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LE VOYAGE, L'ARCHÉOLOGIE, LE RÊVE Nathalie Richard Publications de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations » 2006/1 n° 21 | pages 225 à 240 ISSN 1262-2966 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2006-1-page-225.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Nathalie Richard, « Le voyage, l'archéologie, le rêve », Sociétés & Représentations 2006/1 (n° 21), p. 225-240. DOI 10.3917/sr.021.0225 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Publications de la Sorbonne. © Publications de la Sorbonne. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.31.197.235 - 21/12/2015 17h56. © Publications de la Sorbonne Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.31.197.235 - 21/12/2015 17h56. © Publications de la Sorbonne

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Le siècle du voyage

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LE VOYAGE, L'ARCHÉOLOGIE, LE RÊVENathalie Richard

Publications de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations »

2006/1 n° 21 | pages 225 à 240 ISSN 1262-2966

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LE VOYAGE, L’ARCHÉOLOGIE, LE RÊVE

Nathalie Richard

En 1903, une nouvelle de l’écrivain allemand Wilhem Jensen intitulée Gradivamettait en scène un jeune archéologue, Nobert Hanold1. Fasciné par la démarche carac-téristique d’une jeune fille représentée sur un bas-relief romain, qu’il avait surnomméeGradiva, et poussé par une insatisfaction inexpliquée, celui-ci prenait sur un coup de têtele rapide de nuit. Sans l’avoir prémédité, il parvenait à Pompéi, où sur l’heure de midi,dans un état de demi-sommeil, il voyait paraître une femme semblable à celle du bas-relief. Persuadé d’avoir affaire à un fantôme du passé, l’archéologue réalisait progressive-ment qu’il s’agissait d’une jeune fille bien réelle, amie d’enfance oubliée dont il étaitamoureux.

Le commentaire qu’en fit Sigmund Freud conféra à la nouvelle sa réputation. DansLe Délire et les Rêves dans la Gradiva de W. Jensen2, en 1907, le médecin viennois trans-formait le récit de fiction en matériau d’interprétation savante et proposait une analysedes actions et des pensées du personnage principal selon des axes propres à sa théoriepsychanalytique. Il centrait son commentaire sur les mécanismes du délire qui amenaitHanold à prendre pour un fantôme ressuscité de Pompéi une ancienne amoureuse d’en-fance dont il avait, selon le psychanalyste, refoulé le souvenir. Afin de saisir ce refoule-ment à l’œuvre, Freud concentrait son attention sur plusieurs rêves d’Hanold, usant descatégories élaborées quelques années auparavant dans L’Interprétation du rêve 3.

1. Wilhem Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne (1903), in Sigmund Freud, Le Délire et les Rêves dans laGradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986, pp. 29-135.2. Sigmund Freud, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen (1907), ibid., pp. 139-245.3. Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve (1900) trad. française, Œuvres complètes, psychanalyse, Paris,PUF, vol 4, 2003 ; les références de cet article renvoient à une traduction antérieure : Sigmund Freud, LaScience des rêves, Paris, PUF, 1950 (trad. française par I. Meyerson).

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Centré sur le refoulement et la naissance du délire, le commentaire de Freud laissaitde côté un autre thème de la nouvelle, celui du voyage. Il faisait peu de cas, en effet, dutrajet entrepris vers l’Italie par le jeune archéologue. Ce motif essentiel de l’intrigue étaitdécliné pourtant sous plusieurs modes, puisque Hanold croisait sur sa route d’innom-brables couples en voyage de noce, dont le déplacement vers le Sud était comparé à lamigration des oiseaux. Ce thème du voyage renforçait, en outre, une dimension queFreud semblait ne pas avoir perçue : celle de l’humour. Sensible dans le style, le comiqueétait, en effet, le ressort essentiel d’une fiction qui jouait sur le décalage constant entreles illusions du personnage et une « réalité » non délirante que, par de nombreux indices,le lecteur était à même d’entrevoir.

Parmi les artifices littéraires qui créent ce décalage, l’articulation du thème du rêve etde celui du voyage figure en bonne place. Dans la scène centrale de la première rencontreentre Gradiva et Norbert, est mis en œuvre un topos si classique de la littérature archéo-logique qu’il prend dans sa logique, comme inévitablement, le personnage du jeunearchéologue. L’épisode se passe comme si tout visiteur d’un site archéologique à « l’heuredes fantômes de midi », comme l’écrit Jensen, sous la brûlure du soleil à son zénith, setrouvait nécessairement plongé dans un état de somnolence où le passé apparaît commeen rêve, encore vivant. Aussi la survenue de Gradiva ne suscite-t-elle, chez un lecteurpour lequel le sous-titre de « fantaisie pompéienne » suggère une fiction relevant du genrefantastique, aucune surprise majeure. Manipulé par l’auteur, ce lecteur est toutefoisamené rapidement à comprendre qu’il n’est pas en présence du lieu commun littéraire,que Gradiva n’est pas un fantôme, mais qu’il assiste à un jeu ironique sur le topos : lepersonnage en reste prisonnier, tandis que lui-même réalise qu’il n’est pas le témoin d’unescène fantastique. Ce lieu commun littéraire, si familier qu’il est possible à Jensen d’enjouer sur le mode de l’ironie, constitue le point de départ des réflexions présentées danscet article.

Dans l’ensemble plus vaste des récits de voyage du XIXe siècle, la littérature archéolo-gique paraît particulièrement favorable à l’articulation des thèmes du rêve et du voyage.Les grandes découvertes, depuis le déchiffrement des hiéroglyphes jusqu’à la mise au jourdes sites moyen-orientaux, en passant par la reconnaissance de la préhistoire, frappent lesimaginations et alimentent une littérature qui transcende les genres érudits les plus clas-siques. La fiction s’empare du thème archéologique, la nouvelle de Jensen n’en étantqu’un exemple parmi bien d’autres, tandis que se multiplient les textes destinés à un vastepublic, ressortissant de l’étiquette imprécise de vulgarisation savante. Brèves chroniquesinsérées dans la presse généraliste, articles publiés dans des revues destinées au largepublic cultivé, conférences et ouvrages de synthèse sont autant d’occurrences dans cecorpus où les thèmes du rêve et du voyage sont très fréquemment mêlés. Par ce biais, ladescription savante ouvre tout à la fois sur la fantaisie littéraire et sur la confessionintime, modes narratifs propres à séduire un plus large lectorat. D’une part l’évocationd’une scène de rêve fait franchir la frontière des genres, joignant en un seul texte lamonographie savante et le fantastique, auquel le rêve fournit une thématique centrale,

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ainsi que l’a théorisé, par exemple, Charles Nodier autour de 1830 dans une préface àSmarra et dans un article de La Revue de Paris 4. D’autre part, le rêve et ses avatarspermettent d’entremêler la quête d’un passé historique et la restitution d’une histoireintime : l’analogie de la fouille archéologique et de l’enquête introspective est alors unefigure commune. Dans la littérature archéologique, ce mélange des genres, que favorisel’évocation de la figure du rêve dans la littérature archéologique, pourrait même consti-tuer un signe distinctif de la vulgarisation savante.

