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BALZAC : LA MUSIQUE, LA MORT ET LA RELIGION Arlette Michel Presses Universitaires de France | « Revue d'histoire littéraire de la France » 2004/3 Vol. 104 | pages 527 à 534 ISSN 0035-2411 ISBN 9782130547228 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2004-3-page-527.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Arlette Michel, « Balzac : la musique, la mort et la religion », Revue d'histoire littéraire de la France 2004/3 (Vol. 104), p. 527-534. DOI 10.3917/rhlf.043.0527 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.79.218.76 - 30/08/2015 19h42. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.79.218.76 - 30/08/2015 19h42. © Presses Universitaires de France

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BALZAC : LA MUSIQUE, LA MORT ET LA RELIGIONArlette Michel

Presses Universitaires de France | « Revue d'histoire littéraire de la France »

2004/3 Vol. 104 | pages 527 à 534 ISSN 0035-2411ISBN 9782130547228

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BALZAC :LA MUSIQUE, LA MORT ET LA RELIGION

ARLETTE MICHEL*

Si l’on interroge La Comédie humaine, le nom de Berlioz n’y paraîtque deux fois. Dans La Muse du département le romancier observe mali-cieusement que « trois notes d’Hector Berlioz » jointes à « une ligne deRossini, six mesures de Meyerbeer » et aux « quatre vers que Victor Hugomet sur tous les albums » donnent du prestige à un album de provincialepeu avertie1. Berlioz faillit être le dédicataire d’Illusions perdues et l’estde Ferragus, le premier récit d’Histoire des Treize : nous verrons que cecin’est pas indifférent.

La question qui se pose est évidemment : pourquoi dédier Ferragus àBerlioz ? On pense aussitôt à la retentissante messe de Requiem célébréepour la jeune héroïne du récit et dont le Dies irae est commenté de façonspectaculaire par Balzac. Mais ce Dies irae, ce Requiem ne sont pas deBerlioz2. On comprend toutefois que le romancier veuille, rétrospective-ment, en 1843, faire rejaillir sur un épisode de son récit auquel il voulutdonner un sombre éclat, le souvenir du triomphe remporté par le Requiemde Berlioz en 18373.

RHLF, 2004, n° 3, p. 527-534

* Université de Paris IV - Sorbonne.1. La Muse du département, éd. Pléiade, t. IV, p. 673 (toutes nos références renvoient à cette

édition).2. Le Dies irae dans Ferragus est interprété en plain-chant (Balzac lui attribue une facture

espagnole : « Le génie espagnol a pu seul inventer ces majestés inouïes pour la plus inouïe desdouleurs » (éd. cit., t. V, p. 890).

3. Le 5 décembre 1837 le Requiem de Berlioz avait remporté un très grand succès dans la cha-pelle des Invalides : le Tuba mirum avait particulièrement frappé les auditeurs par la dispositionde quatre orchestres de cuivres distribuant le son à partir de quatre sources sonores distinctes. Le28 juillet 1840, Berlioz avait donné sa Symphonie funèbre et triomphale. Dès 1830, dans laSymphonie fantastique, le Dies irae servait de thème au dernier mouvement intitulé « Songed’une nuit de sabbat ».

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4. La Maison Nucingen, t. VI, p. 355 ; Massimila Doni, t. X, p. 609 ; Histoire de la grandeuret de la décadence de César Birotteau, t. VI, p. 311 ; Gambara, t. X, p. 501-510, commentel’opéra de Meyerbeer, Robert-le-Diable, tandis que Massimila Doni commente avec la plusgrande faveur le Mosè de Rossini : voir P. Brunel, « Mosè dans Massimila Doni », AnnéeBalzacienne, 1994, p. 39-54.

Ce premier point évoqué, que nous apprend le Dies irae balzacien deFerragus ? Dès 1824, dans Wann-Chlore, et à plusieurs reprises dans LaComédie humaine, Balzac exprime la fascination qu’exerce sur lui cetteprose. C’est cette fascination que nous interrogerons : que nous apprend-elle sur la conception balzacienne de la musique sacrée et, plus encore,sur l’idée que le romancier se fait de Dieu ?

