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Les travailleurs de l’électricité du Sénégal face aux PAS Un exemple d’émancipation de la domination des institutions de Brettons Woods Introduction Évoquer une expérience d’émancipation à travers une lutte syndicale semble a priori un paradoxe ou équivoque au sens où les organisations syndicales sont incrustées dans le dispositif institutionnel en général et participent largement au consensus social à travers la négociation collective. Cependant, l’expérience dont il est question ici peut être analysée comme un prolongement du processus de rupture dans l’histoire du mouvement syndical au Sénégal, une forme de rupture de l’allégeance du mouvement syndical du pouvoir politique qui avait cours après les indépendances : un parti unique l’UPS/PS, une confédération syndicale unique, la CNTS, 1 d’une part. D’autre part, elle peut être perçue comme un processus d’émancipation de la domination des institutions de Brettons Woods, qui, sous prétexte de l’aide au développement, régentent depuis longtemps le cadre macroéconomique dans nos pays. Réfléchir, s’interroger a posteriori sur le sens, les formes et les limites des actions collectives entreprises pour que le secteur de l’électricité reste dans le secteur public, participe, au-delà du partage de notre expérience, d’une démarche réflexive d’une génération de militants. En effet, la prise en charge des intérêts généraux de la société par le mouvement syndical depuis la période coloniale a été un point de partage dans la construction du mouvement syndical dans nos pays. Autrement dit, les travailleurs peuvent-ils s’émanciper dans le cadre d’une société dominée, sans prendre en charge les intérêts généraux des populations ? La réponse à cette question nous permettra de réfléchir à la pertinence des luttes de la décennie 80/90. Ainsi, notre approche sera une lecture à distance d’une expérience où nous avons été au premier plan, mais aussi un retour réflexif sur un parcours qui à maints égards continue de structurer le développement à la fois du mouvement syndical et des politiques publiques dans le secteur. C’est pourquoi nous allons évoquer le contexte de l’époque, en considérant la période qui va de 1987 à 2002. C’est dire que nous essayerons de restituer avec un recul axiologique ces actions dans tous leurs sens et analyser à la suite leurs fondements et les motivations des différents acteurs et le sens qu’ils leur donnaient. Le Sénégal sous Ajustement Après le choc pétrolier de 1973 et la crise de la dette, les pays africains, à l’image du Sénégal, ont, après la floraison des « aides » au développement, connu des séries de bouleversements liés à un renversement de perspectives des politiques macroéconomiques du fait des changements intervenus au niveau des institutions financières internationales. Le Sénégal a de ce fait connu les premières politiques d’ajustements avec d’abord le « Programme de redressement économique et financier » (PREF) en 1979 et le programme d’ajustement à moyen et long terme (PAMLT), pour corriger, disait-on, les déficits budgétaires récurrents et les inefficiences des services publics. Ce n’est que par la suite que les injonctions de la BM et du FMI toucheront directement les travailleurs avec le démantèlement d’entreprises publiques, notamment celles qui encadraient le monde rural (SODEVA, ONCAD) 2 et le bradage de celles 1 Cette situation est relative à l’existence du parti unique UPS/ PS Union Progressiste Du Sénégal et par suite le Parti Socialiste, le centrale syndicale unique la CNTS confédération nationale des travailleurs du Sénégal, sous Senghor entre 1960 et le milieu des années 70. 2 Ce sont des sociétés d’encadrement du monde rural qui ont été liquidés sur les injonctions de la BM.

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Les travailleurs de l’électricité du Sénégal face aux PAS

Un exemple d’émancipation de la domination des institutions de Brettons Woods

Introduction

Évoquer une expérience d’émancipation à travers une lutte syndicale semble a priori un

paradoxe ou équivoque au sens où les organisations syndicales sont incrustées dans le dispositif

institutionnel en général et participent largement au consensus social à travers la négociation

collective. Cependant, l’expérience dont il est question ici peut être analysée comme un

prolongement du processus de rupture dans l’histoire du mouvement syndical au Sénégal, une

forme de rupture de l’allégeance du mouvement syndical du pouvoir politique qui avait cours

après les indépendances : un parti unique l’UPS/PS, une confédération syndicale unique, la

CNTS,1 d’une part. D’autre part, elle peut être perçue comme un processus d’émancipation de

la domination des institutions de Brettons Woods, qui, sous prétexte de l’aide au

développement, régentent depuis longtemps le cadre macroéconomique dans nos pays.

