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BIBEBOOK VLADIMIR SOLOVIEV L’ANTÉCHRIST Краткая повесть об антихристе

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  • BIBEBOOK

    VLADIMIR SOLOVIEV

    LANTCHRIST

  • VLADIMIR SOLOVIEV

    LANTCHRIST

    Traduit par J.-B. Sverac

    1910

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1716-6

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Bibliothque russe et slave

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    Sources : Michaud

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    Lecture Bibliothque russe et slave

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • D situe au bord de la Mditerrane, cinq Russes sesont rencontrs par hasard : un vieux gnral, un homme poli-tique, un jeune prince, une dame, et un inconnu (Monsieur Z).Soloviev nous rapporte trois de leurs conversations. Cest la dernirequest emprunt le fragment ci-dessous.

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  • LH . Puisquil est bien clair maintenant que ni lesathes, ni les vrais chrtiens de lespce du prince ne reprsententlAntchrist, il serait temps que vous nous ssiez son portrait.

    M Z. Cest cela que vous voulez ! Mais tes-vous satisfaitpar lune quelconque des nombreuses reprsentations du Christ, sans enexclure celles qui sont dues des peintres de gnie ? Pour ma part, aucunene me satisfait. Je suppose que cela vient de ce que le Christ est lincar-nation, unique en son genre et par suite ne ressemblant aucune autre,de son essence, le bien. Pour le reprsenter, le gnie artistique est insuf-sant. Il faut dire la mme chose de lAntchrist, qui est une incarnation,unique dans sa perfection, du mal. Il est impossible de faire son portrait.Dans la littrature religieuse nous trouvons seulement son passeport etles grands traits de son signalement.

    L D. Dieu nous garde davoir son portrait ! Expliquez-nousplutt pourquoi vous le tenez pour ncessaire, en quoi consistera sonuvre, et dites-nous sil viendra bientt.

    M Z. Je puis vous satisfaire mieux que vous ne pensez. Il ya quelques annes, un de mes camarades dtudes, qui stait fait moine,me laissa en mourant un manuscrit auquel il tenait beaucoup, mais quil

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    navait ni voulu, ni pu imprimer. Il a pour titre : Courte nouvelle surlAntchrist . Dans le cadre dun tableau historique prconu, cette com-position donne, mon sens, tout ce quon peut dire de plus vraisemblablesur ce sujet, conformment aux Saintes critures, la tradition de lgliseet au bon sens.

    LH . Lauteur ne serait-il pas notre ami Varsono-phii ?

    M Z. Non, on lui donnait un nom plus recherch : Panso-phii.

    LH . Pan Sophii ? Un polonais ?M Z. Pas le moins dumonde, ctait le ls dun prtre russe.

    Si vous me donnez une minute pour monter jusqu ma chambre, je vousapporterai ce manuscrit et vous le lirai ; il nest pas long.

    L D. Allez ! Allez ! Et revenez vite.Pendant que Monsieur Z. va prendre le manuscrit, la compagnie se

    lve et se promne dans le jardin.LH . Je ne sais ce que cest, est-ce ma vue qui est

    brouille par lge, ou est-ce la nature qui est change ? Mais je remarquequen aucune saison et en aucun lieu je ne vois plus maintenant les claireset transparentes journes dautrefois. Voyez donc aujourdhui : pas unnuage ; nous sommes assez loin de la mer et pourtant tout semble trslgrement ombr ; ce nest pas la clart parfaite. Le remarquez-vous, g-nral ?

    L G. Voil dj bien des annes que je le remarque.L D. Je le remarque aussi depuis un an, mais dans mon me

    comme dans latmosphre ; je ne vois pas non plus ici cette clart par-faite dont vous parlez. Partout semble rgner comme une inquitude,comme le pressentiment dune catastrophe. Je suis convaincue, prince,que vous aussi sentez cela.

    L P. Non, je ne remarque rien de particulier : latmosphreme semble tre ce quelle a toujours t.

    L G. Vous tes trop jeune pour voir la dirence : vousnavez pas de terme de comparaison. Quand je me reporte lpoque ojavais cinquante ans, comme la dirence est sensible !

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    L P. Je crois que votre premire supposition est la vraie ;votre vue sest aaiblie.

    LH . Nous nous faisons vieux, cest certain ; mais laterre non plus ne rajeunit pas ; et lon sent comme une double lassitude.

    L G. Le plus probable, cest que le diable avec sa queue metun brouillard dans la clart divine.

    L D, montrant Monsieur Z. qui descend de la terrasse. Nousallons tre bientt renseigns.

    Tous reprennent leurs places antrieures et Monsieur Z. commencela lecture du manuscrit.

    M Z. Courte nouvelle sur lAntchrist. Panmongolisme ! Le mot est sauvageMais ses syllabes me caressentComme si elles contenaient une grande prvisionDes destins que Dieu nous rserve.L D. Do est tire cette pigraphe ?M Z. Je pense que lauteur de la nouvelle la lui-mme com-

    pose.L D. Continuez donc.M Z. lit :Le vingtime sicle de lre chrtienne fut lpoque des dernires

    grandes guerres, discordes intestines et rvolutions. La guerre la plus im-portante avait pour cause lointaine le mouvement dides n au Japon la n du XIXe sicle et appel panmongolisme. Les Japonais imitateursstaient assimils avec une rapidit et un succs tonnants le ct ma-triel de la civilisation europenne et mme quelques ides europennesdespce infrieure. Ayant appris dans les journaux et les manuels dhis-toire quil existait en Occident un panhellnisme, un pangermanisme, unpanslavisme, un panislamisme, ils avaient proclam la grande ide dupanmongolisme, cest--dire, de lunion, sous leur autorit, de tous lespeuples de lAsie orientale, en vue dune lutte dcisive contre les tran-gers, cest--dire, les Europens. Ils avaient prot de ce que lEurope,au commencement du XXe sicle, tait occupe en nir avec le mondemusulman, pour entreprendre lexcution de leur grand dessein, en sem-parant dabord de la Core, ensuite de Pkin, o, avec laide du parti pro-

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    gressiste chinois, ils avaient jet bas la vieille dynastie mandchoue et mis sa place une dynastie japonaise. Les conservateurs chinois staient viteaccommods de la chose. Ils avaient compris que, de deux maux, il vautmieux choisir le moindre. La vieille Chine ne pouvait plus daucune faonconserver son indpendance et devait ncessairement se soumettre soitaux Europens, soit aux Japonais. Il tait clair que la domination japo-naise en dtruisant les formes extrieures, et dailleurs bonnes rien, deladministration chinoise, ne touchait pas aux principes intrieurs de lavie nationale, tandis que la domination des puissances europennes, quisoutenaient pour des raisons politiques lesmissionnaires chrtiens, auraitmenac les fondements spirituels de la Chine. La haine, qui divisait aupa-ravant les Chinois et les Japonais, tait ne quand ni ceux-ci, ni ceux-l neconnaissaient les Europens, la face desquels linimiti de deux nationsparentes devenait une vraie discorde intestine et perdait tout sens. LesEuropens taient compltement des trangers, uniquement des enne-mis et leur domination ne pouvait en rien atter lamour-propre nationaldes Chinois ; tandis quentre les mains des Japonais, la Chine se laissaitprendre lappt du panmongolisme, qui justiait en outre la triste n-cessit de seuropaniser extrieurement : Sachez bien, frres entts,avaient dit les Japonais, que nous prenons leurs armes aux chiens dEu-rope, non par got pour elles, mais an de les battre avec. Si vous vousunissez nous et acceptez notre direction, non seulement nous chasse-rons bientt de notre Asie les diables blancs, mais encore nous conquer-rons leurs territoires et tablirons sur lunivers lEmpire du Milieu. Vousavez raison de garder votre ert nationale et de mpriser les Europens,mais vous avez tort de nourrir ces sentiments de rveries et non dacti-vit raisonnable. Nous vous avons devanc sur ce point et nous devonsvous montrer la route des intrts communs. Sinon, voyez vous-mmes,ce que vous a donn votre politique de conance en soi et de mancepour nous, vos amis et vos dfenseurs naturels : cest peine si la Russie etlAngleterre, lAllemagne et la France ne se sont pas entirement partagla Chine et toutes vos fantaisies de tigres nont abouti qu montrer unedbile queue de serpent. Les Chinois avaient trouv ces remarques fon-des et la dynastie japonaise stait solidement tablie. Son premier souciavait t, cela va de soi, de constituer une arme et une otte puissantes.