En dehors de Ferragus, le Dies irae est présent dans trois autres récitsbalzaciens. Evoquons d’abord La Maison Nucingen et Massimila Doni.Dans le premier de ces textes, Balzac détermine a contrario les conditionsqui donnent un si fort pouvoir sur l’auditeur au Dies irae ; dans ledeuxième, il précise les caractères qui expliquent un tel pouvoir. Nousobservons en effet dans La Maison Nucingen un Dies irae qui — ô scan-dale ! — passe totalement inaperçu : interprété pendant la messe d’enter-rement du baron d’Aldrigger, il est bâclé par un clergé blasé, devant unpublic dissipé, en l’absence de la veuve du défunt que ses filles distraienten l’aidant à choisir des toilettes de deuil. Dans Massimila Doni, Balzacprécise que, si le Dies irae est bouleversant et atteint à travers les âgestous ses auditeurs, c’est qu’il emprunte ses pouvoirs à la mélodie : « leDies irae de la Mort » est convoqué avec le « O filii et filiae de Pâques »pour soutenir que « c’est la mélodie et non l’harmonie qui a le pouvoir detraverser les âges ». On sait la prédilection de Balzac pour la musique ita-lienne, pour Rossini en particulier4.

Ces deux textes illustrent l’idée que Balzac se fait des pouvoirs de lamusique : elle porte en elle une énergie dont les effets physiologiques etspirituels sur l’auditeur sont en fonction de l’énergie émotionnelle aveclaquelle elle est transmise par les interprètes et reçue par l’auditoire. Lamusique constitue pour le romancier un mode de communication exem-plaire dans la mesure où, à travers une commotion sensible qui se passedes mots, elle transmet intégralement la charge d’énergie dont elle est por-teuse : le pouvoir du musicien dépasserait ainsi, d’une certaine manière,celui du romancier. Or, si l’énergie de la musique est contagieuse, c’estqu’elle relève de la passion, c’est à dire de ces réalités profondes de la viede l’esprit que Balzac appelle la « pensée ».

Il faut donc se demander quelles passions, quelles idées communiquela musique sacrée, particulièrement le Dies irae, à des auditeurs réceptifs.Un troisième texte peut ici intervenir, Melmoth réconcilié. Assistant àl’office funèbre de Melmoth qui a enfin réussi à mourir après avoir trans-

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5. Melmoth réconcilié, t. X, p. 381. Sur cette nouvelle, voir B. Méra, L’expérience du sacrédans les Etudes philosophiques de Balzac, thèse Université Paris IV, 2000.

6. Ph. Bertault, Balzac et la musique religieuse, Naert, 1929, p. 22-29.7. Ferragus, t. V, p. 889.

mis son âme damnée à un petit comptable malhonnête, Castanier, celui-ciest terrassé par l’audition du Dies irae. Son bouleversement physiquesignale en lui une véritable révolution spirituelle : l’hymne lui rend sen-sible avec la dernière violence l’abîme qui sépare la pauvreté humaine dela sublimité divine. Cette révélation serait désespérante si une grâceincompréhensible ne l’accompagnait, celle de la repentance accompagnéedu don retrouvé des larmes. Ainsi Dieu franchit-il lui-même la distancequi paraissait le rendre inaccessible à la conscience terrifiée5 :

Le Dies irae l’épouvanta. Il comprit, dans toute sa grandeur, ce cri de l’âmerepentante qui tressaille devant la majesté divine. Il fut tout à coup dévoré parl’Esprit saint, comme le feu dévore la paille. Des larmes coulèrent de ses yeux.

Le Dies irae apparaît ici dans sa pleine fécondité spirituelle : il révèle à lafois un Dieu de transcendance absolue et un Dieu présent par sa miséri-corde à la conscience souffrante, défaite par le mal. Sans doute trouvons-nous ici, dans sa concision, le plus riche commentaire balzacien de cetteprose funèbre, et le plus fidèle aussi à son esprit.