Le rêve dans les récits de voyage archéologique

Il serait aisé de multiplier les exemples où le rêve interfère dans le récit de voyagearchéologique. Ceux qui ont été retenus relèvent d’une intention de large diffusion etconstituent, non un catalogue exhaustif, mais une illustration partielle de la diversité aveclaquelle le thème peut être traité.

Une première occurrence, commune à d’innombrables récits, fait intervenir le rêvecomme métaphore explicite. Le voyage, écrit le voyageur archéologue après son retour, apassé « comme un rêve » ; son souvenir est lui-même comme un rêve. Ernest Renan,donnant aux lecteurs de La Revue des deux mondes de 1875 une description d’un voyageen Sicile, formule ainsi l’analogie :

Dans le séjour tranquille d’Ischia [où s’achève son périple], et à la distance de quelques jours, cerapide voyage nous apparaît comme un songe. Tant de monuments, tant de souvenirs, tant de vie,tant de passions se sont déroulés devant nous que, par moments, nous croyons rêver d’un autremonde. En vingt jours, nous avons fait ce qui, dans d’autres conditions, eût exigé des mois.5

Les exemples d’identiques formulations pourraient être multipliés. Tous manifestentle contraste entre la vie calme et sédentaire retrouvée après le retour et le rythme duvoyage ; mais tous disent aussi le sentiment d’une accélération du temps, sentiment quirenvoie à des réflexions théoriques qui seront évoquées plus avant.

Dans les récits de voyage archéologique toutefois, l’intervention du thème du rêveprend fréquemment une autre forme. À un moment de son parcours, le plus souvent surun site, le voyageur terrassé par la fatigue ou la chaleur, ébloui par la lumière, voit surgirdevant lui, comme en rêve, l’image ressuscitée du passé. Tel est précisément le scénario

4. Charles Nodier, « Nouvelle préface de Smarra, ou les Démons de la nuit » (1832), in La Fée aux miettes.Smarra. Trilby, Paris, Gallimard, 1982, pp. 340-345 ; De quelques phénomènes du sommeil (La Revue deParis, 23 fév. 1831), Bègles, Le Castor Astral, 1996, pp. 15-34.5. Ernest Renan, « Vingt jours en Sicile. Le congrès de Palerme », La Revue des deux mondes, 15 nov. 1875,repris in Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, s. d., t. 2, pp. 374-404, p. 374.

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de Gradiva ; mais d’autres exemples peuvent être avancés qui sont autant de variationsautour du thème.

Une conférence donnée pour le compte de l’Association française pour l’avancementdes sciences à Paris, en 1888, illustre le mélange du genre érudit et de la fiction fantas-tique dans l’objectif de mieux séduire un auditoire mondain. Un spécialiste del’Antiquité romaine, Maurice Albert, y décrit des fouilles effectuées à Myrina, sur la côted’Asie mineure, par l’École d’Athènes et présente une collection de statuettes de terrecuite qui y a été mise au jour6. Pour clore un exposé érudit où ont été décrits l’expédi-tion archéologique et ses résultats, Maurice Albert invite ses auditeurs à visiter le Louvreoù les statuettes sont exposées et, comme pour mieux convaincre de l’intérêt de cettevisite, il évoque ce qu’il présente comme un manuscrit trouvé dans les papiers de sonmeilleur ami. Entré dans la salle du Musée, écrit cet ami, il est comme transporté sur lesite archéologique de Myrina. Le trajet réel s’efface alors devant un voyage imaginairedans le passé :

Il me sembla que je visitais quelque nécropole, où les monuments funèbres auraient été, par unphénomène mystérieux, non les œuvres des hommes, mais les hommes eux-mêmes conservés parmiracle, les morts pétrifiés et condensés pour ainsi dire, réduits en ces statuettes à leur plus simpleexpression. Oui, la Grèce était là ! Je la retrouvais, mutilée, il est vrai, mais combien vivante encoredans ces fragments épars !…7

Une statuette s’anime ; l’auteur croit reconnaître Hélène de Troie. Pris par « une sortede vertige », dans un premier temps, il ne peut bouger, « non plus qu’un hommeenchaîné par le rêve ». Il engage un dialogue avec la statue et tombe amoureux. Mais alorsqu’il s’apprête, emporté par la passion, à briser la vitrine afin d’enlever Hélène ressuscitée,il perd connaissance et tombe « comme un corps mort ». Albert reprend alors la parolepour conclure que cette fiction démontre qu’il n’est pas donné aux seuls archéologuesd’entretenir des liens étroits avec les vestiges du passé, dévoilant ainsi l’intention vulgari-satrice du changement de genre narratif et de locuteur8.

Parfois, enfin, la variation sur le rêve ajoute aux motifs hérités de la fiction fantastiquedes allusions à l’histoire intime de l’archéologue. Il en est ainsi, par exemple, lorsqu’àParis, en 1900, l’homme de lettres et voyageur Lucien Augé de Lassus donne une confé-rence portant sur l’archéologie moyen-orientale. Il y décrit un voyage de Damas àPalmyre et, à propos de cette dernière, imbrique intimement l’évocation des conditionsde voyage, la description topographique et archéologique et ce qu’il nomme une

6. Maurice Albert, « Les statuettes de Myrina », Association française pour l’avancement des sciences, 17e

session, Oran, 1888, Paris, au Bureau de l’Association, 1889, t. 1, pp. 16-25.7. Ibid., p. 23, souligné par l’auteur.8. Ibid., pp. 23-25.