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    La plus grande partie des forces militaires du Japon avait t transportsen Chine o elle avait servi de cadre une nouvelle et norme arme.Les ociers japonais, connaissant la langue chinoise, avaient t des ins-tructeurs bien plus ecaces que les ociers europens et linnombrablepopulation de la Chine avec la Mandchourie, la Mongolie et le Thibet,avait fourni un contingent susant. Le premier empereur de la dynastiejaponaise put faire un heureux essai de ses armes en chassant les Fran-ais du Tonkin et du Siam, les Anglais de la Birmanie et en incorporant lEmpire du Milieu toute lIndo-Chine. Son successeur, dont la mretait chinoise, et en qui sunissaient la ruse et lenttement chinois aveclnergie, la mobilit et la force dassimilation japonaises, mobilisa dansle Turkestan chinois une arme de quatre millions dhommes. Pendantque Tsun-Li-Iamyn dclare condentiellement lambassadeur russe quecette arme est destine la conqute de lInde, lEmpereur pntre danslAsie centrale russe, y soulve toute la population, traverse lOural etinonde de son arme toute la Russie centrale et orientale, tandis que lesarmes russes mobilises se htent de se concentrer, venant de Pologne etde Livonie, de Kiew et de Volhynie, de Ptersbourg et de la Finlande. Danslabsence dun plan de guerre et devant lnorme supriorit numriquede lennemi, les qualits militaires de larme russe ne lui servent qu p-rir avec honneur. La rapidit de lenvahisseur ne laisse pas le temps dunebonne concentration et les corps darme sont dtruits les uns aprs lesautres dans des combats cruels et dsesprs. Certes, la victoire cote cheraux Mongols, mais ils rparent facilement leurs pertes en semparant detous les chemins de fer dAsie, tandis que deux cent mille Russes concen-trs depuis longtemps aux frontires de laMandchourie font un essai mal-heureux de pntration dans la Chine bien dfendue. Lenvahisseur laisseune partie de ses forces en Russie, an dempcher la formation de nou-veaux corps et pntre avec trois armes en Allemagne. Les Allemandsont eu le temps de se prparer et une des armes mongoles est crase.Mais ce moment le parti de la revanche lemporte en France et bienttun million de bayonnettes franaises tombent sur le dos des Allemands.Pris entre lenclume et le marteau, les Allemands sont forcs daccepterles conditions poses par le chef mongol et dsarment. Les Franais sontdans la joie ; ils fraternisent avec les Jaunes, se rpandent en Allemagne et

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    perdent bientt la moindre notion de la discipline militaire. Le chef mon-gol ordonne alors ses armes dgorger des allis dsormais inutiles, cequi est fait avec une ponctualit toute chinoise. Les ouvriers sans pa-trie se soulvent Paris et la capitale de la culture occidentale ouvrejoyeusement ses portes au matre de lOrient. Celui-ci, une fois sa curio-sit satisfaite, se dirige vers Boulogne o, sous la protection dune ottevenue du Pacique, se prparent des transports destins faire aborderson arme en Grande-Bretagne. Mais il a besoin dargent et les Anglaisvitent linvasion en lui versant 25 milliards de livres sterlings. Au boutdun an, tous les tats de lEurope reconnaissent sa suzerainet ; il laissealors en Europe une susante arme doccupation, retourne en Orientet projette de dbarquer en Amrique et en Australie. Ce nouveau jougmongol pse un demi-sicle sur lEurope. Au point de vue moral, cettepoque est marque par le mlange sur tous les points et la pntrationrciproque et profonde des ides europennes et des ides orientales, parla rptition en grand de lantique syncrtisme dAlexandrie ; au point devue matriel, trois grands phnomnes sont particulirement caractris-tiques de cette poque : les ouvriers japonais et chinois inondent lEu-rope et rendent plus aigu la question sociale et conomique ; les classesdirigeantes continuent dessayer de rsoudre cette question par une s-rie de palliatifs ; on assiste enn lactivit dorganisations internatio-nales secrtes qui prparent un grand complot europen pour chasserles Mongols et rtablir lindpendance de lEurope. Ce colossal complotauquel prennent part les gouvernements nationaux, autant que le per-met le contrle des vice-rois mongols, est prpar de main de matre etrussit brillamment. Au moment convenu, les soldats mongols sont gor-gs, les ouvriers asiatiques sont assomms et expulss. En tous lieux sefont jour les cadres secrets des armes europennes et une mobilisationgnrale a lieu sur des plans prpars longtemps davance et tout faitopportuns. Le nouvel Empereur mongol, petit-ls du grand conqurant,accourt de Chine en Russie, mais ses troupes innombrables sont crasespar larme europenne. Leurs restes disperss retournent au cur delAsie et lEurope reste libre. Tandis que la soumission de lEurope auxbarbares dAsie pendant un demi-sicle, avait eu pour cause la dsuniondes tats Europens, la grande et glorieuse libration de lEurope tait

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    due au contraire lorganisation des forces unies de toute la populationeuropenne. La consquence naturelle de ce fait patent est que le vieuxrgime traditionnel des nations distinctes perd partout sa signication etque presque partout disparaissent les derniers restes des vieilles institu-tions monarchiques. LEurope au XXIe sicle est une union dtats plusou moins dmocratiques, les tats-Unis dEurope. Les progrs de la civi-lisation matrielle, un peu retards par linvasion mongole et la guerredmancipation, reprennent une marche acclre. Mais les objets de laconscience interne, les problmes de la vie et de la mort, de la destina-tion du monde et de lhomme, compliqus et obscurcis par une grandequantit de nouvelles tudes et de recherches physiologiques et psycho-logiques, restent sans rponse comme avant. Un seul rsultat ngatif im-portant est atteint : labandon dcid du matrialisme thorique. Aucunesprit sens ne se satisfait plus de la conception qui fait du monde unsystme datomes en mouvement et, de la vie, le rsultat de laccumula-tion mcanique des transformations de la matire. Lhumanit a dpasspour toujours ce stade de jeunesse philosophique. Mais il est clair dautrepart quelle nest plus capable de foi nave et non raisonne. Des notionscomme celle dun Dieu faisant le monde de rien, ne senseignent mmeplus dans les coles primaires. Les reprsentations des objets de cet ordreont atteint un niveau gnral lev, au-dessous duquel aucun dogmatismene peut descendre. Et si la grande majorit des gens qui pensent reste tout fait sans foi, les rares croyants sont tous ncessairement des penseursqui obissent aux prescriptions de laptre : soyez jeunes par le cur etnon par lintelligence.

    En ce temps-l, parmi ces rares croyants spiritualistes, vivait unhomme remarquable. Beaucoup lappelaient Sur-homme. Il tait gale-ment loin de la jeunesse de lintelligence et de la jeunesse du cur. Iltait encore jeune, mais, grce son gnie, il jouissait trente-trois ansdu renom de grand penseur, de grand crivain et de grand homme dac-tion. Sentant en lui-mme la grande puissance de lesprit, il avait toujourst un spiritualiste convaincu et sa claire intelligence lui avait toujoursmontr la vrit des notions auxquelles il faut croire : le bien, Dieu et leMessie. Il croyait en ces vrits, mais il naimait que soi. Il croyait en Dieu,mais au fond de son me il se prfrait involontairement Dieu. Il croyait

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    au Bien, mais lil ternel qui voit tout savait quil sinclinerait devantla force du mal pourvu quelle lachte, non quil ft gar par ses senti-ments, par de basses passions ou par lattrait du pouvoir, mais parce quilavait un amour-propre dmesur. Cet amour-propre, dailleurs, ntait niun instinct irraisonn, ni une prtention folle. En plus de son exception-nel gnie, de sa beaut et de sa noblesse, les hautes preuves quil avaitdonnes de sa temprance, de son dsintressement et de sa gnrosit,semblaient justier assez limmense amour-propre de ce grand ascte etde ce grand philanthrope spiritualiste. Si on lui faisait un grief dtre siabondamment pourvu de dons divins, il voyait en ces dons la marque delexceptionnelle bienveillance de Dieu son endroit, il se mettait au pre-mier rang aprs Dieu et se considrait comme lunique Fils de Dieu. En unmot, il croyait tre ce que le Christ fut rellement. Mais cette consciencede sa haute dignit ne faisait pas natre en lui le sentiment dune obliga-tion morale lgard de Dieu et du monde, mais le sentiment de son droit lemporter sur les autres et, avant tout, sur le Christ. Dans le principe,il navait pas de haine pour Jsus. Il reconnaissait le Messianisme et ladignit du Christ, mais il voyait sincrement en Lui son grand prdces-seur. Laction morale du Christ et Son absolue originalit chappaient son intelligence obscurcie par lamour-propre. Le Christ, pensait-il, estvenu avant moi ; je viens le second ; mais ce qui suit dans le temps, pr-cde dans ltre. Je viens le dernier, la n de lhistoire, prcisment parceque je suis le sauveur dnitif et parfait. Le Christ fut mon annonciateur.Il eut pour mission de prparer mon apparition. Fort de cette pense,le grand homme du XXIe sicle va sappliquer tout ce que dit lvangilede la seconde venue ; il entendra cette venue non pas comme le retour dupremier Christ, mais comme le remplacement du Christ prparatoire, parle Christ dnitif, par lui-mme.

    Arriv ce stade, il prsente peu de caractristiques originales. Sonattitude vis--vis du Christ est celle de Mahomet, par exemple, hommejuste quon ne peut accuser daucune mauvaise pense.

