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SARA MONTIEL LE CORPS MYTHIQUE
JEAN-CLAUDE SEGUIN
Université de St Etienne
1946 : Nita interviewe Henri Napoléon. Sensible aux charmes de
la jeune femme, ce dernier lui lance : «Usted tampoco va muy
vestida»1.
Août 1991 : La revue Pronto fait sa une sur: El desnudo de Sara
Montiel sin trampa ni carton. Plusieurs photos nous offrent la poitrine
dénudée de l'actrice2.
Presque un demi-siècle pour pouvoir enfin mettre à nu ce que des
milliers de paires d'yeux avides avaient - faute de mieux - recréé par la
pensée pendant plusieurs décennies. Mais hélas, le temps est aussi
cruel que la revue qui commente : «Pero, aunque no lo parezca, la edad
no entiende de mitos, ni de estrellas del celuloide, ni de grandes divas.
Los afios no pasan en balde para nadie y si bien es cierto que Sara,
Antonia para los amigos, sabe lucir lo que es y lo que fue con ese
!. Dans le film de Gonzalo Delgrâs, El misterioso viajero del Clipper (1946).
2. Outre une série de photo, Korpa signe un article dans Pronto du 17 août 1991.
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Jean-Claude SEGUIN
estilo que solo ella tiene, también el transcurrir del tiempo se ha dejado
sentir en su escultural naturaleza» 1.
Maria Antonia Alejandra Vicenta Isidora Elpidia Abad Fernandez,
alias Sara Montiel, est née le 10 mars 1928 (ou 1925 ?) à Campo de
Criptana dans la province de Ciudad Real2.Tout comme Joselito, autre
grand mythe du cinéma espagnol, Sara Montiel est issue d'une famille
pauvre : «Mi hermana y yo fbamos a robar patatas para poder corner.
En casa me tocaba leerle el peri6dico a mi padre. De esta forma, poco a
poco, aprendi a leer. Pero, l,Sabes?, la vida me ha ensefiado
muchisimo, tanto coma las escuelas»3.
Après un bref parcours sur sa carrière, nous nous sommes attaché à
analyser la place tenue par les chansons dans les films de Sarita
Montiel et les relations qu'elles entretiennent avec le spectateur.
UNE CARRIERE A QUATRE TEMPS
De 1944 à 1975, Sara - Sarita - Montiel a tourné 48 films ce qui
ne constitue pas réellement un record. On s'accorde généralement à voir
quatre étapes dans cette carrière : l'étape espagnole pendant laquelle
l'actrice multiplie les seconds rôles, les années mexicaines où elle tient
très souvent la vedette, le passage bref mais fondamental par
Hollywood et enfin l'époque de la splendeur avec son retour en
Espagne en 1957.
Il serait vain d'aller chercher, dans les seize premiers films, que
Sarita Montiel tourne en Espagne, une continuité dans les
interprétations qui lui sont proposées ; toutefois, il est intéressant de
remarquer que certains rôles, plus à sa mesure, commencent à
construire un type de personnage : la Nita de El misterioso viajero del
Clipper, la fille du gouverneur de Bambu, Elena dans Confidencia4,
Antonia, choriste dans Vidas confusas, Aldara dans Locura de amor et
la courtisane de Pequeneces esquissent le portrait d'une femme souvent
1. Korpa, Pronto, 1006, 17 août 1991, p. 4-5.
2. Dans la même province, quelques années plus tard, devait naître Pedro
Almodovar avec lequel Sara Montiel a eu un projet de film qui n'a jamais abouti.
3. Centro Espaiiol de Estudios Cinematograficos, Sara Montiel, Revue Cine y
mas, 75, mars 1991, p. 100.
4. Fray Mauricio de Begoiia, censeur de l'époque, exigea que des mesures fussent
prises au sujet de la tenue que Sarita Montiel portait sur la plage : «hay ligereza de
ropa por parte de la protagonista».