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« féerique improvisation »9. Il fait surgir pour ses auditeurs des « visions » du passé et lesentremêle à des descriptions de la beauté austère du désert et de la splendeur ruinée dela ville antique telle qu’elle se présente actuellement aux yeux du voyageur. Ces visionssont, dit-il, issues de rêves d’enfant, alimentés par les vieilles estampes qu’il contemplaitalors. Nul doute que, par cette image, Augé de Lassus ne se rêve en un autre Schliemann,car le motif de la vision d’enfance est devenu un classique avec Ilios 10. Dans la synthèsedes fouilles réalisées sur ce qu’il pensait être le site de l’ancienne Troie, Schliemann avaitinséré en effet un premier chapitre autobiographique. Il y faisait remonter sa vocationd’archéologue à la contemplation dans son enfance d’images représentant l’incendie deTroie. Il aurait alors rêvé de l’épisode et se serait réveillé avec l’intuition que la ville n’étaitpas légendaire, mais qu’il était possible d’en retrouver les vestiges. L’existence deSchliemann devenait ainsi, sous sa plume, la réalisation du « rêve de toute ma vie »11.Organisé à partir de cette vision prémonitoire, le récit conférait à une existence pleine depéripéties l’implacable direction d’un destin entraperçu dès l’enfance :

Si je présente mon autobiographie en tête de cet ouvrage, écrivait Schliemann, ce n’est point parun vain sentiment d’orgueil, mais par le désir de montrer comment l’œuvre de mon âge mûr a étéla conséquence naturelle des impressions reçues de ma première enfance…12

De telles évocations ajoutent au récit archéologique une clé de lecture intime, propreà compenser l’aridité des descriptions savantes et à séduire un plus large public. Ainsiaccompagnées de récits de rêve et d’enfance, la découverte de Troie et la vision dePalmyre prennent l’aspect de révélations tout à la fois scientifiques et personnelles.

Avec ses évocations du passé redevenu vivant et de l’enfance entremêlées, plus quetout autre sans doute le récit archéologique autorise à confondre l’espace et le temps. Ledéplacement spatial y est presque toujours présenté comme une plongée dans le passé,qu’il soit historique ou intime. Il est ainsi propice à la méditation sur le temps retrouvé.L’évocation de Palmyre par Augé de Lassus s’achève sur une telle méditation, sur le départdes voyageurs, sur la transformation du rêve en souvenir et sur la possibilité du resurgis-sement de la vision :

Ce qui fut devant nous sera derrière nous ; […] ce qui fut le rêve ne sera plus que le souvenir. […]mais quelque chose restera mal enseveli […] et comme cette pierre invisible dit les splendeurs

9. Lucien Augé de Lassus, « De Damas à Palmyre », Association française pour l’avancement des sciences,29 e session, Paris, 1900, Paris, au Bureau de l’Association, 1901, t. 1, pp. 27-44, p. 39.10. Heinrich Schliemann, Ilios, ville et pays des Troyens. Résultat des fouilles sur l’emplacement de Troie et desexplorations faites en Troade de 1871 à 1882, avec une autobiographie de l’auteur, Paris, Firmin-Didot, 1885(trad. française de l’édition anglaise, 1880) ; Henri Schliemann, « Ma vie », in Une vie d’archéologue, Paris,J.-C. Godefroy éditeur, 1982, p. 13-92.11. Ibid., p. 36.12. Ibid., p. 13.

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détruites, la moindre chose, la fuite d’un rêve, une ombre qui passe, un écho mystérieux, un rienme rendra, tout à coup en un mélange de joie et de tristesse, l’Orient, le désert de Palmyre.13

Par ailleurs, à partir d’une variation sur le thème du rêve, celle du rêve éveillé, le récitde voyage archéologique peut devenir réflexion sur la frontière incertaine entre chose vueet chose rêvée. Il en est ainsi dans la conférence d’Augé de Lassus :

Moi je veille, mais je rêve et je ne sais plus où s’arrête le mensonge, où commence la réalité.14

Il en va de même dans la nouvelle de Jensen, où lorsqu’il aperçoit pour la premièrefois Gradiva, le jeune Hanold ne dort pas, mais se trouve plongé dans « un état de rêveriemerveilleux, qui tenait à peu près le milieu entre la pleine conscience et pas de consciencedu tout »15. Avec le rêve, s’introduit donc dans le récit archéologique, comme dans denombreux autres récits de voyage, une réflexion complexe sur la réalité de la chose vue.

Les rapports entre rêve et réalité, l’évocation de l’enfance et de l’enseveli, l’idée d’uneaccélération du temps, sont autant de questions soulevées par l’évocation conjointe durêve et du voyage dans les récits archéologiques. Or, toutes ces questions sont porteusesd’implications théoriques, que discutent médecins et philosophes en d’autres lieux.Avant 1900 ce n’est pas à Freud, toutefois, que le voyageur archéologue érudit peutemprunter ses connaissances théoriques sur le rêve. Il tire son savoir d’autres sources, tell’ouvrage d’Alfred Maury Le Sommeil et les Rêves. Paru pour la première fois en 1861, cevolume fut très largement diffusé : il connut plusieurs éditions, dont en 1878 une versiondéfinitive, largement augmentée16. Il incita de nombreux contemporains à tenir uncarnet de rêves et suscita maints débats parmi les médecins, les érudits et les philosophes,discussions dont les colonnes de la Revue philosophique de la France et de l’étranger ou lespages de L’Interprétation du rêve de Freud portent le témoignage17.

Jensen lui-même, interrogé par le médecin viennois, faisait référence à l’existenced’un tel savoir sur le rêve. Refusant l’interprétation selon laquelle la précision des descrip-tions du délire chez son personnage se serait nourrie de son expérience intime, Jensenrépondait que la nouvelle était de part en part une fantaisie18. La pertinence des descrip-

13. Lucien Augé de Lassus, « De Damas à Palmyre », loc. cit., p. 43.14. Ibid., p. 40.15. Wilhem Jensen, Gradiva, op. cit., p. 68.16. Alfred Maury, Le Sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’yrattachent, suivies de Recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence dans leur rapport avec lephénomène du sommeil, Paris, Didier, 4e édition, 1878 (1861) ; cf. Jacqueline Carroy, « Alfred Maury, lesrêves et “l’intelligence en deshabillé” », in Christiane Chauviré (dir.), Le Rêve entre science et philosophie,Paris, PUPS, sous presse.17. Victor Egger, « La durée apparente du rêve », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 40, juill.-déc. 1895, pp. 41-59, résume en partie ces débats ; cf. Sigmund Freud, La Science des rêves, op. cit., p. 9sq.18. Wilhelm Jensen, Gradiva, op. cit., lettre à Freud, du 25 mai 1907, p. 255.