    Le grand homme du XXIe sicle va justier dune autre manire en-core le fait quil se met avant le Christ : Le Christ, dit-il, en enseignantet en ralisant dans sa vie le bien moral, a t le redresseur de lhumanit,moi, je dois tre le bienfaiteur de cette humanit en partie redresse, en

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    partie non redresse. Je donnerai aux hommes tout ce dont ils ont besoin.En sa qualit de moraliste, le Christ a divis les, hommes par les notionsdu bien et du mal, moi je les unirai par les bienfaits qui sont galementncessaires aux bons et aux mchants. Je serai le vrai reprsentant duDieu qui fait briller son soleil sur les mchants et sur les bons et fait pleu-voir sur les justes et sur les injustes. Le Christ a apport un glaive ; moi,japporterai la paix. Il a menac la terre du jugement dernier ; mais cestmoi qui serai le juge et mon jugement ne sera pas le jugement de la seulejustice, mais celui de la misricorde. La justice contenue dans mes sen-tences sera une justice distributive et non rmunratrice. Je ferai la partde chacun, et chacun aura ce quil lui faut .

    Dans ce magnique tat esprit, le voil qui attend que Dieu le conviedune faon claire luvre du salut nouveau de lhumanit, et tmoignepar une marque certaine et frappante quil est son ls an et prfr.Il attend et remplit son attente de la conscience de ses vertus et de sesdons surhumains ; car il est, comme on dit, un homme dune moralitsans tache et dun gnie extraordinaire.

    Notre Juste attend donc rement les ordres den haut pour commen-cer son uvre de salut ; mais il se lasse dattendre. Il a dpass trente anset trois annes se passent encore. Une inquitude lui vient, qui le pntrejusqu la moelle et le fait frissonner de vre : Si par hasard, pense-t-il,ce ntait pas moi mais lautre, le Galilen Sil ntait pas mon annon-ciateur, mais le vrai Christ, le premier et le dernier ! Mais, dans ce cas,il doit tre vivant O donc est-il ? Sil venait tout coup devant moi,ici. que Lui dirais-je ? Je devrais mincliner devant Lui, comme le der-nier et le plus born des chrtiens, comme le paysan russe qui marmottesans comprendre : Seigneur, Jsus-Christ, aie piti de mes pchs. Or, jesuis un brillant gnie, un sur-homme. Non, jamais je ne ferai cela. Alors la place du respect froid et raisonnable quil avait pour Dieu et pour leChrist, il voit natre et grandir en son cur dabord de leroi, puis uneenvie, qui brle et consume tout son tre, enn une haine ardente quisempare de son esprit. Cest moi, cest moi et non pas Lui ! Il nest pasparmi les vivants ; il ny est pas et ny sera pas. Il nest pas ressuscit ! Ilnest pas ressuscit ! Il nest pas ressuscit ! Il a pourri, il a pourri, dans sontombeau, il a pourri comme la dernire . Sa bouche cume, il bondit

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    hors de sa maison et de son jardin et, dans la nuit noire, prend en cou-rant un sentier escarp. Sa rage tombe et fait place un dsespoir sec etlourd comme les rocs, sombre comme la nuit. Il sarrte devant un prci-pice et entend l-bas dans le lointain le bruit confus dun torrent roulantsur les rochers. Une angoisse insupportable pse sur son cur. Soudainla pense lui vient de Lappeler, de Lui demander ce quil doit faire. Danslombre parat une gure humble et triste. Il a piti de moi, pense-t-il.Non jamais ! Il nest pas ressuscit ! Il nest pas ressuscit ! Et il slancedans le prcipice. Mais quelque chose dlastique comme une colonnedeau le maintient en lair, il est branl comme par un choc lectrique etune force le rejette en arrire. Il perd un moment conscience et sveille genoux quelques pas de distance du prcipice. Devant lui se dessineune gure claire dune vaporeuse lumire phosphorescente et dont lesregards insupportablement pntrant lui vont jusqu lme.

    Il voit ces deux yeux perants, et il entend une voix trange, sourde,contenue et en mme temps trs nette, mtallique et sans me commecelle dun phonographe. Et cette voix, dont il ne peut dire si elle vient dufond de lui-mme ou du dehors, lui dit : Je te donne ma bndiction, lsbien-aim. Pourquoi ne mas-tu pas implor, moi ? Pourquoi as-tu honorlautre, le mchant, et son pre ? Je suis ton dieu et ton pre, tandis quelautre, le pauvre cruci, est tranger toi et moi. Je nai pas dautre lsque toi. Tu es unique, tu es de mon sang, tu es mon gal. Je taime et ne tedemande rien. Tel que tu es, tu es grand, puissant. Fais ton uvre en tonnom, et non au mien. Je ne tenvie pas. Je taime. Il ne me faut rien de toi.Lautre, celui que tu croyais tre Dieu, a exig de son ls lobissance etune obissance sans limite, allant jusqu la mort, et il ne la pas aid sur lacroix. Je ne te demande rien et je taiderai. cause de ce que tu es, causede ton mrite, et de ton excellence, cause aussi de lamour dsintresset pur que jai pour toi, je taiderai. Reoismon esprit. Il ta cr dabord enbeaut, quil te cre maintenant en force. Sur ces paroles de linconnu,les lvres du sur-homme se sont entrouvertes involontairement, les deuxyeux perants se sont rapprochs de son visage, et il a senti comme siun ot glac entrait en lui et emplissait tout son tre. Il sest en mmetemps senti une vigueur, une vaillance, une lgret, un enthousiasmeinaccoutums. linstant mme les deux yeux ont disparu soudain et

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    une force a soulev le sur-homme au-dessus de terre et la replac dansson jardin, devant la porte de sa maison.

    Le lendemain les visiteurs du grand homme et ses domestiques mmetaient surpris de son air inspir. Mais ils auraient t bien plus tonnssils avaient pu voir avec quelle rapidit et quelle lgret surhumaine, ilcrivait dans son cabinet son ouvrage fameux intitul : Vers la paix et laprosprit universelles.

    Les livres antrieurs et lactivit sociale du sur-homme avaient ren-contr des critiques svres ; mais ces critiques taient pour la plupart deshommes tout particulirement religieux et par suite dpourvus de touteautorit, de sorte quils navaient pas t entendus quand ils avaient mon-tr dans tous les crits et toutes les paroles du sur-homme les signes dunamour-propre exclusif et excessif, labsence de vraie simplicit, de vraiedroiture et de vraie cordialit.

    Sa nouvelle composition met de son ct un certain nombre de sescritiques et de ses adversaires dhier. Ce livre crit aprs lincident duprcipice, montre en lui une puissance de gnie antrieurement incon-nue. Cest une uvre o toutes les contradictions sont embrasses et r-solues. On y voit unis un noble respect pour les traditions et les symbolesantiques avec un large et audacieux radicalisme en matire politique etsociale, une libert de pense illimite avec une trs profonde compr-hension des choses mystiques, un individualisme inconditionn avec undvouement ardent au bien commun, lidalisme le plus haut en matirede principes directeurs avec le sens parfait des ncessits pratiques de lavie. Et tout cela est assembl et ciment avec un art si gnial que chaquepenseur, chaque homme daction, peut accepter lensemble en gardantson point de vue propre sans faire le moindre sacrice la vrit, sans sehausser pour elle au-dessus de son moi, sans renoncer le moins du monde son esprit de parti, sans corriger en rien lerreur de ses vues et de sestendances, sans mme les complter dans ce quelles ont dinsusant.Ce livre tonnant est immdiatement traduit dans les langues de tous lespeuples cultivs et mme de quelques peuples sans culture. Dans toutesles parties dumonde, mille journaux sont, pendant tout un an, remplis parles rclames des diteurs, les articles enthousiastes des critiques. Des ti-rages bon march, avec portraits de lauteur, se rpandent par millions

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    dexemplaires, et tout le monde civilis, cest--dire, cette poque-l,presque tout le globe terrestre, est plein de la gloire de lhomme incom-parable, sublime, unique ! Nul noppose rien ce livre, qui parat tousune rvlation de la vrit intgrale. Le pass entier y est estim avec unetelle quit, le prsent entier y est apprci avec tant dimpartialit et decomprhension, lavenir meilleur enn y est si bien et si clairement re-li au prsent, que chacun dit : Voil bien ce quil nous faut ; voil unidal qui nest pas utopique, voil un dessein qui nest pas chimrique. Et le miraculeux crivain non seulement sduit tout le monde, mais estagrable chacun, de sorte que saccomplit la parole du Christ :

    Je suis venu au nom de mon pre et vous ne maccueillez pas, unautre viendra en son propre nom et celui-l vous laccueillerez . Pourtre accueilli, il faut, en eet, tre agrable.