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Sara Montiel : le corps mythique
en marge qui joue de ses charmes pour parvenir à ses fins. Dans
Mariana Rebull (1947) de José Luis Sâenz de Heredia - une adaptation
très subtile de deux romans, Mariana Rebull et El viudo Rius - Sarita
Montiel interprète un cuplé annonciateur des succès à venir. Le cinéma
espagnol et ses multiples censures n'offrent plus à Sarita Montiel les
rôles qu'elle souhaite. En outre, le début des années 50 - marqué par
l'apparition d'un courant néoréaliste espagnol et d'une progressive
mainmise des autorités ecclésiastiques sur le cinéma - ne sont guère
proprices à l'épanouissement actoriel de Sarita Montiel.
Le cinéma mexicain des années cinquante est particulièrement riche
(Luis Buiiuel ou Emilio Femandez) et libéral. Sarita Montiel va y
tourner treize films dont la plupart sont de merveilleux mélodrames
(Carcel de mujeres, Piel canela ou Cuando se quiere de veras) où
l'actrice peaufine ses rôles de fille perdue et partage la vedette avec
Pedro Infante, le grand chanteur mexicain dans Necesito dinera, jAh[
viene Mart(n Corona! et jVuelve Mart(n Corona! Le film Carcel de
mujeres, adapté pour le cinéma par Max Aub, est emblématique de
cette carrière mexicaine.
Evangelina, accusée du meurtre d'un certain Alberto, est
emprisonnée. Elle fait la connaissance de Dora (Sarita Montiel),
maîtresse de feu Alberto, qui cherche à se venger d'Evangelina. Dora,
enceinte, met au monde un enfant que Petrona, une prisionnière à moitié folle, dérobe. Evangelina parvient à arracher l'enfant des bras de
Petrona qui est sur le point de le lancer du haut d'un escalier.
Réconciliation entre les deux femmes. Révolte des femmes dans la
prison et tentative d'évasion qui se solde par le décès, entre autres, de
Dora. Cette dernière, dans un dernier soupir, avoue sa culpabilité dans
l'assassinat d'Alberto et confie son fils à Evangelina et à son mari
Julio.
Sarita Montiel va poursuivre sa carrière aux U.S.A., à «Jodibud»
(Hollywood) chose remarquable pour une actrice espagnole. Elle
épouse le grand metteur en scène Anthony Mann et tourne trois films :
Veracruz (1954) de Robert Aldrich, Serenade (1955) d'Anthony Mann
et Run of the Arrow (1957) sous la directioa de Samuel Fuller. Par
trois fois, elle incarne des rôles très typés et a l'occasion de côtoyer
ainsi Gary Cooper, Burt Lancaster, Mario Lanza, Joan Fontaine,
Vincent Price, Rod Steiger et Charles Bronson. Cette brève carrière
américaine précède son retour en Espagne en 1957 où elle va tourner
les films qui feront d'elle un véritable mythe.
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Jean-Claude SEGUIN
EL ULTIMO CUPLE DE MARIA LUJAN
Depuis ses origines, le cinéma espagnol a toujours eu un fort
penchant pour le musical ; c'est ainsi que les zarzuelas triomphèrent au
temps du muet. Après la guerre civile, le régime franquiste encouragea
un cinéma où l'image de l'Espagne se confondait le plus souvent avec
celle d'une Andalousie baignant dans un flamenco qui tenait plus de la
sevillana que du canto jondo. Qu'il s'agisse de Juanita Reina, de
Paquita Rico ou -dans une moindre mesure- de Conchita Piquer, le
cinéma exploitait la veine folklorique et faisait de la copia la chanson
espagnole par excellence1• Tous ces films aux limites extrêmement
définies renvoyaient une image immaculée de l'Espagne franquiste. Par
ailleurs, la fin des années cinquante constitue une des périodes les plus
sombres du cinéma espagnol ; en effet, après les tentatives néoréalistes
des années 1951-1953, après les premières oeuvres de Bardem et
Berlanga, le cinéma espagnol, muselé par une censure tatillonne
plongea dans une léthargie de laquelle seuls quelques metteurs en scène
singuliers (Fernando Fernan-G6mez ou Carlos Saura) parvinrent à
l'extraire.