Dans Ferragus le Dies irae n’est pas reçu par des consciences acces-sibles au repentir mais par deux hommes éperdus de douleur d’avoirperdu, l’un sa fille, l’autre son épouse. Il n’a apparemment pas d’autrepouvoir que d’amplifier la douleur de toute la distance qui sépare l’huma-nité de l’absolu, de Dieu. Ajoutons tout de suite que la cérémonie funèbreoù il développe ses terribles accents a été organisée par les Treize, cesspécialistes de la terreur.

Philippe Bertault qui avait, en son temps, travaillé sur la religion deBalzac, avait voulu trouver dans Ferragus la preuve d’une réhabilitationdu plain-chant par le romancier6. Rien n’est moins sûr. Il faut plutôt insis-ter sur le fait que la messe funèbre de Clémence Desmarets fait l’objetd’un traitement qui relève du roman noir : organisée autour du veuf par laredoutable confrèrie des Treize dont fait partie l’ancien forçat Ferragus,père de la jeune morte, la cérémonie se signale par une ténébreuse mise enscène : seuls treize hommes en noir occupent Saint-Roch interdit aupublic : deux sont postés dans chacune des six chapelles, le veuf est auchœur ; aux desservants ordinaires de Saint-Roch se sont joints treizeprêtres… Dans ces conditions, rien d’étonnant à supposer qu’un auditeur,égaré là, soit saisi d’épouvante : « De toutes les parties de l’église, l’effroisourdait ; partout les cris d’angoisse répondaient aux cris de terreur »7.L’émotion ainsi communiquée est d’autant plus insoutenable que non seu-lement se révèle « la foudroyante majesté de Dieu » mais encore un Dieu

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8. Ibid. : l’effet de la musique, comme celui de la pensée, est comparé à celui du fluidemagnétique. On se rappelle que, pour Balzac, la pensée est un fluide analogue à l’électricité, à lalumière, ou encore au fluide magnétique.

9. Préface d’Histoire des Treize, t. V, p. 787 et 791. Sur « l’homme du Destin » (et « l’hommede la Providence »), voir Ballanche, Palingénésie sociale, Prolégomènes, 1re Partie, Œuvres com-plètes, Slatkine Reprint, p. 308 sq.

10. Préface d’Histoire des Treize, p. 788 sq.

vivant par la vengeance et qui « tonne ». L’effroi n’inspire pas, commedans Melmoth réconcilié, l’espérance de la grâce divine. Non seulementune telle musique exprime les douleurs de tous les âges de la vie8, maiscelles-ci semblent persister jusque dans la mort même :

Non, rien ne peut lutter avec ce chant qui résume toutes les passions humaineset leur donne une vie galvanique au-delà du cercueil, en les amenant palpitantesencore devant le Dieu vivant et vengeur.

La musique exprime, plus que les passions, la Passion réservée toutensemble à l’humanité et à l’enfer. Le Dies irae est leur commun « hymnedu désespoir » : en effet, « Cette effrayante musique accusait des douleursinconnues au monde ». La mort est présentée comme un viol sauvage etmacabre par lequel l’âme est « violemment arrachée du corps et tempé-tueusement agitée » en présence d’un Dieu terrible.

Est-ce vraiment le Dieu de Balzac ? Nous avons souligné le caractèrefrénétique et noir des couleurs que le narrateur veut imprimer à son récit.Les Treize, qui ont imaginé cette cérémonie, sont ce que Balzac appelleavec Ballanche des « hommes du destin ». Ils ne reconnaissent certes pasla Providence, ils ne croient qu’au pouvoir discrétionnaire que leurconfère l’association machiavélique de leurs treize volontés révoltéescontre Dieu et contre les hommes. S’ils imaginent un Dieu, ils ne peuventle concevoir que comme leur ennemi, comme un tyran solitaire et vindi-catif, bref, semblable à eux9. Tel est le Dies irae des Treize : un « hymnedu désespoir », de leur désespoir. Conçue dans cet esprit, la messe deRequiem de Clémence Desmarets résonne comme un acte de révolte et deprovocation. Ce cri de détresse et de douleur jeté, Ferragus sombrera dansune inertie stupide.