Réfléchir, s’interroger a posteriori sur le sens, les formes et les limites des actions collectives

entreprises pour que le secteur de l’électricité reste dans le secteur public, participe, au-delà du

partage de notre expérience, d’une démarche réflexive d’une génération de militants. En effet,

la prise en charge des intérêts généraux de la société par le mouvement syndical depuis la

période coloniale a été un point de partage dans la construction du mouvement syndical dans

nos pays. Autrement dit, les travailleurs peuvent-ils s’émanciper dans le cadre d’une société

dominée, sans prendre en charge les intérêts généraux des populations ? La réponse à cette

question nous permettra de réfléchir à la pertinence des luttes de la décennie 80/90.

Ainsi, notre approche sera une lecture à distance d’une expérience où nous avons été au premier

plan, mais aussi un retour réflexif sur un parcours qui à maints égards continue de structurer le

développement à la fois du mouvement syndical et des politiques publiques dans le secteur.

C’est pourquoi nous allons évoquer le contexte de l’époque, en considérant la période qui va

de 1987 à 2002. C’est dire que nous essayerons de restituer avec un recul axiologique ces

actions dans tous leurs sens et analyser à la suite leurs fondements et les motivations des

différents acteurs et le sens qu’ils leur donnaient.

Le Sénégal sous Ajustement

Après le choc pétrolier de 1973 et la crise de la dette, les pays africains, à l’image du Sénégal,

ont, après la floraison des « aides » au développement, connu des séries de bouleversements

liés à un renversement de perspectives des politiques macroéconomiques du fait des

changements intervenus au niveau des institutions financières internationales. Le Sénégal a de

ce fait connu les premières politiques d’ajustements avec d’abord le « Programme de

redressement économique et financier » (PREF) en 1979 et le programme d’ajustement à

moyen et long terme (PAMLT), pour corriger, disait-on, les déficits budgétaires récurrents et

les inefficiences des services publics. Ce n’est que par la suite que les injonctions de la BM et

du FMI toucheront directement les travailleurs avec le démantèlement d’entreprises publiques,

notamment celles qui encadraient le monde rural (SODEVA, ONCAD)2 et le bradage de celles

1Cette situation est relative à l’existence du parti unique UPS/ PS Union Progressiste Du Sénégal et par suite le

Parti Socialiste, le centrale syndicale unique la CNTS confédération nationale des travailleurs du Sénégal, sous

Senghor entre 1960 et le milieu des années 70.

2 Ce sont des sociétés d’encadrement du monde rural qui ont été liquidés sur les injonctions de la BM.

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qui étaient soit dans les services ou le système bancaire. Des milliers de travailleurs se sont

retrouvés ainsi dans la rue et ont été obligés de rallier le secteur informel pour survivre. La

deuxième génération des PAS recommandait aussi la privatisation des secteurs comme la

distribution de l’eau, de l’électricité et les secteurs des télécommunications, secteurs où

globalement tout restait à faire en termes d’investissement. En effet les taux de couverture de

l’électricité en zone urbaine étaient de l’ordre de 40% et en dessous de 15% en zone rurale, ce

qui signifiait que plus de 60 % de la population au Sénégal ne disposait que de la bougie ou du

pétrole lampant pour s’éclairer la nuit.

Au niveau politique, l’avènement de Abdou DIOUF3, qui accède au pouvoir à travers un simple

réaménagement de la constitution, permet un élargissement de l’ouverture démocratique qui

approfondit le régime des libertés politiques, naguère limité à quatre courants de pensée. Ainsi,

du parti unique aux quatre courants de pensée, il était dorénavant possible pour tous ceux qui

le voulaient de créer leurs partis ou leurs syndicats. Dans le même sens, cette ouverture permit,

mais à un degré moindre, l’expression plurielle de la presse indépendante. Au début des années

80, plusieurs organisations syndicales seront mises en place des flancs de la seule centrale

syndicale, la confédération nationale des travailleurs, la CNTS, affiliée au parti UPS/PS au

pouvoir. C’est d’abord le SUDES en 1976 au niveau du secteur de l’enseignement et à sa suite

des syndicats dans les principaux secteurs publics. Le SUTELEC sera créé en 1981 à travers

ce processus. On pourrait appeler ce processus l’effet levier de l’élargissement démocratique.