C'est dans un tel contexte que va naître El ultimo cuplé. Le film
faillit ne jamais voir le jour ; en effet, personne, pas même son
réalisateur, Juan de Ordufia, ne croyait en lui. Ce dernier devait
d'ailleurs déclarer quelques années plus tard:
.... (El ultimo cuplé se rod6) con préstamos de amigos y parientes. Fue, ademâs, la unica vez en mi vida de productor que, en lugar de acordar una garantia con la distribuidora, vendf la pelfcula por un plato de lentejas, pensando que hubiera podido ganar uno o dos millones si la pelfcula funcionaba bien. Y o no creia en ella y la compr6 Cifesa a la fuerza. Dio mas de cien millones ... 2
1. Le genre avait déjà eu son heure de gloire sous la République, et des artistes
tels que Miguel de Molina ou Angelillo - qui devaient l'un et l'autre fuir l'Espagne -
en devinrent les chantres.
2. Antonio Castro,. El cine espaiiol en el banquillo, Valencia : Fernando Torres
Editor, 1974, p. 298.
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Sara Montiel : le corps mythique
Pourtant, il s'agit d'un véritable phénomène qui fera de Sarita Montiel une star. El ultimo cuplé resta à l'affiche à Madrid pendant plus d'un an et relança un genre musical oublié le cuplé.
Maria Lujan, cupletista, revoit le film de sa vie en un long flashback. Elle a eu de nombreux amants. Elle délaisse son premier fiancé Candido (un horloger) sur les conseils de son impresario Juan ; un prince russe s'éprend de la belle espagnole ; Pepe, le torero, est tué dans les arènes ... De déchéance en déchéance, Marfa Lujan poursuit sa vie tumultueuse. Un jour pourtant, Juan la retrouve et organise pour elle un grand hommage au cours duquel elle chante son dernier cuplé.
Juan de Ordufia hésite sans cesse entre la condamnation moralisatrice et la fascination pour son interprète. C'est pourtant bien Sarita Montiel qui tire son épingle du jeu. Certaines scènes nous amènent à bien comprendre comment fonctionne l'intrusion de l'actrice dans l'univers filmique. Ainsi la première séquence permet au réalisateur de jouer sur deux tableaux : le rideau d'un théâtre se lève et une voix off annonce que l'on va nous conter l'histoire d'une célèbre cupletista, Marfa Lujan. Juan de Ordufia construit sa fiction sur une autre fiction (le théâtre dans le cinéma) et glisse ainsi une distance entre la voix narratrice (sa propre voix, d'ailleurs) et le spectacle. Le film se termine à l'envers avec un rideau qui retombe sur une scène. Cette mise en scène fort classique acquiert pourtant ici un sens tout spécifique : dès le premier instant un jeu s'organise autour d'une «perception distanciée» : le rideau «déchiré» c'est bien entendu l'oeil du spectateur qui s'ouvre', ce même oeil qui quelques instants plus tard découvre Sarita Montiel de dos, se refusant ainsi au regard du spectateur. Dernier avertissement, Sarita Montiel prévient : "No soy apta para menores". En trois temps, Juan de Ordufia construit une stratégie narrative qui désormais poursuivra Sarita Montiel. Toute la force du récit consiste à jouer sans cesse sur le trinôme : désir/refoulement-frustration/identification. Or, le lieu privilégié de la résolution du conflit est le cuplé. La presque totalité des chansons interprétées, et par conséquent les cuplés, s'inscrivent dans le film en «décrochement». Les airs sont chantés devant un public diégétisé qui se trouve être à la fois spectateur et destinataire. Spectateur il l'est au
1. Dans une métaphore semblable, Luis Buiiuel exigeait du spectateur du Chien
andalou de changer son regard, de voir autrement.
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même titre que le loup avérien du Petit chaperon rouge1 et le choix, au début du film, du Molino de Barcelone est particulièrement judicieux, ce voyeur devient soudain le «vu» du cuplé. Avec une remarquable régularité, les chansons interprétées par Sarita Montiel parlent à la premier personne, l'actrice prend ainsi en charge le je-narrateur et le fait chair. Le public diégétisé devient - ou peut alors devenir - le réceptacle idéal, parfois même la diégétisation des cuplés est telle que le destinataire est expressément désigné
Acabo de acariciarte.
