit en rapport avec le fils de l’éditeur du journal qui avait publié plus tôt le feuilleton. Il en obtint seulement les deux premiers actes, si bien qu’il dut soumettre sa pièce à une réfection importante : « Mais le troisième acte manquait. Je décidai donc une refonte de la pièce, et c’est Subercase légèrement modifié dans les deux premiers actes, com-plètement transformé dans le troisième acte et dans l’épilogue, qui va être représenté aujourd’hui. »8

Ainsi, à 34 ans de distance, fut partiellement réécrite et transformée la pièce, sous une forme et avec un sous-titre différents : Subercase ou les Dernières années de la domination française en Acadie – Drame historique en trois actes et un épilogue. Elle fut jouée les 16 et 17 avril 1936 à la salle paroissiale du Saint-Cœur de Marie (Québec).

Sous quelle(s) forme(s) se présente le texte? Quelle place cette pièce occupe-t-elle dans le patrimoine théâtral acadien? Où l’auteur a-t-il puisé son inspiration? Peut-on rapprocher ce drame d’autres œuvres mar-quantes en Acadie et ailleurs au Québec et au Canada français? Telles sont quelques-unes des questions que nous pouvons nous poser aujourd’hui.

I. Le texteÀ l’examen de l’édition de 1936, on se rend compte que l’on a affaire

à un état du texte bien distinct. Ce dernier est, en réalité, constitué de deux sous-états, représentés par deux tapuscrits du texte de la pièce, très voisins, non datés, mais qu’on peut situer autour de la date des deux représentations (vers 1936). Le premier tapuscrit9 comprend 38 feuilles dactylographiées portant des corrections manuscrites de l’auteur. Le deu-xième tapuscrit10 a une autre forme : une nouvelle frappe reproduit le

fonds Ferdinand-J.-Robidoux, 4.6–14.8. Id., f. 6–7.9. Alexandre Braud, Subercase ou les Dernières Années de la domination française

en Acadie (Drame historique en trois actes et un épilogue, [tapuscrit avec correc-tions manuscrites de l’auteur à l’encre noire comprenant 4 feuillets agrafés], [1936], 13+14+7+4 f, céA Anselme-Chiasson : fonds 529.1–1.

10. Alexandre Braud, Subercase ou les Dernières Années de la domination française en Acadie (Drame historique en trois actes et un épilogue), [tapuscrit relié à couverture bleue avec corrections manuscrites de l’auteur], [1936], céA Anselme-Chiasson,

Page 114: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

114 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

texte du tapuscrit précédent avec les corrections de l’auteur intégrées et de nouveaux écarts. Il lui est donc postérieur. C’est ce dernier état qui fait autorité, car il est l’expression de la dernière volonté de l’auteur; c’est celui que nous avons choisi comme texte de base.

L’étude des écarts entre l’édition journalistique et le tapuscrit retenu a permis de formuler une série d’observations11. La première édition pré-sente des paratextes, deux dédicaces et un poème, pièces que le tapus-crit ne renferme pas. On constate que les écarts entre les deux textes sont peu fréquents dans le premier acte et plus nombreux dans le deu-xième. Apparaissent, dans le tapuscrit, pour ce qui est de ces deux actes, des substitutions de mots ou d’expressions, quelques ajouts de vers pour la rime, des didascalies. Se remarquent aussi des condensations et des coupes de longues tirades, qui atténuent l’aspect déclamatoire et un certain statisme, caractéristiques de l’édition journalistique. Grâce aux échanges, ces modifications créent, sinon du mouvement, du moins une illusion de mouvement. Les formes originales corrigées par l’auteur constituent les variantes notées dans l’apparat critique de l’édition en cours de réalisation.

Quant à la suite de la pièce, on a affaire à une véritable réécriture. Tandis que cette division ne comprend qu’un acte, contenant lui-même quatre scènes, dans l’édition journalistique, elle renferme, dans le tapus-crit, un acte et un épilogue contenant chacun sept et deux scènes respec-tivement. La distribution des personnages subit des remaniements : il y a substitution d’enfant; le rôle de confident passe du corsaire Morpain à un nouveau personnage, le père Beaudoin. À Subercase, le gouverneur qui garde son honneur dans la défaite, qui transforme celle-ci en victoire, se substitue un nouvel héros, le prêtre, sur qui repose l’avenir d’un territoire qui fut la Nouvelle-France. Dans le tapuscrit apparaissent deux pièces finales, un chant et une dédicace. Comme le texte original du troisième acte ne se laisse pas réduire à l’état de variante, il est présenté intégra-lement, dans l’édition critique de l’œuvre, à la suite du texte du tapuscrit qui constitue le texte de base. En conséquence, seuls figurent dans l’ap-parat critique les mots et vers du premier tapuscrit corrigés par l’auteur.

Aucune autre édition n’est venue s’ajouter à celle de 1902. Le texte remanié de 1936 resta inédit. L’œuvre dramatique tomba dans un oubli qui dura plusieurs décennies. Ce ne fut qu’à la fin des années 1970 que l’on redécouvrit l’écrivain et que l’on étudia son rôle dans l’histoire du théâtre acadien. Dans l’anthologie qu’elle a codirigée, Marguerite Maillet cite deux

fonds A 842 B 62s.11. Pierre Gérin, « Un cas d’inachèvement, Subercase, œuvre littéraire acadienne stra-

tifiée », dans Janine Gallant, Hélène Destrempes et Jean Morency, L’Œuvre et ses inachèvements, Longueuil (Qc), Groupéditions, 2007, p. 193–206.

Page 115: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 115

Pierre Gérin Une tentative de réhabilitation du patrimoine théâtral acadien

extraits du drame, d’après l’édition de 1902 : « Un conseil de guerre » (acte ii, scène 2) et « Reddition » (acte iii, scène 4)12. Elle présente aussi l’écri-vain et son œuvre dans son Histoire de la littérature acadienne13. Quant à lui, Jean-Claude Marcus accorde au dramaturge plusieurs pages dans son étude sur « Les Fondements d’une tradition théâtrale en Acadie »14. La pièce est décrite et commentée dans deux thèses portant sur le théâtre acadien15. Plus récemment, A. Braud a fait l’objet d’un article de Robert Viau, qui exploite une documentation riche et variée16.

II. Le mytheComment l’auteur s’est-il intéressé à la légende de Subercase et com-

ment l’a-t-il adaptée? Dans son article sur la genèse de la pièce, il recon-naît avoir visité le site historique de Port-Royal : « [En visite à Annapolis] Mon temps étant très limité, une fois mon ministère dominical accompli, je me rendis au fort, l’examinai dans tous ses détails et je m’assis face à la mer, l’esprit et le cœur remplis de l’histoire de l’ancienne Acadie, insuffi-samment connue d’un bon nombre. »17 La reconstitution du passé conduit à l’écriture dramatique, qui, dans ce cas, exerce une fonction didactique, car elle assure la transmission de données historiques exemplaires à la communauté acadienne :

En méditant ces graves et grands souvenirs trop oubliés, je me disais qu’il serait peut-être utile de les faire revivre, dans une suite de tableaux […] sur la modeste scène du collège. Mon ambition n’allait pas plus loin et je n’avais certes aucune pré-tention d’auteur dramatique en y songeant.

C’est de cette idée qu’est sorti « mon humble Subercase ». Je me proposais uniquement de rappeler à nos élèves et à nos paroissiens de la Pointe-de-l’Église un fait historique qui

12. Marguerite Maillet, Gérard LeBlanc et Bernard Émont, Anthologie de textes litté-raires acadiens, Moncton, Éd. d’Acadie, 1979, p. 314–317.

13. Marguerite Maillet, Histoire de la littérature acadienne : de rêve en rêve, Moncton, Éd. d’Acadie, 1983, p. 134–137.

14. Jean-Claude Marcus, « Les Fondements d’une tradition théâtrale », dans Jean Daigle (dir.), Les Acadiens des Maritimes, Moncton, céA Anselme-Chiasson, 1980, p. 645, 656–658.

15. Roger Lacerte, « Le Théâtre acadien : Étude des principaux dramaturges et de leurs œuvres (1957–1977) », thèse de doctorat, Boston College, 1984, f. 57–60; Judith Perron, « Théâtre, fêtes et célébrations en Acadie (1880–1980) », thèse de docto-rat, U. de Moncton, Faculté des arts, 1995, f. 76–84.

16. Viau, loc. cit.17. Braud, art. cit., f. 3.

Page 116: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

116 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

s’était accompli presque chez eux et dont ils avaient raison d’être très fiers.18

Il est permis, cependant, de penser que l’intérêt de l’écrivain pour ce haut fait et pour son auteur a été entretenu par la lecture d’un volume de l’historien français Edme Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique19, publié en 1877, à Paris, qui devait se trouver dans la biblio-thèque des religieux du Collège Sainte-Anne.

Cet érudit s’intéresse beaucoup à l’Acadie et au Canada français20; il a une correspondance suivie avec P. Poirier. Tout en conservant l’image romantique du héros abandonné de tous, transmise par l’histoire, il trace un portrait positif du gouverneur, qu’il présente comme un homme d’action réfléchi et énergique. Il exploite aussi le thème de la résistance héroïque et de la bravoure. Toutefois, c’est par une opération très littéraire, la transfiguration de l’histoire, que son récit se distingue. En effet, dans son texte, la défaite devient une victoire symbolique. Le héros « rusé » (on pense à Ulysse) obtient les honneurs de la guerre et des conditions avantageuses. On aboutit à un renversement de situation grâce à la vente à bon prix de l’artillerie. On a affaire à une interprétation héroïque de la légende originale. Il y a métamorphose.

Braud reprend les points essentiels du texte de Rameau. Le lecteur est sensible à la caractérisation positive de Subercase, dont les quali-tés sont bien mises en évidence, et à la victoire symbolique, les assiégés recevant les honneurs de la guerre. Il y a agrandissement du protagoniste et des autres personnages. Cependant, l’auteur dramatique se distingue, à son tour, de sa source par un travestissement de l’histoire. Comme l’a remarqué avec beaucoup de justesse Judith Perron, « la distribution de la bataille dramatisée de 1710 ressemble davantage à celle, historique, de l’assaut de 1707 duquel Subercase est sorti vainqueur »21. En effet, parmi les actants majeurs de 1710, ni Morpain le corsaire, ni Bernard de Saint-Castin, qui ne fut jamais officiellement chef des Amérindiens comme son père, ni Matthieu Desgoutins ne participèrent à l’affrontement final, non plus que Le Borgne, qui mourut en 1693. Dans la pièce, en revanche, ils servent d’adjuvants et font ressortir la forte personnalité du gouverneur. Il faut mentionner une entorse avec la réalité historique : Charles de Saint-Étienne de La Tour (né en 1593), fils du traître Claude de Saint-Étienne

18. Id., f. 3–6.19. Edme Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique (L’Acadie, 1604–

1710) par M. Rameau, Paris, Didier, 1877, p. 340–352.20. Voir : Robert Pichette, Napoléon iii, l’Acadie et le Canada français, Moncton (N.-B.),

Éd. d’Acadie, 1998, p. 79–152.21. Perron, op. cit., f. 79.

Page 117: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 117

Pierre Gérin Une tentative de réhabilitation du patrimoine théâtral acadien

de La Tour (vers 1570–après 1636), ne mourut pas au cours du siège de 1710, mais en 1666. De son mariage avec Jeanne Motin, veuve de son rival Charles de Menou d’Aulnay, il eut cinq enfants, dont un fils qui reçut le même prénom que le sien (entre 1663 et 1668–1731). L’écart entre les dates permet de penser qu’il y a eu confusion ou glissement, dans l’esprit de l’auteur, entre les deux homonymes22. Une autre innovation de l’auteur dramatique apparaît dans la passation des pouvoirs entre le gouverneur et le père Beaudoin : elle assure la transition et explique la capitulation et sa conséquence, l’abandon. La foi catholique est la gardienne de la culture française en terre d’Amérique, la religion assure le lien entre le passé et le présent.

Par le truchement d’A. Braud, la légende de Subercase évolue : elle permet de substituer à une rupture une continuité; elle offre une justi-fication compréhensible, admissible pour la collectivité. La cession de Port-Royal et conséquemment l’abandon des Acadiens s’expliquent par le destin du héros, qui lui fut contraire, ce qui permet de le grandir face à l’adversité et de faire admettre la réalité des faits : « L’histoire et l’avenir diront de vous Seigneur / Que Subercase fut plus grand que le malheur. »23 Il y a une transformation, une métamorphose de l’histoire. La défaite est transformée en victoire symbolique. On passe de l’histoire au mythe et à sa représentation théâtrale. Certaines opérations sont clairement identi-fiables. Il y a agrandissement du héros et de son combat : le gouverneur est le défenseur de l’Acadie, de la France, du Roi et de la Croix; le conflit dépasse l’enjeu local. On assiste aussi à une transfiguration du conflit impérialiste, avec une exaltation de la mystique patriotique. Le mythe, cependant, évolue : le gouverneur cède son autorité au clergé catholique; le pouvoir religieux remplace alors le pouvoir politique. On arrive à une « conception religieuse du mythe ».

Ainsi, le mythe de Subercase répond bien aux trois fonctions du mythe distinguées par Pierre Brunel : « Le mythe raconte. Le mythe est un récit. […] Le mythe explique. C’est la deuxième fonction. […] Troisième fonc-tion : le mythe révèle. »24 En outre, tout historique qu’il est, il faut noter que le mythe de Subercase est littéraire du moment même qu’il est écrit, mais aussi que l’œuvre littéraire transforme à son tour le mythe.

22. Voir : George MacBeath, « Saint-Étienne de La Tour, Claude De », « Saint-Étienne de La Tour, Charles De (mort en 1731) », « Saint-Étienne de La Tour, Charles De (1593–1666) », « Motin (Mottin), Jeanne (Menou d’Aulnay; Saint-Étienne de La Tour »); voir aussi : René Baudry, « Menou d’Aulnay, Charles de », dans John English et Réal Bélanger (dir.), Dictionnaire biographique du Canada en ligne, 2003, 2008. http://www.biographi.ca (pages consultées le 15 novembre 2010)

23. Alexandre Braud, Subercase ou les Dernières Années…, iii, 4, v. 1147–1148.24. Pierre Brunel, « Préface », Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, éd. du Rocher,

2000, p. 8–9.

Page 118: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

118 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

III. Le théâtre collégialÉcrit pour la scène d’un collège acadien, le drame Subercase traite

un sujet et exploite des thèmes qui ne sont pas étrangers aux pièces pro-duites ailleurs au Québec et au Canada français. Quelles qu’aient été les communautés religieuses qui assuraient alors l’enseignement et les pro-vinces dans lesquelles elles exerçaient, les productions théâtrales des collèges présentent des caractéristiques communes.

On reconnaît la valeur formative du théâtre et on partage certains objectifs pédagogiques : outre l’histoire, l’accent est mis sur l’éloquence, le développement de la culture et la mémorisation de textes. On donne l’exemple du bien-dire. Ainsi que l’observe Jeanne Corriveau, « l’art dra-matique fut dans nos institutions collégiales un instrument de culture largement utilisé pour la formation humaniste des élèves »25. Les pères eudistes, qui dirigeaient un réseau d’établissements d’éducation au Canada, et plus particulièrement le Collège Sainte-Anne en Nouvelle-Écosse, où enseignait A. Braud, valorisaient, eux aussi, le théâtre. À ce sujet, R. Viau fait l’observation suivante : « Dès 1893, des pièces étaient présentées au collège Sainte-Anne […]. Avant 1920, on ne montait pas plus de deux pièces par année au Collège mais en 1920, 1925, 1928 et 1932, le nombre passe à quatre et, en 1927, à cinq pièces. »26 Il faut préciser que, dans les collèges canadiens-français, on ne se limite pas au seul genre dramatique : « Tous les genres, tragique, comique ou dramatique se par-tagent apparemment sans suite ou influence repérable les sujets religieux, historiques ou patriotiques les plus divers. »27

Quant au contexte de la représentation, il faut mentionner que les pièces étaient jouées lors de manifestations appelées séances. J.-C. Marcus s’est intéressé à ces dernières en Acadie :

À partir de la fin des années 1870 et pendant plus d’un demi-siècle, on assiste ainsi dans tous les coins de l’Acadie […] à une prolifération des séances. Il serait presque illusoire de vouloir en dresser un répertoire tant leur nombre est considérable. S’il n’est guère contestable que les premières d’entre elles eurent lieu dans les collèges et couvents […], il ne faudrait surtout pas croire qu’elles ont été l’apanage des seules maisons d’enseignement. Car […] les séances, données

25. Jeanne Corriveau, « Jonathas du R. P. Gustave Lamarche et le théâtre collégial », Montréal, Université de Montréal, 1965, f. 9 [mémoire de maîtrise].

26. Robert Viau, « Jean-Baptiste Jégo, pionnier du théâtre acadien », Revue de l’Univer-sité Sainte-Anne, 1996, p. 116.

27. Corriveau, op. cit., p. 30.

Page 119: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 119

Pierre Gérin Une tentative de réhabilitation du patrimoine théâtral acadien

dans les paroisses, participent pleinement de la vie sociale des Acadiens […].28

Or la pièce d’A. Braud a été jouée dans le cadre de séances drama-tiques qui relèvent du théâtre collégial et du théâtre paroissial. Dans le cas de la vie collégiale, le théâtre est au programme des cérémonies qui ont lieu à l’occasion de la visite d’un dignitaire. C’est ainsi que la première représentation de Subercase s’intègre à la « Séance Dramatique, Littéraire et Musicale, offerte Au Très Rév. Père Dagneau, supérieur, à tous les Pères et amis du Collège Ste-Anne, par les membres du “Cercle Littéraire St Jean l’Évangéliste”, en témoignage de notre reconnaissance »29. Quant à celles des 16 et 17 avril 1936, elles sont placées sous une double autorité reli-gieuse et politique : « La représentation de ce soir sera sous la présidence d’honneur du T. Rév. Père Frs Tressel, provincial des Eudistes, et celle de demain soir sous celle de M. J.-Bona Arsenault, président de la section locale de la Société acadienne L’Assomption. »30 C’est une série intéres-sante de descriptions de séances que livrent les journaux locaux, dans leurs critiques des spectacles : on dépeint la salle des fêtes, les décors, les banderoles, les costumes; on croque le public; on n’oublie pas les notables; on note chaque point du programme, sans omettre les allocu-tions et les hymnes. Ainsi, la pièce fait partie d’un ensemble plus vaste : elle est précédée et suivie d’autres œuvres artistiques (en Acadie, plu-sieurs en anglais). Elle est découpée, prise en sandwich. Mais le public est gagné d’avance, il est préparé, il attend le dénouement. On doit ajou-ter que, pour lui, les séances constituent, le plus souvent, la seule forme d’exposition au théâtre et une sorte d’initiation à l’art dramatique : « […] pendant une bonne période de notre histoire, ce sont nos collèges et nos couvents qui, […], perpétuèrent le goût de l’art dramatique comme ins-trument de culture et moyen de maintenir à la langue son prestige et sa pureté »31.

Enfin, le principal élément que partage Subercase avec maintes pro-ductions du théâtre collégial acadien, québécois et canadien-français du début du xxe siècle pourrait bien être la didactique de l’histoire. C’est d’ailleurs le titre ainsi formulé, « Théâtre : Histoire sur la scène32 », que donne M. Maillet à un chapitre de son histoire littéraire acadienne portant sur le théâtre. A. Braud reconnaît avoir eu cet objectif, auquel s’associent

28. Marcus, art. cit., p. 637.29. Observateur, « Collège Ste-Anne, Church Point », L’Évangéline, 24 avril 1902, p. 3,

col. 3.30. [Anonyme], « Subercase », L’Action catholique, jeudi 16 avril 1936, p. 12, col. 6.31. Jean Béraud, 350 ans de théâtre au Canada français, Montréal, CLF, 1958, p. 17.32. Maillet, op. cit., p. 133.

Page 120: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

120 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

des valeurs morales comme le courage, la persévérance, l’imitation des ancêtres et le patriotisme. C’est précisément l’exaltation de ces dernières qu’a retenue P. Poirier, dans sa critique de la pièce qu’il élève au rang de poème héroïque. Un peu plus tard que son prédécesseur, un autre dra-maturge acadien, James E. Branch (1907–1980), confirme la richesse du fonds historique acadien : « [L]’histoire acadienne est un tissu de drames poignants, une source inépuisable où l’amateur de théâtre peut puiser à loisir des thèmes d’inspiration. »33

Une telle orientation historique fondée sur ces valeurs convenait bien aux tenants du nationalisme en pleine Renaissance acadienne (1864–1930). En effet, cette période se caractérise par une prise de conscience collective de la communauté acadienne et par l’affirmation de son exis-tence. Les Acadiens commençaient à se donner des institutions : une ligue pour la défense des intérêts collectifs, la Société nationale l’Assomption, des collèges et des journaux. Une idéologie nationaliste, partagée par les leaders religieux et laïcs acadiens, se répandait : elle visait à regrouper les forces nationales dispersées, à donner à la population le sentiment d’appartenir à une collectivité, en lui faisant redécouvrir ses racines et en lui donnant les moyens d’assumer son destin. Elle a été bien formulée dans la devise du Moniteur acadien : « Notre langue, notre foi, nos cou-tumes ». Le nationalisme professé dans Subercase, comme celui de maints orateurs des conventions nationales, repose sur cette trinité idéologique. P. Poirier ne pouvait pas y être insensible. A. Braud reprend l’essentiel de ces fondements idéologiques dans la formulation des objectifs pédago-giques visés par les collèges des Maritimes où l’on enseigne en français :

Nous avons surtout l’ambition de leur inculquer dans l’âme [aux élèves] l’amour de l’Acadie, de sa foi, de son drapeau et de sa langue, […]. / […] Vous aussi demeurez invinciblement attachés aux gloires de votre passé, vous aussi gravez avec fidélité et amour vos traditions d’honneur, de patriotisme et de foi.34

La mythification d’un personnage historique avec une victoire sym-bolique n’est pas propre à cette pièce. On en retrouve plusieurs exemples à la fois dans le théâtre collégial et public québécois et canadien-français de la même époque. Les sujets héroïques sont souvent traités par plu-

33. James E. Branch, L’Émigrant acadien – Drame social acadien en 3 actes, [Moncton, L’Évangéline ltée, 1929], p. 4.

34. [Alexandre Braud], « Conférence du R. P. Braud », Le Moniteur acadien, 19 sep-tembre 1901, p. 3, col. 1.

Page 121: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 121

Pierre Gérin Une tentative de réhabilitation du patrimoine théâtral acadien

sieurs dramaturges, les pièces écrites en vers et en prose, et l’on a affaire à des quasi-cycles.

Une œuvre annonce le drame acadien, Le Jeune Latour (1844) d’An-toine Gérin-Lajoie35. À vrai dire, P. Poirier lui-même invite à faire ce rap-prochement :

Subercase est la deuxième tragédie en vers et en trois actes que notre histoire inspire à la poésie : la première est Charles Latour [il désigne l’œuvre par le nom du protagoniste], du sympathique auteur de Un Canadien errant, feu Gérin-Lajoie. Il serait très intéressant de comparer entre eux les poëmes de ces deux chantres de deux grandes gloires acadiennes.36

Écrite par un collégien pour un théâtre collégial, celui du collège de Nicolet (Québec), elle fut jouée pour la première fois en 1844. Cette tragi-comédie a une thématique acadienne : la scène se passe en mai 1630, au Cap-de-Sable (appelé aussi le Cap-Sable), à l’extrémité sud de la Nouvelle-Écosse. Elle exploite un sujet historique à travers le prisme déformant de la peinture des relations conflictuelles entre un père et son fils. Elle pré-sente un abus d’autorité de la part du père, qui s’est avili par sa trahison, et la résistance inflexible du fils, qui reste fidèle à la mère patrie et qui refuse de livrer le fort à l’Angleterre. Pareille opposition ne se retrouve pas chez Braud, où le fils du traître occupe une place beaucoup moins importante : seul est noté son désir obsessif de faire disparaître la tache honteuse et de racheter l’honneur familial :

Je vais comme un forçat qui doit traîner sa chaîne. Et semblable à Judas, je demeure flétri. Un stigmate honteux sur mon front est écrit. Ciel! quand pourrais-je enfin laver cette souillure

35. Antoine Gérin-Lajoie, Le Jeune Latour, Montréal, Réédition-Québec, 1969 (éd. orig. 1844).

36. Pascal Poirier, « Un poème acadien », Le Moniteur acadien, 7 août 1902, p. 2, col. 4. Si le gouverneur Subercase mérite l’appellation de « gloire acadienne », tel n’est pas le cas de Charles de Saint-Étienne de La Tour. Attentif à l’action d’éclat avérée et fidèle à l’interprétation de l’auteur, Pascal Poirier omet de considérer la suite de l’existence de cet homme, assez glauque. Il ne dispose pas, à son sujet, des mêmes documents que Maurice Lemire qui tient sur la caractérisation du personnage par l’auteur un jugement tout autre : « On peut lui reprocher [à Gérin-Lajoie] d’avoir fait d’un bandit un modèle de bravoure et de fidélité; sa jeunesse et sa connaissance imparfaite de l’histoire l’excusent. » Maurice Lemire, « Le Jeune Latour, tragédie d’Antoine Gérin-Lajoie », Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Montréal, Éditions Fides, 1980, t. 1. Accessible en ligne : http://services.banq.qc.ca/sdx/DOLQ (page consultée le 15 novembre 2010).

Page 122: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

122 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

Faire que mes enfants puissent, sans flétrissure, Dire qu’ils ont appris l’honneur à mes côtés?37

Quant à elle, la dernière bataille de la Nouvelle-France est transfor-mée en victoire symbolique et le personnage historique, Montcalm, en héros, dans Montcalm et Lévis (1918) d’Adolphe-Basile Routhier38. Mais aucune métamorphose héroïque n’atteint le niveau de celle de Dollard des Ormeaux, au Québec. En effet, le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec a retenu six créations dramatiques distinctes (textes et repré-sentations) entre 1911 et 1938, qui le mettent en scène39.

* * *

Exercice pédagogique qui promeut les fondements de l’idéologie nationaliste, par le truchement de la récupération du mythe d’un héros fondateur, le drame d’A. Braud est une œuvre à l’histoire singulière. L’édition critique en cours de réalisation est l’occasion de faire une nou-velle lecture de ce texte accessible uniquement dans un dépôt d’archives, de le publier intégralement avec des annotations et des commentaires, de rendre compte de sa genèse grâce à un apparat critique et de le situer dans ses multiples contextes.

Par-delà l’examen d’une œuvre spécifique, cette édition vise à faire connaître ou redécouvrir une forme d’art dramatique, certes tombée en désuétude, mais qui ressortit aux patrimoines culturels acadien, québé-cois et canadien-français. Celle-ci a eu son heure de gloire et de succès; elle est encore très proche de nous chronologiquement; elle a surtout eu le mérite d’avoir contribué à la défense de la langue et de la culture fran-çaises au Québec et au Canada.

37. Alexandre Braud, Subercase…, II, 1, v. 539.38. Adolphe-Basile Routhier, Montcalm et Lévis – Drame historique en cinq actes avec

prologue et six tableaux, Québec, Imprimerie franciscaine missionnaire, 1918, 173 p.

39. Ce sont, respectivement : Olivier-Bourbeau-Victor Rainville, Dollard des Ormeaux – Drame en vers en neuf tableaux, Montréal, Librairie Beauchemin limitée, [1911], 166 p.; Hervé Gagnier, Dollard – Pièce en trois actes et cinq tableaux, Montréal, Imprimerie des Éditeurs limitée, 1922, 79 p.; Julien Perrin, Gloire à Dollard – Pièce historique en cinq tableaux, Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1923, 34 p.; Émilien Gauthier, Dollard n’est pas mort! – Drame en deux actes tout spé-cialement écrit pour nos collégiens, Québec, l’Action sociale (limitée), 1927, 56 p.; Aldéodat Lavoie, Dollard (Sacrifice du Long-Sault) – Poème dramatique en cinq actes, Avignon, Maison Aubanel Père, 1937, 123 p.; Gire Maiguéret [Aimé Giguère], Dollard – Drame en trois actes (en vers), Montréal, [Imprimé au « Devoir »], 1938, 202 p.

Page 123: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 123

RésuméCet article cherche à montrer que le roman de Georges Forestier La Pointe-aux-rats, publié en 1907 à Paris par la maison d’édition Plon, est un roman qui mériterait une réédition, qu’elle soit critique ou non. Dans le contexte de la littérature franco-manitobaine, ce roman des origines raconte ce que fut la migration d’un groupe de Français, à la fin du xixe siècle, dans un Manitoba en plein changement. Ce livre, qui fut le premier roman publié en fran-çais sur le Manitoba, est un témoignage littéraire important de la colonisation de l’Ouest.

François-Xavier Eygun Mount Saint Vincent University

Pourquoi il faut rééditer La Pointe-aux-rats de Georges Forestier

Depuis que le roi Charles ii d’Angleterre en 1670 nomma Terre de Rupert ce qui est maintenant l’Ouest canadien jusqu’au premier voyage de La Vérendrye en 1731 et la fondation du Manitoba en tant que pro-vince en 1870 un bon siècle plus tard, ce territoire a condensé dans sa propre histoire, tous les tiraillements qui cimentent et fragilisent à la fois le Canada. Le principal sujet de discorde parfois et de tension souvent se résume dans l’ambiguïté de créer et de composer un pays basé sur deux cultures et deux langues.

S’intéresser à la littérature de l’Ouest canadien, c’est aussi connaître l’histoire et le développement des provinces de l’Ouest qui, si elles n’ont pas connu de grand dérangement comme l’Acadie, ont subi toutefois et plus tardivement tous les événements liés à l’épopée de Louis Riel. Toute littérature reste marquée par les soubresauts de l’Histoire et celle de l’Ouest est riche des réussites de milliers de voyageurs, colons et aventuriers de tous poils, réussites mais aussi échecs, bref de la matière humaine parfois grandiose et parfois pas.

Une fois la province établie et reconnue (en 1870) par le gouverne-ment fédéral, et une fois la rébellion des Métis écrasée, la colonisation du Manitoba alla bon train. L’Ontario étant voisin, beaucoup de colons anglo-phones affluèrent, ce qui menaça la présence francophone, et les auto-rités religieuses sous l’égide de Monseigneur Taché se tournèrent vers le Québec pour tenter de recruter des colons francophones. Le Québec connaissait alors sa propre immigration vers l’est des États-Unis, et quoi de plus naturel alors que de rester au Canada et de tenter de contribuer à la création d’une nouvelle entité francophone dans l’Ouest? Cette tenta-tive attira un certain nombre de Canadiens français, qui vinrent bien sou-vent autant des États-Unis que du Québec et qui contribuèrent à créer la

Page 124: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

124 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

plupart des paroisses canadiennes-françaises du Manitoba. Malgré tout, cette tentative de colonisation à partir du Québec fut un demi-échec, et l’arrivée de ces francophones ne suffit pas à contrer l’arrivée massive de colons anglophones ou de colons européens qui ne parlaient pas français et qui petit à petit s’assimilèrent aux anglophones. Dans les années qui suivirent, les francophones furent relégués au rôle de minorité, au point d’ailleurs qu’à partir de 1890, l’enseignement du français fut remis en question et même interdit.

L’autre source d’immigrants francophones fut l’Europe (France, Belgique, Suisse) et trois grandes tendances au moins vont marquer l’arri-vée d’Européens et de Français, en particulier sur le continent nord-amé-ricain. La première est que, à la fin du xixe siècle, en France, commença la crise religieuse de la séparation de l’Église et de l’État, qui culmina en 1904 avec la loi Combes et qui força un certain nombre de prêtres (et de leurs paroissiens) à l’exil. Une partie de ceux-ci vinrent au Canada, où ils jouèrent un grand rôle tant dans l’éducation que dans leur vocation de pasteur1. Ces prêtres, comme le clergé canadien-français, se méfiaient beaucoup d’éventuels colons français et ne voulaient pas importer au Canada et l’esprit de la révolution française et les idées de l’anticlérica-lisme ambiant.

La seconde raison de la colonisation est que le Manitoba n’avait pas très bonne réputation en tant que terre d’établissement et, en 1888, pour tenter de remédier à cela, le ministère de l’Agriculture publia une brochure2 que l’on pourrait taxer de propagande, tentant, par des témoi-gnages de curés de campagne et de colons ayant réussi, de prouver que le pays pouvait être accueillant malgré les sécheresses, les histoires de gel, de pénuries de bois et d’autres calamités. Il s’agissait, pour le gouver-nement fédéral, d’embellir la réalité et de lancer ce que Robert Painchaud nomme « une idéologie de la colonisation »3, qui va aller en s’amplifiant à partir de 1888 et perdurer au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Après cette époque, on ne peut plus vraiment parler de colonisation sys-tématique et commanditée.

Enfin, la troisième raison qui peut expliquer la colonisation de l’Ouest correspond au besoin de partir et de faire fortune, désir sans doute commun à chaque nouvelle génération, mais qu’il faut aussi remettre en contexte. Ce mouvement de colonisation est à mettre en parallèle avec la

1. Philippe Prévost, La France et le Canada d’une après guerre à l’autre (1918–1944), Saint-Boniface, les Éditions du Blé, 1994, p. 10–11.

2. Lionel Dorge, Le Manitoba reflet d’un passé, Saint-Boniface, les Éditions du Blé, 1976.

3. Robert Painchaud, Un Rêve français dans le peuplement de la prairie, Saint-Boniface, Éditions des Plaines, 1986, p. 173.

Page 125: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 125

François-Xavier Eygun Pourquoi il faut rééditer La Pointe-aux-rats de Georges Forestier

découverte de l’or dans les territoires du Nord-Ouest à la fin du xixe siècle et en Californie plus tôt. Autrement dit, l’Amérique du Nord et le Canada en particulier deviennent des destinations de choix pour tous ceux qui sont déçus par l’Europe (entre autres) et avides de fortune à faire. La quête de l’or et le rêve d’une vie meilleure auront fait déplacer des millions d’individus.

D’un point de vue littéraire, ces mouvements de population vont se refléter dans les types et thèmes littéraires. Ce n’est donc pas un hasard si, à la fin du xixe siècle, les récits de voyage et de découverte vont avoir autant de succès et que ceux-ci feront place au roman d’aventures. Il s’agit d’une littérature populaire, mais cette littérature d’aventure a marqué et a traversé toute la fin du xixe et le début du xxe siècle. Que ce soit le roman de la conquête de l’Ouest ou celui de la quête de l’or, ou encore le récit de voyage, ce type de roman d’aventure est une catégorie importante de l’histoire littéraire et constitue une étape essentielle dans la formation des petites littératures, comme le furent à une autre époque les chan-sons de geste, indispensables creusets de la formation identitaire d’une culture, d’une nation. C’est à ce type de littérature populaire qu’appar-tient le roman La Pointe-aux-rats de Georges Forestier.

La littérature au Manitoba a suivi un développement assez similaire à ce qui s’est passé en Acadie ou en Ontario. L’émergence de cette littéra-ture a d’abord été rendue possible par l’établissement d’un système d’édu-cation et d’écoles françaises par des religieux, puis par l’apparition de journaux (comme La Liberté au Manitoba en 1913) qui permettent la publi-cation de poèmes et d’autres textes (alors que les livres étaient publiés surtout au Québec). Vient ensuite, dans les années 1970, la création de maisons d’éditions, qui donneront naissance à une véritable littérature franco-manitobaine. Depuis, un certain nombre d’anthologies et d’études ont vu le jour et elles permettent d’avoir un point de vue global sur l’évolu-tion de cette littérature de l’Ouest et sur ses auteurs. Si la poésie a eu ses anthologies, par contre les romans, surtout les premiers, ne sont connus que par très peu de lecteurs et certains de ces écrits mériteraient de redevenir disponibles. Dans l’encyclopédie canadienne en ligne, Ismène Toussaint4 divise en plusieurs périodes l’histoire et la thématique de la littérature de l’Ouest. Il y eut d’abord les écrits de la conquête de l’Ouest, qui commencent dès la première moitié du xviiie siècle avec le Journal de La Vérendrye (1685–1749), puis les relations des missionnaires, mais cette période a surtout été marquée par la personnalité de Louis Riel et au point de vue littéraire par ses écrits (poèmes, essais, etc.), tous réédités dans

4. Ismène Toussaint, « La littérature d’expression française dans l’Ouest canadien », http://www.l’encyclopédie canadienne.com.

Page 126: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

126 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

les années 1980. Ensuite, la seconde période (1900–1945) — et c’est celle qui nous intéresse — contient les écrits de ceux que Toussaint nomme « les pionniers de la terre et de la plume » (écrivains qui sont à rappro-cher des auteurs des romans du terroir au Québec). Selon Annette Saint-Pierre, dans son essai « L’Ouest canadien et sa littérature » de 19865, trois auteurs-romanciers se détachent des autres : Maurice Constantin-Weyer (1881–1964) — le « Jack London français » (mais d’autres auteurs auront aussi reçu ce qualificatif, dont Louis-Frédéric Rouquette) —, Georges Bugnet (1879–1981) et Jean Féron (1881–1946). Georges Forestier ne fait pas partie du groupe, pour diverses raisons, dont l’impossibilité d’accéder au texte de son roman. Pourtant La Pointe-aux-rats de Georges Forestier est le premier roman publié en français (1907) sur l’Ouest canadien et, s’il n’eut que peu de lecteurs au Canada, puisqu’il fut publié en France (chez Plon), il eut néanmoins un écho certain à l’époque et fut à l’origine d’une controverse, dont on parlera plus tard.

Georges Forestier, de son vrai nom George Schaeffer, est né à Paris en 1874 et est mort au front dans les premiers mois de la Première Guerre mondiale (vers la fin de 1914), près de Verdun, à Rupt-en-Woëvre. On ne sait que très peu de choses sur lui. Selon certains, son père aurait été bijoutier et Georges Forestier lui-même aurait été journaliste. D’après Donatien Frémont, dans son livre Les Français dans l’Ouest canadien6, Georges Forestier se serait installé dans les parages de Sainte-Rose-du-Lac au Manitoba à la fin du xixe siècle, après avoir vécu quelque temps au Lac des Bois, en Ontario, puis à Swan River, en Saskatchewan. Il n’aurait pas cultivé ou défriché de terre, mais aurait plutôt vécu d’articles qu’il envoyait en France, en particulier pour Le Chasseur français, selon Frémont, ou Le Journal des voyages, selon Gamila Morcos7. Toujours selon Frémont, certaines personnes vivant encore s’en souviennent comme d’« un jeune homme timide et peu communicatif »8, qui s’intéressait surtout aux modes de vie des animaux sauvages de la région. On ne sait quand il rentra en France, ni ce qu’il fit par la suite, sauf que son roman fut publié en 1907 et que, après son décès en 1914, un recueil de nouvelles parut en 1915, tou-jours chez Plon à Paris. Selon Paulette Collet, dans ce volume posthume de nouvelles, « Forestier se révèle aussi un excellent conteur […] et montre

5. Annette Saint-Pierre, « L’Ouest canadien et sa littérature », Frontières, été-automne 1986.

6. Donatien Frémont, Les Français dans l’Ouest canadien, Saint-Boniface, Les Éditions du Blé, 1980, p. 42–43.

7. Gamila Morcos, Dictionnaire des artistes et des auteurs francophones de l’Ouest canadien, Québec, Les Presses de l’Université Laval et la Faculté Saint-Jean, 1998, p. 108.

8. Frémont, op. cit., p. 42–43.

Page 127: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 127

François-Xavier Eygun Pourquoi il faut rééditer La Pointe-aux-rats de Georges Forestier

son respect pour les Indiens. Loin de ridiculiser leurs coutumes, ainsi que l’ont fait certains de ses compatriotes, il tente de les comprendre et épouse leur cause contre les trafiquants blancs […] Dans l’Ouest canadien est un livre où sont nombreux les personnages pittoresques et émouvants »9. Cette citation pourrait aussi s’appliquer en partie au roman La Pointe-aux-rats.

L’œuvre de Forestier — que certains, comme Armand Yvon, ont pu voir comme un précurseur de Maurice Constantin-Weyer et que d’autres comparent à Louis Hémon — ne comprend que deux livres. Ses articles n’ont pas encore été redécouverts. Quant au roman La Pointe-aux-rats, il aurait probablement sombré dans l’oubli sans le témoignage qu’il offre de la colonisation de l’Ouest.

L’œuvre de Forestier déboulonne le mythe du colon vainqueur des éléments, du pays accueillant où coule le miel et où selon la propagande, il suffisait de se baisser pour trouver et ramasser la fortune : en exergue à son roman, Forestier cite une phrase d’une brochure de colonisation : « Une véritable terre promise enfin! où la fortune et l’aisance attendent l’homme laborieux. »10 Le roman servira amplement à démontrer qu’il ne s’agit là que d’une chimère. D’ailleurs, à la suite la publication de La Pointe-aux-rats et à la controverse qui en découla, deux Français instal-lés au Manitoba — Louis Viel et Léopold Léau — écrivirent et publièrent L’Aisance qui vient11, prenant le contre-pied de l’ouvrage de Forestier et décrivant les succès de colons français partis s’installer au Manitoba. Cette œuvre de propagande était certainement destinée aux Français de France qui auraient pu être rebutés par une installation dans l’Ouest cana-dien à la suite de la lecture de La Pointe-aux-rats.

Le deuxième livre de Forestier, Dans l’Ouest canadien (publié en 1915)12, est un recueil de 12 nouvelles traitant de divers sujets relatifs à l’Ouest et reprenant d’ailleurs certains thèmes évoqués dans La Pointe-aux-rats. Certaines de ces nouvelles racontent le sort de l’émigrant déchu, comme « Le Pique-assiette mondial » et « Une épave », alors que d’autres mettent en scène des Indiens et des Canadiens français.

Revenons à La Pointe-aux-rats. Georges Forestier dans sa préface nous donne quelques indications de ce qu’est ce roman de quelque 475 pages :

9. Paulette Collet, Les Romanciers français et le Canada (1842–1981), Sherbrooke, Éditions Naaman, 1984, p 44.

10. Georges Forestier, La Pointe-aux-rats, Paris, Plon-Nourrit, 1907, p. 3.11. Louis et Jean, L’Aisance qui vient, Paris, Bloud, 1911.12. Georges Forestier, Dans l’Ouest canadien, Paris, Plon-Nourrit, 1915.

Page 128: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

128 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

Histoire d’une colonie française naissante dans l’Ouest-Canadien. J’ai mis en scène les principaux types de colons français que l’on y rencontre couramment, les laissant agir et parler, sans commentaires personnels, comme je les ai vus et entendus pendant un séjour de sept années. Je ne suis qu’un écho : au lecteur de conclure.13

Ce roman nous fait donc assister à l’installation d’un groupe de Français à la Pointe-aux-rats à la fin du xixe siècle. Le texte commence avec l’arrivée de colons français à Winnipeg : le lecteur les rencontre dans le train tout d’abord, puis les suit dans la mêlée de la gare de Winnipeg, avant d’assister à leur installation dans les environs de Sainte-Rose-du-Lac. Nous sommes à la fin du xixe siècle. Il n’y a donc pas de route pour se rendre à Sainte-Rose et il n’y a encore que très peu d’habitants : quelques Métis, Canadiens français et Français. Le récit de l’installation de ces Français se fait sur une période de sept ans, sans que soient précisées les années exactes, l’auteur fournissant pour toute indication la datation imprécise de 18… S’il nous décrit, d’une part, les difficultés et aussi les joies de cette colonisation, le bilan qu’il en fait, à travers l’expérience des personnages principaux, est avant tout négatif. Pour ceux-ci, l’effort de colonisation ne sera rien d’autre au fond qu’une suite d’épreuves, jusqu’à ce que le roman les abandonne à leur sort, soit morts, soit ruinés, soit partis pour l’Algérie. Il y a donc un parti pris évident dans cette œuvre contre la mythification de l’Ouest canadien pour des fins propagandistes.

Le narrateur fait parler ses différents personnages, avec toutefois, à mesure que le roman avance, une préférence marquée pour Villemain, qui pourrait être, en partie, le double de l’auteur. (C’est un Français qui comme Forestier n’est pas agriculteur et qui vit de la trappe.) Ce roman est divisé en trois périodes, qui correspondent à l’arrivée des colons, à leur installation et à leur échec. La première partie du roman comporte deux subdivisions, intitulées « En route » et « L’Attaque », la seconde est intitulée « L’Action » et la troisième comporte aussi deux subdivisions, intitulées « Commencement de la fin » et « Les Vaincus ».