Ce sont essentiellement des militants de la gauche clandestine issus du PAI4, ou de la gauche

nationaliste qui seront au cœur de ces processus.

Cette démocratisation de la société sénégalaise au début des années 80 cachait une situation

économique qui n’était guère reluisante. Le Sénégal était faiblement industrialisé, le phosphate,

le seul minerai dont nous disposions en grande quantité, était transformé à l’extérieur du pays.

Pour la plupart, nos entreprises étaient essentiellement des industries de substitution à

l’importation, ainsi, 70% de la population qui était paysanne ne disposait de revenus que trois

mois sur douze. La pêche artisanale occupait une partie importante des populations vivant sur

les côtes de l’océan atlantique. Le point I, introduisant le document de réduction de la pauvreté

du Sénégal, résume de façon très explicite la situation du Sénégal avant les PAS et après. Ce

document montre en substance que les politiques d’ajustement au fond n’ont pas permis une

croissance entre 1979 et 1993, et ce n’est qu’en 1994 après la dévaluation que notre économie

a renoué avec une légère croissance.5 Le caractère extraverti de notre économie peut être

mesuré par cette assertion qui découle de la 3ième génération des politiques d’ajustement,

appelée « stratégie de réduction de la pauvreté ».

Au plan social, cette dépendance de l’extérieur explique le faible développement de la

couverture sanitaire et la faiblesse durant cette période des taux de scolarisation, qui de 60%

3En 1981 A.Diouf remplace Léopold Sédar Senghor à la tête de l’Etat à travers une modification de la

constitution ; il ne sera élu comme président qu’en 1983.

4Le PAI est le premier parti d’obédience marxiste qui a été créé en 1958 et qui par la suite a connu plusieurs

scissions, cependant la plupart des militants de la gauche marxiste ou nationaliste ont été influencés par ce

courant.

5Document stratégie de réduction de la pauvreté : Ministère de l’ économie des finances Sénégal, Avril 2000, p

6.

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dans les années 60 était tombé à 56.8%6. De même, l’accès aux soins était limité, au niveau de

la santé, du fait non seulement des coûts exorbitants pour les populations démunies, mais aussi

à cause du nombre très faible d’infrastructures de santé - hôpitaux, dispensaires, centres de

santé... Les politiques d’ajustement vont approfondir davantage ces faiblesses structurelles

dans l’éducation et la santé. Dans les réformes mises en œuvre il y avait non seulement les

privatisations et dérégulations du marché, mais aussi la flexibilisation de la main d’œuvre.

C’est dans ce contexte de luttes sociales menées par les nouveaux syndicats de travailleurs que

la question des privatisations des monopoles dits naturels fut annoncée par le gouvernement.

Les travailleurs de l’électricité fortement syndicalisés qui luttaient pour améliorer leurs

conditions de travail et le mode de gouvernance mal en point de l’entreprise étaient opposés à

cette injonction des IFI. Les conditions d’émergence d’un mouvement syndical autonome et

les perceptions que non seulement la privatisation était synonyme de licenciement, mais aussi

d'une perte de souveraineté allaient structurer l’opposition à la privatisation du secteur.

Les Actions entreprises contre la privatisation

Lors du deuxième congrès ordinaire tenu en 1987 à Dakar, une résolution sur la défense du

service public fut adoptée à l’issue des travaux, enjoignant le nouveau bureau à tout mettre en

œuvre pour que l’entreprise reste dans le giron du public. Il y avait deux raisons qui semblaient

être à la base de cette résolution, l’une d’ordre politique et social estimant que la privatisation

signifiait une recolonisation, la deuxième raison était plus liée à la perception que la

privatisation allait déboucher sur des pertes d’emplois, comme cela s’était passé dans des cas

similaires. Enfin, des considérations secondaires étaient aussi avancées, notamment la

possibilité que le privé revienne sur la péréquation des prix de l’électricité et le fait que les

modes de privatisation en usage relevaient de la pure arnaque : l’affermage, la régie ou la

délégation de gestion.