No pierdo las esperanzas ...
Con el tiempo y un ganchillo,
mi vida,
hasta las verdes se alcanzan.
Ven, y ven, y ven,
chiquillo, vente conmigo.
No quiero para pegarte,
mi vida,
ya sabes "pa" lo que digo.
Porque canto el « Ven y ven»
se enfadan muchas esposas,
de que luego sus maridos,
mi vida,
en casa las llamen sosas.
Ven, y ven, y ven ...
L'inclusion diégétique est un procédé habituel dans le film ; la chanson Fumando espero est ainsi introduite par un dialogue entre deux vieilles femmes qui critiquent Maria Lujan parce qu'elle fume en public. La confusion entre cuplé et récit devient extrême avec la passion de la cupletista pour Pedro; par deux fois, Sarita Montiel l'inclut dans ses chansons : Le vi por la calle et Ya sé que vas
pregonando dont les vers suivants donnent une idée assez juste :
Sus ojos en mi
se fijaron con tal fuerza en el mirar,
1. Sans oublier la scandaleuse Betty Boop dont Sarita Montiel emprunte au
moins les rondeurs.
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et
Sara Montiel : le corps mythique
que entonces senti
una cosa muy dificil de explicar.
j Qué poco te acuerdas
de las veces que has ido rogando
que yo te quisiera!
jQué poco hablas de ello!
Haces bien, como que es cosa de hombres,
y tu no eres eso.
Y no es que me importe
el haberte querfo,
que limosna también se da a un pobre,
y tu, pobre has sfo.
A ces deux interprétations, il faut évidemment ajouter celle du très
célèbre El relicario. La position du spectateur du film devient dès lors
particulièrement ambiguë : non destinataire du cuplé, il est pourtant en
position de complice ce qui lui confère un avantage sur le spectateur
diégétisé : son savoir est plus vaste et il tisse ainsi un lien étroit avec
Sarita Montiel, il devient son intime et il est le seul au bout du
compte à ne jamais être trahi par la vedette ; cette dernière confirme
d'ailleurs cette assertion lorsqu'elle dit à son impresario
Juan, vives entre artistas, pero no puedes sentir como
ellos. Somos como una llama que hay que alimentar para que
no se apague. Y ahora que empezaba a tener miedo de que el
brillo del nombre de Marîa Lujan fuera apagandose, llega a
mi esta ilusi6n para decirme: si estas empezando otra vez,
si aun te queda mucho camino ...
Avec une régularité suspecte le metteur en scène multiplie les
plans poitrine ; jamais plan n'aura mieux porté son nom, tant il est
vrai que la caméra joue d'une façon particulièrement indécente du
champ/hors-champ. Tout n'est que variation infinie sur une caméra
hésitation qui redouble de caresses d'une manière toute délicieuse sur
les seins montiéliens, caresses/hommages qui ne sont que ceux dont
sont continuellement frustrés les spectateurs. Mais la construction est
en même temps plus subtile : si le réceptable/destinataire de la
chanson est un personnage de la diégèse, la caméra réduit la distance
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Jean-Claude SEGUIN
entre espace de la diégèse et espace spectatoriel et fait du spectateur le
complice de Sarita Montiel.
Le retour de Sarita Montiel fut fracassant et la censure classa le
film dans la catégorie 3-R (mayores con reparo). Fernando Méndez
Leite rapporte une anecdote particulièrement cocasse : un prince russe
prénommé Vladimiro se sentit visé lorsque le personnage, prénommé
également Vladimiro, prenait à bras-le-corps la jolie Sarita ; sa colère
fut telle qui fit en sorte que les mots «russe» et « Vladimiro»
disparussent de la bande sonore. Cette histoire singulière fut à l'origine
d'une comédie humoristique, El pleito del ultimo cuplé. Le succès du
film fut tel qu'il entraîna dans son sillage toute une kyrielle de films de
cuplés qui envahiront les écrans espagnols : l'essentiel de l'oeuvre à
venir de Sarita Montiel va désormais tourner autour du cuplé. Mais
elle ne fut pas la seule à s'engouffrer dans la brèche ouverte par El
ultimo cuplé : Marujita Diaz, Carmen Sevilla ou Mikaela vont tourner
de nombreux films de cuplés . Si la plupart de ces films ne présentent
que peu d'intérêt, certains parviennent à se hisser à un niveau
acceptable ce qui est le cas du dyptique de Jestis Franco : La reina del
Tabarfn (1960) et Vampiresas 1930 (1960).