Ce roman se lit bien et, pour qui connaît l’Ouest, il offre une tranche d’histoire trempée aux sources de la réalité, romancée certes, mais dont un certain nombre d’événements et de personnages ont existé et dont on en retrouve la trace : par exemple, l’histoire de l’homme mort d’épuise-ment et dévoré ensuite par les loups se retrouve dans l’essai de Frémont14.

L’auteur s’attache aux péripéties d’un grand nombre de personnages et, pour certains du moins, cherche à comprendre les motivations qui

13. Forestier, La Pointe-aux-rats, op. cit., p. 2.14. Frémont, op. cit., p. 35.

Page 129: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 129

François-Xavier Eygun Pourquoi il faut rééditer La Pointe-aux-rats de Georges Forestier

les ont amenés à se lancer dans un tel projet. Il se lance donc dans une étude psychologique assez approfondie, mais qui porte les stigmates de son époque, c’est-à-dire qu’elle est assez simpliste et quelque peu lar-moyante. Cet aspect alourdit certes la lecture, mais il est compensé par une description de la nature qui reste très fraîche et rend l’évocation de ce pays attachante. Quant aux personnages, ils ont l’accent du vrai et leurs péripéties se retrouvent dans la petite histoire de la colonisation du Manitoba. En cela, cette tranche de vie qui resurgit du passé ne peut qu’émouvoir les Canadiens actuels, dont un très grand nombre sont eux-mêmes descendants de colons.

Mais ce roman témoignage est aussi une critique, une mise en garde à de futurs colons que la vie n’est pas nécessairement meilleure ailleurs et que le rêve de faire fortune, de recommencer sa vie se nourrit de chimères propagées par des groupes ou des systèmes qui n’ont pas de scrupules à vendre du rêve. C’est aussi la leçon que ce roman veut transmettre : que le lecteur français se méfie et qu’il fasse la part des choses! La coloni-sation du Manitoba n’est pas impossible, mais elle n’est pas destinée à tout venant, et elle est beaucoup plus difficile à réussir que ne le laisse supposer la propagande officielle.

Enfin, malgré les critiques contenues dans ce roman La Pointe-aux-rats, malgré l’échec des colons français mis en scène, il reste que l’auteur peint le Manitoba comme un lieu plutôt enchanteur, d’une grande beauté naturelle et cela, même si ce lieu est cruel parfois, tant par la rigueur du climat que par l’éloignement de la civilisation. Cette contradiction appa-rente s’explique par le fait que l’auteur possède cette vision romantique de la nature chère aux écrivains des xviiie et xixe siècles, et c’est en bonne partie cet aspect du roman qui en fait le charme. Voilà d’ailleurs ce qu’écrit un des personnages rendus en Algérie à une amie restée pour l’instant au Manitoba :

Et pourtant… Le croiriez-vous, ma bonne madame Leroy? Malgré notre bonheur actuel, il m’arrive encore de regretter notre vieille ferme de la Pointe et le temps où nous étions voisins! Oh! Nos bonnes courses des dimanches d’été sur la grande mousse fraîche et humide de l’épinettière, ou dans la tremblière à la saison des fruits! Mon bel érable touffu de la cour, et le grand orme touffu de la rivière où j’ai si souvent travaillé en compagnie des rats-musqués, tandis que les gros poissons venaient m’examiner d’un air intrigué…15

15. Forestier, La Pointe-aux-rats, op. cit., p. 462.

Page 130: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

130 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

Ces évocations s’alignent sur plusieurs pages, et composent une sorte d’ode à un pays grandiose « […] si rude au premier abord, si prenant quand on a su le comprendre, et qu’on ne peut s’empêcher d’aimer »16. Ce n’est donc pas le pays en tant que nature qui est vilipendé, mais beau-coup plus ses habitants, une partie de ses habitants et les agents d’immi-gration.

La plupart de ces immigrants trouveront leur place au Manitoba, et parmi eux beaucoup de Français, même si un nombre important d’entre eux retourneront se battre en Europe lors de la Première Guerre mondiale, abandonnant dans la mort ou la ruine tout espoir de revenir dans l’Ouest canadien.

* * *

Maintenant, pourquoi rééditer ce roman et que rééditer? Le livre n’a connu qu’une édition, celle de 1907, et une diffusion limitée principale-ment à la France. De plus, il est sûr que, d’un point de vue littéraire, c’est un roman d’aventure sans grande prétention et que cette littérature de consommation courante ne résiste pas au temps auquel elle est trop atta-chée. Malgré tout cela, ce roman, dans la perspective de la littérature de l’Ouest canadien, prend une toute autre dimension. C’est un roman des origines, qui relate l’histoire de colons dans une province qui se fait. Un peu comme les chansons de geste dans les littératures européennes, ce roman qui, répétons-le, fut le premier roman publié en français participe à l’épopée canadienne-française de l’Ouest. Toute littérature se construit sur des origines imaginées ou imaginaires (l’Odyssée, par exemple) ou transposées de la réalité, comme un certain nombre de chansons de geste. Nous ne sommes plus naturellement au viiie ou au ixe siècles et les littératures plus récentes ont profité des progrès en tous genres (impri-merie, lectorat développé, etc.), mais il n’en demeure pas moins qu’une société, une culture se construit à partir des multiples couches, époques et événements qui la composent et c’est pour cette raison que le roman La Pointe-aux-rats mérite d’être réédité, comme cela a déjà été fait pour un certain nombre d’ouvrages précurseurs de l’Ouest canadien ( Journal de La Vérendrye, textes de Louis Riel, de Georges Lemay, recueils d’antholo-gie poétique).

Ceci dit, notre projet ne consiste pas à étudier les variantes d’un texte, mais plutôt à rendre le texte disponible avec une introduction sur l’auteur et l’époque, suivie de notes explicatives, qu’elles soient géographiques, historiques ou linguistiques. Le texte a été numérisé. Il suffit maintenant d’achever les notes explicatives et d’en terminer l’introduction.

16. Ibid.

Page 131: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 131

Ronald Labelle Université de Moncton

RésuméLe manuscrit anonyme intitulé Contes d’Acadie a été découvert par l’archiviste Ronald LeBlanc en 1963. Au Centre d’études acadiennes, le texte a suscité l’intérêt de plusieurs ethnologues, ainsi que de l’auteur Régis Brun, qui s’en est inspiré dans son roman intitulé La Mariecomo. À la suite d’un examen minutieux des fonds d’archives se rapportant au manuscrit, nous avons pu attribuer sa création à Thomas LeBlanc, journaliste et folkloriste qui a œuvré à Moncton entre 1938 et 1943. Il s’agirait d’une œuvre inachevée, que LeBlanc aurait rédigée pendant sa jeunesse, plusieurs années avant d’entreprendre une collecte scientifique de chansons traditionnelles acadiennes. On y trouve cinq contes littéraires, dont trois seraient basés sur des traditions orales. Comme il n’existe aucun autre texte de ce genre dans la littérature acadienne de la première moitié du xxe siècle, il s’avère intéres-sant de connaître le parcours singulier de son auteur.

J.-Thomas LeBlanc et le mystère des Contes d’Acadie

Le manuscrit anonyme et inachevé intitulé Contes d’Acadie a long-temps fasciné les chercheurs qui en ont pris connaissance au Centre d’études acadiennes de l’Université de Moncton. Ce manuscrit avait été découvert en 1963 dans le grenier du presbytère de l’église Saint-Thomas à Memramcook. On avait alors décidé de mettre de l’ordre dans les docu-ments remisés au grenier et l’archiviste Ronald LeBlanc avait été invité à récupérer ceux qui pourraient avoir un intérêt archivistique. Le texte a ensuite été déposé aux Archives acadiennes et reproduit à la dactylo.

Il s’agit d’un recueil de 219 feuillets écrit à l’encre, non daté et non signé. Le manuscrit comprend quelques corrections faites au plomb et, au début de chaque texte, on a écrit « bon » dans la marge, ce qui semble indiquer qu’il s’agissait d’une version définitive. L’ensemble comprend cinq contes littéraires, dont deux, « Les Sorciers de la côte » et « L’Ours garou », sont évidemment inspirés du folklore acadien. Le premier est le plus long (65 pages) et aussi le plus riche en ce qui concerne les traditions orales. Le narrateur y présente une série de faits entourant la présence de sorciers sur la côte est du Nouveau-Brunswick à différentes époques. « L’Ours garou » raconte plutôt l’histoire d’un chercheur de trésors, qui obtient du diable le pouvoir de se transformer en ours.

Parmi les autres textes, la légende de lieu hanté intitulée « La Maison à Dunk » aurait un certain fondement historique, car on connaît l’empla-cement où se trouvait la maison du surnommé « Dunk » Charters, dans la ville actuelle de Dieppe. L’histoire romancée du chef amérindien Marc Marquis pourrait aussi être une légende historique, mais il est plus pro-

Page 132: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

132 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

bable qu’elle soit issue de l’imagination de l’auteur. Enfin, le dernier texte, « La “Grande Demande” d’Obéline Doiron » serait probablement aussi une œuvre de fiction. Mais là encore, des faits réels ont pu être sources d’inspiration, car l’auteur présumé, Thomas LeBlanc, était un descendant de la famille Doiron du côté maternel et on sait qu’il s’intéressait beau-coup à son histoire familiale.

Deux versions dactylographiées d’une table des matières ont été retrouvées dans le fonds J.-Thomas LeBlanc au céA. Elles comprennent en tout seize titres, dont cinq semblent correspondre aux titres du manuscrit anonyme. Sur ces cinq titres, quatre sont identiques à ceux du manus-crit, alors que le titre « Romance acadienne » correspondrait au texte de « La “Grande Demande” d’Obéline Doiron ». Les onze titres supplémen-taires sont : « Vaisseau fantôme », « Causeries du vieux père Jos », « Vieux Chemin français », « Les Marais du Tintamarre », « Légende oubliée », « Histoire d’un meurtre à Shédiac », « La Vieille Mousseuse », « La Terre à Desbarres », « Le Château des quatre vents », « Le Diable chez les Sauvages » et « La Chatte noire ».

L’ordre des titres est légèrement différent dans les deux tables des matières et les deux derniers titres se retrouvent dans l’une des tables seulement. Bien que onze titres ne correspondent à aucun des textes repé-rés, les tables des matières nous ont apporté une aide précieuse dans nos efforts pour identifier l’auteur de Contes d’Acadie. Enfin, la première page d’une préface a aussi été retrouvée dans le fonds J.-Thomas LeBlanc et a été ajoutée au manuscrit. Comme cette feuille porte le numéro 3 et que le premier conte commence à la page 6, on peut supposer que deux des trois pages de la préface aient été égarées.

Contes d’Acadie constitue donc un manuscrit fragmentaire, non signé et non daté, qui est entouré de mystère depuis son apparition en 1963. Ce document unique a attiré l’attention de plusieurs ethnologues au cours des années, dont sœur Catherine Jolicœur et Nancy Schmitz. Aucun autre texte publié avant le milieu du xxe siècle en Acadie ne contenait de contes littéraires basés sur la tradition orale. Certains auteurs, comme Firmin Picard1, ont fait paraître dans les journaux des pseudo-contes acadiens, mais il s’agissait uniquement de récits fictifs au ton moralisateur, écrits le plus souvent dans un esprit nationaliste.

André-Thaddée Bourque et Philéas Bourgeois se sont tous deux intéressés aux traditions acadiennes au début du xxe siècle et Bourque a inclus quelques récits légendaires dans son ouvrage publié en 1911, intitulé Chez les anciens Acadiens, mais ces deux prêtres présentaient

1. Voir Marguerite Maillet, Histoire de la littérature acadienne : de rêve en rêve, Moncton, Éditions d’Acadie, 1983, p. 107–110.

Page 133: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 133

Ronald Labelle J.-Thomas LeBlanc et le mystère des Contes d’Acadie

une vision très idéalisée du passé, où l’Église catholique veillait toujours sur les mœurs des fidèles. Contes d’Acadie nous présente, au contraire, des récits légendaires qui se rapprochent beaucoup plus des traditions orales, telles qu’elles ont été recueillies par les folkloristes en Acadie pen-dant la seconde moitié du xxe siècle.

Contes d’Acadie a servi directement de source d’inspiration à Régis Brun dans son roman intitulé La Mariecomo, paru en 19742. L’ouvrage a été réédité en 2006 avec une nouvelle préface de Clint Bruce, qui établit un parallèle entre le texte intitulé « Les Sorciers de la côte » et le roman3. Ceci montre bien l’intérêt du manuscrit et l’importance qu’il revêt pour l’histoire de la littérature acadienne.

Lorsque nous avons réexaminé le manuscrit de Contes d’Acadie dans le cadre du projet d’éditions critiques des œuvres fondamentales de la littérature acadienne, il nous a paru essentiel de trouver enfin qui en était l’auteur. Et c’est à ce moment-là qu’une série de pistes de recherche ont toutes pointé dans la même direction, nous permettant ainsi de conclure que l’auteur était nul autre que le journaliste J.-Thomas LeBlanc. Bien qu’aucune preuve absolue ne permette d’identifier l’auteur avec certi-tude, les indications que nous possédons sur la provenance du manuscrit sont convaincantes.

Après avoir rassemblé tous les documents qui étayent notre hypo-thèse, nous nous sommes demandé pourquoi il avait fallu attendre plus de quarante ans pour que l’identité de l’auteur soit clairement révélée. Thomas LeBlanc avait pourtant déjà été soupçonné d’être l’auteur de Contes d’Acadie. Pendant les années 1970, sœur Catherine Jolicœur a consulté la copie dactylographiée du texte conservé en archives et elle a noté en marge des références à tous les motifs légendaires qu’elle y avait repérés. En haut de la première page, elle a écrit sous le titre : « Thomas LeBlanc? ».

Dans son Histoire de la littérature acadienne, Marguerite Maillet note que les deux tables des matières de Contes d’Acadie et la première page de la préface avaient été retrouvées dans le fonds d’archives J.-Thomas LeBlanc. C’est donc là que nous avons entrepris notre recherche, afin d’apprendre si le fonds contenait d’autres documents se rapportant aux Contes d’Acadie. Le fonds est surtout constitué de la correspondance entourant une chronique qui était consacrée aux chansons folkloriques acadiennes dans le journal La Voix d’Évangéline4 entre 1938 et 1941. Mais

2. Régis Brun, La Mariecomo, Montréal, Éditions du Jour, 1974, 129 p.3. Clint Bruce, « Comment lire un livre dangereux », dans La Mariecomo, Moncton,

Éditions Perce-Neige, 2006, p. i-xxv.4. Le journal L’Évangéline (1887–1982) a porté le nom La Voix d’Évangéline entre 1937

et 1944, soit les années qui coïncident avec la période où Thomas LeBlanc occu-

Page 134: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

134 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

on y trouve aussi quelques dossiers de notes de recherche qui n’ont jamais été indexés. Il contient en plus un dossier intitulé « Moncton – notes his-toriques », qui y a été ajouté en 2004 par l’archiviste Jean Bernard, après avoir été conservé longtemps comme fonds d’archives séparé.

Cela nous a enfin amené à consulter le fonds Saint-Anselme, autre fonds anonyme, où sont regroupés des détails historiques et folklo-riques sur les environs du Dieppe actuel, où a vécu la famille de Thomas LeBlanc. Il nous a paru évident que les deux dossiers du fonds Saint-Anselme avaient été rédigés par la même personne que le dossier inti-tulé « Moncton notes – historiques ». Dans un cas comme dans l’autre, on trouve des informations se rapportant directement aux légendes qui forment la matière du recueil Contes d’Acadie. Le fonds Saint-Anselme contient, parmi des notes diverses, un poème signé Thomas LeBlanc inti-tulé « Le Berger acadien », ainsi que des titres de contes qui se retrouvent dans les tables des matières de Contes d’Acadie. On y trouve aussi un passage où l’auteur mentionne que sa grand-mère était la fille de Joseph à Gros Jean Doiron dit Gould. Or la grand-mère maternelle de Thomas LeBlanc, Marcelline Doiron, était effectivement la fille de Joseph Doiron dit Gould5.

Une des preuves les plus convaincantes de la provenance de Contes d’Acadie se trouve dans le dossier 10a du fonds J.-Thomas LeBlanc. Ce dossier composé de diverses notes de recherche contient les pages 161, 176 et 181 d’une version antérieure du manuscrit de Contes d’Acadie. Les pages sont presque identiques à celles portant les mêmes numéros dans le manuscrit intégral. Au dos des trois feuilles, il y a des notes de Thomas LeBlanc sur la vie traditionnelle et le parler acadien. L’auteur aurait donc réutilisé ces trois feuilles une fois son texte retranscrit et corrigé. Il faut aussi signaler que le fonds J.-Thomas LeBlanc contient le texte manuscrit du conte « La Petite Cendrillouse », tel que raconté par LeBlanc lors de la visite à Moncton du linguiste Ernest Haden en 1941 et dont l’enregistre-ment sonore a été conservé en archives. De plus, l’écriture de la transcrip-tion du conte ressemble beaucoup à celle de l’auteur de Contes d’Acadie.

Nos recherches nous ont aussi amené à suivre de fausses pistes. Par exemple, le fonds « Contes d’Acadie » contient, en plus du manus-crit du même titre, quatre manuscrits de contes folkloriques que Thomas LeBlanc lui-même avait reçus par la poste des lecteurs de La Voix d’Évan-géline alors qu’il rédigeait sa chronique sur la chanson populaire. Il est

pait le poste de rédacteur-adjoint. Nous citons donc le nom que portait le journal à l’époque.

5. Nous remercions M. Stephen White, généalogiste au Centre d’études acadiennes, pour nous avoir assisté dans la recherche qui a permis de retracer la lignée mater-nelle de Thomas LeBlanc.

Page 135: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 135

Ronald Labelle J.-Thomas LeBlanc et le mystère des Contes d’Acadie

probable que ces quatre contes ont simplement été placés à la suite de Contes d’Acadie à cause de leur sujet connexe. Ce serait donc un hasard qu’ils aient abouti dans un fonds contenant des textes écrits par Thomas LeBlanc.

Si cette présentation des sources archivistiques se rapportant à Thomas LeBlanc paraît confuse, il ne faut pas s’en étonner, parce que la tâche de rassembler les morceaux du casse-tête pour en dégager un por-trait d’ensemble nous a souvent mis dans l’embarras. Pour comprendre comment les écrits de Thomas LeBlanc ont pu être ainsi dispersés, il faut savoir que les archives acadiennes ont d’abord été constituées à partir de fonds documentaires accumulés au Collège Saint-Joseph de Memramcook. Ces archives n’ont été organisées d’une façon scientifique qu’à partir de la fondation du Centre d’études acadiennes en 1968 et surtout après l’ar-rivée de l’archiviste Ronnie-Gilles LeBlanc, au début des années 1980. Le personnel du céA a tenté d’identifier les auteurs des fonds documentaires, mais ce n’a pas toujours été possible.

Thomas LeBlanc est décédé subitement en juillet 1943 et le fait qu’il vivait seul n’a pas facilité le maintien de l’intégrité de ses archives. Sa collection de plus de 1 300 textes de chansons traditionnelles recueillies depuis 1938 n’était pas en danger, puisque des copies avaient déjà été envoyées au Musée national du Canada à Ottawa, où collaborait avec lui l’ethnologue Marius Barbeau6. Les copies originales de toutes les paroles des chansons obtenues des lecteurs de La Voix d’Évangéline ont été déposées au Collège Saint-Joseph, où le père René Baudry était le res-ponsable des archives. Ce fonds se trouve maintenant au Centre d’études acadiennes.

Les autres écrits de LeBlanc qui subsistent nous sont aussi parve-nus du Collège Saint-Joseph, mais leur auteur n’avait pas été identifié au moment de leur transfert à l’Université de Moncton. L’archiviste et biblio-thécaire Ronald LeBlanc, qui a pris la relève de René Baudry après 1958, m’a appris que les documents d’archives étaient organisés par sujets au début, afin que les chercheurs aient facilement accès aux informations qui les intéressait. C’est pourquoi on y trouvait des fonds avec des titres comme « Moncton – faits historiques ». Selon Ronald LeBlanc, même le plus important fonds sur l’histoire acadienne, celui de Placide Gaudet, a été dispersé dans différents dossiers et a dû être reconstitué plus tard au Centre d’études acadiennes7.

Pour revenir à Thomas LeBlanc, il faut se demander pourquoi un journaliste qui s’est intéressé toute sa vie à la culture acadienne, aux

6. Voir Charlotte Cormier et Donald Deschênes, « Joseph-Thomas LeBlanc et le roman-cero inachevé », Canadian Folklore Canadien, vol. 13, n˚ 2, p. 55–70.

7. Conversation téléphonique avec M. Ronald LeBlanc, Moncton, 6 août 2010.

Page 136: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

136 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

légendes, à la vie traditionnelle, aux chansons et à la langue populaire aurait rédigé une série de contes littéraires basés sur l’histoire et le folk-lore, pour ensuite les mettre à l’écart. Afin de résoudre cette énigme, il faut mieux connaître l’auteur.

Thomas LeBlanc est né sous le nom de Thomas Gauvin, le 28 août 1899, à Sackville, au Nouveau-Brunswick. L’année suivante, sa mère, Évangéline Gauvin, l’a emmené vivre auprès de ses propres parents à Léger Corner, aujourd’hui Dieppe. Thomas a ensuite passé son enfance avec la famille de ses grands-parents, Thomas et Marceline Gauvin8. Ce n’est qu’après le mariage de sa mère avec Jacques LeBlanc, le 14 novembre 1910, qu’il a pris le nom de famille LeBlanc9. À partir de ce moment, Thomas a vécu à Lakeburn, village voisin de Léger Corner. Il a cependant passé peu de temps auprès de son père adoptif, puisqu’il a entrepris des études classiques au pensionnat du Collège Saint-Joseph à Memramcook dès l’automne 1911. Il y a étudié jusqu’en 1917 et il est retourné à ce même collège à deux reprises entre 1921 et 1924. Il n’a pourtant jamais terminé ses études collégiales et il a mené une vie très instable pendant une vingtaine d’années, déménageant une douzaine de fois au Nouveau-Brunswick, au Massachusetts, en Ontario et au Québec. Il a occupé de nombreux emplois différents jusqu’à son embauche en tant que journaliste à La Voix d’Évangéline, en 1938.

Le seul article important consacré à LeBlanc après sa mort a été rédigé par René Baudry et publié dans un numéro de la revue Liaisons daté de novembre-décembre 1943. L’article a été repris dans le journal La Voix d’Évangéline le 22 février 1944. Il nous éclaire beaucoup sur le personnage et constitue la seule source qui mentionne ses ambitions lit-téraires :

Il avait eu quelques velléités littéraires et rimé quelques poèmes. Durant son séjour aux États-Unis, il avait même rédigé le scénario d’une pièce « Cinderella » qu’il présenta à quelques compagnies de cinéma. Hélas! Elle fut refusée et cet échec termina ses ambitions de ce côté.

Dès son temps au collège, il s’était proposé d’écrire un Recueil [sic] de légendes acadiennes et en avait esquissé les thèmes, puisés presque tous dans la tradition populaire.

8. Recensement du Canada, 1901, Moncton, Westmorland (N.-B.), District 24, sous-district d-6.

9. La notice nécrologique publiée suite à la mort de Thomas LeBlanc en 1943 rapporte que ce dernier « passa son enfance à Léger Corner où ses parents s’établissaient dès 1900 » (L’Évangéline, 22 juillet 1943, p. 1). Cette imprécision s’explique par le fait que l’on préférait à cette époque cacher les incidences de naissances illégi-times.

Page 137: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 137

Ronald Labelle J.-Thomas LeBlanc et le mystère des Contes d’Acadie

Depuis longtemps il avait pris l’habitude d’interroger les vieil-lards et de recueillir les coutumes d’autrefois, en même temps que les expressions du vieux parler. Toutes ces notes malheu-reusement ne sont que fragmentaires.10

René Baudry était donc au courant des projets d’écriture de LeBlanc, mais il ne semble pas avoir vu le manuscrit de Contes d’Acadie, puisqu’il écrit que l’auteur avait seulement esquissé les thèmes de son recueil. Quant aux scénarios de films conçus par Thomas LeBlanc, son fonds au Centre d’études acadiennes contient le texte d’un projet de scénarisation intitulé « An Acadian Cinderella », ainsi que la lettre de refus adressée à « Tom White » de Moncton par la compagnie Fox Films de New York en février 1921. LeBlanc était alors âgé de 21 ans.

Tout indique que le manuscrit Contes d’Acadie aurait été rédigé vers cette même époque. Nous savons que LeBlanc était très jeune lorsqu’il a commencé à noter des faits historiques et folkloriques, puisque ses notes contiennent une mention de l’achèvement de la construction d’une école en 1916, alors qu’il avait à peine 17 ans. Comme il a vivoté pendant de nombreuses années après sa tentative avortée de devenir scénariste de films, il est possible que le découragement l’ait aussi amené à abandon-ner son projet de recueil de légendes après qu’il eut terminé la rédaction de cinq « Contes d’Acadie ». Il est aussi possible qu’il ait fait lire les cinq premiers textes à des prêtres de son entourage et que le manuscrit ait ainsi abouti au presbytère de Memramcook, sans que les lecteurs voient l’intérêt d’y donner suite.

Thomas LeBlanc possédait une grande curiosité intellectuelle, il était passionné de culture acadienne et il maniait bien la plume. Tout le pré-disposait à devenir un des principaux écrivains acadiens de la première moitié du xxe siècle. Pourquoi aurait-il alors vécu dans la marginalité jusqu’à l’âge de 38 ans? Il est utile d’en esquisser un portrait plus précis pour mieux comprendre pourquoi il n’est pas devenu un écrivain comme il le souhaitait.

La « Bibliographie analytique » des écrits de Thomas LeBlanc réalisée par Gisèle Blouin en 1950 comprend une notice biographique où l’auteur écrit qu’une santé précaire a forcé LeBlanc à occuper les situations les plus diverses à partir de 191811. Il est possible aussi que la consommation de boissons alcooliques ait contribué à ses problèmes de santé à divers moments. On sait qu’il est décédé subitement en 1943, après avoir bu de

10. René Baudry, « Thomas LeBlanc », Liaisons, Université Saint-Joseph, Memramcook (N.-B.), n˚ 13, nov.-déc. 1943, p. 9.

11. Gisèle Blouin, « Bibliographie analytique de Joseph-Thomas LeBlanc » [mémoire], Université Laval, 1950, p. 12.

Page 138: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

138 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits des xixe et xxe siècles

l’alcool frelaté en compagnie du rédacteur de La Voix d’Évangéline, Alfred Roy. Ce fait est bien connu par les témoins de l’époque, mais rien n’a été écrit à ce sujet à la suite des décès, le 14 juillet 1943, du rédacteur du journal et de son adjoint. Il fallait évidemment éviter que le scandale ne vienne ternir la réputation du journal La Voix d’Évangéline, qui était l’une des institutions acadiennes les plus respectées à l’époque.

Cela nous amène à formuler une hypothèse au sujet des difficultés personnelles qu’auraient pu connaître Thomas LeBlanc. Vivant dans une société où une élite religieuse catholique extrêmement conservatrice dominait la vie culturelle, il lui aurait été très difficile de faire publier ses textes racontant les actions des sorciers, des impies, des criminels et des contrebandiers de l’Acadie du xixe siècle. L’ouverture d’esprit nécessaire à l’acceptation de ses écrits n’existait pas encore dans la société acadienne de son époque.

Comme il est probable que LeBlanc avait remis Contes d’Acadie à des membres du clergé pour recueillir leur opinion, il est possible aussi que les lecteurs aient encouragé l’auteur à censurer son texte pour ne pas cho-quer les sensibilités des gens. On n’aurait sans doute pas aimé que les lecteurs du conte « La Maison à Dunk », par exemple, apprennent qu’une maison de débauche aurait anciennement existé tout près de l’empla-cement actuel de l’archevêché de Moncton. Cela expliquerait peut-être pourquoi Thomas LeBlanc se serait cherché une porte de sortie dans le cinéma américain, écrivant sous le nom de plume « Tom White » des scé-narios de films en anglais portant des titres comme An Acadian Cinderella et The Make-believe Honeymoon.

Enfin, nos enquêtes auprès de quelques personnes ayant connu Thomas LeBlanc ont révélé que, même après avoir obtenu un poste relati-vement important comme adjoint au rédacteur de La Voix d’Évangéline, il est resté un personnage quelque peu marginal. Dans le cadre d’une entre-vue qu’il nous a accordée, Édouard Léger a remémoré son embauche à l’imprimerie rattachée au journal La Voix d’Évangéline vers 194012. Lors de son arrivée en poste, les autres employés l’ont mis en garde contre Thomas LeBlanc, lui disant que ce dernier était un homosexuel. Quelle que soit l’orientation sexuelle de LeBlanc, ce détail semble indiquer qu’il était encore vu comme un marginal, même dans ces dernières années où il occupait un poste stable.

Dans l’Acadie de la première moitié du xxe siècle, Thomas LeBlanc est un personnage unique, car personne d’autre n’a mis autant d’efforts à recueillir les traditions orales du passé à son époque. Son parcours aurait pu être semblable à celui du Montréalais Édouard-Zotique Massicotte

12. Entrevue orale avec Édouard Léger, 9 mai 2008.

Page 139: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 139

Ronald Labelle J.-Thomas LeBlanc et le mystère des Contes d’Acadie

(1867–1947), qui, comme LeBlanc, a choisi très jeune une vocation de chercheur en folklore et en histoire régionale. Si la mort n’avait pas mis un terme à ses recherches en 1943, LeBlanc se serait sans doute distingué comme folkloriste. Il se préparait à ce moment-là à entreprendre une série d’enquêtes orales au Nouveau-Brunswick, à l’aide d’un nouvel appareil d’enregistrement sonore que l’ethnologue Marius Barbeau devait lui faire parvenir du Musée national du Canada13. Dans la préface de la bibliogra-phie analytique de ses écrits, Luc Lacourcière écrit d’ailleurs que, lorsqu’il rencontra LeBlanc à Moncton en 1941, ce dernier lui fit part « de son ambi-tion d’être à l’Acadie ce qu’Ernest Gagnon et Marius Barbeau sont à la pro-vince de Québec »14. Il faut se rappeler que Gagnon et Barbeau ont été les auteurs des premiers recueils importants de folklore québécois.

Au début de son hommage à Thomas LeBlanc publié en 1944, René Baudry écrit qu’il aimerait fixer ses traits avant que l’oubli ne les efface. Thomas LeBlanc a en effet été oublié, car il ne nous a laissé que des œuvres inachevées, à part son impressionnante collection de chansons déposées en archives. Mais nous souhaitons que l’édition de Contes d’Acadie accomplisse deux objectifs, à savoir rendre enfin disponible un manuscrit important et unique, mais aussi montrer pourquoi les auteurs acadiens ont été si rares avant la seconde moitié du xxe siècle. La société acadienne d’alors n’était tout simplement pas ouverte à la créativité litté-raire, étant dominée par une élite autocratique qui proscrivait toute forme de représentation artistique susceptible de présenter une image du passé non conforme aux valeurs rigides que l’on voulait instaurer dans la popu-lation.

13. Cormier et Deschênes, op. cit., p. 61.14. Luc Lacourcière, « Lettre-préface », dans Gisèle Blouin, « Bibliographie analytique

de Joseph-Thomas LeBlanc », p. 7–8.

Page 140: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 141: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 141

RésuméNotre projet d’édition critique de l’œuvre globale de Ronald Després répond à trois impé-ratifs : mettre en lumière, d’abord, à partir de plusieurs manuscrits et documents divers se trouvant au Centre d’études acadiennes, un des textes fondamentaux de la littérature acadienne (œuvre éditée), qui reste peu connu et peu commenté; mettre à la disposition du public, ensuite, l’œuvre « souterraine » de l’auteur (œuvre inédite), composée de plu-sieurs contes, romans et poèmes qui viennent éclairer significativement l’œuvre officielle; mettre en lumière, enfin, autant que faire se peut, les principaux refoulements éditoriaux effectués par l’auteur sur son texte. Après un retour sommaire sur la biographie de l’au-teur et la nature de son œuvre, nous nous appliquerons à présenter quelques exemples de ses refoulements ou effacements éditoriaux, fort importants, selon nous, pour une compréhension nuancée de l’œuvre.

Maurice Raymond Université de Moncton

Abréaction et littérature : le « cas » Ronald Després

études

Écrits contemporains

S’il est une œuvre qui mérite le titre de « texte fondamental de la littérature acadienne », c’est bien celle de Ronald Després. Située dès sa naissance, comme celle d’Antonine Maillet, à la rencontre de deux mondes — celui d’une Acadie passéiste, dominée par les vestiges épars du nationalisme religieux, et celui d’une Acadie aspirant à la moder-nité —, elle est emblématique de cette irréductible (et paradoxale) volonté à naître qui caractérise la littérature acadienne récente, soit celle des cinquante dernières années. Surtout, son auteur semble vivre un double refoulement : celui, immédiat, de sa condition d’Acadien; celui, plus sourd encore et plus torturant, d’un drame personnel lié à la sexualité et à l’in-terdit. Comment, en effet, dans la nuit opaque du Canada français de la fin des années 1950, parler de sexualité, et qui plus est d’homosexua-lité, sans utiliser un langage fortement crypté reposant sur le double sens et la trituration du signifiant? Quoi de mieux ici qu’une édition critique (avec une observation attentive de l’avant-texte) pour mettre en lumière les principaux refoulements éditoriaux effectués par l’auteur sur son texte? Il s’agira bien sûr d’une des tâches de ce projet d’édition critique des œuvres de Ronald Després, à laquelle nous consacrerons une bonne partie de cet article. Dans celui-ci, fort modeste au demeurant et qui se

Page 142: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

142 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

veut essentiellement informatif, nous procéderons en deux temps : pré-sentation sommaire d’abord de l’auteur et de son œuvre; présentation ensuite de quelques exemples signifiants du curieux « refoulement édito-rial » dont avons parlé plus haut.

L’auteur et son œuvre Ronald Després voit le jour à Moncton (Lewisville) le 7 novembre 1935.

À partir de 1954, il fréquente l’Institut catholique de Paris et l’Université de Paris. Il y suit des cours de philosophie et de musique. À son retour de Paris, et faute de pouvoir enseigner la philosophie, il devient journa-liste à L’Évangéline. Un an suffira d’ailleurs — de juillet 1956 à octobre 1957 — pour qu’il inaugure (à partir d’un travail exclusivement bénévole) la première « page littéraire » du journal acadien. Après son expérience à L’Évangéline, Després sera traducteur des débats à la Chambre des com-munes, à Ottawa, puis « interprète de conférences » au Parlement. Il voya-gera beaucoup, travaillant, occasionnellement, pour des organisations mondiales. Il est présentement à la retraite et vit à Ottawa.

Il publie son premier recueil de poésie, Silences à nourrir de sang, au début de l’année 1958, aux célèbres Éditions d’Orphée. Ce recueil lui vaudra, l’année suivante, le prix David. Il publie ensuite, en 1962 (année charnière, particulièrement importante pour ce qui concerne l’élaboration de son œuvre), à quelques mois d’intervalle, son premier (et seul) roman, Le Scalpel ininterrompu – Journal du docteur Jan von Fries, aux Éditions À la page, ainsi que son deuxième recueil de poésie, Les Cloisons en ver-tige, chez Beauchemin. Il fera paraître son troisième et dernier recueil, Le Balcon des dieux inachevés, à la fin de l’année 1968, aux Éditions Garneau. Il faut encore mentionner un important volet inédit, qui com-prend : des pièces radiophoniques, une dizaine de contes, trois romans inachevés — qui sont importants en ceci qu’ils constituent une explora-tion plus explicite du thème de l’homosexualité — et une pièce de théâtre.

Il y a donc une variété de l’œuvre, l’œuvre « souterraine » ou inédite étant fort utile pour la compréhension réelle des obsessions qui habitent et structurent l’œuvre « officielle » ou éditée — d’où l’importance de l’édi-tion critique que nous nous proposons de mener à terme. Pour mener à bien cette édition critique des œuvres de Ronald Després, nous dispo-sons de plusieurs manuscrits et états du texte, particulièrement pour les deux premiers recueils, Silences à nourrir de sang et Les Cloisons en ver-tige. Nous disposons en effet, pour chacun de ces recueils, d’un manus-crit autographe, d’un manuscrit dactylographié et de nombreux poèmes publiés dans L’Évangéline entre 1956 et 1966 (près des deux tiers des œuvres). Ceci sans compter, bien sûr, les nombreuses variantes et textes complémentaires que nous trouvons dans les cahiers de travail de l’au-

Page 143: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 143

Maurice Raymond Abréaction et littérature : le « cas » Ronald Després

teur et dans les chemises intitulées « Brouillons - Notes - Scribouillages » et déposées par lui au Centre d’études acadiennes de l’Université de Moncton.

Retour comparatif sur les écrits de premier jetL’œuvre entière de Després participe du monde du renversement

et du miroir, de celui du défoulement et de la catharsis. Le Scalpel inin-terrompu – Journal du docteur Jan von Fries en est l’illustration la plus manifeste. Il s’agit en effet d’un « roman » pour le moins équivoque (une « sotie », nous dit l’auteur) se présentant sous la forme d’un journal fictif. Ce journal, qui s’étend exactement sur vingt ans (du « 3 novembre 347 » au « 3 novembre 367 »), raconte l’histoire de deux personnages pittoresques, Jan von Fries, le médecin fou, et son « assistante », Miss Mesméra, animés tous deux d’une passion exclusive pour la « vivisection » ou « dissection à vif ». Ils orchestrent une véritable orgie de vivisections qui, commen-çant par celle de l’innocente chatte du narrateur, se poursuit par celle du « meilleur ami », pour se terminer en crescendo dans un « projet » pour le moins singulier et barbare de vivisection industrielle. La vivisection est à la fois une représentation de l’acte sexuel (particulièrement de l’acte homosexuel) — le « scalpel » correspondant ici, dans un déplacement pour le moins sommaire, au phallus — et une représentation de l’écriture (ou de l’« analyse » scientifique — profondément liée, bien sûr, au besoin de révéler). Miss Mesméra, véritable double du narrateur, est essentielle-ment une représentation de ce besoin obsessionnel de révéler, de cette force obscure et pulsionnelle qui pousse celui-ci à briser la coquille de son isolement. Habitée d’une réelle « force animale » et vampirique, elle exerce sur lui un contrôle hypnotique. Ce qui est clairement signifié, dès l’ouverture du roman, par la chorégraphie d’ensemble de la rencontre de von Fries avec elle, celui-ci passant, dans l’espace de quelques minutes (!), du « plus profond dégoût » (comme il est dit à la page 18) au respect ido-lâtre (comme il est précisé à la page 21 : « Jamais je n’oserais toucher un seul de vos cheveux »).

Dans un des cahiers de travail de Després1, nous retrouvons un texte présentant des similitudes troublantes avec ce texte de la rencontre de Jan von Fries et de Miss Mesméra qui ouvre la sotie de Després publiée en 1962. L’écriture de ce court « récit dialogué » — pour reprendre la termino-logie de Després — remonte au 15 juillet 1956. Le narrateur décide un beau jour d’été d’aller « flâner autour du parc Mascaret »2, d’aller « s’allonger sur le sable brûlant, près de Shédiac… ». Cette décision, loin d’être réduite

1. Fonds 250, Centre d’études acadiennes, Université de Moncton, Campus de Moncton.

2. Il s’agit d’un parc situé dans le centre-ville de Moncton.

Page 144: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

144 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

au seul farniente, semble participer d’un désir vital : « […] je me jetterai […] dans l’eau écumante et je dominerai […] cet océan monstre par la régu-larité de mes mouvements. » Cette flânerie ou cette promenade touche très vite à l’exaltation : « Le monde m’appartenait; je le tenais tout entier dans mes griffes. » Toutefois ce bonheur est de courte durée : en passant « devant l’église », il voit « ô horreur, une vieille mendiante qui tendait sa main décharnée ». « La garce! » précise encore le narrateur. « Elle s’était sournoisement glissé[e] dans cet univers de beauté [auquel] elle n’apparte-nait pas. » Il lui saisit le bras et la secoue avec frénésie. Commence alors le dialogue en tant que tel de ce « récit dialogué » :

– Je te hais, pouilleuse! Je te hais parce que tu offres le spectacle de ta souillure à un cœur de vingt ans!– Laisse-moi, petit méchant…– Qui t’a donné le droit de briser ma joie, sale gueuse? Qui t’a permis de mêler tes odeurs putrides aux parfums du matin? Par quelle porte as-tu pénétré ici?– Ma honte est aussi la tienne, car elle ne m’appartient pas en propre.– Je n’ai rien de commun avec toi, vaurienne. Ta chair est jaune et dure comme celle du crapaud.[…]– Pourquoi ris-tu, misérable?– Je ris parce que ma misère te bouleverse dans le plus profond de ton être! Je ris parce que tu voudrais fermer les yeux sur ma honte et qu’une force invisible tient tes paupières ouvertes!

Enfin :

La vieille mendiante ferma les yeux, épuisée. […] Je la considérai longuement… […] J’eus pitié d’elle; j’eus pitié de moi-même, et de tous les hommes. J’étreignis la mendiante, et j’eus l’impression de serrer toute la misère humaine dans mes bras. » (Le texte se termine dans une véritable apothéose : « Je te vêtirai d’une robe de soie fine, et je mettrai à ton doigt l’anneau de l’hyménée. Je t’épouserai, ô douleur vivante… » etc.)

Qu’on veuille bien excuser cette (trop) longue citation, ainsi que le ton grandiloquent et quelque peu suranné de ce texte de jeunesse. Il a le mérite d’être une des premières ébauches d’un des passages clés de la fameuse sotie de Després, tout en reprenant l’essentiel de la dialec-tique de l’œuvre entière du poète acadien (en incluant ici les recueils de poésie). Car le projet d’ensemble du poète est au fond celui de dominer

Page 145: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 145

Maurice Raymond Abréaction et littérature : le « cas » Ronald Després

l’océan monstre (de sa nature) par la régularité des mouvements que lui impose cette discipline, vitale pour lui, de l’écriture ou de la création. Il voudrait bien fermer les yeux sur sa honte, mais une force invisible tient ses paupières ouvertes. La présence de la « main décharnée » et des « odeurs putrides » n’est qu’une manifestation symbolique de cette honte. Finalement, c’est « l’effondrement » cathartique : « J’eus pitié d’elle; j’eus pitié de moi-même, etc. ». Cet écart entre la « main décharnée » qui nous est ici présentée et ce projet exubérant de dominer l’océan monstre, d’étreindre « toute la misère humaine », annonce parfaitement la clausule de son premier recueil, Silences à nourrir de sang :

Pourquoi faut-il que cette main Cette main, Seigneur Cette main décharnée S’étale sur ma joie?

Main que je voudrais saisir Mordre entre mes dents Réduire en ossements En vain filet de chair Et qui m’écrase Et qui m’échappe.

[…]

Retirez, Seigneur Cette main que je dénonce Cette main qui est moi-même Cette main qui est mon corps Et qui est ma passion et ma faim De toutes choses.3

Et quelques vers plus loin…, le recueil tout entier se termine par : « J’étreindrai les portes béantes des astres // J’étreindrai le monde. »

Les « refoulements éditoriaux »Étant donné le contexte de refoulement qui structure l’œuvre, un des

autres intérêts majeurs d’une édition critique des œuvres de Després — au-delà de ce retour comparatif sur les écrits de premiers jets et sur les ébauches —, c’est ce que nous appellerons les nombreux « refoulements éditoriaux » qui jettent une lumière nouvelle sur les stratégies de publi-

3. Ronald Després, Silences à nourrir de sang, Montréal, Éditions d’Orphée, 1958, p. 95–96.

Page 146: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

146 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

cation ou de « divulgation » de l’auteur. Le premier parmi ces « refoule-ments » est bien sûr celui de la réalité acadienne que l’auteur s’applique à « effacer » systématiquement de son œuvre. Si le texte que nous venons de commenter s’ouvrait (tout naturellement) sur le « parc [du] Mascaret » et « le sable brûlant, près de Shédiac », sa contrepartie officielle ou publiée, soit le Scalpel ininterrompu…, sera particulièrement avare de repères géo-graphiques (ou temporels). Cette sotie étant située toute entière dans un univers fictif, il n’y a que l’apparition d’une énigmatique « Rainy City » (qui, selon toute vraisemblance, correspond à Moncton) et du nom même de la ville de « Bathurst » qui permet un ancrage spatio-temporel plus concret. Cette mention de « Bathurst » est toutefois fondamentale et ren-voie au profond désir de révéler qui habite l’œuvre (le nom de Bathurst aurait très bien pu ne pas apparaître du tout…). Désir de révéler, bien sûr, son identité « véritable » — dont il a « honte » — ceci autant sur le plan collectif (acadianité) que sur le plan intime (homosexualité)… Cette men-tion particulière est donc une enclave qui renvoie directement à l’univers de l’énonciation, un véritable « embrayeur paratopique » pour reprendre l’expression de Dominique Maingueneau, c’est-à-dire un élément « qui participe […] à la fois du monde représenté par l’œuvre et de la situation à travers laquelle s’institue l’auteur qui construit ce monde »4.