Mais la question qui se posait naturellement était celle de savoir comment nous sommes arrivés

à la prise en charge de cette revendication par le SUTELEC ? La problématique des

privatisations avec les PAS dans les pays en développement et même en Occident a certes

partout mobilisé des militants, mais il serait intéressant de comprendre les mécanismes par

lesquels ce processus d’opposition s’est opéré ici. Notre hypothèse est qu’il faut examiner,

analyser l’histoire du mouvement syndical dans ce qui le lie notamment à la politique depuis

l’ère coloniale pour trouver en partie ce qui fonde ce processus. Dans la littérature, il est

récurrent de rencontrer des chercheurs (Diop Bouba , 1992,1990 ; Diallo kalidou, 1992; Diop

Momar Coumba,1992, 2000 ; Lo Magatte 1987 ; Thiam Iba Der 1983, pour ne citer que ceux

là) qui avancent comment les organisations se sont constituées avec, entre autres, l’objectif de

lutter pour l’indépendance nationale. De façon plus récente sur l’histoire politique du Sénégal,

d’autres auteurs (Diouf mamadou, Diop M. Coumba, 1990 ; Ndiaye A. I., 1996) montrent le

rapport entre les mutations politiques contemporaines et les mutations dans le mouvement

syndical. C’est dire que l’histoire des organisations syndicales au Sénégal en particulier et de

façon générale dans les ex colonies de l’Afrique est entrelacée avec les processus politiques et

souvent ces dernières sont au cœur des processus de changement social.

Dans le cas particulier des travailleurs de l’électricité, non seulement il y a ce rapport quasi

général entre politique et syndicalisme mais aussi, il est à chercher dans l’historicité propre au

secteur. Le régime de propriété de l’entreprise a beaucoup impacté sur les rapports sociaux au

sein du secteur. Après les indépendances, comme dans beaucoup de pays africains, c’était une 6Source Ministère de l’éducation nationale 2005.

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seule société qui gérait l’eau et l’électricité ( EEOA) avec la présence d’experts et de cadres

expatriés. La nationalisation est intervenue tardivement en 1981 et les expatriés ne sont partis

en totalité qu’en 1983. On comprend alors que dans l’imaginaire collectif des ouvriers et même

de beaucoup de cadres nationaux privatisation puisse renvoyer à un retour d’experts et

d’expatriés grassement payés et souvent d’une compétence douteuse. Au-delà de ces facteurs

explicatifs sur l’opposition à la privatisation, il y a ce que l’on pourrait qualifier de conquêtes

sociales au sein de l’entreprise à travers des luttes très dures entre 1979 et 1992. Dans le

processus d’édification, le syndicat s’est battu pour améliorer notablement les niveaux de

rémunérations des travailleurs et notamment des ouvriers de la production, mais tous les

travailleurs ont bénéficié des fruits de ces luttes. C’est ainsi que des luttes de 1979, 1981, 1984,

1988,1989 ont permis une réelle amélioration des conditions de travail avec un réaménagement

du temps de travail sans perte de salaires, plus de justice sociale dans l’occupation des postes

et une amélioration sensible des revenus avec la négociation de primes. On peut de ce point

vue inférer que l’attachement des travailleurs au syndicat, du fait des bénéfices récoltés, était

réel et fondé sur des bases objectives.

Le SUTELEC comme groupe de référence pour les travailleurs de l’électricité

Quand on analyse l’histoire des relations sociales au sein de l’entreprise et les interactions des

acteurs, on peut observer au sens de Sainsaulieu, sur les processus identitaires dans l’entreprise

(1985, 1998, de Crozier 1977), sur les enjeux de pouvoir au sein de l’entreprise, que le syndicat

crée une contre culture du fait qu’il ne se suffit plus de son rôle historique ou classique de

défendre les intérêts matériels et moraux des travailleurs. Le syndicat jusqu’à une période

récente incarnait les valeurs de justice sociale, de dignité de même qu’il représentait un

patriotisme. La notion de service public qui malgré toute sa confusion sémantique7 était

devenue synonyme de garantie de l’emploi pour les travailleurs, l’assurance d’une souveraineté

sur le secteur.