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tions psychologiques devait beaucoup à l’intuition poétique, même si, secondairement,« les études de médecine que j’ai faites autrefois ont pu jouer un certain rôle »19.L’écrivain allemand avait en effet entrepris des études médicales à Iéna et à Breslau dansles années 1850 avant d’engager une prolifique carrière d’écrivain. Par cette remarqueanodine, Jensen renvoyait ainsi une part de son savoir sur le rêve et sur l’illusion – termequ’il emploie là où Freud parle de délire – aux débats scientifiques dont il avait euconnaissance dans sa jeunesse.

Savoirs sur le rêve et récits de voyage

De même que le voyageur du XIXe siècle n’est pas celui du siècle suivant, de mêmel’homme qui rêve alors, à tout le moins l’homme cultivé, n’est pas le rêveur contempo-rain. Il est traversé d’inquiétudes intimes et d’interrogations philosophiques spécifiquesque l’ouvrage de Maury formule de manière exemplaire. Dans une large seconde moitiédu siècle en effet, les hallucinations et le rêve firent couler beaucoup d’encre chez lesmédecins aliénistes et chez les philosophes qui se préoccupaient de psychologie. Auregard de ces débats, l’analogie du rêve et du voyage prend un sens plus précis.

Si son nom a été presque oublié de nos jours, Maury fut un acteur important de lavie intellectuelle du Second Empire20. Auteur de nombreux ouvrages portant sur l’his-toire des croyances et des religions21, il fit carrière d’érudit, devenant membre del’Académie des inscriptions et belles lettres, professeur au Collège de France et conserva-teur en chef de la Bibliothèque impériale puis, sous la Troisième République, desArchives nationales. Bien introduit dans le cercle impérial, il fut chargé du rapport àl’empereur sur l’archéologie en 186722. Il partageait ainsi avec les auteurs de récits devoyage archéologique, une culture, des compétences et des lieux de sociabilité savante.Véritable mine de références érudites et précieux allié pour ceux qui recherchaient l’appuiimpérial afin d’obtenir subvention ou position, Maury fréquentait les salons les plusprestigieux. Il fut l’ami de savants et d’écrivains célèbres, Ernest Renan et GustaveFlaubert pour ne citer que deux auteurs de récits de voyage. Ayant commencé sa méde-cine avant de changer d’orientation savante, Maury fréquentait aussi les médecins alié-nistes. Il fut l’un des membres de la Société médico-psychologique qui les réunissait et

19. Ibid., lettre à Freud du 13 mai 1907, p. 254.20. Jacqueline Carroy (dir.), Les Sciences de l’homme au milieu du XIXe siècle. Alfred Maury, érudit et rêveur,Rennes, PUR, à paraître ; Frank P. Bowman, « Du romantisme au positivisme : Alfred Maury »,Romantisme, n° 21-22, 1978, pp. 35-43 ; Ian Dowbiggin, « Alfred Maury and the Politics of theUnconscious in Nineteenth-Century France », History of Psychiatry, n° 1, 1990, pp. 255-287.21. Par exemple, Alfred Maury, La Magie et l’astrologie dans l’antiquité et moyen âge, Paris, Didier, 1860.22. Alfred Maury, Recueil des rapports sur les progrès des lettres et des sciences en France. Exposé des progrès del’archéologie, Paris, Imprimerie impériale, 1867.

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publia plusieurs articles dans les Annales médico-psychologiques 23. De ses travaux portantprincipalement sur les hallucinations et sur le rêve, Le Sommeil et les rêves fait la synthèse.

Se présentant comme un traité de psychologie, l’ouvrage s’intègre dans le champ dela nouvelle « psychologie expérimentale »24 que prônaient les médecins et les philosophesqui s’efforçaient alors de ne pas laisser le monopole de l’étude des mécanismes de l’espritaux seuls philosophes spiritualistes. À partir d’observations sur lui-même, Maury ypropose « une véritable théorie du rêve »25 et, par-delà, un savoir plus général sur le fonc-tionnement normal de l’esprit humain. Il développe la thèse d’une influence réciproquedu corps et de l’esprit. Dans le sommeil ou le demi-sommeil, l’esprit gagne en auto-nomie ; coupé des informations que lui fournissent habituellement les sens, il fonctionnepar automatisme. Certaines facultés, notamment la raison, s’affaiblissent, tandis qued’autres, telle la mémoire, s’hypertrophient. L’empire de la raison aboli, sous l’emprise dufonctionnement automatique de certaines de ses facultés, l’esprit du rêveur, défendMaury, fonctionne très différemment de celui de l’homme éveillé26. Dans le rêve, cedernier découvre des pans de lui-même inconnus dans l’état de conscience, et la person-nalité qui se dessine en rêve est en large part étrangère à celle de l’homme éveillé. La vieéveillée et la vie en rêve sont ainsi décrites comme deux vies parallèles, et le rêveur expé-rimente chaque nuit ce dédoublement de personnalité dont les travaux contemporainsd’Eugène Azam révèlent l’existence chez certains malades mentaux27. Le lecteur deMaury est ainsi amené à constater que l’individu ne peut se définir en référence à l’unitéd’un moi transcendantal, lié à une conscience ou à une âme d’origine divine, mais qu’ilse caractérise par la multiplicité des « moi » qui surgissent lorsque la raison perd de sonemprise. Ainsi formulée, la thèse de Maury entre en résonance avec de nombreux travauxcontemporains portant sur la maladie mentale ou sur l’effet des narcotiques. Lui-mêmecompare le sommeil à ces divers états d’aliénation mentale et cite en point de compa-raison les études de Jacques-Joseph Moreau sur le haschich28.

Dans l’édition de 1878, Alfred Maury cite aussi De l’intelligence d’Hippolyte Taine,traité entièrement consacré à la contestation de l’unité du moi des philosophes spiritua-

23. Par exemple, Alfred Maury, « De l’hallucination envisagée du point de vue philosophique et histo-rique », Annales médico-psychologiques, 1ère série, t. 5, 1845, pp. 316-338 ; « Nouvelles observations sur lesanalogies des phénomènes du rêve et de l’aliénation mentale », Annales médico-psychologiques, 2e série, t. 1,1853, pp. 404-421.24. Ibid., p. 1.25. Alfred Maury, Le Sommeil et les Rêves, op. cit., p. i.26. Ibid., p. 26.27. Ibid., pp. 237-238 ; E. Azam publie ses premières conclusions sur le cas d’une patiente nommée Félidaen 1876, cf. Jacqueline Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie. L’invention de sujets, Paris, PUF, 1991,pp. 103-109.28. Alfred Maury, « Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du rêve et de l’aliénationmentale », loc. cit., p. 404 ; Jacques-Joseph Moreau, Du Hachisch et de l’aliénation mentale, études psycholo-giques, Paris, Fortin, Masson et Cie, 1845.