Un des autres exemples de refoulement de la réalité acadienne serait bien sûr l’omission étonnante par Després d’un de ses contes plus anciens dans la liste qu’il établit pour le Centre d’études acadiennes et qu’il intitule « Répertoire des contes » (ce qui est pour le moins significatif, ce « réper-toire » allant jusqu’à établir une liste des inédits). Ce conte, intitulé « Le Noël aux poutines râpées », a pourtant été publié le 22 décembre 1956 dans L’Évangéline. Comme nous le précisions dans un article précédent : « Ce conte est très intéressant […] par la seule tentative (manifestement avortée) d’intégration dans le texte [de Després] de la langue acadienne. Il l’est ensuite par la posture outragée et dédaigneuse que prend [l’auteur] par rapport à l’innommable réalité de la “poutine”… »5 Il est tout à fait loi-sible de se demander si cette entreprise « folklorique » de Després a été volontairement écartée de l’inventaire — pourtant fort méthodique — qu’il dresse de ses principaux contes (publiés et inédits)…

D’une manière concomitante, six contes seront écartés du projet de son deuxième recueil, Les Cloisons en vertige, malgré leur présence ini-

4. Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire – Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 96.

5. Maurice Raymond, « De la fragilisation du sens à son déplacement : examen de la langue refoulée chez Ronald Després », dans Larry Steele (dir.), Appartenances dans la littérature francophone d’Amérique du Nord, Actes du colloque tenu à Halifax les 18 et 19 octobre 2002, Ottawa, Le Nordir, 2005, p. 130.

Page 147: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 147

Maurice Raymond Abréaction et littérature : le « cas » Ronald Després

tiale dans une « table des matières » présentée par l’auteur aux Éditions Beauchemin. Quatre de ces contes sont fort importants pour une détec-tion du drame intime qui habite l’œuvre entière (particulièrement « Le Coq du fermier Crochu », qui présente, à notre avis, une véritable mise en scène allégorique du destin réservé par la société à l’être marginal, à celui qui s’écarte du droit chemin). Ici encore, le fait que ces contes soient tout de même publiés, mais dans un contexte plus intime (dans L’Évangéline, en 1962), nous semble fondamental et renvoie, comme nous le précisions plus haut, au profond désir de révéler qui habite l’œuvre. Il est tout à fait loisible de se demander si ces contes ont été volontairement écartés du recueil comme tel par l’auteur…

Il faudrait, avant de terminer, au moins mentionner un des refoule-ments éditoriaux les plus signifiants, à notre sens. Nous nommerons pour l’instant cette technique de refoulement, faute de mieux, technique de « nivellement » ou de « neutralisation » textuel(le). La « neutralisation » la plus radicale est réservée à un texte intitulé (dans l’œuvre éditée) « Suite Minotaure ». Ce monstre de la mythologie grecque, issu d’une union contre nature et haut symbole de la « honte » la plus ancestrale, devait être particulièrement cher à Després. Dans un de ses cahiers de travail6, il lui consacre un long texte exalté, en vers, tout entier écrit à la première personne :

Minotaure – Éternel Minotaure Frère de ma solitude Tes yeux donnent la profondeur au lac Minotaure Et sous tes yeux Se nouent de nouveaux espaces Jaillissent les couleurs liées à ton corps fauve Mon cœur à ton corps Et ce mascaret taillé au sein de ta présence.

Principe mystérieux de ta chair animée Hantise que j’aspire [sous la rature, on peut lire : « auquel j’aspire »…] Et que je crache À tous les dieux du matin

[…]

6. Fonds 250, Centre d’études acadiennes, Université de Moncton, Campus de Moncton.

Page 148: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

148 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Minotaure Frère de ma solitude Je te ferai mordre au délire de mes bras… [etc.]

La transformation de ce texte — peut-être considéré trop explicite… — est étonnante. Dans l’œuvre publiée, ce poème, dédié à un certain « Théodore Pidhayney », s’intitule curieusement « Suite minotaure » et est composé de trois courts blocs de prose, écrits pour l’essentiel à l’infinitif — ce qui vient en quelque sorte le « chosifier », en lui donnant une allure de projet ou d’intention indéfinie :

Donner tes yeux à la profondeur des lacs. Faire mouvoir sous tes yeux de nouveaux espaces, jaillir les couleurs liées à ton corps fauve, mon cœur à ton corps, et ce mascaret taillé au sein de ta présence.

Faire graviter minuit dans ta pagode secrète. Minuit autour de ton cœur. Et retrancher le hurlement de ton haleine ou le feu de ta bouche en offrande, pour qu’il ne reste plus qu’un glas.

Le fragile glas des holocaustes7…

Cette « neutralisation » nous semble fort importante et renvoie, comme nous l’avons déjà précisé à deux reprises, au profond désir de révéler qui habite l’œuvre. Enfin, ici encore, il est tout à fait loisible de se demander si cette opération a été motivée par des choix purement esthétiques…

7. Ronald Després, Les Cloisons en vertige, Montréal, Beauchemin, 1962, p. 79.

Page 149: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 149

Amélie Giroux Université de Moncton

RésuméSi l’impact de La Sagouine sur la littérature, la culture et la société acadiennes est aujourd’hui reconnu tant par la critique savante que populaire, il reste notamment, grâce aux manuscrits et aux différentes éditions de l’œuvre, à en découvrir le processus de créa-tion. Car de manuscrits en tapuscrits, elle s’est entre autres faite lecture radiophonique, scénarios de théâtre puis de vidéo et, bien sûr, éditions. À travers ce dynamisme intergé-nérique, l’auteure a modifié son texte, parfois par des ajouts substantiels, ou encore, au fil des éditions, par une acadianisation de l’orthographe et de la syntaxe. Cet aspect de l’œuvre est encore méconnu et, en ce sens, en établir l’édition critique permettra de raffi-ner l’analyse de son processus de création, notamment de ce jeu sur l’écriture. Cet article vise à présenter le projet de recherche envisagé.

L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet1

Introduction Œuvre incontournable de la littérature acadienne, La Sagouine d’An-

tonine Maillet2 demeure un classique dont plusieurs chercheurs disent aujourd’hui qu’il a contribué à fonder le théâtre acadien contemporain au début des années 19703, si ce n’est la littérature acadienne moderne elle-même4. Avec La Sagouine, Maillet donne en effet à l’Acadie un texte théâtral qui aura un impact majeur tant sur la production d’une nouvelle dramaturgie en Acadie que sur la perception ultérieure qu’aura d’elle-même la société acadienne. L’auteure a su composer « la formule quasi universelle de l’émergence des littératures », c’est-à-dire la réunion de trois éléments fondamentaux : « le recours à la tradition populaire, […] le recours à la langue populaire [et le recours au] théâtre, […] qui a permis l’immense succès de La Sagouine et a révélé à la francophonie canadienne

1. Cette étude s’inscrit dans le cadre de mes recherches doctorales en études lit-téraires poursuivies à l’Université de Moncton et financées par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, par l’entremise d’une bourse d’études supérieures Joseph-Armand-Bombardier.

2. Antonine Maillet, La Sagouine : pièce pour une femme seule, Montréal, Leméac, coll. « Théâtre acadien », [1971], 1974.

3. Voir entre autres : Zénon Chiasson, « L’iInstitution théâtrale acadienne », dans Jean Daigle (dir.), L’Acadie des Maritimes : études thématiques des débuts à nos jours, Moncton, Centre d’études acadiennes, 1993, p. 755; et Judith Perron, « Théâtres, fêtes et célébrations en Acadie (1880–1980) », thèse de doctorat, Moncton, Université de Moncton, 1995, p. 17.

4. Elaine F. Nardocchio, « Antonine Maillet et la naissance de l’Acadie moderne : de La Sagouine à Pélagie-la-Charrette », Études canadiennes, n˚ 21, 1986, p. 209.

Page 150: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

150 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

et mondiale un nouvel auteur »5. Rejetant résolument la vision mythique d’une Acadie pure et martyre popularisée par l’Evangeline de Longfellow6 et reprise jusque dans les années 1960 par différentes élites pour mieux faire sens de leur passé et orienter leur avenir, Maillet, la première, pro-pose une nouvelle définition du vécu acadien qui marquera l’ensemble de son œuvre. À l’angélique Évangéline, elle oppose la Sagouine, person-nage né avec Les Crasseux7, mais qui prendra toute son envergure dans la pièce éponyme.

Vieille femme de ménage « guénillouse »8 s’exprimant dans une langue vernaculaire teintée d’un humour rabelaisien, elle confie à qui est présent pour l’écouter des réflexions d’une perspicacité naïve au sujet de son monde et de sa vie, celle des gens d’En-bas, et par ricochet, celle de l’humanité entière. Avec la création de cette anti-héroïne, Maillet renou-velle du coup les thématiques et les personnages traditionnels de la litté-rature acadienne officielle. Ainsi, « Évangéline […] ne sera désormais plus seule dans la galerie des héroïnes acadiennes. Maillet imagine effective-ment toute une gamme d’héroïnes marginales diverses [dont] la femme de ménage acadienne de Bouctouche la Sagouine… »9.

Première prise de parole publique et affirmée d’une société dont la langue avait jusque-là été reléguée à la sphère privée10, La Sagouine connaîtra un succès populaire retentissant. Presque instantanément, Maillet a revalorisé une langue et une culture associées à la fois à un manque d’instruction chronique et au folklore — dans son sens péjora-tif —, notamment en faisant ressortir la filiation directe entre le parler de Rabelais et celui toujours utilisé en Acadie, ancienne colonie française. L’arrivée de la Sagouine sur la scène socioculturelle acadienne a cepen-

5. Raoul Boudreau, « Pélagie-la-Charrette et l’essor des études acadiennes : hom-mage à Antonine Maillet », dans Marie-Linda Lord (dir.), L’Émergence et la recon-naissance des études acadiennes : à la rencontre de Soi et de l’Autre, Moncton, Association internationale des études acadiennes, 2005, p. 181.

6. Henry W. Longfellow, Evangeline – A Tale of Acadie, Boston, Ticknor, 1847. Voir entre autres, du même auteur, Évangéline, traduction de Pamphile Le May, post-face de Jean Morency, Montréal, Boréal, 2005.

7. La première version de cette pièce est publiée en 1968. Antonine Maillet, Les Crasseux, Montréal, Holt, Reinhart et Winston, 1968.

8. C’est-à-dire en guenilles, vêtue de vêtements sales et usés. Maillet, La Sagouine…, 1974, p. 49 et 212.

9. Marie-Linda Lord, « Antonine Maillet : un monde, une langue et une œuvre », dans Marie-Linda Lord (dir.), Lire Antonine Maillet à travers le temps et l’espace, Moncton, Institut d’études acadiennes, 2010, p. 20.

10. Annette Boudreau et Raoul Boudreau, « La littérature comme moyen de reconquête de la parole : l’exemple de l’Acadie », Glottopol : revue de sociolinguistique en ligne, n˚ 3, janvier 2004, p. 171.

Page 151: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 151

Amélie Giroux L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet

dant aussi soulevé bien des débats11, notamment sur la stigmatisation qui pourrait résulter de l’utilisation « folklorisante » de la tradition et du parler populaire, débats qui ont toutefois contribué à modeler une institu-tion littéraire acadienne naissante.

Si l’impact de La Sagouine sur la littérature, la culture et la société acadiennes est aujourd’hui reconnu, personne, jusqu’à présent, ne s’est sérieusement penché sur l’œuvre pour en découvrir le processus de créa-tion. Or la genèse de cette œuvre est à la fois très riche et complexe. Car de manuscrits en tapuscrits, elle s’est faite lecture radiophonique, scéna-rios de théâtre puis de vidéo et, bien sûr éditions. À travers ce dynamisme intergénérique, le texte s’est modifié sensiblement, parfois par des ajouts substantiels (visibles en comparant les textes de 1971 et de 1974), ou encore, au fil des éditions, par une acadianisation de l’orthographe et de la syntaxe. C’est une étude de la genèse de La Sagouine dans le but de mieux en faire ressortir le mouvement textuel et de mettre en évidence la construction de ses multiples sens que proposera cette édition critique.

Méthodologie Cette édition critique est réalisée dans le cadre plus large des

recherches menées par le Groupe de recherche en édition critique (Gréc) du département d’études françaises de l’Université de Moncton. Ce groupe s’est donné pour mandat de rassembler les textes fondamen-taux de la littérature acadienne, depuis les premiers écrits du xviie siècle jusqu’aux romans postmodernes contemporains, afin de préserver le patrimoine littéraire acadien et d’en faire redécouvrir au public et à la critique toute l’actualité et la pertinence. La Sagouine d’Antonine Maillet fait partie des textes ciblés par le Gréc et le manuscrit de l’œuvre nous a été rendu disponible par l’auteure et son éditeur12. La méthodologie qui encadrera la rédaction de cette édition critique est celle adoptée par le Gréc, soit celle de la textologie littéraire, formulée de façon pratique dans le protocole de rédaction établi par Yvan Lepage pour le comité de rédac-

11. Voir notamment Annette Boudreau et Mélanie LeBlanc, « Le français standard et la langue populaire : comparaison du débat et des enjeux au Québec et en Acadie depuis 1960 », dans Fernand Harvey et Gérard Beaulieu (dir.), Les Relations entre le Québec et l’Acadie : de la tradition à la modernité, 1888–2000, Québec, IQRC; Moncton, Éditions d’Acadie, 2000, p. 211–235.

12. En effet, comme l’indique Yvan Lepage, « si le manuscrit de l’œuvre existe, il faut pouvoir le consulter, sinon on doit abandonner le projet », puisque le manuscrit demeure un accès privilégié au processus de création de l’auteur lorsqu’il est com-paré avec les éditions subséquentes de l’œuvre. Yvan Lepage pour le comité édi-torial du corpus d’éditions critiques, Bibliothèque du Nouveau Monde : protocole d’édition critique, [3e édition revue et mise à jour], [Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa], 2007, p. 3.

Page 152: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

152 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

tion du corpus d’éditions critiques des ouvrages de la Bibliothèque du Nouveau Monde13.

L’édition critique constitue la collation de différentes versions d’une œuvre avec son texte de base, qui aura été défini au préalable, afin d’en faire ressortir les variantes et les filiations14, ultimement pour reconstituer le texte le plus conforme possible à la volonté de son auteur. Sont ainsi comparés, selon un ensemble de normes établies, tous les états retrouvés d’un même texte, d’abord ceux provenant de l’auteur même, c’est-à-dire les différents brouillons, manuscrits et copies annotées pour la réédition de l’œuvre; ensuite les différentes éditions publiées. Ceci permet à la fois de retracer la genèse de l’œuvre et de mettre en relief son processus de création, que font ressortir les modifications volontaires ou involontaires qui y ont été apportées par l’auteur ou encore qui s’y sont glissées lors du travail accompagnant toute publication d’une œuvre par son éditeur. Le travail d’édition critique sera complété par la rédaction d’une introduction substantielle et d’annotations précises et pertinentes, qui permettront de présenter l’œuvre éditée dans ses différents contextes, qu’ils soient litté-raires, linguistiques ou encore sociohistoriques.

Le choix du texte de baseLe choix du texte de base reste central en édition critique. Il dépend

entre autres des différents états du texte qui sont retrouvés. Le tableau 1 ci-contre présente, dans le cas de La Sagouine, les différents états du texte qui ont été mis en évidence jusqu’à présent.

En ce qui concerne le texte qui servirait de base à une édition critique de La Sagouine, nous avons éliminé d’emblée certains choix qui auraient pu sembler appropriés. Ainsi, le manuscrit original n’a pas été retenu, puisqu’une grande partie du travail d’oralisation de l’écriture sera pour-suivie pour la première édition de l’œuvre; l’édition originale de 1971 a elle aussi été écartée, puisque chacun des seize monologues qui la com-posent sera bonifié systématiquement de deux à trois feuilles manus-crites pour l’édition de 1974, ceci en préparation de la version télévisée de la pièce, minutage oblige; le texte de base ne peut pas non plus être celui qui correspond à la dernière révision effectuée par Maillet en 1993, puisque cette révision est faite à la main sur une photocopie d’une édition antérieure et que le tirage suivant ne respecte pas tout à fait le texte révisé

13. Lepage, op. cit., p. 3.14. Les variantes constituent toutes les « modifications qu’un texte a subi[e]s au cours

de son histoire », note Lepage (op. cit., p. 4). Les filiations permettent, selon les différentes variantes reprises au fil des éditions, de retracer la « généalogie » du texte étudié (Roger Laufer, Introduction à la textologie : vérification, établissement, édition des textes, Paris, Librairie Larousse, 1972, p. 27).

Page 153: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 153

Amélie Giroux L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet

Tabl

eau

1 : L

a Sag

ouin

e, le

s diff

éren

ts ét

ats d

u te

xte*

Ann

ées

Man

uscr

itsLe

ctur

es

Édi

tions

, réé

ditio

nsN

ouve

aux

tira

ges

Scén

ario

s

1970

Man

uscr

it A

 : éc

ritur

e de

s mon

olog

ues 1

et 2

1971

Man

uscr

it A

 : éc

ritur

e des

16

autre

s m

onol

ogue

s

Rad

io, R

adio

-Can

ada

Atla

ntiq

ue; l

ectu

re p

ar

l’aut

eure

——

Bibl

ioth

èque

nat

iona

le,

Mon

tréal 

; lec

ture

par

M

oniq

ue Jo

ly

Lem

éac (

Rép

erto

ire ac

adie

n)

1972

Lem

éac

1973

Lem

éac (

note

s et h

omm

ages

)19

74M

anus

crit

B : é

critu

re

de la

pré

face

, ajo

uts a

ux

mon

olog

ues

Lem

éac (

Théâ

tre ac

adie

n 2

–éd

ition

revu

e et a

ugm

enté

e)Ta

pusc

rit d

u sc

énar

io,

Rad

io-C

anad

a –Je

an-P

aul F

ugèr

e19

76

Gra

sset

1978

Le

méa

c19

80

Lem

éac

1986

Lem

éac (

Poch

e)19

90

Lem

éac (

Théâ

tre)

(BQ

)19

92

Fide

s (N

énup

har)

1993

[révi

sion

de l’

aute

ure]

1994

Lem

éac

2003

Le

méa

c20

07Le

méa

c*

Les é

lémen

ts pr

ésen

tés s

ont l

es d

ocum

ents

dont

nou

s avo

ns o

bten

u co

pie a

vant

la ré

dact

ion

de ce

t arti

cle. I

l exi

ste d

’autre

s ver

sions

éc

rites

de c

ette

œuv

re et

nou

s con

tinuo

ns n

os re

cher

ches

en ce

sens

.

Page 154: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

154 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

de l’auteure. À notre sens, l’édition de La Sagouine qui est la plus com-plète et qui a autorité sur les autres reste la version publiée en 1974 chez Leméac : il s’agit de la première édition complète du texte, puisqu’elle pré-sente les monologues dans leur version finale. Un travail mineur visant à uniformiser l’oralisation de l’écriture et à corriger les coquilles ou erreurs grammaticales se poursuivra cependant ultérieurement, au gré des réédi-tions et des réimpressions.

Dans ce cas précis, le caractère d’autorité du texte de base relève d’un critère historique de sélection — l’œuvre choisie relève de sa pre-mière apparition telle que voulue par l’auteur15. Le contenu de l’édition publiée chez Leméac en 1974 constitue en effet la version finale du texte voulue par Maillet, et c’est celle-là qui sera reprise par la suite dans les éditions subséquentes, sans que n’en soit modifiée l’essence. Mais il y a plus : d’abord, la très grande majorité de la critique savante portant sur La Sagouine se réfère à l’édition de 1974 pour étudier le texte. Si cette raison peut sembler incongrue, elle connaît des précédents. Pour justifier le texte de base de La Nausée, éditée du vivant de l’auteur à partir de l’édition de 1938, Michel Contat souligne « un principe que les textologues soviétiques ont dans plusieurs cas imposé pour les classiques russes qu’ils éditent : c’est l’édition la plus largement adoptée par le public du vivant de l’auteur qui doit servir de texte de base, et celui-ci n’est pas nécessaire-ment le dernier revu par l’auteur »16 — ce serait notre cas. Ensuite, notons que l’autorité de la version de 1974 est confirmée par Maillet elle-même : lorsqu’elle effectue sa révision du texte de La Sagouine en 1993 en pré-paration des réimpressions des éditions de 1990 (Leméac Théâtre et BQ), c’est sur une photocopie de la version de 1974 qu’elle inscrit ses modi-fications, aidée de son manuscrit original17. Enfin, comme l’auteure est toujours active sur le plan littéraire, d’autres révisions de l’œuvre sont encore possibles, ce qui rendrait désuète une édition basée sur le der-nier texte revu par l’auteur — même si celui-ci devra nécessairement être étudié pour les variantes. Nous jugeons donc plus prudent de privilégier une édition « de base » du texte, forte de son droit d’aînesse, en quelque sorte.

15. Pour les différents critères de sélection du texte de base (historique, moral, sub-jectif…), voir Lepage, op. cit., p. 3.

16. Michel Contat (dir.), « Manuscrit, édition originale, édition “canonique” établie avec l’accord de l’auteur, à quoi se fier? », Problèmes de l’édition critique, Paris, Minard, coll. « Cahiers de textologie », n˚ 2, 1988, p. 143. Il reprend ici l’idée déve-loppée par Emma Polotskaïa dans son article « La genèse d’une œuvre : l’expé-rience de la textologie soviétique », dans Almuth Grésillon (dir.), De la genèse du texte littéraire, Aigre, Du Lérot, 1988, p. 23–38.

17. Voir Lise P. Bergevin à Marie-Andrée Lamontagne, « Mémo institutionnel du 25 août 1993 », Montréal, archives Leméac éditeur.

Page 155: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 155

Amélie Giroux L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet

La Sagouine et ses manuscrits : regard préliminaire18

Les recherches initiales menées sur les manuscrits A et B de La Sagouine nous ont déjà permis de relever quelques éléments qui portent à réflexion, soit les périodes d’écriture, les ratures, l’ordre des monolo-gues et l’abandon de l’un d’entre eux.

Une écriture en deux tempsComme nous l’avons mentionné précédemment, il existe deux

manuscrits « consécutifs » de La Sagouine. Ces manuscrits comptent 18 textes, soit 17 monologues et une préface. Ils ont été rédigés en au moins deux grandes périodes d’écriture, si l’on compte la première de 1970–1971 et la seconde de 1974, lesquelles ont été entrecoupées et suivies de campagnes d’écritures secondaires, au cours desquelles la relecture de ses textes a permis à l’auteure d’en peaufiner de façon mineure certains aspects.

Rappelons que, à ses tout débuts, La Sagouine a été créée sur dif-férents supports; le texte a ainsi fait l’objet de lectures radiophonique et publique avant d’être de nombreuses fois publié, mis en scène, enregistré sur disque, puis filmé pour la télévision. Il est probable que ces change-ments de genre ont contribué à le modifier quelque peu; ils ont notam-ment créé une conjoncture qui a permis la succession de deux périodes d’écriture principales au terme desquelles s’est fixé son contenu. Ainsi, la rédaction du manuscrit A — dont le titre général était Par-derrière chez mon père…19 — s’est faite entre la fin de l’année 1970 et le début de 1971, soit en un peu moins de 16 semaines20. Les textes, d’abord conçus pour la radio, ont été lus par tranches de 15 minutes par Maillet elle-même lors de l’émission hebdomadaire Sans maquillage, diffusée à l’époque par la Société Radio-Canada à Moncton21. Ce manuscrit sera publié en 1971 par Leméac, après quelques retouches à l’oralisation de la langue de la Sagouine.

18. Antonine Maillet, [Manuscrit A], Par-derrière chez mon père [les différents mono-logues de La Sagouine étaient alors réunis sous ce titre], [27 avril 1971], Montréal, archives personnelles de l’auteure; et [Manuscrit B], [11 juin 1974], Montréal, archives personnelles de l’auteure. Ces manuscrits ont depuis été déposés au Centre d’études acadiennes de l’Université de Moncton.

19. Ce titre sera repris pour un recueil de contes publié en 1972. 20. Micheline Tremblay, « Interview d’Antonine Maillet sur La Sagouine », Canadian

Drama / L’Art dramatique canadien, vol. 2, n˚ 2, automne 1976, p. 199.21. David Lonergan, « Acadie : un théâtre à la recherche d’auteurs », dans Hélène

Beauchamp et Gilbert David (dir.), Théâtres québécois et canadiens-français au xxe siècle : trajectoires et territoires, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2003, p. 223.

Page 156: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

156 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Le manuscrit B, qui date de 1974, est quant à lui constitué d’ajouts de l’équivalent de deux à trois feuilles manuscrites pour chaque monologue, ajouts qui seront intégrés au texte initial pour l’édition de 1974, toujours chez Leméac. Mais pourquoi des ajouts? Notons qu’à la même époque est produit un scénario qui allait servir à la série réalisée par Jean-Paul Fugère pour la télévision de Radio-Canada22; le minutage exigeait que les textes initiaux soient quelque peu augmentés23.

Il est également intéressant de constater que la calligraphie du manuscrit de 1974 semble plus nerveuse et est plus raturée que celle du manuscrit de 1971, qui reste en général plus posée et méthodique, lais-sant croire que l’auteure aurait justement été pressée de terminer cette deuxième campagne d’écriture. Il faut dire que, pendant cette période, en plus de la La Sagouine, Maillet développe et peaufine le monde créé avec sa pièce Les Crasseux en 1968, publiant coup sur coup le roman Don l’Ori-gnal et le recueil de contes Par-derrière chez mon père en 1972, le roman Mariaagélas et la pièce Gapi et Sullivan en 1973, ainsi qu’une réédition des Crasseux en 197424.

Des ratures minimalesÀ son habitude, Maillet a rédigé le texte de La Sagouine au crayon

de plomb sur du papier quadrillé standard. Elle a utilisé une gomme pour corriger son texte pendant ses différentes campagnes d’écriture, ce qui réduit le nombre de ratures que pourra ultérieurement analyser le cher-cheur, rappelant en ce sens la moderne rédaction à l’ordinateur qui ren-voie souvent au néant virtuel une partie de l’acte créatif25. Subsistent

22. Ce scénario, qui comprend les 16 monologues, a été saisi entre le 15 et le 24 octobre 1974. Il reprend le texte de l’édition Leméac 1974 sans trop de variantes, celles-ci touchant surtout le protocole typographique (cédilles, majuscules, etc.). Le texte est également présenté selon un protocole de scénarisation particulier, c’est-à-dire en une colonne justifiée à la droite de la page. « Scénario de La Sagouine d’Anto-nine Maillet », réalisateur Jean-Paul Fugère, Société Radio-Canada, réf. 1–1338–001 à 0016, 1974, Montréal, archives Leméac éditeur.

23. Seuls sept des monologues ont été produits pour la Société Radio-Canada par Jean-Paul Fugère, soit, en 1976, « La guerre », « La mort » et « Le printemps », et en 1977, « Les cartes », « Les bancs d’église », « Nouël » et « Le recensement ». Tous sont en format 16 mm couleur et d’une trentaine de minutes. Voir Josette Deléas, Images d’Acadiens et de Cadjens de 1908 à 1994 (Filmographie acadienne), [Moncton, Centre d’études acadiennes], 1995. Disponible en ligne : http://www.umoncton.ca/umcm-ceaac/files/umcm-ceaac/wf/wf/pdf/filmographie.pdf.

24. Antonine Maillet, Les Crasseux, Montréal, Leméac, 1974. De la même auteure et chez le même éditeur, Don l’Orignal, 1972; Par-derrière chez mon père, 1972; Mariaagélas, 1973; Gapi et Sullivan, 1973.

25. Claire Doquet-Lacoste, « L’objet insaisissable : l’écriture sur traitement de texte », Genesis, n˚ 27, 2006, p. 35–44.

Page 157: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 157

Amélie Giroux L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet

tout de même, dans ce manuscrit, certains passages qui sont biffés, soit de quelques mots ou de quelques lignes, parfois remplacés par un texte nouveau, placé en surcharge ou dans une marge. Quoi qu’il en soit, ni les passages effacés ni les ratures ne sont légion, ce qui laisse à penser que le premier jet était assez précis, et dans le contenu et dans la forme. C’est d’ailleurs ainsi que Maillet se remémore l’écriture de La Sagouine : « — […] Mais je n’ai pas raturé, je n’ai pas récrit, je n’ai pas corrigé. — Vous avez simplement relu, donc… — Oui, c’est cela. »26

De prime abord, ce type d’approche à l’écriture renvoie à ce que Louis Hay a défini comme étant une écriture « à programmation rédaction-nelle »27, puisque le travail est fait sans notes préparatoires, sur le papier même. Dans le cas de la rédaction de La Sagouine, ce procédé s’est trans-posé en une « écriture automatique [ou] presque »28, qui permet d’obser-ver en un même lieu une partie importante du mouvement textuel de créa-tion29. Ce procédé d’écriture aura des conséquences sur la forme et sur le fond de l’œuvre. En effet, si l’on ajoute le fait qu’il n’existe qu’un manus-crit de La Sagouine (bien que produit en deux étapes), cette méthode de création nous semble se rapprocher de la technique des conteurs tradi-tionnels, qui prennent connaissance d’un récit, le mémorisent en le met-tant à leur main, puis le donnent à entendre à leur public30. Maillet elle-même indique qu’elle avait de mémoire la Sagouine en tête, à la suite de différentes rencontres faites des années auparavant, et que celle-ci

sort du conte, elle sort de la tradition populaire. Elle sort de la littérature orale […]. Et finalement devenant théâtre, elle passe à l’oral, définitivement, mais elle a quand même passé par l’écrit, parce qu’entre La Sagouine monologue pour la radio et La Sagouine pour le théâtre, il y a eu La Sagouine […] « best-seller ».31

26. Tremblay, art. cit., p. 199.27. Louis Hay, La Littérature des écrivains : questions de critique génétique, Paris, José

Corti, 2002, p. 47. 28. Paul-André Bourque, « Entrevue avec Antonine Maillet », Nord, vol. 4–5, 1972–

1973, p. 112.29. Le passage du manuscrit, qui avait été rédigé pour être entendu, au texte publié

constitue un autre aspect incontournable de la création du texte de La Sagouine, ne serait-ce que par l’effort d’oralisation de l’écriture qui y est déployé et sur lequel nous nous penchons dans la section « L’oralisation de l’écriture : quelques exemples ».

30. André Lemelin, « Le conte ne fait pas le conteur! Pour une meilleure compréhen-sion du conte », Montréal, 24 août 2007. En ligne : http://www.andrelemelin.com/frames/index.html; consulté le 18 novembre 2010.

31. Paul André Bourque, « Entrevue avec Antonine Maillet », op. cit, p. 116–117.

Page 158: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

158 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

S’il ne reste d’autres traces écrites de l’élaboration du texte publié de La Sagouine, il faudra tout de même vérifier si sa préparation, tant dans la forme que dans le sujet, n’avait pas commencé bien avant que le crayon de Maillet ne noircisse ses feuilles quadrillées. Quelques pistes méritent d’être suivies en ce sens pour retracer la genèse de La Sagouine, son his-toricité textuelle et littéraire. L’intérêt de Maillet pour les conteurs et leurs contes, ses études en ethnologie32, qui ont pu préciser ses méthodes d’observation et d’annotation — entre autres du parler populaire —, ses œuvres précédentes, enfin, l’oralité croissante de son œuvre33, sont autant d’éléments qui viennent préparer le contexte d’écriture d’un texte tel que celui de La Sagouine.

Des monologues dans le désordreLes monologues initiaux de La Sagouine tels que présentés dans le

manuscrit A suivent une logique médiatique qui diffère de celle des ver-sions publiées de la pièce. Évidemment, les textes de ce premier manus-crit avaient été lus par l’auteure à la radio de Radio-Canada Atlantique et suivaient donc le calendrier, la Sagouine semblant s’inspirer du quotidien pour orienter ses réflexions. Si le premier texte rédigé et lu à la radio était « La mort », les autres textes correspondaient souvent quant à eux à l’ac-tualité saisonnière : « Nouël » a été diffusé le 22 décembre, « La boune ânnée », le 29 décembre, « Le printemps », le 23 mars, et ainsi de suite. Pour la version publiée en 1971, un travail éditorial a permis de remanier l’ordre des monologues de façon à ce que le texte dans son ensemble présente une logique littéraire plus évidente. Ainsi, dès la première publi-cation, le texte initial « Le métier » présente d’emblée le personnage prin-cipal au lecteur; celui intitulé « La mort » vient quant à lui clore le récit. Cet ordre sera conservé lors des éditions subséquentes de l’œuvre.

Un texte fantômeComme nous l’avons indiqué précédemment, les manuscrits A et B

de La Sagouine comptent 18 textes dont une préface, c’est-à-dire que les manuscrits étaient à l’origine composés de 17 monologues. Pourtant, les versions publiées n’en comprennent que 16. Un des textes a effectivement été retiré avant publication. Septième de la série, ce texte a été lu à l’émis-sion du 16 février 1971 et s’intitulait, dans le manuscrit A, « Portrait de la

32. Voir entre autres Antonine Maillet, Rabelais et les traditions populaires en Acadie, Québec, Presses de l’Université Laval, « Archives de folklore », 1971. Il s’agit de la version publiée de la thèse de doctorat de l’auteure.

33. Voir Pierre Gérin, « Les trois français de Pointe-aux-Coques », Si que…, n˚ 3, 1978, p. 133–149; ainsi que Simone LeBlanc-Rainville, « Entretien avec Antonine Maillet », La Revue de l’Université de Moncton, vol. 7, n˚ 2, mai 1974, p. 19–20.

Page 159: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 159

Amélie Giroux L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet

Sagouine » et, dans le manuscrit B, tout simplement « La Sagouine ». Ce monologue est conforme aux autres en ce sens qu’il comporte le même nombre de pages manuscrites et a été rédigé pour être lu à la radio de Radio-Canada par Maillet, comme le reste des textes. Cependant, au lieu d’être un monologue du personnage de la Sagouine, c’est l’auteure elle-même qui s’adresse à son public au sujet de son intrigante protagoniste. Elle lui explique en introduction que plusieurs auditeurs lui ont demandé un nom, un vrai, le nom de baptême de la Sagouine, celui qui a depuis si longtemps été oublié34. On semble la reconnaître et on veut savoir son nom.

Ce texte de Maillet est en fait une présentation et une défense de son personnage. On retient surtout l’affirmation claire qu’il s’agit bien d’un personnage, personnage unique, soit, mais collectif à la fois. Comme elle l’explique :

Nous sommes tous plus ou moins fourbisseurs de quelque chose […], comme elle, […]. C’est pour ça que vous l’avez si vite identifiée. Trop vite, parce que vous avez voulu coller un nom à son front. Elle est réelle, je ne le nie pas, mais elle est multiple…35

Maillet reprendra bien sûr une partie de cette présentation de son per-sonnage dans la préface de son œuvre, qui est constituée d’une fraction de ce texte, et dans différents entretiens donnés par la suite. Cependant, il s’agit du premier texte où elle précise non seulement le statut et la pro-venance de son « anti- »héroïne, mais aussi sa façon de travailler, qui est celle d’un ethnologue, qui écoute et examine le patrimoine collectif, ici pour mieux créer un personnage à la hauteur de la société qui lui a permis d’exister.

Les leçons et variantesSouvent perçu comme un bloc à peu près monolithique, le texte de

La Sagouine, par l’entremise de ses manuscrits et de ses nombreuses éditions, présente pourtant un mouvement scriptural intéressant, révé-lateur du processus de création de l’une des œuvres fondatrices de la littérature acadienne moderne. Le collationnement des différents états de l’œuvre n’est bien sûr pas encore terminé, mais il est entamé, surtout pour le monologue de « Nouël », pour lequel nous avons commencé à confron-ter le texte de base — c’est-à-dire la version éditée par Leméac en 1974 — aux versions manuscrites et à l’édition originale publiée chez Leméac

34. Maillet, La Sagouine, 1974, p. 199.35. Maillet, [Manuscrit A], Par-derrière chez mon père…, op. cit., p. 128.

Page 160: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

160 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

en 1971. Partant de l’aveu de Maillet indiquant qu’elle n’avait pas pensé la Sagouine, mais qu’elle l’avait vécue, puis dite et racontée36 et cela, sans raturer37, il est étonnant de trouver autant de leçons et de variantes en examinant les manuscrits et les éditions de cette œuvre. Les modi-fications apportées au texte, dont la présentation sommaire permettra de distinguer les tendances générales, peuvent être regroupées en trois grandes catégories : les coquilles, les ajouts et l’oralisation de l’écriture.

Les coquillesSous le terme de « coquille » ont été regroupées les erreurs gram-

maticales, orthographiques et typographiques retrouvées dans les diffé-rentes versions de la pièce. Si leur analyse donne des indices au cher-cheur quant aux possibles filiations entre les éditions d’une même œuvre, il reste qu’elles n’ont pas une grande importance du point de vue du texte et n’en affectent pas le sens38. Il en va ainsi des majuscules accentuées : absentes du manuscrit A, elles ne seront rétablies que pour l’édition Leméac de 1974. Ainsi, on lira sous forme manuscrite et respectivement dans « Le métier » et « Nouël », « les Etats » (p. 29) et « A moins que » (p. 3), puis dans l’édition de 1974 « les États » (p. 52) et « À moins que » (p. 71). Erreur orthographique évidente, « les croissées-eucharistiques » n’appa-raît quant à elle que dans l’édition Leméac de 1971 (p. 24).

Les ajoutsComme nous l’avons indiqué précédemment, Maillet rédige en 1974

le manuscrit B, qui contient des ajouts de deux à trois feuilles pour chacun des monologues initiaux; ces ajouts seront intégrés à l’édition Leméac de 1974. Il s’agit des leçons les plus substantielles de l’œuvre et il sera intéressant d’analyser leur contenu particulier ainsi que leur mécanisme d’intégration au reste du texte. Le monologue de « Nouël », par exemple, se voit adjoindre huit paragraphes qui en renouvellent la conclusion et au cours desquels la Sagouine réalise, sur le plan de l’imaginaire, le souhait qu’elle avait déjà énoncé en 1971 : et « si un beau Nouël la procession se trompait de boute et ressoudait icitte dans nos cabanes… »39. Notons par ailleurs que Maillet ne recourt pas uniquement à la rêverie pour intégrer

36. Jean-Michel Lacroix, « Antonine Maillet : à propos de La Sagouine », Études cana-diennes / Canadian Studies, n˚ 3, 1977, p. 102.

37. Tremblay, art. cit., p. 199.38. Laufer, op. cit., p. 65.39. Pour le texte original, voir Maillet, [Manuscrit A], Par-derrière chez mon père…, op.

cit., p. 7; ainsi que Maillet, La Sagouine, 1971, p. 26. Pour l’ajout au monologue, voir Maillet, [Manuscrit B], « Nouël », Montréal, archives personnelles de l’auteure, [1974], p. 8; et Maillet, La Sagouine, 1974, p. 75.

Page 161: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 161

Amélie Giroux L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet

les nouveaux paragraphes aux monologues et que chacun de ces ajouts, sauf exception, correspond à un texte entier qui est inséré soit en intro-duction, soit dans le corps du texte, soit en conclusion.

L’oralisation de l’écritureLe processus d’oralisation de l’écriture auquel se livre Maillet entre

la rédaction du manuscrit A en 1970–1971 et la publication par Leméac de l’édition de La Sagouine en 1974 est substantiel. Il vient d’ailleurs étayer le projet littéraire de l’auteure qui s’est confirmé au fil de ses œuvres, celui d’une construction identitaire renouvelée dont les référents passeront d’une simple affirmation d’un vécu en Acadie pour les premières œuvres à une mise en scène de l’écriture comme marqueur essentiel de cet ima-ginaire particulier40. Avec La Sagouine, ce projet est clairement en germe, non seulement par les thèmes abordés ou par la forme utilisée, mais éga-lement par la langue qui y est développée.

Il faut souligner que, en ce sens, La Sagouine s’est révélée pour l’auteure un bon laboratoire. Cette série de monologues ne présente en effet qu’une seule voix directe, celle de la Sagouine, une femme « d’En-bas », une anti-Évangéline au langage populaire très prononcé. Comme l’indique Mária Marosvári : « Il s’agit d’un texte où le code oral constitue le corps même de l’écriture. »41 D’ailleurs, aucune autre pièce du répertoire mailletien ne sera aussi densément chargée d’oralité. En effet, les autres œuvres qui le composent opposent souvent des personnages « d’En-bas » à ceux « d’En-haut », qui ont un langage plus châtié, ce qui contribue à rétablir un certain équilibre entre l’utilisation des français populaire — lire « acadianisé » — et standard. Cet équilibre permet par ailleurs d’accentuer la dichotomie « haut / bas » caractéristique de l’œuvre théâtrale maille-tienne42. Dans La Sagouine, cette dichotomie est plutôt énoncée par le personnage même ou vécue par sa relation avec le spectateur.

Pour créer la langue de la Sagouine, Maillet puise à plusieurs sources, dont le point commun reste la tradition populaire. Est ainsi mis de l’avant un langage qui se veut une représentation littéraire d’un acadien tradi-tionnel encore parlé dans la région de Bouctouche dans les années 1970. Cette langue conserve pour Maillet une filiation claire et essentielle à la France rabelaisienne, bien qu’elle soit teintée de quelques anglicismes et de néologismes révélateurs de la réalité sociale contemporaine du person-

40. Voir entre autres Lord, « Antonine Maillet : un monde, une langue et une œuvre », op. cit., p. 27.

41. Mária Marosvári, « “Des mots écorchés vifs” : langue et identité dans l’écriture d’Antonine Maillet », Verbum Analecta Neolatina, vol. ix, n˚ 2, 2007, p. 217.

42. Denis Bourque, « La pièce Les Crasseux : son importance, son évolution », dans Lord (dir.), Lire Antonine Maillet, op. cit., p. 77.

Page 162: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

162 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

nage. Maillet, cependant, ne retranscrit pas une langue entendue, « elle [la] transforme en art, en [la] taillant à sa façon, comme le fait le peuple en transformant son histoire en légende et en mythologie »43. Les marqueurs de l’acadianité du personnage passent de ce fait non seulement par le contenu du texte, mais par la fonction poétique même de son écriture.

La création d’une langue : quelques exemplesCe travail sur l’écriture se décline selon plusieurs marqueurs dont

nous ne donnerons que quelques exemples, le premier étant celui du verbe « ressourdre », qui illustre particulièrement bien le travail d’écriture effectué par Maillet pour oraliser le parler de son personnage. Ce terme est utilisé à quatre reprises dans le monologue de « Nouël », la première fois à la jonction du texte original et de l’ajout, les trois autres, à même cet ajout. Si on tient compte des manuscrits A et B, ainsi que des versions Leméac 1971 et 1974, le terme apparaît à dix occasions différentes, pré-sentées dans le tableau 2 ci-dessous.

Lors de la rédaction initiale du monologue pour l’émission diffusée à la radio de Radio-Canada le 22 décembre 1970, le verbe « ressoudre » n’est pas encore utilisé. On lit plutôt dans le manuscrit A : « […] Si un beau Nouël la procession se trompait de boute et aboutissait icitte dans nos cabanes… » (p. 7). Dès la première publication de La Sagouine par Leméac en 1971, Maillet lui préfère cependant « ressoudait » (p. 26). Cette modifi-cation lexicale permet à l’auteure d’archaïser davantage le parler de son personnage, le sens du verbe aboutir étant plus moderne et usuel que celui de sourdre et ses variantes, aujourd’hui considéré comme littéraire ou archaïque44.

43. Phyllis Wrenn, « Le transcodage d’une parlure en texte : La Sagouine et le mythe du dialecte », Francofonia, vol. 8–9, printemps 1985, p. 4.