On peut remarquer qu’il y a eu dans ce cheminement la construction d’une identité de

l’organisation qui renvoie non pas à une appartenance idéologique comme dans les partis

politiques mais à une capacité de lutte, à un référent protecteur. Les grèves de 1979, de 1981

1984 et celle de 1992 notamment ont contribué à la construction de cette identité. Le SUTELEC

fonctionnait comme un groupe de référence pour les travailleurs, au sens psychologique du

terme. Ainsi en faire partie ou non renvoyait à un choix identitaire qui ne manquait pas d’impact

dans les relations que l’on avait au sein de l’entreprise.

Pour arriver à être crédité de ce capital de « puissance » symbolique pour paraphraser Bourdieu,

il faut comprendre que nous avons dû passer d’un contexte où les travailleurs ont tout accepté

à un contexte de luttes très dures avec à la clé des coupures de courant, l’arrêt de la production

en totalité avec des conséquences désastreuses parfois pour l’économie. La grève qui est le

commencement est celle de 1979. En 1981, la fermeture d’une barrière qui permettait l’accès

à une partie d’une centrale de production a fait l’objet d’une lutte. Et en 1992, une grève de

solidarité de 3 jours avec les travailleurs de la santé en mouvement depuis trois mois a permis

l’ouverture de négociation pour ces derniers. C’est dire que ces luttes ont contribué non

seulement à doter le syndicat de ce capital qui finalement va constituer la base des perceptions

du gouvernement, des travailleurs et de l’opinion en général, du SUTELEC. Souvent durant

7La notion de service public renvoie à un régime de propriété de l’Etat qui assure la prise en charge de l’intérêt

général, mais ici il convient de dire que ce concept dans notre contexte n’a pas cette dimension si on l’articule

en effet aux taux réels de l’électrification : Ce sont les couches urbaines les plus riches qui bénéficient de

subventions sur ce secteur de ce point de vue peut on parler d’intérêt général.

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ces mouvements, après les menaces, le gouvernement s’est trouvé dans l’obligation de négocier

pour un retour de l’électricité, et le président de l’époque a dû, lui-même, s’impliquer dans

certains cas pour que la situation soit réglée. C’est ce capital symbolique qui explique que lors

de l’élaboration de la loi sur les privatisations, l’entreprise qui avait en charge le secteur ne soit

pas concernée, contrairement à celle de l’eau et des télécommunications. Ce n’est qu’en 1996

suite aux pressions de la BM que le gouvernement allait afficher sa volonté de privatiser le

secteur, soit pratiquement 10 ans après la première génération des privatisations. Cette annonce

ne put se traduire dans la réalité, du fait l’opposition des travailleurs qui continuait à travers

des mobilisations. Ainsi le gouvernement organisa des négociations qui allaient déboucher sur

un protocole d’accord en 1997 avec le syndicat.

Les accords tenaient en substance sur l’ouverture du capital de l’entreprise à hauteur du tiers

aux privés dits stratégiques, l’utilisation de ces fonds pour renforcer le secteur en réelle

difficulté. Cependant, malgré ce repli le gouvernement allait procéder à une réforme sans

prendre en compte tous les points de l’accord de 1997.

En juillet 1998, prenant prétexte d’une menace de grève lors d’une sortie du syndicat dans la

presse, le gouvernement mit en prison une partie de la direction syndicale, quelques éléments

ont pu y échapper. Ainsi l’offensive du gouvernement mit à l’ordre du jour plus la reprise des

travailleurs licenciés, une quarantaine, que la défense du service public. Même si la résistance

fut organisée, la décapitation partielle du syndicat constituait une nouvelle expérience

inattendue et à laquelle les travailleurs n’étaient nullement préparés.

Cette situation dura deux longues années et durant une bonne partie de cette période ce fut une

sorte d’état d’urgence dans l’entreprise avec la présence de gendarmes qui étaient sensés

garantir la sécurité et empêcher les travailleurs d’en arriver à des actes de tendance à perturber

la production et la distribution de l’électricité. Apparemment le gouvernement voulait éviter la

répétition de la grève de 1992. Au sein des travailleurs, on peut cependant noter que la solidarité

s’est constituée et aura permis une prise en charge des licenciés et de leurs familles au moment

où la trésorerie du syndicat ne le permettait plus.