On se rappelle que, dans sa Préface à l’Histoire des Treize, Balzacaffirme renoncer à toutes les ressources du roman noir qu’il se fait fort dedépasser par l’expression d’un tragique totalement intériorisé10. Néan-moins, tels épisodes de Ferragus, de La Duchesse de Langeais, de LaFille aux yeux d’or montrent assez qu’il s’en sépare à regret. N’enconcluons pas pour autant que le romancier prend à son compte le pointde vue des Treize sur la mort et sur Dieu. A travers les hyperboles frôlantla démence qu’il accumule dans son commentaire du Dies irae, Balzacveut sans doute conduire son lecteur à d’autres pensées.

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11. Ferragus, t. V, p. 890 : « les incrédules eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils ont ».12. Voir l’Avant-Propos de La Comédie humaine, t. I, p. 12 : « Le christianisme, et surtout le

catholicisme, étant, comme je l’ai dit dans Le Médecin de campagne, un système complet derépression des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément d’Ordre Social » ;l’idée est exprimée par de Bonald dans sa Législation primitive, éd. Le Clère, t. III, p. 132.

13. Ferragus, t. V, p. 890.14. Séraphîta, t. XI, p. 852 sq. ; voir A. Michel, « Le Dieu de Balzac », Année Balzacienne,

1999 (1), p. 105-116.15. La Duchesse de Langeais, t. V, p. 912. Rappellera-t-on que, dans son Traité des bénédic-

tions, Saint-Martin trouvait la plus haute forme de la prière dans l’élan qui portera l’humanitéréhabilitée à bénir l’œuvre de Dieu, c’est à dire son incessant amour ?

En effet, se désolidarisant des Treize, il affirme que nul ne comprendle Catholicisme apostolique et romain s’il n’a été un jour épouvanté par leDies irae : même les incroyants en sont ébranlés11. Cela ne signifie pasque le Dieu de Balzac est un Dieu de terreur, voire un Dieu terroriste maisle romancier est séduit par l’idée que la religion a une fonction sociale decoercition : la crainte de Dieu est, pour les moins sages, le début de lasagesse parce qu’elle inspire la prise de conscience du mal et le remords12.Surtout, dans Ferragus comme dans La Duchesse de Langeais ouSéraphîta, le Dieu de Balzac est abîme. La conscience, sans pouvoir lepenser, perçoit du moins la distance infinie qui existe entre l’humanité etun Dieu infini, distance qui est le fait du mal. Si le Dies irae « épou-vante » et « rapetisse » l’homme, il est aussi, paradoxalement, de nature àl’élever : il « élève l’âme et vous laisse un sentiment de l’éternité dans laconscience ». La puissance communicative de la musique sacrée permet àl’homme de sortir du temps, du monde relatif qui est le sien pour appré-hender l’absolu : « Vous êtes aux prises avec la grande idée de l’infini »13.L’ébranlement propre au sublime burkien de terreur désigne l’instant oùse révèle quelque chose de l’abîme de Dieu. La conscience angéliqueelle-même, dans Séraphîta, n’approche de l’Être que dans la crainte et letremblement14.