LA VIOLETERA ET LES AUTRES
C'est sur un schéma assez voisin que Luis César Amadori fait
tourner Sarita Montiel dans La violetera. En réalité, les ingrédients
sont les mêmes et le répertoire reste essentiellement celui du cuplé
mais un certain glissement s'effectue puisque certains airs plus
andalous apparaissent dans l'oeuvre. Le film obtint à son tour un grand
succès et Terence Moix évoque avec humour les réactions du public de
l'époque:
308
La participaci6n del pueblo en las ficciones era intensa y bien repartida. Todavia en 1957, durante la proyecci6n de La Violetera en un cine de lujo, los partidarios de la acreditada bondad de Sarita Montiel la pregonaban no mediante el elogio de su virtud, sino a través del insulto a quienquiera que pretendiese herirla o siquiera faltarle. Asf, cuando el marques6n Raf Vallone se vefa obligado a abandonar a la humilde florista por motivos que la casta impone, se oian voces que le gritaban «Sinvergüenza, mal hombre, soplapollas». Y cuando la condesa Ana Mariscal, después de observar despectivamente el escote de Sarita, la
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Sara Montiel : le corps mythique
humillaba con un des plante famoso ( « Yo no veo aqui a ninguna sefiora») un coro indignado exclamaba: «cerda, alcahueta, borracha, mala madre».1
Dès le troisième film, nous retrouvons une évolution tout à fait habituelle dans le phénomène des séries : l'extension narrative correspond à une destruction de la structure initiale2 . Le mythe de Carmen a, depuis l'époque du muet, séduit les réalisateurs espagnols3
,
et il était inévitable que Sarita Montiel finît par incarner le personnage dans Carmen, la de Ronda (1959) de Tulio Demicheli. Le répertoire est désormais bien plus aflamencado, même si l'actrice y perd en crédibilité et en séduction.
Ce qui retient notre attention c'est la présence du premier regard à la caméra. Jusqu'à présent, les chansons s'inscrivaient dans la logique du récit, le personnage ne regardait pas la caméra. Dans ce film pour la première fois, Sarita Montiel s'adresse au spectateur en chantant, Los
piconeros, brisant ainsi le pacte qui s'est établi antérieurement dans le récit4. Rappelons ce que Marc Vernet dit à propos de cet effet:
L'expression «regard à la caméra» semble, dans un premier temps, bien mal fagotée, puisqu'elle veut rendre compte en termes de tournage d'un effet produit à la projection du film : le spectateur aurait l'impression qu'un personnage de la diégèse et (ou) un acteur sur le tournage, le regardent directement à sa place, dans la salle de cinéma. Ainsi se trouveraient alignés trois espaces différents : le tournage, l'univers diégétique et la salle de cinéma. On notera pourtant (l'expression n'est peut-être pas si mal fagotée que cela) qu'on ne dit pas «regard au spectateur», comme si on avait conscience, au-delà de la précision
1. Terence Moix, El peso de la paja, Barcelone, 1990, p. 266.
2. Les films de Joselito répondent au même type de structure : à partir d'un noyau
initial, les metteurs en scène tentent d'étendre progessivement le rayon d'action de
la vedette.
3. Quelques titres espagnols : Carmen (1914) de Giovanni Doria, La Carmen
(1975) de Julio Diamante, Carmen, la de Triana (1938) de Florian Rey ou Carmen
(1983) de Carlos Saura.