    Certes, quelques hommes pieux, tout en louant chaudement ce livre,ont demand pourquoi le nom du Christ ny tait pas crit une seule fois ;mais les autres chrtiens ont ripost : Dieu en soit lou ! dans les siclespasss, tout ce qui est saint a t assez tran par des zlateurs sans voca-tion ; aussi faut-il maintenant quun crivain profondment religieux soittrs prudent. Et puisque ce livre est anim de lesprit vraiment chrtiendamour actif et de bonne volont, que dsirez-vous de plus ? Tout lemonde est tomb daccord. Peu aprs lapparition de cet ouvrage qui a faitde son auteur le plus populaire de tous les hommes ayant vu jamais la lu-mire du jour, lassemble constituante internationale de lunion des tatseuropens devait avoir lieu Berlin. Fonde aprs la srie des guerresextrieures et intestines lies laranchissement de lEurope du jougmongol et qui avaient entran un remaniement sensible de la carte delEurope, lUnion des tats europens se trouvait menace par le conitnon plus des nations, mais des partis politiques et sociaux. Les directeursde la politique europenne, membres de la trs puissante confrrie desfranc-maons, sentaient linsusance du pouvoir excutif. Lunit euro-penne quon avait ralise avec tant de peine risquait chaque minutede se briser. Dans le conseil de lunion (Comit permanent universel) ilny avait pas unit de vues, parce que toutes les places navaient pas pu

    1. En franais, dans le texte

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    y tre prises par de vrais maons. Les membres indpendants du Comitformaient des coalitions sparatistes et une nouvelle guerre tait immi-nente. On dcida alors de coner lexcutif un seul homme jouissant depouvoirs susants. Le candidat le plus srieux fut le sur-homme, membresecret de lordre maonnique. Il tait la seule personne qui jout dunenotorit universelle. tant de son mtier savant ocier dartillerie, pos-sdant de gros capitaux, il avait des amitis dans les cercles nanciers etmilitaires. En dautres temps, on lui aurait fait un grief de ses originesdouteuses. Il avait pour mre une personne trs accueillante, et univer-sellement connue, mais beaucoup trop dhommes auraient pu avec desdroits gaux prtendre tre son pre. Il va de soi que ces circonstances nepouvaient tre daucune valeur dans un sicle tellement avanc quil luitait rserv dtre le dernier. Le sur-homme fut choisi la presque unani-mit des voix comme prsident vie des tats-Unis dEurope ; mais quandil eut paru la tribune dans tout lclat de sa jeunesse, de sa beaut et desa force, et quil eut expos avec une loquence inspire son programmeuniversel, lassemble ravie et enthousiasme dcida, sans mme mettrela chose aux voix, de lui donner en signe dhonneur le titre dempereurromain. Le congrs sacheva au milieu de la joie universelle et le grandlu lana un manifeste qui commenait de la sorte : Peuples de la terre !Je vous donne ma paix ! et qui sachevait par ces mots : Peuples dela terre ! Les promesses se sont accomplies ! La paix universelle et ter-nelle est assure. Toute tentative pour la dtruire rencontrera une op-position irrductible. Dsormais, en eet, il existe sur la terre une puis-sance qui lemporte sur toutes les autres mises ensemble. Cette puissanceinvincible et incomparable mappartient moi, llu de lEurope, lempe-reur de toutes les forces europennes. Le droit international dispose ennde sanctions quil navait pas jusqu maintenant. Dsormais aucun tatnosera dire : la guerre, lorsque je dirai : la paix. Peuples de la terre, la paixest vous . Ce manifeste produisit leet dsir. Partout hors dEuropeet particulirement en Amrique, se formrent de puissants partis im-prialistes qui obligrent leurs gouvernements sunir des conditionsdiverses avec les tats-Unis dEurope sous lautorit suprme de lempe-reur romain. Quelques peuples et quelques monarques restaient encoreindpendants dans certaines rgions de lAsie et de lAfrique. Lempereur,

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    avec une arme peu nombreuse, mais choisie, de rgiments russes, alle-mands, polonais, hongrois et turcs, fait alors une promenade militaire delAsie orientale au Maroc, et, sans grande eusion de sang, rduit les in-soumis. Dans tous les pays des deux continents, il prend pour vice-roisdes princes indignes levs leuropenne, et dvous sa personne.Dans tous les pays paens, les populations tonnes et ravies font de luiune divinit suprieure. En un an, il fonde une monarchie universelle,au sens prcis du mot. Les germes de guerre sont tous dtruits. La ligueinternationale de la paix se runit une dernire fois, fait un solennel pan-gyrique du grand pacicateur et, nayant plus de raison dtre, se dissout.Au premier anniversaire de son avnement, lempereur romain lance unnouveau manifeste. Peuples de la terre ! je vous avais promis la paix etje vous lai donne. Mais la paix nest belle que dans la prosprit. Pourqui est menac par la misre, la paix nest pas une joie. Venez donc moimaintenant tous ceux qui avez faim et tous ceux qui avez froid, an que jevous rassasie et vous rchaue . Il accomplit ensuite la rforme socialesimple et tendue quil avait indique dans son livre et qui avait dj rallitous les esprits nobles et srieux. Grce la concentration dans ses mainsdes nances du monde entier et de colossales proprits foncires, il putraliser la rforme suivant les dsirs des pauvres et sans dommage sen-sible pour les riches. Chacun reut suivant sa capacit et chaque capacitsuivant le travail fourni et les services rendus.

    Le nouveau matre de la terre tait avant tout un philanthrope com-patissant ; il ne se contentait pas dtre lami des hommes, il tait aussilami des btes : il tait vgtarien. Il interdit la vivisection, tablit uncontrle svre des abattoirs et encouragea de toute manire les socitsprotectrices des animaux. Il tablit solidement dans lhumanit entirela plus importante des galits, lgalit dans le rassasiement universel.Cela fut accompli dans la seconde anne de son rgne. La question socialeconomique tait dnitivement rsolue. Mais si le rassasiement est pourceux qui ont faim le premier objectif, ceux qui sont rassasis veulent autrechose.

    Les animaux eux-mmes quand ils sont rassasis veulent dordinairenon seulement dormir mais jouer. plus forte raison les hommes, qui onttoujours exig post panem circenses.

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    Lempereur-sur-homme comprend ce quil faut la foule. ce mo-ment il reoit Rome la visite dun grand faiseur de miracles venude lExtrme-Orient et entour dun pais nuage de lgendes trangeset de contes sauvages. Suivant les bruits ayant cours parmi les no-bouddhistes, ctait un tre dorigine divine : le ls du dieu du soleil etdune naade.

    Ce faiseur de miracles, appel Apollonius, est incontestablement unhomme de gnie ; mi-asiatique, mi-europen, vques catholique in par-tibus indelium, il unit merveilleusement la connaissance des derniresconclusions et applications techniques de la science occidentale avec lartdutiliser tout ce quil y a de vraiment solide et de vraiment importantdans les traditions mystiques de lOrient. Les rsultats de cette union sonttonnants. Apollonius possde, entre autres choses, lart demi scienti-que et demi magique dattirer et de diriger sa volont llectricit at-mosphrique, et on dit dans le peuple quil tire le feu du ciel. Il se contentedailleurs de frapper limagination de la foule par des prodiges inous etnemploie pas sa puissance en vue dautre but. Tel est lhomme qui seprsente au grand empereur. Il le salue comme le vrai ls de Dieu, lui d-clare avoir vu son rgne annonc dans les livres secrets de lOrient et luiore de mettre son art son service. Lempereur ravi laccueille commeun don venu den haut, lui dcerne les titres les plus pompeux et ne se s-pare plus de lui. Et les peuples de la terre, aprs avoir reu de leur matrela paix universelle et la satit, ont en outre la possibilit de se rjouirconstamment la vue des miracles les plus divers et les plus inattendus.Ainsi sest acheve la troisime anne du rgne du sur-homme.