Cette approche de Dieu par l’abîme et dans l’abîme n’est pas la seulequ’exprime le romancier dans son Histoire des Treize. En effet, au Diesirae de Ferragus répond le Magnificat interprété à l’orgue par la SœurThérèse dans La Duchesse de Langeais. Ici la musique efface ce que pour-rait avoir de désespérant la perception des abîmes infinis : elle permet àl’âme, sinon de les franchir, du moins de s’y élancer avec l’énergie del’amour et de l’espérance. Balzac reconnaît dans le Magnificat « ce chantde joie, consacré par la sublime liturgie de la Chrétienté romaine pourexprimer l’exaltation de l’âme en présence des splendeurs du Dieu tou-jours vivant ». Séraphîta dira que la vie débordante de Dieu est l’énergiecréatrice de l’amour15. Melmoth réconcilié, on s’en souvient, montrait cetamour à l’œuvre : il se précipitait tel un feu vers la conscience coupablepour lui inspirer, avec les larmes, le repentir. Balzac a toujours été attaché

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à l’idée que l’homme possède sinon la faculté de toucher à l’absolu, dumoins le désir de s’élancer vers lui avec une héroïque audace16 : s’il croità la grâce par laquelle Dieu se rend accessible, il croit à l’énergie spiri-tuelle de l’humanité qui entreprend la conquête du ciel. Ajoutons qu’in-terprété à l’orgue, « le plus audacieux, le plus magnifique de tous les ins-truments », le Magnificat donne ainsi la mesure des pouvoirs dévolus àl’humanité pour s’approcher de l’infini. Il permet en effet à l’âme portéepar la musique « de parcourir l’infini qui sépare le ciel de la terre »17 :

Plus un poète en écoute les gigantesques harmonies, mieux il conçoit qu’entreles hommes agenouillés et le Dieu caché par les éblouissants rayons du sanctuaireles cent voix de ce chœur terrestre peuvent seules combler les distances, et sont leseul truchement assez fort pour transmettre au ciel les prières humaines dans l’om-nipotence de leurs modes, dans la diversité de leurs mélancolies, avec les teintes deleurs méditatives extases, avec les jets impétueux de leurs repentirs et les mille fan-taisies de toutes les croyances.

Il faut faire une dernière observation à propos de l’ostentatoire officefunèbre organisé par les Treize pour la fille du forçat Ferragus. En effet,cette cérémonie comme empruntée au roman noir convient aussi peu quepossible au caractère de la jeune femme qui vient de mourir d’amour, sou-riante et abandonnée à Dieu. La scène de l’agonie et de la mort deClémence Desmarets fait apparaître une bien autre image de la mort et deDieu : il s’agit d’un Dieu compatissant aux âmes qui savent trouver l’ab-solu dans l’amour et l’espérance dans la paix. La sérénité douce deClémence qui meurt dans un baiser donné à son mari est d’autant plusremarquable que cette sérénité est conquise sur l’horreur qu’éprouve lajeunesse devant l’ultime dépouillement, alors que toute preuve lui est don-née que l’amour et le bonheur seraient encore possibles18 :

Il y eut une nuit affreuse, celle où Clémence éprouva ce délire qui précède tou-jours la mort chez les créatures jeunes. (…) Elle se débattait, non pas avec la vie,mais avec sa passion, qu’elle ne voulait pas quitter.

Balzac indique là un motif romanesque auquel il donnera sa terribleampleur dans Le Lys dans la vallée, à propos de l’agonie de Madame deMortsauf. On se rappelle qu’elle eût fait ce qu’on appelait une mauvaise

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16. Depuis le Traité de la prière (1823), Balzac est très attaché à l’idée que l’homme possèdeen lui le pouvoir de ravir le ciel. Saint-Martin y voyait le propre de « l’homme de désir ».

17. La Duchesse de Langeais, t. V, p. 912.18. Ferragus, t. V, p. 882 : « Elle voulait lui donner dans un baiser son dernier souffle de vie,

il le prit, et elle mourut ». Voir aussi, à propos de ce dépouillement (ici, p. 881), la mort de Louisede Chaulieu qui achève Mémoires de deux jeunes mariées : à l’agonie elle chante d’une voixéteinte des airs de Bellini et de Rossini ; puis, au seuil de la mort, elle se fait lire en français leDe profundis : elle dit paisiblement adieu à l’amour et à la grâce élégante qui l’avait rendue siaimable, puis elle se fie à l’accueil de Dieu. Point de révolte ni de terreur : elle aussi se saitaimée.