4. Le «regard à la caméra» représente l'un des principaux interdits au cinéma
depuis les années vingt. Au préalable, les acteurs pouvaient s'adresser au spectateur
(La buenaventura de Pitusfn -1924 - de Raul L. Alonso). Encore aujourd'hui, le film
de fiction respecte scrupuleusement cette «règle».
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«technique», que ce regard puisse ne pas «dépasser» la
caméra et ne pas atteindre le spectateur1 .
Cette «figure de l'absence» détermine, dans un espace en creux, la présence d'un autre, la figure d'une altérité. Creux comblé par le regard du spectateur ; pour la première fois, Sarita Montiel rompt le pacte, brise le triangle virtuel : elle/l'amant/le spectateur. Sa voix, tout comme son regard, appelle un autre. La présence/absence du spectateur fonctionnait comme une merveilleuse complicité : moi, spectateur, je regarde Sari ta Montiel et je suis son complice, manière de me glisser à ses côtés sans dénoncer ma présence. Dans Carmen, la de Ronda,
Sarita ME regarde, je suis - artificiellement sans doute - dans SON regard, je suis en quelque sorte, SON regard. Certes l'instant est furtif et bien vite l'équilibre est rétabli, mais il annonce une évolution future et une rupture sur laquelle il ne sera plus possible de revenir.
Les oeuvres suivantes vont assez naturellement parcourir de nouveaux champs musicaux tels que le tango (Mi ultimo tango en 1960 de Luis César Amadori) ou les rythmes brésiliens (Samba en 1963 de Rafael Gil). En réalité, il s'agit d'un immense répertoire que Sarita Montiel va explorer jusqu'à satiété. Tous ces films construits sur un schéma presque toujours identique sont autant de variations sur la «femme perdue» qui avait fait son succès. Nous retiendrons pourtant deux films de la fin de la carrière de l'actrice : Tuset Street (1968) et Variétés (1971). Après avoir repris sans cesse un même rôle, Sarita Montiel voit dans Tuset Street l'occasion de renouveler son personnage. L'année de réalisation du film est particulièrement importante pour l'évolution du cinéma espagnol : d'un côté, le cinéma mesetero, celui du Nuevo cine espaiiol, d'un autre, les catalans de l'École de Barcelone. Il s'agissait de deux manières de renouveler le cinéma ibérique de l'époque, deux tentatives de faire un cinéma différent et novateur. On connaît la célèbre phrase de Joaquin Jordâ : "Puisque l'on ne nous laisse pas être Victor Hugo, nous serons Mallarmé". Les positions parfois extrêmement opposées des deux écoles trouvèrent dans le film Tuset Street une manière de compromis. Le résultat est particulièrement décevant ; certes, Sarita Montiel trouve un rôle qui renouvelle son personnage habituel, mais les difficultés de tournage (Sarita Montiel exige le changement de metteur en scène) et l'échec commercial du film mettront fin à ses prétentions. Ce film reste un des mauvais souvenirs de la carrière de Sarita Montiel :
1. Marc Vernet, Figures de l'absence, Cahiers du cinéma, 1988, p.10.
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Sara Montiel : le corps mythique
Ese ha sido un suceso que ya tengo olvidado y del que no me gusta hablar, pero debo decir, para aclarar conceptos, que fue la firma productora quien le dijo al sefior Grau que lo que interesaba era una pelicula con Sara Montiel y no con la arquitectura y tipismo de una calle, por muy «graciosa» que ésta fuese. Ahi empez6 todo y ese fue el motivo principal que aconsej6 -de comun acuerdo con el sefior Grau- el cambio de director. Por lo demâs, repito, es un asunto olvidado y que no deseo remover1.
Cet échec ne mettra pourtant pas un terme à la carrière de l'actnce__ et elle permettra à Juan Antonio Bardem de revenir en Espagne après plus de cinq ans d'absence pour le tournage de Variétés. On connaît la tendance du metteur en scène à revenir sur des' sujefi;-déjà tournés (Calle mayor et Nunca pasa nada). Avec Variétés, il reprend le thème principal de l'un de ses meilleurs films, C6micos (1954). Si le film a retenu notre attention c'est que plus que tout autre, il est celui qui pousse jusque dans ses derniers retranchements le mythe Sarita Montiel. Le meilleure exemple est sans nul doute l'extraordinaire interprétation du chef-d'oeuvre de Miguel de Molina, La bien paga.