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listes, qui symétriquement fait abondamment référence au Sommeil et les Rêves. Dans cetouvrage, dans une note consacrée à « La formation de l’idée du moi », figure une formulequi frappa les contemporains, Rimbaud en tête29. Taine y défend la dépendance de l’idéedu moi aux sensations : « lorsque subitement ces sensations deviennent autres » écrit-il,comme par exemple dans certaines maladies ou dans le sommeil, le moi « devientautre »30.

Pour des archéologues érudits qui avaient lu ou entendu Maury, Taine et leurscollègues débattre de ces questions31, citer le rêve dans un récit de voyage revenait assu-rément à faire écho de ces interrogations sur le moi qui accompagnent, au XIXe siècle, unenouvelle perception de l’intime. L’analogie du rêve et du voyage prend ainsi une profon-deur que le lecteur du XXIe siècle pourrait aisément ne pas percevoir. Au XIXe siècle, levoyage pourrait bien avoir été vécu comme une expérience parmi d’autres de cette« pluralité foncière du moi » – ainsi que le formule Taine – qui fascine et qui inquiètephilosophes, aliénistes, érudits et hommes de lettres32.

Le voyageur curieux se trouvait fréquemment en terrain familier dans cette littératuresavante sur le rêve, puisqu’elle incluait d’innombrables récits de voyage. Dans l’ouvragede Maury par exemple, ceux-ci constituent comme un leitmotiv. Rêveur fécond, ausommeil facile, Maury rêve très souvent en diligence33. Circonstance favorable, le voyageinspire par ailleurs le contenu de très nombreux rêves : il est des périodes, écrit Maury,où plutôt que de personnes, il rêve de paysages. Devant ses yeux fermés, se dessinent alorsdes scènes qui sont parfois les produits de son imagination, mais souvent la représenta-tion de lieux qu’il a autrefois visités34. Voyageur immobile, le rêveur voit ainsi se déroulerdevant lui la suite des « clichés » – au sens photographique du terme – qui construisentson rêve. Selon Maury la vue joue le premier rôle dans la création des hallucinations durêve35 ; elle leur confère ce caractère pittoresque au sens fort du terme36. Aussi la descrip-tion des rêves peut-elle emprunter parfois son vocabulaire au voyageur. Il en est ainsi chez

29. Alfred Maury, Le Sommeil et les Rêves, op. cit., p. 43 ; cf., Bernard-Paul Robert, « Rimbaud lecteur deBrierre de Boismont et de Taine ? », La Revue des lettres modernes, 1980, pp. 87-94.30. Hippolyte Taine, De l’intelligence, Paris, Hachette, 4e édition, 1883 (1870), t. 2, p. 474 ; cf. HilaryNias, The Artificial Self. The Psychology of Hippolyte Taine, Oxford, Legenda, 1999.31. La bibliographie que donne Freud en 1900 dans L’Interprétation du rêve suffit à démontrer l’abondancedes publications suscitées par ce débat. Cf. Sigmund Freud, La Science des rêves, op. cit., pp. 507-514.32. Hippolyte Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 16 ; sur l’attrait du thème autant pour les médecins quepour les auteurs de fiction, cf. Jacqueline Carroy, Les Personnalités doubles et multiples. Entre science etfiction, Paris, PUF, 1993.33. Alfred Maury, Le Sommeil et les Rêves, op. cit., p. 95, par exemple.34. Ibid., p. 87.35. Ibid., pp. 74-75.36. Alfred Maury évoque ainsi les « hallucinations pittoresque » qui caractérisent les rêves de voyage, ibid.,p. 87.

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Maury qui utilise abondamment la métaphore photographique, mais aussi, quelquesdécennies plus tard, chez le philosophe Victor Egger, qui décrit le rêve comme une sériede « tableaux » se succédant sans transition. Il s’attarde ainsi tout particulièrement sur les« rêves de voyage », dont il cite de nombreux exemples, empruntés à ses propres obser-vations et à celles d’autrui37. Ainsi de même que le rêve traverse le récit de voyage, levoyage comme en miroir traverse le récit de rêve. Sur ce point, L’Interprétation du rêve deFreud, qui consacre par exemple plusieurs pages à des rêves de voyage à Rome, ne fait pasexception38.

Mais, plus profondément, chacun des thèmes qui naissent avec l’analogie du voyageet du rêve fait l’objet dans la littérature savante de longs développements. Il en est toutparticulièrement ainsi de la question du temps dans le rêve. Déjà évoquée antérieure-ment39, la question prend l’aspect d’une véritable controverse avec le récit du plus célèbrerêve de Maury. Celui-ci est présenté aux lecteurs pour la première fois dans les Annalesmédico-psychologiques de 1853. Encore enfant, et légèrement souffrant, Maury rêve de laTerreur, assiste à des scènes de massacre, comparaît devant le tribunal révolutionnaire, estcondamné à mort et est conduit, au milieu d’une foule immense, sur la place de laRévolution. Il monte sur l’échafaud, il sent le couperet de la guillotine tomber et sa têtese séparer de son corps. C’est alors qu’il s’éveille, en proie à une vive angoisse, et trouvesur son cou la flèche de son lit qui s’est détachée. Sa mère veillant à son chevet luiconfirme qu’il ne s’est passé qu’un instant entre cette chute et son réveil. Maury y voit lapreuve d’une rapidité de la pensée dans le rêve qui serait sans commune mesure avec cellede la pensée en état de veille40. Le scénario complexe du rêve s’est déroulé, pense-t-il,durant l’infime espace de temps qui a séparé la chute du ciel de lit de son réveil. Mauryfait ainsi du rêve de la guillotine une démonstration de la différence du fonctionnementde l’esprit dans le sommeil et dans la veille41. Celui-ci frappera de nombreux contempo-rains. En 1894, le romancier Jacques Le Lorrain peut ainsi affirmer l’avoir vu reproduitau moins une douzaine de fois42 et Freud, en 1900, signaler que ce rêve « est parvenu àune grande célébrité »43.