44. « aboutir » et « sourdre », Portail lexical, Centre national de ressources textuelles et lexicales, CNRS, disponible en ligne : http://www.cnrtl.fr/etymologie/. Il faut éga-lement noter que Pascal Poirier (1852–1933), dans le Glossaire acadien, relève les deux termes, mais que « aboutir » n’apparaît que sous sa forme nominale « abou-

Tableau 2 : Oralisation du verbe « ressoudre » dans le monologue de « Nouël »

Occurrences Manuscrit A(1970-1971)

Leméac 1971 Manuscrit B(1974)

Leméac 1974

1. aboutissait, p. 7 ressoudait, p. 26 ressoudait, p. 8 ressoudait, p. 752. – – ersoudrait, p. 8 ersoudrait, p. 753. – – ersoudre, p. 8 ersoudre, p. 764. – – ressoudait, p. 9 ersoudait, p. 77

Page 163: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 163

Amélie Giroux L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet

Le terme « ressoudre » est conservé dans le manuscrit B, rédigé en 1974, et y apparaît même quatre fois. Sa première occurrence correspond à la répétition de celle de 1971, puisque la phrase dans laquelle il est uti-lisé sert maintenant de pont entre le monologue initial et son ajout. Ainsi, le verbe utilisé est toujours « ressoudait » (p. 8), malgré l’oralisation évi-dente qui suivra. En effet, les deuxième et troisième occurrences du terme présentent plutôt la graphie « ersoudre ». Maillet écrit : « C’est l’Elisabeth à Zacharie qui ersoudrait des buttes de […] » (p. 8) et « Ça fait là, je ver-rions ersoudre tous les pêcheux […] » (p. 8). La syllabe re transcodée en er devient visuellement sonore; Phyllis Wrenn parle de /r/ syllabique, l’une des méthodes qui permet à l’auteure d’accentuer l’impression d’oralité des graphies utilisées dans le texte45. La quatrième occurrence du verbe « ressourdre » correspond à la reprise de la phrase qui avait permis la jonction du texte original et de son ajout. Probablement en raison de la répétition, le verbe redevient « ressoudait » (p. 9).

Il est intéressant de noter que, dans la version de 1974, il y a cor-rection de cette dernière occurrence puisqu’on y lit « ersoudait » (p. 77). Toutefois, une erreur subsiste : auteure et éditeur oublient de rectifier la première occurrence du terme dans le monologue, qui demeure « ressou-dait » (p. 75). Si les éditions suivantes présentent une hypercorrection du terme, qui y apparaît comme « erssoudre »46, il faudra attendre jusqu’en 1993 pour que Maillet, qui révise elle-même sa pièce en se servant de l’édition Leméac de 197447, rajuste le tir : « ersoudre »48 est alors rétabli dans tout le monologue.

Le passage du manuscrit au livre, publié en différentes éditions, permet d’observer bien d’autres exemples de la littérarisation du fran-çais de la Sagouine. Peut être analysée en ce sens la systématisation de la graphie, des structures morphosyntaxiques et du lexique tendant vers la valorisation de traits archaïsants49. Toujours dans le monologue de

tissement » et renvoie pour toute explication à son infinitif, que l’on suppose donc déjà connu : « action d’aboutir ». La définition de « sourdre » est par contre mieux développée. En Acadie, ce verbe ne s’applique pas qu’aux eaux, mais se dit aussi d’êtres vivants; cet usage semble rare et n’est pas attesté par l’Académie française. Poirier mentionne par ailleurs la variante « ressoudre » (Pascal Poirier, Le Glossaire acadien, édition critique établie par Pierre M. Gérin, Moncton, Éditions d’Acadie et Centre d’études acadiennes, 1995, p. 11 et 404).

45. Wrenn, art. cit., Francofonia, vol. 8–9, p. 9 et 22.46. En 1990 et 1992, deux éditions de La Sagouine présentent cette hypercorrection,

soit : Montréal, Leméac, coll. « Théâtre », 1990, p. 36 et 38; et Montréal, Fides, coll. « Nénuphar », 1992, p. 31 et 33.

47. Voir Bergevin, doc. cit. 48. Voir par exemple « ersoudre » dans les réimpressions suivantes de La Sagouine :

Montréal, Leméac, coll. « Théâtre », 1994, p. 39 et 41; et Montréal, BQ, 2007.49. Voir Phyllis Wrenn, « Une écriture dialectale en évolution : le franco-acadien d’An-

Page 164: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

164 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

« Nouël », on passe par exemple de la graphie standard « étoiles » (p. 2) ou « soir » (p. 5) trouvée dans le manuscrit A, à « étouèle » (p. 23) dans l’édition Leméac de 1971 et à « souère » (p. 74) dans celle de 1974 et ce, bien que le manuscrit A propose déjà « aouère » (p. 5). Le manuscrit A propose également « prenait » (p. 4) ou encore « ressembler » (p. 5), qui en 1974 sont devenus « pornait » (p. 72) et « r’sembler » (p. 72), eux aussi représentations visuelles de l’accent traditionnel du personnage. Les modifications ne touchent cependant pas que le lexique ou sa graphie, mais peuvent également tendre vers une standardisation grammaticale de l’acadien ainsi créé. Dans le monologue « Le métier », la phrase « Ça une belle peau… » trouvée dans le manuscrit A (p. 29) devient « Ç’a [Cela a] une belle peau… » dans la version de 1974 (p. 55) : le pronom est ainsi rétabli en pronom + verbe conjugué, de façon à correspondre à la phrase suivante « Pis ça sent le musc… »50. Ces quelques exemples ont permis d’illustrer une partie du processus de création du texte de La Sagouine. Le mouvement textuel qui en a résulté visait à traduire dans un ensemble non seulement écrit mais littéraire la langue de ce personnage, précisant par le fait même une facette fondamentale de son identité.

Pour poursuivre l’analyse de l’oralisation de La Sagouine, il s’agira entre autres de déterminer la nature de ces changements textuels et de les examiner en fonction des différentes campagnes d’écriture et de relec-ture qu’a subies le texte. Par exemple, il est clair que l’objectif qui a sous-tendu la rédaction du premier manuscrit a eu un impact sur la façon dont l’auteure l’a rédigé. Ce manuscrit n’était pas destiné à être lu par le grand public mais à être entendu, l’auteure étant à même de prendre l’accent qui convenait pour la lecture de son texte. Compte tenu que « la radio fonde sa réalité uniquement sur l’ouïe, [ce qui] accentue l’importance de la parole »51, le passage de l’écoute à la lecture du texte a obligé Maillet, pour conserver l’intégrité de son personnage, à préciser l’oralité de son écriture52. Ce faisant, elle a contribué, sur les plans poétique et idéolo-

tonine Maillet, de Pointe-aux-Coques à Pélagie-la-Charrette », Francofonia, vol. 7, n˚ 12, mars 1987, p. 6. Dès 1974, Louise Després-Péronnet indique d’ailleurs que depuis l’événement Sagouine, le parler de ce personnage a été étiqueté comme un vieux parler acadien, qu’elle qualifie de populaire. Voir Louise Després-Péronnet, « Le parler de la Sagouine », Revue de l’Université de Moncton, vol. 7, n˚ 2, mai 1974, p. 69 et 70.

50. Maillet, La Sagouine, 1971, p. 14; 1974, p. 55.51. David Lonergan, « Françoise Bujold : Œuvres radiophoniques – Édition critique »,

mémoire de maîtrise, Moncton, Université de Moncton, 1995, p. 33.52. La question de l’intégration des parlers vernaculaires dans des œuvres qui seraient

dites par des comédiens a déjà été soulevée dans les années 1970, vu la tendance des écrivains à oraliser leur écriture dans un souci de réalisme identitaire. Si des mises en garde ont été émises contre les « bâtards phonético-orthographiques » que ce type de transcodage pouvait occasionner (voir Lonergan, art. cit., p. 54,

Page 165: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 165

Amélie Giroux L’édition critique d’un texte fondateur : La Sagouine d’Antonine Maillet

gique, à une « modernisation stylistique du langage dramatique »53, voire littéraire. Elle effectuait le passage de l’oral à l’écrit, du folklore à la litté-rature.

ConclusionTexte à la nature ambigüe, La Sagouine a amplement confondu son

public. Longtemps, on s’est demandé s’il s’agissait d’un roman ou d’une pièce de théâtre, d’une histoire de vie ou même d’un documentaire; et ce texte, devait-on le lire ou plutôt l’écouter54? La présentation de La Sagouine sous forme de monologues, presque de récits de vie, la sélec-tion et la distribution de traits populaires et archaïsants dans la langue du personnage et la diffusion intermédiatique variée qu’a connue le texte restent autant d’éléments qui ont permis à l’auteure d’atteindre un équi-libre entre l’accessibilité et la nouveauté littéraire de son œuvre. D’abord rédigée pour être entendue, La Sagouine a par la suite vu son écriture précisée en de nombreuses leçons et variantes retrouvées au fil de ses manuscrits et éditions. Cet aspect de l’œuvre est encore méconnu et, en ce sens, en établir l’édition critique permettra de raffiner l’analyse de son processus de création, notamment de ce jeu sur l’écriture.

Car le génie de Maillet, en rédigeant cette œuvre charnière de la lit-térature acadienne contemporaine, réside entre autres dans sa capacité à marier l’oral et l’écrit, alliance essentielle qu’elle perfectionne tout au long de sa carrière littéraire. D’abord, ceux-ci se rejoignent par la forme même de l’œuvre. Les monologues qui la composent sont en effet tributaires de l’intérêt de Maillet pour l’ethnologie et sont tous rédigés à la façon du conteur qui relaterait de vive voix une part de son quotidien à son public. Le fil conducteur de ces textes, dans un va-et-vient qui semble spontané, fait ainsi ressortir les aléas de la parole, soumise aux interruptions, aux déviations et aux reprises que provoquent pensée et mémoire55. Par son bavardage qui met en scène un joyeux mélange de confidences, de tradi-

notes 15 et 16), il reste que certains auteurs ont relevé le défi de l’oralisation, notamment Michel Tremblay au Québec et Antonine Maillet en Acadie. Pour la lit-térature québécoise, Lise Gauvin a ainsi parlé de l’effet joual pour décrire cette littérarisation de la langue populaire. Voir Lise Gauvin, L’engagement : l’écrivain et la langue au Québec, Montréal, Boréal, 2000, p. 130.

53. Dominique Laffont, « La langue-à-dire du théâtre québécois », dans Beauchamp et David (dir.), op. cit., p. 193.

54. Voir entre autres Stéphane Sarkany, « Bibliologie poétique de politique de La Sagouine d’Antonine Maillet », dans Québec, Canada, France : le Canada littéraire à la croisée des cultures, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1985, p. 173–191.

55. David Lonergan, « La grande aventure d’une femme de ménage », dans Tintamarre : chroniques de littérature dans l’Acadie d’aujourd’hui, Sudbury, Prise de parole, 2008, p. 243.

Page 166: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

166 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

tions orales et de commérages, la Sagouine se fait passeuse et transmet au public une langue, une façon d’être et un patrimoine populaire qu’elle contribue à légitimer. Mais l’oral et l’écrit se rejoignent également à même le texte. En donnant à la parole la fixité et la légitimité de l’écrit, Maillet y insuffle inversement, sinon l’authenticité du parler acadien, du moins l’identité de ses locuteurs. De ce fait, la parole ainsi recréée ancre le texte dans son acadianité : si les situations décrites restent universelles56, son interprète demeure pourtant résolument acadienne. Et c’est de cette façon que Maillet a choisi de créer son personnage, une Sagouine qui témoigne d’une vérité, la sienne propre et celle des laissés-pour-compte, mais éga-lement celle de son auteure, qui, en authentique conteuse, réécrit au fil du texte une tradition acadienne que l’on avait crue à jamais fixée dans les pleurs d’Évangéline.

56. Le titre d’un article de Jean Royer, paru en 1972, résume bien cette idée : « Un personnage universel qui prend ses racines dans l’enfance d’Antonine Maillet », Le Soleil, 14 octobre 1972, p. 47.

Page 167: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 167

RésuméAprès avoir brossé, dans une brève introduction, les pôles entre lesquels se situe chaque édition critique — la connaissance profonde d’une œuvre et de tous ses états de texte et l’application la plus rigoureuse d’un protocole pour établir le texte et ses variantes, ainsi que les choix incontournables et souvent subjectifs auxquels tout scientifique doit faire face lors de la préparation d’une édition critique —, cet article décrit brièvement l’avant-texte de Sans jamais parler du vent de France Daigle, pour ensuite commenter la genèse d’un des fragments narratifs principaux du roman. Par l’intermédiaire de ce noyau textuel, nous expliquons alors les raisons qui nous ont amenée à adopter dans l’édition critique du premier roman de Daigle une approche hybride : sont reproduits, après l’appareil cri-tique, des extraits détaillés de plusieurs fragments clés qui montrent leur genèse. Cette double présentation — établissement des variantes et genèse textuelle — fera mieux saisir, nous l’espérons, toutes les richesses de ce mince livre créé à partir d’états de texte assez volumineux.

Monika Boehringer Mount Allison University

L’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle

En sciences humaines, parler de subjectivité a mauvaise réputation : la doxa veut que, dans le domaine de la recherche, le regard détaché et objectif des chercheurs prime l’intuition. Parler de subjectivité quant à l’établissement d’une édition critique semble pire encore. Car le fonde-ment même de cette pratique est loin de caprices subjectifs; il repose depuis ses débuts sur une base scientifique solide : pour éditer, il fallait avoir des connaissances approfondies en philologie, en codicologie, en transcription de langues souvent anciennes et en leur traduction. Les pré-ceptes de la philologie étant méticuleux, l’établissement des textes se faisait avec le plus grand soin et les éditeurs n’hésitaient pas à parler de leurs protocoles comme étant bien établis, voire « immuables »1.

Pourtant, même les premiers spécialistes en édition critique en France — les médiévistes travaillant sur des textes connus pour leur « mouvance »2 — savaient que des choix s’imposaient à chaque moment de leur entreprise. Ainsi, Jean-Marie Fritz se demande par exemple lequel des sept manuscrits existants devrait servir comme texte de base pour l’édition critique d’Érec et Énide, roman de Chrétien de Troyes, dont la tradition manuscrite est « fort complexe »3. Affaire épineuse, puisque de

1. Voir la contribution de Guy Laflèche.2. Voir Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, coll. « Poétique »,

1972.3. Voir Chrétien de Troyes, Érec et Énide, éd. critique d’après le manuscrit B.N. fr. 1376,

traduction, présentation et notes de Jean-Marie Fritz, Paris, Librairie Générale

Page 168: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

168 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

« nombreux »4 écarts se laissent observer entre les éditions d’illustres prédécesseurs, comme Wendelin Foerster ou Mario Roques5. Et David F. Hult affronte un problème encore plus difficile : il sait que, parmi les onze « témoins médiévaux du Chevalier au lion, dont sept qui donnent le texte complet ou presque […], et quatre qui donnent des fragments plus ou moins importants […] »6, « aucun manuscrit ne fait autorité »7. Comment peut-il établir un texte de base dans de telles conditions, com-ment préférer une leçon à une autre et comment choisir, parmi toutes les variantes existantes, les plus pertinentes pour sa nouvelle édition cri-tique? Question de taille, d’autant plus que les deux éditions disponibles du Chevalier au lion, celles de Foerster8 et de Roques9, représentent pour Hult des « extrêmes […] en matière de méthode éditoriale (c’est-à-dire, entre la reconstruction du texte “original” de l’auteur dont les exemplaires manuscrits ne sont que des témoins corrompus, et la reproduction fidèle d’un bon manuscrit avec le but de présenter un document qui a vraiment existé) »10. Et Hult s’empresse de s’expliquer : Foerster a visé à recons-truire un texte « synthétique »11 de Chrétien de Troyes, un texte « idéal qui n’a peut-être jamais existé »12. Se servant essentiellement d’un manuscrit de base, choisi selon certains critères, Foerster y a ensuite mélangé de façon « arbitraire » des « leçons tirées de plusieurs manuscrits, système morphologique et traits dialectaux purifiés pour refléter la bonne langue champenoise parlée par Chrétien »13. Roques, pour sa part, veut « repro-duire fidèlement son document »14. Mais comme il écarte tout le reste de

Française, coll. « Lettres gothiques », 1992, p. 16.4. Id., p. 17.5. Id., p. 25. Fritz renvoie ici aux éditions critiques de ce roman établies par Wendelin

Foerster (1890) et par Mario Roques (1952).6. Voir Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion ou le roman d’Yvain, éd. critique

d’après le manuscrit B.N. fr. 1433, traduction, présentation et notes de David F. Hult, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Lettres gothiques », 1994, p. 24.

7. Voir Hult, op. cit., p. 27.8. Chrestien de Troyes, Yvain (Le Chevalier au Lion), The Critical Text of Wendelin

Foerster with Introduction, Notes and Glossary, by T. B. W. Reid, French Classics, Manchester, Manchester University Press, 1942 [reproduction photographique de la « Kleine Ausgabe » de 1912, avec des notes et un glossaire qui sont encore à consulter]. Cette référence se trouve dans l’édition critique de Hult, op. cit., p. 37.

9. Voir Les Romans de Chrétien de Troyes, édités d’après la copie de Guiot, IV : Le Chevalier au Lion (Yvain), publié par Mario Roques, Paris, Champion, coll. « Classiques français du Moyen Âge », 89, 1960. Cette référence se trouve dans l’édition critique de Hult, op. cit., p. 37.

10. Voir Hult, op. cit., p. 26.11. Ibid.12. Id., p. 27.13. Id., p. 26.14. Il s’agit du « manuscrit dit de Guiot, le B.N.fr. 794 », selon Hult, op. cit., p. 26.

Page 169: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 169

Monika Boehringer L’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle

la tradition manuscrite du Chevalier au lion, il finit par établir, selon Hult, « un texte fautif qui ne tient aucunement compte de leçons supérieures contenues dans d’autres manuscrits »15.

Pourquoi évoquer ici les problèmes reliés à l’édition critique de deux chefs-d’œuvre du Moyen Âge? Non pas pour accuser les éminents savants de la fin du dix-neuvième siècle et du vingtième siècle d’une subjectivité sans borne, loin de là. Tous ces spécialistes (Foerster, Roques et les autres qu’évoquent Fritz et Hult) prennent leur décision après mûre réflexion, après avoir convoqué leur savoir imposant dans la matière. Toutefois, cer-tains de leurs choix se font parmi plusieurs autres possibilités, et Hult, indiquant les balises qui ont orienté ses propres délibérations, le dit sans ambages : « Étant donné que tout choix éditorial est le résultat d’une déci-sion subjective, voire d’une interprétation, nous avons trouvé que cette mise en page [celle qu’il adopte pour son édition du Chevalier au lion] offrait le meilleur moyen au lecteur à la fois de vérifier la lettre du manus-crit et de contrôler le choix de l’éditeur16 ». Voilà donc l’objectif suprême que Hult tend à atteindre dans son édition critique du Chevalier au lion : la transparence.

À cette ouverture sur la pratique de l’édition critique de textes médié-vaux et des choix difficiles qu’elle implique, nous ajoutons un autre détail, tout à fait contemporain en l’occurrence : tous ceux qui s’y connaissent en théories de l’énonciation17 sont conscients de l’omniprésence de la subjectivité; le langage lui-même est empreint de subjectivité, selon la formule de Catherine Kerbrat-Orecchioni18. Et Pierre Ouellet a montré que « les instances de la subjectivité »19 parsèment tout discours scientifique, le plus objectif qu’il puisse être, ne serait-ce que parce qu’il relève de l’argumentation et que le « véridicteur » (celui qui dit la « vérité ») doit « faire-croire-vrai » ce qu’il dit au « vérificateur » (celui qui doit endosser le « croire-vrai »)20. Par exemple, les modalisateurs qu’emploie le « véri-dicteur » pour décrire les résultats d’une recherche jouent un rôle primor-dial dans le « contrat de véridiction »21 sur lequel la science est basée :

15. Voir Hult, op. cit., p. 27. 16. Id., p. 29, nous soulignons.17. Pour l’énonciation, voir Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1,

Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, ainsi que Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974.

18. Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980.

19. Pierre Ouellet, « La désénonciation : les instances de la subjectivité dans le dis-cours scientifique », Protée, vol. 12, n˚ 2, été 1984, p. 43–53. La citation se trouve à la p. 43.

20. Id., p. 47.21. Id., p. 48.

Page 170: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

170 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

non seulement ils doivent souligner la crédibilité de l’énonciateur et son appartenance légitime à la communauté scientifique, mais ces modalisa-teurs doivent aussi convaincre l’énonciataire du bien-fondé des résultats, si bien que ce dernier peut y mettre le sceau de la vérification, partie inté-grante du discours scientifique22. Après cette introduction, il est évident que nous revendiquons pour ce qui suit notre propre subjectivité, qui est contrôlée par notre travail continu sur l’œuvre de France Daigle, en par-ticulier notre fréquentation depuis cinq ans des avant-textes23 daigliens déposés à Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa24. Quels genres de difficultés soulevaient alors la préparation de l’édition critique du premier roman de Daigle?

* * *

Sans jamais parler du vent, publié en 1983, marque avec quelques autres textes, comme Graines de fées de Dyane Léger25, l’avènement de l’ère moderne du genre romanesque en Acadie. Tourné « résolument vers la modernité », selon Anne-Marie Alonzo26, le texte est un héritier du Nouveau Roman dans sa facture expérimentale, comme le soutient Raoul Boudreau27. Il est en effet étonnant de voir surgir dans l’Acadie des années 1980 un roman sans intrigue, sans personnages nommés et sans ancrage spatio-temporel précis, étant donné que la littérature acadienne se caractérisait à l’époque par le topos du pays et de ses traditions, d’une part (par exemple chez Antonine Maillet), et, de l’autre, par la revendica-tion d’un renouveau autant politique que poétique (les poètes des années 1970). Mais laissons de côté les leçons d’histoire littéraire et réfléchis-

22. Nous résumons ici Ouellet, op. cit., p. 47–48.23. Nous empruntons la définition du terme d’avant-texte à Almuth Grésillon :

« [E]nsemble de tous les témoins génétiques écrits conservés d’une œuvre ou d’un projet d’écriture, et organisé en fonction de la chronologie des étapes successives ». Voir Éléments de critique génétique : lire les manuscrits modernes, Paris, Puf, 1994, p. 241.

24. Nous tenons à remercier chaleureusement France Daigle pour son autorisation de consulter le Fonds France Daigle (LMS 0262, 2004–07) et pour le droit de citer in extenso l’avant-texte de Sans jamais parler du vent. Nous exprimons aussi notre gratitude à Monique Ostiguy, archiviste, qui, en plus d’avoir rédigé l’incontournable instrument de recherche pour exploiter le fonds, le « Répertoire du Fonds France Daigle » (septembre 2005), a énormément facilité nos recherches à Bibliothèque et Archives Canada.

25. Dyane Léger, Graines de fées, Moncton, Perce-Neige, 1980.26. Anne-Marie Alonzo, « D’Acadie : Sans jamais parler du vent » [compte rendu], La Vie

en rose, n˚ 19, 1984, p. 56.27. Raoul Boudreau, « Le rapport à la langue dans les romans de France Daigle : du

refoulement à l’ironie », Voix et Images, n˚ 87, printemps 2004, p. 32–45. Voir en particulier les p. 34–35.

Page 171: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 171

Monika Boehringer L’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle

sons à l’avant-texte de Sans jamais parler du vent, ainsi qu’aux implica-tions d’une nouvelle édition, dont la parution est d’autant plus urgente que la première est épuisée et que les traces de cet ouvrage remarquable risquent de s’effacer.

La genèse du texte, « longue et plutôt ardue » selon les dires de l’au-teure28, s’étend sur deux ans, du mois d’octobre 1981, où Daigle rédige le premier jet du texte dans une chambre d’hôtel à Paris29, jusqu’en octobre 1983, où l’Imprimerie Lescarbot à Yarmouth imprime le livre pour le compte des Éditions d’Acadie. Il existe sept versions de Sans jamais parler du vent, la septième étant celle envoyée à l’éditeur. Les sept versions com-prennent 1155 pages au total, fait étonnant si l’on connaît l’ouvrage publié de 141 petites pages dont chacune est à moitié vide : en bas se trouve un petit paragraphe de cinq à quinze lignes, le haut restant blanc. Si l’on sait en plus que les deux premières versions comptent ensemble 704 pages (348 p. et 356 p. respectivement), il est évident que l’essentiel de la réé-criture était un travail d’effacement, d’allègement et d’épuration, non pas un travail d’ajouts ou d’étoffements. Tous les états de texte sont dactylo-graphiés à double interligne et comportent des ratures et des corrections en surcharge30, à l’exception de la troisième version, écrite à la main et qui marque un tournant important vers la condensation : elle ne compte que 90 pages31.

Depuis que nous avons lu pour la première fois Sans jamais parler du vent32, nous avons été intriguée par ce texte où les pronoms personnels ne renvoient pas à des personnages stables, où la référence des pronoms s’avère donc variable, où je glisse allègrement vers on juste pour être rem-

28. France Daigle, « En me rapprochant sans cesse du texte : à propos de Sans jamais parler du vent », dans André Gervais (dir.), De l’avant-texte ou Du texte dans tous ses états : premier cahier, Outremont, La Nouvelle Barre du jour, coll. « Craie », 1986, p. 31–45. La citation se trouve à la p. 42.

29. Information de France Daigle. Au sujet de la genèse du roman, voir l’article de Daigle, « En me rapprochant sans cesse du texte », op. cit., et notre présentation dans l’édition critique de Sans jamais parler du vent; cette dernière paraîtra dans la collection « Bibliothèque acadienne » de l’Institut d’études acadiennes, Université de Moncton.

30. Précisons que les biffures et corrections s’arrêtent à la p. 194 de la deuxième ver-sion (le reste n’étant pas corrigé), que la quatrième version de 20 p. est incomplète et que la cinquième se constitue de 68 p. seulement.

31. La troisième version est aussi la seule sans corrections visibles, mais puisqu’elle est rédigée au crayon, il se peut que des ratures possibles ne se voient plus. Il s’agit en tout cas d’une belle écriture déliée et facile à lire. Les grands feuillets lignés (21,5 x 35,5 cm) sont couverts de passages de deux paragraphes clairement séparés les uns des autres.

32. Tout renvoi au texte publié de Sans jamais parler du vent se fera désormais dans le texte sous le sigle SJ, suivi de la page.

Page 172: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

172 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

placé par nous ou vous; où le démonstratif ceux est toujours accompagné de celles; où le pronom collectif tous se voit souvent redoublé par la forme féminine toutes; où la mer-océan se substitue à maintes reprises à la mère des quinze ou seize enfants qui, selon le texte, ne sont « jamais tous toutes là » (SJ, p. 16) et où, pour terminer cette énumération de quelques traits distinctifs du texte, il est dangereux pour une femme « d’y croire et de l’écrire ce roman de l’homme doux » (SJ, p. 117). Notre première impulsion était de vouloir connaître la genèse de l’ouvrage pour vérifier certaines intuitions interprétatives et pour voir si les versions préparatoires étaient aussi polysémiques, voire opaques, que le livre imprimé. Bref, nous nous intéressions au devenir du texte, au processus plutôt qu’au produit33 et ceci, bien avant qu’on nous ait demandé si nous voulions établir l’édi-tion critique du texte. Nous voulions savoir qui était ce je-nous-on, qui était cette femme rédigeant le roman de l’homme doux; nous voulions explorer davantage le rôle de la mer-mère dont la respiration traverse le texte entier (SJ, p. 61, p. 91) et dont il est dangereux de parler (SJ, p. 42). Toutes ces transformations, oscillations, superpositions au niveau de l’énonciation ne pouvaient que fasciner quelqu’un qui s’intéresse aux jeux énonciatifs tous azimuts, quelqu’un qui, par surcroît, a beaucoup travaillé sur les écrits autobiographiques au féminin. Quand nous avons commencé à dépouiller l’avant-texte de Sans jamais parler du vent, l’un de nos pressentiments s’est confirmé : les deux premières versions sont en effet dominées par l’instance du je, qui s’inscrit assez lourdement dans le texte. Pourtant, même ces premiers états de texte exhibent déjà une mul-tiplicité de pronoms personnels. Ainsi, on trouve dans la première version plusieurs assertions côte à côte pour ce qui est de l’instance créatrice du roman, comme si la figure de la scriptrice avait peu d’importance; tout ce qui compte, semble-t-il, c’est que le roman s’écrive :

Romancière. Voilà. Je serai romancière. Lui il avait toujours voulu écrire. Peut-être qu’il aurait écrit ce livre au fond. Il l’écrit peut-être. Ça n’est pas sûr. Ça n’est pas sûr qui au fond, est l’auteur de ce livre. […] Véritablement l’auteur de ce roman c’est difficile à dire et à vrai dire ce n’est pas important. […] On ne peut pas se douter. Une œuvre. Son œuvre. On ne peut pas se douter d’une œuvre. Cela se fait. Lui, son œuvre. Elle. Elle, son œuvre. Nous. Notre œuvre.34

33. Le peintre Paul Klee l’a bien dit : « […] toute œuvre n’est pas de prime abord un pro-duit; elle n’est pas une œuvre qui est, mais avant tout genèse, œuvre qui se fait » (La Pensée créatrice, Paris, Dessain et Tolra, 1973, p. 437). Cité par Almuth Grésillon, La Mise en œuvre : itinéraires génétiques, Paris, CNRS Éditions, coll. « Textes et manuscrits », 2008, p. 6, note 5.

34. Nous citons ici la première version (I) de Sans jamais parler du vent; la citation

Page 173: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 173

Monika Boehringer L’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle

En plus de tels fragments métadiscursifs, qui parsèment aussi bien l’avant-texte que le livre publié, certains noyaux narratifs prédominent sur les autres par la seule force de leur présence textuelle. Parmi eux se trouvent les fragments consacrés au voyageur, à l’homme doux et à la mer-mère; les passages qui portent sur le regard désirant des hommes et des femmes; les parties sur la sexuation (ceux/celles, tous/toutes, être garçon/fille); et enfin les nombreux fils narratifs traitant de l’amour, notamment son pouvoir destructeur qui s’exprime dans l’énoncé de « la femme celle que j’aimerai et qui me détruira » (SJ, p. 60). La question de l’évolution de ces fragments a retenu notre intérêt dès le début; en pré-parant l’édition critique, nous voulions montrer, au-delà des variantes, la façon dont le texte publié de Sans jamais parler du vent se cristallise de plus en plus à partir d’un avant-texte volumineux dans lequel convergent très tôt certains fils narratifs comprenant des formules ressassées, voire obsessionnelles. Nous espérions que la reconstitution comparée de ces états de texte permettrait de saisir, dans une perspective génétique, « le principal fil conducteur de l’écriture », qu’elle ferait comprendre aux lecteurs « la lente émergence d’une œuvre »35, processus d’autant plus intéressant à révéler que Sans jamais parler du vent est un des premiers romans modernes en Acadie.

Afin de donner un exemple concret de la genèse d’un de ces noyaux narratifs, voici le fragment du voyageur. Dans le livre publié, les deux pre-miers passages qui lui sont consacrés se trouvent aux pages 10 et 11, ils comptent 12 et 16 lignes respectivement36 :

Être parti un matin de décembre. Une casquette, un foulard. Cracher. L’impression d’appartenir à un autre âge, une autre époque. Des wagons entiers de militaires en permission qui ne vous regardent même pas. Jeunes. Absorbés. Qui ne s’intéressent pas à vous. Les premières nuits innombrables les passer dans des bistros de gare. Fumer. Aucune envie de dormir et ne pas parler. De temps en temps quelque chose. D’autres voyageurs sales et tranquilles que plus rien ne presse. Ne pas parler, comme si c’eût été la seule façon. (SJ, p. 10)

se trouve aux p. 127–128 de la première chemise (ch. 1) de la première boîte de l’avant-texte (B. 1). Tous les renvois subséquents à l’avant-texte se feront comme ceci : (I, B. 1, ch. 1, p. 127–128).

35. Voir Grésillon, La Mise en œuvre : itinéraires génétiques, op. cit., p. 27.36. Plus loin dans le texte publié, il y a deux autres fragments consacrés au voyageur,

de 12 et de 11 lignes respectivement (SJ, p. 26, p. 27). Le compte des lignes corres-pond aux fragments de la première édition de Sans jamais parler du vent, non pas à leur reproduction ici.

Page 174: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

174 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Je ne voulais rien, arriver nulle part. Entre deux trains rester en gare, entre deux gares prendre un train. Cela qui n’a rien à voir avec la vie, ce qu’on appelle la vie. Je n’avais plus de nom. Personne ne m’appelait et je n’offrais rien. Je ne pensais à peu près plus. Certaines choses m’étaient concevables et je les faisais. Parfois j’avais très faim. Froid. De sorte qu’il fallait souvent entrer quelque part. La plupart du temps des portes déjà closes que je refermais derrière moi. Se souffler dans les mains. Voir son haleine. Et ainsi de suite nombre de ports de mer où tout cela déverse jusque dans la rue. Des rires, de ces mugissements qui vous accrochent au passage. Un autre genre, une autre époque. (SJ, p. 11)

Si l’on regarde la genèse de ces deux fragments (voir annexe 1), on se rend compte de la condensation énorme qui se fait depuis les premières ver-sions jusqu’au livre imprimé : aux deux paragraphes du texte définitif (SJ, p. 10, p. 11) correspondent cinq paragraphes (deux pages bien pleines) dans la première version37, quatre paragraphes (deux pages) dans la deu-xième version, trois paragraphes (deux pages) dans la troisième et deux paragraphes dans les quatrième et cinquième versions. Dans les sixième et septième états de texte, on ne voit presque plus de changements : ici et là, on trouve une correction grammaticale, un mot barré, un article défini remplacé par l’indéfini, un point remplacé par une virgule ou vice versa. Selon l’optique génétique, les deux dernières versions n’ont plus un très grand intérêt. Or, du point de vue d’une édition critique, ces versions sont primordiales. Mais comment se peut-il que les divers états d’un texte puissent avoir un statut tout à fait différent selon l’optique génétique ou critique? La réponse a trait aux difficultés éditoriales qu’évoquait David F. Hult.

Lorsqu’on retrace la genèse d’un texte, il faut tenir compte de tous ses états, afin de montrer les détails de son évolution depuis le début visible — la première ébauche, des mots gribouillés sur une page — jusqu’au produit final (personne ne pourra évidemment retracer le cheminement d’une idée jusque dans l’esprit d’un écrivain où se déclenche le processus créateur). Dès qu’on prépare une édition critique, la perspective change

37. En vérité, cette partie commence dans la première version à la p. 5 et va jusqu’à la p. 7, mais la fin n’a plus rien à voir avec la figure du voyageur, raison pour laquelle nous n’en tenons pas compte ici. Il importe pourtant de noter que la condensation est donc encore plus grande qu’indiquée : trois paragraphes (6–7) disparaîtront complètement lors de la réécriture, excepté quelques bribes de phrases utilisées ailleurs dans le texte final (des réflexions sur le nom propre, sur une belle femme et sur le pouvoir des mains). Le même commentaire s’applique aussi à la deuxième version.

Page 175: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 175

Monika Boehringer L’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle

nécessairement, puisqu’il faut justifier le choix des variantes dans l’appa-reil critique. Plusieurs raisons ont motivé le choix des versions à partir desquelles nous avons établi les variantes de Sans jamais parler du vent. Avant de les formuler, il faut ajouter que, dans la préparation de cette édition, il ne s’agissait pas d’établir le texte à partir de plusieurs versions plus ou moins fiables, comme c’est le cas dans l’établissement de textes médiévaux. Quant à Sans jamais parler du vent, le livre a déjà paru, en 1983 aux Éditions d’Acadie, après l’approbation des épreuves par Daigle. Le texte de base existe donc sous une forme incontestée, mais inacces-sible, puisqu’il est épuisé. Pour les variantes de l’édition critique, il ne fallait plus remonter jusqu’aux premières versions; il fallait juste montrer les écarts entre les états de texte que l’on peut vraiment comparer au livre publié, écarts souvent minimes, mais qui permettent néanmoins d’appré-hender les derniers détails qui préoccupaient Daigle vers la fin du proces-sus créateur. Comme les trois premières versions sont très loin du texte définitif (elles montrent différents stades de l’apprentissage de Daigle qui s’y fait écrivaine), il était impossible d’en tenir compte pour l’appareil cri-tique. Les quatrième et cinquième versions étant essentiellement inache-vées (20 et 68 pages respectivement), elles ne s’y prêtaient pas non plus. Le choix tombait par conséquent sur les sixième et septième versions, qui sont toutes deux proches du livre publié, mais qui comportent encore quelques ratures et ajouts, bref, des variations textuelles que l’on peut considérer comme variantes. Et puisque la nouvelle édition a été prépa-rée dans une double perspective — critique et génétique —, nous avons ajouté, en plus de l’appendice où figurent les variantes, des annexes qui montrent le mode de travail dans les étapes successives des fragments : leur réécriture de plus en plus elliptique, l’effacement croissant du je, sa substitution par d’autres pronoms, par des tournures impersonnelles ou des constructions à l’infinitif.

* * *

En guise de conclusion, nous ajoutons un exemple de variantes de l’édition critique de Sans jamais parler du vent. Afin de « compare[r] du comparable », comme le dit Grésillon38, nous avons choisi les variantes des fragments du voyageur utilisés auparavant. On notera le peu de chan-gements survenus entre les sixième et septième états de texte (vi, vii) et la version publiée de ces fragments cités ci-dessus. Les variantes (en ita-lique) sont précédées des numéros de la ligne (chiffre arabe) et de la ver-sion (chiffre romain) auxquels elles se rattachent; elles sont encadrées

38. Voir Grésillon, La Mise en œuvre : itinéraires génétiques, op. cit., p. 26.

Page 176: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

176 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

de crochets et de mots repères (en romain) qui les situent dans le texte39. Les abréviations suivantes indiquent la nature des variantes : A (ajout), D (texte déchiffré sous la rature), R (rature), S (surcharge), I (inversion; aucune occurrence dans l’exemple cité).

Variantes pour Sans jamais parler du vent, p. 10 et 11 : Page 10 2 vi permission [R,] qui 4 vii innombrables [A,] les Page 11 1–2 vi, vii prendre [D le S un] train 4 vi, vii Froid [A. D de S De] sorte 6 vi, vii haleine. [D Ainsi S Et ainsi] de 7 vi, vii mugissements [R, tout ce] qui 7 vi, vii vous [A accrochent] au

Pour peu que l’on compare le peu de variantes à la genèse des deux mêmes fragments dans l’annexe ci-dessous, on comprendra sans doute la décision de préparer une édition hybride, qui tient compte des variantes, certes, mais qui vise aussi à faire voir l’évolution de certains fragments clés. Car ne vaut-il pas mieux, surtout dans le cas de l’édition critique d’ouvrages acadiens qui appartiennent selon François Paré à une « petite » littérature40 et dont le nombre de lecteurs est réduit, d’avoir « des éditions bon marché avec, si possible, une version fiable des textes, enrichie par exemple par un récit de sa genèse et par quelques exemples pertinents de réécriture », comme le suggère Grésillon41? Une telle édition n’a-t-elle pas « bien plus de sens qu’une longue liste de variantes ponc-tuelles », comme le dit Grésillon, qui formule son propos d’ailleurs sous forme affirmative42? Ce sont ces balises, empruntées à la généticienne

39. Puisqu’il est impossible de contrôler l’impression des lignes d’un texte dans un article, il est fort possible que les renvois aux lignes ne correspondent pas néces-sairement aux fragments cités. Mais comme il s’agit de fragments brefs, les mots repères permettront de voir les changements minimes entre les diverses versions, changements qui ont trait à la ponctuation — rature ou ajout d’un point ou d’une virgule qui gouvernent le rythme textuel — ainsi qu’à quelques mots ajoutés ou supprimés.

40. François Paré, Les Littératures de l’exiguïté, Ottawa, Le Nordir, 2001 [1992], p. 21–24.

41. Voir Éléments de critique génétique : lire les manuscrits modernes, op. cit., p. 195.42. Ibid. Nous précisons que Grésillon ne pense pas ici à une « petite » littérature, elle

pense à l’exemple de la nouvelle édition de la Pléiade de Proust, dirigée par Jean-Yves Tadié : « [E]n quatre volumes [cette édition] a conclu un compromis significatif : voulant intégrer le plus de genèse possible, mais ne pouvant pas l’intégrer toute, elle présente dans l’appareil des “Esquisses”, qui sont des extraits des cahiers de brouillons de Proust, segmentés en fonction du texte publié et “nettoyés” des ratures et réécritures encombrantes. Sans pouvoir retracer la genèse complexe du roman, ces esquisses, malgré leur caractère hybride (ni manuscrit, ni texte) four-

Page 177: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 177

Monika Boehringer L’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle

reconnue43, qui ont guidé notre parcours à travers l’épaisseur de l’avant-texte de Sans jamais parler du vent, texte polysémique dont les interpré-tations multiples ne se déploient que lorsqu’on connaît son avant-texte : toute la richesse d’une œuvre s’offre à ceux et celles qui ont l’occasion de découvrir ses formes préexistantes. Ou, pour terminer par les mots de Paul Klee, qui connaissait bien la naissance d’œuvres modernes : « La genèse, en tant que mouvement de la forme, recouvre l’essentiel de l’œuvre. »44

nissent au lecteur au moins une première idée du contenu des cahiers » (Grésillon, op. cit., p. 187, note 1). Dans les annexes de l’édition critique du roman de Daigle, nous présentons un choix d’étapes successives de certains fragments. La repro-duction de ces réécritures ne comporte pas non plus les nombreuses ratures et les ajouts en surcharge, bien que, à une étape intermédiaire, nous ayons préparé la transcription diplomatique de ces états de texte.

43. Almuth Grésillon est directrice de recherche émérite au CNRS. Elle a publié plu-sieurs livres et codirigé la revue Genesis.

44. Klee, op. cit., p. 457. Cité par Grésillon, La Mise en œuvre : itinéraires génétiques, op. cit., p. 5.

Page 178: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

178 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Annexe 1 – Le voyageur : « Être parti un matin de décembre » (SJ, p. 10, p. 11)

IJe suis parti un matin de décembre. Il faisait froid. C’était peut-être un matin de mai. Je ne sais plus. Je ne sais pas. Il faisait froid. Je m’étais acheté une casquette et une écharpe. En mar-chant, les tous premiers pas, je crachai. J’avais l’impression d’appartenir à une autre époque. Des wagons entiers de mili-taires en permission, et il n’y avait même pas de guerre. Des jeunes. Si jeunes. Absorbés. Si absorbés. Qui ne s’intéressent pas à vous.

Les premières nuits entières je les passai dans des bistros de gares. Bistros enfumés. Je fumais. Des nuits entières, les unes à la suite des autres sans dormir. Sans parler. Je n’avais aucune envie de dormir, et je ne parlais pas. De temps en temps quelque chose. Un regard. D’autres voyageurs, sales et tranquilles, comme moi. Que plus rien ne pressait. Et je ne dormais pas. Quelque chose en moi ne voulait pas dormir et c’était la seule façon.

Je ne voulais rien, rien voir, et rien. Arriver nulle part. Entre deux trains je restais en gare, entre deux gares je prenais le train. Et ainsi de suite. Cela n’avait rien à voir avec la vie, ce qu’on appelle la vie. Je n’avais plus de nom. Personne ne m’ap-pelait, et je n’offrais rien. Je ne préférais rien. Je ne pensais pas. Certaines choses m’étaient concevables et je les faisais. Je fumais. Parfois j’avais très faim.

Des portes closes. La plupart du temps des portes closes, que j’ouvrais puis que je refermais derrière moi. Il faisait froid, il fallait toujours entrer quelque part. Et je fis ainsi beaucoup de ports de mer. Nombre de ports de mer. Des équilibres fra-giles, des parlers doux à entendre. De ces rires, ou alors des mugissements. Tout, tout ce qui déverse jusque dans la rue parfois. C’était d’un autre genre, d’un autre style. Parfois de grandes salles vitrées. Des petits coins de rien du tout avec à peine une porte pour y entrer. De ces coins. J’avais / peut-être décidé de m’embarquer.

Un jour puis un jour. Je crois bien que j’avais décidé de m’embarquer. Le navire ne partait pas encore. Du vent. Il ven-tait. Il ventait depuis trois jours. Au moins. J’avais décidé de m’embarquer. Il faisait froid, je voyais mon haleine lorsque je respirais. J’attendais. Je ne fumais plus. Je m’embarquais mais je ne comprenais pas. Je n’y avais jamais rêvé étant petit. Chez-nous les bateaux ne passaient jamais. Jamais. Donc je ne

Page 179: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 179

Monika Boehringer L’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle

comprenais pas. Je ne pouvais pas comprendre. Je n’y pensais pas. Certaines choses m’étaient concevables et je les faisais. Je m’embarquais. Ça aurait pu être pour n’importe où. Le nom, le nom de la ville ne comptait plus. Cela ne faisait rien. Seul le mien, mon nom. Comptait. Comptait. On m’appelait. (I, B. 1, ch. 1, 5–6)

IIJe suis parti un matin de décembre. Il faisait froid. C’était peut-être un matin de mai, je ne sais plus, je ne sais pas. Il faisait froid. Je m’étais acheté une casquette et une écharpe. En mar-chant, aux tous premiers pas, je crachais. L’impression d’ap-partenir à un autre âge, une autre époque. Des wagons entiers de militaires en permission et il n’y avait même pas de guerre. Jeunes. Si jeunes. Absorbés. Si absorbés. Qui ne s’intéressent pas à vous.