    Aprs lheureuse solution de la question politique et de la questionsociale, la question religieuse fut pose. Lempereur lui-mme lveilla encommenant par le christianisme. Voici quelle tait cette poque la si-tuation de cette religion. Elle avait perdu un grand nombre de dles on ne comptait pas plus de quarante-cinq millions de chrtiens sur tout leglobe terrestre ; mais elle avait accru sa valeur morale et gagn en qua-lit ce quelle avait perdu en quantit. On ne rencontrait plus, parmi leschrtiens, dhommes nunissant pas au christianisme dintrt spirituel.Les diverses confessions chrtiennes avaient vu diminuer leurs eectifs peu prs dans la mme proportion, de sorte quelles taient cet gard

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    peu prs dans le mme rapport quau XIXe sicle ; quant leurs re-lations, si la haine navait pas fait place un accord complet, du moinsstait-elle attnue et les oppositions avaient perdu de leur pret. Lespapes avaient t chasss de Rome depuis longtemps et, aprs de longsvagabondages, avaient trouv un refuge Ptersbourg, condition quilssabstiendraient de toute propagande lintrieur du pays. La papaut enRussie stait sensiblement simplie. Sans modier dans son essence lacomposition ncessaire de ses collges et de ses oces, elle avait d spiri-tualiser leur action et rduire leur plus simple expression son pompeuxrituel et son crmonial. Beaucoup de coutumes tranges et sduisantesdisparurent delles-mmes, sans quelles aient t formellement dtruites.Dans tous les autres pays et particulirement dans lAmrique du Nord,la hirarchie catholique comptait encore parmi ses reprsentants beau-coup dhommes de volont forte, dnergie inlassable et indpendants ; ilstaient encore plus que leurs prdcesseurs partisans de lunit de lglisecatholique, laquelle ils avaient conserv son caractre cosmopolite et savaleur internationale. Pour ce qui est du protestantisme, la tte duquel setrouvait toujours lAllemagne et surtout depuis quune importante partiede lglise anglicane stait runie lglise catholique, il stait dbar-rass de ses tendances extrmes et ngatrices, dont les partisans taientouvertement passs lindirentisme religieux. Lglise vanglique necomptait plus que des croyants sincres la tte desquels se trouvaientdes hommes unissant de larges connaissances une profonde religiositet au dsir toujours plus vif de vivre sur le modle des premiers chr-tiens. Lorthodoxie russe, aprs que les vnements de la politique luieurent enlev sa situation ocielle, avait perdu de nombreux millionsde faux membres, mais elle avait eu par contre la joie de sunir avec lameilleure part des Vieux-Croyants et mme avec de nombreuses sectesdorientation vraiment religieuse. Sans grandir en nombre, cette glise,ainsi rnove, avait grandi en force spirituelle et lavait surtout montren luttant contre la multiplication de sectes extrmes auxquelles ntaitpas tranger un lment dmoniaque et satanique.

    Pendant les deux premires annes du nouveau rgne, tous les chr-tiens, erays et fatigus par les rvolutions et les guerres antrieures,avaient accueilli le nouveau souverain et ses rformes paciques soit avec

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    une bienveillante neutralit, soit avec une sympathie dlibre, soit mmeavec un vif enthousiasme. Mais quand, dans la troisime anne du nou-veau rgne, tait apparu le grand mage, beaucoup dorthodoxes, de ca-tholiques et de protestants prouvrent de srieuses inquitudes et unecertaine antipathie pour le souverain. Les textes vangliques et apos-toliques qui parlent du prince du monde et de lantchrist, furent lusplus attentivement et comments avec passion. Lempereur devina cer-tains signes quun orage se prparait et dcida dclaircir laaire au plusvite. Au dbut de la quatrime anne de son rgne, il lana un manifesteadress aux vrais chrtiens de toutes les confessions, pour les inviter lire ou dsigner leurs reprsentants un concile cumnique quilprsiderait. La rsidence impriale avait t transporte de Rome J-rusalem. La Palestine tait alors un pays autonome peupl et administrsurtout par des Juifs. Jrusalem libre tait devenue ville impriale. LesLieux Saints avaient t respects ; mais sur toute la large plate-forme deKharam-ech-Cherif, depuis Birket-Isran et les casernes, dune part, jus-qu la mosque dEl-Aksa et les curies de Salomon , dautre part, sedressait un norme dice comprenant, outre deux petites mosques an-ciennes, le large temple imprial destin lunion de tous les cultes etdeux superbes palais impriaux avec leurs bibliothques, leurs muses etleurs btiments spciaux consacrs aux expriences et aux exercices ma-giques. Lglise vanglique nayant pas proprement parler de clerg,les hirarques catholiques et orthodoxes, conformment au dsir de lem-pereur et pour donner une certaine homognit la reprsentation detoutes les fractions de la chrtient, dcidrent de laisser participer auconcile un certain nombre de leurs lacs, connus par leur pit et leur d-vouement aux intrts de leur glise ; en acceptant les lacs, on ne pouvaitpas exclure le bas clerg, rgulier et sculier. Il en rsulta que le nombredes membres du concile dpassa trois mille ; et prs dun demi-millionde plerins envahirent Jrusalem et toute la Palestine. Les trois plus re-marquables reprsentants de la chrtient taient le pape Pierre II, le preIoann et le professeur Ernst Pauli. Le pape Pierre II tait de droit le chef dela fraction catholique du concile. Son prdcesseur tait mort en se ren-dant au concile et un conclave runi Damas avait lu lunanimit lecardinal Simone Barionini qui avait pris le nom de Pierre. Ctait un Na-

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    politain sorti du peuple et qui stait fait connatre comme prdicateur delordre des Carmlites en rendant de grands services dans la lutte contreune secte satanique, qui stait rpandue Ptersbourg et aux environset qui attirait elle non seulement des orthodoxes mais aussi des catho-liques. Fait archevque de Mohilev et puis cardinal, il tait dsign depuislongtemps pour la tiare. Ctait un homme de soixante-cinq ans, de taillemoyenne, solidement bti, au visage rouge, au nez recourb, aux sourcilspais. Il tait ardent et imptueux, parlait avec feu et en faisant de grandsgestes ; il entranait ses auditeurs plus quil ne les convainquait. Le nou-veau pape tait assezmal dispos pour lematre dumonde et navait gureconance en lui, surtout depuis que le pape dfunt cdant aux instancesde lempereur avait fait cardinal lvque exotique Apollonius, chancelierde lempire et grand mage de lunivers. Le nouveau pape tenait en eetApollonius pour un catholique douteux et un trompeur avr. Le preIoann tait le chef vritable, sinon ociel, des orthodoxes ; il tait trsconnu du peuple russe. Bien quil et ociellement le titre dvque re-tir , il nhabitait aucun monastre et voyageait constamment en toussens. Diverses lgendes couraient sur son compte. Certains armaientquil tait Thodore Kouzmitch ressuscit, cest--dire Alexandre Ier dontla naissance remontait trois sicles. Dautres allaient plus loin encore etcertiaient quil tait le vrai pre Ioann, cest--dire lAptre Ioann Bo-goslov, qui ntait pas mort et avait reparu ces derniers temps. Lui-mmene parlait jamais de ses origines et de sa jeunesse. Ctait maintenant unhomme trs vieux, mais vaillant, aux cheveux et la barbe jauntres etmme verdtres, de haute taille, au corps maigre, mais avec des jouespleines et lgrement roses, aux yeux brillants et vifs, aux paroles et lexpression du visage pleines de bont et de douceur ; il tait toujoursvtu dune soutane et dun manteau blancs. Le professeur Ernst Pauli,savant thologien allemand, tait le chef de la fraction protestante duconcile. Ctait un vieillard petit et sec, au front norme, au nez aigu et auvisage ras et lisse. Ses yeux se faisaient remarquer par leur regard o semlaient dune manire tout fait particulire la ruse et la bonhomie. tout instant, il se frottait les mains, hochait la tte, fronait trangementles sourcils et avanait les lvres ; de plus, tout en clignant les yeux, ilprononait dun air morose des mots entrecoups : so ! nun ! ja ! so also !

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    Il portait un costume solennel : col blanc et longue redingote pastoraleorne de dcorations.

    Louverture du concile fut suggestive. Dans les deux tiers de lim-mense temple consacr lunion de tous les cultes taient placs desbancs et dautres siges pour les membres du concile, le dernier tiers taitoccup par une haute estrade o se trouvaient dabord le trne imprialet le trne moins lev du grand mage, cardinal et chancelier, puis, enarrire, des ranges de fauteuils pour les ministres, les courtisans et lessecrtaires dtat, et enn, sur les cts, dautres ranges de fauteuils pluslongues encore et dont la destination tait inconnue. Dans les tribunes ily avait des orchestres et sur la place voisine taient rangs deux rgi-ments de la garde et des batteries dartillerie pour les salves solennelles.Les membres du concile avaient dj clbr leurs services religieux dansdirentes glises et louverture du concile devait tre purement civile.Quand lempereur entra accompagn du grand mage et de sa suite auxsons de la marche de lhumanit unie qui servait dhymne imprialet international, les membres du concile, se levrent tous et, agitant leurschapeaux, ils crirent trois fois : Vivat ! Hourra ! Hoch ! Lempereur sar-rta prs du trne et, ouvrant les bras en un geste plein de bienveillanceet de majest, il dit dune voix sonore et agrable : Chrtiens de toutesles confessions ! Sujets et frres aims ! Ds le dbut dun rgne que leTrs-Haut a bni en permettant laccomplissement duvres tonnanteset glorieuses, je nai jamais eu sujet dtre mcontent de vous ; vous aveztoujours fait votre devoir avec toi et conscience. Mais cela ne me sutpas. Lamour sincre que jai pour vous, frres chris, son dun sen-timent rciproque. Je veux que vous macceptiez pour votre chef danstoute entreprise en vue du bien de lhumanit, non pas au nom du devoir,mais par un sentiment damour cordial. Et voici quen plus de ce que jefais pour tous, je voudrais vous donner vous des preuves particuliresde ma bont. Chrtiens, comment pourrais-je vous rendre heureux ?Quedois-je vous donner vous, qui ntes pas seulement mes sujets, mais en-core mes frres en foi ? Chrtiens, dites-moi ce que vous chrissez le plusdans le christianisme, an que je puisse diriger mes eorts en ce sens. Ilsarrta et attendit. Un murmure sourd emplit le temple. Les membres duconcile chuchotaient entre eux. Le pape Pierre gesticulait et discutait avec