Derrière « une des énigmes les plus intéressantes du rêve » que Freud – prolongeantune controverse des années 1894-1895 dans la Revue philosophique – prétend à son tourrésoudre44, se cache de fait un double questionnement. Le premier interroge les capacités

37. Victor Egger, « La durée apparente des rêves », loc. cit., pp. 52-54.38. Sigmund Freud, La Science des rêves, op. cit., pp. 147-150.39. Antoine Charma, Du sommeil, Paris, Hachette, 1851, pp. 46-48, par exemple.40. Alfred Maury, « Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du rêve et de l’aliénationmentale », loc. cit., p. 418.41. Alfred Maury, Le Sommeil et les Rêves, op. cit., p. 161.42. Jacques Le Lorrain, « De la durée du temps dans le rêve », Revue philosophique de la France et del’étranger, 38, juill.-déc. 1894, p. 275.43. Sigmund Freud, La Science des rêves, op. cit., p. 20.44. Ibid., pp. 369-370.

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extraordinaires de l’esprit humain, qui dans le rêve fonctionnerait avec une rapiditéjamais observée dans l’état de veille. Le second porte sur la différence entre le tempsressenti et le temps mesuré. Alors même que Bergson en formule philosophiquement ladistinction45, Victor Egger et le philosophe des mathématiques Paul Tannery tententd’aborder la question à partir du rêve. Dans la Revue philosophique de 1894, le secondprésente le processus expérimental qui l’amène à conclure à l’impossibilité d’évaluerobjectivement le temps dans le rêve. Des rêves qui semblent d’une durée considérablen’exigent en réalité que quelques instants, défend-il, après avoir minuté de brèves plagesde sommeil46. L’expérience du temps dans le rêve est ainsi renvoyée irrévocablement à lasubjectivité. Victor Egger quant à lui développe une argumentation autour de la distinc-tion entre temps du récit et temps du rêve. Le rêve est, défend-il, constitué dans laplupart des cas de tableaux se succédant sans transition. Au réveil, celui qui s’efforce dele noter ou de le raconter se voit contraint de restituer des transitions inexistantes. Il enest particulièrement ainsi des rêves de voyage, où se superposent les images de lieuxparfois très éloignés. Le récit de tels rêves restitue inévitablement le temps qui aurait éténécessaire pour se rendre d’un endroit à un autre, conférant ainsi au rêve une durée qu’iln’a pas eue47. Replacée sur la toile de fond de ce débat, la formule « le voyage a passécomme dans un rêve », si fréquente chez les voyageurs du XIXe siècle, prend un sens quesa trivialité apparente pourrait aisément masquer. L’expérience de la durée dans le voyage,associée à celle du rêve, renvoie à une réflexion sur la plasticité du temps, qu’elle soitperçue comme un des signes de la diversité des modes de fonctionnement de l’esprit etde la pluralité des moi qu’il commande, ou comme une démonstration de l’irréductibledifférence entre expérience vécue et réalité objectivable.

De même manière, les interrogations sur la réalité de la chose vue que soulève parfoisl’introduction du thème du rêve dans le récit de voyage archéologique entrent en échoavec un vaste débat sur le rapport du rêve au réel et, par-delà, sur les relations entre sensa-tion et perception vraie. Ce débat porte tout particulièrement sur l’influence du mondequi entoure le rêveur sur le contenu de son rêve. Telle parole, telle sensation venues del’extérieur peuvent-elles influer sur le cours du rêve, voire en déterminer le contenu ?Dans Le Sommeil et les Rêves, Maury explore cette hypothèse et consigne une série d’ob-servations méthodiquement menées à l’aide d’un tiers, exposant le dormeur à des sons,à des odeurs et à des sensations tactiles48. À ses yeux, ces expériences démontrent que lerêve a souvent pour origine une sensation venue de l’extérieur. Soumis à l’automatismede l’esprit, le rêveur de Maury n’est donc pas totalement isolé du monde. D’autres toute-fois défendent une thèse opposée. Il en est ainsi de l’auteur qui signe L.D. (Louis Dugas)

45. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Félix Alcan, 1889.46. Paul Tannery, « Sur l’activité de l’esprit dans le rêve », Revue philosophique de la France et de l’étranger,n° 38, 1894, pp. 630-633.47. Victor Egger, « La durée apparente des rêves », loc. cit.48. Alfred Maury, Le Sommeil et les Rêves, op. cit., pp. 154-157.

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une note sur « Le rêve » dans La Revue philosophique de 1895. Après avoir cité Maury etdonné en exemple l’un de ses propres rêves, il conclut que « le rêve est indépendant dela sensation ». Si le premier peut intégrer la seconde dans son scénario, ce scénario toute-fois n’est jamais dicté par une sensation externe49. Plus largement, ces interrogationsprennent place dans un débat sur la nature des hallucinations qui s’est développé surtoutà partir des années 1840. Maury pense qu’une connaissance plus précise du rêvepermettra de mieux saisir le mécanisme des hallucinations50. Taine pour sa part défendla thèse radicale d’une identité de nature entre hallucination et perception vraie. Toutesdeux sont des images produites par les sensations. Mais tandis que la première est leproduit d’une perturbation des sens que peuvent faire naître le sommeil, l’usage denarcotiques ou la maladie mentale, la seconde voit sa vérité garantie par la confirmationqu’elle reçoit de l’exercice normal de ces mêmes sens. Définissant ainsi la connaissancecomme une « hallucination vraie », Taine ne cesse de souligner la fragilité de la frontièreentre normalité et folie51.

La même incertitude sans doute s’étend aux choses vues et à leurs descriptions, dèslors que le voyageur entremêle le thème du rêve à son récit de voyage. Le débat sur larelation du rêve à la sensation externe vient alors redoubler l’interrogation classique surla fiabilité du témoignage du voyageur. Mais, plus profondément, avec l’introduction durêve, le voyage peut prendre figure d’une expérience de l’incertitude du monde perçu, dela frontière fragile entre perception vraie et illusion, questions qui sont alors au cœurd’interrogations philosophiques et psychologiques sur le moi.

D’identique manière le surgissement du passé dans le présent que fait naître le thèmedu rêve dans le récit de voyage trouve des formulations plus savantes dans la littératuremédicale et philosophique. Expérience de vies multiples, le rêve selon Maury fait resurgirl’enfance dans la vie d’adulte. À un premier niveau, de nombreux rêves font renaître desscènes d’enfance, s’accompagnant parfois de détails oubliés, noms de lieux ou de person-nages retrouvés en dormant alors que le souvenir conscient en est égaré. L’un de ces rêvesmet en scène la visite de Maury dans un village des bords de Marne où il avait passé sonenfance. Il y rencontre le gardien du port qu’il reconnaît, mais dont le nom lui échappe.Celui-ci lui dit alors, dans le rêve, s’appeler C… Après vérification auprès d’une vieilledomestique, il s’avère que ce nom est exact. Le rêve a donc fait surgir un savoir oublié,lié à l’enfance52. Il fait aussi renaître les êtres chers trop tôt disparus, puisque le villageque Maury visite en rêve est lié au souvenir de son père qui y avait construit un pont.Ainsi qu’il le confesse, maints rêves de Maury sont ainsi hantés des fantômes familiers de

49. L. D., « Le rêve », La Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 40, juill.-déc. 1895, pp. 59-72.50. Alfred Maury, « De l’hallucination… », in Le Sommeil et les Rêves, op. cit., chapitre 5 « Des analogiesde l’hallucination et du rêve avec l’affaiblissement pathologique de l’intelligence », pp. 103-123.51. Hippolyte Taine, De l’intelligence, op. cit.52. Alfred Maury, Le Sommeil et les Rêves, op. cit., pp. 92-93.