Les premières nuits entières je les passai dans des bistros de gare. Enfumés. Je fumais. Pendant des nuits entières les unes à la suite des autres sans dormir. Sans parler. Aucune envie de dormir et je ne parlais pas. De temps en temps quelque chose, un regard. D’autres voyageurs sales et tran-quilles comme moi. Que plus rien ne pressait. Et je ne dormais pas. Quelque chose en moi ne voulait pas dormir. C’était la seule façon.

Je ne voulais rien. Rien voir et rien. Arriver nulle part. Entre deux trains je restais en gare, entre deux gares je prenais le train. Et ainsi de suite. Cela n’avait rien à voir avec la vie, ce qu’on appelle la vie. Je n’avais plus de nom. Personne ne m’appelait et je n’offrais rien. Aucune préférence. Rien. Je ne pensais pas. Certaines choses m’étaient concevables et je les faisais. Je fumais. Parfois j’avais très faim.

Des portes closes. La plupart du temps des portes closes que j’ouvrais puis que je refermais derrière moi. Il faisait froid de sorte qu’il fallait toujours entrer quelque part. / Et ainsi de suite beaucoup de ports de mer. Nombre. Nombre de ports de mer. Des équilibres fragiles, des parlers doux à entendre. De ces rires, ou alors des mugissements. Des mugissements. Tout, tout ce qui déverse jusque dans la rue parfois et qui vous accroche au passage. C’était d’un autre genre, d’un autre style. Dans. Dans un autre genre, un autre style. Parfois de grandes salles vitrées. Puis des petits coins de rien du tout avec à peine une porte pour y entrer. De ces coins. J’avais peut-être décidé de m’embarquer. (II, B. 1, ch. 3, 4–5)

Page 180: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

180 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

IIIJe suis parti un matin de décembre. Il faisait froid. Je m’étais acheté une casquette et un foulard. Je crachai. L’impression d’appartenir à un autre âge, une autre époque. Wagons entiers de militaires en permission. Jeunes. Absorbés. Qui ne s’inté-ressent pas à vous. Les premières nuits je les passai dans des bistros de gare. Je fumais. Aucune envie de dormir et je ne parlais pas. De temps en temps quelque chose, d’autres voya-geurs sales et tranquilles comme moi que plus rien ne pressait et je ne parlais pas. C’était la seule façon.

Je ne voulais rien voir rien entendre, arriver nulle part. Entre deux trains je restais en gare, entre deux gares je prenais le train et ainsi de suite. Cela n’avait rien à voir avec la vie, ce qu’on appelle la vie. Je n’avais plus de nom et personne ne m’appelait, je n’offrais rien. Je ne pensais pas. Certaines choses m’étaient concevables et je les faisais. / Parfois j’avais très faim.

La plupart du temps des portes closes que j’ouvrais puis que je refermais derrière moi. Froid de sorte qu’il fallait tou-jours entrer quelque part. Parfois je me soufflais dans les mains. Et ainsi de suite jusqu’à nombre de ports de mer où tout cela déverse jusque dans la rue et vous accroche au passage. De ces rires, des mugissements, tout ce qui être [sic] d’un autre genre, d’un autre style. (III, B. 1, ch. 5, 2–3)

IVJe suis parti un matin de décembre. Il faisait froid. Une cas-quette un foulard. Cracher. J’avais l’impression d’appartenir à un autre âge, une autre époque. Des wagons entiers de mili-taires en permission. Jeunes. Absorbés. Qui ne s’intéressent pas à vous. Les premières nuits les passer dans des bistros de gare. Je fumais. Aucune envie de dormir et je ne parlais pas. De temps en temps quelque chose. D’autres voyageurs sales et tranquilles comme moi que plus rien ne pressait. Je ne parlais pas, c’était la seule façon.

Je ne voulais rien, arriver nulle part. Entre deux trains je res-tais en gare, entre deux gares je prenais le train. Cela n’avait rien à voir avec la vie, ce qu’on appelle la vie. Je n’avais plus de nom, personne ne m’appelait. Je n’offrais rien. Je ne pensais pas. Certaines choses m’étaient concevables et je les faisais. Parfois j’avais très faim. Froid, de sorte qu’il fallait toujours entrer quelque part. La plupart du temps des portes closes que je refermais derrière moi. Parfois je me soufflais dans les mains. Et ainsi de suite nombre de ports de mer où tout cela déverse jusque dans la rue et vous accroche au passage. Des

Page 181: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 181

Monika Boehringer L’édition critique de Sans jamais parler du vent de France Daigle

rires, des mugissements, tout ce qui être [sic] d’un autre genre, d’un autre style. (IV, B. 1, ch. 6, 2)

VJe suis parti un matin de décembre. Il faisait froid. Une cas-quette, un foulard, cracher. L’impression d’appartenir à un autre âge, une autre époque. Des wagons entiers de militaires en permission qui ne vous regardent même pas. Jeunes. Absorbés. Qui ne s’intéressent pas à vous. Les premières nuits les passer innombrables dans des bistros de gare. Fumer, je fumais. Aucune envie de dormir et je ne parlais pas. De temps en temps quelque chose, quelqu’un. D’autres voyageurs sales et tranquilles comme moi, que plus rien ne pressait. Ne pas parler, c’était la seule façon.

Je ne voulais rien, arriver nulle part. Entre deux trains je res-tais en gare, entre deux gares je prenais le train. Cela n’avait rien à voir avec la vie, ce qu’on appelle la vie. Je n’avais plus de nom, personne ne m’appelait. Je n’offrais rien, je ne pensais pas. Certaines choses m’étaient concevables et je les faisais. Parfois j’avais très faim. Froid de sorte qu’il fallait toujours entrer quelque part. La plupart du temps des portes closes que je refermais derrière moi. Parfois je me soufflais dans les mains. Et ainsi de suite nombre de ports de mer où tout cela déverse jusque dans la rue, vous accroche au passage. Des rires, de ces mugissements, tout ce qui pouvait être d’un autre genre, d’une autre époque. (V, B. 1, ch. 7, 2)

VIÊtre parti un matin de décembre. Une casquette, un foulard. Cracher. L’impression d’appartenir à un autre âge, une autre époque. Des wagons entiers de militaires en permission, qui ne vous regardent même pas. Jeunes. Absorbés. Qui ne s’intéressent pas à vous. Les premières nuits innombrables les passer dans des bistros de gare. Fumer. Aucune envie de dormir et ne pas parler. De temps en temps quelque chose. D’autres voyageurs sales et tranquilles que plus rien ne presse. Ne pas parler, comme si c’eût été la seule façon. /

Je ne voulais rien, arriver nulle part. Entre deux trains rester en gare, entre deux gares prendre le train. Cela qui n’a rien à voir avec la vie, ce qu’on appelle la vie. Je n’avais plus de nom. Personne ne m’appelait et je n’offrais rien. Je ne pensais à peu près plus. Certaines choses m’étaient concevables et je les faisais. Parfois j’avais très faim. Froid, de sorte qu’il fallait souvent entrer quelque part. La plupart du temps des portes déjà closes que je refermais derrière moi. Se souffler dans

Page 182: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

182 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

les mains. Voir son haleine. Ainsi de suite nombre de ports de mer où tout cela déverse jusque dans la rue. Des rires, de ces mugissements, tout ce qui vous accroche au passage. Un autre genre, une autre époque. (VI, B. 1, ch. 8, 4–5)

VIIÊtre parti un matin de décembre. Une casquette, un foulard. Cracher. L’impression d’appartenir à un autre âge, une autre époque. Des wagons entiers de militaires en permission qui ne vous regardent même pas. Jeunes. Absorbés. Qui ne s’intéressent pas à vous. Les premières nuits innombrables, les passer dans des bistros de gare. Fumer. Aucune envie de dormir et ne pas parler. De temps en temps quelque chose. D’autres voyageurs sales et tranquilles que plus rien ne presse. Ne pas parler, comme si c’eût été la seule façon. /

Je ne voulais rien, arriver nulle part. Entre deux trains rester en gare, entre deux gares prendre le train. Cela qui n’a rien à voir avec la vie, ce qu’on appelle la vie. Je n’avais plus de nom. Personne ne m’appelait et je n’offrais rien. Je ne pensais à peu près plus. Certaines choses m’étaient concevables et je les faisais. Parfois j’avais très faim. Froid, de sorte qu’il fallait souvent entrer quelque part. La plupart du temps des portes déjà closes que je refermais derrière moi. Se souffler dans les mains. Voir son haleine. Ainsi de suite nombre de ports de mer où tout cela déverse jusque dans la rue. Des rires, de ces mugissements, tout ce qui vous accroche au passage. Un autre genre, une autre époque. (VII, B. 2, ch. 1, 4–5)

Page 183: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 183

RésuméLe scénario de moyen métrage Le Concert écrit par Jacques Savoie pour l’onf de Moncton entre 1983 et 1984 est fascinant pour la relation complexe qu’il entretient avec le roman Les Portes tournantes (1984), dont il constitue en quelque sorte une première version. Cet article s’intéresse au passage qui a lieu, d’un texte à l’autre, entre le personnage d’Alexandre Doyle et celui de Papa John Devil. Le relais des personnages synthétise en effet d’importants changements dans l’écriture et permet d’aborder les questions de l’exil et de l’aliénation, mais également de mieux comprendre une référence filmique impor-tante du scénario et du roman : celle du film The Jazz Singer.

David Décarie Université de Moncton

Sympathy for the Devil : enjeux du passage du scénario Le Concert au roman Les Portes tournantes de Jacques Savoie

Tous les critiques ont remarqué la diversité des formes littéraires, des arts et des médias représentés dans le roman Les Portes tournantes de Jacques Savoie. À la fois thématique et formelle, cette polyphonie se retrouve également dans le foisonnement des variations génériques et médiatiques qui ont engendré l’œuvre et auxquelles celle-ci a donné lieu. En effet, la matière du roman a fait l’objet de plusieurs œuvres de genres et de supports différents, tant avant qu’après la publication du roman.

Dans une entrevue1, Jacques Savoie a évoqué la genèse des Portes tournantes, dont l’écriture a été particulièrement longue et complexe. Celle-ci commence dès l’automne 1980, au moment où il amorce un virage important dans sa carrière puisqu’il a, un an plus tôt, publié son premier roman, Raconte-moi Massabielle, et donné, peu de temps avant, son der-nier concert avec le groupe musical Beausoleil Broussard. L’écriture des Portes tournantes a donné lieu à cinq manuscrits, aujourd’hui disparus, portant tous des titres différents, certains d’entre eux assez éloignés du manuscrit final.

Au début des années 1980, Savoie, parallèlement à l’écriture du roman, travaille à l’écriture d’une dramatique radio et d’un scénario de film qui exploitent une matière commune, soit l’histoire de Céleste, pia-niste accompagnatrice de films muets dans une petite ville du Nouveau-Brunswick. Savoie écrit la dramatique radio Céleste en 1982 pour le compte de Radio-Canada (Moncton) et celle-ci est réalisée par Bertholet

1. Entrevue réalisée en août 2009 par Jonathan Roy et moi-même dans le cadre d’un projet d’édition critique des Portes tournantes, qui sera publiée dans la collection « Bibliothèque acadienne » de l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton. Nous en remercions l’auteur.

Page 184: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

184 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Charron. Le texte a vraisemblablement été perdu. En 1982, à la réouverture du studio de l’onf à Moncton, le producteur Éric Michel recrute Jacques Savoie à titre de réalisateur-pigiste. Celui-ci travaille alors à l’adaptation cinématographique de son roman, Raconte-moi Massabielle, non seule-ment écrivant le scénario, mais aussi réalisant le film avec l’aide du réali-sateur Francis Mankiewicz. En 1983, Savoie dépose la première version du roman Les Portes tournantes aux Éditions du Boréal Express. Le manuscrit est refusé, mais les éditeurs encouragent l’auteur à retravailler le texte, ce qu’il fait. La même année, Savoie commence la scénarisation, pour l’onf, du premier scénario du moyen métrage Le Concert, une reprise de son radio-roman, dont il écrit plusieurs versions sous différents titres (voir plus bas, note 6). En 1984, Le Boréal Express accepte enfin de publier le roman, dont le lancement a lieu à Moncton le 4 mai2. Savoie poursuit toujours l’écriture de son scénario de moyen métrage, qui sera finalement bloqué par l’onf, faute d’argent, le mois suivant.

L’auteur fait peu après la rencontre de la réalisatrice Léa Pool, qui avait lu Les Portes tournantes et lui propose d’en faire un long métrage. En 1984 et 1985, Savoie écrit donc plusieurs versions du scénario pour la réalisatrice, qui choisira finalement de se tourner vers un autre projet. En 1985, Savoie écrit une deuxième adaptation radiophonique des Portes tournantes, qui sera enregistrée et diffusée le printemps suivant pour la radio de Radio-Canada (Moncton) et dont le texte aurait également été perdu. À la suite du désistement de Pool, Francis Mankiewicz accepte de prendre la relève pour produire un long métrage et Savoie recommence l’écriture du scénario, refait à plusieurs reprises avant d’être tourné en 1987. Au mois de mai 1988, le film Les Portes tournantes est présenté au 41e Festival de Cannes et remporte le Prix œcuménique.

Le roman connaîtra encore deux adaptations… En février 1988, une version radiophonique des Portes tournantes écrite par René Emmelin est diffusée sur les ondes de la radio-télévision suisse romande. En 2003, enfin, une troupe de ballet de Moncton, Le Ballet-Théâtre Atlantique, pro-pose à Jacques Savoie de créer un ballet s’inspirant des Portes tournantes et celui-ci accepte d’écrire le livret. La première du ballet a eu lieu le 19 novembre 2004, au Théâtre Capitol de Moncton3.

2. Jacques Savoie, Les Portes tournantes, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 1993 [1984]. Nous utiliserons désormais l’abréviation LPT.

3. La chorégraphie était de Igor Dobrovolskiy, la musique, de François Dompierre, le décor, d’Yvon Gallant et les costumes étaient de Michael Eagan. Le ballet était présenté dans le cadre du projet Dialogue des/of cultures, entrepris pour marquer le 400e anniversaire de l’Acadie.

Page 185: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 185

David Décarie Sympathy for the Devil

Le parcours du roman, on le voit, est impressionnant et a retenu l’at-tention de la critique. Pierre Véronneau4 a ainsi décrit les circonstances de l’adaptation des deux premiers romans de Savoie5 : il livre notamment des réflexions intéressantes sur la « désacadianisation » des Portes tour-nantes. Lise Gauvin et Michel Larouche6 brossent quant à eux un tableau des principaux enjeux de la transformation du roman Les Portes tour-nantes en scénarios de long métrage, en film puis en radio-roman (l’adap-tation de René Emmelin), mais ne traitent pas des scénarios du moyen métrage, dont l’existence n’est pas mentionnée dans leur article.

Nous nous sommes quant à nous intéressé à la relation entre la pre-mière série de scénarios de moyen métrage réalisée pour l’onf de Moncton entre 1983 et 1984 et le roman Les Portes tournantes 7. Longuement retra-vaillé, le texte du moyen métrage constitue une œuvre inédite qui est inté-ressante en soi, notamment parce qu’elle porte directement et exclusi-vement sur l’Acadie. Comme dans Les Portes tournantes, Savoie raconte l’histoire de Céleste, mais, à la différence du roman, aucune autre généra-tion n’est mise en scène. L’héroïne partage de plus la vedette avec un per-sonnage qui n’apparaît pas dans le roman : Alexandre Doyle, pianiste de renommée mondiale venant jouer à Frenchville, sa ville natale, un concert

4. « Jacques Savoie, scénariste de ses romans : une identité entre l’Acadie et le Québec », dans André Magord (dir.), L’Acadie plurielle – Dynamiques identitaires collectives et développement au sein des réalités acadiennes, Poitiers et Moncton, Institut d’études acadiennes et québécoises, Centre d’études acadiennes, 2003, p. 699–716.

5. Sa description des scénarios du moyen métrage est toutefois approximative et comporte de nombreuses erreurs. Il attribue ainsi au personnage d’Alexandre (ou Harold) Doyle des prénoms fautifs (Constantin ou Frédéric). Il amalgame aussi les scénarios du moyen métrage avec des versions du long métrage auquel Savoie travaillera par après.

6. « La traversée des médias dans Les Portes tournantes de Jacques Savoie : roman, scénarios, film et pièce radiophonique », dans Andrée Mercier et Esther Pelletier (dir.), L’Adaptation dans tous ses états, Québec, Éditions Nota Bene, 1999, p. 699–715.

7. Il existe en tout sept états du texte à la cinémathèque québécoise, tous tapés à l’ordinateur, et dans lesquels on peut distinguer trois versions différentes. Deux des textes sont clairement antérieurs. Le premier, le 289.19 (« Le Journal de Céleste ou Pianos »), est copieusement annoté par Savoie tandis que le second, le 289.20, intègre sur le tapuscrit les corrections et les ajouts manuscrits de l’auteur. L’antériorité de ces scénarios par rapport aux autres, mais également par rapport au roman, se devine par les changements de nom des personnages. Le propriétaire du cinéma, Litwin, s’appelle ainsi Macintyre et est irlandais. Deux textes — numé-rotés 289.23, 289.24 et intitulés « Céleste ou Pianos » — présentent une version intermédiaire qui fait de la musique un personnage. Trois textes (289.25, 289.26, 289.27), enfin, présentent différents états de la version finale, dont le titre sera Le Concert. C’est, sauf indication contraire, le dernier état du texte (289.27) auquel nous nous référerons en utilisant l’abréviation C.

Page 186: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

186 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

de Chopin avant de se rendre à New York pour jouer au Carnegie Hall. La musicienne de ragtime et le pianiste classique, dans le scénario, surmon-teront peu à peu leurs différences pour vivre, par le biais de la musique, une histoire d’amour qui culminera dans leur départ vers New York.

Le scénario Le Concert est également fascinant pour la relation com-plexe qu’il entretient avec le roman Les Portes tournantes. Nous nous intéresserons tout particulièrement au passage qui a lieu, d’une version à l’autre, entre le personnage d’Alexandre Doyle et celui de Papa John Devil, car ce relais synthétise d’importants changements dans l’écriture. Nous étudierons tout d’abord les questions de l’exil et de l’effacement de l’Aca-die, en les rattachant à la relation au père. Nous verrons ensuite que, bien que les deux versions thématisent l’aliénation, elles le font de façon dif-férente : la résolution des conflits passe en effet, dans le scénario, par la fusion des antagonismes, tandis que le roman privilégie le retournement carnavalesque. Nous analyserons enfin une référence filmique impor-tante du scénario et du roman : celle du film The Jazz Singer.

L’exil et la relation au pèreComme son premier roman, Raconte-moi Massabielle, le scénario

Le Concert est centré sur l’Acadie. Dans le roman Les Portes tournantes, l’Acadie glisse au second plan, car celle-ci n’apparaît qu’en différé dans les lettres de Céleste parvenues, longtemps après sa mort en 1945, à son fils, l’artiste Blaudelle, qui habite la ville de Québec. Cet effacement ne fera que s’accentuer dans le restant de l’œuvre de Savoie, où, à l’excep-tion du film Le Violon d’Arthur, elle ne sera plus présente que symbolique-ment. L’effacement de l’Acadie, dans Les Portes tournantes, est de plus lié à l’exil de ses principaux protagonistes, Céleste et Blaudelle.

Dans son mémoire de maîtrise, Pénélope Cormier étudie, par le biais de la pragmatique littéraire, la question de l’exil chez Jacques Savoie, qui a choisi de s’établir et de travailler au Québec8. Elle replace l’exil de l’au-teur dans le contexte des difficultés inhérentes à la littérature acadienne. Celle-ci constitue en effet, en raison notamment de la position minoritaire du français au Nouveau-Brunswick et dans les Maritimes, mais égale-ment de son marché restreint et de la fragilité de son institution littéraire, une petite littérature, une littérature périphérique ou encore une « littéra-ture de l’exiguïté »9. Elle montre également que l’exil de l’auteur s’inscrit dans les relations problématiques de la littérature acadienne avec la litté-

8. Pénélope Cormier, « Jacques Savoie, ou l’attrait du centre – Étude de la scénogra-phie des rapports institutionnels dans Les Portes tournantes, Le Récif du Prince et Une histoire de cœur », mémoire de maîtrise, Université de Moncton, 2006, 147 p.

9. François Paré, Les Littératures de l’exiguïté, Hearst, Éditions Le Nordir, 1992, 175 p.

Page 187: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 187

David Décarie Sympathy for the Devil

rature québécoise. L’exil constitue l’un des choix douloureux de l’écrivain acadien :

Placés devant une antinomie qui n’appartient (et n’apparaît) qu’à eux, [les écrivains périphériques] ont à opérer un « choix » nécessaire et douloureux : soit affirmer leur différence et se « condamner » à la voie difficile et incertaine d’écrivains nationaux (régionaux, populaires, etc.) […] pas ou peu reconnus dans l’univers international, soit « trahir » leur appartenance et s’assimiler à l’un des grands centres littéraires en reniant leur « différence ».10

Le sujet de l’exil, Cormier le montre, « soulève des passions »11. L’écrivain exilé éprouve de la culpabilité, tandis que les écrivains qui restent se sentent trahis. Dans le cas de Jacques Savoie, ces sentiments s’exprime-ront lors de la sortie de son film Le Violon d’Arthur en 1992, qui sera fort mal accueilli en Acadie. Cormier étudie la mauvaise conscience dans les romans de Savoie : « Dans chaque roman figure une situation à la fois ina-vouable et intenable, qui donne lieu à la nécessité du départ, ainsi qu’à un sentiment inéluctable de culpabilité, et qui rend laborieuse la communica-tion entre les personnages. »12 Dans le roman Les Portes tournantes, cette mauvaise conscience se devine dans la « désertion » de la pianiste : « Moi, Céleste Beaumont, déserteuse d’une guerre qui ne m’a pas fait mourir, je m’éteins doucement dans une paix que j’ai trouvée à New York » (lpt, p. 131). Pourtant, lorsqu’il publie Les Portes tournantes, Jacques Savoie habite à Moncton, travaille pour le bureau acadien de l’onf et est très impliqué dans son milieu et il ne viendrait à personne l’idée de contes-ter l’identité acadienne de l’ancien membre de Beausoleil Broussard. Le roman en témoigne, la « mauvaise conscience » et la thématique de l’exil précèdent le déménagement de Savoie, qui n’aura lieu qu’en 1985. Comment comprendre cette curieuse prescience de l’œuvre? L’étude du scénario et du roman permet de déplacer la question en montrant son lien avec une autre thématique importante chez Savoie, celle de la relation au père. La question du père et de la paternité est en effet centrale dans le roman, qui se termine par l’accouchement symbolique d’Antoine, le jeune pianiste, par son père, le peintre, Blaudelle, lors du concert de celui qu’il reconnaît comme un père spirituel, le violoniste Papa John Devil. Céleste quitte de plus l’Acadie pour fuir une série de mauvais pères.

10. Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Éditions du Seuil, 1999, p. 247 (cité dans la thèse de maîtrise de Pénélope Cormier, p. 54).

11. Cormier, op. cit., p. 60.12. Id., p. 74.

Page 188: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

188 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

L’effacement de l’Acadie, du reste, est déjà présent dans le scénario. L’écriture de Savoie y est davantage symbolique que réaliste. La petite ville acadienne où se déroule l’action ne s’appelle pas Campbellton, mais Frenchville, nom ironique qui décrit l’aliénation et le danger de l’assimila-tion des Acadiens. L’espace acadien, dans le scénario, est de plus aussi problématique que celui de son premier roman, qui était centré sur un non-lieu. Une thématique importante de Raconte-moi Massabielle revient en effet dans le scénario : celle du vide qui symbolise un rapport ambigu au passé et à la tradition13, mais également au père. La maison des Doyle ressemble en effet au Massabielle abandonné de son premier roman :

Le hall d’entrée est époustouflant. Plafonds de quinze pieds, grand escalier de bois verni, on se croirait dans un palais. Curieuse, Céleste jette un coup d’œil dans une pièce. C’est un grand salon… complètement vide. Seul un piano à queue noir meuble la pièce.

Doyle n’est toujours pas en vue.

Elle [Céleste] continue sa marche et jette un coup d’œil dans une deuxième pièce. Décor identique; pas un meuble mais encore un piano à queue, monumental et seul. (C, séquence 10, p. 43–44)

Le vide résulte des nombreux voyages du musicien à l’étranger, payés en bradant l’intérieur de la maison. Financé par la vente de la maison paternelle, le concert au Carnegie Hall donne le coup de grâce à la for-tune familiale. Ce saccage de l’héritage paternel n’est pas sans rappeler les nombreuses profanations que Pacifique Haché fait subir au village de Massabielle et à l’église qu’il habite.

Un retournement important a toutefois lieu entre son premier roman et le scénario : tandis que Raconte-moi Massabielle met en scène Pacifique Haché, un personnage sans doute inspiré du résistant Jacky Vautour14, qui refuse héroïquement de quitter le village de Massabielle, Le Concert se termine au contraire par la vente de la maison paternelle et le départ vers

13. Comme le scénario évoque, symboliquement, le défi de faire du cinéma en Acadie, ce vide peut également symboliser l’absence presque complète d’institution et de moyens financiers. Faute de fonds, le scénario, pourtant modeste, demeurera d’ail-leurs un scénario.

14. En 1969, plusieurs villages furent détruits et 250 familles furent expropriées lors de la création du parc national de Kouchibouguac. Jacky Vautour organisa une résis-tance contre cette expropriation qu’il n’accepta jamais. (Il habite encore dans le parc.)

Page 189: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 189

David Décarie Sympathy for the Devil

New York des deux pianistes. Le personnage de Doyle, qui a beaucoup voyagé, met d’ailleurs Céleste en garde contre un retour à Frenchville :

– Vois-tu Céleste, t’as du talent, t’as de l’ambition…mais t’as pas de culture. (Céleste se vexe) Tu ne sais rien. T’as encore tout à apprendre de la vie. […] Pars de Frenchville. Va-t-en. Va voir le monde. T’as tout à gagner… tu peux me croire. Le talent c’est comme un enfant. Si on le nourrit mal, il reste chétif. […] Va voir le monde. Tu reviendras bien si tu en as envie. (C, séquence 13, p. 65–66)

Le départ de Doyle vers New York sera de plus parachevé dans le roman, puisque le personnage de Papa John Devil, violoniste new-yorkais afro-américain, remplacera celui-ci dans son rôle d’amant et de mentor de Céleste15.

De façon encore discrète, Le Concert met en scène ce que l’on pourrait appeler le syndrome de l’artiste bourgeois, dont la vocation provoque des conflits avec le père et avec sa classe sociale. Dans une première version du scénario, Madame Euclide rappelle ainsi la mémoire du père décédé pour blâmer l’exil du fils : « Si ton père t’entendait… Y aurait jamais eu l’idée d’aller ailleurs, lui. Tout ce qu’il a voulu faire, il l’a fait ici. »16 Témoins de la scène, Céleste demande à Doyle si son père jouait du piano et celui-ci, « presque méprisant », répond : « Non non, c’était un docteur. »17

Le dégoût de l’univers paternel se lit encore plus clairement dans Les Portes tournantes, qui met en scène le syndrome de l’artiste bourgeois en la personne de Madrigal Blaudelle, fils de Céleste, qui est, comme elle, renié par la bourgeoisie : « Trente ans plus tard, sans le savoir, j’ai achevé le travail qu’elle avait commencé dans le clan Blaudelle. Je suis devenu l’artiste qu’on ne voulait pas qu’elle soit. On m’a renié, comme on l’avait reniée, elle, et j’ai dû moi aussi déserter. » (lpt, p. 131)

La question du père est encore plus émotionnelle, plus blessante dans le roman, car l’aliénation s’exprime également par le biais du registre des violences sexuelles, absent des scénarios de moyen-métrage. Savoie,

15. Notons d’ailleurs que Savoie, en changeant de personnage, change également de cadre référentiel. Doyle, musicien de renommée internationale, « enfant pro-dige » acadien, a pour modèles Arthur Leblanc, sur lequel Savoie devait plus tard faire un film, mais également Richard Raymond, jeune prodige de Campbellton qui enseigne aujourd’hui le piano à McGill. Le modèle de Papa John, le violoniste Papa John Creach (qui jouera d’ailleurs le personnage qu’il a inspiré dans le film), est américain.

16. Scénario Le Journal de Céleste, version 289.20, cinémathèque québécoise, scène 18, non paginé.

17. Ibid.

Page 190: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

190 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

dans le roman, donne à Céleste trois mauvais pères. Il y a d’abord le père biologique, violoniste qui vend littéralement sa fille à un inconnu. La thématique des violences sexuelles apparaît de plus au sein de la famille Beaumont par le frère, Arthur, qui se livre à des attouchements sur Céleste. Il y a ensuite John Alfred Litwin, le propriétaire du cinéma qui exploite — sexuellement et monétairement — la pianiste. Il y a enfin le père Blaudelle (ou « Blaudelle père », comme il est le plus souvent nommé18), le patron du moulin, qui force Céleste à jouer du Chopin tout en la désirant. Passant par l’exploitation commerciale et sexuelle de la jeune fille, la violence paternelle vise dans tous les cas à transformer la passion de la jeune fille pour le piano en activité laborieuse. Par le rêve ou par la fuite, la jeune femme réussit toutefois toujours à s’échapper. L’exil hors de l’Acadie et le départ vers New York s’inscrivent dans ce mouve-ment d’abandon du père, extrêmement libérateur pour l’artiste. Le voyage permettra de plus à Céleste de réinventer son père en la personne de son amant, Papa John Devil, qui deviendra le père symbolique de Blaudelle, et dont l’influence bénéfique viendra contrebalancer le trio des mauvais pères. Savoie bricole ce père d’emprunt en reprenant des éléments des trois pères : violoniste comme le père biologique, Devil partage égale-ment le prénom « John » avec Litwin et la fonction paternelle (« Papa ») avec « Blaudelle père ».

Combattre l’aliénation : de la fusion des antithèses au retournement carnavalesqueDans Les Portes tournantes, l’union antithétique d’un ange (Céleste)

et d’un diable (Devil) est bien évidemment arrangée avec le gars des vues (et des romans). La médiation des antithèses, on le verra, est au cœur du roman comme du scénario. Le Concert est en effet structuré autour d’une série d’antithèses qui décrivent l’aliénation de Céleste. Frenchville est ainsi opposé à la Mecque du cinéma américain, Hollywood. En dévelop-pant cette antithèse, le scénario de Savoie critique implicitement l’effet du cinéma hollywoodien sur un petit milieu comme l’Acadie, car, comme la télévision à Massabielle, le cinéma hollywoodien devient un cheval de Troie ouvrant la voie à l’acculturation. Originaire de Val-d’Amour, la jeune Céleste est rendue étrangère à elle-même par le cinéma. Le film, nous dit le scénario, débute « par des images de Céleste, jouant de son piano au pied d’un immense écran de cinéma. Cadrage serré; on ne voit que le film muet débobinant sa petite histoire et, en ombre chinoise, la silhouette de la pianiste, piochant sur l’instrument ». (C, séquence 1, p. 4) L’aliénation de Céleste apparaît dans la taille de l’écran, dans sa position par rapport à

18. Le père n’a pas de prénom, contrairement à la mère (Simone) et au fils (Pierre).

Page 191: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 191

David Décarie Sympathy for the Devil

celui-ci et dans sa transformation en ombre. Jeune fille d’origine modeste, sans éducation, Céleste se laisse séduire par le caractère fantasmatique du grand écran et déserte la vie pour se réfugier dans ses rêves menson-gers de richesse et de célébrité19. Par ses costumes flamboyants et ses affabulations, elle réussit presque à se convaincre, ainsi que ses conci-toyens, qu’elle est une star d’Hollywood et à s’arroger une pathétique reconnaissance. Savoie, dans le roman, fera dire à son héroïne : « Je pas-sais la moitié de mon existence à déguiser et à maquiller l’autre moitié. » (lpt, p. 107) Le roman poussera encore plus loin l’aliénation de Céleste, en évoquant ses relations sexuelles forcées avec Litwin, le propriétaire du cinéma.

Singeant les héroïnes d’Hollywood, Céleste n’est qu’un pion dans un jeu qui se joue ailleurs et qui lui échappe complètement. L’aliénation provient notamment du mouvement unidirectionnel de la production cinématographique allant du centre — Hollywood — vers la périphérique Frenchville, et de l’étanchéité à peu près totale des deux sphères. Céleste exploite toutefois habilement une faille du colosse hollywoodien : muet comme une carpe, celui-ci ne peut que « sous-traiter » localement son accompagnement musical. Ainsi, Céleste possède non seulement une petite place dans la machine hollywoodienne, mais un certain rapport de force dans ses rapports avec son employeur, auquel elle réussit à arracher une augmentation de salaire.

Les fantasmes cinématographiques de la pianiste teintent tous les aspects de sa vie, y compris sa relation avec Doyle. Dans les premières versions du scénario, celui-ci s’appelle Harold Doyle, ce qui met en lumière les raisons du choix de ce patronyme. L’attirance de Céleste pour le musi-cien s’explique ainsi par le culte qu’elle voue à Harold Lloyd, qui est alors l’acteur le plus célèbre d’Hollywood. La jeune femme a, dans sa chambre, une « immense photo d’Harold Lloyd » et elle raconte à ses « admirateurs » avoir refusé un rôle proposé par l’acteur. Si Lloyd est l’idole de Céleste, le type hollywoodien qui l’attire, elle s’identifie cependant davantage à Elsie Ferguson, dont elle lit l’histoire dans une revue :

[…] c’est à l’occasion d’un grand bal organisé par la « Essanay film Production » de Hollywood que la jeune actrice Elsie Ferguson a fait connaissance avec le grand acteur, Harold

19. Le rôle du cinéma dans le scénario Le Concert rappelle celui de la télévision dans Raconte-moi Massabielle. Dans son premier roman, en effet, le protagoniste est envoûté par une télévision vampirique qui ne cesse de grossir. Les médias de masse, chez Savoie, représentent à la fois un objet de fascination, une menace pour l’identité et une source d’aliénation. Dans Le Concert, la technologie mena-çante traduit à la fois l’aliénation de Céleste et la fragilité de son identité.

Page 192: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

192 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Lloyd. Monsieur Lloyd aurait été très séduit par la jeune star et on raconte dans certains milieux qu’il songerait à lui offrir un rôle dans son prochain film. Miss Ferguson est native de Debden, une petite ville du Wyoming. Elle est à Hollywood depuis deux ans seulement…. (C, séquence 5, p. 17)

Céleste, dans une version antérieure, insiste sur la parenté de leur ori-gine modeste : « Elle vient de Debden dans le Wyoming. C’est un tout petit village de rien du tout Debden… comme Frenchville. »20. Notons l’utilisa-tion du mot « petit » qui revient comme un leitmotiv pour décrire Céleste, appelée plus souvent qu’autrement la « petite pianiste ». Doyle, fils de bourgeois habitant une vaste demeure, pianiste possédant une certaine renommée et dont la photo orne, le temps d’un concert, la devanture du cinéma, sera ainsi, dans une version antérieure, associé par Céleste à l’acteur : « […] je connais une autre personne qui s’appelle Harold. Harold Lloyd. C’est un acteur de cinéma. »21 Obèse, Doyle est de plus une sorte de géant — « C’est un personnage énorme que ce Doyle » (C, séquence 4, p. 15) — et le scénario mettra sans cesse en relief le couple baroque qu’il forme avec la petite pianiste.

Le concert de Doyle ouvre toutefois une première brèche dans l’uni-vers fantasmatique de Céleste. Venant jouer un samedi soir, lors de la meilleure séance de la semaine, le pianiste lui vole littéralement la vedette. L’immense Doyle écrase la petite Céleste, dont le talent ne fait pas le poids :

Litwin : De la grande musique, Chopin. Les yeux de Litwin brillent quand il prononce le mot Chopin) […]

Céleste : Parce que ma musique, ce n’est pas de la grande musique peut-être?

Litwin : Rag-times… Il a aussi une façon toute personnelle de prononcer ce mot. C’est aussi de la musique, mais ce n’est pas Chopin. (C, séquence 3, p. 12–13)

Dans les premières versions du scénario, Savoie insistait sur le manque de raffinement musical de Céleste : « Céleste “bardasse” son piano avec une quasi-indifférence pour la musique. Cette séquence est l’âge de l’inconscience de la pianiste. »22 L’aliénation de la pianiste passe

20. Scénario Le Journal de Céleste, version 289.19, cinémathèque québécoise, scène 12, p. 32.

21. Ibid.22. Scénario Céleste, version 289.23, cinémathèque québécoise, séquence 1, p. 5.

Page 193: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 193

David Décarie Sympathy for the Devil

également par la « petite musique » qu’elle joue : aussi populaire qu’éphé-mère, le ragtime, « musique de chiffon », était associé au cinéma muet et ne tardera pas à disparaître avec l’arrivée du parlant et la popularité grandissante du jazz. La scène cruciale, qui revient dans le roman, de la projection du premier film « parlant », The Jazz Singer, met ainsi en scène le double anéantissement de Céleste dans les domaines du cinéma et de la musique : « On voit le projecteur cracher son faisceau de lumière en fond de salle et le plan se retourne sur lui-même. On est maintenant derrière Céleste et Doyle. Le “Jazz singer” apparaît à l’écran et la pianiste de cinéma muet se fige dans son siège. » (C, séquence 12, p. 58) Céleste monte sur scène pour chercher le chanteur qu’elle croit caché derrière l’écran, mais demeure pétrifiée, devenant l’écran du chanteur de jazz.

Les antithèses, on le voit, abondent : Frenchville et Hollywood, le ragtime et Chopin, la musique populaire et la grande musique, la « petite pianiste » Céleste et l’« énorme » Alexandre Doyle, le peuple et la bour-geoisie, etc. Savoie, dans le scénario, œuvre toutefois à abolir ces anti-thèses. Les protagonistes du scénario vaincront en effet leurs différences pour s’unir par la musique et Doyle, comme Papa John dans le roman, encouragera et aidera Céleste à poursuivre sa carrière de musicienne. Il rassure celle-ci sur son talent et abolit la différence entre la haute et la basse musique en privilégiant l’authenticité : « T’as dit que c’était pas vrai… qu’il n’y avait pas de grande musique. Que toutes les musiques se valaient si on y mettait du cœur… » (C, séquence 10, p. 46) La cacophonie de l’antithèse…

Subitement, un “ragtime” déchaîné nous arrive de la pièce voisine. On est toujours avec Doyle dans son salon. Il continue son Chopin comme si de rien n’était. Le rag-time de Céleste prend des proportions. Elle joue de plus en plus fort. Le mélange des deux musiques est cacophonique. (C, séquence 10, p. 44)

fait alors place à la fusion des contraires :

Doyle entame les premières notes du Chopin que Céleste connaît (l’opus 18). Céleste s’engage presqu’aussitôt dans la ronde… après quelques mesures toutefois, elle y glisse des accords de “ragtime”. D’abord surpris, Doyle sourcille, mais contrairement à la cacophonie que ce genre de mélange donnait dans la scène précédente, on a maintenant droit à un heureux alliage de “Rag-time et de Chopin”.

Page 194: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

194 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Enthousiaste, Doyle se laisse prendre au jeu et pendant un moment, il oublie le concert du Carnegie Hall. Le musicien classique bascule dans cette petite musique baroque… et sans avoir à en parler, une véritable complicité s’installe soudain entre Doyle et Céleste… (C, séquence 10, p. 47)

Le scénario montre aussi l’aliénation de Doyle, qui est loin d’être aussi grand et gros qu’il le voudrait : « On commence alors à deviner l’enjeu que représente le “Concert” du Carnegie Hall dans la vie de Doyle. Ce per-sonnage qui jusque-là semblait au-dessus de tout a aussi ses angoisses. » (C, séquence 10, p. 46) Une première version transformait même Doyle en une sorte de Charlot :

Doyle rougit aussitôt quand il la voit apparaître. Il y a de quoi d’ailleurs. Tout dans la chambre d’Harold trahit le discours qu’il tenait en arrière scène du théâtre de Macintyre. Le beau costume des premières scènes du film est accroché au mur. Vraisemblablement, c’est aussi le seul costume. Doyle porte des habits usés aux coudes et aux genoux et comme dans les autres pièces de la maison, il ne reste plus un meuble.

À l’instar d’Harold Doyle, le décor de cette pièce a deux personnalités. Les murs et la belle éducation sont là mais c’est tout. Le reste est une façade.23

On peut rapprocher ce travail de médiation des antinomies de ce que Pénélope Cormier, dans sa thèse sur Jacques Savoie, voit comme étant l’obligation de tout auteur appartenant à une petite littérature : « En somme le fonctionnement de l’institution exiguë s’explique en partie par la nécessité, à laquelle est confrontée l’œuvre littéraire, de résoudre le rap-port asymétrique entre le centre et la périphérie. »24 Résolument optimiste, le scénario semble privilégier une sorte d’« art moyen » reposant sur l’au-thenticité et sur le compromis. Les contradictions qui déchirent l’auteur et la société acadienne trouvent ainsi une sorte d’apaisement. Même le conflit père fils débouche sur une sorte de compromis, car Savoie donne à son personnage musicien le prénom de son père : Alexandre.

Y a-t-il une telle médiation entre Frenchville et Hollywood? Pas tout à fait, même si le départ vers New York et le concert au Carnegie Hall marquent un certain rapprochement avec le géant américain. Un tel mariage a toutefois lieu au niveau de la forme, comme en témoigne le

23. Scénario Le Journal de Céleste, version 289.20, cinémathèque québécoise, scène 16, non paginé.

24. Cormier, op. cit., p. 54.

Page 195: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 195

David Décarie Sympathy for the Devil

générique du début, intégré à l’histoire par le biais d’un film muet du même nom : « Un premier carton apparaît dans le film muet; ce carton est en fait le titre du film qui commence : LE CONCERT » (C, séquence 1, p. 4). Le film Le Concert, film acadien, qui devait être l’une des premières œuvres de fiction du cinéma acadien, devait constituer cette heureuse fusion des contraires. Le projet échouera toutefois, faute d’argent, donnant raison à Litwin, le propriétaire du cinéma : « Le cinéma, c’est un art d’argent. […] il faut beaucoup d’argent pour faire du cinéma. » (C, séquence 6, p. 21) Il s’agit d’un dur coup pour Savoie et pour son projet de faire du cinéma de fiction en Acadie.

En raison de cet échec, sans doute, Savoie, dans Les Portes tour-nantes, transforme en profondeur cette mécanique de l’aliénation en retrouvant la veine carnavalesque de Raconte-moi Massabielle, roman fondé sur « l’acte carnavalesque par excellence, c’est-à-dire l’intronisation d’un fou »25. Le carnaval s’accompagne de l’alignement de toutes les anti-thèses sur une opposition dominante : celle des classes populaires et des classes bourgeoises. Celles-ci, on l’a vu, étaient déjà présentes dans le scénario, mais Savoie lui donnera une vigueur nouvelle en introduisant le détestable clan des Blaudelle. Ceux-ci n’apparaissent pas ex nihilo dans le roman. Ils viennent en quelque sorte meubler le vide de la maison paternelle de Doyle père dans le scénario26. La transformation la plus importante qui permet aux Blaudelle d’exister est toutefois la disparition du bourgeois sympathique que représente Alexandre Doyle. Le person-nage de l’artiste bourgeois Doyle éclate littéralement en deux et est rem-placé par un bourgeois (Pierre Blaudelle, qui remplace Doyle auprès de Céleste lors du visionnement de The Jazz Singer) et un artiste (Devil). Dans le roman, le cinéma et le ragtime apparaissent d’abord comme aliénants, mais, face à la culture bourgeoise et au modèle figé de la musique qu’elle privilégie, ils deviennent ensuite libérateurs. Entre Chopin et Chaplin, Céleste choisit Chaplin.

Le concert de Doyle devient, dans le roman, celui de Céleste, et ces deux concerts de Chopin sont à la fois ressemblants et différents. Le scé-nario montre un carnaval avorté. Savoie présente en effet comme « un ballet de maladresse et de jalousie de la part de Céleste » (C, séquence 8, p. 32) son entrée au concert : elle arrive en retard, provoque des rires, parle haut et fort, et se ridiculise par son manque de culture. Le pianiste,

25. Denis Bourque, « Quand la fête “tourne mal” : carnavalesque et crise sacrificielle dans Raconte-moi Massabielle de Jacques Savoie », dans Francophonies d’Amé-rique, n˚ 6, 1996, p. 21.