Cependant, l’implication de l’UNSAS allait compliquer la tâche des pouvoirs publics. Dès la

rentrée, des séries de grèves, de mobilisations dans les rues, notamment par les femmes, sont

organisées par l’UNSAS. Malgré l’ouverture démocratique, les marches étaient

systématiquement refusées par les autorités, mais les organisations de travailleurs vont passer

outre. Ainsi, dans tout le pays des mobilisations ont été organisées pour amener le

gouvernement à libérer les leaders syndicaux retenus depuis juillet 1998.

Dans ce contexte, le gouvernement lança un appel d’offres et Elyo et Hydro Québec, organisé

en consortium, fut retenu pour entrer dans le capital de l’entreprise public. Les travailleurs à

l’extérieur avec l’UNSAS et à l’intérieur avec une organisation décapitée vont continuer la

résistance. Durant ces deux années de lutte, non seulement il y eut la solidarité agissante des

populations, mais les femmes et les familles se sont organisées dans les quartiers pour se joindre

à la lutte. Au niveau interne des cotisations sont collectées mensuellement pour servir d’appoint

au paiement des salaires.

Si l’objectif déclaré de ces actions était la libération des travailleurs et dirigeants syndicaux

emprisonnés, la privatisation et les conditionnalités des bailleurs de fonds constituaient la toile

de fond de ces luttes. Une vaste campagne de dénonciation au niveau international aura aussi

permis de gêner le gouvernement d’Abdou Diouf. La plainte au comité de la liberté syndicale

au niveau de l’OIT contribua à montrer jusqu’où les Etats sous ajustement pouvaient arriver

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pour appliquer les politiques recommandées par les IFI. En effet, les forces de police ont

poursuivi des manifestants jusque dans le siège de l’UNSAS, violant par ce fait les conventions

sur les libertés syndicales.

Quand on analyse avec le recul toutes les actions entreprises autour de cette question de la

privatisation, l’implication des populations, les réactions musclées des pouvoirs, il ressort de

façon évidente que la lutte a dépassé le cadre d’une lutte syndicale. La question de

l’émancipation de la domination des IFI est plus globale et pèse sur l’ensemble des populations

de façon générale. Malgré les limites de l’implication des populations de façon massive à cette

période, ces luttes vont servir de catalyseur des luttes populaires sur des questions liées aux

conditions de vie des populations en général. Si l’alternance a pu intervenir en mars 2000,

certains pensent que les mobilisations de ces deux années y ont contribué largement.

Apprentissages et enseignements des actions déployées

Si l’alternance intervenue en 2000 a certes contribué à une négociation qui verra le retour des

travailleurs licenciés, sauf le secrétaire général qui avait décidé pour des raisons qui lui étaient

propres de ne pas revenir, ce sont les mobilisations et la situation de lutte permanente instituée

dans l’entreprise qui seront la base de ce retour. Une réappropriation de ce processus

d’émancipation doit nous permettre de nous interroger sur, non seulement ce qu’il est advenu

de ce processus mais aussi des questions entrouvertes.

Premièrement, ces luttes ont participé à faire comprendre que la privatisation n’était pas une

panacée. L’expérience avec Elyo et Hydro Québec a montré que ces derniers n’étaient

intéressés que par les dividendes qu’ils pouvaient engranger dans des délais très courts, et non

un développement du secteur. Par ailleurs, cette courte privatisation aura permis au

gouvernement de s’appuyer sur le refus des travailleurs pour s’opposer aux directives de la BM

et de négocier des aménagements. En 2003, le nouveau gouvernement de Wade reprit le secteur

en se séparant du consortium, en acceptant de leur payer 50 milliards de francs CFA, environ

250 millions de dollars US. Ils relancèrent le processus à travers un appel d’offres où ils

exigeaient un engagement en termes d’investissements de 750 millions de dollars sur 5 ans, il

y eut pas d’acquéreur. Cela aura le mérite de démontrer que les privés n’étaient pas intéressés

par le développement réel du secteur. Il est vrai par contre que dans cette lutte nous n’avons

jamais envisagé que la nature clientéliste de nos Etats s’accommodait de cette résistance parce

qu’il y trouvait son compte finalement. C’est ce que Mamadou Diouf désigne les résistances

d’en haut aux politiques d’ajustement8.