Cette copia a eu une destinée particulièrement remarquable au cinéma2. Attardons-nous un instant sur le début de la chanson. Le texte original disait :
Bien pagâ ... si, tu eres la bien pagâ porque tus besos compré y a mi te supiste dar por un pufiao de pamé. bien pagâ, bien pagâ bien pagâ, fuiste mujer.
1. Centro Espano! de Estudios Cinematograficos, Sara Montiel, Revue Cine y
mas, 75, mars 1991, p. 100.
2. Miguel de Molina l'interprète dans Esta es mi vida (1952) de Roman Viîioly
Barreto ; on entend sa voix dans Cancianes para después de una guerra (1971) de
Basilio Martin Patino ; Pedro Almodovar lui rend hommage dans lQué he hecha ya
para merecer esta? (1984) et Jaime Chavarri la reprend dans Las casas del querer
(1989), un film sur la personne du grand chanteur.
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Dans le film, Miguel de Molina chante pour un public diégétisé et
fait de l'une des spectatrices la destinatrice de sa copia ; les raccords
s'effectuent continuellement sur les regards ce qui ne fait qu'accentuer
la relation entre le chanteur et la bien paga/spectatrice. La caméra est
un regard témoin, la diégétisation du regard ne se produit pas. Il suffit
de reprendre le texte de la version interprétée par Sarita Montiel pour
comprendre que la construction est d'une autre nature :
Bien pagâ
me llaman la bien pagâ
porque mis besos cobré
y a ti me supe entregar
por un pufiao de parné
Bien pagâ, bien pagâ
bien pagâ, fuiste mujer.
La chanson avait été écrite pour que l'interprète fût un homme.
Une modification de texte était dès lors nécessaire. Mais ce qui fait
toute la richesse de l'interprétation de Sarita Montiel c'est qu'elle
identifie le regard de la caméra avec celui du destinataire. Les
théoriciens féministes du cinéma auraient vu là une trace indiscutable
d'un regard masculin inscrit dans la caméra : lorsque le destinataire de
la chanson est une femme, la caméra ne peut servir de réceptable, mais
lorsqu'il s'agit d'un homme il n'en va plus de même, l'oeil voyeur est
masculin. Sarita Montiel, dans une tenue qui n'occulte que le superflu,
s'offre totalement au spectateur, à son regard et fait de lui son
interlocuteur exclusif. La diégèse perd en cohérence : le destinataire du
récit est tantôt le personnage, tantôt le spectateur.
Le parcours de Sarita Montiel à l'écran est celui de ce regard/caméra
qui glisse sur un corps. Ce regard s'innocentait en assumant son
voyeurisme, en se permettant d'assister aux scènes des autres
imaginaires ou pas - et en se constituant comme le troisième angle ou
le troisième oeil, celui que le film exclut. En un peu plus d'une
douzaine d'années, le regard n'est plus voyeur, il devient acteur de la
fiction, il se diégétise. Mais par là même ne finit-il pas par dé
construire le jeu de la fiction qui même dans le cinéma "hard" fait du
spectateur un voyeur certes, mais bien rarement un complice ? La
fiction n'existe que par une série de conventions dont la moindre n'est
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Sara Montiel : le corps mythique
pas d'exclure le spectateur de la diégèse : les décrochements que
représentent les chansons ne s'inscrivent plus dans la logique d'écriture
du film. Dans El ultimo cuplé, Juan de Ordufia «introduisait» les
chansons et il en faisait des éléments à part entière du récit. Dans
Variétés, le personnage chante ses textes mais en rupture avec le reste
de la diégèse. La logique n'est plus respectée, et le film perd en
crédibilité. Sarita Montiel a construit son succès sur cette manière
spécifique d'exclure le spectateur du récit, tout en laissant comprendre
qu'il était malgré tout son complice. Une rupture de cette logique
conduit nécessairement à une rupture dans les récits qui hésitent sur le
destinataire. Le mythe mineur «Sarita Montiel» était à la portée du
spectateur, mais le propre des mythes n'est-il pas de rester à jamais
inaccessible ?