26. De même, le personnage de Madame Euclide, snob de province qui organise le concert de Doyle, préfigure le personnage de la mère Blaudelle. (Dans les premières versions, elle est d’ailleurs l’ancienne gouvernante de Doyle, qu’elle materne.)

Page 196: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

196 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

de façon autoritaire, met toutefois un terme au carnaval : « Brusquement Doyle met le poing sur son clavier. Effet bœuf; le silence tombe net dans la salle. Madame Euclide approuve. Céleste s’enfonce dans son siège. » (C, séquence 8, p. 36)

Le roman inverse la perspective, car c’est Céleste qui joue, bien malgré elle, un concert de Chopin :

Par moment, j’oubliais Chopin et je faisais des embardées spectaculaires. Mes dérapages étaient d’autant plus surprenants que je mettais deux mesures de « ragtime » ici et là pour rattraper mes écarts.

C’est à ce moment-là que Charlie Chaplin est venu à ma rescousse. Il est apparu dans l’allée, m’a saluée bien bas et s’est cherché une place devant. » (lpt, p. 123)

Savoie, en un renversement qui donne le tournis, conserve l’inter-ruption du scénario, mais en l’attribuant à Chaplin. Contrairement à Doyle, toutefois, Céleste accueille le carnaval. Recommençant à jouer du ragtime, elle fait danser le public : les pauvres, qui étaient « tout au fond de la salle » se retrouvent « tout près de la scène », tandis que la mère Blaudelle gît « par terre dans l’allée, victime d’une faiblesse », et que Pierre se fait « rabrouer par son père » (lpt, p. 124). La fusion des contraires fait alors place au retournement carnavalesque. Comme dans Raconte-moi Massabielle, le carnaval est une sorte de profanation de l’hé-ritage paternel bourgeois. Il faut d’ailleurs noter que la maison de la rue Prince-William des Blaudelle a pour modèle la maison natale des Savoie.

On peut également faire l’hypothèse que le carnaval débouche sur un dépassement des antithèses, non pas par une fusion des contraires, mais par une transformation plus radicale. Céleste, en devenant artiste, transcende les deux classes sociales qu’elle a tour à tour incarnées. De même, délaissant à la fois le ragtime et le classique, elle devient pianiste de jazz.

The Jazz SingerDans le roman, Céleste ne quitte plus l’Acadie, comme dans le scé-

nario, pour pallier un manque — manque d’emploi, manque de culture —, mais pour fuir l’élite bourgeoise et son hypocrisie. Ce faisant, Savoie dédouane Céleste de ce qu’elle appelle elle-même sa « désertion ». L’auteur renforce toutefois le caractère émotif de cet exil : la pianiste, dans le roman, ne quitte pas seulement l’Acadie, mais abandonne son fils, Madrigal. La profanation de l’héritage paternel et la fuite hors du

Page 197: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 197

David Décarie Sympathy for the Devil

pays natal s’accompagnent de sentiments ambivalents, notamment une forte culpabilité, une impression d’avoir trahi, déserté. La culpabilité de l’artiste face au père bourgeois apparaît en filigrane dans la projection de The Jazz Singer, film musical américain d’Alan Crosland, sorti en 1927 et communément considéré comme le premier film parlant.

Les conflits père-fils et le syndrome de l’artiste bourgeois sont en effet au centre de ce film. Le protagoniste du film, Jakie (soulignons la parenté du prénom du « Jazz Singer » avec celui de l’auteur27), encore enfant, entre en conflit avec son père, le chantre Rabinowitz, alors que celui-ci le surprend en train de chanter dans un bar (son nom de scène est « Ragtime Jakie »). Lorsque son père le punit en lui donnant la ceinture, Jakie fait la promesse de quitter le foyer familial pour n’y jamais revenir. Quelques années plus tard, Jakie, qui a troqué son nom juif pour celui de Robin, commence sur les scènes de Broadway un nouveau spectacle qui pourrait le propulser au sommet. Mais le concert tombe le jour de la Yom Kippour, et le père de Jakie, très malade, est incapable de chanter. Sa mère et un voisin convainquent Jakie de renoncer à son spectacle afin de le remplacer. Celui-ci se précipite donc à la synagogue pour y chanter et son père meurt dans la joie.

Dans le scénario comme dans le roman, Savoie ne retiendra du film qu’un extrait : celui d’Al Jolson maquillé en noir28. La thématique de l’aliénation et de l’acculturation trouve sa parfaite incarnation dans cette image du juif Rabinowitz devenu Robin et interprétant The Jazz Singer, un noir clownesque. L’une des versions du scénario de long métrage de Savoie insistera sur cet aspect : « C’est de l’escroquerie votre film parlant. Ils ont pris un blanc pour jouer le rôle d’un noir. C’est malhonnête, ça. »29 On a souvent comparé les Acadiens aux peuples juif et noir, et ceux-ci sont réunis dans l’image du clown noir. Résonne également l’image très forte des « Nègres blancs d’Amérique » de Vallière. Le clown noir constitue de plus une vision stéréotypée et raciste et ce personnage colonisé n’est pas sans rappeler l’image folklorique de l’Acadien perpétuée à la fois au Canada anglais et au Québec30. La scène, dans le scénario, devient presque terrifiante.

27. Rappelons que le modèle de son premier roman était un autre Jacques : Jacky Vautour.

28. Dans le roman, le déguisement n’est que suggéré, le visage d’Al Jolson, l’acteur, étant décrit comme « magistral et outrageusement maquillé » (lpt, p. 110).

29. Scénario Les Portes tournantes (le film), 17 mai 1985, cinémathèque québécoise, séquence 33, p. 81.

30. Savoie, d’ailleurs, au moment de l’écriture, vient de mettre fin à sa carrière musi-cale de chanteur folklorique.

Page 198: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

198 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Si le « Jazz Singer » est, dans le film, un fils rebelle ayant rompu avec la loi paternelle, ou un fils maudit, désavoué par son père, il devient, dans le scénario et dans le roman, l’agent de la colère paternelle. Le « Jazz Singer » est en effet la créature diabolique, le golem du second père, Litwin : « Le rire de Litwin se mêlait à la voix suave du jazz singer dans un duo macabre. Je les imaginais tous les deux, se tapant sur les genoux dans la salle de projection et se félicitant du bon coup qu’ils me jouaient. » (lpt, p. 111) Céleste, dans le roman, est « hypnotisée » (lpt, p. 111). Le scénario décrit avec plus de détails la « chute de Céleste ». Celle-ci est abolie (« Céleste réalise alors ce que veut dire ce film pour sa carrière. Elle fond dans son siège », C, séquence 12, p. 58), avalée par la créature qui s’anime :

Le “Jazz singer” apparaît à l’écran et la pianiste de cinéma muet se fige dans son siège. On a aussitôt droit à un très gros plan du chanteur noir (c’est en fait un blanc qu’on a maquillé). La bouche toute grande ouverte, il se met à chanter.

On a presque l’impression qu’il va nous avaler… qu’il va avaler la petite pianiste tellement sa bouche est immense. (C, séquence 12, p. 58)

Venant remplacer la pianiste, le Jazz Singer est en quelque sorte son double diabolique. Mais la jeune femme, comme elle le fait à plusieurs reprises dans le roman, saura transformer la malédiction en bénédiction : loin de fuir le diable, elle ira à sa rencontre. Véritable afro-américain et véritable jazzman, Papa John Devil, comme il remplace le trio des mauvais pères, vient panser la blessure causée par l’apparition du golem et inver-ser la chute en ascension. Savoie s’éloigne considérablement du happy end mélodramatique du film The Jazz Singer, dans lequel le fils rebelle renoue avec ses parents : Céleste quitte son père, Litwin, son mari, les Blaudelle, déserte la bourgeoisie pour donner son âme au diable. Papa John Devil est toutefois un bon diable : il aide non seulement Céleste, mais presque tous les personnages du roman, notamment l’accordeur Gunther qui retrouve grâce à lui sa passion pour le piano.

Du scénario Le Concert au roman Les Portes tournantes se dessine donc une série de mouvements par lesquels s’affine et se précise le projet de Jacques Savoie. L’Acadie passe ainsi du premier au second plan, tandis que le conflit père-fils et ce que j’ai appelé le syndrome de l’artiste bour-geois gagnent en clarté et en intensité. La fusion des antagonismes et la recherche de compromis fait également place à un retournement carna-valesque qui invalide le monde bourgeois du père. Savoie, enfin, par le

Page 199: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 199

David Décarie Sympathy for the Devil

biais de l’éclatement du personnage de Doyle, invente de toutes pièces un père imaginaire venant contrebalancer les effets négatifs de la triade des mauvais pères et du golem parlant de Litwin.

On peut sans doute faire l’hypothèse que, comme Papa John permet, à l’intérieur du roman, de soulager les problèmes d’identité de Blaudelle fils, l’invention d’un père spirituel procure à l’écrivain Jacques Savoie certains bienfaits psychiques. Pourtant, la fabrication du père témoigne également de ce que l’on pourrait appeler l’influence d’un genre. Il est assez saisissant, en effet, de voir que Jacques Savoie, en fabriquant un père à Blaudelle, retrouve ce qui est, selon Marthe Robert, la fondation imaginaire du genre romanesque : le récit des origines, l’invention d’un père imaginaire31.

31. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1977.

Page 200: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 201: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 201

RésuméS’insérant dans le cadre d’une édition critique électronique multimédia, cet article s’attarde surtout aux brouillons électroniques du roman postmoderne Bloupe de Jean Babineau. Au début des années 1990, survient la révolution technologique la plus impor-tante dans l’histoire de l’écriture depuis l’invention de la machine à écrire : l’ordinateur personnel devient abordable, voire indispensable pour tout écrivain sérieux. Un inven-taire détaillé des archives de l’auteur a révélé l’existence de 31 disquettes de 3,5 pouces contenant 17 versions distinctes du roman, qui ont été élaborées sur une période de presque deux ans. Par des fonctions de logiciels de traitement de texte qui permettent la comparaison de versions électroniques, nous arrivons à reconstituer la chronologie, à éta-blir une datation assez exacte et à relever de façon exhaustive toutes les variantes élec-troniques. Nous tenterons de dégager les particularités du brouillon électronique et de montrer l’influence que le support électronique a pu avoir sur la production ou la révision du texte définitif. Enfin, en nous basant sur des études à la fine pointe dans le domaine, nous proposerons une méthodologie et des outils pour analyser ce nouveau phénomène de la génétique textuelle.

Chantal Richard Université du Nouveau-Brunswick

À l’ère des brouillons électroniques : une étude génétique du roman Bloupe de Jean Babineau

IntroductionPremier roman postmoderne en Acadie, Bloupe1, de Jean Babineau2,

exploite toutes les combinaisons possibles du français, de l’anglais, du chiac et de l’acadien. Il s’agit d’une écriture baroque, fragmentaire et non linéaire, qui s’inscrit dans une tradition littéraire inspirée de l’oralité en Acadie. Toutefois, contrairement aux auteurs ayant intégré des registres de langue dans le discours des personnages, chez Babineau, les mélanges de langues se trouvent dans l’expression du narrateur, ainsi que dans celle des personnages. Le chiac et le français acadien sont, par ce fait, élevés au statut de langues littéraires et l’effet d’authenticité (approche mimétique) est doublé de jeux de mots et de langues pour aboutir à un « effet d’œuvre » propre au texte littéraire3. Le récit passe à l’arrière-plan, en faveur d’une exploration littéraire et linguistique sans précédent en Acadie. L’originalité de ce roman et l’accès à une abondance de matériel génétique font de celui-ci un excellent candidat pour une édition critique.

1. Jean Babineau, Bloupe, Moncton, Éditions Perce-Neige, 1993, 199 p.2. Nous tenons à souligner la collaboration indispensable de l’auteur, Jean Babineau.3. Rainier Grutman, Des langues qui résonnent, Montréal, Fides, 1997, p. 44; citant

Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 186–187.

Page 202: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

202 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Dans cet article, nous ferons en premier une description de l’hyper-texte de Bloupe, afin de contextualiser le travail de reconstitution de la genèse du texte. Par la suite, nous nous attarderons particulièrement aux brouillons électroniques qui feront l’objet principal de cette étude. D’autres examens des manuscrits et des apports visuels ont déjà été pré-sentés ou publiés ailleurs et nous ne les reprendrons pas ici4.

Description du corpus génétique À partir des archives qui nous ont été confiées par l’auteur (3 boîtes

de 25 x 30 x 60 cm), nous avons élaboré le projet d’une édition critique électronique multimédia de Bloupe qui sera cosignée avec l’auteur Jean Babineau5. L’abondance de matériel permet une étude génétique très riche, qui vise à intégrer des éléments textuels, visuels, audio et audio-visuels. Un inventaire détaillé a été effectué de tous les documents afin de recenser le contenu de 147 chemises, 10 classeurs à anneaux et 31 dis-quettes. Ce matériel génétique montre clairement la progression du projet de livre, depuis les bribes d’écriture jusqu’aux versions complètes du roman. Les supports varient : en plus des nombreux tapuscrits complets ou partiels, il y a un bon nombre de feuilles détachées, qui sont souvent découpées et agrafées pour former des collages, ainsi que d’autres sup-ports aussi divers que le dos d’un paquet de cigarettes, une enveloppe et une serviette de papier.

La richesse et la diversité du matériel génétique rendent souhaitable une édition critique permettant de rassembler tous ces éléments en un hypertexte vaste, mais navigable à l’aide d’outils informatiques. Et juste-ment, ce qui rend l’hypertexte d’autant plus riche pour le généticien est sa progression à travers une époque marquante du côté de la technologie disponible aux scripteurs. De la fin des années 1970 au début des années 1990, la révolution technologique la plus importante dans l’histoire de l’écriture depuis l’invention de la machine à écrire verra le jour lorsque les ordinateurs personnels deviennent accessibles à tous.

Les premiers brouillons de texte manuscrit de Bloupe devancent cette révolution, remontant à 1978, date à laquelle un projet de roman mijotait déjà dans les écrits de l’auteur. De nombreux fragments datent

4. Chantal Richard, « Quand le blooper devient texte : constructions visuelles et tex-tuelles dans les brouillons du roman Bloupe de Jean Babineau », communication présentée au colloque de l’AplAqA, Mount Allison University, Sackville, le 18 octobre 2008; et Chantal Richard, « Études des variantes de deux états du roman Bloupe de Jean Babineau », communication présentée au colloque de l’AplAqA, Université de Moncton, campus d’Edmundston, le 14 octobre 2006.

5. Cette édition critique s’inscrit dans le projet de publication des œuvres fondamen-tales de la littérature acadienne du Groupe de recherche en édition critique de l’Université de Moncton dirigé par le professeur Denis Bourque.

Page 203: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 203

Chantal Richard À l’ère des brouillons électroniques

des années 1980 et quelques-uns sont sans date. Le tout commence à prendre une forme plus concrète dans un dactylogramme daté de 1988 (23 p.) envoyé au programme « Explorations » du Conseil des Arts du Canada. L’auteur obtiendra par la suite une subvention du Conseil des Arts qui lui permettra de se procurer une machine à écrire Smith Corona et de se consacrer à l’écriture de façon plus intense. Plusieurs versions tapuscrites suivront, tapées sur cette machine à écrire. Ces versions sont marquées par de nombreuses ratures au ruban correcteur qui trouvent un écho dans le texte même : « Il lui semble que sa machine à écrire est douée de sa propre volonté et qu’elle œuvre contre lui en faisant des fautes de frappe » (doc. 1.5, dactylogramme). Le ruban de la machine à écrire fait aussi l’objet de bricolage : de nombreuses maquettes de couverture en font foi6.

Soulignons de plus que la rature est au centre même de la thématique du roman dont le titre éponyme évoque des « mots comme les ballounes qui bostent » (Bloupe, p. 127). D’une part, ces mots sont une revendica-tion du chiac, langue de communication dévalorisée par les deux groupes dominants et l’onomatopée du titre « Bloupe » représente la bulle qui refait lentement surface pour ensuite éclater. D’autre part, l’expression anglaise, « the bubble burst » signifie que « le rêve s’est envolé » (selon le Robert & Collins), et le « blooper » est quelque chose d’accidentel, qui n’aurait pas dû arriver. Babineau exprime cette idée dans ses notes manuscrites : « Pour un peuple dispersé la vie est un bloop(er) » (écrit en diagonale sur une feuille blanche, à l’encre bleu, document 1.20002). C’est-à-dire que le peuple acadien dispersé aurait dû disparaître défi-nitivement, mais il refait surface de façon imprévue. Le « blooper » est donc, dans ce sens, une sorte d’accident heureux. L’auteur écrit dans ses notes sous le titre « Philosophie bloop! » : « Pour le cinéma, bloop!, c’est une sortie pour le peuple sortir par le trou de la technologie » (document 2.20002). Le « blooper », ou l’erreur, est assumé par le personnage princi-pal, tout comme l’auteur qui permet aux divers matériaux et technologies qui se présentent à lui d’intervenir dans son écriture.

La période des années 1980 est une période de bricolage et d’expéri-mentation pour l’auteur. Mais dès le début des années 1990, son manus-crit prend une forme plus complète. Cette transition correspond aussi au moment où il a acheté sa Canon Typestar 110, machine à écrire électro-nique dotée d’une petite mémoire et ayant l’option de mettre des para-graphes entiers en italique. Cette machine lui permet de taper une phrase

6. Il s’agit de photos de pages manuscrites du roman, zébrées de ruban correcteur, jouant sur la rature et l’aspect positif et négatif du transfert de l’encre sur la page.

Page 204: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

204 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

et de la relire avant d’activer la fonction d’impression, ce qui a pour consé-quence de réduire le nombre de ratures visibles sur la page.

En 1990, l’auteur soumet un tapuscrit de 262 pages à Michel Henry éditeur. Cette maison d’édition ne peut publier le roman (elle fermera ses portes peu après), mais offre des commentaires détaillés à Babineau et l’encourage à réviser son manuscrit. Enfin, l’achat d’un ordinateur Macintosh vient transformer le processus de l’écriture une dernière fois et le texte révisé est saisi à l’ordinateur pour la première fois vers 1991. Sur 31 disquettes, nous avons pu récupérer et inventorier de nombreux documents, tels que des maquettes de couverture, du métatexte et 17 versions électroniques du texte. Ce sont ces brouillons électroniques qui feront l’objet de la suite de cet article.

Les brouillons électroniquesQue les généticiens qui s’inquiétaient de la disparition du brouillon à

l’ère électronique soient rassurés : l’avènement de l’ordinateur n’a pas fait disparaître le brouillon d’écrivain. Au contraire, tout semblerait indiquer que ceux-ci se multiplient, la mémoire virtuelle remplaçant, en quelque sorte, la mémoire humaine et permettant au scripteur de trancher, suppri-mer, remplacer et ajouter en toute liberté, sans avoir à craindre de perdre des extraits, puisque les versions antérieures sont toujours sous la main :

L’ordinateur nous permet de corriger un texte à l’infini. Lorsqu’on écrivait à la plume ou à la machine, on écrivait une fois, on corrigeait. Si les corrections étaient nombreuses, on recopiait ou on retapait. On corrigeait à nouveau, mais après, disons, la troisième version, on se disait : tant pis, assez. Avec l’ordinateur, on a le droit et l’envie de se repentir plusieurs fois. On tape, on imprime, on relit, on corrige, on retape les corrections, on imprime de nouveau, on corrige encore, et ainsi à l’infini.7

écrit Umberto Eco. Irène Fenoglio, pour sa part, affirme qu’il « est pro-bable que l’ordinateur, permette, pour une même période de temps, et à longueur de texte équivalente, un dossier génétique beaucoup plus impor-tant ».8

La révolution technologique est incontournable; même si quelques auteurs continuent de privilégier le crayon ou le stylo et les odeurs, tex-

7. Umberto Eco, « En quoi l’usage de l’ordinateur complexifie la genèse du texte? », dans Irène Fenoglio (dir.), L’Écriture et le souci de la langue, Louvain-la-Neuve, éd. Academia-Bruylant, 2006, p. 167–191.

8. Irène Fenoglio, « Fête des Chants du Marais, un conte inédit de Pascal Quignard », http://www.item.ens.fr/ index.php?id=418001, mis en ligne le 9 mars 2009.

Page 205: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 205

Chantal Richard À l’ère des brouillons électroniques

tures et surtout les sensations tactiles que ces outils fournissent, à un moment ou un autre dans l’évolution du texte, ils seront tous amenés à lui donner une incarnation numérique, ne serait-ce que pour faire la mise en page définitive. D’autres, plus à l’aise quand il s’agit de manipuler un cla-vier qu’un crayon, écriront leur texte à l’écran dès les premières versions. Les généticiens de cette génération et des générations futures devront donc se pencher sur le brouillon électronique afin de mieux le décrire, tout en proposant de nouvelles méthodes et approches qui lui conviennent.

Quelles sont donc les particularités du brouillon électronique? Quelle influence le support électronique peut-il avoir sur la production ou la révi-sion du texte de création? Nous avons comparé la version dactylographiée par l’auteur sur sa machine à écrire électronique Canon Typestar (version soumise à Michel Henry, éditeur, en 1990), à la première version électro-nique contenue sur les disquettes et saisie à l’ordinateur Macintosh. Pour ce faire, il a fallu numériser la version dactylographiée, car les change-ments auraient été trop considérables pour être relevés à la main, se chif-frant à presque 10 000 modifications.

Afin de comparer les deux versions, nous utilisons la fonction « Comparaison » de Word, qui, si elle reste un moyen bien imparfait pour ce travail, a l’avantage d’être rapide et conviviale. La figure 1 ci-dessous est une copie d’écran de la comparaison entre ces deux versions par la fonction « Comparaison » de Word (figure 1).

Dans la colonne de gauche se trouve la liste de toutes les modifica-tions (ajouts, suppressions, déplacements — les changements de format ne sont pas retenus ici). Au centre, les deux versions sont comparées en représentant les mots supprimés par une biffure et les ajouts en rouge souligné. Les déplacements, pour leur part, sont indiqués en vert. (Il n’y en a pas dans cet exemple.) À droite se trouvent la version source et la version modifiée, défilant à l’écran de façon synchronisée.

Les changements entre la dernière version dactylographiée et la première version saisie à l’écran sont importants et peuvent être attri-bués en partie aux suggestions de la maison d’édition Michel Henry et en partie à la transition à l’ordinateur. Le travail sur le texte peut alors se faire beaucoup plus rapidement et de façon plus systématique9. Entre autres, les modifications importantes effectuées entre ces deux versions comprennent :

- un resserrement important : réduction de 20 pour cent du manus-crit (il passe de 259 167 caractères à 208 062 caractères);

9. Entrevue avec l’auteur à Grand-Barachois, le 9 août 2010.

Page 206: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

206 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

- la suppression de plusieurs noms propres (noms d’individus réels ou fictifs, noms d’auteurs ou de personnages historiques, toponymes);

- quelques ajouts ou élaborations sur un thème;- la modification du prénom de Mara, la conjointe du personnage

éponyme Bloupe, qui devient Ara;- le remplacement par l’auteur, presque partout, de la troisième

personne du singulier en faveur d’une plus grande utilisation de la première personne.

Ces modifications sont pertinentes, à la fois par leur quantité, par leur nature systématique (certaines, telles que les changements de pronoms, s’étendent au roman tout entier) et par la réflexion dont elles sont issues. Certains thèmes ont été privilégiés par l’auteur et le narrateur autodiégé-tique (je) est plus présent dans la version remaniée.

Figure 1 — Comparaison entre la version soumise à Michel Henry, éditeur, en 1990 et la première version électronique répertoriée sur les disquettes de l’auteur (datée du

11 octobre 1991)

Page 207: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 207

Chantal Richard À l’ère des brouillons électroniques

Par la suite, la comparaison de chacune des 17 versions une à une a permis le rétablissement de la chronologie de toutes les versions élec-troniques. Remarquons au départ que les fichiers créés à l’ordinateur comportent l’avantage d’avoir d’inscrit, dans les informations rattachées au fichier, la date à laquelle le document a été créé et la dernière date à laquelle il a été modifié. De grands soins doivent être pris afin de conser-ver ces dates dans le cas où, comme ce fut le nôtre, les fichiers doivent être convertis pour être lus par des logiciels actuels. Cependant, la date de modification peut être faussée lorsque le fichier a été consulté ulté-rieurement, par exemple, lorsque l’auteur souhaite revenir à une version antérieure pour vérifier un changement ou le rétablir. C’était le cas pour certaines versions dont la date n’était pas fiable. (Par exemple, un fichier affichait la date 1998 alors que le roman a été publié en 1993.) Pour cer-taines versions, il a fallu rétablir l’ordre dans lequel le texte a été travaillé en nous basant sur les ratures, afin de le resituer entre deux autres ver-sions. Une des spécificités du brouillon électronique s’est alors avérée très utile : la faute de frappe, notamment la tendance à laisser traîner le doigt trop longtemps sur une touche, ce qui entraîne l’insertion d’une lettre de trop, par exemple : « Alors ce matin, je sens la lourdeur coll-lante… ». Lorsque de nombreuses erreurs de frappe sont repérées dans une version contenant une date postérieure à une version précédente dans laquelle ces erreurs ont été corrigées, il s’agit clairement d’un ana-chronisme. Si certains changements dans le texte tendent à le rapprocher de l’état final, il se peut bien que l’auteur soit revenu sur ses choix et les ait défaits, mais aucun auteur ne va consciemment rétablir des coquilles ou fautes de frappe dans un texte.

Une fois que l’ordre chronologique a été rétabli, les 17 versions élec-troniques ont été comparées afin de relever les ajouts, les suppressions et les déplacements entre chaque version. Notons que les désignations habituelles de surcharge et de mots biffés ne sont applicables dans les brouillons électroniques qu’en comparant une version électronique à une autre. En d’autres mots, le mot supprimé (biffé électroniquement) ne laisse pas de trace, mais si on compare la phrase à celle qui la pré-cède immédiatement dans la version antérieure, on peut révéler le mot disparu, ajouté ou remplacé. Les changements de format (espacement, changements de lignes, pagination, italiques), pour leur part, ont dû être ignorés, vu les difficultés de lire des versions électroniques qui datent de 20 ans et notamment, à cause du processus de conversion de documents Macintosh des années 1990 au format Word lisible en 2010.

Les changements observables dans ces versions électroniques indiquent que l’auteur continue à modifier le texte de façon considérable et il s’attarde, entre autres, aux suppressions et aux ajouts de chapitres

Page 208: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

208 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

(dont certains qui avaient été mis de côté après la version soumise à Michel Henry, éditeur), aux changements ou abréviations de noms propres, aux titres de chapitres, aux déplacements et aux ajouts, sans compter les révi-sions et autres corrections linguistiques ou typographiques. Bien que ce type de rature soit habituellement considéré par les généticiens comme moins pertinent, dans le cas de Jean Babineau, les corrections linguis-tiques acquièrent un sens particulier. Souvent, c’est devant les mots aca-diens ou chiacs que l’auteur hésite et, par conséquent, la graphie de cer-tains mots subit de nombreux retours : c’est le cas pour le mot « frette », sur lequel l’auteur revient à quelques reprises pour en modifier la graphie.

Vu l’espace limité qui nous est accordé pour cet article, les descrip-tions qui suivent sont très sommaires, mais elles permettent de situer cer-tains changements majeurs pendant cette période d’écriture, qui s’étend d’octobre 1991 à mars 1993, date à laquelle le roman est publié. Sauf pour la première version, chaque description commence par la date du document source et la date du document modifié. Le deuxième point, par exemple, décrit les modifications qui ont eu lieu entre la version du 11 octobre 1991 et la version du 12 novembre 1991. Les exemples fournis ont parfois servi à rétablir la chronologie lorsqu’elle s’avérait inexacte.

Versions électroniques de Bloupe (disquettes converties)

1. 91_05_29 : 26 pages (jusqu’à « Marshmellow Blues »), contient l’« Avertissement », mais pas « L’idée vague d’une folie » (commence par « Cravings »). Certainement antérieur à 91_10_11, corrections de coquilles (ex : « faisaint » devient « faisait »)).

2. 91_10_11 (se termine sur « Analyses qui brûlent » qui se trouve à la p. 186 du chapitre « Été, automne, hiver » dans la version publiée) – 91_11_12 : 1131 ajouts, 1365 suppressions, 12 déplacements. Correction d’erreurs typographiques, modifications de forme, ajout des chapitres : « Boat Woman », « L’avant dernier train », « Splice », « Débloupetation », « Postface » et de la « Table des matières ».

3. 91_11_12 – 91_12_10 : 578 ajouts, 663 suppressions, 0 déplace-ment. Ajout de l’épigraphe (Dante), correction de quelques coquilles, récriture de quelques paragraphes (courts), ajout important dans la scène du baptême avec Pascal Poirier.

4. 91_12_10 – 93_03_15 (date inexacte) : 149 ajouts, 161 suppres-sions, 0 déplacement. Correction de coquilles (« écureils » devient « écureuils »), ajout du T majuscule à Temps, suppression du dessin au-dessus de « Bloop. Définitions. » du chapitre « Une définition » –

Page 209: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 209

Chantal Richard À l’ère des brouillons électroniques

dessin définitivement supprimé du manuscrit. Suppression de quelques titres de chapitres.

5. 93_03_15 – 92_05_19 : 146 ajouts, 134 suppressions, 0 déplace-ment. Correction de coquilles (« m’éttendre » devient « m’étendre »), « Bloop » devient « Bloupe » immédiatement après la scène du bap-tême, ajouts de majuscule à Temps, ajout et suppression de quelques phrases et titres de chapitres.

6. 92_05_19 – 92_06_21 : 26 ajouts, 33 suppressions, 0 déplacement. Correction de coquilles et ajout de majuscules.

7. 92_06_21 – 92_07_23 : 153 ajouts, 133 suppressions, 2 déplace-ments. Correction de coquilles, ajout de majuscules, nombreux ajouts de longues suites de points de suspension (« ………… ») (non retenus dans la version publiée), déplacement de 8 lignes, suppres-sion de 3 titres de chapitres (le contenu a été fusionné au chapitre précédent).

8. 92_07_23 – 92_09_06 (correspond à la version imprimée 2.9 – car-table jaune, boîte 2, archives de l’auteur) : 138 ajouts, 155 suppres-sions, 0 déplacement. Corrections de langue et de style, accords, deux insertions de phrases (y compris un ajout dans la scène du bap-tême par Pascal Poirier), autres changements limités à un mot à la fois.

9. 92_09_06 – 92_11_03 : 26 ajouts, 19 suppressions, 2 déplacements. Changements au début et à la fin seulement (premier et dernier cha-pitres), suppression de 2 titres de chapitres.

10. 92_11_03 – 92_12_19 : 397 ajouts, 486 suppressions, 23 déplace-ments. Suppression définitive de l’« Avertissement », déplacements importants dans le premier chapitre, ajout de paragraphe (section « Love Sick Certified »), modification de titres de chapitres.

11. 92_12_19 – 93_01_15 : 131 ajouts, 178 suppressions, 8 déplace-ments. Déplacement important « Martine tripote la pâte… » du cha-pitre « Escapades » au premier chapitre, améliorations stylistiques et corrections linguistiques. Ajout de l’extrait concernant le mari de Suzanne.

12. 93_01_15 – 93_01(a) : 154 ajouts, 242 suppressions, 0 déplacement. Corrections linguistiques, jeux avec la graphie et la prononciation : « Ontario » devient « Oinktario », « études » devient « zétudes », « Raoul » devient « Rosaire » (4 occurrences), un autre nom propre est réduit aux initales P. P. (2 occurrences), « Melrose » devient

Page 210: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

210 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

« Rosemel », ajout d’un paragraphe dans le chapitre « Récapitulation » (p. 96 dans la version publiée), ajout du « ne » de la négation, dépla-cements de titres de chapitres.

13. 93_01(a) – 93_01_09 : un seul changement : « Rosaire » devient « Raoul » (Raoul est retenu dans la dernière version de l’auteur, mais le nom Rosaire apparaît dans l’édition Perce-Neige). Suppression de guillemets.

14. 93_01_09 – 93_01_25 : Ailleurs que dans la version précédente, « Rosaire » devient « Raoul » (suivi de « hale son wagon »), « Rosaire » devient « Raoul » (suivi de « Savoie »), « Rosaire » devient « Raoul » (suivi de « les regarde »).

15. 93_01_25 – 93_02_27 : 296 ajouts, 255 suppressions, 0 déplace-ment. Corrections linguistiques et stylistiques, « braiwn » devient « brain », « spiralent » devient « tombent en spirale ».

16. 93_02_27 – 93_03_01 : 547 ajouts, 423 suppressions, 2 déplace-ments. Corrections, ajout de la phrase « Je suis tanné de toutes leurs fuckailleries. » (93_03_01 correspond au doc. 2.6, boîte 2, archives de l’auteur. Voir aussi ajouts en marge supérieure à l’encre bleu dans le document 3.36, boîte 3, car certains changements en bleu et en rouge ont été adoptés dans 93_03_01).

La figure 2 ci-dessous permet de visualiser les moments d’écriture plus intenses.

Figure 2 – Ajouts, suppressions et déplacements dans les 17 versions électroniques de Bloupe

Page 211: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 211

Chantal Richard À l’ère des brouillons électroniques

Les premières versions électroniques de Bloupe montrent une ampli-fication du texte, comportant des ajouts importants entre octobre 1991 et mai 1992. Dans la deuxième version électronique (91_12_10), par exemple, l’auteur reprend 5 chapitres qui avaient été supprimés de la ver-sion Michel Henry. Du cinquième que l’auteur avait éliminé de ce dactylo-gramme, environ la moitié sera reprise. Il ajoute une épigraphe et amène des précisions au contenu. Dans un deuxième temps d’écriture, qui se situe entre juin 1992 et le début de 1993, l’auteur apporte des change-ments systématiques, tels que l’ajout du « T » majuscule à Temps par-tout dans le texte, les remplacements de noms propres de personnages mineurs, des déplacements importants et, dans une version de décembre 1992, il supprime définitivement l’« Avertissement au lecteur ». Enfin, dans les premiers mois de 1993, il travaille surtout à réviser son texte, parfois guidé par les éditeurs des Éditions Perce-Neige qui ont accepté de publier le roman.

Une mise en garde s’impose cependant concernant ces comparai-sons de versions électroniques par l’outil « Comparaison » de Word. Dans de nombreux cas, les déplacements ne sont pas reconnus comme tels par l’outil, surtout lorsqu’une légère modification accompagne le déplacement (il s’agit, la plupart du temps, d’une rature « liée » puisqu’elle s’impose afin d’intégrer l’extrait déplacé au texte qui l’entoure). En d’autres termes, les ajouts et suppressions relevés par la comparaison représentent fré-quemment un déplacement.

Conclusion et pistes de réflexionLes brouillons électroniques du roman Bloupe de Jean Babineau

témoignent de la révolution technologique chez les écrivains qui sont passés, en une décennie, de la machine à dactylographier au traitement de texte à l’ordinateur. De nouvelles possibilités du matériau d’écriture s’offraient alors aux auteurs. Dans le cas de Babineau, la nouvelle techno-logie a permis un remaniement important du roman, y compris le déplace-ment de chapitres entiers et le changement de certains noms de person-nages et ce, avec grande facilité et en l’espace de quelques mois. En nous basant sur les 17 versions électroniques que nous avons décrites dans cet article, quelle typologie pouvons-nous proposer pour les ratures élec-troniques? Il y a, en premier lieu, les ratures habituelles liées à l’ortho-graphe. L’ordinateur permet cependant plusieurs relectures et récritures et, par les fonctions « Rechercher et remplacer », d’uniformiser certains choix linguistiques, notamment en ce qui a trait aux normes fort instables de l’oralité ou du chiac. Les erreurs typographiques sont également repé-rées assez facilement à l’aide d’outils de correction (lorsque ce sont des mots de langues « standardisées », bien entendu) et se corrigent facile-

Page 212: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

212 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

ment, mais elles peuvent fournir des indices indispensables au rétablis-sement de la chronologie du texte. D’autres types de changements sys-tématiques peuvent être rapidement apportés à l’aide de l’ordinateur, par exemple, les changements de noms propres, de pronoms personnels ou de police de caractère. Enfin, des déplacements importants peuvent avoir lieu grâce aux fonctions « Copier/coller » et ce, sans devoir tout retaper le texte. Des chapitres entiers peuvent être déplacés assez facilement et le scripteur peut jouer avec son texte, essayer de nouvelles combinaisons et ce, sans craindre la perte de tout son travail. De là la profusion des sauve-gardes de secours qui rassurent l’écrivain et offrent un matériel génétique abondant à ceux qui ont la chance d’y avoir accès.

Il est également pertinent de s’interroger sur les avantages et les limites de l’analyse des brouillons électroniques. Le texte électronique étant d’une nature assez éphémère, le généticien peut se douter que d’autres versions existent ou auraient pu exister, mais n’est-ce pas le cas pour toute critique génétique? Les papiers perdus, brûlés, détruits et illi-sibles tourmentent les généticiens depuis toujours, alors que le brouillon électronique est plus facilement sauvegardé, occupe beaucoup moins d’espace que des manuscrits sur papier et l’auteur en conserve souvent plus d’une copie.

Certes, on peut déplorer que la rature soit devenue « invisible » dans les versions numérisées et qu’elle doive être comparée aux versions anté-rieures pour être déchiffrée, alors que certains manuscrits pouvaient lais-ser voir « les mots primitivement inscrits » sous la biffure10. Cependant, certains auteurs qui privilégient le crayon et la gomme ne laissent guère plus de trace sur la page et la biffure n’est pas toujours lisible.

Enfin, s’il y a des outils informatiques adaptés à l’étude génétique de ces textes saisis à l’ordinateur, ces outils demeurent insuffisants, car ils sont conçus non pas pour l’étude génétique, mais plutôt pour l’écriture en collaboration. La fonction « Comparaison » de Word en est un exemple. Cette fonction n’est certes pas la réponse idéale, mais elle a l’avantage d’être très répandue, conviviale et accessible à la majorité des gens sans frais supplémentaires. (Elle est intégrée à toutes les versions récentes du logiciel Microsoft Word.) La transcription des ratures est cependant diplo-matique et le travail de transcription en variantes reste long et ardu. Le calcul des changements est fait en fonction du nombre de modifications, sans tenir compte de leur longueur ou de leur nature.

Pour terminer, il faut signaler l’existence du logiciel d’étude génétique Médite, qui a un potentiel très intéressant pour notre travail. Disponible

10. Claire Doquet-Lacoste, « L’objet insaisissable : l’écriture sur traitement de texte », Genesis, vol. 27, 2006, p. 37.

Page 213: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 213

Chantal Richard À l’ère des brouillons électroniques

gratuitement en ligne, il se spécialise dans la comparaison de documents électroniques. Cependant, puisqu’il n’est pas commercialisé, son utilisa-tion est moins conviviale et l’absence de soutien technique est probléma-tique (à tel point que nous avons dû abandonner l’utilisation de ce logiciel dans le cadre du présent article). Il serait pourtant souhaitable d’avoir accès à un outil aussi indispensable pour les généticiens et nous invi-tons les créateurs et promoteurs de Médite à produire une version plus conviviale, plus efficace, voire une version commercialisée au besoin. Les écrivains contemporains ont déjà fait le saut vers l’informatique; les géné-ticiens doivent maintenant leur emboîter le pas.

Page 214: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 215: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 215

RésuméCet entretien puise ses sources premières dans une rencontre avec l’auteur, Jean Babineau, datant du 9 août 2010. Certains détails ont été ajoutés par l’écrivain suite à cette première rencontre.

Jean Babineau, écrivain Chantal Richard, Université du Nouveau-Brunswick

Entretien avec Jean Babineau : « Le rapport à la technologie et à l’écriture pendant l’élaboration de Bloupe »

au volant de ma machine à écrire j’arrive au rythme

j’avance avec la radio onirisme sonore

sur les sentiers de l’extase

— Gérald Leblanc1

Dans le cadre de mon édition critique de Bloupe, je (CR) me suis rendue à Grand-Barachois avec trois boîtes contenant des manuscrits que m’avait confiés l’auteur (JB). J’ai repéré sans difficulté la maison qu’il partage avec son épouse peintre à l’allée Gîte (ainsi nommée pour son deuxième roman) et l’écrivain m’a reçu avec grande chaleur et générosité. L’examen des tapuscrits de Bloupe avait révélé au moins trois mécanismes d’écriture électrique ou électronique et mon but était de déterminer quels étaient les outils utilisés, ce qui me permettrait aussi de formuler des hypothèses sur les moments d’écriture et les influences possibles de la machine à écrire et de l’ordinateur sur le texte même. Par l’exa-men d’exemples tirés de chaque tapuscrit provenant d’un mode d’impression distinct, il a été possible de confirmer qu’il s’agissait effectivement de divers mécanismes d’écriture dont Jean Babineau conservait bien le souvenir tactile et auditif.

CR : Jean, quel est l’effet de l’outil d’écriture sur le processus d’élaboration du texte? En d’autres mots, quelle est l’empreinte laissée sur la page par le mécanisme même de la production des caractères? De quelle façon cela a-t-il pu influencer ton style ou alimenter ta réflexion sur le pro-cessus d’écriture?

1. Lieux transitoires, Moncton, Michel Henry éditeur, 1986, p. 17. Citation insérée par Jean Babineau.

Page 216: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

216 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

JB : Peu importe l’outil, la plume, le stylo, la machine à écrire (manuelle ou électrique), ou l’ordinateur, chaque outil laisse sa marque et influence l’écriture. Écrire un roman à l’ordinateur peut avoir un effet sur le style : le rendre plus baroque et lui donner l’apparence de tourner en rond, peut-être à cause du rouleau et du fait que la première page et la dernière s’affichent sur le même écran. Il y a aussi l’importance de la marque de l’ordinateur, enfin il est possible d’identifier si un texte a été saisi avec un Macintosh ou un autre type d’ordinateur personnel. Le signe écrit devient plus pluriel : on n’a qu’à penser à la grande gamme de polices disponibles. Également certaines saisies sont marquées de la marque du programme informatique telle que Word ou MacWrite. L’ordinateur permet aussi le col-lage de textes et de dessins sans laisser autant de marques que le papier, la colle et les ciseaux. Et que dire de la mémoire de l’ordinateur qui assiste celle de l’écrivain pendant l’écriture et la révision du texte romanesque et qui peut avoir des fonctions très pratiques en matière de recherche?

CR : Les premiers brouillons manuscrits de Bloupe datent au moins de 1978. Les dernières versions sont saisies à l’ordinateur au début des années 1990 et une version finale est publiée par Perce-Neige en 1993. De quelle façon le passage à l’ordinateur a-t-il pu modifier le processus d’écriture de ce roman?

JB : De facteur qui griffonne dans de petits calepins à l’élaboration d’une œuvre postmoderne, il y a plus qu’un pas. À l’image d’un monde en rupture, le roman Bloupe s’est écrit en saccades. En loops sidéraux. La version écrite à l’ordinateur est un texte à rouleau, un scroll comme tous les textes écrits à l’ordinateur telle la version On the Road. The Original Scroll, publiée en 20082, originalement refusée par son éditeur Robert Giroux, composée sur cinq rouleaux de papier télex collés ensemble. Et Bloupe, comme On the Road, est un travail qui trouve sa source dans l’ac-tivation, le broyage, l’extension et la manipulation fictive de la mémoire à l’aide de plusieurs technologies.

Kerouac, en dépit de la notion d’écriture spontanée qui tourne autour de son travail, est un écrivain dont le texte se produit à partir de recherches préalables, de différentes techniques, « du grèc tekhnê, “arts, métier” »3. La citation suivante de Philip Whalen, auteur du roman Go, sur Kerouac qui dactylographie, décrit l’approche kerouacienne dans laquelle il y avait un relais continuel entre ses carnets d’écriture et sa machine à écrire :

2. Jack Kerouac, On the Road – The Original Scroll, New York, Penguin, 2008.3. Petit Robert.

Page 217: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 217

Chantal Richard Entretien avec Jean Babineau

He would sit — at a typewriter, and he had all these pocket notebooks, and the pocket notebooks would be open at his left-hand side on the typing table — and he’d be typing. He could type faster than any human being you ever saw. The most noise that you heard while he was typing was the carriage return, slamming back again and again. The little bell would bing-bang, bing-bang, bing-bang! Just incredibly fast, faster than a teletype… Then he’d make a mistake, and this would lead him off into a possible new paragraph, into a funny riff of some kind that he’d add while was in the process of copying. Then, maybe he’d turn a page of the notebook and he’d look at that page and realize it was no good and he’d X it out, […] And then he’d type a little bit and turn another page, and type the whole thing, and another page, and he’d type from that. And then something would — again, he would exclaim and laugh and carry on and have a big time doing it.4

Le plaisir d’écrire. Le plaisir fourni par le son de la machine à écrire. C’est évident.