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son père et de son frère, tôt décédés53. De tels rêves d’enfance, marqués du resurgisse-ment des fantômes et de l’oublié, fournissent matière à d’amples développements sur lefonctionnement de la mémoire dans le rêve. Fonctionnant par automatisme dans le rêve,elle acquiert une puissance multipliée chez l’homme endormi et fait émerger des souve-nirs « latents » ou « inscients »54. Autant que l’accélération de la pensée dans le rêve, cette« hypermnésie du rêve »55, suscita débats et controverses. Elle renvoyait à l’idée inquié-tante et nouvelle d’une mémoire qui pour partie échappe à la conscience, et trouva deséchos jusque dans les pages de L’Interprétation du rêve, où Freud reformula radicalementla thématique. De même que le voyageur archéologue met au jour les vestiges de monu-ments oubliés, de même le rêveur exhume des fragments de son passé parfois si profon-dément enfouis dans sa mémoire qu’il en avait perdu le souvenir…

Mais l’enfance resurgit sur d’autres modes dans les rêves de Maury. Ainsi qu’il le déve-loppe, le rêve ne fait pas seulement accéder le rêveur à une vie seconde, où la vitesse dela pensée et la puissance de la mémoire sont démultipliées et où les traces oubliées revien-nent à la conscience ; il est aussi une rétrogradation de l’esprit vers un état inférieur dedéveloppement et de cohérence. Le rêveur, écrit Maury, est ramené chaque nuit à « l’au-tomatisme par lequel l’homme commence et par lequel il finit »56. Dégagé du règne dela raison, son esprit se soumet aux caprices d’une mémoire qui fait surgir sans cohérenceles images qu’elle a stockées. Le rêveur est alors ravalé « au niveau de l’enfant qui vagitou du vieillard qui radote »57. Fréquemment, il est comme rendu aux « craintes évidem-ment superstitieuses » de l’enfance58. Fin connaisseur de l’histoire des religions et obser-vateur inquiet du regain des superstitions en un siècle qu’il pense marqué par les progrèsde la raison positive, Maury entretient avec les superstitions enfantines et l’éducation reli-gieuse qu’il a reçue d’une famille catholique pratiquante une relation qui relève à la foisdu désir d’émancipation et de la résignation. Il se présente, en homme éveillé, commeincroyant ; mais en rêveur, la religion resurgit chez lui comme elle surgit encore dans lesiècle, sous des formes aussi variées que le millénarisme américain, le magnétisme animalou les utopies socialistes de 1848 et de 187159. Dans Le Sommeil et les Rêves, denombreux rêves portent sur des thèmes religieux, où Maury apparaît comme un croyantqui adhère aux superstitions chrétiennes, telle la résurrection60. Parfois même le rêve met

53. Ibid., p. 86sq.54. Ibid., p. 151 ; note D « Du rappel des souvenirs en songe ».55. Cf. Sigmund Freud, La Science des rêves, op. cit., p. 9.56. Alfred Maury, Le Sommeil et les rêves, op. cit., p. 112.57. Ibid., p. 4.58. Ibid., p. 115.59. Alfred Maury, « Sectes religieuses au XIXe siècle. Les Irvingiens et les Saints du Dernier Jour », La Revuedes deux mondes, 1853, juill.-sept., pp. 961-995 ; « Le somnambulisme naturel et l’hypnotisme », La Revuedes deux mondes, 1860, janv.-fév., pp. 689-710 ; « Le socialisme au XVIe siècle », La Revue des deux mondes,1872, juill.-août, pp. 354-397.60. Alfred Maury, Le Sommeil et les Rêves, op. cit., p. 166.

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en scène la contradiction des deux personnalités du rêveur superstitieux et de l’hommeéveillé rationnel, par exemple lorsque le moi incroyant débat en rêve avec le moi ducroyant enfantin sur le thème de l’immortalité de l’âme61.

Ainsi le rêve a-t-il à voir avec l’enfance, ce que, plus tard, Freud à son tour affirmeradans un autre cadre théorique. Il est un lieu étrange où le passé resurgit dans le présent etoù parfois même le moi présent peut dialoguer avec un autre moi revenu du passé. Dansun appendice où il renvoie explicitement aux travaux de son ami Ernest Renan, Mauryajoute une dernière dimension à la rencontre du rêve et de l’enfance. En effet, l’enfancequi resurgit dans le rêve n’est pas seulement celle de l’individu : la superstition irration-nelle, la plus grande dépendance aux sensations et aux instincts sont aussi la marque duprimitif. Revenu à l’état d’enfance, le rêveur revient aussi à l’aube de l’humanité62.

De même manière, le voyage archéologique peut-être vécu comme un retour dans letemps du passé de l’humanité auquel s’entremêle, avec le thème du rêve, le retour dansle temps de l’enfance ou de la jeunesse. Nul sans doute plus que Renan n’a, au XIXe siècle,articulé le motif du déplacement géographique à celui d’un voyage dans le temps de l’his-toire humaine et de l’histoire intime. Renan retient en effet de ses lectures naturalistes,l’idée de la récapitulation. Cette loi pose que l’individu récapitule dans son développe-ment embryonnaire la série de complexité croissante des êtres de la création. Il en vaidentiquement de l’esprit humain :

Chaque individu parcourant à son tour la ligne qu’a suivie l’humanité tout entière, la série desdéveloppements de l’esprit humain dans son ensemble répond d’une manière générale au progrèsde la raison individuelle.