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    ceux qui lentouraient. Le professeur Pauli hochait la tte et faisait claquerbruyamment ses lvres. Le pre Ioann, pench vers un vque dOrientet un capucin, leur disait doucement quelque chose. Au bout de quelquesminutes dattente, lempereur parla de nouveau sur le mme ton cares-sant, mais o perait une pointe inniment lgre dironie : Aimableschrtiens, dit-il, je comprends combien il vous est dicile de me rpondredirectement. Je veux vous y aider. Il y a malheureusement si longtempsque vous vous tes diviss en confessions et en partis, que vous navezpeut-tre plus un seul intrt commun. Mais si vous ne pouvez pas vousaccorder entre vous, jespre que vous reconnatrez tous que je vous aimegalement et que je suis prt satisfaire les justes aspirations de chacun.Aimables chrtiens, je sais que pour beaucoup dentre vous et non despires, ce quil y a de plus cher dans le christianisme cest lautorit spi-rituelle quil donne ses reprsentants lgitimes, non certes en vue deleurs prots personnels, mais en vue du bien commun, car de cette au-torit dpend lordre spirituel et la discipline morale ncessaires tous.Aimables catholiques, mes frres, oh ! comme je comprends votre opinionet comme je voudrais appuyer mon autorit sur celle de votre chef spi-rituel ! Et pour que vous ne pensiez pas que ce sont l de vaines paroles,nous dclarons solennellement et en vertu de notre autocratique volontque lvque suprme de tous les catholiques, le pape Romain est replacsur son trne de Rome avec tous ses droits antrieurs et toutes les pr-rogatives qui en dcoulent et qui furent jadis accords par nos prdces-seurs commencer par Constantin le Grand. Et de vous, catholiques, mesfrres, jattends seulement que, du fond de vos curs, vous me consi-driez comme votre unique dfenseur. Ceux qui, dans cette assemble,me tiennent en conscience pour tel, quils viennent ici prs de moi. Ilmontra les places vides sur lestrade. Avec des exclamations de joie : gra-tias agimus ! Domine ! Salvum fac magnum imperatorem, presque tousles princes de lglise catholique, les cardinaux, les vques, la plupartdes lacs et plus de la moiti des moines montrent sur lestrade et, aprsstre profondment inclins devant lempereur, prirent place dans leursfauteuils. Mais en bas, au milieu du concile, raide et immobile comme unestatue de marbre, le pape Pierre II resta sa place. Tous ceux qui lentou-raient tout lheure, taientmaintenant sur lestrade. Le groupe clairsem

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    des lacs et des moines qui taient rests en bas sapprocha de lui, len-toura dun cercle serr do sortit un chuchotement : Non prvalebunt,non prvalebunt port inferni.

    Ayant regard avec tonnement le pape immobile, lempereur parlade nouveau : Aimables frres ! Je sais que parmi vous il en est qui, dans lechristianisme, chrissent surtout la tradition sainte, les vieux symboles,les vieux cantiques et les vieilles prires, les vieilles icones et le vieuxrituel. Et, en vrit, quest-ce quune me religieuse pourrait chrir da-vantage ? Sachez donc, vous que jaime, que jai sign aujourdhui un ditqui organise et dote richement le muse universel darchologie chr-tienne de la glorieuse ville impriale de Constantinople, an que soienttudis et conservs tous les monuments de lancienne glise, et plus par-ticulirement de lglise dOrient. Je vous demande en outre de nommerds demain une commission qui sera charge avec moi dtudier quellesmesures doivent tre prises pour accorder le plus possible les murs, lescoutumes et le rituel actuel avec les traditions et les institutions de lasainte glise orthodoxe ! Orthodoxes, mes frres ! ceux qui ma volontest suivant leurs curs, ceux qui peuvent en toute sincrit mappelerleur vrai chef et matre, quils viennent ici. Et la plupart des hirarquesde lOrient et du Nord, la moiti des anciens Vieux-Croyants et plus de lamoiti des prtres, des moines et des lacs orthodoxes montrent avec descris de joie sur lestrade, en louchant vers les catholiques qui y sigeaientdj rement. Mais le pre Ioann ne bougea pas et soupira bruyamment.Et quand la foule qui lentourait se fut claircie, il quitta son banc et serapprocha du pape Pierre et de son entourage. Il fut suivi par ceux desorthodoxes qui ntaient pas monts sur lestrade. Lempereur reprit : Aimables chrtiens, jen connais beaucoup parmi vous, qui chrissentsurtout dans le christianisme la certitude personnelle et la libre interpr-tation des critures. Ce que jen pense, ce nest pas le lieu de my tendre.Vous savez peut-tre que, dans ma premire jeunesse, jai crit un grandouvrage de critique biblique, qui t, en son temps, quelque bruit et fut lepoint de dpart de ma notorit. Et cest probablement en souvenir de cetravail que luniversit de Tubingue ma demand ces jours-ci daccepterle diplme dhonneur de docteur en thologie. Jai ordonn de rpondreque je lacceptais avec plaisir et reconnaissance. Et aujourdhui, en mme

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    temps que ce muse darchologie chrtienne, jai fond un institut inter-national pour ltude libre et faite dans toutes les directions et de tous lespoints de vue possibles, de lcriture sainte et des sciences accessoires ;cet Institut aura un budget annuel dun million et demi de marks. Ceux qui ces dispositions sont agrables, ceux qui peuvent en conscience meprendre pour leur chef, je les prie de venir ici auprs du nouveau docteuren thologie. Un trange sourire passa sur les belles lvres du grandempereur. Plus de la moiti des savants thologiens se dirigrent verslestrade, non dailleurs sans lenteur ni hsitations. Tous regardaient leprofesseur Pauli, qui semblait avoir grandi sa place. Il baissait profon-dment la tte, se courbait et se repliait sur lui-mme. Les savants tho-logiens qui taient monts sur lestrade se sentirent tout confus et lundeux agitant tout coup la main sauta en bas sans passer par lescalier etrejoignit le professeur Pauli et la minorit qui lentourait. Celui-ci relevala tte, se mit debout dun mouvement incertain et, accompagn de songroupe de dles, alla sasseoir prs du pre Ioann et du pape Pierre.

    La grande majorit du concile et presque toute la hirarchie dOrientet dOccident se trouvaient sur lestrade. Il ntait rest en bas que troisgroupes qui staient rapprochs les uns des autres et qui se pressaientautour du pre Ioann, du pape Pierre, et du professeur Pauli.

    Lempereur leur dit dune voix triste : Que puis-je encore faire pourvous ? Hommes tranges ! Quattendez-vous de moi ? Je lignore. Dites-moi donc vous-mmes, chrtiens abandonns par la majorit de vos frreset de vos chefs et condamns par le sentiment populaire, dites-moi ceque vous chrissez le plus dans le christianisme ? Semblable un ciergeblanc, le pre Ioann se dressa alors et rpondit avec douceur : Grandmatre, ce que nous chrissons le plus dans le christianisme, cest le Christ,Celui do tout vient, car nous savons quen Lui est incarne la Divinit.De toi, matre, nous sommes prts recevoir tous les bienfaits, pourvuseulement que dans tes largesses nous reconnaissions la sainte main duChrist. ta question voici notre rponse directe : Confesse ici devantnous Jsus-Christ, Fils de Dieu, incarn, ressuscit et en train de revenir nous, confesse-Le et nous taccueillerons avec amour, comme tant levritable annonciateur de sa seconde et glorieuse venue. Il se tut et ar-rta son regard sur le visage de lempereur. Celui-ci sentit natre en lui

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    une tempte infernale semblable celle de la nuit fatale. Il perdit com-pltement son quilibre intrieur et toutes ses penses tendaient ne pasperdre la matrise de soi et ne pas se vendre trop tt. Il t des eortssurhumains pour ne pas se jeter grossirement sur lorateur et le mordre.Il entendit tout coup la voix trange quil connaissait, dire : Tais-toiet ne crains rien. Il se tut. Mais son visage sans vie et sans clart conti-nua de grimacer et ses yeux lanaient des clairs. Pendant le discours dupre Ioann, le grand mage, qui sigeait, envelopp dans un large man-teau tricolore cachant la pourpre cardinalice, sembla se livrer quelqueobscure manipulation, tandis que ses yeux tincelaient et que ses lvressagitaient. Par les fentres ouvertes du temple on vit venir un immensenuage noir et bientt tout fut obscur. Le pre Ioann ne levait pas ses yeuxsurpris et erays de dessus le visage de lempereur silencieux, puis toutdun coup il les en ta avec horreur et stant retourn, il cria dune voixmue : Mes enfants, cest lAntchrist ! Alors un norme clair circu-laire entra dans le temple avec le fracas assourdissant du tonnerre et en-veloppa le vieux moine. Puis le silence se rtablit en un instant et, quandles chrtiens assourdis revinrent eux, le pre Ioann gisait mort.