Deuxièmement, la question de l’émancipation des populations du joug des IFI, comme dans le

cas du secteur de l’électricité, peut-elle être portée par les syndicats de travailleurs

simplement ? En effet, au regard de ce qui est advenu après une dizaine année de luttes, il

convient de se convaincre des difficultés qu’il y a à vouloir émanciper les populations sans

qu’elles s’impliquent, elles mêmes, dans le processus d’émancipation, au sens de leur

appropriation et de leur participation, aux actions collectives initiées pour se libérer. Dans notre

cas, comme nous avons tenté de le restituer, les populations n’ont que partiellement

accompagné le processus, alors que les bénéfices étaient pour elles essentiellement. Par la suite,

ceci a constitué un argument, pour certains travailleurs, pour l’abandon de la défense du service

public. L’absence de synergie avec les autres acteurs de la société civile, plus mobilisés sur les

questions de droit humain, a aussi constitué une faiblesse dans le processus. 8Mamadou Diouf, Momar c . Diop, Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et société, 1990, 436p, Paris .., Khartala

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Enfin, la méfiance cultivée par les organisations syndicales à l’égard des partis politiques ne

pouvait contribuer à une jonction sur cette question essentielle dans le devenir de nos nations.

Ainsi, si certains partis de gauche avaient les mêmes positions, les relations se limitaient à un

soutien souvent formel.

Cependant, l’intérêt principal de ces actions réside dans le processus de déconstruction

idéologique qui s’est opéré au sein des travailleurs, au niveau de la population et dans une

moindre mesure au niveau de l’Etat. Les vérités de la Banque Mondiale et du FMI sur ces

questions ont été mises en débat du fait de cette opposition. La philosophie du moins d’Etat ne

rimait pas avec efficience et efficacité, comme c’était naguère prônée.

Par ailleurs, un des enseignements majeurs tiré de cette expérience collective est lié aux modes

d’action internes dans le syndicat, notamment le fait de privilégier les arrêts de production. Du

fait de l’impossibilité de déclencher des grèves légales, nos grèves étaient soudaines et

s’appuyaient sur quelques camarades de la production, de la distribution et du transport, ce qui

du coup mettait les autres travailleurs dans une situation d’expectative avec une implication

très indirecte. Autrement dit, les luttes ne requerraient pas une implication massive des autres

travailleurs. Les conséquences induites par cet état de fait furent que les autres travailleurs,

notamment ceux qui n’étaient pas dans les unités techniques, n’avaient pas la même culture de

l’action, ayant l’habitude se suivre. Aujourd’hui, avec le changement de contexte, il devient

difficile de préserver et de renouveler ces modes d’action. C’est dire que le caractère collectif

de la lutte peut être un moyen de consolidation et de préservation des acquis obtenus ensemble.

Conclusion

Restituer cette expérience d’émancipation nous aura permis de montrer ce que les travailleurs

de l’électricité organisés dans le SUTELEC ont développé pendant une période de dix ans en

termes d'actions pour s’opposer à la privatisation de leur secteur. Aujourd’hui, c’est de cette

capacité de lutte, mais aussi à travers la déconstruction idéologique, qu’une remise en cause

des présupposés théoriques de la Banque Mondiale et du FMI a été possible voire revus et

corrigés au niveau du pays. D’autre part, au sein des populations, ces actions ont établi la

conviction qu’il est possible de gagner si on ose lutter. Cependant, l’émancipation de toutes les

formes de domination requiert l’implication des acteurs concernés, c’est-à-dire ici non

seulement les travailleurs mais aussi les populations bénéficiaires des services offerts par le

secteur.

Au total, une action collective restreinte dans le cadre d’un secteur ne peut revêtir qu’un

caractère parcellaire quand elle aurait dû être l’affaire de tous. Dans le cas précis, elle ne

pouvait l’être du point de vue du contexte et des limites liées à la nature de l’organisation qui

était porteur du processus, un syndicat. Ainsi, des questions restent ouvertes sur comment

s’émanciper durablement d’une telle domination et consolider les espaces acquis par des luttes,

de façon générale à partir d’actions entreprises collectivement dans nos sociétés.

Abdoulaye SENE, novembre 2013

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