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Jean-Claude SEGUIN
FILMOGRAPHIE
1944 Te quiero para mi (L. Vajda) Empez6 en boda (Rafaello Matarazzo) 1945 Bambu (J.L. Saenz de Heredia) Se le fue el novio (Julio Salvador) 1946 El misterioso viajero del Clipper (Gonzalo P. Delgras) Por el gran premio (Pierre Caron) 1947 Mariona Rebull (J.L. Saenz de Heredia) Confidencia (J. Mihura) Vidas confusas (J. Mihura) Alhucemas (J. L6pez Rubio). Don Quijote de la Mancha (R. Gil) 1948 Locura de amor (J. de Ordufia) La mies es mucha (J.L. Saenz de Heredia) 1950 Pequefieces (J. de Ordufia) El capitan veneno (L. Marquina) Aquel hombre de Tanger!That Man from Tangier (Robert Elwyn y Luis M. Delgado) (E.-EEUU) (L'homme de Tanger) Furia roja/Stronghold (Misi6n peligrosa) (Steve Sekely) (Méx.-EEUU) 1951 Necesito dinero (Miguel Zacarias) (Méx.) Carcel de mujeres (Miguel M. Delgado) (Méx.) (Le bagne des filles perdues) Ahi viene Martin Corona (M. Zacarias) (Méx.) El enamorado (Vuelve Martin Corona) (M. Zacarias) (Méx.) 1952 Ella, Lucifer y yo (Miguel Morayta) (Méx.) Yo soy gallo donde quiera (Jimmy) (Roberto Rodriguez) 1953 Rodaje (Emilio Femandez) (Méx.) Piel canela (Juan J. Ortega) (Méx.) 1954 lPor qué ya no me quieres? (Chano Urueta) (Méx.) Se solicitan modelos (Ch. Urueta) (Méx.)
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Sara Montiel : le corps mythique
Frente al pecado de ayer (Cuando se quiere de veras) (J.J. Ortega) (Méx.-Cu.) Yo no creo en los hombres (J.J.Ortega) (Méx.-Cu.) Vera Cruz (Veracruz) (Robert Aldrich) (EEUU) 1955 Donde el cfrculo termina (La ambiciosa) (Alfonso B. Crevenna) Serenade (Dos pasiones y un amor) (Anthony Mann) (EEUU) 1957 Run of the Arrow (Yuma) (Samuel Fuller) (EEUU) (Le jugement des flèches) El ultimo cuplé (J. de Ordufia) (Valencia) 1958 La violetera (Luis César Amadori) (E.-lt.) 1959 Carmen, la de Ronda (Tulio Demicheli) (Carmen de Grenade) 1960 Mi ultimo tango (L.C.Amadori) (Mon dernier tango) 1961 Pecado de amor (L.C.Amadori) (E.-lt.) (Magdalena) 1962 La bella Lola/Quel nostro impossibile amor/Une dame aux camélias (Alfonso Balcazar) (E.-It.-Fr.) La reina del Chantecler (R. Gil) 1963 Noches de Casablanca/Casablanca, nid d'espions/Operazione Casablanca (Henri Decoin) (E.-Fr.-lt.) La vida de Pedro Infante (Miguel Zacarîas) (Méx.) 1964 Samba (R.Gil) (E.-Bra.) 1965 La dama de Beirut/Aventure à Beyrouth (L. Vajda y L.M. Delgado) (E.-Fr.-lt.) 1966 La mujer perdida/Quel nostro grande amore (T. Demicheli) (E.-It.-Fr.) 1968 Tuset street (J.Grau y L. Marquina) 1969 Esa mujer (M. Camus) 1970 Variétés (J.A. Bardem) La casa de los Martfnez (Agustfn Navarro) 1974 Cinco almohadas para una noche (P. Lazaga) 1975 Canciones de nuestra vida (Eduardo Manzanos)
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