CR : Mais avant l’ordinateur, à la fin des années 1980, il y avait la machine à écrire. C’est à ce moment que tu as rédigé des parties impor-tantes de ton roman, dont un extrait de 23 pages que tu as soumis au pro-gramme « Explorations » du Conseil des Arts du Canada en 1988. Comment as-tu vécu le passage du manuscrit à la machine à écrire?

JB : Ma Smith-Corona bleue était tapageuse. Écrire à la machine à écrire à cette époque, c’était faire du bruit. Du bruit qui activait les neu-rones? Y avait-t-il une musique là-dedans? J’ai toujours voulu jouer de l’orgue; lorsque je tapais, je me prenais pour un musicien. Un musicien avec des clés. Lorsque les clés propulsées à l’aide de l’électricité frap-paient la page enroulée autour du chariot caoutchouté, cela faisait explo-ser la tête ou du moins créait un certain algorithme dans mon esprit.

Lorsque je commençais à écrire Bloupe, quelques écrivains que je connaissais tels que Dyane Léger et Herménégilde Chiasson avaient un ordinateur Mac et je les enviais. Cela me semblait être une superbe machine, une boîte magique. Avec l’ordinateur, le rapport au texte devient plus éphémère, car la page qu’on regarde à l’écran peut facilement être remplacée par une autre. Le même écran peut présenter différents textes. Même si j’ai développé un rapport à l’écran, je n’ai pas pour autant cessé

4. Howard Connell, « Fast this time », dans Jack Kerouac, On the Road – The Original Scroll, New York, Penguin, 2008, p. 23–24. Connell cite Whalen, mais ne donne pas la référence.

Page 218: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

218 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

d’entretenir un rapport à l’écriture manuelle. Écrire à la mitaine ou au cla-vier entraîne une virtualité intéressante.

J’ai ramassé une première machine à écrire je ne sais pas trop où au début des années soixante-dix. Une vieille Underwood. Ma deuxième, une Smith-Corona bleue, électrique, je l’ai achetée chez Colpitt’s, à Moncton, avec l’argent que je faisais comme postillon. Je complétais un baccalau-réat en éducation et j’avais développé une habileté à taper. On connaît la joie que Kerouac avait à dactylographier en vitesse pour essayer d’écrire son esprit, writing the mind ou comme il le dit : « Write what you want bottomless from bottom of the mind » et il y avait en premier dans sa liste de choses essentielles : « Scribbled secret notebooks, and wild typewrit-ten pages, for your own joy »5. L’électricité permettait d’aller plus vite, car l’effort musculaire requis pour presser les clés est moins grand. D’ailleurs, avec beaucoup de modèles, le retour du chariot s’opère à l’aide d’une touche ou mieux, automatiquement. Ce genre d’automatisation se trans-pose dans l’écriture. D’ailleurs un critique a dit de On the Road : « It’s not writing, it’s typing. » Serait-ce la machine à écrire qui écrit? Ou comme le dit Nietzsche, la plupart du temps, ce n’est pas l’écrivain qui écrit, mais la table.

CR : Et l’écran de l’ordinateur, est-ce lui qui gère les modalités ou le rythme de l’écriture par la suite?

JB : Robertson Davies a constaté que les romans écrits à l’ordina-teur étaient baroques, donnaient l’apparence de tourner en rond et man-quaient d’esthétique et qu’il préférait à cause de cela écrire de façon plus traditionnelle. Et c’est vrai que l’ordinateur permet un plus grand nombre de substitutions sur l’axe vertical sans laisser de trace. D’ailleurs, avec l’ordinateur, copier, déplacer et coller des textes ne laissent la plupart du temps aucune trace visible. Cela se fait sans colle ni ciseaux. Mais la vitesse avec laquelle on peut le faire laisse plus de place à la spontanéité ou au manque de jugement. L’auteur se sentira-t-il obligé de penser son texte en termes de blocs et d’insérer des indices typographiques de son travail d’édition informatique, de substituer des x qui pouvaient se surim-poser sur des mots afin de rayer des mots avec le dactylo électrique par un autre trait? Et si l’auteur travaille avec plusieurs programmes, ces pro-grammes vont laisser leurs traces que cela soit Word, MacWrite, MacPaint, etc. Enfin la marque de l’ordinateur que cela soit un Macintosh ou un autre genre de PC, cela inscrira un signe. Il y a aussi la présence de l’ordinateur,

5. Jack Kerouac, « Belief & Technique for Modern Prose », dans Good Blonde & Others, San Francisco, Grey Fox, 1998, p. 72.

Page 219: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 219

Chantal Richard Entretien avec Jean Babineau

le laisser-là, sous tension, éteindre les lumières, quitter la pièce, revenir et la machine t’accueille avec son screen saver, After Dark. La machine ne t’a pas oublié, même si elle est capable de faire des siennes après plusieurs années de travail fidèle. Cette machine que tu traînes avec toi…

Cette machine qui va recevoir ton courriel et te submerger de scrap…Kerouac aurait-il pu écrire les livres avec la qualité de la prose spon-

tanée s’il n’avait eu son Underwood? Héros de football au collège, son approche à la machine à écrire était celle d’un athlète aux prises avec le temps dans une course. Dans Atop an Underwood, pendant qu’il tape avec une machine semblable à sa vieille qu’il avait dû laisser dans un bureau de prêteur sur gage, il réfléchit à l’acte d’écrire au dactylo :

Here I am at last with a typewriter, a little more the hungrier, a little less the hungrier. There are some kinds of hunger, and there are other kinds of hunger.

As I write the first paragraph, it occurs to me that the print of this typewriter is similar to the print of a typewriter which I used in College, exactly one year ago. This is a thing which astonishes me [to] no end, but affects you not. But the fact remains, here I am, one year later in life, with the same kind of typewriter, only the letters I put down are different, with more truth, sanity, health, background, and backbone than the old ones.6

CR : Alors si on répartit les périodes d’écriture selon les manuscrits et les tapuscrits que j’ai sous la main, est-il possible de découper l’écriture de Bloupe en moments d’écriture?

JB : Oui, il y a au moins quatre écritures/technologies (ou quatre différents genres d’écritures, sans parler de photos, de photocopies, de dessins, de scriptions…) et autant de révisions, en comptant les manus-crits (à la main) et les trois machines, qui ont accompagné l’écriture de Bloupe :

Premièrement, les manuscrits qui ont accompagné la rédac-tion pendant tout le projet. Ce sont les textes de base et les textes d’accompagnement des autres écritures. Cette première écriture/technologie n’a jamais disparu totalement, elle se fait vieille, mais refuse de disparaître et refait toujours surface avec sa pointe;

6. Jack Kerouac, « [Here I am at last with a typewriter] », Atop an Underwood – Early Stories and Other Writings, Paul Marion (dir.), New York, Viking, 1999, p. 130.

Page 220: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

220 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Deuxièmement, la machine à écrire électrique Smith-Corona avec laquelle une première version tapuscrite de 200 pages a été écrite et soumise au Conseil des Arts du Canada qui a subven-tionné le projet dans le cadre de son programme « Explorations ». La Smith-Corona, bleue comme un ciel sans étoiles;

Troisièmement, il y a eu la Canon Typestar 110 avec une mini-mémoire, machine à écrire qui me permet d’écrire la version de 250 pages envoyée à Michel Henry éditeur qui contient deux polices, le standard genre Times et l’italique avec lesquelles je joue à créer deux voix narratives. Je peux régler la Typestar pour qu’elle imprime un caractère, une phrase ou un paragraphe mémorisé. Elle me donne le choix. En plus dans cette machine, le chariot a déjà laissé la page sur le cylindre, c’est le chariot qui se promène sur la page pour imprimer et ainsi, elle mérite mieux son nom par cette mouvance. Le cliquètement de la machine à écrire a presque disparu, le chariot imprime presque silencieusement, on peut se croire au volant d’une Cadillac parmi des étoiles qui défilent;

Quatrièmement avec un Macintosh Classic dans les pro-grammes MacWrite II et MacPaint, écrits par la même personne, ces deux programmes sont les premiers ayant une interface. C’est avec le Mac Classic que j’ai coupé 50 pages de la version soumise à Michel Henry éditeur que j’ai présentée aux Éditions Perce-Neige. Avec l’ordinateur, on est tenté de retourner souvent sur nos pas corriger un mot là et un mot ici, puis on imprime, mais voilà que quelques autres fautes se montrent la face, on corrige, on imprime de nouveau, et on décime des forêts. On coupe et on colle. On recherche où un personnage a paru la dernière fois et oui, montre-moi toutes les fois qu’il apparaît svp afin que l’on puisse déterminer son importance voire décider si on peut s’en débar-rasser facilement ou s’il doit rester. C’est bien beau, la mémoire de l’ordinateur remplace la mémoire de l’auteur. Elle nous aide à structurer nos personnages, retrouver comment un acadianisme ou un chiaquisme a été épelé, combien souvent on s’en est servi, etc.

Il me paraît évident que le bricolage traverse l’écriture de ce roman, des textes manuscrits jusqu’à la version finale écrite à l’ordinateur, mais le bricolage à l’ordinateur s’opère en partie selon les normes écrites par l’au-teur des deux programmes : MacWrite et MacPaint, ce qui crée aussi un

Page 221: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 221

Chantal Richard Entretien avec Jean Babineau

support uniforme où aucune épaisseur autre que la page n’existe. Et cela demande une lecture en soi.

CR : En fait, Bloupe a traversé une période révolutionnaire dans le domaine de l’écriture. Des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix, tu es passé des manuscrits griffonnés sur l’endos d’un paquet de ciga-rettes à l’informatique. Et aujourd’hui, tu optes pour l’écran ou le stylo?

JB : La technologie, il est vrai, comporte des avantages. On écrit plus vite avec le clavier en utilisant les doigts pour former des lettres, mais il faut courir après des cartouches d’encre, des programmes, un nouveau modèle d’ordi qui n’est pas périmé, un écran grand assez pour représen-ter une page. Mon Macintosh Classic n’avait qu’un écran de 7,25 x 5,25 pouces, il manquait donc plusieurs pouces pour voir une page de 8,5 x 11 pouces, il fallait se forcer pour voir à l’intérieur de la cagoule, c’est-à-dire dans la caverne de l’écran.

Eh! Oui, ce n’est pas seulement le clavier qui nous fait courir. La main sur la page glisse et s’en va où je ne sais pas, peut-être vers

la pointe du stylo, là où tout semble converger. Maintenant, j’écris tou-jours un peu avec un stylo Hi-Techpoint V

5 à 0,5 épaisseur avec lequel je

peux écrire 1 km et je dois en passer de 12 à 24 stylos par année, ce qui veut dire que je voyage manuscritement de 12 à 24 km par année… C’est vrai, ce n’est pas la vitesse d’un supersonique, mais je peux quand même admirer le paysage et cela rappelle le balayage horizontal par des bandes de l’écran cathodique vu seulement d’une certaine distance, comme un écho du vers rimbaldien : « Je est un [A]utre » ou l’Âme est dans la machine, dans le Texte ou dans l’Ordi et non pas nécessairement dans l’Ovni.

Page 222: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 223: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 223

RésuméDepuis leur fondation en 2003, l’activité toujours croissante des Éditions Tintamarre, petites presses universitaires basées au Centenary College of Louisiana, à Shreveport, a donné un nouveau souffle à l’édition francophone en Louisiane. Se décrivant comme une « maison d’édition en langues patrimoniales » — heritage language press —, Tintamarre réédite des œuvres du xixe siècle tout en tendant la main à la création actuelle en français. C’est ce « double jeu » qu’examine cet article. D’une part, il interroge l’inscription de cette entreprise de récupération littéraire dans divers contextes, ou champs d’insertion, au moyen de l’enjeu stratégique que serait la qualité patrimoniale des textes (re)publiés; ceux-là comprennent entre autres : le multilinguisme étatsunien, la francophonie nord-américaine ou encore les études françaises aux États-Unis. D’autre part, il met en lumière la « cohérence de la contradiction » qui sous-tend cette initiative hardie, à savoir la promotion du livre-monument, présenté comme un héritage culturel appartenant même aux non-francophones, afin de favoriser le livre-texte, instrument de développement du français comme langue vivante en Louisiane.

Clint Bruce Brown University

Entre redécouverte et création contemporaine : le double jeu des Éditions Tintamarre, (petite) presse universitaire louisianaise

En concluant le dernier des trois chapitres de son Histoire littéraire de l’Amérique française (1954) consacrés à la littérature en langue française de la Louisiane, Auguste Viatte avait sans doute le sentiment de fermer un cercueil : « la littérature franco-louisianaise a pris fin »1, affirmait-il. Et pourtant, autant le français avait jadis joué un rôle très important dans la vie publique en Louisiane, autant la littérature louisianaise en français y avait été abondante, eu égard à la population, diverse, étant le fait de Créoles aux origines variées, ainsi que d’immigrés et d’exilés français, et souvent d’une indéniable originalité. Il restait que, après « l’éclat des belles années »2 du milieu du xixe siècle, l’étiolement de la langue française dans cet État américain semblait avoir fait son œuvre inexorable.

Nous savons aujourd’hui que, grâce à la « renaissance » du fait francophone amorcé dès les années 1960, cette nécrologie s’est avérée prématurée. Il suffit de souligner, rien que dans le domaine des échanges Acadie-Louisiane, la participation récente de poètes cadiens au Festival acadien de poésie à Caraquet3. Toutefois, jusque vers le début des années

1. Auguste Viatte, Histoire littéraire de l’Amérique française : des origines à 1950, Paris, puf, 1954, p. 299.

2. Id., p. 300.3. À savoir Beverly Matherne en 2009, Jean Arceneaux et Brenda Mounier en 2010.

Page 224: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

224 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

2000, la nouvelle (mais sporadique) écriture louisianaise n’avait pas encore donné lieu à un projet d’édition durable. Quant à l’important corpus légué par le xixe siècle, il demeurait surtout l’apanage des chercheurs qui s’aventuraient dans les rayonnages sombres des fonds d’archives.

Cette situation a changé en 2003 avec la fondation des Éditions Tintamarre par le professeur Dana Kress du Centenary College of Louisiana4. Se décrivant comme une « maison d’édition en langues patrimoniales » — heritage language press —, Tintamarre réédite des œuvres du xixe siècle tout en tendant la main à la création actuelle en français5. Bien que nous soyons affilié depuis la première heure à cette initiative6, nous avons moins l’intention dans cet article d’en faire la promotion que de montrer comment ces deux vocations sont réunies autour d’une conception élastique du « patrimoine » louisianais : c’est ce que nous pouvons appeler le « double jeu » de ces petites presses universitaires. Il s’agira notamment d’élucider des stratégies discursives employées par Tintamarre en vue de réintroduire, voire de « reconstruire » un patrimoine littéraire largement ignoré, en l’inscrivant dans un contexte à la fois local (la Louisiane), national (les études littéraires aux États-Unis) et, dans une moindre mesure, international (la francophonie).

Les Éditions TintamarreLes Éditions Tintamarre ont publié plus d’une trentaine de livres

— la grande majorité en français. Leur catalogue se subdivise en deux collections. La première, les « Éditions Tintamarre » proprement dites, regroupe des éditions critiques ou annotées d’œuvres littéraires louisianaises, essentiellement du xixe siècle. Jusqu’à présent, cette série compte une douzaine de parutions et propose tant des œuvres uniques — comme La Nouvelle Atala d’Adrien Rouquette, édition préparée par Élizabeth B. Landry (2003), ou la scabreuse tétralogie Les Quarteronnes de la Nouvelle-Orléans de Sidonie de La Houssaye, annotée avec une introduction par Christian Hommel (2006 et 2009) — que des anthologies, telles que Paroles d’honneur – Écrits de Créoles de couleur néo-orléanais de Chris Michaelides (2004). Il y a également un recueil de poésie bilingue (Les Vagabondes du poète de couleur Camille Thierry, traduit par May

4. Voir le portail des Éditions Tintamarre : http://www.centenary.edu/editions/.5. L’expression langues ancestrales existe également, mais elle ne traduit guère la

notion de patrimoine contenu dans le terme heritage.6. L’auteur de cet article siège au comité de rédaction et de direction des Éditions

Tintamarre depuis leur fondation, sur l’invitation de M. Kress, sous la direction de qui il a fait des études de littérature française au Centenary College, entre 1997 et 2002. Il a été assistant de recherche lors de la création d’une importante bibliothèque numérique d’œuvres louisianaises, laquelle a précédé la création de la maison d’édition.

Page 225: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 225

Clint Bruce Entre redécouverte et création contemporaine

Rush Gwin Waggoner [2004]), une édition bilingue de deux nouvelles en allemand, ainsi qu’un roman dans cette langue7.

Dans la deuxième collection, les « Cahiers du Tintamarre », sont rassemblées, d’une part, des republications de textes anciens, sans appareil critique et parfois dans des anthologies, comme Contes et récits de la Louisiane créole i (2006) et ii (2008), et, d’autre part, des œuvres originales signées par des écrivains contemporains. Cette dernière catégorie se limite pour l’instant à quatre titres, à savoir un court roman (Baron Rouge 19–59 de Freddy De Pues, 2006) et trois recueils de poésie (L’École gombo de Kirby Jambon, 2006; Julie Choufleur ou Les preuves d’amour de David Cheramie, 2008; et Lamothe-Cadillac : sa jeunesse en France de Beverly Matherne, 2009).

À l’heure actuelle, les textes réédités (établis sans appareil critique) représentent donc la majeure partie du catalogue de Tintamarre, soit dix-huit titres.

S’il faut insister sur le fait qu’il s’agit d’une petite maison d’édition, c’est en premier lieu en raison du cadre institutionnel. Situé à Shreveport, à l’extrême nord-ouest de l’État, bien en-dehors du foyer historique de la langue française en Louisiane, le Centenary College of Louisiana est une toute petite université d’arts libéraux, fréquentée par seulement un millier d’étudiants et n’offrant pas de programmes de troisième cycle. Les cours de langue et de littérature françaises sont assurées par un seul professeur, le précité Dana Kress. Ce qui revient à dire que, au Centenary College, l’enseignement prime plutôt que la recherche; ainsi, la maison d’édition a pris la suite de projets antérieurs à visée pédagogique. Il y eut d’abord un journal étudiant en langue française, lancé en 1996 et baptisé Le Tintamarre. Lorsque, vers 1998, M. Kress, dix-neuviémiste formé par Claude Pichois à l’Université Vanderbilt, a commencé à fréquenter les fonds d’archives pour prendre connaissance de la littérature francophone indigène, il a embrigadé ses étudiants pour créer une bibliothèque numérique dans le simple but de mettre en circulation des textes que seuls les louisianistes connaissaient8.

La maison d’édition est venue ensuite pour répondre à des besoins qu’un site Internet ne pouvait combler, à savoir : rendre les œuvres

7. Black and White in the Red River Swamps: Two Stories by Friederich Gerstäcker, textes établis et traduits par Mark Gruettner et Robert Bareikis, Shreveport, Éditions Tintamarre, 2006; et Die Geheimnisse von New Orleans de Ludwig von Reizenstein, édition critique de Steven Rowan, Shreveport, Éditions Tintamarre, 2004.

8. Nous devons nuancer ces propos en soulignant que quelques projets de réédition, intéressants mais isolés, avaient déjà été réalisés par plusieurs chercheurs d’autres institutions, en Louisiane et au Québec. Nous reviendrons là-dessus plus loin.

Page 226: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

226 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

accessibles à des francophones âgés qui n’étaient peut-être pas adeptes d’Internet; doter la littérature louisianaise de la légitimité conférée par une presse universitaire; et encourager l’enseignement de cette littérature et éventuellement l’émergence d’un véritable discours critique sur les œuvres. Les éditions critiques et commentées visent ces deux derniers objectifs. Ces livres à usage pédagogique sont préparés par des chercheurs, professeurs ou doctorants, tandis que l’évaluation des manuscrits est confiée au comité de rédaction et de direction, composé de spécialistes de littérature louisianaise9.

Le projet est financé par des subventions, des dons privés et, jusqu’à un certain point, la vente des livres. Tintamarre a bénéficié d’une subvention initiale, en 2002–2003, du Conseil des régents de Louisiane pour la publication de douze livres; celle-ci a été renouvelée cinq ans plus tard. Des œuvres d’auteurs afro-créoles ont été financées grâce au fonds Newton Smith10. Les Éditions Tintamarre n’ont commencé à publier des œuvres nouvelles que lorsque le comité a reçu le manuscrit, tout à fait inattendu, de De Pues, en 2005. Le succès de l’initiative a attiré des dons de particuliers. Le traditionnel système de distribution, basé au collège, ayant longtemps limité les ventes potentielles, la maison est passée en 2010 à la vente en ligne à travers Amazon.com11.

Les étudiants du Centenary College sont restés très impliqués dans le travail de l’édition; la dimension pédagogique du projet a même joué un rôle dans l’attribution de subventions à la nouvelle maison d’édition. Pour toute la collection « Les Cahiers du Tintamarre », ils se chargent de l’établissement des textes, qu’ils recopient; de la conception graphique des livres; de la mise en pages et parfois de textes de présentation — tout cela sous la direction de leur professeur, il va sans dire. Tout récemment, l’ensemble de ces compétences a été mobilisé pour un même projet, une Anthologie de poésie louisianaise du xixe siècle (2010), lauréat du Concours jeunesse francophone en action 2009, organisé par le Centre de la francophonie des Amériques.

Voilà donc un certain nombre de conditions réunies : des textes intéressants, des chercheurs dévoués, des étudiants enthousiastes, de la

9. Les autres membres du comité sont Jennifer Gipson (Université du Wisconsin à Madison); Amanda Lafleur (Université d’État de Louisiane); Carol Lazzaro-Weiss (Université du Missouri-Columbia); Chris Michaelides (Université de Louisiane à Monroe); et May Rush Gwin Waggoner (Université de Louisiane à Lafayette).

10. Né esclave à la veille de la Guerre civile, Newton Smith (1859–1956) était un agriculteur et entrepreneur de la région de Shreveport. Bien qu’il n’ait jamais appris à lire, il encouragea activement les autres à s’instruire. (Willie Burton, On the Black Side of Shreveport: A History, Shreveport, s. n., 1983, p. 3–4)

11. Communication personnelle, 16 août 2010. Au moment d’écrire ces lignes, plusieurs titres étaient déjà disponibles sur Amazon.com.

Page 227: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 227

Clint Bruce Entre redécouverte et création contemporaine

bonne volonté et un minimum d’assise financière. Certes, il faut beaucoup plus que cela pour fonder et faire fonctionner une presse universitaire, même des plus petites. Une imprimerie professionnelle de Shreveport s’occupe de l’impression des livres eux-mêmes. Bien que Tintamarre ne reçoive aucun soutien financier direct de la part du Centenary College, le collège fournit des locaux et sa libraire se charge des ventes et de l’expédition des commandes12.

Si l’initiative prend des allures artisanales par certains côtés, le modèle Tintamarre a l’avantage de l’innovation et de la flexibilité, atouts à une époque de crise généralisée des presses universitaires aux États-Unis, dont plusieurs se sont retrouvées au bord de la faillite13.

DémarcheLa démarche adoptée consistera à confronter les pratiques et

politiques éditoriales de Tintamarre à une analyse discursive de la construction de la notion de « patrimoine » (heritage ou legacy, en anglais), avancée comme raison d’être principale de l’initiative.

Les données proviennent de plusieurs sources. Il y a des documents émis par Tintamarre à visée promotionnelle, par exemple des demandes de subventions, le site Internet de la maison d’édition et des communiqués de presse du Centenary College; ainsi que des paratextes (notices explicatives, préfaces, quatrièmes de couverture). Des représentations médiatiques du projet ont également été considérées. À des fins de clarification, un entretien a été effectué avec le directeur, Dana Kress; des propos ont aussi été recueillis auprès de deux collaborateurs, Christian Hommel et Chris Michaelides, également professeurs; de deux auteurs, Kirby Jambon et Beverly Matherne; et de deux professeurs et chercheurs sans affiliation avec Tintamarre, Deborah Jenson de l’Université Duke et Christopher L. Miller de l’Université Yale14.

À l’examen de ces données, nous interrogerons l’inscription de cette entreprise de récupération littéraire dans divers contextes, ou champs d’insertion, au moyen de l’enjeu stratégique que serait leur qualité patrimoniale. Le terme champ d’insertion désignera tout contexte ou domaine auquel peut s’adresser l’activité des Éditions Tintamarre. Ces

12. Le Centenary College touche 3,50 $ sur chaque livre vendu, les prix se situant entre 13,50 $ et 21,50 $.

13. John B. Thompson, « Survival Strategies for Academic Publishing », Publishing Research Quarterly, 21.4, 2005, p. 6.

14. Un questionnaire unique n’a pas été élaboré, même si des points similaires ont été abordés; nous avons préféré formuler des questions pour ainsi dire taillées sur mesure, à partir des expériences spécifiques de chaque informateur avec les Éditions Tintamarre. L’entretien et les réponses aux questionnaires seront signalés entre parenthèses par les initiales CP, pour « Communication personnelle ».

Page 228: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

228 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

champs d’insertion pouvant être nombreux, nous en retiendrons sept : 1) le développement du français comme langue vivante en Louisiane; 2) les études louisianaises comme discipline universitaire; 3) les études françaises/francophones aux États-Unis; 4) le multilinguisme étatsunien et la redéfinition de la « littérature américaine »; 5) la défense et la promotion des langues minoritaires; 6) la francophonie nord-américaine; et 7) l’état actuel des presses universitaires aux États-Unis.

Ces divers espaces d’intervention et de réception seront traités de manière « organique », c’est-à-dire non systématique. Ce qu’il importera de mettre en relief, c’est la mise en œuvre du discours patrimonial afin de favoriser le développement de la littérature louisianaise, perçue et présentée comme un tout, comme un corpus faisant ensemble, qu’il s’agisse d’œuvres ayant une valeur historique ou de textes contemporains — d’où le « double jeu ».

La mission énoncée des Éditions Tintamarre La notion de patrimoine est au cœur de la mission des Éditions

Tintamarre. Ce point apparaît on ne peut plus explicite dans trois documents à la lecture desquels se dessine, cumulativement, un véritable énoncé de mission.

Une demande de subvention donne comme objectif premier de « faire connaître et mettre en valeur le patrimoine culturel unique de la Louisiane (Louisiana’s unique cultural legacy), à travers le Sud, les États-Unis et le monde entier »15. Évidemment, la mise en scène d’échelles de rayonnement est frappante dans cette phrase; le sens de cette action est développé dans deux autres textes.

Selon une notice explicative paraissant dans les livres de la série « Les Cahiers du Tintamarre » :

La vente de la Louisiane donna à la nation américaine des milliers de citoyens futurs dont l’héritage se trouvait en France, au Canada francophone, en Allemagne, en Espagne, en Afrique et aux Caraïbes. Américanisés par le hasard, […] ils nous ont laissé, dans leurs journaux, leurs livres, leurs manuscrits et leurs chansons, un registre riche et varié de leur vie au Nouveau Monde. C’est cette expérience — exprimée au moyen de ces langues aujourd’hui minoritaires — que Les Cahiers du Tintamarre explorent, et ce faire dans les mots des gens qui l’ont vécue ou qui la vivent encore.

15. Nous traduisons.

Page 229: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 229

Clint Bruce Entre redécouverte et création contemporaine

Or nous avons vu avec la publication de deux livres en allemand que Tintamarre est prêt à assumer d’autres langues que le français. C’est en ce sens qu’un communiqué de presse diffusé par le Centenary College en 2006, explique :

La maison d’édition publie des œuvres issues de cette riche tradition multilingue qui est celle des États-Unis. Seule presse universitaire aux États-Unis se consacrant exclusivement à la littérature américaine écrite dans des langues autres que l’anglais, la maison d’édition recherche activement des éditions savantes et des œuvres de création contemporaine dans des langues aussi variées que l’arabe, le navajo, le chinois, le français et l’allemand.16

Examinons un peu ces trois déclarations qui, prises ensemble, forment un programme pour le moins ambitieux et imposent que nous fassions un certain nombre d’observations.

La première est que l’entreprise éditoriale trouve sa justification dans un glissement entre un patrimoine matériel (journaux, livres et manuscrits) et le patrimoine immatériel qui serait le contenu de ces écrits. Pour Dana Kress, la reproduction des textes littéraires de la Louisiane francophone relève de l’état d’urgence :

Beaucoup d’œuvres ont été perdues pour toujours à cause de Katrina. Il y a des œuvres que nous avons publiées qui déjà n’existent plus dans les archives et je peux dire avec certitude que nous allons en publier d’autres qui, dans quelques années, auront disparu des bibliothèques.17

Il faut savoir que, si plusieurs œuvres louisianaises ont été publiées sous forme de livres, en Louisiane ou en France, au xixe siècle, la majorité ont paru dans les journaux de l’époque. Beaucoup de ces journaux sont dispersés dans divers fonds d’archives et dans des collections privées, où ils sont souvent imparfaitement répertoriés et parfois mal conservés. M. Kress a cité l’exemple d’une bibliothèque universitaire en Louisiane dont le sous-sol fut inondé lors des ouragans de 2005 : c’est là que se trouvaient les archives louisianaises. Les dégâts ne se limitèrent pas à des œuvres historiques; une écrivaine très active aujourd’hui aurait perdu quantité de manuscrits inédits, qu’elle gardait chez elle18. Le projet Tintamarre se

16. Nous traduisons.17. CP, 16 août 2010.18. Kress, CP, 16 août 2010.

Page 230: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

230 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

veut donc « patrimonial » au premier degré, dans la mesure où il cherche à préserver et à transmettre des biens culturels menacés de disparition.

Le document matériel, support original à la survie incertaine, serait important par son contenu pour la raison expresse que les textes en question témoignent de l’expérience des minorités culturelles de la Louisiane. Qui plus est, ils porteraient un regard particulier sur une histoire commune; les connaître, ce serait enrichir la vision que « nous » (c’est-à-dire les Étatsuniens) pouvons avoir de « notre » société multiculturelle; les ignorer, ce serait perdre une partie essentielle de la mémoire collective. De par son histoire coloniale, la Louisiane est positionnée, dans le second document, vis-à-vis de l’ensemble des États-Unis, dont elle paraît appelée à complexifier toute vision monolithique (monolinguistique et monoculturelle).

Ce qui peut intéresser ici, c’est que la valeur documentaire l’emporte nettement (voire exclusivement) sur d’éventuelles qualités littéraires, intrinsèques ou comparatives, de textes qui sont pour la plupart des œuvres littéraires19. Bien que la contextualisation historique soit une fonction importante de toute édition savante, les textes de présentation des Éditions Tintamarre ne passent pourtant pas sous silence la dimension proprement littéraire des œuvres, voire leur littérarité : à titre d’exemple, l’introduction du roman Louisiana d’Armand Garreau (2003), signée par M. Kress, s’attache à situer le texte présenté par rapport à d’autres représentations littéraires des mêmes faits historiques20. Nous pouvons donc en conclure que l’énoncé de mission sert surtout à souligner l’intérêt et la pertinence de la littérature louisianaise, au-delà de l’enceinte des études littéraires, pour l’ensemble de la société, si ce n’est pas (à bien noter que nous analysons ici) pour l’humanité en général (« dans le monde entier »).

La revendication de « la littérature américaine écrite dans des langues autres que l’anglais » s’inscrit de manière résolue dans la contestation d’une définition unilingue de la littérature américaine. Le mouvement révisionniste — au sens premier, de « revoir », d’y porter un regard neuf — de l’histoire littéraire des États-Unis est mené depuis une quinzaine d’années par Werner Sollors et Marc Shell de l’Institut Longfellow à Harvard; ces chercheurs et d’autres se ralliant à eux mettent au grand jour l’étonnante diversité linguistique des écritures littéraires aux États-Unis, y compris dans tous les territoires devenus étatsuniens, ainsi que les relations

19. À l’exception des « communications spiritualistes », des transcriptions de messages envoyés par les morts à travers des médiums, rassemblées par Michaelides dans Paroles d’honneur.

20. Le roman met en scène la révolte des colons français contre les autorités espagnoles au lendemain de la cession de la Louisiane à Charles III en 1763.

Page 231: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 231

Clint Bruce Entre redécouverte et création contemporaine

et transferts entre ces traditions. La Louisiane n’a guère été laissée en rade, d’ailleurs : un article sur les écrivains louisianais dits de couleur figure dans l’ouvrage collectif Multilingual America21, et The Multilingual Anthology of American Literature inclut la nouvelle anti-esclavagiste « Le Mulâtre », de Victor Séjour (1817–1874)22. M. Kress et nous-même avons siégé au Groupe de discussion sur les littératures étatsuniennes dans des langues autres que l’anglais de la Modern Language Association, fondée par le professeur Sollors en 1996. Par ailleurs, Norman R. Shapiro a traduit deux pièces de Séjour23, en plus d’une anthologie bilingue, présentées par M. Lynn Weiss24. Le fait que M. Weiss et que d’autres chercheurs se penchant sur la littérature louisianaise soient américanistes indique que nous assistons bel et bien à un décloisonnement et à une redéfinition, modestes, soit, de la littérature « américaine » par le biais d’un réexamen du patrimoine linguistique.

Cela soulève une question inévitable : vu que Tintamarre déclare souhaiter « faire connaître et mettre en valeur le patrimoine culturel unique de la Louisiane » et que cette action est envisagée en premier chef dans un cadre régional (« le Sud ») et national, la traduction vers l’anglais ne s’imposerait-elle pas comme recours premier?

La formule heritage language press, employée dans des demandes de subvention et dans le communiqué de presse cité ci-dessus, est vraisemblablement une invention des Éditions Tintamarre25. Or, le terme heritage language, « langue patrimoniale ou ancestrale », est employé aujourd’hui aux États-Unis pour désigner toute langue autre que l’anglais parlée par une communauté ou au sein d’une famille. Cette expression,

21. Michel Fabre, « The New Orleans Press and French-Language Literature by Creoles of Color » dans Multilingual America: Transnationalism, Ethnicity, and the Languages of American Literature, Werner Sollors (dir.), New York, NYU Press, 1998, p. 29–49.

22. Texte original accompagné d’une traduction d’Andrea Lee, « The Mulatto », dans The Multilingual Anthology of American Literature: A Reader of Original Texts with English Translations, Werner Sollors and Marc Shell (dir.), New York, New York University Press, 2000, 146–81. La nouvelle de Séjour avait également reçu l’honneur d’une traduction de Philip Barnard dans The Norton Anthology of African American Literature, 2e éd., Henry Louis Gates, Jr. et Nellie Y. McKay (dir.), New York, Norton, 2004, p. 353–365.

23. Il s’agit du Juif de Séville (1844) et de La Tireuse de cartes : The Jew of Seville, traduit par Norman R. Shapiro avec une introduction par M. Lynn Weiss, Urbana, University of Illinois Press, 2002, et The Fortune-Teller, traduit par Norman R. Shapiro, avec une introduction par M. Lynn Weiss, Urbana, University of Illinois Press, 2002.

24. M. Lynn Weiss (dir.), Creole Voices : The Francophone Poetry of Nineteenth-Century Louisiana, traductions de Norman R. Shapiro, Urbana, University of Illinois Press, 2004.

25. Une simple recherche dans Google ne rapporte qu’une autre occurrence de cette expression, où elle renvoie à la presse périodique destinée aux immigrés.

Page 232: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

232 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

qui renvoie à la langue inférieure en situation de diglossie, a surtout cours dans le domaine de l’éducation, où elle encadre la réflexion sur des approches et méthodes en vue soit de préserver une langue minoritaire soit de faciliter l’instruction en anglais26. Le terme connaît donc une certaine vogue et traduit une réalité politique incontournable : à savoir que la notion de bilinguisme, qui évoque celle de droits linguistiques, laquelle n’a pas du tout le même sens et surtout pas le même poids aux États-Unis qu’au Canada, est tombée en disgrâce vers la fin des années 199027. Si l’acceptation de l’expression heritage language signifie aussi la renonciation à une position d’égalité entre la langue « patrimoniale », dominée, et la langue dominante, elle a cet avantage concomitant d’esquiver tout conflit politique, car l’idée de patrimoine n’est guère contestée — et cela, d’autant plus qu’elle peut être arrimée à des initiatives en faveur du tourisme culturel, par exemple28. Tintamarre se pose en défenseur du patrimoine linguistique, la langue comme patrimoine ou langue-patrimoine; les écrits littéraires en seraient le dépôt. En cela, les presses du Centenary College se démarquent d’autres maisons d’éditions rejoignant des communautés linguistiques minoritaires, comme la maison Arte Público Press de Houston, associée au projet Recovering the U.S. Hispanic Literary Heritage, qui édite davantage de titres bilingues ou en anglais qu’en espagnol exclusivement.

Il y a donc, d’une part, volonté de promouvoir le français au nom du principe de la diversité linguistique, dans le contexte du multiculturalisme étatsunien et, d’autre part, l’initiative Tintamarre est indissociable de la situation particulière du français en Louisiane.

Les Éditions Tintamarre dans la Louisiane francophoneLa situation actuelle du français en Louisiane tient du paradoxe. Les

cultures traditionnellement francophones de la Louisiane ont beau jouir d’une visibilité sans précédent, grâce entre autres à une promotion intense

26. Voir Donna Brinton, Olga Kagan et Susan Bauckus, Heritage Language Education: A New Field Emerging, New York, Routledge, 2008. Il existe également une revue consacrée à la problématique des langues patrimoniales, Heritage Language Journal.

27. À la suite de plusieurs défaites référendaires infligées à des programmes scolaires bilingues, en espagnol surtout, la réforme éducative de 2002 dite No Child Left Behind infirmait la loi sur l’éducation bilingue en vigueur depuis 1968. Quant à la notion même de droits bilingues, l’ouvrage de Sandra del Valle, Language Rights and the Law in the United States: Finding Our Voices (Clevedon, Angleterre; Buffalo, Multilingual Matters, 2003) est écrit perceptiblement sur le mode optatif.

28. Voir le livre de Sarah Le Menestrel, La Voie des Cadiens : tourisme et identité en Louisiane, Paris, Belin, 1999, et l’article de Connie Elbe, « French in New Orleans: The Commodification of Language Heritage », American Speech, vol. 84, n˚ 2, 2009, p. 211–215.

Page 233: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 233

Clint Bruce Entre redécouverte et création contemporaine

du tourisme culturel, le recul du français comme langue vernaculaire est une réalité indéniable, en dépit des efforts menés par le Conseil pour le développement du français en Louisiane (codofil), agence d’État créée en 196829. Face à la rupture de la transmission intergénérationnelle de la langue, Barry Jean Ancelet a appelé à un programme d’aménagement visant à assurer la viabilité du français « comme deuxième langue d’usage dans l’État »30. Pour ce faire, soutient-il, il faudrait développer tout un appareil de promotion du français dans l’espace public : « cinéma, littérature, radio, télévision, musique, affichage routier et commercial »31. Quiconque a séjourné dans le sud de la Louisiane aura observé que de telles initiatives existent, quoique à l’état embryonnaire, sauf pour quelques exceptions (dont la plus prometteuse serait la création relativement récente d’un réseau de programmes d’immersion). L’activité des Éditions Tintamarre semble participer de cette réorientation.

Or le réveil identitaire qui s’est opéré en Louisiane francophone à partir des années 1960–1970 a trouvé une expression puissante dans une nouvelle écriture en français. Après les premiers essais et recueils de poésie publiés par des éditeurs étrangers (au Québec et en France)32, le Centre d’études louisianaises de l’Université de Louisiane à Lafayette prend le relais à partir des années 1980; plusieurs œuvres originales paraissent — mais pas de roman — et une revue littéraire, Feux follets, voit le jour en 199133. Ce sont des signes encourageants qui donnent des résultats intéressants, mais ces initiatives s’essoufflent après chaque envolée34. Vers la fin des années 1990, des poètes cadiens et créoles

29. Selon les recensements de 1990 et 2000, le nombre de Louisianais parlant français à la maison serait passé de plus de 250 000 personnes à environ 198 000 sur cette période. Ces chiffres n’indiquent pourtant pas le nombre de locuteurs réels ou partiels susceptibles d’utiliser le français dans d’autres contextes.

30. C’est notre traduction d’une phrase circonspecte : « [I]t may be possible to regener-ate French as a functional second language in the state. » (Ancelet, « A Perspective on Teaching “the Problem Language” in Louisiana », The French Review, vol. 63, n˚ 1, 1988, p. 354).

31. Ibid.32. Je pense surtout à Lâche pas la patate de Revon Reed, Montréal, Éditions Parti

pris, 1976; à l’autobiographie Moi, Jeanne Castille, de Louisiane, Paris, Luneau-Ascot, 1983; et à Cris sur le bayou : naissance d’une poésie acadienne en Louisiane, Montréal, Intermède, 1980.

33. Par exemple : C’est p’us pareil, monologues par Richard Guidry (1982); l’anthologie Acadie tropicale (1983); et, plus tard, Une fantaisie collective : Anthologie du drame louisianais cadien (1999), éd. May G. Wagonner.

34. Christian Hommel a participé à une relance de Feux follets, vers le milieu des années 1990. Il va sans dire que bien des choses sont simplifiées ici. Pour un survol de la (re)publication de la littérature louisianaise avant 2004, voir l’article de Wagonner (auquel notre titre fait un clin d’œil), « À la recherche des textes perdus : découverte et création en Louisiane » dans Mémoires francophones : la Louisiane,

Page 234: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

234 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

comme David Cheramie, Jean Arceneaux, Zachary Richard et Deborah Clifton se faisaient éditer à Moncton, aux Éditions d’Acadie ou chez Perce-Neige, dans la collection « Acadie tropicale ».

J’aimerais hasarder ici une explication. C’est que les poètes de la Renaissance cadienne et créole n’ont pas revendiqué de filiation avec leurs devanciers créoles du siècle précédent. La raison en est simple : les écrivains contemporains s’identifiaient davantage à la culture populaire, véhiculée par les langues vernaculaires louisianaises, qu’à l’héritage littéraire légué par leurs prédécesseurs, manieurs d’une langue souvent châtiée, trop proche du français « étranger » que voulaient imposer certains promoteurs de la langue dans les années 1970–1980. Par conséquent, les œuvres « historiques » étaient laissées aux chercheurs et aux quelques professeurs qui donnaient des cours sur la littérature louisianaise et, de temps en temps, se consacraient à une réédition ou à une édition critique. Par ailleurs, la production contemporaine ne vient qu’au compte-gouttes, situation qui ne favorise guère la durée d’une entreprise éditoriale « sur place ».

Le fonds créole, patrimoine littéraire historique, garantit en contrepartie la régularité requise. Et c’est là l’essentiel du double jeu des Éditions Tintamarre, qui présentent la littérature louisianaise comme un ensemble, au lieu de ressasser la rupture entre, disons, 1923 (date à laquelle cessa de paraître L’Abeille de la Nouvelle-Orléans, dernier quotidien francophone de la Louisiane) et 1968, date de la fondation du codofil. Tout au contraire, cet écart est comblé en vertu de l’expérience minoritaire, d’où l’allusion aux « mots des gens qui l’ont vécue ou qui la vivent encore ».

Le développement du patrimoine vivant que serait la littérature actuelle est lié au succès des rééditions et des éditions critiques. Kress explique :

Les textes anciens financent ceux d’aujourd’hui; cela parce que ce sont des professeurs qui commandent les œuvres du xixe siècle pour des cours, donc en plus grande quantité, alors que les textes contemporains intéressent davantage des particuliers et se vendent en plus petit nombre.35

Cette formule n’a en soi rien d’original : toutes les grandes maisons d’édition misent sur leurs « valeurs sûres » et leurs classiques, pour compenser des projets moins rentables.

Guy Clermont, Michel Beniamino et Arielle Thauvin-Chapot (dir.), Limoges, Presses universitaires de Limoges, p. 57–66.

35. CP, 16 août 2010.

Page 235: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 235

Clint Bruce Entre redécouverte et création contemporaine

Il s’est d’ailleurs installé une sorte de répartition des tâches entre les Éditions Tintamarre et les presses du Centre d’études louisianaises à Lafayette, devenues la maison UL Press, pour toute l’Université de Louisiane à Lafayette, en 2009. Le Centre semble s’être désengagé de l’édition en français, pour se focaliser sur des ouvrages scientifiques sur la culture louisianaise, tandis que Tintamarre a refusé des manuscrits d’études savantes afin de mieux concentrer ses efforts sur le patrimoine littéraire — d’hier et d’aujourd’hui. M. Kress a déclaré en entretien que : « Lorsque nous avons commencé à rééditer la littérature créole, je croyais sincèrement qu’une autre institution allait s’occuper des écrits contemporains. »36 Cela ne s’est pas produit et Tintamarre s’est mis à cultiver activement « du vivant » à partir de 2005. Kirby Jambon, qui se produisait en public depuis plusieurs années avant la parution de L’École gombo, affirme avoir été contacté par Kress pour qu’il soumette un manuscrit à Tintamarre37.