De même les espèces actuelles les moins complexes peuvent être lues comme desstades incarnés de l’embryogenèse des êtres les plus développés de l’échelle. Aux yeux deRenan, la loi vaut aussi pour les peuples actuels de la terre qui illustrent dans le présentles stades passés du développement historique de l’humanité la plus civilisée :

En effet, si l’état primitif de l’humanité a disparu sans laisser de traces, les phénomènes qui lecaractérisaient ont encore chez nous leurs analogues. […] la marche de l’humanité n’est pas simul-tanée dans toutes ses parties : tandis que par les races nobles elle s’élève à de sublimes hauteurs, parles races inférieures elle se traîne encore dans les humbles régions qui furent son berceau. Telle estl’inégalité de son mouvement que l’on peut, à chaque moment, retrouver dans les différentescontrées habitées par l’homme les âges divers que nous voyons échelonnés dans son histoire63.

61. Ibid., pp. 141-142.62. « Du sommeil dans ses rapports avec le développement de l’instinct et de l’intelligence », ibid., pp. 375-424.63. Ernest Renan, De l’Origine du langage, op. cit., pp. 37-38 ; cf. Nathalie Richard, « Analogies natura-listes : Taine et Renan », Espaces Temps, n° 84-86, 2004, pp. 76-90.

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Selon cette conception, le trajet dans l’espace devient presque nécessairement undéplacement dans le temps. Et tout autant que dans le passé historique, il est un voyagedans le temps de l’histoire intime, puisque l’individu récapitule aussi l’histoire de l’hu-manité. Dès son premier voyage en Italie, en 1849, Renan utilise la récapitulationcomme grille de lecture. Dans le Midi de la France, alors que les monuments romains deNîmes font renaître l’antiquité sous ses yeux, il découvre le lieu de « la jeunesse éter-nelle »64. Le voyage vers le Sud devient ainsi une plongée dans la jeunesse de l’humanité.Devenu un vieil homme, en 1872, cette jeunesse est désormais aussi la sienne. C’est avecimpatience, avoue-t-il à ses lecteurs, qu’il attend de retrouver le Sud, cette « source de vieet de jeunesse ». Il y reverra en effet des terres qu’il avait visitées autrefois, lors d’unvoyage réalisé avec sa sœur en 1853. Le voyage en Sicile, organisé dans le cadre très savantdu Congrès de la science italienne à Palerme, est donc aussi une plongée dans un tempsintime où l’auteur n’était pas encore celui que la « vieillesse déprime »65, et dans lesouvenir des êtres disparus, puisque la Sicile évoque pour Renan la figure d’Henriette,son compagnon de voyage en 1853, morte au Moyen-Orient en 1861, lors d’un autrevoyage fait ensemble vers le Sud. Ainsi, de même que les rêves d’Alfred Maury sonthantés des fantômes familiers de son père et de son frère, de même les voyages de Renansont traversés du souvenir de sa sœur, à laquelle il écrivait en décembre 1849 : « Je n’aijamais autant rêvé de toi qu’en Italie »66, et dont la mort prématurée au Liban fut untraumatisme.

Dans l’entrelacs des thèmes du rêve et du périple archéologique, et dans des textes quipourtant ne sont pas de fiction, surgissent ainsi les fantômes de morts et d’enfantsdéfunts. Le récit de voyage archéologique trouve dans l’évocation du rêve un biais pourmanifester explicitement que le déplacement a à voir avec la mémoire et le passé, qu’il estun temps où s’expérimente l’oubli et le resurgissement des souvenirs enfouis, monumentsensevelis sous les sables du désert et traces de l’enfance intimement mêlés. Ce faisant, lalittérature archéologique participe de larges interrogations sur la mémoire, sur l’automa-tisme de l’esprit et sur l’inconscient qui sont autant de composantes des débats sur lemoi.

Dans cette perspective, rien d’étonnant à ce que Freud ait été intéressé par la figurede l’archéologue. Alors même qu’il se consacrait presque exclusivement à la question desrêves, il se procura un exemplaire d’Ilios et fut tout particulièrement frappé par le récitd’enfance qui l’introduisait67. En retour, le récit de découverte archéologique prit sous saplume le statut d’une métaphore – de son propre aveu imparfaite, mais récurrente – del’enquête psychanalytique. En 1896, pour ne donner qu’un exemple précoce, les

64. Ernest Renan, Lettres de famille, Œuvres complètes, op. cit., t. IX, pp. 1220, 1223 et 1226.65. Ernest Renan, « Vingt jours en Sicile », loc. cit., p. 374.66. Ernest Renan, Lettres de famille, op. cit., p. 1241.67. Sigmund Freud, lettre du 28 mai 1899, in La Naissance de la psychanalyse. Lettres à Wilhelm Fliess, Paris,PUF, 1956, p. 250.

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premières pages de « Sur l’étiologie de l’hystérie » évoquaient, en forme de « parabole »,la figure d’un « chercheur en voyage [arrivant] dans une région peu connue dans laquelleun champ de ruines […] éveillerait son intérêt », un voyageur archéologue auquel Freudse comparait68.

Si le voyageur du XIXe siècle est condamné par les progrès de l’exploration géogra-phique et la multiplication des récits de voyage, à ne jamais parcourir que des espaces qued’autres avant lui ont explorés et qu’il connaît déjà par ses lectures, peut-être lui reste-t-il toutefois des territoires inconnus à découvrir. L’analyse croisée de la littérature savantesur le rêve et des récits de voyage restitue pour une part ces territoires, qui sans doute ontdisparu lorsque les pratiques du voyage et les conceptions du moi se sont modifiées, dèsle début du XXe siècle pour ces dernières.

Il faudrait, certes, nuancer ce propos, en rappelant que pour le voyageur archéologueil reste des lieux inexplorés, tels les sites moyen-orientaux et les grottes préhistoriques, oùl’expérience première est encore celle de la découverte, ainsi que Schliemann en incarnel’archétype. Pour ceux toutefois qui mettent leurs pas dans les pas d’autres voyageurs, levoyage est peut-être l’occasion d’une autre découverte, celle d’obscurs territoires intimesoù s’expérimente la multiplicité des moi et la fragilité de la raison. Tel le mangeur dehaschich ou le « fou », et plus encore tel le rêveur auquel il s’identifie si fréquemment, cevoyageur part en quête d’un autre qui n’est peut-être pas tant le sauvage ou l’Orientalexotique qu’un autre lui-même, figure de l’altérité autrement inquiétante en un siècle quitout à la fois se pense comme caractérisé par les progrès de la raison positive et théoriseet expérimente la proximité de la folie et de la raison. ■

68. Sigmund Freud, « Sur l’étiologie de l’hystérie » (1896), in Œuvres complètes. Psychanalyse, 1894-1899,Paris, PUF, 1989, vol. 3, p. 150.

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