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mort si son confesseur n’avait autorisé son médecin à la droguer pour luiassurer une mort apaisée. Ce confesseur savait qu’au regard de Dieuseules comptaient les douleurs poignantes qu’Henriette de Mortsauf avaitsupportées depuis si longtemps et avec tant de constance — douleurs de lafrustration d’une mal mariée, d’une mère d’enfants fragiles, d’une femmequi s’était interdit le bonheur et qui, finalement, perdait sa vie après avoirperdu la foi et l’espérance19.

Clémence Desmarets, elle, meurt aimée : « je suis encore aimée, jemeurs heureuse ». C’est dans cette certitude qu’elle trouve la force desourire et de se confier à Dieu, elle dont on nous dit : « Clémence étaitcomme une sainte ». La religion de Clémence Desmarets n’est, pas plusque celle de Balzac, soumise à l’espoir de récompenses célestes. La jeunefemme pourrait dire comme Esther Gobseck : « Dieu fera de moi ce qu’ilvoudra »20 :

je vais à Dieu, près de qui l’amour est toujours sans nuages, près de qui tu vien-dras un jour. (…) Après avoir aimé comme nous aimions, il n’y a plus que Dieu.

Commentant une telle mort, Balzac d’ajouter21 :

Là tout était silencieux. Ce n’était ni la Mort terrible comme elle l’est dansl’église, ni la pompeuse Mort qui traverse les rues ; non, c’était la mort se glissantsous le toit domestique, la mort touchante ; c’étaient les pompes du cœur, les pleursdérobés à tous les yeux.

Pour finir, dirons-nous que Balzac avait apprécié le Requiem deBerlioz, sa Symphonie funèbre et triomphale et, depuis la Symphonie fan-tastique, ses interprétations du Dies irae ? Berlioz, dédicataire deFerragus, fournit à l’admirateur de Rossini qu’est Balzac la matière et lescouleurs d’une spectaculaire mise en scène à la manière du roman noir,roman dont l’auteur d’Histoire des Treize se détache comme à regret.

A travers une telle mise en scène, quelle conception de la musique etquelle image de Dieu s’expriment ? Balzac admire dans le langage de lamusique sacrée l’énergie spirituelle qu’elle communique et qui permet àl’homme de prendre conscience du divin. C’est bien la religion de Balzacen effet qui a retenu notre intérêt dans Ferragus. On est souvent tenté d’yvoir une sorte de moralisme greffé sur une vision positive et réaliste de lasociété. Nous ne partageons pas ce point de vue. Mise en rapport avec sessources et avec les doctrines qui lui sont contemporaines, la religion de

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19. Le Lys dans la vallée, t. IX, p. 1201-1203.20. Ferragus, t. V, p. 886 (voir toute la lettre testamentaire de Clémence à son mari, p. 883-

887 : cette lettre est un souvenir de la lettre de Julie, à la fin de La Nouvelle Héloïse et annoncecelle qu’adresse Henriette de Mortsauf, cette fois à son amant, dans Le Lys dans la vallée).

21. Ibid., p. 887 sq.

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Balzac nous apparaît comme la révélation d’un infini transcendant qui meten cause, dans son œuvre, le positivisme ; elle introduit une dimensionspirituelle dans son réalisme parce qu’elle est révélation du sublime et del’amour.

Le Dies irae de Ferragus manifeste un Dieu de transcendance absoluequi terrasse la conscience mais aussi qui l’exalte : en effet la musique reli-gieuse dit à la fois, en face du sublime, la terreur sacrée qu’inspire l’ab-solu et le désir d’en approcher par les efforts d’une âme extatique dansson élan. Mais ce Dieu-abîme, à l’horizon de La Comédie humaine, nepeut faire oublier que, pour Balzac, Dieu est aussi, dans le secret de viessi souvent perdues, le visage de la miséricorde en qui tous les amours nefont qu’un.

C’est alors le Dieu d’une autre musique, celle du silence.

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