Désormais, Tintamarre paraît être en passe de devenir le « chez-nous » des auteurs louisianais contemporains; la réputation que la maison d’édition s’est taillée depuis 2003 — grâce en grande partie à la littérature créole — donne une certaine visibilité à ses livres, toutes proportions gardées. Beverly Matherne, poète ayant à son actif plusieurs recueils bilingues, s’est adressée aux Éditions Tintamarre pour la publication de Lamothe-Cadillac après avoir lu les livres de Cheramie et de Jambon. Matherne a été invitée par la suite à deux festivals littéraires au Canada et a reçu deux prix littéraires au Michigan, où elle réside et enseigne la création littéraire38. L’École gombo de Jambon ayant été primé par le site Internet Mondes francophones, l’auteur a participé à titre de poète invité au Festival international de la poésie à Trois-Rivières à l’automne 2010. Ces écrivains estiment que leur collaboration avec Tintamarre leur permet à la fois de contribuer à l’épanouissement du français en Louisiane et de rejoindre les francophonies d’ailleurs.

Or considérer les œuvres nouvelles comme relevant du patrimoine implique un rapport différent à la propriété intellectuelle. C’est ce que reflètent les contrats d’auteur : moyennant une somme fixe, Tintamarre acquiert les droits sur l’œuvre jusqu’à épuisement du premier tirage, après quoi ils sont rétrocédés à l’auteur, qui peut renouveler ou non son contrat; cette disposition prévoit entre autres la possibilité qu’un autre éditeur, de la Louisiane ou d’une autre région, puisse republier ces livres si l’auteur le souhaite.

36. Ibid.37. CP, 14 août 2010.38. CP, 3 août 2010.

Page 236: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

236 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Un projet à venir se révèle encore plus parlant. En 2009, le comité de rédaction a reçu un manuscrit d’un Ronnie Châtelain, francophone ori-ginaire de la paroisse des Avoyelles et auteur de contes cocasses, ins-pirés de thèmes traditionnels que cet écrivain soumet à un traitement original et irrévérencieux. Le comité a approuvé le manuscrit avec enthou-siasme, tout en soulevant des problèmes de graphie dus au simple fait que Châtelain a appris à écrire le français en autodidacte. Actuellement, ce dernier corrige ses textes avec l’aide d’Amanda Lafleur, lexicologue louisianaise de renom, qui l’encourage à employer les normes orthogra-phiques adoptées par le tout nouveau Dictionary of Louisiana French39. S’il y a là une façon particulière de développer le patrimoine littéraire, c’est justement dans un tel esprit que, conformément à la demande de Châtelain, son œuvre entrera dans le domaine public à l’expiration d’une période de dix ans. Ainsi ses contes feront-ils très littéralement partie du patrimoine francophone louisianais.

Les Éditions Tintamarre, vivier des études louisianaises (en français)Outre son enracinement dans le contexte du développement du

français, Tintamarre s’appuie sur l’intérêt qu’ont toujours suscité en Louisiane les études sur la littérature louisianaise du xixe siècle. Tant s’en faut que cette initiative soit née dans un vide. D’un côté, plusieurs projets de réédition et d’édition critique l’ont précédée, soit des anthologies, comme Littérature française de la Louisiane de M. Allain et B. Ancelet40, soit des éditions annotées comme celles de L’Habitation Saint-Ybars de R. Hamel41, soit des nouvelles et récits de Michel Séligny préparée par F. Amelinckx42. Mais ces publications, certaines d’excellente qualité, restaient des incidents isolés les uns des autres, inaptes en soi à susciter un intérêt plus que passager au corpus louisianais en dehors des universités où enseignaient des professeurs qui avaient accès aux archives. D’un autre côté, les structures institutionnelles de la francophonie louisianaise ont donné lieu à des échanges dont a pu tirer profit les Éditions Tintamarre; nous pensons surtout, mais pas seulement, au Consortium codofil des collèges et universités louisianais.

39. Albert Valdman (dir.), Kevin J. Rottet (dir. associé), Barry Jean Ancelet et al. (dir. adjoints), Dictionary of Louisiana French: As Spoken in Cajun, Creole, and American Indian Communities, Jackson, University Press of Mississippi, 2010.

40. Bedford, N.H., National Materials Development Center for French, 1981.41. Alfred Mercier, L’Habitation Saint-Ybars, ou Maîtres et esclaves en Louisiane : récit

social, 1881, texte présenté et annoté d’après les manuscrits par Réginald Hamel, Montréal, Pierre-Clement-de-Laussat, 1982.

42. Michel Séligny, Michel Séligny – Homme libre de couleur de la Nouvelle-Orléans, compilation, introduction et notes par Frans C. Amelinckx, Québec, Presses de l’Université Laval/cidef, 1998. Cette liste n’est certainement pas exhaustive.

Page 237: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 237

Clint Bruce Entre redécouverte et création contemporaine

Les Éditions Tintamarre semblent destinées à servir de vivier des études louisianaises pour des chercheurs de la Louisiane souhaitant diffuser leurs recherches en français. Sur la douzaine d’éditions savantes (critiques ou commentées) déjà parues, si nous faisons exception de L’Anthologie des étudiants du Centenary College, sept ont été préparées par des chercheurs affiliés à une institution louisianaise au moment de leur parution; et seulement une par un chercheur n’ayant jamais fait d’études ou détenu un poste en Louisiane. Les Éditions Tintamarre ont pu donc récupérer des projets d’édition réalisés dans d’autres universités, par des professeurs ou des étudiants, qui auparavant n’avaient pas ce débouché. Cette participation des francophonistes louisianais ressortit au double jeu de Tintamarre : la maison d’édition attire des chercheurs désireux de publier en français parce que le français est encore revendiqué comme langue vivante en Louisiane. Voilà un juste retour des choses : si l’ancien finance le contemporain, la réalité contemporaine justifie la démarche vis-à-vis de l’ancien.

Le parcours de Chris Michaelides de l’Université de Louisiane à Monroe (ULM) est à ce titre exemplaire. Spécialiste d’études seiziémistes, Michaelides s’est converti à la littérature louisianaise après avoir assisté à un séminaire sur la littérature louisianaise et à des réunions du codofil. Kress l’a invité d’abord à faire une présentation au Centenary College et, lors de la création de la maison d’édition, à se joindre au comité de rédaction et à soumettre un projet d’édition critique, l’anthologie Paroles d’honneur. Alors qu’auparavant, son activité et son enseignement faisaient chambre à part, Michaelides affirme : « cet état des choses a radicalement changé après ma “découverte” des études louisianaises et ma collaboration aux Éditions Tintamarre ». Il poursuit :

J’ai développé un cours de littérature louisianaise et travaillé avec plusieurs étudiants sur des projets de recherches indépendants portant sur des écrivains louisianais. En général, je trouve que mes recherches sont maintenant beaucoup mieux intégrées à mon travail d’enseignant.43

Comme au Centenary College et dans d’autres institutions louisianaises, l’intégration du patrimoine littéraire louisianais dans le programme de français à l’ULM répond de toute évidence à l’intérêt que la francophonie « indigène » suscite chez les étudiants. Michaelides prépare actuellement une deuxième anthologie, à la réalisation de laquelle auront contribué des étudiants.

43. CP, 9 août 2010.

Page 238: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

238 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

Dans le cas de Christian Hommel, auteur de l’édition de Les Quarteronnes de la Nouvelle-Orléans, la présence des Éditions Tintamarre aura été déterminante pour son orientation professionnelle. Québécois d’origine, Hommel a fait une maîtrise à Lafayette sous la direction du professeur Amelinckx. Passionné de l’œuvre de Sidonie de La Houssaye, le jeune chercheur s’est ensuite inscrit à l’Université de Pennsylvanie; cependant, ses professeurs ont émis des réserves quant à un projet de thèse sur une œuvre inconnue et indisponible. Ils ont acquiescé seulement lorsqu’il a présenté la possibilité de faire une édition critique — qui serait publiée — de l’œuvre qu’il étudiait; cette édition, il l’a préparée concurremment avec sa thèse de doctorat44. Depuis 2008, Hommel enseigne au département de langue et littérature françaises de l’Université de Virginie et M. Kress a signalé que Les Quarteronnes sont l’un des best-sellers de Tintamarre. À travers l’expérience d’Hommel, nous voyons comment les études louisianaises en français sur la littérature du xixe siècle peuvent se déprovincialiser et prendre leur place au sein des études francophones.

Conclusion : la cohérence d’une contradictionDerrière le double jeu de la redécouverte et de la création

contemporaine, il y en a un autre, non moins important, entre la lisibilité et l’illisibilité de la littérature louisianaise éditée par Tintamarre. Par le lisible et l’illisible, j’entends la distinction entre deux fonctions du livre en français, soit le livre-texte, soit le livre-monument. Ce sont là, selon les différents champs d’insertion, l’endroit et l’envers d’un même effort de récupération patrimoniale. Cette dimension presque contradictoire de l’initiative, il importe d’en tenir compte pour comprendre l’épanouissement d’une (petite) presse universitaire en langues patrimoniales dans un milieu très majoritairement anglophone.

À un niveau très concret, le livre-texte signifie que cette littérature peut être lue. Le projet Tintamarre a rendu le patrimoine littéraire franco-louisianais accessible au lecteur francophone et, grâce aux textes de présentation de la série Éditions Tintamarre, intelligible au non-spécialiste.

Il semblerait de plus que les Éditions Tintamarre soient survenues à un moment où ces œuvres sont devenues épistémologiquement recevables. C’est-à-dire que le « phénomène Tintamarre » coïncide avec une transformation profonde des études françaises, du fait de l’arrivée des littératures francophones dans les départements étatsuniens et d’une remise en question des bases mêmes de la discipline. En 2003 (année de la création des Éditions Tintamarre), dans un numéro spécial de la revue

44. CP, 13 août 2010.

Page 239: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 239

Clint Bruce Entre redécouverte et création contemporaine

Yale French Studies consacré à cette crise d’identité, Farid Laroussi et Christopher L. Miller constataient que les études françaises, « devenues “multiculturelles”, peut-être à contre-cœur »45 depuis les années 1980, s’étaient ouvertes à une conception spatiale ou géographique sensible aux francophonies multiples, à côté du modèle séculaire temporel de la tradition littéraire. La littérature louisianaise n’est pas mentionnée dans ce numéro de YFS. Sept ans plus tard, des textes louisianais édités par Tintamarre sont enseignés par Miller, auteur de The French Atlantic Triangle: Literature and Culture of the Slave Trade46, dans des cours sur l’identité créole dans les sociétés de la Caraïbe47. Les livres de Tintamarre ont été adoptés non seulement à Yale, mais à la NYU, à Perdue, à l’Université du Missouri, à Duke, pour ne nommer que ces institutions-là.

Le cas de l’Université Duke, dont le Centre d’études françaises et francophones est à l’avant-garde des réflexions pluridisciplinaires sur le monde atlantique francophone, est tout à fait instructif. La professeure Deborah Jenson, codirectrice du Centre (avec l’historien Laurent Dubois), se sert des livres de Tintamarre à des fins de recherche et d’enseignement. Elle m’a signalé que, jusqu’à récemment, elle consultait presque exclusivement les éditions de Tintamarre, qu’elle cite dans ses travaux sur la problématique créole. À l’automne 2010, elle donnait un cours intitulé « D’Haïti à la Nouvelle-Orléans » explorant les liens historiques, culturels et littéraires entre ces deux régions de la francophonie (et de la créolophonie)48.

Nous voilà bien loin, grâce à des perspectives comparatives appro-priées, du gabarit lansonien qui faisait débuter, en 1982, un article d’un louisianiste dans ces termes presque contrits : « C’est avec quelques réserves que je ressuscite [le romancier] Alfred Mercier et le petit univers littéraire qu’il représentait. »49 Avec la circulation accrue des textes loui-sianais, le dépassement d’un tel complexe d’infériorité affranchira le dis-cours critique du stade « présentationnel » de la sempiternelle « redécou-verte ».

Au livre lisible s’oppose le livre-monument de la littérature louisianaise, produit susceptible d’être apprécié par un public qui, même s’il ne lit pas le français, considère comme sien, comme un bien culturel

45. Farid Laroussi et Christopher L. Miller, « Editors’ Preface : French and Francophone: The Challenge of Expanding Horizons », Yale French Studies, n˚ 103, 2003, p. 1. Nous traduisons.

46. Durham, Duke University Press, 2008. 47. CP, 10 octobre 2010.48. En guise d’anecdote, elle ajoute que « les étudiants aiment beaucoup les livres de

Tintamarre — et du côté visuel, ces œuvres sont belles! » (CP, 15 août 2010).49. George Reinecke, « Alfred Mercier, French Novelist of New Orleans », The Southern

Quarterly, n˚ 20, 1982, p. 145. Nous traduisons.

Page 240: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

240 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

Études Écrits contemporains

commun, le patrimoine francophone de l’État. Après tout, plus d’un million de Louisianais déclarent avoir des origines françaises — beaucoup ont aussi des origines africaines, espagnoles, autochtones, etc. — et les cultures créoles et cadiennes, plus ou moins exotisées, exercent une fascination sur l’ensemble de la population. Certaines variétés de l’anglais régional de la Louisiane sont parsemées de mots provenant du français louisianais, et les Louisianais revendiquent ces emprunts comme autant de signes d’un héritage linguistique particulier50. À titre symbolique, la réédition de la littérature louisianaise en français peut être perçue comme une réactivation d’un patrimoine linguistique qui ne soit pas l’apanage d’un groupe ethnique donné.

Telle est la vision du travail des Éditions Tintamarre véhiculée par les représentations médiatiques de l’initiative. En 2007, le magazine Imagine Louisiana publiait un article intitulé « Creole Voices : Heritage publishers at Centenary College find gold in Louisiana’s “lost” literature »51, de Bonnie Warren. La journaliste salue le projet, qu’elle situe dans le contexte de la francophonie vivante, et résume dans un encadré deux romans… pour des lecteurs majoritairement anglophones. Un reportage diffusé en 2009 par la chaîne télévisée KTBS Shreveport, affiliée au réseau national ABC, mettait l’accent sur le rôle joué par les étudiants dans la production des livres, dont le résultat est montré par une prise de vue juxtaposant l’édition originale de L’Habitation Saint-Ybars d’Alfred Mercier (1881) et la réédition de Tintamarre. Si le ton est celui de la fierté, ni l’article de Imagine Louisiana ni le reportage télévisé ne mentionnent l’éventualité de versions traduites ou même les traductions déjà disponibles. Paradoxalement, le contenu compterait moins que ce qu’il représente : une régénération du passé, du patrimoine littéraire respecté dans sa différence, malgré son inaccessibilité.

Si ce sont des lecteurs francophones, des professeurs et des chercheurs qui achèteront le livre-texte, l’importance du livre-monument n’est pas à sous-estimer. Car nombreux sont les bailleurs de fonds et les personnalités politiques ne connaissant pas le français dont le soutien peut bénéficier aux Éditions Tintamarre. M. Kress a déjà témoigné devant l’assemblée législative de la Louisiane au sujet du patrimoine linguistique de l’État et il faut croire que son investiture en 2010 comme deuxième consul honoraire de France l’amènera à se prononcer davantage sur ce dossier. Plus généralement, on peut dire que l’activité de Tintamarre « réindigénise » le français écrit alors qu’il a été longtemps associé au « français de la France ».

50. Elbe, op. cit., p. 211.51. Document Word fourni par l’auteure.

Page 241: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 241

Clint Bruce Entre redécouverte et création contemporaine

La réincarnation patrimoniale de la littérature louisianaise fait donc penser à cette blague (de Barry Ancelet, je crois) selon laquelle, chaque fois que l’on annonce le décès du français louisianais, celui-ci se redresse dans son cercueil pour demander : « Je peux a’oir une aut’ bière? ». La prochaine fois, ce sera peut-être pour demander un livre de Tintamarre.

Page 242: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 243: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 243

@ Jean Babineau

Romancier, nouvelliste et dramaturge, Jean Babineau a publié trois romans aux Éditions Perce-Neige : Bloupe (1993), Gîte (1998) et Vortex (2003), pour lequel il s’est mérité le Prix Antonine-Maillet-Acadie Vie. Ses romans laissent entrevoir un travail sur les langues qui a été remarqué par plusieurs critiques. Il a obtenu plusieurs bourses tant du gouvernement du Nouveau-Brunswick que du gouvernement du Canada. En 2002 et en 2003, Babineau participe à des ateliers d’écriture dramatique avec Louis-Dominique Lavigne, le premier offert par le théâtre de l’Escaouette à Moncton et le second par le Centre des auteurs dramatiques à la Résidence d’écriture franco-canadienne. Sa pièce Tangentes, mise en scène par Andréi Zaharia, est présentée au théâtre l’Es-caouette en 2006 et au théâtre de la Grand-Voile en 2007. Il travaille mainte-nant à une deuxième pièce, Ruches, et révise un roman sur la saga du parc Kouchibouguac intitulé Infini. Il détient une maîtrise en création littéraire de l’Université de Moncton et est doctorant en Études littéraires. Il a également publié des textes de création dans plusieurs revues.

@ Aurélien Boivin

Professeur au département des littératures, à l’Université Laval, Aurélien Boivin s’est très tôt spécialisé en conte et légende. Sa bibliographie critique et analytique, Le Conte littéraire québécois au xixe siècle (1975), a ouvert ce domaine à l’attention des littéraires. Responsable du secteur « Roman, conte et nouvelle » au Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec (8 vol.) et à La Vie littéraire au Québec (5 vol.), il est l’éditeur de recueils de contes d’inspira-tion folklorique dont il a donné des éditions rajeunies : outre ceux d’Honoré Beaugrand et de Joseph-Charles Taché, il a repris les Contes de Jos Violon de Louis Fréchette (1999) et a été le grand responsable de l’édition critique des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé (père) préparé en collabo-ration dans la « Bibliothèque du Nouveau Monde » (2007). Enfin, il a publié plusieurs anthologies, dont Les Meilleurs Contes fantastiques québécois du xixe siècle (1996) et, la plus récente, Contes, légendes et récits de la région de Québec (2008). Membre du collectif de la revue Québec français depuis sa fondation (1974), il en assure la direction depuis 2002.

Collaborateurs

Page 244: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

244 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

@ Monica Boehringer

Monika Boehringer est professeure agrégée à l’Université Mount Allison où elle donne des cours sur l’Acadie et l’écriture au féminin, domaines dans les-quels elle a publié de nombreux articles. Créatrice du site web Auteures aca-diennes/Acadian Women’s (Life) Writing qui répertorie plus de 80 auteures, elle a codirigé Entre textes et images : constructions identitaires en Acadie et au Québec (2010). Son édition critique de Sans jamais parler du vent par France Daigle sera publiée par l’Institut d’études acadiennes. Voir aussi sa contribution sur Daigle au site Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amé-rique française.

@ Denis Bourque

Denis Bourque est professeur titulaire au département d’études françaises de l’Université de Moncton où il enseigne principalement la littérature aca-dienne. Auteur d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Montréal et intitulée « Le Carnavalesque dans l’œuvre d’Antonine Maillet (1966–1986) », il a codirigé deux ouvrages collectifs : Les Littératures d’expression française d’Amérique du Nord et le carnavalesque (avec Anne Brown, 1998); Paysages imaginaires de l’Acadie. Un atlas littéraire (avec Marie-Linda Lord, 2009). Il a aussi publié de nombreux articles sur la littérature acadienne dans des ouvrages collectifs et dans des revues savantes dont Présence francophone, Francophonies d’Amérique, Port-Acadie, La Revue de l’Université de Moncton, Études francophones, Littéréalité, Voix et images, Dialogues francophones, Neue Romania, Rivista di studi canadesi et British Journal of Canadian Studies. De puis 2004, il dirige le Groupe de recherche en édition critique de l’Univer-sité de Moncton (Grécum) qui travaille à la publication d’éditions critiques des œuvres fondamentales de la littérature acadienne. Avec Chantal Richard, il publiera en 2012 le premier de trois volumes consacrés à l’édition critique des sermons et discours des grandes conventions nationales acadiennes (1881–1937). Il travaille aussi à la préparation d’une édition critique de la pièce Les Crasseux d’Antonine Maillet.

Page 245: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 245

@ Clint Bruce

Étudiant au département d’études françaises de Brown University (Providence, Rhode-Island), Clint Bruce prépare une thèse de doctorat sur l’imaginaire transatlantique « post-colonial » dans les littératures de France, de Louisiane et d’Haïti, après la Révolution haïtienne. Depuis 2003, il siège au comité de direction et de rédaction des Éditions Tintamarre, maison d’édition louisia-naise. Auteur de plusieurs articles et comptes rendus parus dans des revues telles que Francophonies d’Amérique, Québec Studies et The French Review, il a signé la préface de la nouvelle édition de La Mariecomo de Régis Brun (Perce-Neige, 2006), ainsi qu’un chapitre dans l’ouvrage Transnationalism and American Serial Fiction (Routledge, 2011).

@ David Décarie

David Décarie est professeur à l’Université de Moncton où il enseigne la litté-rature française du xxe siècle. Ses recherches actuelles portent sur Germaine Guèvremont. Il travaille notamment, en collaboration avec Lori Saint-Martin, à la publication des œuvres complètes de Guèvremont qui comprendront de nombreux inédits. Il fait également partie de l’équipe de rédaction du sep-tième tome de la série La Vie littéraire au Québec et prépare une édition cri-tique des Portes tournantes de Jacques Savoie. Outre des articles parus dans les revues Études françaises, Voix et Images, Roman 20/50, il a publié, en 2004, aux éditions Nota bene, un essai sur le romancier français Louis-Ferdinand Céline : Metaphorai. Poétique des genres et des figures chez Céline.

@ Bernard Émont

Bernard Émont est spécialiste en littérature et civilisation canadiennes d’ex-pression française. Chargé de recherche à la Sorbonne (Paris iv) et directeur du Centre d’étude du Québec et des francophonies d’Amérique du Nord (céqfAn) à la Maison des sciences de l’homme de Paris, il est aussi professeur associé à l’Université de Moncton. Directeur de recherche, il dirige plusieurs thèses d’étudiants en doctorat et les travaux des participants au projet d’édition critique de textes acadiens anciens, dans le cadre du projet de Bibliothèque acadienne de l’Université de Moncton. Il a publié plusieurs ouvrages sur Marc Lescarbot (Mythes et rêves fondateurs de l’Amérique française et Les Muses de la Nouvelle-France, édition critique) et de nombreux articles et études en litté-ratures acadienne et québécoise. Comme directeur d’un Centre multidiscipli-naire d’études québécoises, il supervise divers travaux de recherche et, à ce titre, il a édité plusieurs ouvrages collectifs, suite à des colloques du Centre, au sein d’une collection qu’il dirige aux éditions « Le Bretteur » (notamment Introduction aux écrits de la Nouvelle-France, 2006; Ils l’appelaient Nouvelle-France, 2008; Lettres d’outre-océan, 2009; Plein Nord, à paraître en 2012).

Page 246: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

246 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

@ François-Xavier Eygun

François-Xavier Eygun a étudié dans l’Ouest canadien (Calgary, Winnipeg) et enseigne depuis une petite vingtaine d’années dans l’Est, à Halifax, au dépar-tement des langues modernes de Mount Saint Vincent University. Il a publié deux recueils de poésie aux éditions du Blé au Manitoba, un essai sur le fan-tastique et Barbey d’Aurevilly et un certain nombre d’articles sur la littérature franco-manitobaine et sur des auteurs français des xixe et xxe siècles (Albert Cohen, Louis-René des Forêts, etc.). Il prépare une édition critique du premier roman publié en français sur l’Ouest canadien, La Pointe-aux-rats de Georges Forestier (1907), et s’intéresse à la littérature populaire et d’aventure de type western de la fin du xixe et du début du xxe siècle.

@ Pierre Gérin

Pierre Gérin enseigne la littérature et la linguistique au département d’études françaises de l’Université de Moncton. L’essentiel de ses travaux scienti-fiques porte sur l’édition critique d’anciens textes littéraires acadiens et sur l’histoire littéraire acadienne. On peut mentionner les ouvrages suivants : Marichette. Lettres acadiennes 1895–1898 (en coll., 1982); Pascal Poirier, Causerie memramcookienne (1990); Pascal Poirier, Glossaire acadien (1993). Il achève actuellement l’édition critique du drame historique d’Alexandre Braud, Subercase ou les dernières années de la domination française en Acadie (1902, 1936). Il collabore aussi à l’édition critique de l’Histoire de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot (1609), en cours de réalisation sous la direction de Bernard Émont.

@ Amélie Giroux

Amélie Giroux est inscrite au doctorat en études littéraire à l’Université de Moncton et prépare une étude génétique de La Sagouine d’Antonine Maillet. Elle est également coordonnatrice des collections à l’Institut d’études aca-diennes de cette université, où elle travaille depuis 2001. Elle a publié en 2009 un article intitulé « Écriture intime et récit de vie : mémoires d’une Acadienne » dans la revue d’ethnologie Rabaska. Elle a également collaboré au travail d’édition de plusieurs ouvrages, dont le collectif L’Acadie plurielle : dynamiques identitaires collectives et développement au sein des réalités aca-diennes, publié en 2003 par le Centre d’études acadiennes de l’Université de Moncton.

Page 247: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 247

Nicolas Hebbinckuys

Ancien étudiant de l’Institut catholique d’études supérieures (France), Nicolas Hebbinckuys a soutenu un mémoire de maîtrise en littérature comparée sur le motif du double et son adaptation cinématographique dans les œuvres de Topor, King, Kubrick et Polanski. Depuis 2005, il est professeur de français aux écoles d’immersion de printemps et d’été à l’Université Sainte-Anne. En 2008, il a rejoint le département d’études françaises comme chargé d’ensei-gnement, où il a donné des cours de langue et de littérature. Passionné d’his-toire et de littérature de voyage, il termine une thèse de doctorat à l’Université de Moncton (N-B) qui porte sur les textes de la Nouvelle-France.

@ Ronald Labelle

Docteur en ethnologie de l’Université Laval, Ronald Labelle a été responsable du secteur ethnologie et folklore au Centre d’études acadiennes de l’Univer-sité de Moncton (1979–2005) et directeur de ce centre pendant quatre ans. Il est présentement titulaire de la Chaire de recherche McCain en ethnolo-gie acadienne au Département d’études françaises et il est aussi associé au Groupe de recherche en études acadiennes (GréA) de l’Université Sainte-Anne. Ses publications comprennent Chansons acadiennes de Pubnico et Grand-Étang (2008), La Vie acadienne à Chezzetcook (1991) et Au Village-du-Bois – Mémoires d’une communauté acadienne (1985, prix France-Acadie, 1986). Il a aussi dirigé La Fleur du rosier – Chansons folkloriques d’Acadie (1988) et En r’montant la tradition – Hommage au père Anselme Chiasson (1982). En 2011, il a réalisé une exposition intitulée L’Art du conte en Acadie, en collaboration avec le Musée acadien de l’Université de Moncton.

Page 248: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

248 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

@ Guy Laflèche

Guy Laflèche a fait son baccalauréat à l’Université de Montréal (1970), sa maîtrise à Strasbourg (1971) et son doctorat à Paris (1973). Il a préparé sa première édition critique pour la collection de la « Bibliothèque des lettres québécoises » dirigée par G.-André Vachon : l’édition de la Relation de 1634 du jésuite Paul Lejeune publiée en 1973 sous le titre Le Missionnaire, l’apos-tat, le sorcier aux pum. Professeur au département des littératures de langue française à l’Université de Montréal depuis 1973, il a entrepris l’édition cri-tique des relations des jésuites sur les martyrs de Nouvelle-France, ce qui est devenu la série des Saints Martyrs canadiens (1988–1995, 5 vol.), qu’il a publiée à sa maison d’édition, fondée pour l’occasion, les éditions du Singulier. C’est là qu’a paru Un janséniste en Nouvelle-France ou Un récollet janséniste (2003) : le professeur Serge Trudel et lui ont édité sous ce titre la lettre de Valentin Leroux à Chrestien Leclercq (1679) parue dans la Nouvelle Relation de la Gaspésie de Leclercq (1691) et qui fait la preuve que le Premier Établissement de la foi dans la Nouvelle-France (aussi de 1691) est un faux, une œuvre pamphlétaire de Leroux publiée sous le nom de Leclercq. Guy Laflèche propose maintenant deux éditions critiques en direct sur Internet (Singulier.info). Depuis dix ans, il publie strophe par strophe les Chants de Maldoror par le comte de Lautréamont d’Isidore Ducasse, et travaille à son édition critique du chapitre xvi des Nouveaux Voyages de Lahontan, soit le récit de sa fabuleuse invention de la rivière Longue.

@ Ronnie-Gilles LeBlanc

Ronnie-Gilles LeBlanc a terminé ses études de premier et de deuxième cycles à l’Université de Moncton en histoire acadienne et il détient un doctorat en his-toire de l’Université Laval. Il a travaillé comme archiviste au Centre d’études acadiennes pendant près de vingt-cinq ans avant d’intégrer un poste d’histo-rien à l’Agence Parcs Canada. Il est l’auteur de nombreuses publications por-tant sur l’Acadie des xviiie et xixe siècles, notamment sur le Grand Dérangement et sur l’histoire religieuse. De plus, il a été le rédacteur des Cahiers de la Société historique acadienne durant plus de vingt ans.

Page 249: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012 249

@ Jean Morency

Jean Morency est professeur titulaire au département d’études françaises de l’Université de Moncton. Son principal champ de recherche est la question de l’américanité de la littérature québécoise, à laquelle il a consacré un ouvrage intitulé Le Mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin (1994), ainsi que de nombreux articles et chapitres de collectifs. Depuis janvier 2002, Jean Morency est titulaire d’une chaire de recherche du Canada dont l’objectif consiste à étudier les multiples emprunts qui ont été faits, par les écrivains du Québec, de l’Acadie et du Canada fran-çais en général, à des cultures étrangères, notamment la culture littéraire américaine. C’est dans cette perspective qu’il a participé à la direction de trois ouvrages collectifs, L’Œuvre littéraire et ses inachèvements (2007), Romans de la route et voyages identitaires (2006) et Des cultures en contact : visions de l’Amérique du Nord francophone (2005), ainsi que de plusieurs col-loques et numéros de revues savantes. Il travaille actuellement à un projet de recherche subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, consacré aux « fictions de la Franco-Amérique ». La publication de son prochain ouvrage, intitulé La Littérature québécoise dans le contexte américain, est prévue pour 2012.

@ Maurice Raymond

Maurice Raymond est professeur adjoint au département d’études françaises de l’Université de Moncton, où il enseigne principalement la poésie et la création littéraire. Auteur d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Moncton (2003) et intitulée « Pour un exposé pragmatique du refoulement textuel : l’impossible et ses représentations chez l’écrivain acadien Ronald Després », il a dirigé récemment, en collaboration avec Janine Gallant, le Dictionnaire des œuvres littéraires de l’Acadie des Maritimes du xxe siècle, qui devrait paraître sous peu (hiver 2012) aux Éditions Prise de parole. Il a par-ticipé activement, en tant que membre du comité de direction de la revue de création Ancrages, à la préparation des derniers numéros de cette revue et, notamment, à la création d’un événement majeur de création collective, Moncton24 (mars-avril 2010), impliquant la participation de 24 écrivains du milieu (francophones et anglophones). Il est présentement secrétaire à la rédaction de la Revue de l’Université de Moncton.

Page 250: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

250 Port Acadie 20–21, automne 2011 – printemps 2012

@ Chantal Richard

Chantal Richard est professeure en études françaises à l’Université du Nouveau-Brunswick. Ses domaines sont : la littérature acadienne, la litté-rature migrante, la statistique textuelle, l’édition critique, l’hétérolinguisme et la littérature francophone contemporaine. Elle est coauteur de l’Édition critique des sermons et discours des grandes conventions nationales aca-diennes en 3 volumes, dont le premier doit paraître au printemps 2012, et auteure d’une édition critique des Poèmes acadiens de Napoléon-P. Landry, à paraître aussi au printemps 2012. Depuis 2006, elle œuvre à une édition critique électronique multimédia du roman Bloupe, de Jean Babineau. Elle a publié de nombreux chapitres de livres ainsi que des articles dans Études en littérature canadienne, Acadiensis et Études ethniques au Canada.

Page 251: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Admissions :1 888 338-8337 www.usainteanne.ca

L'Université Sainte-Anne, fière partenaire des communautés acadiennes et francophones

de la Nouvelle-Écosse.Offre des programmes collégiaux et universitaires

dans les domaines des arts, de l'administration, de l'éducation, des sciences et des professions de la santé.

Est un leader canadien de l'enseignement du français langue seconde

depuis plus de 30 ans.

Page 252: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Moi, je fais ma maîtrise en éducation en Nouvelle-Écosse!

Tél. sans frais : 1 888-338-8337 • [email protected] • www.usainteanne.ca

«

»

Programme offert à temps partiel

2 spécialisations :

• français langue maternelle en milieu minoritaire

• français langue seconde

Page 253: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

FondationLe 29 août 2005, des professeurs de l’Université Sainte-Anne, principale-ment issus des départements des sciences humaines, de pédagogie et d’étu-des françaises, ont convenu de former le Groupe de recherche en études acadiennes (Gréa).

MissionDéjà engagés, pour la plupart, dans des activités scientifiques, ces cher-cheurs comptent que le Gréa sera un lieu de partage de leurs compéten-ces en même temps que d’entraide mutuelle en vue de l’avancement des connaissances en études acadiennes et de leurs recherches en particulier. Ces objectifs découlent de la mission de l’Université Sainte-Anne, qui vise au développement de la communauté acadienne et à la promotion de sa culture, par la mise en valeur de l’histoire, de la littérature, de la langue, des traditions et du comportement social des Acadiens et des Acadiennes.

MoyensLes membres du Gréa se proposent d’accomplir cette mission de diverses façons : par la constitution d’équipes de chercheurs, qui, selon les besoins, sauront s’allier des collègues d’autres universités à l’échelle régionale, nationale ou internationale, par l’organisation de rencontres scientifiques, notamment des conférences, des journées d’études ou des colloques, et par la diffusion de leurs travaux sous les formats appropriés : articles, brochu-res ou livres autonomes, films, disques, ou autre support.

Université

Pointe-de-l’Église, Nouvelle-Écosse B0W 1M0 Tél. : 902-769-2114Pointe-de-l’Église, Nouvelle-Écosse B0W 1M0 Tél. : 902–769–2114

Page 254: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Université

Centre acadien www.usainteanne.ca/centreacadien

Le Centre acadien de l’Université Sainte-Anne a été fondé par Jean-Alphonse Deveau en 1972 dans l’intention de recueillir et de préserver tout document touchant l’histoire et la culture des Acadiens, en particulier ceux de la Nouvelle-Écosse, puis de mettre ses ressources à la disposition de la communauté universitaire et du public intéressé. Au fil des années, le Centre acadien a réuni une documentation abondante de nature variée :

• unebibliothèqued’environ10000volumes

• plusde100mètresdemanuscritsetd’inédits

• unfondsphotographiqueimportant

• unecollectionpresquecomplètedesjournauxfrançaisdesprovincesmaritimes

• plusde1000heuresd’entrevues,forméesd’enquêtessurlavied’antanetsurlestraditionsorales,d’émissionsradiophoniquesoutélévisuelles,demusiquevocale et instrumentale

• unebanquegénéalogiqueinformatiséepermettantd’établirlalignéedelamajoritédesfamillesacadiennesdusud-ouestdelaNouvelle-Écosse.

LadocumentationduCentreacadien,décriteendétailsursonsiteenligne,estcertainementlapluscomplètesurlesAcadiensdecetteprovince.

•••

Pour consultation : Elaine LeBlanc, secrétaire Courriel : <[email protected]>

Tél. :(902)769–2114,poste204•Téléc. :(902)769–0063 1695,route1,Pointe-de-l’Église(N.-É.)B0W1M0CANADA

Au service de la recherche sur l’Acadie néo-écossaise

Page 255: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

CoframChaire de recherche du Canada

en oralité des francophonies minoritaires d’Amérique

Crééeàl’automne2004,parungénéreuxoctroiduConseilderecherchesenscienceshumainesduCanada,la chaire Coframmènedesétudescomparéessurlalittératureoraleetlestraditionspopulairesdesmino-ritésacadiennesetcanadiennes-françaisesd’AmériqueduNord.Sonprogrammederechercheexaminelesprocessusdediffusionetderétentiondestraditionsàdiverspointsdevue—ancienneté,origineplurielle,actualité—etmetenrapportlesrégionspériphériquesetleur centre.Defaçonpratique, l’aménagementd’un laboratoire de littérature orale (Labor) favorise l’observationde l’Amérique françaisesous l’anglechoisi, la formationd’uneéquiped’étudiantsetdecollaborateursàl’enquêteoraleetlemontaged’uneréservedocumentaireadaptéeàlaméthodecomparative.Situé dans les locaux du Centre acadien, dont le titulaire assume aussi la direction, ce laboratoire profite déjàdelacompétencequ’onyadéveloppéedepuis1972etdescollectionsqu’ilconserve.Lachaire,lieudeconcertation,decollaborationetd’échangesscientifiques,proposedanscebutunesériedemanifestationsdontellediffuselesrésultatsaufuretàmesure.

Université

Jean-Pierre Pichette, titulaire de la chaire Elaine LeBlanc, secrétaire Jason Saulnier, technicien Tél. :(902)769–2114•Téléc. :(902)769–0063• Toile :www.usainteanne.ca/cofram Courriel :<[email protected]> 1695,route1,Pointe-de-l’Église(N.-É.)B0W1M0CANADA

Laboratoire de littérature orale

La base de données Éclore devient réalité.

Page 256: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Pour plus de renseignements :

1 888 338-8337www.usainteanne.ca

Le baccalauréat en études acadiennes est présenté en sept volets :

• Méthode

• Histoire et archéologie

• Français et littérature

• Ethnologie et folklore

• Linguistique, sociologie et pédagogie

• Synthèse ou mémoire

• Cours complémentaires

L’Université Sainte-Anneo�re maintenant

BACCALAURÉAT en ÉTUDES ACADIENNES

Première et seule université à o�rir unbaccalauréat en études acadiennes,l’Université Sainte-Anne propose desétudes axées sur l’histoire, la littérature,la langue, les traditions et la vie socialedes Acadiens, tout en maintenant unrapport avec la culture des autres fran-cophonies d’Amérique et du monde.

PREMIERSEULLeet

au monde

Page 257: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 258: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université
Page 259: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Le programme de maîtrise en littérature canadienne comparée met l’accent sur les littératures canadienne-française et canadienne-anglaise à l’échelle du pays, mais il a ceci d’unique qu’il offre aux étudiantes et aux étudiants la possibilité de se spécialiser dans les littératures de la région atlantique (littérature acadienne et littérature de langue anglaise des Maritimes).

La province du Nouveau-Brunswick et la ville de Moncton offrent un environnement vraiment bilingue qui constitue le lieu idéal pour l’étude de ces littératures. Le nouveau programme de maîtrise met à profi t tout le potentiel de cet environnement.

Offert conjointement par le département d’études françaises et par le département d’anglais, le programme s’adresse aux étudiantes et étudiants qui ont complété un baccalauréat avec majeure ou avec spécialisation en études anglaises ou en études françaises et qui ont une bonne connaissance de la langue et des littératures anglaises et françaises du Canada.

Le programme proposé est une maîtrise de recherche comportant une scolarité de 4 séminaires dont deux doivent être suivis en anglais et deux en français. L’étudiante ou l’étudiant doit aussi rédiger une thèse de recherche de 100 à 120 pages.

Le diplôme proposé offre d’excellentes perspectives d’emploi dans des organismes à caractère culturel qui travaillent dans les deux langues offi cielles du Canada. Il donne également accès aux études doctorales en littérature.

Il n’y a pas de date limite d’inscription.Département d’études françaises, Université de Moncton(506) 858 4050

www.umoncton.ca/umcm-fass-etudesfrancaises/

Page 260: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

5 - Printemps 2004 : Nouveaux paradigmes

exemplaire(s) à 15 $ pièce : __6–7 - Automne 2004 — printemps 2005

exemplaire(s) à 25 $ pièce : __8–9 - Automne 2005 — printemps 2006

exemplaire(s) à 25 $ pièce : __10–11–12 - Automne 2006 — automne 2007

exemplaire(s) à 35 $ pièce : __13–14–15 - Printemps 2008 — printemps 2009

exemplaire(s) à 35 $ pièce : __16–17 - Printemps 2009 — automne 2010

exemplaire(s) à 25 $ pièce : __18–19 - Printemps 2010 — automne 2011

exemplaire(s) à 25 $ pièce : __

Anciens numéros de La Revue de l’USA

1998 : Les abeilles pillotent

exemplaire(s) à 10 $ pièce : __1997 : Expo enseignement de l’Atlantique

exemplaire(s) à 10 $ pièce : __1996 : Littératures en milieu minoritaire

exemplaire(s) à 10 $ pièce : __1995 : sous la dir. de René Le Blanc

exemplaire(s) à 10 $ pièce : __1994 : sous la dir. de R. Le Blanc et G. Boudreau

exemplaire(s) à 10 $ pièce : __1993 : sous la dir. de R. Le Blanc et G. Boudreau

exemplaire(s) à 10 $ pièce : __1991 : sous la dir. de R. Le Blanc et G. Boudreau

exemplaire(s) à 10 $ pièce : __

plus

frais d’envoi* $ ____________

total $ ____________________

* Canada : 3,00 $/exemplaire – Étranger : 6,00 $/exemplaire

Vous pouvez vous procurer d’anciens numéros aussi bien de La Revue de l’Université Sainte-Anne que de Port Acadie. Veuillez noter, cepen-dant, que les numéros 2 et 3 de Port Acadie sont épuisés.

Le dernier numéro de Port Acadie (n˚ 18–19, automne 2009 – printemps 2010) a été publié sous la direction de Jean-Pierre Pichette et com-prend des contributions des auteurs suivants :

Denis Bourque, Robert viAu, Lamia sAAdA, Robert viAu, Lita villAlon, Louise fontAine, Kamel KhiAri, France BeAumier et Ghyslain pArent, Nicolas lAndry et Patrick D. clArKe.

Nom : ______________________________

Adresse : ___________________________

N˚ de carte : ________________________(Visa et MasterCard acceptées)

Date d’expiration : __________________

Signature : _________________________

Anciens numéros

Veuillez envoyer le présent formulaire et votre paiement à :Port Acadie

Université Sainte-Anne Pointe-de-l’Église (Nouvelle-Écosse)

CANADA B0W 1M0

Anciens numéros de Port Acadie

1 - Printemps 2001 : Retransmission

exemplaire(s) à 15 $ pièce : _____2 - Automne 2001 : Détour - Épuisé3 - Printemps 2002 : Patrimoine - Épuisé4 - Printemps 2003 : Paroles et musique

exemplaire(s) à 15 $ pièce : _____

Page 261: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université

Quatre numéros

25 $ tarif normal

35 $ institutions

20 $ retraités et étudiants

45 $ tarif normal

65 $ institutions

35 $ retraités et étudiants

Abonnement

Pour l’abonnement en dehors de l’Amérique du Nord, veuillez ajouter 6 $ de frais de port. Veuillez libeller votre chèque ou mandat de poste à l’ordre de Port Acadie. Nous acceptons les cartes Visa et Mastercard. Les numéros 1, 4, 5, 6–7, 8–9,10–11–12, 13–14–15,16–17 et 18–19 de Port Acadie sont disponibles au prix indiqué ci-contre (plus frais de port). Les numéros 2 et 3 sont épuisés. Les anciens numéros de La Revue de l’Université Sainte-Anne sont disponibles au prix de 10 $ pièce (plus port).

Nom ________________________________________________Adresse _______________________________________________

N˚ de carte de crédit ____________________________________Date d’expiration _______________________________________Signature _____________________________________________

Veuillez envoyer votre coupon et votre paiement à :Port Acadie • Université Sainte-Anne Pointe-de-l’Église (Nouvelle-Écosse)

CANADA B0W 1M0 [email protected] • (902) 769–2114

Deux numérosUn an

Tarifs (taxes incluses)

Revue interdisciplinaire en études acadiennes

Page 262: Revue interdisciplinaire en études acadiennes 20–21grecum.org › wp-content › uploads › 2015 › 09 › PA20-21-2012-03-23-F.pdfDenis Bourque (rédacteur invité) • Université