    Ple, mais calme, lempereur dit lassemble : Vous venez de voirle jugement de Dieu. Je nai dsir la mort de personne, mais mon Precleste a veng son ls chri. Laaire est termine. Qui luttera contrele Trs-Haut ? Secrtaires, crivez : Le concile cumnique de tous leschrtiens, aprs que le feu du ciel eut dtruit un ennemi insens de lagrandeur divine, a reconnu lunanimit lempereur de Rome et de luni-vers pour son chef et matre suprme . Soudain un mot prononc dunevoix forte et distincte emplit le temple : Contradicitur ! Le pape PierreII se tenait debout, la colre empourprait son visage et le faillit tremblerde tout son corps ; il leva sa crosse dans la direction de lempereur etdit : Notre matre unique est Jsus-Christ, le Fils du Dieu vivant. Et ceque tu es toi, tu las entendu. Arrire, Can fratricide ! Arrire, vaisseaudu diable ! Par la puissance du Christ, moi, serviteur des serviteurs deDieu, je texclue jamais, chien hideux, de lenceinte divine et te livre ton pre, Satan ! Anathme, Anathme, Anathme ! Pendant quilparlait, le grand mage se dplaait doucement sous son manteau ; un ton-nerre gronda plus fort que le dernier anathme et le dernier pape tomba

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    sans soue. Cest ainsi, dit lempereur, que prissent par la main deDieu, tous mes ennemis . Pereant, pereant ! crirent en tremblant lesprinces de lglise. Lempereur se retourna et sortit lentement par la portesitue derrire lestrade ; il sappuyait sur lpaule du grand mage et taitsuivi de toute la foule des siens. Il ne resta dans le temple que les deuxmorts et un cercle serr de chrtiens demi-morts. Seul, le professeurPauli navait pas perdu la tte. Lhorreur gnrale semblait avoir veilltoutes les forces de son esprit. Son aspect mme avait chang : il avait unair sublime et inspir. Il monta dun pas ferme sur lestrade, sassit laplace vide dun des secrtaires dtat, prit une feuille de papier et se mit crire. Quand il eut ni, il se leva et lut dune voix forte : la gloire denotre Sauveur Jsus-Christ. Aprs que notre saint frre Ioann, reprsen-tant la chrtient dOrient a convaincu le grand trompeur et le grand en-nemi de Dieu dtre lAntchrist annonc dans les critures, et que notresaint pre Pierre, reprsentant la chrtient dOccident la galement etjustement exclu jamais de lglise de Dieu, le concile cumnique desglises chrtiennes, devant les corps de Ioann et de Pierre, martyrs de lavrit et tmoins du Christ, dcide de cesser tout rapport avec lexclu etson abominable entourage et dattendre dans le dsert limminente ve-nue de notre Matre Jsus-Christ. Ces paroles ranimrent lassemble,qui retentit de voix fortes : Adveniat Adveniat cito ! Komm, Herr Jesu,komm ! Viens, Seigneur Jsus !

    Le professeur Pauli crivit encore et lut : Aprs avoir accompli cepremier et dernier acte du dernier concile cumnique, nous apposonsnos signatures. Il invita dun geste les membres de lassemble venirsigner. Tous montrent sur lestrade et signrent. la n, il crivit engros caractres gothiques : Duorum defunctorum testium locum tenensErnst Pauli. Maintenant, dit-il, enmontrant les deuxmorts, allons avecnotre arche dalliance du dernier testament. Les cadavres furent enlevssur des civires et les chrtiens chantant des cantiques latins, allemandset slavons, se dirigrent lentement vers lissue de Kharam-ech-Chrif. L,le cortge fut arrt par un secrtaire dtat envoy par lempereur et ac-compagn dun dtachement de la garde. Les soldats se rangrent prs dela porte et la secrtaire dtat lut : Ordre de sa divine Majest. An derenseigner le peuple chrtien et de le mettre en garde contre les gens mal

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    intentionns, fauteurs de dsordre et de mensonge, nous avons jug bonde dcider que les corps des deux mutins tus par le feu du ciel seraientexposs dans la rue des Chrtiens (Kharet-en-Nasara) lentre du prin-cipal temple chrtien, appel temple du Tombeau du Seigneur ou encoretemple de la Rsurrection, pour que chacun puisse se convaincre quilssont bien morts. Leurs partisans obstins, ceux qui refusent mchammenttous nos bienfaits et ferment aveuglment les yeux sur les signes patentsdonns par la divinit elle-mme, nont plus compter sur notre mis-ricorde et sur notre intervention auprs de notre pre cleste pour lessauver de la mort par le feu du ciel ; ils restent entirement libres, saufpourtant quils ne pourront pas habiter les villes et autres lieux peupls,o ils pourraient troubler et tromper par leurs mchantes inventions lesgens innocents et simples. Quand la lecture fut acheve, huit soldats,sur un signe de leurs ociers, sapprochrent des civires.

    Que ce qui est crit saccomplisse , dit le professeur Pauli, et leschrtiens qui portaient les civires les passrent en silence aux soldatsqui sloignrent par la porte Nord-Ouest, tandis que les chrtiens, sortispar la porte Nord-Est, se htaient de sloigner de la ville et de gagnerJricho par la route qui passe prs du Mont des Oliviers et do les gen-darmes et deux rgiments de cavalerie avaient chass la foule. Arrivssur les collines dsertes de Jricho, les chrtiens dcidrent dy attendrequelques jours. Le lendemain matin des plerins chrtiens vinrent de J-rusalem et racontrent ce qui ctait pass dans cette ville. Aprs avoirdn la cour, les membres du concile avaient tous t convoqus danslimmense palais du trne (dress sur lemplacement suppos du trnede Salomon) et lempereur, sadressant aux hirarques catholiques leuravait dclar que le bien de lglise exigeait quils choisissent sans tar-der un digne successeur laptre de Pierre, que dans les circonstancesactuelles la runion devait tre sommaire, que la prsence de lempereurchef et reprsentant de toute la chrtient dispensait des formalits ri-tuelles et enn quil proposait au Sacr Collge, et au nom de tous leschrtiens, de choisir son ami et frre chri Apollonius, an que lunionde lglise et de ltat en vue du bien commun ft profonde et indestruc-tible. Puis, pendant que lon votait, lempereur avait, en des termes pleinsde douceur, de sagesse et dloquence, demand aux orthodoxes et aux

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    protestants den nir avec les vieilles rivalits confessionnelles, et il leuravait donn sa parole quApollonius saurait dtruire pour toujours lesabus du pouvoir papal. Convaincus par ce discours, les orthodoxes et lesprotestants avaient sign lacte dunion de leurs glises, et quand Apollo-nius et les cardinaux avaient paru au palais au milieu des cris de joie detoute lassemble, un archevque grec et un pasteur protestant lui avaientprsent ces actes : Accipio et approbo et lticatur cor meum avaitdit Apollonius en signant les documents. Et il avait ajout, en baisantamicalement lallemand et le grec : Je suis aussi sincrement orthodoxeet protestant que catholique. Ensuite il stait approch de lempereurqui lavait embrass et gard longtemps dans ses bras. ce moment despoints brillants staient mis errer dans toutes les directions lintrieurdu palais et du temple ; ils grandirent et se transformrent en les formeslumineuses dtres tranges ; des eurs, comme on nen avait jamais vusur la terre spanouirent et remplirent lair dun parfum inconnu. Deshauteurs descendirent les sons touchants dinstruments musicaux jusquel ignors et les voix angliques dinvisibles chanteurs disaient la gloiredes nouveaux matres du ciel de la terre. Cependant un bruit erayantet souterrain se t entendre dans langle Nord-Ouest du palais centralsous la coupole des esprits (koubbet-el-arouakh), lendroit o, suivantles traditions musulmanes, est lentre des enfers.Quand lassemble, surlinvitation de lempereur, stait approch de cet endroit, tous avaient en-tendu des voix innombrables, nes et perantes, ni tout fait enfantines,ni tout fait diaboliques et qui criaient : Le temps est venu, laissez-nous faire, sauveurs, sauveurs ! Mais quand Apollonius stant appro-ch dun rocher eut cri trois fois une formule en langue inconnue, lesvoix staient tues et le bruit souterrain avait cess. Cependant une fouleimmense entourait de toutes part Kharam-ech-Chrif.Quand la nuit taitvenue lempereur et le nouveau pape taient sortis sur le perron orientalet avaient soulev une tempte denthousiasme . Lempereur avait sa-lu aimablement dans toutes les directions et Apollonius, puisant dans degrandes corbeilles que lui prsentaient des cardinaux, avait lanc en lairdes chandelles romaines, des fuses, des fontaines de feu qui senam-maient au contact de ses mains, brlaient avec la lueur phosphorique desperles ou lclat brillant de larc-en-ciel et, en arrivant terre, se transfor-

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    mrent en innombrables feuilles de papier de diverses couleurs portantindulgence plnire pour tous les pchs passs, prsents et venir. Lajoie populaire tait sans bornes. Certains, il est vrai, armaient avoir vude leurs yeux ces feuilles dindulgence se transformer en crapauds et ser-pents immondes. Nanmoins la grande majorit avait t enthousiasmeet les ftes populaires staient prolonges quelques jours encore pen-dant lesquels le nouveau pape faiseur de miracles avait fait des choses siextraordinaires quil serait parfaitement inutile de les rapporter.

    Cependant, sur les hauteurs dsertes de Jricho, les chrtiens je-naient et priaient. Le soir du quatrime jour, la tombe de la nuit, leprofesseur Pauli et neuf de ses compagnons vinrent Jrusalem montssur des nes et avec une charrette ; par des rues dtournes et en vi-tant Kharam-ech-Chrif, ils regagnrent Kharet-en-Nasara et atteignirentlentre du temple de la Rsurrection o gisaient sur le sol les corps dupape Pierre et du pre Ioann. La rue tait tout fait dserte : toute la villetait Kharam-ech-Chrif. Les soldats de garde dormaient dun profondsommeil. Les corps ntaient ni dcomposs, ni raidis. Le professeur et sescompagnons les mirent sur des civires, les recouvrirent avec des man-teaux quils avaient apports et sortirent de la ville par les mmes ruesdtournes. Quand ils furent de retour au milieu des leurs et quils po-srent les civires sur le sol, lesprit de vie entra dans les deux cadavres.Ils sagitrent en seorant de sa dbarrasser des manteaux qui les en-veloppaient. Tous les y aidrent avec des cris de joie et bientt les deuxrevenus la vie taient sur leurs pieds, entiers et indemnes. Le pre Ioanndit : Eh bien, mes enfants, nous ne nous sommes donc pas quitts. Etvoici maintenant ce que je vous dirai : il est temps de raliser le dernier d-sir du Christ touchant Ses disciples : quils soient un, comme Lui et SonPre sont un. Pour cette unit chrtienne vnrons, mes enfants, notrefrre chri Pierre. Quil paisse la n les brebis du Christ. Allons, monfrre ! Et il embrassa Pierre. Le professeur Pauli sapprocha alors et ditau Pape : Tu es petrus ! Jetzt ist es ja grndlich enviesen und ausserjedem Zweifel gesetzt. Il lui serra fortement la main avec sa main droiteet tendit sa main gauche au pre Ioann en disant : So also Vterchen,nun sind wir ja Eins in Christo. Ainsi saccomplit lunion des glisesdans la nuit sombre, en un lieu lev et cart. Mais lobscurit nocturne

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    fut dchire par une lumire brillante et le grand signe apparut dans leciel : la femme revtue du soleil et qui avait la lune sous ses pieds et sursa tte une couronne de douze toiles . Le signe demeura un moment la mme place, puis se dplaa lentement vers le Sud. Le pape leva sacrosse et cria : Voil notre bannire, suivons-la. Et, accompagn par lafoule des chrtiens, il alla dans la direction de lapparition, vers le montde Dieu, le Sina.

    Le lecteur sarrte sur ce mot.L D. Pourquoi vous arrtez-vous ?M Z. Cest le manuscrit qui sarrte. Le pre Pansophii na

    pas achev sa nouvelle. tant dj malade, il ma racont la n : Je lcri-rai, disait-il, ds que je serai guri. Mais il na pas guri et la n de sanouvelle est ensevelie avec lui dans le monastre Daniel.

    L D. Mais vous vous rappelez certainement ce quil vous aracont. Dites-le nous.

    M Z. Je ne me rappelle que les grandes lignes. Aprs queles reprsentants de la chrtient et leurs chefs spirituels se furent loi-gns sur le dsert de lArarat o se joignit eux une foule dhommes vrai-ment zls pour la vrit, le nouveau pape Apollonius neut pas de peine convertir par ses miracles et ses prodiges tous ceux qui ntaient pas ds-illusionns sur lAntchrist, les chrtiens superciels. Il dclara quil avaitouvert les portes unissant ce monde et celui doutre-tombe, et en eet lescommunications entre les vivants et les morts, les hommes et les dmonsdevinrent des phnomnes ordinaires, et lon assista au dveloppementdune duperie mystique et dune dmonoltrie inoue. Mais au momento lempereur se croyait solidement tabli sur des fondements religieuxet que, obissant aux instances de la voix mystrieuse, il se dclaraitlunique incarnation vritable de la divinit suprme, un nouveau mal-heur lui vint do personne ne lattendait : les Juifs se soulevrent. Cettenation qui comptait alors trente millions dhommes navait pas t tout fait trangre aux succs du sur-homme.Quand il tait venu sinstaller Jrusalem, il avait secrtement rpandu parmi les Juifs le bruit quil seproposait avant tout dtablir la puissance dIsral sur le monde ; les Juifs

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    lavaient alors reconnu pour le Messie et leur dvouement enthousiasteavait t sans bornes. Et voil que maintenant ils se soulevaient avec descris de colre et de vengeance. Ce changement certainement prvu dansles critures et la tradition, le pre Pansophii la peut-tre expliqu avectrop de simplicit et de ralisme : les Juifs qui croyaient que lempereurtait isralite, auraient appris par hasard quil ntait mme pas circoncis.Le jour mme, tout Jrusalem et, le lendemain, toute la Palestine taienten pleine insurrection. Le dvouement sans bornes au sauveur dIsral,au Messie souhait t place une haine gale pour le rus trompeur etlimpudent faux-messie. La Juiverie se leva comme un seul homme et sesennemis virent avec stupfaction que lme dIsral ne vit pas de compteset dapptits, mais de la force dun sentiment profond, de lesprance etde la colre de sa foi sculaire en le Messie. Lempereur, qui nattendaitpas une si soudaine ruption, perdit la tte et lana un dit condamnant mort tous les juifs et chrtiens rebelles. Des milliers et mme des dizainesde milliers dhommes neurent pas le temps de sarmer et furent sacri-s sans piti. Mais bientt une arme juive dun million de combattantssempara de Jrusalem et enferma lAntchrist dans Kharam-ech-Chrif.Celui-ci ne disposait que dune partie de sa garde, insusante rsister la masse des ennemis. Aid par lart magique de son pape, lempereurrussit passer travers les rangs des assigeants et on le vit bientt enSyrie la tte dune arme innombrable de paens de dirents peuples.Les Juifs marchrent vers lui sans gure pouvoir compter sur le succs.Mais peine les deux avant-gardes entraient-elles en contact quil se pro-duisit un tremblement de terre dune violence inoue. Sous la mer Morte,aux bords de laquelle stait dispose larme impriale, souvrit le cratredun immense volcan et des torrents de feu engloutirent lempereur, sesinnombrables bataillons et son insparable compagnon, le pape Apollo-nius, auquel toute sa magie ne servit de rien. Cependant les Juifs trem-blants et pouvants couraient vers Jrusalem et demandaient leur salutau Dieu dIsral. Au moment o la sainte ville leur apparaissait, le cielfut travers par un grand clair allant du levant jusquau couchant et ilsvirent le Christ allant vers eux dans un vtement royal et avec les plaiesfaites par les clous dans ses mains ouvertes. En mme temps la foule deschrtiens, conduite par Pierre, Ioann et Paul, allait du Sina vers Sion et

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    de tous cts couraient aussi dautres foules enthousiastes : ctaient lesJuifs et les chrtiens que lAntchrist avait fait massacrer. Ils avaient res-suscit et allaient rgner avec le Christ pendant mille ans. Cest ainsi quele pre Pansophii voulait achever sa nouvelle, qui avait pour sujet nonpas la catastrophe universelle de la n du monde, mais seulement le d-nouement du processus historique, lapparition, la gloire et la perditionde lAntchrist.

    LH . Et vous pensez que ce dnouement est siproche ?

    M Z. Certes, il y aura encore bien des bavardages et desvanits ; mais le drame est crit depuis dj longtemps et il nappartientni ses spectateurs, ni ses acteurs den changer quelque chose.

    L D. Mais quel est donc le sens dernier de ce drame ? Car jene comprends pas pourquoi votre Antchrist hait tant Dieu, tout en tantlui-mme essentiellement bon et non pas mchant.

    M Z. Cest quil nest pas essentiellement bon. Voil toutle sens du drame. Je retire ce que jai dit tout lheure : LAntchristne sexplique pas en proverbes. Il peut sexpliquer entirement par unseul proverbe et mme par un proverbe bien peu subtil : Tout ce qui brillenest pas dor.

    (Tri razgovora (Trois conversations). III.)

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 12 juin 2015.